Molière à la nouvelle salle (Jean-François de LA HARPE)

Sous-titre : les audiences de Thalie

Comédie en un acte et en vers libres.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Faubourg Saint-Germain, le 12 avril 1782.

 

Personnages

 

APOLLON

MELPOMÈNE

THALIE

MOLIÈRE

MONSIEUR BAPTISTE, ancien garçon de café et poète

MONSIEUR MISOGRAMME, négociant

LE VAUDEVILLE

LA MUSE DU DRAME

MUSES, etc.

 

La Scène est sur le Théâtre de la Comédie-Française.

 

 

PRÉFACE

 

(Car il en faut toujours une.)

 

On ne sera pas étonné sans doute de voir une Comédie faite par une Société de Gens de Lettres : c’est ainsi que tout se fait aujourd’hui, même les Almanachs. Aussi, pour n’être pas soupçonné d’avoir eu des secours de cette espèce, l’Auteur d’une des plus grandes entreprises qui aient illustré ce siècle, l’Auteur de l’Ouvrage le plus répandu dans l’Europe, après l’Almanach de Liège ; l’Auteur, en un mot, de l’Almanach des Muses, a imprimé, en 1779, cette Note remarquable : « L’Almanach des Muses a été établi par M. Sautreau de Marsy, SEUL, en 1765... Il n’a jamais eu d’associé pour ce Recueil. » L’on voit par cette Note combien M. Sautreau de Marsy craignait de partager les honneurs de son Almanach. On a su depuis, par la renommée, qu’il était encore chargé de la Littérature du Journal de Paris, poids immense de travail et de gloire fait pour cet infatigable Atlas ; mais le porte t-il SEUL, comme l’Almanach des Muses ? C’est ce qu’on n’oserait pas assurer.

Pour nous, nous sommes une Société ; et quand même des gens malins voudraient faire croire que c’est encore une plaisanterie, et que nous signifie ici, comme ailleurs, M. N., M. N. serait encore autorisé à parler au pluriel pour ne pas déroger à la dignité de l’usage, qui a substitué le nous, comme plus modeste, au moi, proscrit par les Écrivains de Port Royal.

Nous commencerons donc, suivant la coutume, par distribuer aux différents Membres de notre Société la portion d’éloges qui leur est due ; mais quoiqu’il soit de règle, en ce cas, que chacun soit chargé de son article, attendu qu’on sait toujours mieux que personne comment on veut être loué ; cependant nous prendrons sur nous de louer tout le monde, pour avoir plus tôt fait, et parce que le temps nous presse.

Nous reconnaîtrons d’abord les obligations infinies que nous avons à M. N., qui a lu notre Pièce à la Comédie, comme s’il l’avait faite, et dont la verve comique, échauffée par le seul projet de la scène de M. Claque, qui a été conçue devant lui, enfanta tout d’un coup ce vers heureux :

Je gagnais en Bravo mes vingt écus par mois :

vers que nous adoptâmes sur le champ avec le transport de la reconnaissance, vers qui suffirait pour l’immortaliser, s’il n’était d’ailleurs connu dans le monde par son talent pour les Harangues et les Compliments d’une tournure nouvelle, et pour la Pirouette à trois temps.

Nous avons aussi grandement profité des lumières de M. N. dont la modestie nous défend de faire ici son panégyrique : ainsi, nous nous contenterons de dire qu’il a envoyé plusieurs fois au Journal de Paris des gaîtés innocentes, et fourni même plus d’un article au Nécrologe : ajoutez à tout cela qu’il sait d’Arithmétique tout ce qu’on en peut savoir ; d’où l’on voit qu’il est incontestablement un des plus beaux Génies du siècle.

Mais, que dirons-nous de Madame N. qui nous a fourni cet heureux refrain que chante le Vaudeville en entrant sur la Scène : Turelure lure, et flon flon flon, etc. et qui de plus a fait deux copies de la pièce avec une exactitude rare, et, ce qu’on aura peine à concevoir, sans manquer à l’orthographe, si ce n’est qu’il n’y avait ni points ni virgules ? Mais, disait M. N., c’était de peur qu’on ne l’accusât de mettre les points sur les i.

« Oh ! Pour le coup, voilà un Calembour. » Oui Messieurs ; mais nous avons cru devoir le rapporter pour apprendre à l’Auteur des petites Affiches ce que c’est qu’un Calembour ; car quoiqu’il ne soit pas du siècle de Molière, et qu’il soit bien de celui-ci, il a l’air d’ignorer, tout comme lui, ce qu’on appelle Calembours, puisqu’il prétend que nous en avons fait beaucoup, même de fort mauvais. La vérité est que nous n’en avons fait d’aucune espèce, et que si dans la Pièce imprimée, où l’on n’a pas retranché un vers, il peut nous montrer un seul endroit qui ressemble, même de loin, à un jeu de mots, à une pointe, à un Calembour, nous consentons, pour notre pénitence, à lire tout un Chant de la Psyché de M. l’Abbé Au***, ce qui n’est peut-être jamais arrivé à personne.

Non contents de nous accuser de Calembours, le même Auteur nous reproche d’être plus Satyriques que gais. Nous ne pouvons là-dessus répondre d’une manière aussi péremptoire que sur le fait des Calembours. Dieu nous préserve d’entreprendre de prouver que nous sommes gais : nous sommes même convaincus que si le Ciel nous avait fait cette grâce, notre gaîté n’égaierait jamais M. l’Abbé Au*** ; mais ce qu’il ne pourra pas nier, c’est que si l’ouvrage n’est pas gai, le Public qui en a ri, l’était beaucoup.

« Aussi pourquoi vous attaquer à leurs Hautes Puissances nos Seigneurs les Journalistes ? Ignorez-vous qu’eux seuls distribuent les succès, les réputations, les Sceptres, les Couronnes, et que rien de tout cela n’existe que pour ceux qui veulent bien le recevoir de leurs mains ? »

Voilà ce que nous ont dit, par intérêt pour nous, d’honnêtes gens qui prétendent qu’il faut être actuellement un profond Politique en Littérature pour aller au grand : sur quoi nous avons répondu qu’à la vérité nous étions fort peu Politiques, et que nous irions où nous pourrions ; mais qu’au reste nous avions eu soin de ne pas envelopper tous les Journalistes dans un anathème qu’ils ne méritent pas tous ; qu’on pouvait s’en rapporter au Public et à leur conscience qui les jugent avec une égale équité ; que ceux qui ont des lumières et de l’honnêteté ne nous accuseront sûrement pas de les avoir confondus avec ceux que nous avons placés sur le Tribunal de l’Ignorance ; et qu’à l’égard de ces derniers, nous nous en soucions fort peu.

« Et la tirade du Journal de Paris ? »

C’est une pure plaisanterie, une plaisanterie même, à ce qu’il nous semble, assez douce, une gaîté, comme disent ces Messieurs. Ce n’est pas que nous prétendions que nos gaîtés vaillent les leurs. Ils s’en sont permis quelquefois d’un genre dont nous ne nous flattons pas d’approcher jamais ; ce qui n’empêche pas que nous ne rendions justice à leur feuille. Nous n’ignorons pas que des gens mal intentionnés voudraient insinuer que son plus grand mérite est de paraître tous les jours ; mais ce qui prouve le contraire, c’est que les petites Affiches ont le même avantage, et que pourtant, en fait de génie, (car il faut toujours en revenir là) la Feuille de Paris est très supérieure aux petites Affiches.

Nous pourrions nous étendre beaucoup davantage, mais nous voulons avoir le mérite de nous arrêter, même dans une Préface. Peut-être trouvera-t-on celle-ci déjà trop longue ; mais si l’on fait réflexion que les Préfaces semblent n’avoir été inventées que pour donner aux auteurs le plaisir de parler d’eux tout à leur aise, on concevra qu’il faut leur savoir gré de finir et encore plus d’abréger.

 

P. S. Bon ! voilà-t-il pas que notre ami, M. Misogramme, est venu se plaindre à nous, avec bien plus d’humeur, vraiment, qu’il n’en a dans sa scène avec Molière ? On lui a sait voir un article du Mercure ou M. de C** parle de la Comédie nouvelle que l’on joue au Théâtre Français, à-peu-près du même ton que l’Auteur des Affiches. Cela ne fait rien à M. Misogramme ; mais ce qui l’a mis dans une vraie colère, c’est ce qu’on dit de lui particulièrement, que c’est une espèce de Bourgeois Misanthrope qui déclame contre ceux qui aiment, jugent et parlent des Spectacles. « Oh ! pour cela, (nous a-t-il dit) c’est une pure calomnie. Bourgeois, passe, je n’ai pas la prétention d’être plus que je ne suis ; mais Misanthrope, il n’y a au monde que M. de C** qui s’avise de m’en accuser. Je ne vous sais point mauvais gré de m’avoir montré sur la scène tel que je suis, et de m’avoir fait dire ce que je pense ; mais je ne puis pardonner à M. de C** de me travestir si étrangement. Moi Misanthrope ! Eh ! vous savez, Messieurs, que je suis le meilleur homme du monde. Je ne demande qu’à rire, à dîner gaîment, à faire mon trictrac, à pouvoir parler un peu d’affaires et de nouvelles, parce qu’enfin cela m’intéresse. Je suis si loin d’être Misanthrope, que je veux boire avec mes Paysans, avoir mes Vassaux pour amis, et faire un piquet avec mon Fermier. Y a-t-il dans tout cela le moindre trait qui ressemble à la Misanthropie ? Où a-t-il pris que je déclame contre ceux qui aiment les Spectacles ? Je ne suis point capable de cette sottise. J’aime les Spectacles comme un autre, et j’y vais quand j’en ai le temps. À l’égard de ceux qui en parlent et en jugent tout de travers, j’ai pu en être excédé souvent, comme je le suis de la manie épidémique d’écrire sans talent et de décider de tout sans rien savoir. Voilà ce dont je me suis plaint, et, je crois, avec quelque raison et sans déclamation. Serait-ce donc une injure personnelle que j’aurais faite à M. de C**, sans m’en douter ? Est-ce que je sais moi s’il juge bien ou mal les Spectacles ? En quoi l’ai-je offensé ? Pourquoi, dit il, que je suis un frondeur intolérant ? Je fais grand cas de la tolérance ; mais suis-je obligé de tolérer cette rage de l’esprit qui est la maladie du jour ? Il se plaint que beaucoup de gens lui ont fermé leur porte par amour propre, lorsqu’ils devaient la lui ouvrir par reconnaissance. Cela ne peut pas me regarder, puisque je ne le connais pas, et je ne puis avoir avec lui ni amour propre ni reconnaissance, puisque je ne l’avais jamais lu ; mais un de mes amis qui l’a lu pour son malheur, m’a chargé de vous remettre cette lettre, et vous prie de la rendre publique. Il y examine la manière de juger et d’écrire de M. de C*** je ne m’en mêle point ; mais je crois qu’on peut lui dire son avis, puisqu’il aime tant à dire le sien ».

