Molière enfant (Édouard VIERNE)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 14 janvier 1855.

 

Personnages

 

JEAN-BAPTISTE (MOLIÈRE) 15 ans

POQUELIN, père de Molière

GAUTHIER-GARGUILLE, comédien de l’hôtel de Bourgogne

MONSIEUR JOURDAIN

LE PÈRE CRESSÉ, grand-père maternel de Molière

LOYAL, huissier

NANON LAFOREST, servante de Poquelin, 22 ans

GARÇONS TAPISSIERS

QUATRE LAQUAIS de M. Jourdain

 

Paris, 15 janvier 1637.

 

Le théâtre représente la boutique de maître Poquelin, tapissier du roi et marchand fripier. Au fond, une devanture ouverte ou à claire-voie, donnant sur la rue, avec une porte à droite. À gauche, un comptoir. À droite au fond, une horloge. Meubles, étoffes, outils, habits pendus, etc. Portes à droite et à gauche.

 

 

PRÉFACE

 

Une préface devant une œuvre si petite !

Oui, lecteur, une petite préface ; seulement de quoi payer, comme je peux, quelques dettes de reconnaissance.

Un remerciement d’abord et de tout mon cœur à la direction de l’Odéon, qui m’a éclairé, conduit, soutenu avec un zèle si affectueux et si patient. – Beaucoup, comme moi, ont fait ou feront sous ses auspices les premiers pas dans la carrière dramatique : ils apprécieront tous en quelles mains intelligentes et paternelles l’État a confié la délicate mission d’initier les jeunes auteurs aux difficiles secrets du théâtre.

Mais, lecteur, si tu n’es un peu du métier, tu ne comprendras jamais bien la surprise et le ravissement d’un apprenti poète qui s’avance inconnu, presque honteux et cachant son papier dans son chapeau. – Il frappe d’un doigt timide et craint déjà qu’elle ne s’ouvre, la redoutable porte qui le sépare encore d’un administrateur à coup sûr sérieux et glacial !... Mais de quel air, bon Dieu ! lui confesser son péché ? – La porte s’ouvre. – Il trouve des poètes, des artistes, des amis ! – Quelle rencontre ! – Je t’en souhaite, lecteur, beaucoup de semblables dans la vie !

Autre bonne fortune et dont je ne puis me taire : j’ai vu jouer ma pièce ! – Oui, jouer ma pièce, et tous les auteurs qu’on a joués n’en peuvent pas dire autant. C’est qu’on réunit difficilement sept interprètes aussi dévoués qu’intelligents et habiles, et qui se prêtent avec tant de cœur à rehausser les débuts d’un commençant.

À la liste des personnages, tu trouveras, lecteur, les véritables auteurs de ce petit ouvrage. Grâce, esprit, gaieté, chaleur, tout l’entrain, toute la vie, tout ce qui s’est fait applaudir venait d’eux. J’avais fait seulement les vers, et je les leur dédie en les remerciant.

 

ÉDOUARD VIERNE.

 

 

Scène première

 

Au lever du rideau, NANON LAFOREST, un tricot à la main, regarde par la porte du fond dans la rue

 

Redescendant la scène.

Rien ! – Point de Jean-Baptiste ! – Et grand-papa Cressé

De ramener l’enfant, voyez s’il est pressé !...

Tantôt, quand de son gendre il eut vu la sortie :

Imitant le père Cressé.

« Jean-Baptiste, fit-il, viens à la comédie ;

« Pour fêter tes quinze ans je t’en veux régaler !

« Nanon, à Poquelin, toi, n’en va point parler.

« Puisqu’il installe au Louvre un meuble de commande,

« C’est trois heures au moins qu’il faudra qu’on

« Bast ! nous serons avant raccourus au logis.

« Hardi ! petit garçon ! » – Et les voilà partis.

Bon voyage ! – Nanon faisant le pied de grue,

Peste, tremble, et vingt fois va guetter à la rue,

Et craint que le bourgeois n’arrive le premier,

Qui, secouant monsieur son fils comme un prunier,

Sur lui de bons soufflets ferait choir une averse.

Ils n’y songent pour eux non plus qu’au schah de Perse !

À leur aise, jarni !

L’horloge sonne quatre heures.

– Bon ! quatre heures ! – Oui-da !

Hardi ! petit garçon ! Hardi ! le grand-papa ! –

Je suis bien sotte, moi, d’en prendre l’épouvante !

 

 

Scène II

 

NANON LAFOREST, GAUTHIER-GARGUILLE

 

NANON.

Qui vient là ?

GAUTHIER, poliment.

Serviteur !

NANON.

Et nous votre servante !

GAUTHIER, s’avançant avec douce manière, à part.

Un très joli morceau !

NANON, à part.

Quel est ce patelin ?

GAUTHIER.

Est-ce ici la maison de monsieur Poquelin ?

NANON.

Oui.

GAUTHIER.

Marchand fripier ?

NANON, l’examinant.

Oui ! –

À part.

J’ai vu cette figure.

GAUTHIER.

Et tapissier du roi ?

NANON, avec surprise et le reconnaissant.

Mais !!!...

GAUTHIER.

Ai-je quelque enflure ?

Un goitre, une jaunisse ou les yeux retournés,

Que vous me reluquez, la belle, sous le nez ?

NANON, riant.

Ha ! ha ! ha !

GAUTHIER.

Qu’est ceci ? Quel mal vous prend, la fille ?

NANON, en s’étouffant.

C’est que...

GAUTHIER.

Quoi ?

NANON.

Vous avez l’air de Gauthier-Garguille,

Ce grand sec, qu’on voyait à la foire autrefois,

Et qui faisait tant rire en avalant des pois !

Excusez, s’il vous plaît !

GAUTHIER.

Mais Voyez cette bête

Qui me jette mon nom pour excuse à la tête !

Pardi ! je suis Gauthier lui-même, entendez-vous,

Et malhonnêtement vous riez devant nous.

Il s’agit bien, ma foi, d’un histrion de foire !

Vous voyez un grand homme et très chargé de gloire !

NANON, riant toujours.

Ha ! ha ! ha ! quelle farce !

