Monsieur Botte (Ferdinand DE VILLENEUVE - Charles DUPEUTY)

Comédie-vaudeville en trois actes, tirée du roman de Pigault-Lebrun.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 15 novembre 1827.

 

Personnages

 

MONSIEUR BOTTE, ancien négociant armateur

MONSIEUR HOREAU, son ami

CHARLES, neveu de monsieur Botte

MONSIEUR D’ARANCEY, ancien propriétaire

LE PÈRE EDMOND, ancien militaire, fermier de Monsieur d’Arancey

GEORGES, fils d’Edmond

D’ÉGLIGNY, parent de Monsieur d’Arancey

ERNESTINE, fille de Monsieur d’Arancey

JEAN-LOUIS, jardinier de monsieur Botte

MADAME JEAN-LOUIS, sa femme

UN DOMESTIQUE parlant

DOMESTIQUES

VILLAGEOIS

VILLAGEOISES

 

Au premier acte, la scène se passe à Brunoy, dans le château de monsieur Botte ; Au second acte, à la ferme de d’Arancey ; Au troisième acte, à Paris, dans un hôtel habité par Monsieur d’Arancey.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente l’entrée du parc ; on voit à droite un petit mur à hauteur d’appui ; un pavillon est à gauche avec un balcon. Sur les balustrades qui conduisent au pavillon sont deux vases de fleurs.

 

 

Scène première

 

MADAME JEAN-LOUIS, GEORGES

 

On entend un coup de fouet en dehors.

GEORGES, sonnant à la grille.

Eh ! madame Jean-Louis !

MADAME JEAN-LOUIS, arrivant sur le théâtre.

On y va !... Ah ! c’est vous, monsieur Georges ? Par quel hasard venez-vous donc ici aujourd’hui ?

GEORGES.

J’apporte un millier de fourrage que m’avait fait demander monsieur Botte, le propriétaire de ce château.

MADAME JEAN-LOUIS.

Ah ! oui, not’ grondeur de bourgeois.

GEORGES.

Il est donc toujours le même ?

MADAME JEAN-LOUIS.

Pis que jamais ; il fait trembler tout l’monde, jusqu’à son neveu. Enfin, croiriez-vous qu’il a consigné ce pauvre jeune homme dans le pavillon depuis huit jours... Quel homme ! quel homme que ce monsieur Botte !

Air : Vaudeville de Turenne.

Depuis l’commenc’ment de l’année
Jusqu’à Noël on le voit grondant ;
Il gronde tout’ la matinée,
Le jour, le soir, même en dormant,
J’somm’ b’en sûr’ qu’il gronde en rêvant ;
Enfin, dans son humeur extrême
Qui le porte à tout gourmander,
S’il n’avait personne à gronder,
Je crois qu’il se grond’rait lui-même.

GEORGES.

Ah ! bah ! bah ! Mais dites-moi, y a-t-il quelqu’un là ? c’est que je suis pressé ; vous savez que c’est aujourd’hui la fête au village d’Arancey ; serez-vous des nôtres ?

MADAME JEAN-LOUIS.

Si je peux, je n’y manquerai pas ; c’est si gentil de danser ! Quand j’étais fille, je dansais pour trouver un mari, et à présent, je danse pour me consoler d’en avoir un.

GEORGES.

C’est pas l’embarras, faut bien se distraire quand on n’est pas riche et qu’on a, comme vous, un mari un peu ivrogne, et quatre enfants sur les bras.

MADAME JEAN-LOUIS.

C’est vrai que c’est un peu lourd. Mais, à propos de mariage, est-ce que vous n’avez pas quelque amourette, vous, la fine fleur des garçons du pays ?

GEORGES, tristement.

Moi ?... Non, madame Jean-Louis.

MADAME JEAN-LOUIS.

Pourtant, vous êtes le fils d’un gros fermier, qui vous a dernièrement racheté de la réquisition, et si vous vouliez... Chargez-moi de vous trouver une femme, ça ne sera pas long.

GEORGES, tristement.

Je vous remercie, madame Jean-Louis, je ne me marierai jamais.

MADAME JEAN-LOUIS, à part.

C’ pauvre Georges !... c’est drôle comme il soupire chaque fois qu’on lui parle de ça.

GEORGES.

Mais voilà le neveu de votre bourgeois ; devant lui, j’aime autant causer d’autre chose.

 

 

Scène II

 

MADAME JEAN-LOUIS, GEORGES, CHARLES

 

CHARLES, sortant du pavillon.

Madame Jean-Louis, votre mari est-il de retour ?

MADAME JEAN-LOUIS.

Est-ce que vous l’avez encore envoyé quelque part, monsieur Charles ?

GEORGES.

Je l’ai vu ce matin à la ferme d’Arancey.

CHARLES.

Ah ! c’est vous, Georges ?

MADAME JEAN-LOUIS.

Diable d’homme ! je suis sûre qu’il se sera encore arrêté dans quelque cabaret. Si monsieur Botte savait ça, c’est pour le coup qu’il le renverrait ! il lui en a déjà assez passé.

CHARLES, à Georges.

Y a-t-il du nouveau chez vous ? Comment se porte votre père, le respectable Edmond ?

GEORGES, froidement.

Bien, monsieur, merci.

CHARLES.

Et la moisson va-t-elle bien ? les réparations du château d’Arancey sont-elles terminées ?

GEORGES.

Terminées ? oui, monsieur.

CHARLES.

Et... mademoiselle... Ernestine ?

GEORGES.

Notre demoiselle ?... mademoiselle d’Arancey ? Le ciel serait bien injuste s’il ne lui accordait pas tout le bonheur qu’elle mérite.

MADAME JEAN-LOUIS.

Quant à ça, c’est une bonne demoiselle et pas fière, quoique ses parents autrefois aient été des richards ; j’ai été bien fâchée de la quitter dans le temps ; mais j’étais madame Jean-Louis, fallait bien suiv’ mon homme et lui obéir, malgré ses petits défauts. C’te chère mam’zelle Ernestine !

Air : J’en guette un petit de mon âge.

C’est ma mèr’ qui fut sa nourrice,
Et j’espèr’ nourrir ses enfants :
On doit avoir, s’lon la justice,
L’état et le goût d’ses parents.
C’est comm’ ça dans plus d’un’ famille ;
Témoin la mienne et cell’ de Jean-Louis :
Ils sont ivrogn’s de père en fils,
Nous somm’ nourric’s de mère en fille.

GEORGES, regardant à sa montre.

Ah ! ça, mais l’heure s’avance, il faut que j’aille déposer dans la grange...

Il va pour sortir.

CHARLES, l’arrêtant.

Encore un mot, Georges, savez-vous si mademoiselle d’Arancey m’en veut de ce que, depuis huit jours, je n’ai pas été à la ferme ?

GEORGES, faisant encore un mouvement pour s’en aller.

Vous n’avez pas besoin que je vous le disc, monsieur, puisque vous y avez envoyé quelqu’un.

CHARLES.

Je vous en prie, Georges, dites-lui bien qu’il n’y a pas de ma faute ; que mon oncle seul en est cause...

MADAME JEAN-LOUIS.

Ah ! dame ! c’est qu’il n’y a pas à lui résister à monsieur Botte, quand il dit non, c’est non.

CHARLES.

N’importe bien qu’il m’ait défendu de me représenter devant lui, je lui parlerai.

Air : Un homme pour faire un tableau.

De le fléchir je suis bien sûr,
Mon oncle saura me comprendre ;
Il est sensible...

MADAME JEAN-LOUIS.

Oui, comme un mur.

CHARLES.

J’espère bien m’en faire entendre.
Je paraîtrai si repentant,
Que je l’attendrirai, je pense.

On entend Botte en dehors crier d’un ton colère : Allez à tous les diables !

MADAME JEAN-LOUIS.

Tenez, le voilà justement ;
Profitez de la circonstance.

MONSIEUR BOTTE, toujours dans la coulisse.

Non, non, monsieur Horeau, mille fois non, cela ne sera pas !

CHARLES.

Ah ! mon Dieu ! il est en colère ; je reprends mes arrêts !

MADAME JEAN-LOUIS.

Et moi, je me sauve ! à tantôt, monsieur Georges !

Elle rentre chez elle.

GEORGES, tranquillement, les regardant partir.

Ce monsieur Botte est donc un homme bien méchant. Je m’en va compter mon fourrage.

Il sort.

 

 

Scène III

 

BOTTE, HOREAU

 

BOTTE, entrant.

Je ne le veux pas !

HOREAU.

Et la raison ?

BOTTE.

Je n’en veut pas donner.

HOREAU.

C’est un peu fort.

BOTTE.

Je suis comme ça, moi.

HOREAU.

Mais pensez donc !...

BOTTE.

J’ai pensé à tout !

HOREAU.

Un jeune homme charmant !

BOTTE.

Bel avantage !

HOREAU.

Plein d’esprit !

BOTTE.

Il en abuse.

HOREAU.

D’un cœur excellent !

BOTTE.

Qu’il me le prouve !

HOREAU.

Vous êtes trop rigoriste.

BOTTE.

Et vous trop indulgent.

HOREAU.

Ah ça, mon cher Botte, raisonnons de sang-froid.

BOTTE.

Monsieur Horeau, vous allez m’excéder.

HOREAU.

J’espère au moins que vous n’avez pas à vous plaindre de moi ?... que je suis votre meilleur ami ?...

BOTTE.

On peut en trouver de plus parfaits !...

HOREAU.

Enfin je suis ce que vous avez rencontré de mieux, et vous m’aimez ?

BOTTE.

Beaucoup !

HOREAU.

Écoutez-moi donc... votre neveu a mangé mille écus !...

BOTTE.

Il s’est endetté de mille écus !...

HOREAU.

Ah ! j’entends... vous n’êtes pas obligé de payer, et...

BOTTE.

Comment, monsieur Horeau, je ne suis pas obligé de payer : je déshonorerais mon neveu, je l’exposerais aux reproches des honnêtes gens !... Je paierai, monsieur, je paierai ; mais je ne le verrai plus !...

HOREAU.

Vous ne le verrez plus ?... Le fils de cette sœur chérie, ce neveu pour lequel vous avez renoncé aux douceurs du mariage...

BOTTE.

Ce n’est pas vrai ! Je n’ai renoncé au mariage que parce que je n’ai pas trouvé de femme dont j’osasse être le mari !... Allons, brisons là et ne me rompez pas la tête... Je paierai, vous dis-je, mais je ne le verrai plus !

HOREAU.

C’est-à-dire qu’un jeune homme vif, aimable, qui eût formé sous vos yeux sa raison et son cœur, va se trouver livré, sans guide, à toutes les inconséquences de son âge... savez-vous ce qu’on dira.

BOTTE.

Qu’est-ce qu’on dira ?

HOREAU.

Que vous avez cherché l’occasion de vous défaire d’un parent qui vous était à charge !...

BOTTE.

À charge !... à moi ? mon neveu ! mon Charles ! on pourrait le penser ? Ah ! quand il n’aurait de droits à ma tendresse que le souvenir de ma sœur, de ma bonne Élisabeth que j’ai tant pleurée !...

Air : À soixante ans l’on ne doit pas remettre.

Je crois entendre encor ma sœur chérie,
Les yeux en pleurs, me dire en expirant :
« Je n’ai qu’un fils, à toi je le confie :
« Que ton amour veille sur cet enfant ! »
Je l’ai juré, je tiendrai mon serment !...
Son avenir sera brillant, j’espère,
C’est mon désir, mon vœu le plus ardent ;
Que je le voie heureux, riche et content,
Pour en porter la nouvelle à sa mère,
Moi, d’ici-bas je partirai gaiement !...

HOREAU.

Botte... c’est très bien de votre part...

Appelant.

Charles ! Charles !

BOTTE.

Que prétendez-vous faire ?

HOREAU, allant ouvrir la porte du pavillon.

Vous épargner l’embarras de revenir vous-même, et le désagrément d’une explication...

Appelant.

Charles !...

 

 

Scène IV

 

BOTTE, HOREAU, CHARLES

 

HOREAU.

Voyez-vous son air triste et repentant ?...

BOTTE.

Eh ! oui, je le vois bien, mais parlez plus bas !...

HOREAU.

