Molière à Nantes (MARCEL-BRIOL)

À-propos historique en vers, en un acte et deux tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Salle Graslin, le 15 janvier 1863.

 

Personnages

 

MOLIÈRE, directeur d’une troupe ambulante

DUPARC, dit GROS-RÉNÉ, son pensionnaire

DE BRIE, son pensionnaire

BRÉCOURT, son pensionnaire

UN BOURGEOIS de Nantes

LA MUSE DE LA COMÉDIE

MAGDELAINE BÉJARD

LAFOREST, servante de Molière

LES ŒUVRES de Molière

TOUT LE PERSONNEL lyrique, dramatique et chorégraphique

 

La scène se passe à Nantes, rue Saint-Léonard, le 15 janvier 1646.

 

 

AU LECTEUR

 

Pour faire un à-propos historique et local qui fut en rapport avec l’anniversaire que la France littéraire et dramatique célèbre annuellement le 15 janvier, – que me fallait-il ?...

Un portrait moral, – un fait historique appartenant à la ville, – plus, – des preuves authentiques. – Cher lecteur !... lisez et jugez.

D’abord le portrait !... – Le digne émule de Balzac, Frédéric Soulié, dans ses Mémoires du Diable, m’en offre la plus souriante esquisse. – Je cite textuellement le fragment qu’on va lire :

  « – Eh bien ! dit le Diable, à Luizzi, as-tu jamais lu Molière ?...
  – Oui, je l’ai lu, lu et relu.
  – Eh bien ! puisque tu l’as lu, lu et relu, as-tu jamais remarqué que ce poète bouffon avait la pensée la plus grave de son époque ? As-tu jamais remarqué que cet écrivain, qui a parlé de tout en termes si crus a été l’âme la plus chaste de son temps ? As-tu jamais remarqué que ce moqueur si plaisant a été le cœur le plus mélancolique de son siècle ? »

Passons au fait historique et local. – Je trouve à la page 317 de l’Histoire de Nantes, par M. A. Guépin, les lignes suivantes :

« Le 23 avril 1645, une troupe de comédiens obtint l’autorisation de s’établir au Jeu-de-Paume, rue Saint-Léonard, et d’y donner des représentations ; elle était dirigée par Molière lui-même, qui dressa son théâtre sur des tréteaux. »

Une plaque commémorative indique encore le local où joua cette troupe qui composait l’Illustre Théâtre.

Pour preuves authentiques, j’emprunte d’abord à Voltaire la note ci-après :

« Avant de prendre le nom de Molière, Poquelin s’associa quelques jeunes gens qui avaient du talent pour la déclamation. Ils jouaient au faubourg Saint-Germain et au quartier Saint-Paul. Cette société éclipsa bientôt toutes les autres ; on l’appela l’Illustre Théâtre. » (VIE DE MOLIÈRE).

Le Dictionnaire de Dézobry et Bachelet dit à la page 1820, t. II :

« Devenu chef de la Troupe, il quitta Paris à la fin de 1645 ; il parcourut avec elle la province, s’essayant au métier d’auteur par des canevas dont la tradition nous a conservés les titres : Le Maître d’École, – La Jalousie de Barbouillé, – Le Docteur amoureux, – Les trois Docteurs rivaux, – Le Médecin volant, etc. etc., où il sut reprendre plus tard de bonnes scènes. »

Et il ajoute :

« Cette partie de sa vie est très peu connue. »

Voltaire dit encore « qu’il fut accompagné dans cette excursion par les frères Duparc, – de Brie, – et la Béjard. »

Donc, pour le fond, nous sommes dans le vrai ; quant à la forme, le public appréciera. Je livre mon opuscule à sa juste critique et m’incline devant sa décision, – quelle qu’elle soit.

 

M. B.

 

 

Premier Tableau

 

LE THÉÂTRE SAINT-LÉONARD

 

Un intérieur rustique avec portes latérales. Au fond, exhaussé sur des tonneaux, un petit théâtre encore embarrassé des accessoires de la dernière représentation. La rampe est formée par des bobèches en fer blanc contenant des chandelles presque finies. Sur la capote du trou du souffleur, on voit une paire de mouchettes ; çà et là, reposent sur un pupitre ; des papiers de musique et des instruments épars. Fauteuils, banquettes, chaises, garnissent le devant et les côtés du théâtre.