Là-dessus M. Misogramme nous a remis la Lettre suivante, que nous croyons devoir publier, parce qu’elle peut faire connaître dans quelle classe de journalistes M. de C*** doit-être placé.

 

 

LETTRE D’UN AMATEUR DU SPECTACLE, À M***

 

Tout Paris s’obstine, Monsieur, à vous attribuer la Pièce nouvelle : c’est un cadre où vous avez fait entrer une partie des travers et des ridicules du jour. On ne peut nier que nous n’ayons besoin d’une censure de cette espèce, et je vous exhorte, au nom du Public, qui vous applaudit de si bon cœur, à la continuer. En même temps je suis chargé par beaucoup d’honnêtes-gens, Amateurs du Théâtre comme moi, de vous demander justice d’un homme qui prétend bien la faire de tout le monde, et qui depuis le Pancrace de Molière, est bien le Juge le plus risible qui se soit avisé de régenter les Arts et les Artistes. Cet homme (pour me servir de vos expressions)

Qui prononçant en Maître écrit en Écolier,

qui se donne le titre d’homme de Lettres, quoiqu’il ne sache pas même écrire une phrase en Français, est M. de C***, chargé, l’on ne sait pourquoi, de l’article des Spectacles, dans le Mercure de France. Soyez sûr, Monsieur, qu’il y a longtemps que la manière étrange dont il le rédige aurait été déférée au Public, si l’on ne s’en fut abstenu par égard pour des gens de mérite qui travaillent à ce Journal, et qui en vérité ne devraient pas avoir M. de C*** pour Associé. Je sais qu’eux-mêmes en sont bien souvent embarrassés et confus, et qu’ils sentent combien il est triste qu’un article susceptible d’être si agréable et si intéressant, ne soit curieux que par l’excès du ridicule. En effet, Monsieur, si vous y jetez quelquefois les yeux, n’êtes vous pas frappé de ce ton si plaisamment emphatique, de cet air d’importance dont M. de C*** parle de sa mission, des devoirs que lui impose la place qui lui est confiée, de son emploi, de son fardeau, de son courage, qui sans doute n’est pas celui dont il parle ailleurs, lorsqu’il dit en propres termes, le courage que donne la malignité ? lisez, si vous le pouvez, sa conversation avec une Madame Cloé qu’il introduit sur la scène, et vous aurez peine à comprendre qu’on parle ainsi de soi-même ; vous le verrez se donner le titre d’Aristarque, se plaindre qu’un homme qui rend compte à souper d’une pièce nouvelle, s’empare effrontément de son esprit, de l’esprit de M. de C*** ; vous verrez que là-dessus Madame Cloé lui serre la main ; vous le verrez s’étonner qu’on ait la fureur de juger les Juges, et ces Juges, c’est M. de C*** chez qui l’on est trop heureux de prendre un avis, une manière de penser, et qui s’indigne que les pauvres aient le droit d’insulter ceux qui leur font l’aumône.

Quelque pauvre que je sois en ce genre, je vous assure, Monsieur, que je n’ai jamais eu recours aux aumônes de M. de C***, et que ne faisant point usage de ses richesses, j’ai le droit de les évaluer ; ou plutôt c’est vous-même que je veux en faire Juge. Je crois bien que vous les appréciez d’avance sur ce que je viens de vous citer. Il y a un oubli de toutes les convenances qui ne peut jamais appartenir à un esprit éclairé. Aussi ce grand arbitre du théâtre, qui se croit appelé de toute éternité à la défense de l’Art Dramatique, n’a-t-il jamais la mesure juste de l’éloge ni de la critique. Il parle des actrices avec une dureté indécente, des plus grands talents avec une morgue magistrale : il vous dira que le Kain donnait au rôle de Nicomède une couleur de persiflage et un ton de mystification ; qu’il excitait ce rire que la Comédie seule doit faire éclore ; vous voyez qu’il s’exprime comme il juge. Quoiqu’il ait passé sa vie à suivre les Spectacles et à lire tous les répertoires et tous les dictionnaires dramatiques, quoique ce soit-là, comme il le dit lui-même, l’objet de toutes ses études, vous ne trouverez pas dans ses articles une seule pièce bien analysée, et tout son mérite se réduit à quelques observations très communes sur le jeu des acteurs, observations qu’il ne sait pas même énoncer dans les termes de l’Art. Vous trouverez un débit mal attaché, un point d’illusion ; ailleurs c’est une actrice qui ressemble à une femme persécutée par des convulsions intérieures. L’intérêt de son jeu, de l’effet, de l’expression et de son organe, l’invite, etc. L’intérêt de l’effet ! Puis demandez au critique, dans quel sens il a mis ce mot, l’intérêt de son jeu : il sera bien embarrassé. Est-ce l’intérêt qu’elle met dans son jeu ? Est-ce celui qu’elle doit mettre à ce que son jeu soit bon ? Dans tous les sens, la phrase est ridicule. Est-il permis d’écrire si mal, lorsqu’on fait les fonctions de Juge ? Est-il permis de dire que les nuances proscrivent toute comparaison ; d’ignorer sa langue au point d’écrire des phrases telles que celles-ci : « La postérité brise les arrêts... dans notre manière de juger, il n’entre d’autres causes que celles de la vérité et de l’amour du bien... L’événement qui a réduit en cendres la Salle de l’Opéra... Ce premier malheur fait trembler pour d’autres... entourez vos conseils d’un peu de galanterie... nous sommes avides d’éclairer... du travail et du courage la rendront propre à l’emploi des Reines... les jouissances de l’âme étoufferont les sarcasmes de l’esprit... Racine tient sur le Parnasse le rang que lui a son génie... Cette sortie amère prouve plutôt la haine de la Critique, qu’elle ne parle contre la justesse d’esprit... L’homme né avec des idées assez justes pour tenter la connaissance du cœur humain... Le but du Théâtre est l’amendement des mœurs et la correction des ridicules, etc. etc. etc. »

Un Écrivain qui tombe, presque à chaque ligne, dans ces fautes grossières contre la Grammaire, le bon sens et le goût, dont le style n’est qu’un lourd et monotone assemblage de phrases triviales et pédantesques, et d’expressions parasites prolixement accumulées, a-t-il bonne grâce à s’arroger le titre de Critique et d’Aristarque ? Lui sied-il bien de se faire cajoler par Molière et par Despreaux, dans un rêve où il fait parler à ces deux grands hommes la langue de M. de C***, où ils accueillent dans l’Élysée M. de C***, où l’Auteur du Tartuffe sourit à M. de C***, et lui dit, tu seras des nôtres ; où Molière dit toujours à M. de Ch***, ami : ce qui doit plus que tout le reste étonner le Lecteur qui s’attend que Molière lui dira, Maître ; enfin, où Boileau parle d’un caustique impudent qui ferait regretter la découverte de l’impression ? Conçoit-on qu’on ose mettre dans la bouche de Boileau ces plats solécismes ? Conçoit-on qu’en parlant de Dancourt, on dise dans la même page, qu’il n’a guère travaillé que dans un genre assez piquant pour le moment où il travaillait, mais peu intéressant pour la génération suivante, et ensuite que les pièces où il peint des paysans auront du succès aussi longtemps qu’on parlera la langue Française. Et qui ne rirait de voir tant d’inconséquence dans un Aristarque ? Qui ne rirait de cette phrase qui est un modèle du style qu’on appelle niais ? « Toutes les fois qu’il faut opter entre un petit mal et un grand, les bons esprits ont bientôt fait leur choix. » Quand on place si bien les bons esprits, ne donne-t-on pas une grande idée du sien ? Voulez-vous un échantillon de la manière dont M. de C*** raconte ; il raconte comme il rêve. Lisez les deux Soirées, Conte qui tient lieu de l’article Spectacle, du 12 Janvier dernier. « Il est un réduit public situé au sein de la Capitale, où se rassemblent ordinairement nos Oisifs, nos Nouvellistes et les Juges modernes de nos Arts. » Ce début n’est-il pas bien du ton d’un Conte ? Et remarquez ces Juges modernes ; n’est-il pas merveilleux que les Juges anciens n’y soient pas ? « Je tournai mes pas vers ce réduit. » Un Héros de Tragédie s’exprimerait-il plus noblement, et peut-on donner une plus grande idée de M. de C*** tournant ses pas vers le caveau ?

En voilà, bien assez, Monsieur ; car après vous avoir fait rire, je craindrais de vous ennuyer, et c’est l’effet que produisent sur les bons esprits, les articles de M. de C***. Vous me direz que bien d’autres écrivent et jugent dans le même goût ; mais c’est aussi par cette raison que le Public perd quelquefois patience, et un écrivain de cette espèce nuit enfin au Journal le plus estimable.

Je suis, etc.

 

 

Scène première

 

MELPOMÈNE, THALIE, MOLIÈRE

 

THALIE.

Oui, Melpomène et moi, qu’un même soin rassemble,

Nous venons en ces lieux pour y régner ensemble.

MELPOMÈNE.

Nous venons toutes deux, célébrant ce grand jour,

Installer nos sujets dans leur nouveau séjour.

THALIE.

Mais quelle faveur singulière

Me fait trouver ici Molière ?

Quel surcroît de bonheur !

MOLIÈRE.

Quoi donc ? Souffririez-vous

Qu’on m’eût voulu priver d’un spectacle si doux ?

Apollon m’a permis de partager la fête ;

Je viens pour en jouir : c’est pour moi qu’on l’apprête.

Vos élèves chéris sont mes enfants, à moi ;

Je suis leur fondateur, leur Père.

Avant de s’appeler Comédiens du Roi,

Ils ont été longtemps la Troupe de Molière.

Je m’en souviens toujours, et ce titre, à leurs yeux ;

J’aime à le croire au moins, est encor précieux.

MELPOMÈNE.

Ah ! je vous suis garant de leur reconnaissance ;

Votre nom, l’honneur de la France,

Est à jamais sacré pour eux.