Approchez, Charles, vous avez des torts envers votre oncle, et vous méritez des reproches dont il veut bien vous faire grâce... Il vous pardonne !

BOTTE.

Je n’ai pas dit cela !...

CHARLES.

Ah ! mon oncle, mon cher oncle !...

BOTTE.

Mon cher oncle !... apprenez, monsieur, que votre cher oncle est fait pour vous donner l’argent dont vous avez un légitime besoin ; qu’il ne vous appartient pas de douter de mon cœur !

CHARLES.

Mais, mon oncle, je n’osais me flatter !...

BOTTE.

Ah ! vous n’osiez vous flatter ; et sur qui compterez-vous, monsieur, si ce n’est sur moi ? qui paie tous les trois mois les mémoires de vos tailleurs, dont le total est effrayant, qui s’informe à votre domestique si vous avez encore de l’argent et vous glisse un rouleau dans la poche pour réparer un désastre à la bouillotte ? Qui remplace dans mes écuries les chevaux que vous me crevez à la chasse ? Qui s’empresse de fêter vos amis ? Qui brûle en secret vos romans et leur substitue de bons livres ? Qui, enfin, vous apprend à penser, et cherche à vous prouver sans pédantisme qu’une bonne conduite est le plus sûr garant du bonheur ici-bas... Ah ! vous n’osiez vous flatter... jolie manière de me répondre.

HOREAU.

Mais, mon ami, vous intimidez ce jeune homme !...

BOTTE.

Je l’intimide ! Je l’intimide ! Il ne lui manque plus que de me craindre pour être tout-à-fait joli garçon... Je ne veux pas qu’on me craigne, monsieur, je veux qu’on m’aime... Venez ici... plus près, plus près encore, et répondez-moi. Je vous ai donné deux cents louis cette année, et six mille livres, que je vais payer pour vous, font bien un total de dix mille huit cents livres... Qu’avezvous fait de cet argent ?

CHARLES.

Vous savez, mon cher oncle, que la chasse a été jusqu’à présent ma seule passion...

BOTTE.

Eh bien ! monsieur, vous n’avez pas dépensé dix mille huit cents livres à la chasse, puisque j’en fais tous les frais ?... Que diable me contez-vous là ?

HOREAU.

Mais, mon cher Botte, laissez-le donc parler !...

BOTTE.

Je crois que vous avez raison... asseyons-nous tous trois, et au fait !...

Charles donne une chaise à Botte, et ils s’asseyent.

CHARLES.

Vous vous rappelez, mon cher oncle, ce jour où le renard nous conduisit à trois lieues de votre terre ?...

BOTTE.

Oui, monsieur !

CHARLES.

La nuit nous surprit près du château d’Arancey... vous le connaissez, mon oncle ?

BOTTE.

Beaucoup !... j’ai même connu le propriétaire... homme orgueilleux, riche dissipateur chargé de dettes, et qui croyait me faire un grand honneur autrefois lorsqu’il m’invitait à dîner, quand il n’avait personne.

HOREAU.

Mais, mon ami, vous l’interrompez toujours !...

BOTTE.

C’est juste... après ? Eh bien ! monsieur d’Arancey ?...

CHARLES.

Air du Vaudeville de la Robe et les Bottes.

Depuis dix ans qu’il a quitté la France
Son fermier s’est fait acquéreur
De tous ses biens, mais avec conscience
Il les rendra...

BOTTE.

C’est un homme d’honneur.

HOREAU.

À tout blâmer que nos frondeurs s’attachent ;
De telles gens, je le soutien,
Sont très communs, seulement ils se cachent...

BOTTE.

En ce cas, ils se cachent bien.

Après, monsieur, après ?

CHARLES.

Le digne Edmond, son fermier, ancien militaire, paya la plus grande partie du prix en papier-monnaie, et au moment où je le vis, on l’inquiétait pour le reste de la somme qui devenait exigible en espèces... Le lendemain je lui portai tout ce que j’avais d’argent comptant !...

BOTTE.

Comment !... Tu as fait cela ?...

CHARLES.

Oui, mon oncle.

BOTTE, se levant.

Viens m’embrasser !... Viens donc.

Ils s’embrassent.

Et tout est-il payé ?

CHARLES.

Non, mon oncle, ce généreux fermier doit encore quatre mille francs...

BOTTE.

Quatre mille francs ?... Je vais te les chercher.

CHARLES.

Quoi ! mon oncle ?...

BOTTE.

Oui : ma qualité d’oncle n’autorise pas une injustice... je crierai quand j’en aurai le droit ; je me repentirai quand j’aurai tort... Vous aviez raison, Horeau, mon Charles a fait là un beau trait !

Air de la Vieille.

Tu t’es conduit en honnête homme ;
Je dois acheter mon pardon ;
Aussi je vais chercher la somme...
Tu la remettras en ton nom.
Oui, je vais te chercher la somme ;
Tu la remettras en ton nom.
De son pouvoir quand parfois on abuse,
Doit-on rougir de demander excuse ?
Je fus coupable, aussi je m’en accuse.

Bis ensemble.

{ Non, pas de tort qui ne soit oublié  
{ Par l’indulgence et l’amitié.          

{ HOREAU et CHARLES.

{ Non, pas de tort qui ne soit oublié
{ Par l’indulgence et l’amitié.

Monsieur Botte sort.

 

 

Scène V

 

HOREAU, CHARLES

 

HOREAU.

Monsieur Charles, ce que vous avez fait là est très beau !... c’est extrêmement beau !... Mais, dites-moi, n’y a-t-il pas au château ou à la ferme d’Arancey... quelque jeune personne ?... un minois piquant ?...

CHARLES, après avoir regardé si personne n’écoute.

Mieux que cela, Monsieur Horeau, un ange de beauté, de vertus !...

HOREAU.

Ah !... oui... fort bien !... Maintenant je comprends la bonne action... Et quel est cet ange de beauté ?

CHARLES.

Ah ! monsieur Horeau, je tremble de vous le dire !... C’est mademoiselle d’Arancey !...

HOREAU.

La fille de cet homme si fier que votre oncle déteste ?...

CHARLES.

C’est elle, monsieur Horeau ! Dès la plus tendre enfance elle fut recueillie et élevée par le père Edmond...

Air : J’ai vu le Parnasse des dames.

Elle est bonne, aimable et jolie !...

HOREAU.

J’entends, parfaite !... c’est connu.
Et vous l’aimez ?

CHARLES.

Ah ! pour la vie !

HOREAU.

C’est un peu long, mais ça s’est vu...

CHARLES.

Je crains bien de ne pas lui plaire.

HOREAU.

Elle résiste ? c’est très beau !
Qu’a-t-elle en dot ?

CHARLES.

Une chaumière...

HOREAU.

Moi, j’aimerais mieux un château.

CHARLES.

J’ai écrit à mademoiselle d’Arancey plusieurs lettres que je lui ai fait tenir en secret par Jean-Louis, le jardinier de mon oncle. Jusqu’à présent je n’ai pas reçu de réponse, mais j’espère en avoir une aujourd’hui même. Si je suis aimé, M. Horeau, que dois-je faire ?

HOREAU.

Jeune homme, je vais vous donner un conseil... Il n’y a que deux moyens à employer... Le premier, et le plus sage, c’est d’oublier mademoiselle d’Arancey !...

CHARLES.

L’oublier ! je ne le puis !...

HOREAU.

Ah !... vous ne voulez pas l’oublier ?... Venons au second moyen, le mariage... Vous attendez tout de votre oncle ; il est intraitable et il n’est pas plus amoureux que moi... Il déteste les d’Arancey, et jettera les hauts cris au premier mot que vous lui direz de la demoiselle.

CHARLES.

Hélas ! je le crains !

HOREAU.

Moi, je vous en réponds, et vous savez que quand il a prononcé, il ne revient jamais... Voyez si vous trouvez un troisième moyen ? Pour moi, je n’en connais point, et j’ai bien l’honneur de vous souhaiter le bonjour...

CHARLES, le retenant.

De grâce, monsieur Horeau, écoutez-moi encore ! Il faut bien que mon oncle finisse par connaître cet amour, et j’avais compté sur vous pour l’y préparer avec précaution...

HOREAU.

Je le veux bien ; ça m’est égal !...

 

 

Scène VI

 

HOREAU, CHARLES, JEAN-LOUIS, ensuite MONSIEUR BOTTE

 

Jean-Louis est entre deux vins.

Jean-Louis arrive, une lettre à la main, et apercevant Horeau, il se tient dans le fond, dépose la lettre sous un des vases qui sont auprès du petit escalier ensuite, il fait signe à Charles, en lui montrant le vase. 

BOTTE, en entrant, dans le fond.

Voici les quatre mille francs...

Apercevant les gestes de Jean-Louis, et s’arrêtant.

Que vois-je ? une lettre...

Il se cache.

JEAN-LOUIS, continuant ses gestes et appelant.

Psit ! psit !

HOREAU, à Charles.

Dites donc... on vous appelle... c’est sans doute la réponse... je ne veux pas tremper dans le complot.

CHARLES.

Jean-Louis.

Il remonte la scène et va pour prendre la lettre sous le vase.

BOTTE, paraissant, et passant entre eux deux.

Halte-là, Monsieur.

CHARLES.

Ciel, mon oncle !

JEAN-LOUIS.

Oh ! là, là, Monsieur Botte...

Il va pour sortir, monsieur Botte l’arrête.

BOTTE, à Charles.

Que faisiez-vous là, Monsieur ?...

CHARLES.

Mon oncle... J’allais regarder cette plante.

BOTTE.

Cette plante !... je vous ferai observer, Monsieur, que le vase est vide, et que la plante est morte depuis l’année dernière.

CHARLES.

Eh bien !... j’allais...

BOTTE.

Vous alliez... vous alliez regarder dessous. Voyons, levez ce vase.

CHARLES.

Mais, mon oncle...

BOTTE.

Ah ! vous ne le voulez pas...

À Jean-Louis.

En ce cas, toi, drôle, passe-moi la lettre que tu as déposée là.

JEAN-LOUIS.

Moi, Monsieur, je n’sais pas s’il y a une lettre...

BOTTE.

Ah ! tu ne sais pas... eh bien ! moi, je le sais...

JEAN-LOUIS, tremblant.

En ce cas, la voilà not’ bourgeois.

HOREAU, bas à Charles.

Il a tout vu.

BOTTE, lisant l’adresse.

« À Monsieur Charles... » une écriture de femme.

Ramenant par l’oreille Jean-Louis, qui a fait un mouvement pour s’esquiver.

Ah ! malgré mes ordres, tu te charges de pareils messages... reste là, nous avons à compter ensemble... Quant à cette lettre, comme elle ne m’est pas adressée, je n’ai pas le droit de la décacheter tenez, Monsieur, la voici.

CHARLES, bas à Horeau.

Je la tiens... quel bonheur !

BOTTE.

Lisez-la tout haut.

CHARLES.

Mais, mon oncle...

BOTTE.

Mais... mais... si je n’ai pas le droit de lire vos lettres, votre oncle a le droit d’en connaître le contenu... lisez... nous écoutons.

CHARLES, ouvrant la lettre.

Vous le voulez, mon oncle, j’obéis.

Il lit.

Monsieur Charles... vous voulez vous tuer...

BOTTE, l’interrompant.

Comment, Monsieur, vous tuer ?...

CHARLES, continuant.

« Vous voulez vous tuer, dites-vous, si je ne réponds pas à votre amour...

HOREAU.

Oui, Botte, on dit cela... et l’on vit heureux et bien portant, jusqu’à quatre-vingts, et même quatre-vingt-dix ans... Moi-même, j’ai...

BOTTE.

C’est bon...

À Charles.

après, Monsieur...

JeanLouis fait un mouvement pour sortir : il le retient par te poignet.

CHARLES, continuant de lire.

« J’ai longtemps hésité avant de vous répondre... mais enfin je me décide... j’aime mieux avouer que je vous aime, que d’avoir votre mort à me reprocher... » Je suis aimé, ah ! mon oncle, est-on plus heureux que moi !...

BOTTE.

Taisez-vous, Monsieur... Voyons, quelle est la signature ?

HOREAU, qui a regardé la lettre en allongeant la tête.

Il n’y en a pas, Botte.

BOTTE, prenant la lettre.