 

 

Scène première

 

GROS-RENÉ, BRÉCOURT, DE BRIE et AUTRES COMÉDIENS

 

DE BRIE.

Allons ! sus, dépêchons ! il nous faut détaler.

Toi, Gros-René, cours vite et va faire atteler.

GROS-RENÉ, déclamant.

Régisseur, j’obéis. – Par moi, nos rossinantes

Entraîneront bientôt la troupe loin de Nantes,

Où depuis huit grands mois, grâce à son directeur...

DE BRIE, avec autorité.

Bavard ! partiras-tu !

GROS-RENÉ, s’asseyant.

J’obéis, régisseur.

BRÉCOURT, ramenant la conversation.

Grâce à son Directeur. – Voyons ! qu’allais-tu dire ?

GROS-RENÉ, avec emphase et appuyant.

Grâce à son Directeur remplit sa tirelire,

Et savoure à longs-traits ce vin blanc, clair et sec,

Dont Gros-René parfois se rafraîchit le bec.

BRÉCOURT, riant.

Sans Molière il est vrai, notre Illustre Théâtre...

GROS-RENÉ.

Serait déjà coulé.

DE BRIE.

Mais pars donc !

GROS BENÉ.

Gentillâtre !

Je pars doucettement, point ne veux me presser,

Et vais comme un lézard au soleil paresser.

DE BRIE.

Ce gros indolent là, sur ma foi ferait croire

Qu’au théâtre on ne fait que sommeiller et boire.

Que de gens croient cela. – Pour mon compte, je sais

Ce qu’il en coûte hélas ! pour arriver...

BRÉCOURT, qui est près de la table.

Assez !

Vas-tu recommencer mille jérémiades.

Oublions nos ennuis. – Çà, mes chers camarades ?

Je m’aperçois trop tard par ce calendrier,

Qu’aujourd’hui nous tenons...

DE BRIE.

Quoi ?

BRÉCOURT.

Le quinze janvier.

DE BRIE.

Eh bien ! qu’a de commun avec notre voyage

Cette date. – Partons !

BRÉCOURT.

Cesse tout bavardage

À ton tour sois muet. – Mes amis ! ce grand jour

A vu naître Molière. – Honorons son retour ;

Et pour fêter l’ami qui nous dirige en père,

Retardons le départ.

GROS-RENÉ, qui écoutait de la porte.

Puis faisons bonne chère.

DE BRIE.

Il n’est bon qu’à manger celui-là.

GROS-RENÉ.

Régisseur !

J’ai du ventre, c’est vrai, mais je suis plein de cœur.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, MAGDELAINE BÉJARD, LAFOREST

 

MAGDELAINE, entrant de droite.

On se querelle ici.

BRÉCOURT.

Point du tout, on discute.

DE BRIE, tendant la main à Gros René.

Entre de vrais amis il n’est point de dispute.

LAFOREST.

Et de quoi s’agit-il ?

DE BRIE.

Moi, je voudrais partir,

Eux seuls veulent...

BRÉCOURT.

Pardon !

MAGDELAINE et LAFOREST.

Au fait. – Pour en finir.

BRÉCOURT, passant entre elles.

Je vais tout expliquer et vous serez contentes,

Là, nous ne voulons pas nous éloigner de Nantes

Sans fêter en commun, le jour tant fortuné,

Où, pour l’honneur du corps, notre Molière est né.

LAFOREST.

Et nous vous approuvons !

MAGDELAINE.

Dieu ! la charmante idée.

GROS-RENÉ.

Eh bien ! c’est convenu ?... – la question est vidée ?...

Allons tout préparer, – dîner, – discours et fleurs.

MAGDELAINE, se plaçant au milieu.

Et pour fêter l’ami, réunissons nos cœurs.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

MAGDELAINE, LAFOREST

 

MAGDELAINE, regardant à gauche.

Laforest ! il sommeille, et sa tête travaille.

LAFOREST, allant près de l’alcôve.

Il songe à son théâtre et toujours écrivaille.

Devenu comédien ; il s’est fait directeur

Et n’est pas satisfait. – Monsieur veut être auteur.