GAUTHIER.

Apprenez que le roi

D’un peu plus de façons fait des frais avec moi.

NANON.

Hé ! hé !

GAUTHIER.

Le cardinal, notre éminentissime

Cardinal ! il me tient en une haute estime !

À l’hôtel de Bourgogne, entendez cela bien,

Il m’a fait, l’an dernier, entrer comédien !

NANON.

Et monsieur Gros-Guillaume, avec sa rouge trogne ?...

Et Turlupin ?...

GAUTHIER.

Tous trois à l’hôtel de Bourgogne !

NANON, se tenant les côtes.

Ha ! tous trois !... Ah ! ces bons bâteleux !...

GAUTHIER.

Je te dis...

NANON.

Laissez !... Je crèverai, ma foi, si je ne ris...

C’est malgré moi... Je vois toujours votre grimace,

Et vos petits yeux ronds... vos cheveux de filasse

Qui vous pendaient partout sur votre habit déteint...

Et puis... les coups de pied que monsieur Turlupin...

GAUTHIER.

Qu’elle rit de bon cœur !

NANON.

Et puis les coups de trique...

GAUTHIER, riant.

Et les claques aussi !

NANON.

Que c’était donc comique !

GAUTHIER, riant aux éclats avec elle.

Arrête ! arrête donc ! Ma foi ! ton mal me prend.

Ha ! ha ! les bons tréteaux du marché Saint-Laurent !

– C’est égal ; je te prie, empêche-toi de rire,

Et m’écoute à présent.

NANON, se calmant.

Là ! Vous n’avez qu’à dire ;

Je ne veux plus lever le nez de mon chausson.

GAUTHIER.

Ton maître Poquelin n’a-t-il pas un garçon ?...

NANON.

Tapissier ?

GAUTHIER.

Non ! son fils, sa propre géniture.

NANON.

Ah ! ah ! Jean-Baptiste ?

GAUTHIER.

Oui ! c’est là sa signature.

NANON.

Il vous écrit ?

GAUTHIER.

Hier, j’en reçus ce papier.

Le ton en est pressant et l’objet singulier.

NANON.

Quel objet donc ?

GAUTHIER.

Il veut jouer la comédie !

NANON.

Jouer la comédie !

GAUTHIER.

Oh ! la chose est hardie !

Mais s’adresser à moi c’est d’un très bon renard,

Et je lui veux montrer le plus fin de notre art.

NANON, allant chercher le feutre de Gauthier et le lui donnant.

Voilà votre chapeau, monsieur Gauthier-Garguille.

GAUTHIER.

Pourquoi ?

NANON.

Pour décamper soudain.

GAUTHIER.

Ho ! ho ! la fille,

Tu me donnes congé ?...

NANON.

Je vous le donne, net.

GAUTHIER.

Et d’où prends-tu le droit ?...

NANON.

Le droit ? sous mon bonnet.

Vous nous venez céans apprêter des affaires,

Des tracas et des cris, pardieu, bien nécessaires !

Oh ! ça ! voici la porte et mon balai tout prêt,

Et mon nom, qui qu’en grogne, est Nanon Laforêt !

GAUTHIER.

Ah ! tu le prends ainsi ! – Je tiens donc la gageure ;

Et, pour comédien, il l’est, je te le jure !

Je lui veux des tréteaux souffler le diable au corps !

NANON.

Vous le ferez ?

GAUTHIER.

Fort bien !

NANON.

Quoi, monsieur ?...

GAUTHIER.

Sans remords !

NANON.

Oh ! non ! Si vous saviez, monsieur Gauthier-Garguille !

Il y va du repos de toute la famille.

Mettrez-vous de bon cœur notre maison en deuil,

Dites ?

GAUTHIER.

Qu’elle est gentille avec sa larme à l’œil !

On a pour Jean-Baptiste une âme un peu bien tendre,

Hein ?

NANON.

Quoi donc ?

GAUTHIER.

Ces doux yeux le font assez entendre.

NANON.

Entendre quoi ?

GAUTHIER.

Friponne ! Et ce nez amoureux !

Ah ! Nanon, le gaillard n’est pas trop malheureux !

Il suffit.

NANON.

Moi ! Pardine ! éclairez vos visières.

Mais c’est un amoureux qu’on tiendrait aux lisières :

Quinze ans, jouant à la fossette, un vrai gamin,

Et de barbe au menton non plus que sur ma main.

GAUTHIER.

Comment, diantre ! un enfant ?

NANON.

La gentillesse même !

Tout bonté ! tout esprit ! tout malice, et qu’on aime

En dépit que l’on ait.

GAUTHIER.

Je le veux du moins voir.

Dis-lui...

NANON.

L’occasion n’est pas bonne ce soir :

Il a fait une fugue.

GAUTHIER.

Eh bien, je vais l’attendre.

NANON.

Non ! Son père rentrant n’aurait qu’à vous surprendre !

GAUTHIER.

Je reviens donc tantôt, car il m’attire fort.

NANON.

Et faites-lui tout bas sa morale.

GAUHTIER.

D’accord,

Si je prends sur ta joue un baiser pour ma peine.

NANON, remontant au fond.

Un baiser ? C’est tout chaud pour la Saint-Jean prochaine.

Oh ! j’aperçois monsieur. Délogez.

GAUTHIER.

Quoi, sans rien ?

NANON, se laissant embrasser.

Tôt donc ! Becquez-le vite et qu’il vous fasse bien.

GAUTHIER, se dirigeant vers le fond.

Adieu !

NANON, le ramenant et le renvoyant par la droite.

Par ma cuisine, afin qu’il ne vous voie !

GAUTHIER.

Prends garde ! où je viendrai par où l’on me renvoie.

Il sort à droite.

 

 

Scène III

 

NANON, POQUELIN, GARÇONS TAPISSIERS

 

Ils arrivent, trainant à bras une petite charrette, jusqu’à la porte du fond.

NANON, à part.

Voici nos gens dont l’air paraît un brin penaud.

POQUELIN, à un garçon.

Mettez là ce fauteuil et le reste là-haut.

NANON.

Quoi ! vous rapportez tout, monsieur ?