En effet... et d’où vient cette lettre ?

JEAN-LOUIS, embarrassé.

Mais, Monsieur... de... de...

BOTTE.

De Paris, je gage ?

Charles fait signe à Jean-Louis de dire oui.

JEAN-LOUIS.

Oui, M’sieur, de Paris.

BOTTE.

J’en étais sûr...

Bas à Jean-Louis.

Quelque grande dame, je parie ; quelque princesse de chez Audinot, ou de chez Nicolet ?

JEAN-LOUIS, observant toujours les signes que lui fait Charles.

Oui, M’sieur, oui, M’sieur.

BOTTE.

Je veux bien oublier cette légèreté, Monsieur, en faveur de la bonne action dont vous m’avez parlé... d’ailleurs, j’ai des moyens sûrs pour mettre fin à cette intrigue... et je les emploierai...

À Jean-Louis.

quant à toi, j’avais déjà plusieurs fautes à te reprocher... tu n’es qu’un paresseux... un ivrogne... je t’ai déjà surpris me volant mes liqueurs des îles... je t’avais pardonné tout cela...mais favoriser l’inconduite de mon neveu... m’exposer à retirer ma confiance à tous mes domestiques... Chez moi, dans ma propre maison ; sors à l’instant d’ici, et n’y reparais jamais.

HOREAU.

Mais, Botte...

BOTTE.

Taisez-vous... et qu’il parte à l’instant même, lui et toute sa famille.

Air : La voix de la patrie (Wallace).

Point de pardon, point de grâce,
Je serai sévère aujourd’hui.
Avec tous les tiens je te chasse ;
À l’instant même sors d’ici.

CHARLES.

Mon oncle, je fus seul coupable.

BOTTE.

Ah ! j’ai déjà fait trop d’ingrats !

HOREAU.

Mais vous n’êtes pas raisonnable.

BOTTE.

Cela ne vous regarde pas. (bis.)

Ensemble.

CHARLES, HOREAU.

Vraiment, sa colère est extrême !
Il faut qu’il sorte à l’instant même.
Quel embarras !
(bis.)
Où va-t-il donc porter ses pas ?

BOTTE.

Vraiment, ma colère est extrême !
Il faut qu’il sorte à l’instant même.
Tu t’en iras
Où tu voudras ;
Mais dans ces lieux ne rentre pas.

JEAN-LOUIS.

Vraiment, sa colère est extrême !
Il faut partir à l’instant même.
Quel embarras !
Où vais-je, hélas !
Porter mes pas ?

Jean-Louis sort.

 

 

Scène VII

 

BOTTE, HOREAU, CHARLES

 

BOTTE.

Eh bien ! Monsieur, voyez ce dont vous êtes cause... grâce à vous, je suis forcé de chasser de chez moi mon jardinier et toute sa famille. Répondez, Monsieur, que deviendront tous ces gens là ? Une femme, quatre enfants dans la misère...

HOREAU.

C’est ce que j’allais vous dire... Botte, vous avez eu tort.

BOTTE.

Non, monsieur Horeau, je n’ai point eu tort de chasser un coquin qui me trompait... Et vous, Monsieur, que pensez-vous de tout cela ?

CHARLES.

Je dis, mon oncle, que votre sévérité est excessive, et que je voudrais être à même de les dédommager.

BOTTE.

Eh ! allons donc, voilà ce que je voulais vous faire dire... C’est mon devoir de punir... le vôtre est de réparer vos sottises... Allez donc, Monsieur, courez donc et montrez-vous généreux.

Charles sort.

HOREAU.

Mais, mon cher Botte, ce jeune homme ne peut pas faire de grands sacrifices.

BOTTE.

Eh bien ! en ce cas... allez vous-même leur porter quelque chose de votre poche.

HOREAU.

J’y vais... C’était d’abord mon intention.

Il sort par la galerie.

BOTTE.

Allez, et laissez-moi en repos. Eh bien ! eh bien ! ce n’est pas par là.

HOREAU, revenant sur ses pas.

Ah ! c’est juste... j’y vais, j’y vais...

Il sort par la grille du fond.

 

 

Scène VIII

 

BOTTE, seul

 

Ouf ! Pauvres gens ! les renvoyer ainsi ! maudite tête ! Mais cet exemple était nécessaire aux autres... N’avoir pour toute ressource que ce qu’ils vont leur donner... mon neveu n’a pas des monts d’or, et M. Horeau est passablement ladre... que faire ?... Ah ! il me vient une idée !... Cette femme, ces enfants vont passer sous la terrasse...

Il monte sur le mur.

Justement, je les aperçois.

Il tire une bourse et l’emplit de louis qu’il prend dans sa poche.

Elle pleure !... dix louis de plus ! Surtout qu’elle ne me voie pas !...

Il jette sa bourse en dehors.

c’est cela... justement devant elle !... Elle la ramasse... ah ! mon Dieu ! elle m’a vu !... Vous verrez qu’elle est assez maladroite pour venir me remercier !... sauvonsnous !...

En voulant redescendre, il s’aperçoit que la chaise dont il s’est servi pour monter est tombée, et se trouve forcé de s’asseoir sur le mur.

 

 

Scène IX

 

BOTTE, HOREAU, CHARLES, JEAN-LOUIS, MADAME JEAN-LOUIS, DOMESTIQUES, GENS du château

 

CHŒUR.

Air du premier chœur du Maçon.

Remercions ce bon maître
Qui vient à { leur secours ;
                   { not’
Sans se faire connaître,
Il oblige toujours.
Remercions...

BOTTE, l’interrompant.

Paix.

HOREAU, à Botte.

Que diable faites-vous là ?

BOTTE, toujours sur le petit mur.

Je fais ce que je veux !... je fais ce qui me plaît !... je suis ici chez moi... je puis me promener où bon me semble !

MADAME JEAN-LOUIS.

Air : Il me faudra quitter l’empire.

À tant d’ bontés devions-nous nous attendre ?
De vos bienfaits j’ nous souviendrons toujours !

BOTTE, toujours sur le mur.

Vous feriez mieux de m’aider à descendre.
Allons, ici, venez à mon secours :
Vite une chaise et plus de beaux discours.

Charles l’aide à descendre ; il saute lourdement. À part

Holà ! le pied ! je souffre le martyre !
Je me suis fait vraiment un mal affreux...
Huit jours entiers je resterai boiteux.

MADAME JEAN-LOUIS.

En ce moment, Monsieur, vous d’vez vous dire :
Ah !qu’il est doux de faire des heureux !

TOUS, reprenant.

En ce moment, Monsieur, etc.

BOTTE.

Vous m’ennuyez, ce n’est pas moi ! Je ne donne rien à ceux que je chasse !...

MADAME JEAN-LOUIS.

Mais c’te bourse toute pleine d’or que vous venez de nous jeter !...

BOTTE.

Cette bourse !... cette bourse !... c’est... c’est mon neveu apparemment !

CHARLES, arrivant et se montrant à ses yeux.

Mais, mon oncle, je vous proteste...

BOTTE.

Eh bien ! alors, c’est monsieur Horeau.

HOREAU.

Moi ! Botte, je suis incapable de donner autant d’argent.

BOTTE.

Je vous dis que c’est vous, et laissez-moi tranquille.

À Charles.

Quant à vous, vous avez autre chose à faire que de venir me déranger !...

Lui donnant un petit portefeuille.

Prenez ceci, et portez-le où vous savez...

CHARLES.

Vous le voulez, mon oncle ?... j’obéis.

BOTTE.

Oui, Monsieur, je le veux, je l’ordonne, même, et j’exige votre parole d’honneur que vous n’irez qu’à la ferme d’Arancey, et non pas à Paris.

CHARLES.

Je vous le jure, mon oncle...

À part.

Quel bonheur, je vais revoir mon Ernestine.

Jean-Louis, à part, étouffe un éclat de rire.

BOTTE.

Allons, pars, et s’il le faut, prends ma chaise de poste pour aller plus vite.

Charles sort.

Quant à cette bourse, elle ne m’appartient pas... Quelqu’un la réclame-t-il ? non ! Allez ma bonne, emportez ce que la Providence vous envoie !...

HOREAU, s’emportant.

Prenez, et sortez sur-le-champ !

BOTTE.

Eh bien, qu’est-ce qui vous prend donc ? De quoi vous mêlez-vous ? partir ! Les punirais-je deux fois pour une seule faute ?

HOREAU.

Vous allez les garder, je le parie !

BOTTE.

Eh bien ! oui, je les garderai ! bien fâché de vous déplaire !

MADAME JEAN-LOUIS et JEAN-LOUIS, pleurant comiquement.

Aie ! aie ! aie ! aie !

BOTTE.

Eh bien ! qu’avez-vous encore à me rompre les oreilles ?...

MADAME JEAN-LOUIS.

Rien, not’ bourgeois ; c’est que je pleurons de joie.

Ils pleurent tous les deux.

JEAN-LOUIS.

Oui, je pleurons d’joie, aie ! aie ! aie ! aie ! moi, qui disais ce matin que vous étiez un méchant ! aie ! aie ! aie !

BOTTE.

Eh bien ! vous n’avez pas eu tort !... je ne suis pas bon, je neveux pas qu’on me croie bon, pour qu’on en abuse !... allez vous-en !...

Aux domestiques.

Et vous tous, allez au diable !...

CHŒUR.

Remercions ce bon maître
Qui vient à { leur secours ;
                   { not’
Sans se faire connaître,
Il oblige toujours.

Monsieur Botte les pousse ; ils sortent, et reviennent à plusieurs reprises ; Botte les met dehors avec colère.

 

 

Scène X

 

BOTTE, HOREAU

 

Horeau va pour sortir avec tout le monde ; Botte le retient.

BOTTE.

Monsieur Horeau, vous venez de jouer là un bien sot personnage !

HOREAU, en riant, à mi-voix.

Vous croyez, Botte ? Et bien ! vous avez tort, mon ami, car je n’ai parlé ainsi que pour vous faire faire le contraire de ce que je disais !...

BOTTE.

Bah ! souvenez-vous bien, monsieur Horeau, que ce que je fais, c’est que je veux le faire, et j’ai l’amour-propre de croire que c’est toujours bien fait !

HOREAU, riant toujours.

Oui, témoin votre neveu que vous venez d’envoyer à la ferme d’Arancey !...

BOTTE.

Eh bien ! qu’avez-vous à dire à cela ?

HOREAU.

Rien, sinon que la bienfaisance n’est pas le seul motif qui l’attire à cette ferme...

BOTTE.

N’allez-vous pas dire du mal de mon Charles à présent ?

HOREAU.

Du mal ? non ! Un jeune homme peut être honnête, doux, aimable et devenir amoureux d’une jeune et jolie personne... et non pas, comme vous le pensez, d’une princesse de chez M. Audinot ou Nicolet... Ah ! ah ! ah !

BOTTE.

Comment, vous croyez que c’est à la ferme qu’il est amoureux ?

HOREAU, sérieusement.

Je le crois pas... j’en suis sûr.

BOTTE.

Et vous ne m’en avez rien dit ?

HOREAU.

Botte... vous n’aimez pas les conseils... mais tenez, voici précisément le fils du fermier... interrogez-le !...

BOTTE.

Oui, je vais l’interroger !...

Appelant.

Georges ! Georges ! Et si ce que vous me dites est vrai... Georges ! Georges !...

 

 

Scène XI

 

BOTTE, HOREAU, GEORGES

 

GEORGES.

Vous voulez me parler, monsieur Botte ?

BOTTE.

Oui, mon garçon !... Dis-moi, mon neveu va donc à la ferme ?

GEORGES.

Monsieur Charles ? oui, monsieur, mon père lui a des obligations.

BOTTE.

Ah ! vous voyez donc bien, monsieur Horeau !... Et il y a une jeune fille à cette ferme ?

GEORGES.

Une demoiselle, monsieur ?

BOTTE.

Une demoiselle, soit ! Et mon neveu en est amoureux ?

GEORGES.

Je l’ignore.

BOTTE.

Il l’aime, te dis-je ; bien plus, il en est aimé !

GEORGES, d’un ton concentré.

Aimé ?... Qui vous a dit ?... Vous savez ?...

BOTTE.