MAGDELAINE.

Il en a les talents ! et ses farces malignes,

De briller en hauts-lieux ne seraient point indignes :

Vous savez qu’hier soir, le public de céans

L’a couvert de bravos !... – Et les Nantais contents

Ont rappelé trois fois l’acteur-auteur Molière,

Qui n’en est pas plus fier, mais dont sa troupe est fière.

L’auditoire à vrai dire applaudissait si fort,

Que je croyais rêver. Tenez ! – j’en tremble encor.

LAFOREST.

Et moi donc ? Harnibieu ! je crus devenir folle

Tant j’étais ébaubie. – Et perdis la parole.

MAGDELAINE.

Tandis que notre ami, la trouvant à propos,

Rendait ce bon public guilleret et dispos.

Avec attention, chacun prêtait l’oreille.

On n’écoute pas mieux les œuvres de Corneille,

Ce grand rénovateur qui fit crier haro

Sur Hardy, Monchrétien et Balthazar Baro ;

Ce génie incarné, dont la plume classique

Innova dans Paris l’école dramatique,

Ennoblit le théâtre, et fit de nos acteurs

Des comédiens réels et non des bateleurs.

LAFOREST.

Corneille ? ce fameux à qui l’on doit Mélite ?

Molière est son élève ! – Écoute bien petite.

Ce que je vais te dire est plein de vérité,

Et passera sans doute à la postérité.

C’était, – il m’en souvient, – vers l’an seize cent trente ;

Molière avait dix ans. – J’étais alors servante

Chez le sieur Poquelin, ex-maître tapissier

Dans les valets du Roi. – Cet honnête rentier,

De notre ami commun était l’heureux grand-père,

Car c’est un nom d’emprunt que celui de Molière ?

MAGDELAINE.

Je sais. – Il fut porté même assez pauvrement

Par François d’Essartines, auteur d’un doux roman !

La Semaine amoureuse. – Et par un autre encore,

Un acteur-écrivain qu’à cette heure ou ignore.

LAFOREST.

Mais revenons, ma chère, à maître Poquelin.

C’était un bon vieillard à l’air fier et malin,

D’un esprit enjoué, d’humeur presque folâtre,

Aimant avec passion les plaisirs du théâtre.

Et sachant estimer à leur juste valeur

L’artiste de mérite ou l’insipide acteur.

Un beau dimanche enfin, sans en avoir vergogne,

Il nous conduisit tous à l’hôtel de Bourgogne ;

Où je vis acclamer par un public de choix,

Celui qui fait parler les héros et les rois.

C’est là, qu’applaudissant une troupe d’élite,

Avec Molière un soir, je vis jouer Mélite.

Et depuis ce soir-là, je m’en souviens très bien,

L’enfant n’eut qu’un désir : se faire comédien.

Il imita depuis Deslauriers-Bruscambille,

Legrand dit Turlupin, Hugues-Guéret-Guarguille.

C’était plaisir à voir ! – Puis la plume à la main,

On l’eût pris sans mentir pour un docte écrivain.

Alors qu’il eut vingt ans, il quitta la boutique,

Le palais de Thémis, – et la gent Monarchique,

Pour endosser l’habit d’histrion...

MAGDELAINE, regardant à gauche.

Chut ! tout doux !

Silence Laforest ! Molière vient à nous.

LAFOREST.

Dieu me garde jamais de blâmer sa conduite :

Je sais qu’il atteindra le faîte du mérite.

Et si parfois je peste après ce cher enfant,

C’est que je crains pour lui le travail accablant.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, MOLIÈRE

 

MOLIÈRE, allant à elles.

Ma bonne Laforest, ma chère Magdelaine.

LAFOREST, l’envisageant.

Voyez-le tout palot succombant sous la peine.

MOLIÈRE, à Magdelaine.

Voyez l’excellent cour s’inquiétant pour moi.

À Laforest.

Réponds, – qui te tourmente et cause ton effroi ?

LAFOREST.

Je le disais tantôt à la Béjard : – Sa vie

S’épuise en travaillant. – Et je mourrais d’envie

D’aller renverser l’encre et brûler le papier.

Pourquoi passer vos nuits à tant étudier ?