Ils ont, comme un riche héritage,

Gardé jusqu’au fauteuil où vous étiez assis ;

Contre le temps et son outrage,

Ils en défendent les débris.

MOLIÈRE.

M’apprenant leurs bontés, vous y joignez les vôtres ;

Et de leur souvenir ce gage convaincant...

THALIE.

Mais vraiment, ce Fauteuil en vaut bien quelques autres ;

C’est dommage qu’il soit vacant.

La gloire d’y siéger ne serait pas vulgaire ;

Mais depuis bien longtemps, et c’est mon désespoir,

Je n’y vois personne s’asseoir

Que le Malade imaginaire.

MELPOMÈNE.

C’est qu’il est des talents qu’on ne remplace pas.

MOLIÈRE.

Je suis flatté que Melpomène

Fasse des miens autant de cas.

Par votre sœur Thalie amené sur la Scène...

MELPOMÈNE.

Serait-elle la seule à vous apprécier ?

J’en suis digne peut-être, et je dois dire encore

Que, même sans parler de votre art que j’honore ;

J’ai plus d’une raison de vous remercier.

Je sais qu’autrefois le premier,

Molière encouragea les essais de Racine ;

Que, démêlant dès l’origine

Tout ce qui parut fait pour acquérir un nom ;

Sur la Scène, à douze ans, il fit monter Baron.

MOLIÈRE.

J’aimai tous les talents avec idolâtrie,

Il est vrai, j’ose m’en vanter,

Et c’est surtout par-là que je crois mériter

Que ma mémoire soit chérie.

Tous mes Camarades jadis

Pour moi furent autant d’amis.

Tout nous était commun, travaux, plaisir et gloire ;

De tous leurs intérêts j’étais le défenseur,

Auprès de ce grand Roi, qu’au sein de la victoire

Amusait de nos jeux la paisible douceur.

MELPOMÈNE.

Eh bien, un jeune Roi, son digne successeur,

Que l’Europe révère, et que son Peuple adore,

A fait plus aujourd’hui pour nos arts qu’il honore.

Vous-même l’avez vu ce temps,

Où nos suppôts, jouets de mille changements,

N’obtenaient qu’avec peine un asile précaire,

Y transportaient leur Troupe errante et tributaire ;

De la ville aux faubourgs, de quartiers en quartiers,

Promenaient tour-à-tour leur Scène et leurs foyers.

Même, lorsque l’on crut leur demeure fixée,

Combien elle était loin d’être digne de nous !

Tandis qu’avec éclat notre gloire annoncée

Retentissait au loin chez des peuples jaloux,

Que des Racines, des Corneilles,

Ils venaient admirer les nombreuses merveilles,

On les représentait en de tristes réduits

Incommodes, étroits, bizarrement construits,

Qui semblaient obscurcir de leur ignominie

Les chefs-d’œuvre créés par les mains du génie.

Des étrangers encor les exemples perdus,

Étaient même à la France un reproche de plus.

Longtemps, à cette informe et barbare structure,

Ils opposaient l’orgueil de leur architecture.

Je voyais à regret ce luxe triomphant,

Ailleurs orner en vain mon art encore enfant,

L’Italie insulter, dans sa fière opulence,

Des Théâtres Français la grossière indigence.

Louis enfin, Louis, portant de toutes parts

Ce coup d’œil qui console et ranime les arts,

Venge de cet affront Melpomène et la France ;

Ce Palais est un don de sa magnificence.

De mon nouveau séjour je puis m’enorgueillir.

Ces lieux, que tant de mains ont tâché d’embellir,

Sont eux-mêmes un Spectacle ; ils offrent à la vue

Des contours spacieux l’élégante étendue.

Le talent y peut prendre un vol moins limité,

La Scène ; plus de pompe et plus de majesté.

Je crois revivre enfin, tout change, et Melpomène

Pourra renouveler les prodiges d’Athènes.

THALIE.

Ce bel enthousiasme est fort dans votre goût ;

Je reconnais-là votre style.

Thalie est à loger un peu moins difficile ;

Elle sait, il est vrai, s’accommoder de tout ;

Et pourvu que l’on rie, elle est fort bien partout.

Mais votre joie ici doit être partagée :

En lui faisant la révérence.

Je vous fais compliment d’être si bien logée.

Je dois vous avouer pourtant

Qu’il me reste une inquiétude.

Ce Théâtre pompeux, ce Palais éclatant,

S’il n’attire un concours et nombreux et constant,

N’est qu’une belle solitude.

Il faut de Spectateurs l’orner incessamment,

Et le Public en est le premier ornement.

MOLIÈRE.

Eh bien ! d’où vous vient cette crainte ?

Aux plus purs des plaisirs que l’esprit peut goûter ;

Vous avez toutes deux consacré cette enceinte ;

Croyez-vous que jamais on puisse la quitter ?

THALIE.

Eh ! eh !

MOLIÈRE.

J’ai même entendu dire

Que le goût du Spectacle est répandu partout.

MELPOMÈNE.

Savoir quel Spectacle et quel goût.

THALIE.

La mode sur ce Peuple exerce un grand empire :

Il court facilement à des plaisirs nouveaux.

Je vous confie ici notre commune peine :

Nous avons de puissants rivaux,

Et dût rougir encor la fière Melpomène,

Ils sont fêtés de toutes parts.

MOLIÈRE.

Quels sont-ils, s’il vous plaît ?

THALIE.

La Foire et les Remparts.

MOLIÈRE.

Je m’en étonne moins que vous ne pourriez croire.

J’ai combattu jadis les tréteaux de la Foire,

Et jusqu’à Sganarelle il fallut m’abaisser.

Mais, après tout, pour votre gloire,

C’est un moment d’éclipse, et cela doit passer.

THALIE.

Longtemps cette éclipse-là dure ;

Mon cher Molière, je vous jure

Qu’elle n’est pas prête à cesser.

MOLIÈRE.

La raison cependant...

THALIE.

Oh ! la mode est plus forte.

MOLIÈRE.

Le Théâtre Français...

THALIE.

Le Boulevard l’emporte.

MOLIÈRE.

Oui, pour le peuple.

THALIE.

Non : hommes de tous les rangs

Et la Ville et la Cour, les petits et les grands,

Tout y court : autrefois la bonne compagnie,

Donnant et l’exemple et le ton,

Entraîna par degrés toute la Nation

Vers le spectacle du génie ;

Mais chacun à son tour, et le peuple aujourd’hui

Rend les honnêtes gens aussi peuple que lui.

MELPOMÈNE.

Ma sœur, en vérité, je souffre à vous entendre.

THALIE.

Je sens qu’à cet aveu vous craignez de descendre.

Moi, j’ai le cœur moins haut et l’esprit ingénu.

Oui, sur la scène en vain votre mérite brille.

De votre Agamemnon la tragique famille,

Avec tous ses Héros, n’a jamais obtenu

Tout le succès qu’obtient la famille Pointu.

MELPOMÈNE, à Molière.

Vous n’aviez pas prévu du moins que le vertige

Allât à cet excès ; et ce qui plus m’afflige,

C’est que tout se ressent de la contagion.

Parmi tant de délire et de corruption,

Comment faire goûter à la foule égarée

Les attraits délicats d’une scène épurée ?

De cette absurde école où l’on va se gâter,

Qu’est-ce que la jeunesse enfin peut rapporter

De grossiers jeux de mots, de plates parodies

De là des âmes engourdies,

Des cœurs froids et flétris, des esprits dégoûtés :

Ils ne sont plus émus, s’ils ne sont tourmentés.

Il faut et des horreurs et des atrocités,

Des monstres, en un mot, au lieu de Tragédies...

THALIE.

Et des farces, ma sœur, au lieu de Comédies.

MOLIÈRE.

Toujours, quand on se plaint, on exagère un peu.

Je conçois cependant par un si triste aveu,

Que la satiété qui naît de l’abondance,

De vos arts épuisés affaiblit la puissance.

Ces arts, ainsi que l’homme, à la longue altérés,

Des âges différents parcourent les degrés.

Ils ont tout comme lui l’éclat de la jeunesse,

Et la maturité qui mène à la vieillesse.

Mais, ce que n’a point l’homme, on peut les rajeunir.

Conservez cet espoir : il doit vous soutenir.

Chez le Français ardent, ingénieux, sensible,

Croyez, en bien, en mal, tout changement possible.

Songez donc que bientôt deux siècles écoulés,

Tenant les nations à sa gloire attentives,

En tout genre d’écrire ont rempli ses archives

De chefs-d’œuvre accumulés.

Sans doute à satisfaire il devient difficile :

C’est un riche rassasié,

Au sein de l’opulence inquiet et mobile,

De ses propres trésors quelquefois ennuyé.

Après les goûts usés viennent les fantaisies,

On cherche les Laïs après les Aspasies,

Et de la nouveauté l’invincible désir,

Aime plus à changer qu’il ne songe à choisir.

C’est ainsi, croyez-moi, que la nature est faite.

Comptez sur le Français : je connais bien ses mœurs ;

Il quitte la Déesse et court à la grisette ;

Mais la Déesse enfin ne perd point ses honneurs,

Et pour les assurer, il suffit de l’exemple

D’un Roi qui veut sur elle épancher ses faveurs,

Qui, lui donnant un nouveau Temple,

Lui rendra ses adorateurs.

MELPOMÈNE.

J’embrasse cet heureux présage,

Et je veux à tous mes suivants

Inspirer, si je puis, ces doux pressentiments,

Faits pour ranimer leur courage.

À Thalie.

Il faut les assembler pour la solennité

Qui doit nous préparer un retour si prospère :

Je vais remplir ce soin dont mon cœur est flatté,

Et je vous laisse avec Molière.

 

 

Scène II

 

THALIE, MOLIÈRE

 

MOLIÈRE.

Eh bien, Muse, à ce qu’il paraît

Vos beaux jours sont suivis de quelque décadence ;

Et vous concevez bien que j’y prends intérêt.

Je ne saurais voir sans regret

S’avilir les beaux-arts dont s’honorait la France.

Dites-moi, le faux goût a donc tout corrompu ?

Contre lui dans mon temps j’ai fait ce que j’ai pu :

Eh, quoi ! n’en fait-on plus justice ?