Eh parbleu ! Je sais que si mon neveu a voulu se donner la peine de lui plaire, il y a réussi, ou alors elle est bien difficile !...

GEORGES.

Peut-être en aurait-elle le droit, monsieur ?

BOTTE.

Oui ? et quelle est donc cette grande demoiselle ?

GEORGES.

La fille de Monsieur d’Arancey.

BOTTE.

La fille de Monsieur d’Arancey !... de cet homme si fier et si orgueilleux avec moi !... Je ne la connais pas ; mais j’ai connu son père... grand mangeur de biens !

GEORGES.

Monsieur d’Arancey est un homme d’honneur !...

BOTTE.

J’aime à le croire, mais je n’en sais rien... Il avait beaucoup de dettes !...

GEORGES.

Elles ont été payées...

BOTTE.

Pas toutes !...

À part.

Et j’en sais quelque chose !...

Haut.

Mais tu as bien de l’attachement pour un tel maître ?

Air : Le luth galant.

Il était dur.

GEORGES.

Il avait des vertus.

BOTTE.

Très endetté.

GEORGES.

Ses biens furent vendus.

BOTTE.

Jadis il abusa de sa grande fortune.
Il était orgueilleux, selon la loi commune ;
Même il vous maltraitait.

GEORGES.

Il est dans l’infortune,
Je ne m’en souviens plus.
(bis.)

BOTTE.

Même air.

Il vous quitta.

GEORGES.

C’étaient de tristes jours.

BOTTE.

Abandonnant son enfant sans secours.

GEORGES.

Il n’abandonna pas cette fille chérie.
À votre humanité, nous dit-il, j’la confie.
C’dernier mot du proscrit qui pleurait sa patrie,
J’m’en souviendrai toujours.
(bis.)

BOTTE.

Tu es un honnête homme !...tu aimes ton maître, c’est juste !... Moi, je le déteste... c’est encore juste ! Mais la fille est sans doute comme le père, et ce mariage ne se fera pas ! Il ne se fera pas, corbleu ! holà ! quelqu’un ! qu’on fasse venir mon neveu sur-le-champ !

 

 

Scène XII

 

BOTTE, HOREAU, GEORGES, MADAME JEAN-LOUIS

 

HOREAU.

Mais vous savez bien, Botte, que vous l’avez envoyé vous-même à la ferme...

BOTTE.

Il ne peut encore être parti ! Eh ! vite, qu’on le retienne !... Madame Jean-Louis, allez lui dire...

Ici on entend des coups de fouet et le roulement d’une chaise qui part.

HOREAU.

Il n’est plus temps !... Le jeune homme est en route !...

BOTTE.

Eh bien ! je cours à l’instant sur ses pas... vite, des chevaux à la chaise !

MADAME JEAN-LOUIS.

Mais, not’ maître, il est parti dedans !...

BOTTE.

Dedans ? n’importe ! holà ! Laurent ! Jean-Louis ! Baptiste !... qu’on attelle la berline, qu’on prenne mes meilleurs chevaux, dussent-ils tous crever et dussions-nous verser en route, moi et M. Horeau, il faudra que je le rattrape !...

Aux domestiques.

Dépêchez-vous, ou je vous chasse tous !...

 

 

Scène XIII

 

BOTTE, HOREAU, GEORGES, MADAME JEAN-LOUIS, LES DOMESTIQUES

 

CHŒUR de domestiques et quelques villageois.

Air : Fragment du final du 2e acte d’Emma, arrangé par M. Hus-Desforges.

Obéissons à notre maître,
Préparons tout pour son départ.

BOTTE.

Bientôt mon neveu va connaître
Ce que l’on gagne à courir le renard.
Si ma conduite fut bien sotte,
Je leur apprendrai sans retard
À se jouer de monsieur Botte !...

Ensemble général.

LES DOMESTIQUES.

Ah ! quel terrible regard !

BOTTE.

Obéissez sans retard !

LES DOMESTIQUES.

Redoutons tous monsieur Botte !

BOTTE.

Oui, redoutez monsieur Botte !
Sans murmurer, { obéissons !
                             { obéissez ! 
Et sur-le-champ { partons, partons.
                            { partez, partez...

Georges s’est éloigné ; on entend le bruit de son fouet et on le voit traverser le fond du théâtre en conduisant sa charrette ; les domestiques s’empressent d’obéir aux ordres de monsieur Botte ; M. Horeau regarde tranquillement tout le monde s’agiter.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un intérieur de la ferme d’Arancey donnant sur la campagne, un petit escalier, avec une rampe en bois, est au fond.

 

 

Scène première

 

EDMOND, CHARLES, ERNESTINE, PAYSANS, PAYSANNES

 

Au lever du rideau, le père Edmond, décoré de la médaille des invalides, est entouré des notables du village ; Ernestine est auprès de lui et s’appuie sur le dos de sa chaise ; Charles est de l’autre côté ; des villageois, que t’on aperçoit dans le fond, forment divers groupes de danse.

CHŒUR.

Fragment du final du premier acte de Léocadie, arrangé par M. Hus-Desforges.

Air : Venez, jeunes fillettes.

Allons, jeunes fillettes,
Allons, jeunes garçons,
Au son de nos musettes,
Dansons, chantons, dansons.

ERNESTINE, à Edmond.

Chaque été nous ramène
Ce beau jour, puissions-nous
Jusques à la centaine
Le fêter avec vous !

CHŒUR.

Allons, etc.

EDMOND, à Ernestine.

Notre demoiselle, nous espérons bien que c’est vous qui, ce soir, présiderez à la fête et que vous ouvrirez la danse selon l’usage.

ERNESTINE.

Oui, avec Georges, votre fils, mais il faut attendre son retour.

CHARLES, à demi-voix.

Et moi, ma chère Ernestine ?

ERNESTINE, à demi-voix.

Vous, monsieur, pour vous punir d’avoir été huit jours sans venir à la ferme, vous ne danserez que la seconde.

On entend dans la coulisse : Eh ! c’est madame Jean-Louis.

MADAME JEAN-LOUIS, entrant avec son mari.

Eh ! bonjour, bonjour tout le monde !... Comment va la santé, père Edmond ? Et vous, mam’zelle ; me v’là, moi, moi et mon homme.

EDMOND.

Pourquoi donc, madame Jean-Louis, n’êtes-vous pas venue plus matin ?

MADAME JEAN-LOUIS.

Ah ! dame, j’avons ben manqué de ne pas venir du tout. Not’ homme a encore fait des siennes, et sans not’ maître...

À Jean-Louis, qui lui fait des signes.

C’est bon, c’est bon, sois tranquille ; je n’dirai rien.

ERNESTINE.

Et Georges, pourquoi n’est-il pas avec vous ?

MADAME JEAN-LOUIS.

Il a fait une rencontre en route qui l’a retardé un peu. Il sera ici dans quelques instants, et j’espérons même ben faire avec lui quelques entrechats.

JEAN-LOUIS.

Ah ! qu’oui, not’ femme fera encore queuques entrechats.

EDMOND.

La commère Jean-Louis toujours sans souci.

MADAME JEAN-LOUIS.

C’est vrai, toujours prête à mettre tout le monde en train, excepté not’ homme qui s’y met bien lui-même. Avec ça qu’j’ai pleuré c’matin, il faut qu’je m’rattrape.

JEAN-LOUIS, aux paysans.

Où sont donc les ménétriers ?

TOUS.

Ils ne sont pas arrivés.

JEAN-LOUIS, à sa femme.

Eh ben ! en les attendant, dis donc, femme, si tu nous chantais la romance que t’a apprise not’ cousin l’soldat.

TOUS.

Ah ! oui... oui...

MADAME JEAN-LOUIS.

C’est ça, avec accompagnement de rigaudon... Écoutez tous et attention ; c’est la romance du beau milicien que j’ai sue de mon cousin l’carabinier.

JEAN-LOUIS.

C’est pas pour m’vanter, il est fièrement bel homme.

Tout le monde l’entoure.

MADAME JEAN-LOUIS.

Air nouveau d’A. Adam.

Premier couplet.

Beau milicien, toi qu’as la taille,
V’là l’temps d’la réquisition ;
On n’attend qu’toi pour la bataille :
Embarque-toi pour le Piémont,
Puisqu’ t’a évu le billet noir,
Il t’en faut marcher à la gloire.
Et en avant, beau milicien !
Train, train, train, train,
Va gaiement ton train !
Et en avant, beau milicien !
Dedans la troupe on fait son chemin.

Tout le monde reprend ce refrain en chœur en dansant sur la ritournelle.

Deuxième couplet.

Le milicien y a dit : Madame,
J’vas aller par monts et par vaux,
Dans le cœur portant mon amante
Et mon sac de dessus mon dos.
Ce n’est qu’au milieu des hasards
Qu’on gagne les grain’s d’épinards.
Et en avant,
etc.

Troisième couplet.

Il servit dedans l’infanterie,
Prenant chaque ville d’assaut,
Resta fidèle à son amie,
Et son chef y a dit : « C’est beau ! »
Il espérait êtr’
général,
Il a revenu caporal.
Et en avant,
etc.

Sur la fin du chœur on voit entrer plusieurs ménétriers de village.

LES PAYSANS.

V’là les ménétriers.

EDMOND.

Allons, mes amis, rendez-vous sur la grande pelouse des peupliers et amusez-vous bien.

Reprise du chœur ; Edmond, Charles et les paysans sortent pour se rendre au lieu de la fête.

 

 

Scène II

 

ERNESTINE, seule

 

Huit jours sans le voir !... que le temps m’a semblé long. Mais enfin il est ici... je le sais près de moi et ce qui m’a consolé de son absence, c’est que je suis sûre maintenant qu’il a souffert autant que moi.

Air nouveau d’A. Adam.

Ah ! pendant huit jours d’attente,
Combien l’amour fait souffrir !
C’est un plaisir qui tourmente ;
Mais ce tourment fait plaisir.

Les amants dans la souffrance
Trouvent un charme bien doux,
Quand quelqu’un a de l’absence
Autant de peine que nous.
Ah ! pendant huit jours d’attente,
etc.

On forme ensemble une chaîne
De plaisir et de douleur ;
On a partagé la peine,
On partage le bonheur.
Ah ! pendant huit jours,
etc.

Mais Georges tarde bien à venir. Ce retard m’inquiète, Depuis quelque temps il est triste, rêveur ; il a du chagrin. Ah ! pourquoi n’est-il pas en mon pouvoir de lui rendre le bonheur ! Il est si bon fils, si bon ami... c’est presqu’un frère pour moi ; mais le voici... tant mieux. Quel est donc cet étranger qui l’accompagne...

 

 

Scène III

 

ERNESTINE, GEORGES, D’ÉGLIGNY

 

GEORGES.

Mon officier, nous voilà au village d’Arancey... c’est ici la ferme.

D’ÉGLIGNY.

Merci, M. Georges, de votre obligeante compagnie.

ERNESTINE.

Enfin vous voilà, Georges.

GEORGES.

Comment, notre demoiselle, vous vous étiez aperçue de mon absence ?

ERNESTINE.

Sûrement, et même j’ai bien prié qu’on ne commençât pas la fête sans vous.

GEORGES.

Tenez, not’ demoiselle, vous êtes trop bonne !

D’ÉGLIGNY, bas à Georges.

Quel est donc cette jeune villageoise ?

GEORGES.

C’est pas une villageoise... c’est mam’zelle d’Arancey.

D’ÉGLIGNY, à part.

Elle !... sous ce vêtement si simple.

Haut.

Pardon, je voudrais lui adresser quelques questions.

GEORGES.

Parlez-lui, elle n’est pas fière...

À Ernestine.

mam’zelle Ernestine, v’là un monsieur qui a quelque chose à vous dire.

ERNESTINE.

À moi ?...

D’ÉGLIGNY.

Excusez-moi, mademoiselle, si je vous interromps dans un moment où vous paraissez occupée des apprêts d’une fête. Je n’ai que peu de mots à vous adresser : Le château, mademoiselle, appartient, toujours à Monsieur d’Arancey ?

ERNESTINE.

Oui, monsieur, grâce à la générosité du père de M. Georges,

Prenant la main de Georges.

Ah ! jamais mon cœur n’oubliera ce qu’ils ont fait tous deux pour mon père et pour moi.