Qu’en aurez-vous de plus à courir tant de lièvres ?

Composer et jouer ; vous gagnerez les fièvres.

Puis vous succomberez, – vous donnant tout ce mal.

MOLIÈRE, riant.

« Pégase est un coursier qui mène à l’hôpital ! »

Je le sais.

LAFOREST, ne comprenant pas.

 Pégase ! hein !

MOLIÈRE.

C’est un cheval.

LAFOREST, en colère.

Un âne,

Molière à l’hôpital ! je veux que Dieu me damne !...

Molière à l’hôpital !...

MOLIÈRE.

Paix ! Laforest !...

LAFOREST.

Oui da !

J’étrillerai tout beau cet ignoble dada.

Ah ! si je le tenais...

MOLIÈRE.

Apaise ta furie.

LAFOREST, s’exaltant.

Molière à l’hôpital ! j’en suis tout ahurie !

MOLIÈRE.

Allons ! allons ! j’ai tort ; j’aurais dû me servir

Du discours usuel sans vouloir l’affadir.

Tu n’es pas Précieuse ! et parlant ton langage,

J’aurais dû converser franchement, sans image,

Seul, je suis Ridicule !... et n’y reviendrai pas.

LAFOREST.

Non ! la bonté pour vous a beaucoup trop d’appas ;

Car je suis une sotte, et vraiment je regrette

De n’avoir pas songé que vous étiez... poète.

Ma foi, que voulez-vous ? – à ce mot d’hôpital,

J’ai senti tout mon sang s’agiter. – Çà fait mal !

Car je vous aime tant !

S’oubliant.

Toi ! mon enfant !...

Se reprenant.

Mon maître !...

Harnibieu ! je suis vive... autant que le salpêtre ;

Je m’enflamme du coup ! Puis, le cœur sur la main

Je dis ce que je pense. – Allons ! soyez humain,

Oubliez ma sottise et comblez mon attente.

Molière ! – pardonnez à votre humble servante.

Elle veut s’agenouiller.

MOLIÈRE, la relevant avec bonté.

Te pardonner ? Pourquoi ? Qu’as-tu donc fait de mal ?

C’est moi qui suis un rustre, – un Fâcheux, – un brutal,

Car enfin, raisonnons, j’aurai bien dû comprendre

Qu’en te parlant ainsi, tu ne pouvais m’entendre,

Et je viens, à mon tour, te dire avec émoi :

Ma bonne Laforest !... – allons ! pardonne moi.

Il s’agenouille, Laforest le relève et lui tend la main ; Molière l’attire à lui et la baise respectueusement sur le front.

MAGDELAINE, à part.

Oh ! les excellents cours ! Mon âme est tout émue.

Elle se détourne pour essuyer une larme.

LAFOREST, pleurant de joie.

Ciel ! comme un bon baiser vous touche et vous remue,

Je me sens tressaillir, et devine aisément

Le bonheur d’un époux, le bonheur d’un amant ;

Mais j’aime cent fois mieux son embrassade austère !

Ah ! que n’est-il mon fils !... – Que ne suis-je sa mère.

Elle sort à droite.

 

 

Scène V

 

MOLIÈRE, MAGDELAINE

 

MAGDELAINE.

Laforest a raison, je suis de son avis ;

Ah ! si tous nos conseils par vous étaient suivis

Vous useriez bien moins votre frêle existence.

MOLIÈRE.

Vivre pour ceux que j’aime est toute ma science ;

Mais vivre sans travail pour moi serait la mort.

MAGDELAINE.

Tout excès est nuisible, – allons ! un noble effort !

Comprimez les élans de votre âme inquiète,

Et maîtrisez l’ardeur qui bout dans votre tête.

MOLIÈRE.

Magdelaine ! votre âme avec la mienne est sœur,

Et Dieu qui nous créa, nous fit le même cœur.

Vous grondez doucement par excès de tendresse :

Mais gronderiez plus fort si j’aimais la paresse.

Combien de fois le soir en me disant : Adieu !

M’avez-vous répété : Le travail plaît à Dieu !...

MAGDELAINE.

Oui, le travail lui plaît autant que la prière.

MOLIÈRE.