J’en serais étonné : le Parnasse, a dit-on,

Cent Juges au lieu d’un, tous en titre d’office,

Qui chaque jour donnent le ton,

Régents impérieux de la Littérature :

Jamais les Écrivains, à ce que l’on m’assure,

N’ont été surveillés par de plus fiers Censeurs :

Les Lettres n’ont jamais eu tant de Professeurs,

Levant incessamment leurs férules rigides :

Comment peut-on broncher sous l’œil de tant de guides ?

Tous ces Aristarques nouveaux...

THALIE.

Eh ! que dites-vous là ? C’est un de nos fléaux.

L’amour-propre et la faim, l’envie et l’impuissance,

Ont sur un tribunal élevé l’ignorance,

Et l’esprit de parti s’en est fait le soutien ;

Sur les arts dégradés il prétend qu’elle règne ;

Depuis que chacun les enseigne,

Personne n’y connaît plus rien.

Le dernier des grimauds, échappé du Collège,

S’arroge de juger l’orgueilleux privilège,

Et prononçant en maître, écrit en écolier.

L’appât du gain encore invite à ce métier,

Et le talent au moins, pour dernière victoire

Force ses ennemis à vivre de sa gloire.

Le nombre par malheur quelquefois leur fait tort ;

Chacun d’eux se cantonne ainsi que dans un fort.

Là, comme l’Artisan au bord de sa boutique

D’une voix empressée appelle la pratique,

Comme le charlatan vante sur ses tréteaux

Le baume merveilleux qui guérit tout les maux :

Messieurs, je suis le seul... Messieurs, je suis l’unique...

Oui, le seul infaillible... et le seul véridique...

Mes avis seuls sont bons... les miens sont approuvés...

Croyez, Messieurs, croyez, et surtout souscrivez.

Voilà, pour la plupart, quel est leur protocole :

Le Public a parfois déserté leur école ;

Et de ces petits arsenaux,

Qui tonnent à grand bruit sur la double colline,

Il en est qui, malgré leur foudre et leurs travaux,

Ont capitulé par famine.

MOLIÈRE.

Je comprends qu’en effet l’on doit être un peu las

De ces satyriques fatras,

De ces insipides brochures.

Mais dans la foule au moins est-ce qu’il n’en est pas

Qui savent critiquer sans fiel et sans injures ?

THALIE.

Oui, mais la raison seule a de faibles appas ;

Aussi d’autres ont eu l’adresse,

Pour piquer du Public la curiosité,

Et sa dédaigneuse paresse,

De recourir du moins à la variété,

À mille objets de toute espèce.

MOLIÈRE.

Mais de mon temps, déjà l’on s’était avisé

D’une semblable bigarrure.

Je m’en souviens, et De Visé...

THALIE.

Vous voulez dire le Mercure.

C’est bien autre chose aujourd’hui.

Pour sauver aux lecteurs la fatigue et l’ennui

Que l’on peut avoir à s’instruire,

À la forme d’extraits on a su tout réduire.

D’une telle méthode on fait un très grand cas.

L’esprit est aujourd’hui par ordre alphabétique.

Dictionnaires, Almanachs,

Voilà tout ce qu’on lit ; mais un chef-d’œuvre unique

En fait d’abrégé, c’est, ma foi,

La Feuille de Paris : pour moi,

J’en conviendrai, je l’aime à la folie.

Vous savez qu’une thèse, illustre en Italie,

Dans son titre annonçait tout ce qu’on peut savoir ;

Cette Thèse est la Feuille, et vous y pouvez voir,

Et voir tous les matins, les morts, les mariages,

L’histoire du moment, les spectacles du soir,

Les leçons de Physique, et le prix des fourrages,

Et des livres et des fromages,

Le temps qu’il fit la veille, un poème nouveau,

Les querelles sur la Musique,

Et la réponse et la réplique,

Et la séance Académique,

Et puis le combat du taureau,

La satyre et l’Épithalame,

Un trait de bienfaisance auprès d’une épigramme,

Et le cours des effets, et la chute d’un drame.

Le change, le marché, la coulisse, les Arts,

Scellés, mutations, domiciles, remparts,

Les Sciences, les Prix, les vents et les orages,

Le beurre et les œufs frais, le tout en quatre pages.

MOLIÈRE.

Quelle Encyclopédie, ô Ciel ! qu’un tel Journal !

Et c’est tous les matins une besogne prête ?

THALIE.

C’est, après l’Almanach Royal,

L’ouvrage qui demande une plus forte tête.

MOLIÈRE.

Vous vous égayez, Muse, et votre esprit malin

À railler est toujours enclin.

Le rire vous va bien : il sied à votre mine.

Entre nous, ne pourriez-vous pas

Aux Auteurs que l’on voit courtiser vos appas,

Inspirer plus souvent votre gaîté badine ?

Ils ont tous de l’esprit, et beaucoup, vos Auteurs ;

Mais je vous l’avouerai, je les trouve un peu tristes.

Chez les morts, tout comme ailleurs,

Nous avons nos Nouvellistes,

Ils s’amusent à m’apporter

De temps en temps des Comédies,

Que l’on dit même être applaudies ;

Et c’est apparemment pour m’impatienter ;

Car cent fois un jour, je souffre le martyre

À pouvoir deviner ce qu’on a voulu dire.

De Pascal et de Despréaux

Il faut bien que la langue enfin soit surannée ;

Ce siècle étrangement l’a perfectionnée.

Ce sont des tournures, des mots,

Mais des mots !... je serais cent ans à les comprendre,

Et je ne sais où diable ils ont été les prendre.

Ils rebattent toujours certains termes abstraits,

Qu’ils combinent entre eux d’une manière étrange,

Monotone assemblage, et ténébreux mélange,

Dont on ne les tire jamais :

C’est le cœur et l’esprit, l’âme et le caractère,

La nature, l’honneur, le devoir, le mystère...

C’est un dialogue coupé,

Haché, brisé, heurté, qui fatigue et qui tue ;

La phrase à tout moment demeure suspendue,

Et le sens reste enveloppé,

Si tant est qu’il existe... ils affectent sans cesse

Un style d’ironie, équivoque entretien,

Où l’Auteur entend bien finesse,

Mais où le Lecteur n’entend rien :

C’est ce qu’ils ont nommé, je crois, du persiflage.

Ce genre de gaîté n’est pas à mon usage,

Je l’avouerai sans peine, et j’en suis consolé ;

Mais lorsqu’en les lisant j’ai le cerveau troublé

De cet entortillage où leur esprit s’occupe,

Je me tiens pour bien persiflé,

Et je sens à l’ennui dont je suis accablé,

Que c’est moi qu’on a pris pour dupe.

THALIE.

Moi, je voudrais vous divertir.

Demeurez en ces lieux : vous y verrez venir

Les curieux que ce jour nous attire :

Cela pourra vous faire rire.

C’est un emploi tout fait pour un observateur.

La Renommée, ici, par mon ordre publie

Les Audiences de Thalie :

Je vous fais mon introducteur,

Mon substitut.

MOLIÈRE.

Ce titre est pour moi trop flatteur.

THALIE.

Qui le mérite mieux ? Adieu ; je me retire,

Et pour parler comme ma sœur,

Je vais donner une heure au soin de mon Empire.

 

 

Scène III

 

MOLIÈRE, seul

 

Que l’audience au moins n’aille pas m’ennuyer

Ou bientôt je la congédie.

C’est un fardeau trop lourd, s’il faut qu’ici j’essuie

Tous les originaux qui peuplent le foyer.

 

 

Scène IV

 

MOLIÈRE, MONSIEUR BAPTISTE

 

MONSIEUR BAPTISTE.

Si vous êtes Monsieur, un suppôt de Thalie...

MOLIÈRE.

Tout prêt à vous servir.

MONSIEUR BAPTISTE.

Je viens à son Bureau

Offrir un ouvrage nouveau.

Pourrai-je me flatter que votre voix l’appuie ?

J’ai fait pour aborder des efforts superflus.

La foule des Auteurs inscrits pour être lus

Me force à renfermer (et c’est un long supplice !)

Les timides essais d’une muse novice.

Pour les talents naissants on a bien peu d’égard.

MOLIÈRE.

À votre air, j’aurais cru votre muse un peu mûre.

MONSIEUR BAPTISTE.

Elle a pris son essor, je l’avoue, un peu tard,

Mais sans les délais que j’endure,

On aurait de moi, je vous jure,

Vu plus d’une production.

De cet instant heureux mes vœux hâtent l’approche,

Et j’ai depuis longtemps ma réputation,

Comme bien d’autres, dans ma poche.

MOLIÈRE.

Peut-être le plus sûr serait de l’y garder.

Vous savez trop, Monsieur, ce qu’on peut hasarder.

Le public fut toujours un redoutable Maître.

MONSIEUR BAPTISTE.

À qui le dites-vous ? Qui le peut mieux connaître ?

Quelqu’un a-t-il vu de plus près

Les révolutions du Théâtre Français ?

Et quelqu’un mieux que moi, peut-il savoir l’histoire

Des Pièces, des débuts, des chutes, des succès ?

J’eus l’oreille toujours voisine des sifflets ;

C’est de-là qu’est venu mon amour pour la gloire.

Oui, Monsieur, le métier que j’ai fait dans Paris,

M’a fait passer ma vie avec les beaux-esprits.

MOLIÈRE.

Quel était donc votre état, je vous prie ?

MONSIEUR BAPTISTE.

Je fus dans un café plus de vingt ans garçon,

Chez Procope d’abord, et puis chez Dubuisson,

Tout vis-à-vis la Comédie.

C’était-là que venaient Poètes à foison.

Je ne sais si l’instinct agissait par avance,

Mais j’eus toujours pour eux beaucoup de bienveillance ;

C’était moi qui servais le Café de Piron.

Il était jovial. Je l’aimais : son génie

Avait des moments fort heureux.

MOLIÈRE.

Par exemple, celui de la Métromanie.

MONSIEUR BAPTISTE.

De ce genre il n’en eut pas deux.

MOLIÈRE.

Oui ; mais c’est beaucoup d’un, et je vous le souhaite.

MONSIEUR BAPTISTE.

En économisant mon profit journalier,

Revendant des billets dont j’étais le courtier,

Donnant à lire aussi les Feuilles, la Gazette,

Je gagnai de quoi faire une honnête retraite.

MOLIÈRE.

Vous aimiez tant votre métier :

Comment d’y renoncer eûtes-vous le courage ?

MONSIEUR BAPTISTE.

Ah ! les Comédiens quittèrent le quartier,

Et bientôt le Café n’eut plus d’Aréopage.