GEORGES, ému.

Rien, mam’zelle, rien !...

D’ÉGLIGNY.

Mais, M. Georges, vous ne m’aviez pas dit...

ERNESTINE.

Ah ! je le reconnais bien là !

Air : En amour comme en amitié.

J’ai retrouvé, grâce à leurs soins touchants,
Les noms si doux et de sœur et de fille ;
Je leur dus tout dès mes plus jeunes ans,
Et j’oubliai près d’eux que j’étais sans famille.

Georges fait un mouvement d’impatience.

À tous les yeux s’ils se montrent discrets,
Puis-je imiter leur généreux silence ?
Je dois parler de ma reconnaissance,
Puisqu’ils n’ont pas parlé de leurs bienfaits.

D’ÉGLIGNY.

Il est donc bien vrai, mademoiselle, que vous avez été recueillie et élevée par les soins du respectable Edmond ?

ERNESTINE.

Il m’a servi de père.

D’ÉGLIGNY.

Et depuis dix ans, aucune lettre de Monsieur d’Arancey ne vous est parvenue ?

ERNESTINE.

Hélas ! non, monsieur, je n’ai appris qu’indirectement qu’il existait et qu’il était toujours en Angleterre. Mais pourrais-je vous demander, monsieur, quel intérêt vous porte à m’interroger ainsi ?

D’ÉGLIGNY.

Pardon, mademoiselle, il ne m’est pas permis de vous le dire. J’attends des lettres et j’ai quelques renseignements à prendre dans le pays ; je vous quitte, mais je ne partirai pas de ce village sans vous avoir revue.

À Georges en lui serrant la main.

Adieu, M. Georges.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

GEORGES, ERNESTINE

 

ERNESTINE.

Quel peut être cet étranger ?

GEORGES.

Un militaire, un officier, que j’ai rencontré en route. Il m’a demandé le chemin de la ferme d’Arancey, et je l’ai amené.

ERNESTINE.

Si c’était un des créanciers ?

GEORGES.

Oh ! non, les officiers n’ont guère de créances à recouvrer.

Il fait un mouvement pour se retirer.

ERNESTINE.

Où donc allez-vous, Georges ?

GEORGES.

Mon père est là, sans doute.

ERNESTINE.

Oui, il est là, avec...

GEORGES, tristement.

Avec M. Charles ?

ERNESTINE.

Qui vous à dit qu’il était arrivé ?

GEORGES.

Je l’ai bien vu tout de suite, mam’zelle ; rien qu’à votre air. Vous êtes plus gaie que pendant ces huit derniers jours ; j’suis ben sûr que ce jeune homme-là vous aime !...

ERNESTINE.

Air : Ses yeux disaient tout le contraire.

Pourquoi, lorsqu’il s’agit de lui,
Toujours me parler de la sorte ?

GEORGES.

J’en conviens, j’suis p’têtr’ trop hardi...
Mais c’est l’attach’ment que j’vous porte.
Lorsque vous n’êt’s plus là, je vois
Son trouble et sa tristesse extrême...

ERNESTINE.

Eh bien ! Georges ?

GEORGES.

Il me semble, à moi,
Qu’on doit êtr’ comm’ çà quand on aime.

ERNESTINE, avec douceur.

Eh bien ! Georges, quand M. Charles m’aimerait ?

GEORGES.

Dam ! je n’dois peut-être pas me permettre de vous dire ce que je pense à c’t’égard-là.

ERNESTINE.

Parlez, Georges, je vous en prie. N’êtes vous pas mon ami ?

GEORGES, avec feu.

Votre ami ? oh ! oui, mam’zelle.

Reprenant son ton calme.

J’voulais donc vous dire que ce jeune monsieur sera riche un jour, c’est vrai, mais il dépend d’un oncle qui voudra sans doute une bonne dot pour son neveu ; cet oncle est dur, opiniâtre, entêté, et je prévois pour vous bien des chagrins.

ERNESTINE.

Quoi, son oncle ?

GEORGES.

Oh ! mam’zelle, il est colère et butor.

ERNESTINE.

Vous m’effrayez, Georges ?

GEORGES.

Mais j’aperçois M. Charles, ma place n’est plus ici. Tout ce que je viens de vous dire sera bientôt sorti de votre mémoire. Adieu, mam’zelle.

 

 

Scène V

 

GEORGES, ERNESTINE, CHARLES, puis MADAME JEAN-LOUIS

 

CHARLES, entrant.

Ah ! ma chère Ernestine !

À Georges qui semble vouloir s’éloigner.

Eh bien, Georges, vous partez ? pourquoi donc éviter sans cesse ma présence ?

GEORGES.

Moi, non monsieur. J’vas m’préparer pour la fête, puisqu’il faut que je danse, que j’m’amuse aujourd’hui.

ERNESTINE, le prenant à part.

Allons, vous reprenez encore votre air de tristesse. George vous avez un secret que vous me cachez.

GEORGES.

Un secret ? c’est possible, peut-être qu’un jour...

Ici on entend la voix de madame Jean-Louis.

MADAME JEAN-LOUIS, accourant.

Gare à vous ! gare à vous ! voilà monsieur Botte !

CHARLES.

Ô ciel ! mon oncle !

MADAME JEAN-LOUIS.

Lui-même ! je viens de voir s’arrêter sa voiture devant la ferme.

ERNESTINE.

Il vient ici.

MADAME JEAN-LOUIS.

J’ons reconnu, sa voix, et tandis qu’il querellait M. Horeau sur les ornières et les mauvais chemins qui les aviont retardés en route, j’sommes accourue pour vous prévenir.

ERNESTINE.

Ah ! je me sens toute tremblante ! je n’aurai jamais la force de supporter sa présence.

CHARLES.

Comme je ne lui ai pas encore parlé de vous, de notre amour, je crains...

ERNESTINE.

Le voici ! adieu !

Elle se sauve, madame Jean-Louis donne le bras à Georges et l’emmène avec elle.

 

 

Scène VI

 

CHARLES, BOTTE, HOREAU, EDMOND

 

CHARLES.

Quoi ! mon oncle, vous ici ?

BOTTE.

Pourquoi n’y serais-je pas ? vous y êtes bien, monsieur.

À Edmond.

Vous paraissez surpris, brave homme, de la manière dont je me présente chez vous ?

EDMOND.

J’en conviens, monsieur.

BOTTE.

C’est ainsi que j’en use avec le petit nombre de ceux que j’estime.

Air nouveau, arrangé par M. Desforges.

Des gens comme vous
Des gens comme nous,
Sont, je crois, de la même espèce,
Ma main, la voilà,
Allons, touchez là,
Et pas de vaine politesse.
Je ne fus qu’un marchand,
Mais j’ai payé comptant.
Vous avez longtemps fait la guerre,
Et vos mains cultivent la terre.
Formons un lien                      }
Et tenons-nous bien,               }
bis.
Nous sommes gens de bien. }

EDMOND.

Monsieur, vous me faites beaucoup d’honneur.

BOTTE.

Vous ne savez ce que vous dites. Je ne puis vous honorer, mais je m’honore, moi, en vous rendant justice... parlons d’autre chose.

CHARLES, bas à Horeau.

Monsieur Horeau ?

HOREAU.

Je lui ai parlé pour vous, soyez tranquille ; l’affaire est arrangée.

BOTTE.

M. Edmond, mon neveu vient-il souvent ici ?

EDMOND.

Mais, monsieur, deux ou trois fois par semaine, à peu près.

MONSIEUR BOTTE, regardant Charles.

Est-ce bien vous que mon neveu vient voir ?

EDMOND.

Mais, oui, monsieur.

MONSIEUR BOTTE.

Vous n’y êtes pas. Qu’est-ce qui reçoit ses visites ?

EDMOND.

C’est moi, quand je suis à la ferme.

MONSIEUR BOTTE.

Et quand vous êtes aux champs, mademoiselle d’Arancey ?

EDMOND.

Oui, monsieur.

MONSIEUR BOTTE, après avoir regardé son neveu.

Diable ! Diable ! et pourquoi souffrez-vous, monsieur, qu’un homme de vingt ans vienne chez vous trois fois par semaine ?

EDMOND.

Il m’a rendu de grands services, et je le reçois comme un bienfaiteur.

MONSIEUR BOTTE.

Ces bienfaiteurs-là sont dangereux, monsieur Edmond. Mais, dites moi, quel âge a mademoiselle d’Arancey ?

EDMOND.

Dix-sept ans.

MONSIEUR BOTTE.

Elle est jolie ?

EDMOND.

Ah ! monsieur, il est impossible de l’être davantage.

MONSIEUR BOTTE.

Tant pis. Est-elle bien élevée ?

CHARLES.

Ah ! mon oncle, elle n’a que des vertus !

BOTTE.

Ce n’est pas à vous que je parle.

HOREAU, bas à Charles.

Silence ! ce n’est pas le moment.

BOTTE.

Vous parle-t-elle quelquefois de Charles ?

EDMOND.

Jamais, monsieur.

BOTTE.

Tant pis. Écoute-t-elle quand vous en parlez ?

EDMOND.

Oh ! très attentivement.

BOTTE.

Tant pis, ventrebleu ! tant pis ! il y a connivence ; et cette demoiselle n’est pas ici ?

EDMOND.

Elle était là lorsque vous êtes arrivé.

BOTTE.

Cela prouve qu’elle s’est échappée lorsqu’elle m’a vu. Connivence ! monsieur Edmond, écoutez-moi.

Air : Que d’établissements nouveaux !

Près de vous je viens en ce jour
Pour réclamer un bon office ;
À ce jeune homme, à votre tour,
Vous pouvez rendre un grand service.

EDMOND.

Afin d’m’acquitter aujourd’hui,
Comment faut-il que j’me comporte ?
Parlez, monsieur, que puis-je fair’ pour lui ?

BOTTE, parlé.

Ce que vous pouvez faire, brave homme...

Vous pouvez le mettre à la porte.

CHARLES.

Mais, mon oncle...

BOTTE.

Silence, monsieur...

HOREAU.

Mais, mon ami...

BOTTE.

Monsieur Horeau, ceci ne vous regarde pas.

HOREAU.

Mais je n’ai encore rien dit.

BOTTE.

Il vous sera plus facile de vous taire. Quant à vous, monsieur Charles, je vous défends de songer à l’amour, et surtout au mariage sans ma permission, et je ne vous la donnerai que quand je rencontrerai les avantages auxquels vous devez prétendre. Maintenant, allez vous amuser il y a une fête dans ce pays... allez ! Vous, monsieur Edmond, agissez sans façon ; laissez-moi seul.

HOREAU.

Je vais vous tenir compagnie, Botte.

BOTTE.

Non pas, s’il vous plaît. Allez faire retirer les provisions de la voiture.

HOREAU.

Ah ! oui... encore...

BOTTE.

Air : Allons, de la philosophie. (Hussard de Felsheim.)

Vite, qu’au gré de mon attente
Le déjeuner là-bas nous soit servi ;
Car lorsque ma colère augmente,
Mon appétit soudain augmente aussi.

HOREAU.

Ah ! c’est bien extraordinaire
L’effet que sur vous ça produit,
Je ne suis jamais en colère,
Et j’ai toujours bon appétit.

TOUS.

Allons, qu’au gré de son attente, etc.

 

 

Scène VII

 

BOTTE, seul

 

On se moquait de moi ! on s’entendait pour me jouer... et je ne serais pas étonné que monsieur Horeau fût de la conspiration je m’en souviendrai. Maintenant il faut que je parle en particulier à cette demoiselle d’Arancey. Elle est à la fête, sans doute : rendons-nous-y, et prions-la poliment de ne plus parler à mon neveu.

Il va pour sortir.

 

 

Scène VIII

 

BOTTE, ERNESTINE

 

ERNESTINE, descendant par le petit escalier : elle est en costume de fête.

Il est parti, je crois, rendons-nous à la fête et tâchons d’éviter sa présence.

Apercevant monsieur Botte.

Ah !...

BOTTE, l’apercevant.

C’est elle, sans doute. Approchons.

La prenant par la main.

Vous ne me connaissez pas, mademoiselle ?

ERNESTINE.

Non, monsieur.

BOTTE.