POQUELIN, en colère.

Tais-toi, criarde !

Au garçon qui porte le fauteuil.

Allons, double butor !

NANON, voulant aider le garçon.

Hé ! là ! prenez-y garde !

POQUELIN, à Nanon.

Morbleu ! Tire d’ici. De quoi te mêles-tu ?

Au garçon.

Peste soit du cagneux, et son air courbatu !

Çà ! tous en haut ; qu’on se remette à la besogne !

Troupeau de fainéants !

Les garçons disparaissent. À Nanon.

– Mais tais-toi donc, carogne !

NANON.

Je ne dis mot !

POQUELIN, après avoir en silence examiné le fauteuil.

Viens çà. Regarde ! En vérité,

L’ouvrage est de mon fils et fort bien fagoté !

Le savetier du coin, je pense, en aurait honte.

Bref ! le roi m’a laissé le meuble entier pour compte.

NANON.

Quoi ! Tout ? Chaises, fauteuils ?...

POQUELIN.

Et les pliants aussi.

NANON.

Vous n’aviez donc pas vu ?...

POQUELIN.

Quelque niais ! Que si !

J’avais dès en partant aperçu la bévue ;

Mais j’espérais qu’au Louvre on ne l’aurait pas vue :

Avec un peu d’adresse on leur en passe tant !

Et déjà justement je bridais l’intendant :

C’était fait ! – Tout à coup dans cette galerie

Passe le cardinal, qui, sur ma friperie

Ajustant, le madré, tout droit son nez pointu :

« Hé ! hé ! » – fait-il, d’un ton que je l’eusse battu,

« Le tapissier du roi s’est trompé, sur mon âme,

« Et voici des fauteuils qu’il a faits pour sa femme ! »

Se levant avec redoublement de colère.

Et c’est ce Jean-Baptiste !... où diable est-il ?...

NANON, embarrassée.

Il faut...

Qu’il ait été chercher... dame !... un outil, là-haut.

POQUELIN, s’animant.

Dans le moment, coquin ! que j’étais en instance

Pour t’obtenir du roi ma charge en survivance !...

Brigand ! Trois mille écus, dont, selon mon contrat,

Monsieur Jourdain !...

NANON.

Le fils du feu marchand de drap ?

POQUELIN.

Juste ; pour même somme il a ma signature.

NANON.

Quoi ! ce vieux reliquat d’ancienne fourniture ?

POQUELIN, à Nanon.

Tais-toi !

À lui-même.

– Comment payer ?

Monsieur Jourdain paraît avec ses quatre laquais.

NANON.

Monsieur !...

POQUELIN, à lui-même.

Petit satan !

NANON.

Monsieur Jourdain !

POQUELIN, à Nanon.

Va-t’en !

NANON.

Quatre laquais !

POQUELIN.

Va-t’en !

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

POQUELIN, MONSIEUR JOURDAIN, superbement vêtu et suivi de quatre grands laquais

 

MONSIEUR JOURDAIN.

Hé ! monsieur le fripier, foin de votre ruelle !

Mais sans la fange au moins, qu’on y voit qui ruisselle,

Et qui m’eût des panneaux le dehors tout crotté,

J’étais jusque chez vous dans ma chaise apporté !

POQUELIN.

Monsieur, j’en suis confus.

MONSIEUR JOURDAIN.

Bien !

À ses laquais.

– Vous, près de la porte.

Là ! – debout ! – tous les quatre, attendant que je sorte.

POQUELIN, à part.

Peste du fou fieffé, dont la fièvre me bout !

MONSIEUR JOURDAIN, montrant à Poquelin dans la direction de sa chaise.

On la peut voir d’ici qui m’attend tout au bout. 

POQUELIN.

Fort bien !

MONSIEUR JOURDAIN.

Çà ! si je viens vous en savez la cause :

Voici votre billet.

POQUELIN.

Oui ! – Ce n’est pas grand’chose.

MONSIEUR JOURDAIN.

Pardonnez-moi : ce sont trois mille bons écus,

Dus par vous à mon père et de longtemps échus.

C’était quelque fermage ou d’emprunt ; je l’oublie.

POQUELIN, piqué.

C’est pour du drap vendu.

Monsieur Jourdain piqué se couvre.

– Mettez, je vous supplie.

MONSIEUR JOURDAIN.

Du drap ?

POQUELIN.

Et du velours à grand’s bandes rayé.

Il en vendait.

MONSIEUR JOURDAIN.

Possible ! – On ne l’a point payé

Toujours, et j’ai pour ce jour-ci votre parole.

POQUELIN.

Hélas !... Il est vrai !... Mais...

MONSIEUR JOURDAIN.

Quoi ?

POQUELIN.

Pas une pistole !

Les affaires, monsieur, ne vont pas à mon gré.

MONSIEUR JOURDAIN.

Ah ! ah !

POQUELIN.

Et je me vois, dont j’ai le cœur navré,

Par le coup tout récent d’une perte importante,

Obligé de tromper encore votre attente.

MONSIEUR JOURDAIN.

Ma foi ! j’en suis marri, mon cher monsieur.

POQUELIN.

Eh quoi !

Pour cet argent ?...

MONSIEUR JOURDAIN.

J’en ai besoin. Oui ! – Non pas moi ;

Mais c’est pour un marquis qui me fait cette grâce

De me les emprunter. Voulez-vous qu’il s’en passe ?

POQUELIN.

Monsieur, je suis à bout !

MONSIEUR JOURDAIN.

Un marquis de la cour !

POQUELIN.

Ma maison est bien lourde, et les enfants...

MONSIEUR JOURDAIN.

Bonjour !

Un marquis ! N’est-ce rien qu’un marquis, je vous prie ?

POQUELIN.

Mais vous avez d’argent la cassette remplie.

MONSIEUR JOURDAIN.

Point, point ; je n’en ai plus.

POQUELIN.

Qui ? vous ? En vérité ?

Un gentilhomme !

MONSIEUR JOURDAIN.

Eh oui ! Les gens de qualité,

Justement, sont les plus gênés dans leurs affaires

Par les choses qu’ils font outre les nécessaires.

POQUELIN.