Oh ! je le prie aussi. – Qui croirait que Molière

Implore bien souvent le ciel avec ferveur.

MAGDELAINE, avec admiration.

Molière Épicurien croit donc au créateur !...

MOLIÈRE.

Qui pourrait le nier, contemplant la nature.

MAGDELAINE.

Mais !...

MOLIÈRE.

Je ne fus jamais un Pourceau d’Épicure :

Tenez ! – Vous souvient-il qu’en un certain printemps...

Comme deux amoureux nous allâmes aux champs ?...

Pourquoi baisser les yeux ?...

MAGDELAINE.

Ami !... je vous écoute.

MOLIÈRE.

Dites ! – vous souvient-il qu’en suivant notre route,

Nous vîmes se lever aux sommet des coteaux

Le soleil radieux se mirant dans les eaux ?...

Nous écoutions chanter la brise matinale

Qui, soulevant le flot par sa douce rafale,

Fit du sein des roseaux s’élancer dans les airs,

Mille insectes brillants, aux longs corselets verts.

MAGDELAINE.

Ami ! – je me souviens que la nature entière,

À l’aube de ce jour exhalait sa prière

Et que dans les buissons, un doux concert d’amour,

Du soleil fécondant célébrait le retour.

MOLIÈRE.

Ah ! dans ce jour béni, Dieu raviva mon être,

Esclave ! je connus la bonté de mon maître

Aux sentiments nouveaux qui germaient dans mon cœur,

Le poète est perdu sans l’amour d’une femme ;

Dans votre doux regard je retrempai mon âme,

Et ce fut dans vos yeux que je lus mon bonheur.

MAGDELAINE.

Comme vous, de ce jour je revins à la vie,

Votre amitié Molière était ma seule envie,

Oui, j’aurais tout donné pour vous voir plus heureux :

Votre noble fierté qui n’est plus de notre âge,

Me laissait deviner sur ce loyal visage ;

Tout ce qui se passait dans ce cœur généreux.

MOLIÈRE.

Tout ce qui s’y passait ?...

MAGDELAINE.

Oui, j’ai lu dans votre âme,

Que le monde actuel encourait votre blâme ;

Il paraît à vos yeux dans sa difformité,

Guidé par l’égoïsme et par la fausseté ;

Vous voyez ses erreurs, ses vices et sa fange,

Vous seul les démêlez dans ce cloaque étrange,

Cherchez donc noble cœur, poursuivez votre but ;

À la cause du bien, payez votre tribut.

La vérité par vous aura son Iliade ;

Contre le ridicule allez prêcher Croisade.

Vous serez le Bernard de l’inhumanité

Et vous aurez vengé la pauvre humanité.

Armez donc votre bras du fouet de la satire,

Le ridicule meurt sous un éclat de rire ;

Frappez-le sans merci ! soit vaincu, soit vainqueur,

L’amitié vous attend et vous ouvre son cœur.

Allons ! soldat du bien, briguez cette conquête,

Une femme vous aime, et vous dit : Va, Poète !...

Va combattre le vice ! – Elle t’offre en retour,

Le plus riche présent que lui fit Dieu : L’amour.

MOLIÈRE.

Oui, oui, vous avez lu dans le fond de mon âme,

Vous m’avez dérobé mon secret, noble femme !...

Oui !... vous avez compris que ce cœur lacéré

Se flétrit chaque jour par le mal ulcéré ;

Vous avez deviné le fond de ma pensée,

Et de quels noirs soucis elle était oppressée ;

Vous avez mis le doigt sur ce cancer affreux

Qui ronge le moral de l’homme vertueux.

L’humanité pour moi n’est plus qu’une utopie,

Son égoïsme altier fait ma Misanthropie.

Je voudrais corriger ces vices impudents,

Qui rendent les humains fiers, – traîtres et méchants ;

Mettre au ban du mépris les fanfarons du vice,

Et flétrir sans pitié la sordide avarice ;

Fronder tous les pieds-plats faisant les grands seigneurs,

Crier sus aux huissiers ainsi qu’aux procureurs ;

Punir les ambitieux, – effrayer les gens lâches,

Afficher tous les sots et rire des ganaches,

Clouer au pilori Messieurs les faux-savants,

Empiriques fieffés orgueilleux et pédants,

Je voudrais fustiger les vertus empruntées ;

Flétrir tous les cafards ! – foudroyer les athées !...