Ici Botte s’aperçoit que son neveu est entré pour écouter, et il lui fait signe de s’en aller : Charles feint de s’éloigner mais un regard furtif d’Ernestine fait deviner à Botte que le jeune homme est revenu alors il va à lui, le met poliment dehors, en le prenant par la main, et revient à Ernestine.

Je m’appelle Botte je suis l’oncle... Eh bien ! vous me fuyez ? vous me craignez donc beaucoup, mademoiselle ?

ERNESTINE.

Oh ! beaucoup, monsieur.

BOTTE.

Et pourquoi me craignez-vous ? je suis donc un homme grossier, brutal, extravagant ?

ERNESTINE.

Je ne dis pas cela.

BOTTE.

Vous le pensez.

ERNESTINE.

Non, monsieur.

BOTTE.

Qui vous a donné de moi cette opinion ?

ERNESTINE.

Personne, monsieur.

BOTTE.

Pourquoi donc l’avez-vous ?

ERNESTINE.

Mais je ne l’ai pas, monsieur.

BOTTE.

Voyons, parlons doucement. Mon neveu vous aime.

ERNESTINE.

Je n’ai pu l’en empêcher.

BOTTE.

Vous l’aimez.

ERNESTINE.

Monsieur...

BOTTE.

Vous l’aimez !... ne mentez pas.

ERNESTINE, tremblante.

Eh bien ! oui, monsieur, je l’aime.

BOTTE.

C’est naturel, il en vaut bien la peine ; mais il faut l’oublier.

ERNESTINE.

Et pourquoi ?

BOTTE.

Parce que vous ne pouvez être l’un à l’autre... allons, n’allez-vous pas vous trouver mal ?

ERNESTINE, d’une voix émue.

Non, monsieur ; je ferai tout ce que vous voudrez.

BOTTE, à part.

Elle est douce, elle est bonne, je ne m’étais pas attendu à cela.

ERNESTINE, lui fait une révérence.

Monsieur, permettez-moi...

BOTTE.

Un instant ! un instant ! vous allez partir avec une mauvaise opinion de moi. Et pourquoi ?... est-ce de ma faute si vous êtes d’une famille fière et remplie de préjugés ?

ERNESTINE.

Des préjugés ? pourquoi en aurais-je ?

BOTTE.

Vous n’en avez pas ? tant mieux.

ERNESTINE.

N’ai-je pas été élevée au village, par de bons paysans ?

BOTTE, s’oubliant un peu.

Ah ! vous n’avez donc pas été dans un de ces brillants pensionnats de Paris ?

ERNESTINE.

Non, monsieur.

BOTTE.

Tant mieux !

ERNESTINE, à part.

Comme il m’a regardée avec bonté.

BOTTE.

Mais, mon neveu ne vous convient pas. Il est vif, pétulant... il me ressemble, enfin.

ERNESTINE.

Air : Oui, vous avez des droits superbes.

Tant mieux pour lui s’il vous ressemble ;
Cela ne peut pas m’alarmer ;
Même en cet instant il me semble
Que je vais encor plus l’aimer.
Faut-il enfin que je le dise,
Vos défauts ne me font plus peur :
La brusquerie et la franchise
Nous cachent toujours un bon cœur.

BOTTE, à part, avec émotion.

Ah !... elle a de l’esprit, du jugement.

Haut.

Mais enfin s’il était aussi entêté, aussi emporté que moi ?

ERNESTINE.

Je tâcherais de l’adoucir, monsieur.

BOTTE.

Ah ! vous l’adouciriez ? tant mieux ! tant mieux encore ! ainsi, mademoiselle, mon neveu vous convient beaucoup.

ERNESTINE.

Oh ! oui, monsieur.

BOTTE.

Mais si je vous disais de renoncer à lui ?

ERNESTINE.

J’obéirais, monsieur.

BOTTE.

De ne jamais le revoir.

ERNESTINE.

J’obéirais encore.

BOTTE.

Bien, très bien !

 

 

Scène IX

 

BOTTE, ERNESTINE, EDMOND, CHARLES, GEORGES, HOREAU, PAYSANS, PAYSANNES, MADAME JEAN-LOUIS

 

BOTTE.

Edmond ! Charles ! Horeau ! Eh ! accourez donc tous ; approchez, monsieur le fermier, nous avons une grande affaire à terminer ensemble.

CHARLES.

Que veut-il dire ?

HOREAU.

Encore quelque lubie !

EDMOND.

Je vous écoute, monsieur.

BOTTE, à Edmond.

Vous avez élevé cette demoiselle, vous avez formé son cœur à la vertu ; vous êtes donc son véritable père. Je vous la demande en mariage pour Charles, mon neveu.

CHARLES.

Quoi, mon oncle !

BOTTE.

Taisez-vous... Je donne à mon neveu trente mille livres de rente, et après ma mort, le reste de ma fortune que je lui ferai attendre le plus que je pourrai. Je rembourse à M. Edmond ce qui lui est dû sur le prix du château. Eh bien ! ma demande vous est-elle agréable ?

EDMOND.

Ah ! monsieur, il n’y a qu’une âme comme la vôtre !...

Georges, qui a écouté cette scène, sort vivement. sans être vu.

BOTTE.

Il n’est pas question de mon âme. Ma demande vous est-elle agréable ? ventrebleu ! répondez oui, ou non !

CHARLES.

Oui...

BOTTE.

Paix... !

EDMOND.

Oui, monsieur, c’est remplir tous mes vœux.

ERNESTINE.

Mais, monsieur... mon père... il est absent.

BOTTE.

Vous aurez une fortune à lui offrir s’il rentre dans sa patrie.

ERNESTINE.

Mais pourtant...

EDMOND.

Notre demoiselle, écoutez celui que vous avez aussi nommé votre père.

Air de la Sentinelle.

Comment ! ici vous hésitez, je crois,
Quand cet hymen comble notre espérance.
Pour la première et la dernière fois,
De vous, ma fill’, j’réclam’ l’obéissance.
Depuis longtemps vous connaissez mon cœur :
Je vous aime plus que personne.
Quand j’vous s’courus dans le malheur,
J’ai ben l’droit d’fair’ votre bonheur.

Il unit la main d’Ernestine à celle de Charles.

Soyez heureuse... je l’ordonne.

BOTTE.

Ah ! c’est bien heureux.

EDMOND.

Mais Georges... où est-il ? Madame Jean-Louis, courez, allez lui annoncer cette bonne nouvelle.

MADAME JEAN-LOUIS.

Oui, père Edmond, j’y courons, et je vous promettons de danser une contredanse de plus en l’honneur de monsieur Botte... Ah ! quel homme ! quel homme !...

Elle sort.

 

 

Scène X

 

BOTTE, HOREAU, EDMOND, CHARLES, ERNESTINE, puis D’ÉGLIGNY

 

BOTTE.

Ah ! voilà donc une affaire faite ! En attendant le notaire, allons nous mettre à table, j’ai une faim de tous les diables.

HOREAU.

Maintenant, je n’y vois pas le moindre inconvénient,

Ils font un mouvement pour sortir ; d’Égligny entre.

D’ÉGLIGNY.

Veuillez, messieurs, m’excuser si je viens troubler votre bonheur : mais j’avais promis à mademoiselle d’Arancey de la voir avant de quitter le village, et la nouvelle que je viens d’apprendre m’a forcé de hâter le moment de cette entrevue.

BOTTE.

C’est fort bien, monsieur, mais parlez vite car le repas est servi, et vous connaissez le proverbe.

D’ÉGLIGNY, présentant une lettre à Ernestine.

Mademoiselle, cette lettre vous instruira de tout.

ERNESTINE.

Une lettre ? qui peut m’écrire ?

Ouvrant la lettre.

Le marquis d’Arancey !... mon père !...

TOUS.

Son père !...

HOREAU.

C’est singulier.

ERNESTINE, après avoir parcouru la lettre.

Ah ! je ne puis achever ; tenez, monsieur, lisez...

BOTTE, lisant.

Paris, 15 septembre 1799.

« Je viens enfin d’être rappelé de mon exil, et j’ai appris qu’un jeune homme, le neveu de monsieur Botte, venait souvent à la ferme d’Arancey ; si ma fille avait pu concevoir la pensée d’un hymen aussi disproportionné, je déclare d’avance que je ne donnerai jamais mon consentement à ce mariage, dont l’idée seule devrait révolter son orgueil ;

À part.

Son orgueil.

Continuant.

J’ai d’autres vues sur elle ; je l’attends à Paris dans l’hôtel que j’habite. J’oublierai ce que j’ai souffert, si je la trouve soumise.

« Signé, LE MARQUIS D’ARANCEY. »

ERNESTINE et CHARLES.

Tout est perdu !

BOTTE.

Toujours le même ! mais heureusement j’ai dans mon portefeuille des armes dont je saurai faire usage ! je le verrai, je lui parlerai, morbleu...

HOREAU.

Comment, vous lui parlerez ?

BOTTE.

Oui, je lui parlerai, et de la bonne manière, encore.

 

 

Scène XI

 

BOTTE, HOREAU, EDMOND, CHARLES, ERNESTINE, D’ÉGLIGNY, JEAN-LOUIS, MADAME JEAN-LOUIS

 

Chœur.

Final de M. Adam.

Ensemble.

{ MADAME JEAN-LOUIS, CHŒUR en entrant.

{Ah ! pour nous quelle douleur amère,
{ Plaignons tous, plaignons un pauvre père,
{ Ah ! quel affreux événement,
{ Plaignons, plaignons tous son tourment.

{ BOTTE, EDMOND.

{ Parlez, mais qu’est-ce donc... parlez...

{ BOTTE.

{ Silence,
{ Voyez un peu quelle insolence,
{ Vous vous moquez de moi, je crois,
{ De me parler tous à la fois.
Parlez, voyons.

MADAME JEAN-LOUIS, à Edmond.

Quelle douleur cruelle,
Monsieur Georg’, votre fils chéri,
En apprenant le mariag’ de mamzelle,
De ce village pour toujours est parti...

TOUS.

Comment !

MADAME JEAN-LOUIS.

De ce villag’ pour toujours est parti.

TOUS.

Ô ciel !

Ensemble.

{ EDMOND.

{ Quoi ! George a quitté son vieux père !
{ Ah ! quel affreux événement !

{ ERNESTINE, à part.

{ Son secret n’est plus un mystère,
{ Je le devine maintenant.

{ TOUS.

{ Affreux tourment !

BOTTE.

Vit-on jamais un pareil caractère,
Ce drôle-là nous met dans l’embarras,
Mais n’importe, bientôt, j’espère,
Je le remettrai dans vos bras...
Mes amis { courons sur ses pas...
                 { courez

HOREAU.

Moi je vois, d’après cette affaire,
Que nous ne déjeunerons pas.

ENSEMBLE GÉNÉRAL.

Ah ! quelle aventure singulière,
Et combien je prévois de malheur !
Plaignons } tous un pauvre père,
Plaignez   }
Car il n’est pour lui plus de bonheur.

ERNESTINE, à Botte.

Il faut obéir à mon père,
Mais c’est en vous seul que j’espère,
Pour me rendre un jour le bonheur.

Reprise de l’ENSEMBLE.

Ah ! quelle aventure, etc.
Ne { perdons pas courage, amis { partons,
      { perdez                                   { partez,
Ne { perdons pas courage, amis { courons.
      { perdez                                { courez.

 

 

ACTE III

 

La scène se passe à Paris, dans un salon, chez Monsieur d’Arancey.

 

 

Scène première

 

D’ARANCEY, EDMOND

 

Monsieur d’Arancey est à une table ; Edmond est debout devant lui, le chapeau à la main.

D’ARANCEY, examinant des papiers.

Tout est parfaitement en règle. Je n’oublierai pas, Edmond, votre conduite envers moi, les sacrifices que vous avez faits pour conserver mes biens, et surtout les soins que vous avez donnés à ma fille...

EDMOND.

Mais, not’maître, je ne suis pas le seul à qui vous ayez c’te obligation-là... mes faibles moyens ne me permettaient pas...

D’ARANCEY.

C’est bon... tout sera fidèlement remboursé, mais je désire pour cette affaire n’avoir de relations qu’avec vous...

EDMOND.

Ça suffit, monsieur ; il y a ben encore quelques papiers de créances, mais ils étaient entre les mains de mon pauvre Georges, et depuis son départ...