Mais moi, je ne demande ici qu’un peu de temps.

MONSIEUR JOURDAIN.

Mais...

POQUELIN.

C’est pour ma famille.

MONSIEUR JOURDAIN.

Eh oui ! je vous entends !

Là ! vous me remuez avec cette prière,

Et je vous donne une heure.

POQUELIN.

Une heure !

MONSIEUR JOURDAIN.

Tout entière !

Mais si vous me manquez, morbleu ! plus de crédit :

J’aurai là mon huissier, monsieur Loyal. – J’ai dit.

– Au revoir !

À ses laquais.

Vous, venez, et montrez par la ville

Que vous êtes à moi, me suivant à la file !

M. Jourdain et ses laquais sortent par le fond

 

 

Scène V

 

POQUELIN seul d’abord, puis NANON

 

POQUELIN, seul.

Maugrebleu du gredin que la peste étranglât !

Et son marquis avec, et sa chaise, et son drap !

Mais où donc est mon fils ! – Ah ! fripon, j’imagine...

NANON, accourant.

Monsieur, si vous veniez...

POQUELIN.

Me diras-tu, coquine,

Où mon fils a passé ?

NANON, embarrassée.

Monsieur...

POQUELIN.

Dis.

NANON.

Je ne sais.

POQUELIN.

Tu mens.

NANON.

Je...

POQUELIN, levant la main.

Parle franc : ou sans autre procès

Je t’applique...

NANON, tendant la joue.

Et quoi donc ?

POQUELIN.

Bon ! tu fais la hardie !

Mais je sais où le prendre, et, vers la Comédie

De ce pas...

NANON, le retenant.

Oh ! monsieur !...

POQUELIN.

Ah ! te voilà donc mat !

NANON.

Hélas ! ce n’est pas lui.

POQUELIN.

Parbleu ! non, c’est le chat.

NANON.

C’est son grand-père aussi qui le met en frairie,

Et vous devez sur lui porter cette furie.

POQUELIN.

Encor ! Quoi ! ce vieux fou me perdra mon enfant !

Mais lui, devait-il faire aussi ce qu’on défend ?

Et mon meuble, Nanon, est-ce encor son grand-père ?

Morbleu ! que je lui vais payer à ma manière...

NANON, changeant le ton.

Monsieur ?

POQUELIN.

Quoi ?

NANON.

Gardez-vous céans ce bel habit ?

POQUELIN.

Non, je vais en changer, et j’attends mon bandit.

Il sort à gauche.

NANON, seule.

Mordienne ! il était temps ! car de notre fenêtre,

Tout à l’heure, au tournant, je les ai vus paraître !

 

 

Scène VI

 

NANON, LE PÈRE CRESSÉ, JEAN-BAPTISTE (MOLIÈRE)

 

Jean-Baptiste et le père Cressé s’arrêtent timidement à la porte, et le vieillard se cache derrière l’enfant.

LE PÈRE CRESSÉ, toussant.

Hum ! hum !

MOLIÈRE, à demi-voix.

Nanon !

NANON, feignant de ne rien entendre.

Gageons qu’ils marchandent tous deux

À qui n’entrera pas.

LE PÈRE CRESSÉ, toussant.

Hum ! hum !

NANON, à part.

Le bon tousseux !

MOLIÈRE.

Eh ! Nanon !

NANON, se retournant.

Qui va là ?

MOLIÈRE.

C’est nous !

LE PÈRE CRESSÉ, tremblant.

C’est nous !

MOLIÈRE.

Le père

Est-il rentré ?

NANON.

Venez.

LE PÈRE CRESSÉ, approchant avec une extrême précaution.

Ouf ! j’ai couru, j’espère !

NANON, leur montrant l’heure.

Ma foi ! je vous admire, et notre horloge aussi !

LE PÈRE CRESSÉ, tirant sa montre.

Mais il n’est pas trop tard !

MOLIÈRE.

Mon père est donc ici ?

NANON.

Dame !

LE PÈRE CRESSÉ, s’apprêtant à sortir.

Il est tard ! Bonsoir !

NANON.

Oui, vous flairez l’orage.

LE PÈRE CRESSÉ.

Moi ! ma foi, je m’en moque !

NANON.

On sait votre courage !

LE PÈRE CRESSÉ.

Et puis... je ne crains rien du tout.

NANON.

On verra bien !

MOLIÈRE.

Tu nous as donc trahis, Nanon ?

NANON.

Je n’ai dit rien.

Mais voulez-vous savoir quel diable le possède,

Qui, pour tout deviner, lui vient toujours en aide ?

C’est qu’à tous coups, sachant votre démangeaison,

Il vous tient au théâtre, absents de la maison.

MOLIÈRE.

Le théâtre ! Ah ! Nanon, la belle comédie !

LE PÈRE CRESSÉ.

Ah ! nous avons bien ri !

NANON.

Chienne de maladie !

MOLIÈRE.

Non ! tu n’en peux sentir comme moi le transport !

Pour m’en désenivrer j’ai beau me faire effort ;

Je vois, j’entends toujours ; et, dans cette boutique,

Je fais la comédie avec chaque pratique !

Ma vie est toute là, je pense, et mon bonheur !

LE PÈRE CRESSÉ.

Bravo ! petit garçon !

NANON, au père Cressé.

Eh ! vilain suborneur,

Vous devriez pleurer, le voyant si malade.

LE PÈRE CRESSÉ.

Malade ?

NANON.

Oui ; c’est l’effet de votre régalade.

LE PÈRE CRESSÉ.

C’était pour l’égayer.

MOLIÈRE.

Ne gronde pas, Nanon ;

Tu lui fais du chagrin, et grand-père est si bon !

Sais-tu qu’il m’a promis que j’irais au collège !

J’étudierai !

NANON.

Toi ?

MOLIÈRE.

Moi-même !

NANON.

Dieu nous protège !

Et ton état ?

MOLIÈRE.

Ma foi, parlons-en ! il est beau !

Oh ! l’aiguille, le crin et l’odieux marteau !

Il prend ses outils sur l’établi et les jette à terre.

NANON.

Ciel !

MOLIÈRE.