J’en ai gémi longtemps : enfin dans mon dépit,

Accoutumé de vivre avec des gens d’esprit,

Et déjà de leur art ayant quelque habitude,

J’ai su mettre à profit mon temps, ma solitude...

Je suis moi-même Auteur... Un Poète indigent,

À qui dans le besoin j’ai prêté de l’argent,

En mourant m’a fait légataire

De certain manuscrit, dont je suis, à bon droit,

Devenu le propriétaire :

C’est une Comédie ; il n’est pas un endroit

Qui ne soit travaillé de nouveau : d’où l’on voit

Que le tout m’appartient.

MOLIÈRE.

Oh ! je le crois bien vôtre.

MONSIEUR BAPTISTE.

L’Acte avait des beautés, et lorsqu’il fut joué,

On n’en siffla que la moitié.

MOLIÈRE.

Le reste était meilleur ?

MONSIEUR BAPTISTE.

On ne joua pas l’autre.

Mais comme je vous dis, l’ouvrage est tout nouveau.

Voyez : c’est...

Il montre à Molière le titre du manuscrit.

MOLIÈRE, lisant.

Le Souper.

MONSIEUR BAPTISTE.

C’est un cadre fort beau,

Et tout y peut entrer, je pense.

Je vous dirai bien plus, mais avec confidence :

Je me suis avisé d’un tour ingénieux.

De vingt pièces jadis tombées,

Et qui n’existent plus que chez les curieux,

J’ai pris les vers les plus heureux,

Et de ces beautés dérobées,

J’ai fait un tout miraculeux.

MOLIÈRE.

Comment ! vous êtes plagiaire !

Mais cela n’est pas bien.

MONSIEUR BAPTISTE.

Oh ! j’ai plus d’un confrère ;

Et puis, qui le saura ?... L’écrit le plus mauvais

A presque toujours quelques traits :

Et les rendre publics serait-ce un tort extrême ?

MOLIÈRE.

Il faudrait commencer par être en fond soi-même.

Je sais qu’il est d’heureux larcins

Qu’on pardonne aux bons Écrivains ;

Mais sur ce titre seul l’indulgence se fonde ;

Pour oser autant qu’eux, il faut les égaler.

Le Parnasse est comme le monde ;

On n’y permet qu’aux riches de voler.

D’ailleurs, comment faire un ensemble

De ces lambeaux épars qu’au hasard on assemble ?

MONSIEUR BAPTISTE.

Bon ! leur place est partout : ce sont de ces morceaux

Toujours vieux et toujours nouveaux,

De ces paquets de vers où l’Acteur se déploie,

Que des bords du Théâtre au Parterre on envoie.

Bien ou mal amenés, ils font des brouhahas...

Mais ce qui m’appartient, ce qui vaut mieux encore,

Et que dans mon ouvrage on trouve à chaque pas,

C’est un genre d’esprit qu’aujourd’hui l’on adore,

Et dont, pour moi, je fais grand cas :

Les Calembours.

MOLIÈRE.

Quel mot est cela ?

MONSIEUR BAPTISTE.

Quoi !...

MOLIÈRE.

J’ignore

Ce que c’est.

MONSIEUR BAPTISTE.

Se peut-il ? Vous ne connaissez pas.

Les Calembours ?

MOLIÈRE.

Moi ! non.

MONSIEUR BAPTISTE.

Eh ! mais tout en abonde.

Vous venez donc de l’autre monde ?

MOLIÈRE.

Peut-être.

MONSIEUR BAPTISTE.

Enfin, Monsieur, vous êtes de la Cour

De Thalie, et pouvez...

MOLIÈRE.

Ici, de cette Muse

Je suis le Substitut, et promets dans l’instant

Montrant le Manuscrit.

De mettre entre ses mains ce dépôt important.

Me le confierez-vous ?

MONSIEUR BAPTISTE, le lui donnant.

Qui, moi ! que je refuse

Un service pareil !...

MOLIÈRE.

Oui, mais à votre tour,

Une grâce.

MONSIEUR BAPTISTE.

Ordonnez.

MOLIÈRE.

Si cela vous amuse,

Pourriez-vous point, Monsieur, me faire un Calembour.

MONSIEUR BAPTISTE.

Vous voulez, je le vois, éprouver mon génie

Pour la pointe et les jeux de mots.

MOLIÈRE.

Quoi ! ce n’est que cela ? Ce genre de saillie

Est connu dès longtemps...

MONSIEUR BAPTISTE.

Oh ! ceux-ci sont plus beaux.

Ils tiennent de l’énigme, ils sont faits pour surprendre,

Et les meilleurs sont ceux qu’on peut le moins comprendre.

Aussi, tel qui par-là s’est fait beaucoup valoir,

Les cherche le matin pour les dire le soir.

L’impromptu, dans ce genre, est le fruit de l’étude,

Du talent...

MOLIÈRE.

Vous devez en avoir l’habitude.

MONSIEUR BAPTISTE, avec colère.

Oh ! si c’est votre goût, parbleu, de tout côté

Vous en pouvez avoir jusqu’à satiété.

À la Ville, à la Cour, en vers, ainsi qu’en prose,

En causant, en soupant, on ne fait autre chose ;

Il faut, pour ignorer ce qu’est un Calembour,

Être bien dur d’oreille, ou bien plus... Eh ! bonjour.

Serviteur...

À part.

J’en dirais plus que je ne veux dire.

 

 

Scène V

 

MOLIÈRE, seul

 

Je ne le saurai pas... Qui pourra m’en instruire ?

Ce manuscrit, peut-être... Oui, si j’en crois l’Auteur...

Mais qui nous vient encor ? Autre solliciteur

Sans doute... Celui-là paraît fort en colère.

 

 

Scène VI

 

MOLIÈRE, MONSIEUR MISOGRAMME

 

Toute cette Scène doit être jouée d’un ton brusque.

MONSIEUR MISOGRAMME.

Puis-je vous demander, Monsieur, sans vous déplaire,

Si Thalie en ces lieux voudra me recevoir ?

Il faut que je lui parle.

MOLIÈRE.

Oui, vous pourrez la voir.

En attendant, parlez : je suis à son service,

Que voulez-vous ?

MONSIEUR MISOGRAMME.

Je viens lui demander justice.

MOLIÈRE.

Justice ! contre qui, Monsieur ?

MONSIEUR MISOGRAMME.

Contre un travers

Qui depuis trop longtemps infecte l’univers,

Qui, dans Paris surtout, abondamment pullule,

Et met les têtes à l’envers,

Qu’il faut frapper enfin des traits du ridicule...

La rage de l’esprit, de la prose et des vers,

La rage d’imprimer, de juger et d’écrire.

Je n’y puis plus tenir, Monsieur, c’est un délire

Que partout je retrouve, et qui fait mon malheur.

MOLIÈRE.

Juvénal s’en plaignait ; vous voyez bien, Monsieur,

Que depuis longtemps on en gronde :

C’est un de ces abus aussi vieux que le monde.

MONSIEUR MISOGRAMME.

Oh ! jamais il ne sut ce qu’il est aujourd’hui ;

La folie est au comble, aussi bien que l’ennui.

MOLIÈRE.

Et si l’on écrit mal, qui vous, force de lire ?

MONSIEUR MISOGRAMME.

Cela vous est facile à dire.

S’agit-il seulement de lecture ? Ma foi,

Je n’ai guère le temps de lire, quant à moi.

Ma caisse et mes bureaux m’occupent que de reste.

Mais savez-vous, Monsieur, que ce mal si funeste

A pris, pour mes péchés, racine en mon logis,

Comme il la prend partout ?... Le Diable, en sa furie,

À ma femme inspira l’amour des Beaux-esprits.

Malgré moi, ma maison est une Académie :

Sans cesse on y récite, on y dispute, on crie.

L’esprit en a banni la paix et la gaîté,

Et l’aisance et la bonhomie,

Et la joie et la liberté,

Si nécessaires dans la vie,

Et si bonnes pour la santé.

MOLIÈRE.

L’esprit ne les vaut pas, j’en conviens.

MONSIEUR MISOGRAMME.

Que j’expire

Si je mens d’un seul mot... les matins, occupé,

D’affaires, de calculs sans cesse enveloppé,

Je compte à mon dîner me délasser et rire,

Et j’en ai grand besoin : au lieu de bons amis,

Qui rendraient à l’envi mon repas agréable,

Je vois des inconnus environner ma table

Y siéger gravement : à peine est-on assis,

Aussitôt s’établit une dispute en règle,

On répète les mots de génie et de goût,

On ne s’entend sur rien, et l’on contredit tout.

C’est ceci, c’est cela : c’est un sot, c’est un aigle...

Si la dispute cesse, arrivent à propos

Les énigmes du jour et les rébus nouveaux.

C’est à qui le plus tôt en sera l’interprète ;

Chacun les yeux baissés rêve sur son assiette.

Moi qui voudrais ailleurs tenir table longtemps,

Je presse mes morceaux, j’enrage entre mes dents,

Sûr de digérer mal un dîner qui m’ennuie :

Je crois, le café pris, faire au moins ma partie,

En voyant apporter une table de jeu...

Point du tout : c’est une lecture...

De n’en jamais entendre on sait que j’ai fait vœu.

MOLIÈRE.

Pourquoi ?

MONSIEUR MISOGRAMME.

Quand j’ai dîné, Monsieur, c’est chose sûre,

Que si l’on me lisait l’ouvrage le meilleur,

Je ronflerais debout à côté de l’auteur.

MOLIÈRE.

Ah ! c’est une raison.

MONSIEUR MISOGRAMME.

Touché de ma détresse,

Un honnête-homme alors m’offre, par politesse,

Et pour dissiper mon chagrin,

De faire mon trictrac dans un salon voisin.

Autre calamité : vous nous rompez la tête.

Quel bruit, pendant qu’on lit ! Et que c’est malhonnête !...

Que répondre ?... Je prends ma canne et mon chapeau ;

Pour me distraire un peu, je m’en vais au Caveau.

Je m’accoste d’un homme, à ce qui paraît, sage.

Je veux l’entretenir, comme c’est mon usage,

D’objets intéressants pour tout bon citoyen,

De ce que l’on a fait de bien

Dans la finance, en politique ;

Je veux lui dire un mot de Nantes, de Bordeaux,

De nos succès en Amérique,

Et du retour de nos vaisseaux.

Soudain dans le café fond, comme une tempête,

L’essaim bruyant des connaisseurs.