D’ARANCEY.

Ah ! votre fils ?... en effet j’ai appris sa disparition, et on ignore le motif de son éloignement ?...

EDMOND.

Hélas ! oui ; il ne l’a pas même confié à son vieux père... il a pu m’abandonner ! mon Georges !

D’ARANCEY.

Vous le reverrez bientôt, sans doute...

EDMOND.

Air : Vaudeville des Scythes et des Amazones.

Non, pour jamais il a quitté son père,
Et maintenant j’ai perdu tout espoir ;
Assis auprès d’mon foyer solitaire,
Je l’attendrai vainement chaque soir.
Ah ! je le sens, on décline à mon âge,
Les jamb’s déjà commencent à plier ;
Et l’on n’peut pas aller loin dans l’voyage,
Quand on n’a plus personn’ pour s’appuyer !

D’Arancey serre la main d’Edmond avec intérêt.

 

 

Scène II

 

D’ARANCEY, EDMOND, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. le chevalier d’Égligny.

D’ARANCEY.

Mon cher Edmond, retournez dans cet appartement, et dites à ma fille que je désire lui parler...

EDMOND.

Je me retire, monsieur.

D’ARANCEY.

Allez, digne Edmond, et croyez que je saurai reconnaître tous les sacrifices que vous avez faits pour moi.

Edmond se retire ; le domestique aussi.

 

 

Scène III

 

D’ARANCEY, D’ÉGLIGNY, en costume d’officier supérieur

 

D’ARANCEY.

Enfin, vous voilà, mon cher d’Égligny. Je vous attendais avec impatience !...

D’ÉGLIGNY.

Eh bien ! mon ami, mademoiselle d’Arancey est-elle arrivée ?

D’ARANCEY.

Selon mes ordres, Edmond l’a ramenée avec lui. Il me reste à vous remercier des soins que vous avez pris pour remplir la mission dont je vous avais chargé ; c’est une obligation de plus à ajouter à celles que je vous ai déjà !...

D’ÉGLIGNY.

Ne suis-je pas votre parent, d’Arancey, et surtout votre ami ?

D’ARANCEY.

Oui, mon meilleur ami, vous me l’avez prouvé... mais parlons de ma fille !...

D’ÉGLIGNY.

Oh ! bien volontiers !

D’ARANCEY.

Comment la trouvez-vous ?

D’ÉGLIGNY.

Elle est charmante, et...

D’ARANCEY.

Chevalier, je vous dois beaucoup. Ne prévoyez-vous pas ce que je pourrais faire pour vous ?

D’ÉGLIGNY.

Ah ! bien plus que je ne mérite ?... quoi, votre Ernestine ?...

D’ARANCEY.

Elle acquittera son père.

D’ÉGLIGNY.

Je l’avoue, ce bonheur passerait mes espérances ! cependant...

D’ARANCEY.

Je devine votre pensée... mais rassurez-vous, Chevalier, j’ai déjà parlé à ma fille, et j’espère qu’elle respectera mes volontés, surtout lorsqu’elle saura tout ce que vous avez fait pour moi. La voici, ne songez qu’à lui plaire...

 

 

Scène IV

 

D’ARANCEY, D’ÉGLIGNY, ERNESTINE

 

ERNESTINE.

Vous m’avez fait demander, mon père, et je me rends à vos ordres...

Apercevant d’Égligny.

Vous ici, monsieur ?...

D’ARANCEY.

Ma fille, je vous présente notre parent, le fils du comte d’Égligny... N’oubliez jamais que c’est à lui, à son noble dévouement que vous devez de revoir votre père !...

Air.

Errant, proscrit sur la rive étrangère,
Je gémissais sans appui, sans secours ;
Ses soins touchants ont calmé ma misère,
Au prix des siens il a sauvé mes jours.
Puisque le sort comble mon espérance,
Je puis enfin m’acquitter aujourd’hui.
Il a jadis partagé ma souffrance,
Je suis heureux, je veux l’être avec lui.

ERNESTINE.

Monsieur a des droits sacrés à ma reconnaissance !

D’ÉGLIGNY.

Avant de vous avoir vue, mademoiselle, j’en étais moins fier...

D’ARANCEY.

Ces sentiments dans lesquels j’aime à vous voir, ma fille, vous prépareront sans doute à écouter favorablement la proposition que je vais vous faire...

ERNESTINE.

Vous savez déjà, mon père, que vous pouvez compter sur ma soumission !...

D’ARANCEY.

J’y compte en effet... Écoutez-moi !... Le chevalier joint à tout ce qui peut plaire les qualités qui forcent à l’estime... Sa famille est distinguée, vous le savez ; votre vue a fait sur lui une vive impression, il vous convient, et c’est lui que je vous destine...

ERNESTINE, émue.

Mon père !

D’ARANCEY.

Oui, voilà le plan de bonheur que je formais depuis longtemps... Mon ami, nous serons réunis pour toujours ! D’Égligny quittera le service et j’oublierai auprès de mes enfants tous les maux que j’ai soufferts.

D’ÉGLIGNY, allant vers Ernestine.

Mais qu’avez-vous, mademoiselle ? vous paraissez vivement agitée !

D’ARANCEY.

En effet, Ernestine, vous pâlissez ! Qu’avez-vous ? Répondez !...

ERNESTINE.

Ma réponse est prête... Je puis vous obéir... renoncer au bonheur... mais un autre... un autre... Jamais !...

D’ÉGLIGNY, à part.

Qu’ai-je entendu ?

D’ARANCEY.

Songez, mademoiselle, à ce que vous devez à votre père !...

 

 

Scène V

 

D’ARANCEY, D’ÉGLIGNY, ERNESTINE, UN DOMESTIQUE, ensuite MONSIEUR BOTTE

 

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Botte.

ERNESTINE.

Ah ! je respire !...

Le domestique sort.

BOTTE, entrant.

Me voilà, moi !

D’ARANCEY.

Je n’aurais pas cru, monsieur, qu’on poussât le défaut d’égards...

BOTTE.

Jusqu’à parler malgré eux à ceux qui ne veulent pas nous entendre ! Chacun a sa manière, monsieur ; moi, je n’aime pas à faire six lieues pour rien. Au reste, je suis fort aise de vous trouver réunis à Paris !... Je vous dirai votre fait à tous en peu de mots, et je me retirerai ensuite !

D’ARANCEY.

Je pense, monsieur, que vous feriez beaucoup mieux de vous retirer auparavant.

BOTTE.

Je ne me retirerai pourtant qu’après ! Mademoiselle me présente un siège, je l’accepte ! Je n’aime pas à parler debout...

Il s’assied.

Faites comme moi, messieurs, mettez-vous à votre aise !

D’ARANCEY.

Mais il est incroyable !...

BOTTE.

Ah ! vous ne voulez pas vous asseoir ? Tout comme il vous plaira. Je commence. Je vous dirai d’abord, monsieur le chevalier, que vous êtes bien tourné et que vous pouvez être très aimable, c’est possible ! Mademoiselle est charmante ! Je suppose qu’on vous la destine, et que vous en êtes fort aise ! Tout cela est très simple... Mais j’ai un neveu, monsieur !...

D’ÉGLIGNY.

Eh bien ! monsieur ?

BOTTE.

Eh bien ! monsieur, ce neveu est encore mieux que vous, sans flatterie ! Il adore mademoiselle et en est tendrement aimé !

D’ARANCEY.

Je vous supplie, monsieur Botte !...

BOTTE.

Supplications inutiles ! Je suis venu ici pour parler, et je parlerai !...

À d’Égligny.

Avez-vous réfléchi, monsieur, à votre position ? Mademoiselle est aussi sage que belle... elle est capable d’obéir à son père ! Jugez alors quelle source inépuisable de regrets vous vous préparez !

D’ARANCEY.

Monsieur, de grâce !...

BOTTE, tournant son siège du côté de d’Arancey.

Et vous, père injuste, qu’on ne connaît que depuis un jour, et qui marquez ce jour par des actes de tyrannie, ne redoutez-vous pas les suites de votre violence ?...

D’ARANCEY.

Je ne dois compte de ma conduite à personne !

BOTTE.

Vous avez peut-être raison ! Mais échapperez-vous au cri de votre conscience, qui vous répètera sans cesse : « Tu as été le bourreau de ta fille ! »

D’ÉGLIGNY.

Monsieur, de grâce !... Monsieur d’Arancey se rappelle les obligations qu’il vous a, mais peut-être abusez-vous de votre position et de la sienne !

BOTTE.

C’est possible encore Mais je vous ai dit à tous deux ce que je pensais... je dois aussi la vérité à mademoiselle, et elle n’échappera pas à son austérité !...

Se levant.

Mademoiselle, un père injuste n’en est pas moins respectable. Vous avez pu disposer de vous en son absence ; son retour le rétablit dans ses droits. Quel droit plus sacré pour un père que celui de disposer de sa fille ! que deviendraient le repos, l’harmonie des familles, si l’enfance s’établissait juge dans sa propre cause ! Si votre père vous déclare qu’un autre hymen assure le bonheur de sa vie, vous ne pouvez balancer, vous devez obéir !... vous pleurez ? ce ne sont point des larmes que je vous demande, c’est votre consentement !... il est pénible à donner, je le sens ; mais où serait le mérite de la vertu, s’il n’en coûtait rien pour l’exercer ?

ERNESTINE.

Ah ! monsieur !

D’ÉGLIGNY, à part.

Cet homme est surprenant.

D’ARANCEY.

Bien ! monsieur, mais c’est par-là qu’il eût fallu commencer !

BOTTE.

Allons, mademoiselle, du courage ! ayez le noble orgueil d’être parfaite en tout !... remplissez ce pénible devoir, et quant à votre père, tant pis pour lui s’il ne fait pas le sien !

ERNESTINE.

Monsieur, vous m’avez accoutumée à vous obéir... du moins j’aurai conservé votre estime !

Tirant un anneau de son doigt.

Air du Maître du château.

Quand je livrais mon cœur à l’espérance,
Vous le savez, j’avais reçu de lui
Ce don si doux d’amour et de constance ;
Reprenez-le, cet anneau !... le voici !
Puisqu’il le faut, je serai généreuse,
Remettez-lui ce gage de sa foi ;
Mais dites-lui que je suis bien heureuse,
Et le malheur ne sera que pour moi !...

BOTTE.

Bien !... très bien ! elle devait obéir ; il le fallait !... mais cet effort ne restera pas sans récompense ! Monsieur d’Arancey, ce mariage auquel elle a consenti, ne se fera pas !...

D’ARANCEY.

Que voulez-vous dire ?

BOTTE.

Je veux dire qu’elle épousera mon Charles... voilà, je crois, du positif !...

D’ARANCEY.

Vous engagez ma fille à retirer sa parole ?

BOTTE.

Non ! mais vous la lui rendrez vous même !...

D’ARANCEY.

Jamais !

BOTTE.

C’est ce que nous verrons ! mais tenez-vous sur vos gardes !... adieu, ma nièce, respectez l’engagement que vous avez contracté !...

Revenant.

Monsieur, de vous à moi c’est guerre ouverte !...

Prenant la main d’Ernestine.

Ma chère nièce ! ma chère petite nièce !...

DARANCEY.

Sortirez-vous enfin, monsieur ?

BOTTE.

Je sors, monsieur, parce que je n’ai plus rien à dire !...

Il sort.

 

 

Scène VI

 

ERNESTINE, D’ÉGLIGNY, D’ARANCEY

 

D’ARANCEY.

Peut-on pousser plus loin l’audace et l’inconvenance ?

D’ÉGLIGNY.

Mademoiselle, je sens que ma présence vous deviendrait importune...

D’ARANCEY.

Je vais donner des ordres pour qu’à l’avenir ma porte lui soit fermée !... suivez-moi, mon ami, et comptez toujours sur ma parole !...

D’Égligny et d’Arancey sortent.

 

 

Scène VII

 

ERNESTINE, puis GEORGES

 

ERNESTINE.

Que de maux je prévois ! dois-je donc faire le malheur de tous ceux qui m’étaient chers ?

GEORGES, en veste militaire, dans le fond, à un domestique.

Monsieur d’Arancey est là ? merci ! Je vais le trouver...

ERNESTINE.