Non ! J’y crèverais, vois-tu, de male rage.

NANON, au père Cressé.

Hé ?...

LE PÈRE CRESSÉ.

Oui ! C’est son idée !

NANON.

Hé là ! le bel ouvrage !

À Cressé.

Et son père ?...

LE PÈRE CRESSÉ.

Tant pis !

NANON.

Vous ! Mais les deux genoux

Vous fondraient sous le corps au seul bruit de sa toux.

LE PÈRE CRESSÉ.

Moi ? pour qui me prends-tu ? Penses-tu que je tremble ?

Mon gendre c’est mon gendre ; et tout le monde ensemble,

Et Poquelin, ici, montant ses grands chevaux...

Morbleu ! l’on ne sait pas non plus ce que je vaux !

Et je...

Poquelin paraît : la parole expire sur les lèvres du père Cressé.

 

 

Scène VII

 

NANON, MOLIÈRE, CRESSÉ, POQUELIN

 

POQUELIN, à Molière.

Vous voilà donc, coureur de mascarades ?

Hein ? On n’a donc pas mis d’horloge à vos parades ?

Vous comptiez m’en donner encor ; mais cette fois,

Tarare ! votre fil est trop court de deux doigts !

MOLIÈRE, timidement.

Mon père !...

POQUELIN.

Venez çà.

CRESSÉ, poussé par Nanon.

Mon gendre...

POQUELIN, à Cressé.

Mon beau-père,

Vous mettez votre nez où vous n’avez que faire.

LE PÈRE CRESSÉ.

Je...

POQUELIN.

Du diable avec vous il hante la maison,

Et vous le menez boire à même le poison.

– Voyez les beaux profits aussi qu’il en retire !

Il est devenu bête, oui ! plus qu’on ne peut dire,

Gauche, aussi mal s’aidant de ses mains qu’un manchot,

Montrant le fauteuil.

Et voici le chef-d’œuvre enfin de ce magot !

LE PÈRE CRESSÉ, examinant le fauteuil.

Franchement, le fauteuil est l’ouvrage d’un âne,

Et cette pièce-là tout à fait le condamne.

NANON.

Mais ce n’est qu’un fauteuil, que ne le refait-on ?

LE PÈRE CRESSÉ, à Nanon.

Et de l’étoffe, bête ! en as-tu le coupon ?

Elle était de commande et pour le meuble faite.

NANON.

Bast ! Par quelque benêt nous en aurons défaite.

Pour s’asseoir il n’est pas, je pense, que le roi,

Et les autres chrétiens siègent tretous, ma foi !

POQUELIN.

Fadaise ! En attendant, moi, je n’ai sou ni maille

Pour contenter ce soir quelqu’un qui me travaille.

À son fils.

Et sans toi, garnement...

NANON.

C’est pour monsieur Jourdain ?

POQUELIN, à Nanon.

Oui, lui-même. Tais-toi !

À son fils.

Je devrais d’un gourdin...

NANON.

Donnez-lui du marquis.

POQUELIN, à Nanon.

À tous coups tu m’arrêtes !

NANON.

C’est de l’or !

POQUELIN, à Nanon.

Sais-tu bien, toi, ce que tu t’apprêtes ?

NANON.

Quoi ?

POQUELIN.

Des coups de bâton pour m’empêcher toujours

De faire à ce coquin entendre mon discours.

NANON.

Vous grondez de travers.

Poquelin prend un bâton et la poursuit.

MOLIÈRE, se mettant entre les deux.

Mon père !

LE PÈRE CRESSÉ, même jeu.

Hẻ ! là !

POQUELIN.

Pendarde !

NANON.

Certes ! Et trop chaude au nez vous monte la moutarde !

POQUELIN, aux deux autres.

Laissez-moi !

NANON.

Voulez-vous le fin mot ? Votre fils,

Soit qu’on le prêche ou non, ne fera que gâchis.

Il n’est point du tout né pour vous trousser des sièges,

Et veut étudier, jarni ! dans les collèges.

POQUELIN, interdit.

C’est pour rire ?

NANON, lui montrant à terre les outils.

En voici des témoins assignés

Qu’il a, nous le jurant, à beaux pieds trépignés.

POQUELIN, à Molière.

Est-il vrai, Jean-Baptiste ?

NANON, à Molière.

Eh ! confesse la chose.

À Poquelin, prenant un grand parti.

Être comédien ! – Voilà tout !

LE PÈRE CRESSÉ.

Bellerose

Est un grand homme, au moins ! Et s’il monte aussi haut...

MOLIÈRE, se jetant au cou de Cressé.

Je le vaudrai, grand-père, et plus encor, s’il faut.

POQUELIN, accablé.

Mon fils court à l’abîme, ở ciel ! et tout le monde

Le pousse par l’épaule à sa chute profonde !

Il prend son fils par la main.

Écoute, mon enfant, à quinze ans, oses-tu

Te risquer pour la vie hors du sentier battu ?

Tu cherches un pays où la gloire t’attire :

Sais-tu bien ce qu’il est ? Moi, je n’en peux rien dire,

Mais des honnêtes gens enfin s’il est hanté,

Ils n’y jettent de loin qu’un regard de côté,

Et certes on n’en voit guère, avec ta hardiesse,

Y planter leur racine, en bouton de jeunesse.

MOLIÈRE.

Non, peut-être, et j’entends, mon père, votre avis ;

Mais, qui veut être honnête, il l’est en tout pays.

POQUELIN, avec douceur.

Il est vrai. Cependant c’est faire en homme sage

D’attendre que l’honneur s’affermisse avec l’âge ;

Et déjà, n’est-ce pas un excès trop hardi

Qu’un enfant, tout nouveau de ses langes sorti,

Maudissant le métier qui fait vivre son père,

Outrage ainsi l’outil laborieux à terre ?

Tu nous méprises donc, et ce qui te sourit,

Ce sont les songes creux et les choses d’esprit !

Mais, est-ce de quoi vivre ? En savants on fourmille

Et tu vas avec toi ruiner la famille.