Un braillard qui marche à leur tête

Donne par un seul mot le signal des clameurs :

Que dites-vous, Messieurs, de la pièce nouvelle ?

Aussitôt grands débats, effroyable querelle.

Mon homme m’abandonne et joint nos disputeurs.

Tous parlent à la fois : dans le bruit de leur guerre,

On n’entendrait pas le tonnerre.

Je me sauve effrayé, je rentre en ma maison,

En maudissant ma destinée,

De n’avoir pu trouver, dans toute ma journée,

Quelqu’un à qui parler raison.

MOLIÈRE.

Je ne puis tout-à-fait blâmer votre colère.

L’abus qui vous irrite est impatientant,

Je l’avoue, et vous trouve à plaindre, presque autant

Que le Chrisalde de Molière.

MONSIEUR MISOGRAMME.

Molière ! que me dites-vous ?

Eh ! que Dieu nous le rende ! il nous vengerait tous.

Les abus de son temps n’approchaient pas des nôtres.

Chrisalde tourmenté chez lui,

Pouvait aller au moins respirer chez les autres ;

Moi, je trouve en tous lieux le fléau que j’ai fui :

De tous les côtés il m’assiège.

Un camarade de Collège

Mon ami, mon confrère, et que je croyais loin

De penser à rimer, m’abordant sans témoin,

D’un air mystérieux, tire de ses tablettes

Le volume ignoré de ses œuvres secrètes.

Mon Commis, à sa table écrivant de travers,

Ne sait pas l’orthographe et sait faire de vers.

J’entre dans mon bureau pour affaire qui presse :

Pas une âme : où sont-ils ? Je fais courir après...

Un enragé d’Auteur, ce jour-là tout exprès,

Les a tous enlevés pour applaudir sa Pièce.

Car, Dieu merci, chez moi, de la cave au grenier,

Ils ont tous plus ou moins la fureur du métier.

De leur maudit jargon j’ai l’oreille étourdie.

Mon fils en Rhétorique a fait sa Tragédie.

C’est chez moi qu’on bâtit les réputations.

On y crie à l’horreur ou bien à la merveille.

Ma fille à quatorze ans juge déjà Corneille.

Ils ont toujours en main je ne sais quels chiffons,

Ou j’entends répéter d’un ton de suffisance :

Nous croyons, nous jugeons, nous pensons, nous blâmons...

Comme le Roi, dit nous voulons.

Têtebleu, dans toute la France,

Il n’est point assez de sifflets,

Assez de bonnets d’âne, assez de camouflets,

Pour tant de ridicule et tant d’impertinence.

MOLIÈRE.

Quel remède à cela ? Chacun à ce métier,

Peut perdre impunément de l’encre et du papier.

Boileau l’a dit.

MONSIEUR MISOGRAMME.

Monsieur, c’est un mal politique ;

C’est une épidémie, une peste publique,

Qu’il faudrait extirper de la société :

C’est la fainéantise et l’inutilité.

Tel qui crève de faim à barbouiller des livres,

Pourrait dans un Bureau gagner ses huit cent livres,

Et ferait cent fois mieux ; n’en conviendrez-vous pas ?

MOLIÈRE.

Oui ; mais la Poésie a de puissants appas.

L’imagination craint d’être refroidie,

L’arithmétique est sèche et glace le génie.

MONSIEUR MISOGRAMME.

Le génie ! oui voilà leur refrain importun ;

Ils ont tous du génie et pas le sens commun.

Je vous l’ai déjà dit, je lis peu : je n’ai guère

Le temps de prendre ce plaisir ;

Mais c’en est un pour moi quand je suis de loisir,

Un que je goûte fort, du moins à ma manière,

J’aime les bons Auteurs, Monsieur, je les révère ;

Je sens qu’à leurs travaux l’État doit mettre un prix ;

Je me tiens fort heureux qu’ils m’amusent, m’instruisent,

Et lorsque j’ai lu leurs écrits,

Je crois avoir souvent pensé ce qu’ils me disent.

Mais pour un troupeau d’étourdis,

De rimeurs écoliers, de faiseurs de sornettes

Parasites à table et flatteurs aux toilettes,

Quoi de plus inutile ? Est-il en vérité

Espèce plus à charge à la société ?

Qui les met à la mode ? un tas de femmelettes,

Qui veulent s’établir protectrices d’Auteurs,

Qui rassemblent dans leur manie

Les faux airs qu’ont produits nos ridicules mœurs,

Le bel esprit et la chimie,

Le sentiment et les vapeurs.

Faut-il pas que chacune ait son poète en titre,

Qu’elle fait de ses goûts et l’oracle et l’arbitre ?

Ma femme, l’autre jour, n’a-t-elle pas voulu

Me faire tout quitter, m’amener au Spectacle,

Me faire malgré moi crier bravo, miracle,

Pour son cher protégé, que je n’ai jamais lu,

Par bonheur : Ah ! Monsieur, venez, la pièce est belle,

Nous devons à l’auteur cette marque de zèle.

Il a fait des vers pour Zizi :

(C’est sa perruche), c’est joli

Au possible ; il a peint Zizi d’après nature...

Et puis cet homme là, c’est une créature

Charmante, et d’un cœur excellent,

D’une douceur de mœurs !... D’ailleurs un vrai talent,

Et fait pour aller loin... Il s’ensuivait qu’en somme

Le Chantre de Zizi devait être un grand homme.

MOLIÈRE.

Vous avez bien raison : il faut de ces tableaux

Pour la palette de Thalie,

Et je vois là de quoi fournir à ses pinceaux.

MONSIEUR MISOGRAMME.

Monsieur, si quelque bonne et franche Comédie

Ne fait justice enfin de ces originaux,

Je prendrai mon parti : je m’enfuis dans ma terre.

Elle est dans un canton retiré, solitaire ;

Ce sont de bonnes gens qui peuplent le pays ;

Tant mieux : de mes vassaux je ferai mes amis.

Il ne m’en faut pas davantage.

Peu m’importe la mode, et j’aurai, s’il vous plaît ;

À ma table, en dépit du bon ton, de l’usage,

Mon Bailli, mes Fermiers, le Chantre du Village,

Qui, je l’espère au moins, ne feront point d’ouvrage,

Et viendront faire mon piquet ;

Et je prétends qu’aucun valet

Ne soit reçu chez moi, s’il n’a pour s’y produire

Un bon certificat... comme il ne sait pas lire.

 

 

Scène VII

 

MOLIÈRE, seul

 

Avec un peu d’humeur il a dit vérité,

Et son bon sens paraît dans sa vivacité.

Cette foule d’Auteurs est vraiment une plaie

Dont le Pinde gémit et la raison s’effraie.

 

 

Scène VIII

 

MOLIÈRE, MONSIEUR CLAQUE

 

MONSIEUR CLAQUE entre en se parlant à lui-même.

Palsambleu, celui-là pouvait-il se prévoir ?

On dit bien vrai que dans la vie

On ne peut du matin au soir

Jamais compter sur rien ; mais du moins à Thalie

J’en dirai mon avis : nous verrons si pourtant...

MOLIÈRE.

Vous ne paraissez pas content,

Monsieur ; puis-je savoir ?...

MONSIEUR CLAQUE.

Ah ! Monsieur, je vous prie

De m’excuser : je ne vous voyais point...

Ma tête est troublée à tel point !...

Et qui diable tiendrait au revers qui m’assomme ?

Oui, Monsieur, vous voyez un homme

Ruiné, furieux : un coup inattendu

M’ôte mon existence ; enfin j’ai tout perdu,

Mes appointements et ma place,

J’ose dire un état que je m’étais formé...

Je suis, pour vous compter en un mot ma disgrâce ;

Un Capitaine réformé

MOLIÈRE.

Réformé ! dans le temps où la France est en guerre ?

MONSIEUR CLAQUE.

Oh ! la guerre et la paix, tous les temps m’étaient bons,

Mes campagnes, mes garnisons,

Mon service... étaient au parterre.

Je ne vous cache rien ; car au premier abord

J’ai vu qui vous étiez : je ne m’y méprends guère ;

Vous venez de Province, ou je me trompe fort,

Pour débuter : voilà l’habit de caractère.

Sans doute en ce moment vous allez répéter.

MOLIÈRE.

Mais en effet ici je joue un rôle.

MONSIEUR CLAQUE.

Eh ! mais j’en étais sûr... il n’était pas besoin

De me le confirmer : oh ! je flaire de loin.

Un Débutant.

MOLIÈRE, à part.

Ma foi, le personnage est drôle :

On peut s’en amuser.

MONSIEUR CLAQUE.

Vraiment j’ai pu juger

Qu’ici vous étiez étranger.

Est-il dans les foyers quelqu’un qui ne connaisse

Monsieur Claque ?

MOLIÈRE.

Monsieur Claque !

MONSIEUR CLAQUE.

Eh ! Oui, c’est mon nom.

À vos pareils je m’intéresse ;

Et si je puis vous être bon,

Disposez de moi. Je confesse

Que mes moyens sont bien déchus ;

Je ne suis pas ce que je fus.

Montrant la Salle.

Voilà de mon malheur la cause trop fatale.

MOLIÈRE.

Et qui donc l’a produit ?

MONSIEUR CLAQUE.

Qui !... la nouvelle Salle,

Le Parterre détruit... Ah ! c’est détruire tout,

La gloire, les succès, le Spectacle, le goût.

Tout un Public assis ! beau projet ! fort utile !

Eh ! comment gouverner cette masse immobile,

Lui donner désormais la vie et l’action,

En diriger l’impulsion ?

Mais contre cet abus hautement je réclame :

Un Parterre sans chefs, c’est comme un corps sans âme.

MOLIÈRE.

Il avait donc des chefs ?

MONSIEUR CLAQUE.

Comment ! mes compagnons ;

Et moi, Monsieur, depuis vingt ans nous y régnons.

C’était une très bonne affaire,

Tous les intéressés, braves gens, comme moi.

N’est-ce pas un honnête emploi,

De prêter aux talents un appui nécessaire ?

Les nouveautés et les débuts

Payaient à mes travaux de bien justes tributs :

Toute peine vaut son salaire,

Fallait-il pas avoir mes Bureaux, mes Commis ?

MOLIÈRE.

Vous aviez-là, Monsieur, un petit ministère.

MONSIEUR CLAQUE.

Tout Débutant chez moi d’abord était admis,

Conduit par mes agents ou par quelques amis,

Et du premier coup d’œil je jugeais son physique.