Et déchirer vivants sous ma plume-scalpel ;

Les ennemis du roi, – du peuple et de l’autel.

MAGDELAINE.

Si vous réussissez, la France sera fière

D’avoir donné le jour au comédien Molière ;

Et vos œuvres, passant à la postérité,

Légueront votre nom à l’immortalité.

Entrée muette des comédiens ; ils écoutent au fond.

MOLIÈRE.

Votre amitié pour moi, chère enfant, vous entraine ;

Vous m’élevez trop haut ma bonne Magdelaine.

Les siècles à venir point ne m’applaudiront :

Je tenterai pourtant ce travail !... moi, – ciron !...

Les Romains et les Grecs eurent seuls ce courage.

Cependant !

Montrant sa tête.

je sens là fermenter mon ouvrage.

J’ai puisé mes sujets chez leurs savants auteurs,

Et me suis incarné dans leurs doctes acteurs,

D’Aristophane éteint j’ai ravivé la cendre ;

Exhumé tour à tour Philémon et Ménandre.

Que de fois j’ai relu, soit le jour ou la nuit,

Tout Plaute et tout Térence en mon humble réduit.

J’ai trouvé mes héros dans leurs œuvres comiques

Et les vais franciser sous des formes typiques.

Diafoirus !... – Mascarille et messire Harpagon,

Trufaldin ! – Marphorius, sans oublier Purgon ;

Venez donc à mon aide aiguiser la satire,

Je plairai, j’en suis sûr, si par vous je fais rire.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, BRÉCOURT, DUPARC dit GROS-RENÉ, DE BRIE et LES AUTRES COMÉDIENS

 

BRÉCOURT.

Accomplis ce travail et ton ouvre plaira.

Le public j’en suis sûr bien fort t’applaudira.

MOLIÈRE, entouré par eux.

Voyez les curieux !...

DE BRIE.

Proscris les rapsodies :

Pour l’Illustre Théâtre écris des comédies.

MOLIÈRE.

Eh quoi !... vous m’écoutiez ?...

GROS-RENÉ.

Fais un second Menteur,

Rivalise Corneille !... heureux Contemplateur !

MOLIÈRE, ôtant son chapeau.

Corneille est un génie !... et je ne suis qu’un homme.

GROS-RENÉ.

Tu seras son égal malgré qu’on le renomme.

Écoutez tous ceci ?...

MOLIÈRE.

Paix ! Duparc !...

BRÉCOURT.

Écoutons !...

DE BRIE.

Allons !... mon Gros-René ; – reviens à tes moutons !...

GROS-RENÉ.

J’y reviens ! – m’y voici ! – quelques mots... et j’achève !...

« Hier, – dans mon sommeil j’ai fait un joli rêve, 

« Je me promenais seul au faîte du coteau 

« Qui domine la ville assise au bord de l’eau ;

« Là, comme un temple grec s’élevait un théâtre 

« Qui paraissait taillé dans un seul bloc d’albâtre. 

« Et dans l’azur du Ciel, les filles d’Apollon 

« Se jouaient follement comme au sacré vallon. 

« Saisi d’un doux transport, je franchis le prostyle, 

« Et pénétrai joyeux sous ce beau péristyle. 

« Je ne pus contenir les élans de mon cœur, 

« Lorsque dans la pénombre !... ô surprise ! ô bonheur ! 

« Je vis !...

TOUS, sauf Molière.

Quoi donc ?... – Achève !

GROS-RENÉ.

« Ô sublime merveille ! 

« Je vis Molière assis en face de Corneille.

À ce dernier vers, Molière se rapproche de Magdelaine qui, sans être vue, lui serre instinctivement la main, tandis que tous les comédiens, suivant l’exemple de Gros-René, ôtent leur chapeau et s’inclinent devant leur directeur.

Musique en sourdine à l’orchestre. Tableau.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, LAFOREST et QUELQUES BOURGEOIS

 

Entrant de droite.

LAFOREST les précédant.

Par ici, Messeigneurs !... voici le comité.

UN BOURGEOIS, s’adressant Molière.