– Regarde : je suis pauvre et déjà je blanchis ;

Tes frères et tes sœurs sont encor bien petits,

Ma main à les nourrir va tomber de vieillesse,

Et que deviendrons-nous si mon fils nous délaisse ?

Molière va silencieusement ramasser son marteau et lève des yeux mouillés de larmes sur son père qui lui tend les bras.

MOLIÈRE.

Pardon !

POQUELIN.

Dieu soit béni ! Viens, viens donc dans mes bras !

LE PÈRE CRESSÉ, essuyant ses yeux.

Oh ! oh ! bon petit cœur ! Nanon, ne vois-tu pas ?

MOLIÈRE.

Non. Vous n’en aurez pas, mon père, le déboire.

Je veux dans mon état chercher toute ma gloire ;

Montrant le fauteuil.

Et d’abord à ceci je me vais installer :

Vous verrez !

POQUELIN.

Bien, mon fils !

LE PÈRE CRESSÉ.

Oui ! Voilà bien parler !

POQUELIN, à Cressé.

Je vais un peu là-haut penser pour cette dette.

Je n’aurai plus après qu’un soin qui m’inquiète :

C’est ma charge. Le roi nous la peut bien ôter !

Poquelin sort par la gauche.

LE PÈRE CRESSÉ, frappé d’une idée.

Morbleu ! c’est une chance au moins qu’on peut tenter.

Le père Cressé saisit son chapeau et sort brusquement par la rue.

 

 

Scène VIII

 

MOLIÈRE, NANON

 

Molière commence à travailler ; puis, levant la tête, aperçoit Nanon debout et immobile devant lui.

MOLIÈRE.

Te voilà bien plantée ici, ma bonne fille ?

NANON, avec un gros soupir.

Non : c’est que je suis bête, et le désir me grille...

Que j’en ai là tout gros au cœur !...

MOLIÈRE.

Dis-nous de quoi.

NANON, avec une résolution gaie.

Eh ! c’est de t’embrasser !

MOLIÈRE, de même.

Eh bien ! embrasse-moi !

NANON, après l’avoir embrassé.

Dame ! ton action part d’un gentil courage,

Et tu vaux qu’on t’admire ainsi brave à l’ouvrage.

Quel effort d’un seul coup !

MOLIÈRE.

Ma foi ! ton compliment,

Ma pauvre Laforest, se trompe étrangement,

Et mon cœur sentirait une peine plus dure

À vous abandonner qu’à rompre ma nature.

Mon père avait raison : un bon état vaut mieux

Que toutes ces chansons, ces farces et ces jeux.

NANON.

Jarni ! tu parles d’or ! J’en pensais tout de même,

Et si je te faisais chorus, c’est que je t’aime.

MOLIÈRE.

Je t’aime bien aussi, va ! – Mais j’ai réfléchi,

Et de mes visions je me suis affranchi

Sans peine, sans courage et sans que je m’admire.

Qu’est-ce que ces pantins ? Des figures de cire

Aux chandelles brillant ; mais, quand le jour a lui,

On voit tout leur éclat se fondre devant lui.

– Tiens ! j’ai bien ri tantôt ; mais, quand je me rappelle,

Le jeu n’en valait pas, comme on dit, la chandelle.

– C’est une vieille farce : un certain Patelin,

Avocat, sans souliers, mais d’esprit très malin.

Il se met en pose.

Le voilà tout grincheux, maigre, râpé, sans linge,

La mine enfarinée et de longs bras de singe !

– Il songe d’un habit – et, la peste ! il fait bien,

Car on a froid aux yeux à voir bâiller le sien.

Mais de s’en procurer devine un peu l’adresse...

NANON.

Dame !

MOLIÈRE.

Il se met en frais...

NANON.

De quoi ?

MOLIÈRE, jouant.

De politesse ;

Et chez monsieur Guillaume, un gros marchand de drap,

S’en va, menu trottant et serré comme un rat.

Puis, là, force saluts, courbettes, simagrées,

Force : – Monsieur Guillaume ! – et paroles sucrées.

– J’ai connu votre père. Ah ! l’honnête marchand !

Et vous lui ressemblez ! – Il n’était pas méchant 

Il eût bien à crédit drapé tout le royaume !

Mais quelle ressemblance ! – Et là, prenant Guillaume,

Il l’étreint et le serre à crac entre ses bras,

Et l’autre se confond de honte et d’embarras.

NANON.

Et l’habit ?

MOLIÈRE.

Oh ! l’habit, il en guigne les pièces,

Et d’un beau drap marron, parmi ses gentillesses,

Entrelarde à tous coups des propos plus hardis ;

Si bien qu’à son baiser tous les mots en sont dits.

Sa dupe a le bec plein : – « N’eussiez-vous croix ni pile,

« Prenez-en ! prenez donc ; prenez toute la pile ! »

Il en prend et repaît, pour demain, son marchand

D’une oie... à s’en lécher les doigts, avec l’argent.

NANON.

Trédame ! il la tient bonne ! On la paiera bien !

MOLIÈRE.

Voire !

En cris d’agonisant, transports de fièvre noire,

Et cent jargons mêlés. – Patelin au grabat

Rêve d’apothicaire à chaque mot du drap.

NANON.

Bonne buse !

MOLIÈRE.

Et la suite ! Et le berger qui paie

L’avocat à son tour d’un éternel : Bê, bée !

NANON, déroutée.

Quel bée ?

MOLIÈRE, très animé.

Et tout le reste ! On pâmait ! Les acteurs

Triomphaient par les cris de mille spectateurs

Et l’auteur, je ne sais son nom, mais dans les rues,

On lui devrait, je pense, élever des statues !

NANON.

Voilà mon fou parti ! – Mais tu ne fais plus rien !

MOLIÈRE, se remettant à son fauteuil.

Pardi ! je l’oubliais !...

Revenant à Nanon qui s’en allait.

Quel bon comédien

Que l’avocat !...

NANON.

Or sus ! Laisses-tu ton ouvrage ?

MOLIÈRE.

Va-t’en : je perds mon temps avec ton bavardage.

Il la pousse à la porte. Nanon sort en riant.

 

 

Scène IX

 

MOLIÈRE, seul, examinant son fauteuil

 

Ma foi ! j’en ris moi-même : il a l’air d’un bossu !