MOLIÈRE.

Son physique ! Comment ! Qu’entendez-vous par-là ?

MONSIEUR CLAQUE.

Parbleu, la question est bonne ; mais cela

Se comprend de soi-même, et faut-il qu’on l’explique ?

MOLIÈRE.

Mais encor ?

MONSIEUR CLAQUE.

Par ce mot on entend à la fois

Le maintien, la figure, et la taille et la voix,

Les dons extérieurs, les qualités prescrites...

MOLIÈRE.

Mais, si vous m’aviez dit d’abord ce que vous me dites.

Je vous aurais compris sans peine.

MONSIEUR CLAQUE.

Mais pourtant ;

C’est le mot consacré, c’est le terme technique ;

Et jamais on n’annonce Actrice ou Débutant,

Qu’on ne parle de leur physique.

MOLIÈRE.

Pardon.

MONSIEUR CLAQUE.

Prétendez-vous que je m’exprime mal ?

Vous êtes, ce me semble, un peu Provincial.

Votre physique à vous, par exemple, est comique.

MOLIÈRE.

Je vous suis obligé, Monsieur, pour mon physique.

MONSIEUR CLAQUE.

Oui, je vous ai toisé... J’ai fait avec succès

Débuter ici vingt sujets

Qui ne vous valaient pas : plus le talent est mince,

Plus cela coûte aussi : rien n’est plus important

Que d’avoir à Paris un Début éclatant,

On en est beaucoup mieux payé dans la Province.

Dans ces cas-là, Monsieur, il faut s’exécuter :

On fait ce qu’il en doit coûter.

J’avais mes Lieutenants, mes premiers camarades

Qui distribuaient les Brigades ;

Chacun avait son poste et répondait d’un coin :

Moi, j’occupais le centre, et tous avaient le soin

D’avoir toujours vers moi le regard et l’oreille ;

Et dès que j’avais dit bien, fort bien, à merveille,

Ils faisaient un chorus !... Et puis adroitement

Je savais ranimer un applaudissement...

Allez donc... beau... bravo... C’était un tintamarre,

Et des pieds et des mains, des cannes !... un succès

Fou.

MOLIÈRE.

C’est le mot.

MONSIEUR CLAQUE.

Cela se répandait : d’après

Un début si brillant, c’était un sujet rare.

Vous sentez que d’avance on payait mes exploits.

Joignez-y les Pièces nouvelles

Que l’on faisait aller, grâce à moi, telles quelles.

Je gagnais en bravo mes vingt écus par mois,

Et ce n’est pas trop cher, Monsieur, en conscience.

MOLIÈRE.

Oui, cela fait surtout une honnête existence.

MONSIEUR CLAQUE.

Bon ! est-il rien ici de stable et de réel ?

Et qui n’aurait pas cru le Parterre éternel ?

Voilà tous mes talents devenus inutiles :

Avec des Spectateurs sur leurs sièges tranquilles ;

Soyez sûr désormais, pour les voir applaudir,

Qu’il faut absolument qu’on leur fasse plaisir.

Je vois que ma carrière est à-peu-près remplie,

Et je vais présenter ma Requête à Thalie,

Un Mémoire aux Comédiens.

Des services comme les miens

Ne sont pas, après tout, des titres qu’on rejette,

Et je suis content, si j’obtiens

Une pension de retraite.

MOLIÈRE.

La demande est trop juste.

MONSIEUR CLAQUE.

Oui : c’est un attentat

Que de priver ainsi les gens de leur état.

Nous verrons... Quant à vous, tout ce que je puis faire,

C’est de vous répéter vos rôles de début.

Je connais mon Public, je sais ce qui peut plaire,

Et je puis vous conduire au but.

MOLIÈRE.

Vous avez de cet art fait une grande étude ?

MONSIEUR CLAQUE.

Oh ! non, pas trop ; mais l’habitude !

Moi, j’en ai tant formé ! j’ai fait quelques ingrats ;

Mais il y faut compter, et je n’en parle pas.

Quand vous voudrez, je suis fort à votre service...

Chez moi... tous les matins... de ma profession,

Il ne me reste plus que ce seul exercice...

Mais que sur ma Requête on me fasse justice,

Ou dans mon indignation

Contre la Comédie... enfin je sais qu’en dire...

Il me reste un Théâtre, il me reste un Empire,

Où ma voix, ma cabale a toujours triomphé.

Je puis les perdre encore...

MOLIÈRE.

Où donc ?

MONSIEUR CLAQUE.

Dans le Café.

 

 

Scène IX

 

MOLIÈRE, seul

 

Voila de ces gens d’une espèce

Qu’on ne rencontre qu’à Paris.

Quel métier !... et pourtant il avait bien son prix,

Et c’est grand dommage qu’il cesse.

J’entends venir de ce côté

Un nouveau personnage... il a l’air éventé.

Il chante, ture lure et flon, flon, flon, chacun a son ton, son allure, etc.

 

 

Scène X

 

MOLIÈRE, LE VAUDEVILLE

 

LE VAUDEVILLE, chante.

Air : Pour la Baronne.

Le Vaudeville
À l’honneur de vous saluer ;
Il est très fêté par la Ville :
Daignez, s’il vous plaît, agréer
Le Vaudeville

MOLIÈRE.

Apparemment Monsieur ne parle qu’en chantant !

LE VAUDEVILLE chante.

Même Air.

Lorsque je chante,
Souvent le sens n’est pas trop bon,
La rime est quelquefois méchante ;
Mais enfin j’ai toujours raison
Lorsque je chante.

MOLIÈRE, à part.

Il est naïf, au moins ; je le trouve amusant.

Haut.

Thalie a dans ces lieux établi son domaine ;

Auprès d’elle, Monsieur, qu’est-ce qui vous amène ?

LE VAUDEVILLE chante.

Air : Non, je ne ferai pas.

Je suis le plus joyeux des Enfants de Thalie,
Près d’elle je conduis Momus et la Folie ;
Et mes chants et leurs jeux, au Théâtre Français,
Ont souvent partagé l’honneur de ses succès.

MOLIÈRE.

On m’a dit qu’autrefois on vous vit à sa cour,

Accompagner Legrand, Fuzelier et Dancourt.

Mais si je sais bien votre histoire,

Votre séjour natal, votre empire est la Foire,

Et c’est-là que vous êtes né,

Que Panard et Vadé, Piron, Favart, le Sage ;

De leur esprit vous ont orné.

Prétendriez-vous davantage ?

LE VAUDEVILLE chante.

Air : Mon petit cœur.

Ignorez-vous jusqu’où va ma puissance,
Ce qu’elle obtient et d’éclat et de prix ?
J’ai relevé mon obscure naissance,
Et suis enfin l’Idole de Paris.

 

J’ai triomphé, même de l’Ariette,
Dont les attraits ont régné si longtemps ;
Elle me cède, et sa prompte défaite
Rend mes succès encor plus éclatants.

MOLIÈRE.

Vraiment, je vous en félicite,

Il faut que vous ayez acquis bien du mérite.

LE VAUDEVILLE chante.

Air : V’là ce que c’est qu’d’aller au bois.

D’un Théâtre plein d’agrément
Je suis la gloire et l’ornement.
J’y répète journellement
Trois heures entières,
Mes Chansons légères,
Et l’on s’écrie à tout moment :
C’est charmant, oh ! c’est charmant.

Air : Est-ce un bonheur d’avoir un tirelire, lire, etc.

Je crois que mes atours
Siéraient bien à Thalie,
Je veux par mon secours
La voir mieux accueillie,
Tout plein d’ardeur,
Pour son honneur,
Et pour son tirelire, lire,
Et pour son toureloure, loure,
Pour son bonheur.

MOLIÈRE, à part.

Je sens que ses refrains m’amusent déjà moins.

Haut.

Monsieur du Vaudeville, elle doit de vos soins

Sans doute être reconnaissante,

Et peut de vos talents essayer la douceur.

Je ne vous croyais pas devenu grand Seigneur ;

Mais craignez du Public la faveur inconstante,

Souvent il prend pour goût ce qui n’est qu’engouement ;

Il épuise un plaisir, et l’use promptement.

Vous pouvez lui plaire un moment,

Et ce n’est pas un grand miracle ;

Mais enfin, vos couplets si souvent répétés,

Trois heures de chansons et de frivolités,

Ne sauraient former un spectacle.

Pour un quart-d’heure, c’est fort bien ;

Mais retenez de moi cette leçon utile :

Il ne faut abuser de rien,

Et pas même du Vaudeville.

Apercevant la Muse du Drame.

Qu’est-ce encor ?... Celui-là n’est pas si gai que vous.

 

 

Scène XI

 

MOLIÈRE, LE VAUDEVILLE, LA MUSE DU DRAME

 

Elle a l’air d’observer le Théâtre, sans regarder les Acteurs.

MOLIÈRE.

Quel noir accoutrement ! Quelle mine fantasque !

Je crois qu’il va courir le masque.

Monsieur... ou Madame... entre nous,

Je ne sais trop lequel, à votre air amphibie...

Ici, chercheriez-vous Thalie ?

LA MUSE DU DRAME.

Qui, moi ! m’en préserve le Ciel !

Pour qui me prenez-vous ?

MOLIÈRE.

Pardon, si je m’abuse.

LA MUSE DU DRAME.

Je suis une dixième Muse.

MOLIÈRE.

Qui, vous !

LA MUSE DU DRAME.

Moi ; rien n’est plus réel.

MOLIÈRE.

Je ne m’en doutais pas ; et le nom de Madame ;

Pourrait-on le savoir ?

LA MUSE DU DRAME.

C’est... la Muse du Drame.

MOLIÈRE.

J’en connaissais deux jusqu’ici,

Ainsi que chacun sait, Thalie et Melpomène.

LA MUSE DU DRAME.

Sur moi toutes les deux ont usurpé la Scène.

La véritable Muse, en un mot, la voici.

MOLIÈRE, à part.

Je n’ai donc pas encor connu ma Souveraine.

Haut.

Peut-on vous demander ce que c’est que ces mots

Tracés sur des papiers, découpés en lambeaux ?

LA MUSE DU DRAME.

Ils sont puissants, sacrés !... avec une douzaine

De ces mots-là, Monsieur, qui sont un vrai trésor,

J’ai fait mille chefs-d’œuvre, et j’en puis faire encor.

Tournant autour d’elle, et lisant sur les papiers.