Maître ! – votre départ nous avait attristé,

Mais vous sachant encore dans la cité nantaise,

Nous venons sans détour, et le cour rempli d’aise,

Vous prier d’en sceller l’éternel souvenir

Par un acte à léguer aux siècles à venir.

MOLIÈRE.

Merci ! Messieurs ! Merci ! pour votre courtoisie,

Vous nous avez donné le droit de bourgeoisie,

En daignant huit grands mois nous garder parmi vous ;

Mais nous, – qu’avons-nous fait qui fut tant méritoire ?

UN BOURGEOIS.

Maître !... votre séjour appartient à l’histoire ;

Et Nantes veut garder un souvenir si doux.

Nous sommes décidés à graver sur la pierre :

« C’est ici, que jadis on applaudit Molière. »

Et ces murs fortunés, verront au nom de l’art,

Plus d’un penseur venir au clos Saint-Léonard.

MOLIÈRE, à part.

Ô brillant souvenir des jours de ma jeunesse !

Vous serez mon orgueil au temps de ma vieillesse.

UN BOURGEOIS.

Allons ! Messire ! allons ! acceptez de tout cœur.

À l’heure du départ l’antique vin d’honneur.

Laforest et deux laquais versent à boire sur trois plateaux.

MOLIÈRE.

Volontiers !... j’y souscris. – Et dis, vidant mon verre :

À la ville de NANTES !

UN BOURGEOIS.

Et la ville : – À MOLIÈRE !

Chœur général.

LES COMÉDIENS.

À la ville de NANTES !

LES BOURGEOIS.

Et la ville : À MOLIÈRE !

Le théâtre change à vue.

 

 

Deuxième Tableau

 

LE TEMPLE DE L’IMMORTALITÉ

 

Le théâtre représente un palais féerique avec une colonnade sur les premiers plans, au fond, un double escalier que couronne une gloire lumineuse sur laquelle plane la renommée, soutenue par l’histoire et la Poésie. Dans l’hémicycle, sur un socle en bronze est placé le buste de Molière entouré par les Muses. Devant, une couronne d’or à la main, se trouve celle de la Comédie. À droite et à gauche sur les escaliers, – les auteurs comiques de l’antiquité la lyre à la main. Au faîte de l’escalier, une foule de petits génies grotesques rappellent la scène de Pourceaugnac et celle du Malade Imaginaire.

Six bergères et six ménétriers indiquent les divertissements lyriques que composa Molière, çà et là, divers personnages épisodiques représentant les principaux acteurs de ses œuvres ; à droite et à gauche, premiers plans, presque à l’avant scène, – les groupes du Tartufe et du Médecin malgré lui, reproduisent la scène de la table dans le premier ouvrage ; – et celle de la consultation dans le second. Tous ces personnages tiennent dans leurs mains, soit des couronnes d’immortelles, de lauriers ou des palmes triomphales. Une vive lumière éclaire ce tableau pour faire ressortir la variété des costumes et l’agencement des groupes.

Sur l’introduction qui suit le changement à vue du tableau précédent, et pendant le premier CHŒUR chanté par les Muses ; l’une d’elles vient en scène pour déclamer.

Apothéose de Molière.

CHŒUR.

Gloire au disciple de Térence,
Gloire à son illustre renom ;
Molière est l’honneur de la France,
Et la France honore son nom.

I.

Seuls !... Tartufe ou le Misanthrope,
Le placeraient au premier rang,
Si la divine Calliope
Ne l’eût proclamé le plus grand.
Il ravit à la Grèce antique
L’art que Ménandre avait créé ;
Molière aviva ce comique,
Et son esprit l’a procréé.

Gloire à l’émule de Térence,
Gloire à son illustre renom ;
Molière est l’honneur de la France,
Et la France honore son nom.

II.

De sa verve aristophanesque
Il flagella les faux dévots.
Et par sa faconde burlesque,
Fit rire des grands et des sots :
Il fronda tout. – Le ridicule
Succomba sous son âpreté ;
Et de sa sublime férule,
Il corrigea l’humanité.

Gloire à Plaute ! gloire à Térence,
Gloire à leur noble rejeton ;
Molière est l’honneur de la France,
Et la France honore son nom.

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