J’ai bourré tout cela sans m’en être aperçu.

Arrachons tous les clous... Les oreilles me cornent

Des applaudissements !...

À son fauteuil.

Oh ! mes pinces t’écornent !

Attends, pauvre bossu.

Il change d’outils.

– Que de joie et quel bien

Ils semblaient faire au cœur du bon comédien !

On voyait dans ses yeux flamber un air de gloire !

S’adressant à un clou qui résiste.

– Est-il dur, celui-là ! maudit clou ! – J’ai mémoire,

Lorsque je t’enfonçai, toi, d’un coup de travers,

Que tu me fis trouver une rime à mon vers.

Mais nous n’en ferons plus ! Bonsoir à notre pièce !

Allons, viens ! – L’entêté veut emporter la pièce !

– C’est dommage ! Il était plaisant, mon gros Jourdain,

Dans la scène au menuet, sautant d’un air badin.

Dansant et chantant le menuet.

Là ! là ! là ! là ! là ! là ! Haut la tête ! En cadence !

Là ! là ! – Pauvre bonhomme, il peut se mettre en danse :

Son portrait reste en route ! – Enfin ! diable de clou ! –

Mais les vers allaient mal : mieux vaut à ce bon fou

La prose toute ronde !... À propos de Parnasse,

Il faut de mes papiers que je me débarrasse.

Il court au comptoir du fond et en tire ses manuscrits.

Voilà tout, cornet, plume, et grimoire !

Avec une emphase comique.

Sortez,

Vers, prose, tout ensemble ! – Ô chefs-d’œuvre avortés !

Sortez du vieux comptoir qui vous cachait dans l’angle,

Il faut périr ! C’est un grand homme qu’on étrangle !

Il tombe assis dans son fauteuil, jouant l’accablement du désespoir. Puis il commence à feuilleter ses papiers.

Voici l’acte premier !... J’aurais fini d’un trait,

Avant toute action, le principal portrait.

Il y manque !... J’y songe, avant qu’il ne périsse,

Je l’achèverais bien !... C’est un petit caprice !...

Il trempe sa plume dans l’encrier, réfléchit, écrit, rature et tombe insensiblement dans une méditation profonde. Statue de la Fontaine-Molière.

 

 

Scène X

 

MOLIÈRE, NANON

 

NANON, entr’ouvrant la porte.

Je n’entends plus son bruit ! – Ardez ! En vérité,

Le beau songeux de vers, comme il est bien posté !

– Fais-tu des Patelin ? Il faudra ta statue :

Reste coi : par ma fi ! car la voilà fondue !

MOLIÈRE, tournant un peu la tête et sans s’éveiller tout à fait.

Hein ?...

NANON, après un silence.

M’entends-tu ?

MOLIÈRE, absorbé.

Oui.

NANON.

Non.

MOLIÈRE, à Nanon avec vivacité.

Parbleu ! Je l’ai trouvé !

Tu seras sa servante et l’homme est achevé !

NANON, riant.

Il est fou, je vous dis, à lier !

MOLIÈRE, écrivant.

Je t’écoute.

NANON.

Je ne t’avais pas dit, l’ayant perdue en route,

Une nouvelle.

MOLIÈRE.

Quoi ?

NANON.

Quelqu’un vint pour te voir.

MOLIÈRE.

Quelqu’un ?...

NANON.

Oui, sur ta lettre est accouru ce soir.

MOLIÈRE.

Qui donc ?

NANON.

Pardi ! Gauthier-Garguille !

MOLIÈRE.

Est-il possible ?...

Il se lève brusquement et renverse son encrier sur le fauteuil.

Ciel !

NANON.

Qu’est-ce donc ?

MOLIÈRE.

Regarde !

NANON.

Oh ! la tache est horrible !

MOLIÈRE, désespéré.

Nanon, tout est perdu !

NANON.

Que faire ?

MOLIÈRE.

Adieu ! je pars,

Je fuis mon père et n’ose affronter ses regards.

NANON.

Où vas-tu ?

MOLIÈRE.

Je ne sais... Avec Gauthier-Garguille...

Hors d’ici !... Loin d’ici !... Laisse-moi !

NANON.

Ta famille...

MOLIÈRE, s’arrachant de ses mains.

Adieu, Nanon ! Adieu pour toujours !...

Il jette ses papiers et s’enfuit par le fond.

 

 

Scène XI

 

NANON, POQUELIN, par la gauche

 

NANON, apercevant Poquelin.

Oh !

Elle se range devant le fauteuil.

POQUELIN.

Quels cris !

Que caches-tu là ?

Apercevant la tache.

– Ciel !

NANON.

C’est moi !

POQUELIN, sans colère.

Non ; c’est mon fils !

Considérant la tache du fauteuil.

Le voilà bien perdu cette fois, c’est la bonne,

Et nous n’espérons plus de le vendre à personne !

Ramassant une feuille à terre.

Oh ! le funeste enfant ! – Et quels sont ces papiers ?

Des vers ! ce sont des vers ! Il fait des vers entiers !

Le malheureux ! Sa mère était pourtant chrétienne !

Il me fera mourir ! – Nanon, dis-lui qu’il vienne.

NANON.

Ah ! monsieur...

POQUELIN.

Quoi ?

NANON.

Monsieur !...

POQUELIN.

Hein ?

NANON.

Le pauvre petit,

Il s’est enfui de peur !

POQUELIN.

Enfui ? m’as-tu bien dit ?

Parti de chez son père, en coureur d’aventure ?

NANON.

Je le rattraperai, monsieur, je vous le jure.

POQUELIN.

Non ! non ! qu’il aille au gré du sort.

NANON.

Oh ! que non pas !

Je me doute où le prendre, et j’y cours de ce pas.

Vers la fin de cette scène on a vu paraître au fond Gauthier-Garguille attirant de force Molière, qui s’échappe à gauche. Gauthier entre et se trouve nez à nez avec Nanon.

 

 

Scène XII

 

NANON, POQUELIN, GAUTHIER-GARGUILLE

 

NANON, à Poquelin.

Monsieur, voici votre homme !