MOLIÈRE.

Ah ! Ciel !... oh, Dieu !... grand Dieu !... vertu !... crime !... nature !...

LE VAUDEVILLE chante.

J’aime la Nature, moi,
J’aime la Nature.

Il sort.

LA MUSE DU DRAME.

Joignez-y force points, force exclamations,

De longs cris douloureux, et des convulsions,

Il ne m’en faut pas plus ; la réussite est sûre :

Jugez si j’ai formé des disciples nombreux.

Votre emphatique Tragédie,

Depuis deux siècles applaudie,

Dictait dans son École un code rigoureux.

Il lui faut des mœurs héroïques,

Des intérêts d’État, des crimes politiques,

Des révolutions qui changent l’univers,

De grands hommes et de beaux vers.

Moi, j’ai mis de côté ces ressources frivoles...

Je puis même au besoin me passer de paroles.

MOLIÈRE.

Souvent vous feriez bien, si j’en crois ce qu’on dit.

LA MUSE DU DRAME.

La Pantomime me suffit :

La Pantomime seule établit mon empire.

J’ai le plus grand mépris pour le talent d’écrire.

J’exerce un tout autre pouvoir.

Un geste qui fait peur, un accent qui déchire,

La figure du désespoir...

Elle fait une grimace horrible.

Oui, voilà tout mon art et ma seule magie.

MOLIÈRE.

Si bien que l’Auteur peut se passer de génie,

Les acteurs de talent, les Spectateurs de goût...

C’est un genre commode, il dispense de tout.

LA MUSE DU DRAME.

Oui, le goût ! le talent ! bagatelle, folie,

Mots dénués de sens... la pitié, la terreur :

Voilà les grands ressorts !

MOLIÈRE.

Le dégoût et l’horreur,

Voilà les grands abus !

LA MUSE DU DRAME.

L’horreur, c’est ma partie

À moi ; je ne me borne pas

À ces vulgaires attentats,

Dont cent fois le Théâtre a revu la peinture,

Meurtre, empoisonnement, parricide, parjure,

Inceste, trahison... Non, des crimes nouveaux,

Qui pourtant sont dans la nature,

Pour la première fois créés sous mes pinceaux,

Des spectacles affreux, d’incroyables tableaux :

Voilà mes coups de maître... Ici, je me figure,

Dans un sujet tout neuf que je traite aujourd’hui,

Un amant accablé des peines qu’il endure,

Qui creusera sa sépulture,

On verra le tombeau se refermer sur lui.

MOLIÈRE.

J’ai vu sur la tragique Scène

Les personnages expirer.

Madame, vous allez plus loin que Melpomène,

Vous les y faites enterrer.

LA MUSE DU DRAME, mesurant le Théâtre.

Je dessine de l’œil un vaste cimetière.

MOLIÈRE.

Local digne de vous !

LA MUSE DU DRAME, se passionnant.

La plaintive misère,

Des enfants affamés qui demandent du pain,

Mourants dans les bras de leur mère,

Des vieillards expirants au bord d’un grand chemin,

Des gibets, des cachots...

MOLIÈRE.

Ah ! je perds patience,

Il faut que j’éclate à la fin.

Vous prenez pour un Art cette sombre démence !

Eh ! quoi donc ! au Théâtre on n’ira s’assembler,

Que pour y voir accumuler,

Dans les plus dégoûtantes Scènes,

L’amas humiliant des misères humaines ?

Ce sont-là les tableaux qu’on veut nous étaler ?

Non, par ces peintures affreuses,

Trop près de la réalité,

Par ces images douloureuses

Qui désolent l’humanité,

Vous corrompez sans fruit la douceur noble et pure

D’un plaisir qui fut inventé

Pour consoler des maux que nous fait la nature.

Ce n’est pas celle-là qu’au Théâtre il faut voir :

On doit à de tels maux une pitié réelle ;

Mais elle est amère et cruelle ;

Il faut que l’Art exerce un moins triste pouvoir,

Qu’il émeuve mon cœur, et non qu’il le soulève :

Le Théâtre n’est pas l’Hôpital ou la Grève.

Si j’y viens pour verser des pleurs,

Ce n’est pas pour me faire un tourment de mes larmes,

Non, c’est pour les aimer, pour y trouver des charmes,

Et de l’illusion ressentir les douceurs.

À tous les mouvements dont mon âme est saisie,

Se mêle un charme heureux, né de la Poésie.

En me faisant frémir, en me faisant pleurer,

Elle me donne encore le plaisir d’admirer,

Et ce doux sentiment que son Art me procure,

Est un nectar divin versé sur ma blessure.

Et vous comparerez à ses puissants attraits,

Qui fondent du Théâtre et la gloire et l’empire,

Vos informes tableaux et vos hideux portraits,

Pareils aux rêves noirs d’un malade en délire ?

Elle anoblit la Scène, et vous l’avilissez ;

Elle attendrit les cœurs, et vous les flétrissez.

LA MUSE DU DRAME.

Sans daigner perdre ici mon temps à vous répondre,

C’est par mes seuls succès que je veux vous confondre ;

Je me flatte bientôt de l’emporter sur tous,

Et nous verrons qui doit régner en ces lieux...

 

 

Scène XII

 

Le fond du théâtre s’ouvre. On voit les statues des grands auteurs Dramatiques. Apollon est entre Melpomène et Thalie. Chacune d’elle conduit les acteurs de son genre. Les autres Muses ont aussi leur suite, qui porte des guirlandes de fleurs et des couronnes de laurier. Molière se range à côté de Thalie, et les autres personnages de la pièce sont autour d’elle. Au moment où le rideau de l’intérieur se lève, Apollon, Melpomène et Thalie disent ensemble : Nous.

APOLLON.

Respectez Apollon, les Muses et Molière,

Et ces Bustes sacrés que la France révère,

Où revivent les traits des immortels Auteurs,

De la Scène française, appuis et fondateurs,

Organes et soutiens de mes lois souveraines.

Montrant Melpomène et Thalie.

Du Théâtre à jamais ces deux Muses sont Reines :

Au Vaudeville et à la Muse du Drame.

Non que je veuille, en leur faveur,

Vous traiter l’un et l’autre avec trop de rigueur.

Je connais le danger d’être si difficile.

Le Drame sérieux, le léger Vaudeville,

Dont je blâme l’abus, sans leur ôter leur prix,

Tous les deux quelquefois admis,

Peuvent entrer dans mon domaine,

Et suivre, mais de loin, Thalie et Melpomène.

Ils seront mes Sujets et non mes Favoris.

J’ai souffert le burlesque, et Despréaux en gronde.

Scarron le mit en vogue, et je l’ai vu déchoir.

Pour satisfaire tout le monde

Je permettrai le genre noir.

La nouveauté, voilà surtout ce qu’on souhaite.

Le Théâtre eut toujours besoin de son appui.

Le génie embellit tous les genres qu’il traite,

Et les élève jusqu’à lui.

Oui, que tous les talents accroissent mon empire :

Que leur rivalité, leur émulation,

Travaille à l’affermir, et non à le détruire.

Que ce jour, dont la pompe en ces lieux les attire,

Consacre leur réunion.

Aux Muses.

Aux images de ces grands hommes,

Prodiguez de nouveaux honneurs,

Muses, et c’est ainsi que le siècle où nous sommes

Peut leur donner des Successeurs.

De vos eux, de vos dons unissez les douceurs :

Il faut de tout dans une fête ;

Et celle qu’ici l’on apprête

Sera la fête des neuf Sœurs.

MOLIÈRE.

Leur zèle à vous servir trouvera tout facile,

Et pour rendre à la fois tous les goûts satisfaits,

Surtout pour contenter Monsieur du Vaudeville,

Nous chanterons quelques couplets.

On danse, et les Muses vont placer des guirlandes autour des Statues, et les couronner de lauriers.

MOLIÈRE chante.

Air : Chansons, Chansons.

Mes Amis, un Couplet de Fête
Peut, sans voix, sans art qui l’apprête,
Être chanté ;
On ne s’y rend pas difficile,
Tout ce qu’il faut au Vaudeville,
C’est la gaîté.

THALIE chante.

Ce refrain est fait pour me plaire,
Mon art, mon goût, mon caractère,
En est flatté.
Je ne permets pas qu’on l’oublie ;
L’heureux attribut de Thalie,
C’est la gaîté.

APOLLON chante.

Molière a dit dans ses Ouvrages,
À tous les rangs, à tous les âges,
La vérité ;
Ce qui rend la leçon si bonne,
C’est le sel dont il l’assaisonne,
C’est la gaîté.

MONSIEUR MISOGRAMME chante.

Des Beaux-Esprits ma Femme est folle,
Elle a sans doute à leur école,
Bien profité,
Pour moi, mon humeur un peu ronde,
Donnerait tout l’esprit du monde
Pour la gaîté.

THALIE, à Melpomène.

Ma sœur, vous croyez donc nous entendre et vous taire ?

APOLLON, à Thalie.

La majesté tragique...

THALIE, à Melpomène.

Oh ! chantez, s’il vous plaît.

Jamais la dignité même la plus austère

N’a dérogé pour un couplet.

MELPOMÈNE chante.

Parler aux cœurs est ma science,
Émouvoir, voilà ma puissance
Et ma beauté.
Mais quand ma sœur sèche vos larmes,
Vous n’en sentez que mieux les charmes
De sa gaîté.

THALIE, à Apollon.

Il faut bien plus, il faut faire chanter...

En montrant la Muse du Drame.

Madame.

Allez-vous dire aussi la majesté du Drame ?

LA MUSE DU DRAME, chante d’un ton lamentable.

Air : Mon Cœur charmé de sa chaîne, etc.

Aux sombres beautés du Drame,
Quel cœur ne se rendrait pas ?
De sa ténébreuse flamme
Admirez les noirs éclats.
Hélas !
Hélas !
Rien n’est si beau que le Drame,
Ah ! que le Drame a d’appas !

MOLIÈRE.

Allons, ne troublons plus sa tristesse profonde ;

Laissons à chacun son humeur.

Au Vaudeville.

À votre tour, Monsieur, il faut finir la ronde ;

Vous avez partout cet honneur.

LE VAUDEVILLE chante.

Un Auteur tremble et perd courage,
Lorsque devant vous son Ouvrage
Est présenté ;
Mais si la Pièce est applaudie,
Ce bruit vient lui rendre la vie
Et la gaîté.

La pièce finit par une marche générale.

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