C’est la voix de Georges !

GEORGES.

Mam’zelle Ernestine !

ERNESTINE.

C’est vous, Georges ? quel changement ! cet habit !...

GEORGES.

Oui, mademoiselle, je suis soldat.

ERNESTINE.

Était-ce donc là ce secret que vous vouliez me cacher ?...

GEORGES.

Peut-être, mam’zelle !... mais ne parlons pas de ça... hier, en quittant précipitamment le village, j’avais oublié de vous remettre ces papiers, et je m’en vas les porter à monsieur vot’père !...

ERNESTINE.

Mais pourquoi ne pas me les donner, à moi ? Oubliez-vous qu’autrefois, pour rendre vos comptes, vous ne vous adressiez pas à d’autres ?... Donnez, donnez, Georges !

GEORGES.

Les voilà, mamzelle !...

ERNESTINE, ouvrant les papiers.

Que vois-je ? c’est cette créance qui nous avait donné tant d’inquiétude, et que depuis on n’est jamais venu réclamer !

GEORGES.

Oui, mam’zelle ; un jour qu’on venait pour saisir au château, je n’ai pas voulu le souffrir... J’ai été chercher mes économies... et on n’est plus revenu...

ERNESTINE.

Bon Georges ! mon père vous remboursera ; mais moi, je conserverai toujours ce papier.

GEORGES.

Tant mieux ! quand je serai loin, ça vous fera penser quelquefois à moi !...

ERNESTINE.

Vous allez donc partir ?... Vous abandonnez votre père ?...

GEORGES, ému.

Ah ! je vous en prie, mam’zelle... ça fait trop de peine...

ERNESTINE.

Mais avant de vous éloigner, ne voudriez-vous pas l’embrasser encore ?

GEORGES.

Ah ! si je pouvais !... Mais je n’ai plus le temps de rétourner à la ferme... Pourtant ça m’aurait fait tant de bien !

Air de Lantara.

Un r’gard eût doublé mon courage,
Un mot eût calmé mon tourment ;
Ça rend plus léger le bagage,
On a moins d’regrets en partant.
Quand l’ennemi menace la frontière,
Et quand, l’cœur pur, on s’élance au combat,
L’amour du sol et l’adieu d’un bon père
D’un jeun’ conscrit font bien vite un soldat.

ERNESTINE.

Georges, il est ici !

GEORGES.

Mon père ?

ERNESTINE.

Oui, dans cet appartement !

GEORGES.

Ah ! je cours !... Mais peut-être qu’il ne voudra pas me pardonner !

 

 

Scène VIII

 

ERNESTINE, GEORGES, EDMOND, D’ARANCEY

 

EDMOND.

Notre maître, je prends congé de vous, et je m’en vas retourner seul au village...

GEORGES, avec hésitation.

Le voilà ! Je n’ose plus avancer !

ERNESTINE.

Laissez-moi faire...

Elle s’avance vers Edmond.

Mon bon père, avant votre départ, j’ai quelque chose à vous dire... Il y a là quelqu’un...

EDMOND, ému.

Qui donc, mam’zelle ?

Ernestine, qui se trouvait placée devant Georges, se recule et découvre Georges qui a mis un genou en terre, et qui s’incline devant son père.

GEORGES, d’un ton suppliant.

Mon père ?...

EDMOND.

Georges ! mon fils ! viens dans mes bras !

Ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre. Bas à Georges.

Ne dis rien devant eux... J’ai tout deviné ! Je te pardonne !

ERNESTINE, à part.

Pauvre Georges !

D’ARANCEY.

Air : J’étais seule encor dans la vie (de Blangini).

Quoi ! vous partez ?

GEORGES.

Aujourd’hui même :
C’est mon devoir, je m’y soumets !

S’inclinant.

Adieu, vous que j’respecte et qu’j’aime !

ERNESTINE.

Comptez toujours sur nos regrets.

EDMOND.

Cet habit-là je l’portai comme toi...
Devant l’enn’mi remplace-moi !

GEORGES, à demi-voix.

Oui, désormais au fond d’mon cœur
Je n’laiss’rai de plac’ qu’à l’honneur.
Adieu !

TOUS.

Adieu !

Un domestique conduit Edmond et Georges qui sortent par la gauche.

 

 

Scène IX

 

ERNESTINE, D’ARANCEY

 

D’ARANCEY, en les regardant partir.

Quel que soit le sort que l’avenir leur prépare, je n’oublierai pas les bons services que j’ai reçus d’eux. Quant à vous, ma fille, songez à ce que vous m’avez promis. Je viens de prendre mes mesures pour que, désormais, nous ne soyons plus exposés aux visites de cet homme bizarre, de cet ancien commerçant dont l’audace...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Horeau.

Il sort.

 

 

Scène X

 

ERNESTINE, D’ARANCEY, HOREAU, BOTTE et CHARLES

 

D’ARANCEY.

Quel est ce nom ?

BOTTE, qui s’était caché derrière Horeau, l’écartant et se présentant.

C’est celui de mon ami, monsieur !

D’ARANCEY.

Encore vous ! monsieur.

BOTTE.

Vous m’aviez fait défendre votre porte, et c’est lui qui vous rend visite... mais comme depuis trente ans, nous sommes inséparables, je suis venu avec lui. D’ailleurs, il est mon ami, mon conseil...

HOREAU.

Il est vrai que...

BOTTE.

Taisez-vous.

D’ARANCEY.

Comment ! vous avez osé ?

BOTTE.

Oui, monsieur, et je vous amène mon neveu ; car je ne suis pas fâché que vous fassiez connaissance avec lui...

D’ARANCEY.

Mais en vérité, monsieur Botte !...

BOTTE.

Monsieur d’Arancey, vous êtes entêté et moi aussi ! vous avez juré de faire le malheur de ces deux enfants, moi, j’ai juré de vous en empêcher !... voici, monsieur, mes dernières propositions. Je suis très riche, et vous ne l’êtes pas ; je n’en suis pas plus fier, mais nous pouvons tous en être plus heureux. Je m’explique. Je vous offre la moitié, et s’il le faut, les trois quarts de ma fortune, et je ne vous demande pour cela que de consentir au mariage de ces deux enfants qui s’aiment et qui ne peuvent vivre l’un sans l’autre. Si vous acceptez, c’est moi qui vous devrai de la reconnaissance. Prononcez maintenant ! mon neveu est-il votre gendre ?

D’ARANCEY.

J’admire votre désintéressement ; mais je ne puis en profiter... une alliance ne saurait exister entre nos deux familles... non, mon cher Botte.

BOTTE.

Je crois vous comprendre, mon cher d’Arancey ! et pourquoi votre fille rougirait-elle s’il vous plaît, de s’allier à nous ? voyons, récapitulons ! votre bisaïeul était contre-amiral, et le mien matelot ; jusque là l’avantage est pour vous !... votre aïeul était maréchal de camp, et le mien pilote ; ici, l’avantage décline un peu !... votre père était colonel ; le mien était capitaine, propriétaire de son navire... il y a déjà quelque rapprochement. Vous, vous avez mangé une partie de votre bien ; moi, j’ai été l’homme de l’état à qui j’ai prêté des fonds. En temps de paix, j’ai envoyé des flottes marchandes dans les deux Indes ; en temps de guerre, j’ai armé, j’ai fait respecter le pavillon français. J’ai acquis des millions, j’ai fait du bien à tout le monde ; je veux vous en faire à vous, j’en veux faire surtout à votre fille, et, tout bien calculé, morbleu ! la maison d’Arancey peut bien s’allier à la maison Botte et compagnie !

D’ARANCEY.

Quoique vous puissiez dire, monsieur, je n’accepterai que ce que je suis en état de rendre !

BOTTE.

Vous n’avez pas toujours été si difficile !

D’ARANCEY.

Quand je vous ai emprunté soixante mille francs, monsieur, je pouvais vous les rembourser...

BOTTE.

Je ne m’en suis pas aperçu !

D’ARANCEY.

Toutes mes dettes ont été payées sur le prix de mes biens !

BOTTE.

Je ne l’ai pas été, moi, monsieur, je ne me suis pas présenté !

D’ARANCEY.

Je ne comprends pas la raison...

BOTTE.

La voici ! je ne connais plus de débiteurs, dès qu’ils sont dans l’infortune ! Vous ne pouvez me payer ces effets ?...

D’ARANCEY.

Mais, monsieur, j’espère que vous voudrez bien attendre...

BOTTE.

Non, monsieur, je n’attendrai pas ! mais vous pourriez croire que je veux forcer votre volonté par ce moyen ?

Déchirant les billets.

Voilà vos soixante mille francs !

HOREAU.

Que faites vous, mon ami ?

BOTTE.

Je déchire ce qui m’appartient !... Maintenant puisqu’il est décidé que vous avez résolu le malheur de votre fille, partons, Charles, partons ! nous tâcherons de trouver une autre Ernestine, si c’est possible ; tu l’épouseras, et à nous trois nous ferons le bonheur de tout ce qui nous entourera !

Pendant cette dernière tirade, il a pris à plusieurs reprises du tabac dans la tabatière d’Horeau, avec une grande agitation.

Air de Préville et Taconnet.

Je chercherai le malheur, l’indigence ;
Autour de moi je veux qu’on soit heureux ;
Je répandrai le bonheur et l’aisance,
Et je viendrai vivre exprès sous vos yeux :
Peut-être alors vous me jugerez mieux.
J’enrichirai d’abord tous ceux que j’aime ;
Et si le sort vient à vous affliger,
Vous me verrez, prompt à vous obliger,
Tout partager en frère avec vous-même,
Et tout cela pour vous faire enrager !...
Oui, partager en frère avec vous-même,
Et tout cela pour vous faire enrager !

D’ARANCEY, lui prenant la main.

Ah ! monsieur Botte, si ma parole n’était pas engagée !...

BOTTE.

Sortons, sortons, mon neveu !

 

 

Scène XI

 

ERNESTINE, D’ARANCEY, HOREAU, BOTTE, CHARLES, D’ÉGLIGNY, ensuite GEORGES

 

D’ÉGLIGNY, qui est entré sur la fin du couplet.

Restez, monsieur Charles !...

À d’Arancey.

Mon ami, si vous m’avez quelques obligations, je vous rends votre parole et vous demande pour récompense le bonheur de mademoiselle Ernestine...

D’ARANCEY.

Mon cher monsieur Botte, touchez là !... Votre bonté l’emporte !

BOTTE.

Ah !... je l’avais bien dit je veux que ce mariage se fasse... et corbleu ! il se fera ;

Les unissant.

le voilà fait !... Eh bien, Charles ?

CHARLES.

Ah ! mon oncle !

BOTTE.

Voulez-vous m’embrasser, ma nièce ?

ERNESTINE.

Ah ! de tout mon cœur !

Georges entre en costume militaire complet.

GEORGES, à d’Égligny.

Mon commandant, le régiment vient de se mettre en marche... On vous attend !

Ici on entend les tambours d’un régiment de ligne qui est censé passer dans la rue.

BOTTE.

Monsieur d’Égligny, je vous estime ! Après la campagne, je gage que je vous reverrai avec les épaulettes de colonel, et ce garçon-là

Montrant Georges.

avec celles de lieutenant !

D’Égligny presse la main de d’ Arancey, et baise celle d’Ernestine, tandis que Georges porte la main à son chapeau.

BOTTE.

Eh bien ! monsieur Horeau, êtes-vous content de moi ?

HOREAU, froidement.

Enchanté, Botte.

Ici les tambours cessent et la musique du régiment joue une marche : Georges donne la main à Charles, Botte à d’Égligny, et les deux militaires s’éloignent sur la fin de l’air.

Final d’Ad. Adam.

BOTTE, à Georges et à d’Égligny.

Nous sommes heureux pour la vie,
Grâce à votre cœur généreux,
Partez... une femme chérie
Au retour comblera vos vœux.

GEORGES.

Un soldat s’ doit à sa patrie,
Il n’a pas le temps d’être heureux.

ENSEMBLE.

Entendez-vous le régiment,
Le tambour { nous dit : en avant !
                     { vous
Un jour nous serons réunis,
Ou je s’rai mort pour mon pays.
Si, j’en crois mon cœur, mes amis,
Un jour, nous serons réunis.

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