GAUTHIER, à Poquelin, avec une certaine solennité.

Au chef de la famille...

POQUELIN.

Monsieur ?...

GAUTHIER.

Pour vous servir, monsieur Gauthier-Garguille.

Reprenant son exorde.

Au chef de la maison nous...

POQUELIN.

Un comédien

Chez moi !

NANON.

C’est un brave homme.

GAUTHIER, à Nanon, avec un regard tendre.

Oh ! oui !

À Poquelin.

Ne craignez rien :

C’est un ambassadeur, et pourvu qu’il obtienne

La grâce d’un enfant soumis qu’il vous ramène...

POQUELIN.

Vous ?

GAUTHIER.

Je l’ai rencontré comme il courait chez moi.

Pendant le couplet suivant, Nanon va chercher Molière dans la rue. Elle l’amène presque de force et sur la pointe du pied. Molière se cache sous le comptoir.

POQUELIN.

Dites-lui qu’il y reste et qu’il suive sa loi.

Je n’espère plus rien d’une âme si mal faite

Que chagrin, que misère et ruine complète.

Gardez-le, s’il vous plaît le garder, je vous dis,

Et qu’il soit histrion ; moi, je n’ai plus de fils !

À Nanon.

Si monsieur Jourdain vient, fais, Nanon, qu’il s’arrête ;

Je vais chez des amis tâcher que l’on me prête.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

NANON, GAUTHIER-GARGUILLE, MOLIÈRE

 

GAUTHIER.

Oh ! ce bonhomme-là n’est pas du velours, non ;

Et, museau pour museau, j’aime autant sa Nanon.

À Molière qui sort du comptoir.

Or çà, petit fripon, à ce que je puis croire,

C’est donc un trait, morbleu, de malice bien noire.

NANON, montrant la tache.

Voyez, le beau sujet de malédiction !

GAUTHIER.

Ah ! j’entends ! – et voilà la grande passion,

Qui pour la comédie a notre âme enflammée !

C’est la peur du fouet qui fait cette fumée ?

NANON, bas à Gauthier.

Bon ! Poussez !

MOLIÈRE.

Moquez-vous. Mais moi, je le sens bien,

Je serai, malgré tout, comédien ou rien.

NANON, bas à Gauthier.

Allez !

GAUTHIER, embarrassé.

Ah ! ah !...

NANON, bas à Gauthier.

Marchez !

GAUTHIER, à Molière.

Tu nous vois sur la scène ;

Mais...

NANON, à Gauthier.

Poussez donc.

GAUTHIER, à Nanon.

Ma foi ! quelque chose me gêne.

NANON.

Quoi donc ?

GAUTHIER.

Ton Poquelin ne me plaît pas du tout.

Guette un peu son retour.

NANON, bas à Gauthier.

Vous, ferme ! Et de l’atout !

GAUTHIER, à Nanon.

Sois tranquille.

À part.

– Mieux vaut ne pas tant, devant elle,

Déformer ce qu’en nous pourrait aimer la belle.

Nanon sort par le fond et va faire sentinelle dans la rue.

 

 

Scène XIV

 

MOLIÈRE, GAUTHIER-GARGUILLE

 

GAUTHIER.

Comédien, dis-tu ! – Rends-toi galérien,

Gueusard, goutteux, martyr, mais pas comédien !

Les pauvres baladins qu’on voit à la chandelle,

Sais-tu bien les sueurs dont leur tête ruisselle ?

Connais-tu leur supplice ? – On est triste, chagrin,

Malade, point d’affaire, il faut ronger son frein ;

Il faut rire, chanter et faire pirouette.

Le public est toujours d’une santé parfaite.

Quand l’homme est à la cave, on l’appelle au grenier ;

Il s’échine : on le siffle. – Et voilà le métier !

MOLIÈRE.

Oui ! mais on l’applaudit.

GAUTHIER, d’un air sceptique.

Oh ! oh !

MOLIÈRE.

Çà ! je vous prie ;

Qu’on me cite un état sans dégoût dans la vie.

J’en vois ici venir de toutes les façons :

Gentilshommes, vilains, mariés et garçons ;

Tout le monde se plaint, pleure, geint, se lamente ;

Mais moi, qu’on m’applaudisse et mon âme est contente.

Triste ? Eh bien, je rirai ! – Malade, moribond ?

Jusqu’au bout, devant eux, je me tiendrai d’aplomb,

Je le jure ! Oh ! j’aurai moins d’angoisse à contraindre,

Comédien mourant, que fripier, sans me plaindre !

GAUTHIER, à part.

Hum ! Il a de bons mots ! – Il a bien de l’esprit !

À Molière.

Oui ! mais un histrion, tu sais qu’on le maudit,

Le monde s’en écarte et chacun le méprise.

MOLIÈRE.

C’est qu’à ramper trop bas lui-même y donne prise.

Pour moi, je ne sais rien, mais je vois dans mon cœur

Un théâtre sans honte, implacable et moqueur,

Qui, du monde et du ciel cherchant le vrai service,

D’un mortel ridicule assassine le vice ;

Et le comédien, sur ses planches monté,

N’enseignant que bon sens, justice et vérité,

Au ciel qui le pardonne, au monde qui l’admire,

Serait un fils de plus, qu’on aime et qui fait rire.

GAUTHIER.

Têtebleu ! Que dit-il ? – Tu renverses tout l’art !

Il n’est grimace, enfant, ni perruque ni fard

Qui se hausse à de tels emplois, et les poètes

N’ont pas des rôles faits pour ces grandes conquêtes.

MOLIÈRE.

Eh bien, nous en ferons, nous autres baladins !

GAUTHIER.

Ah ! ah ! qu’il est plaisant, le petit ! – Des gredins,

Des ânes comme nous grimper sur le Parnasse,

Et jouer de la plume en bonnet de filasse !

MOLIÈRE.

Oh ! mais j’étudierai ! J’ai bon-papa Cressé

Qui me l’a bien promis. Tout mon plan est dressé :

J’apprendrai le beau style et meublerai ma tête.

Pardi ! Ce n’est qu’un homme, après tout, un poète !

GAUTHIER, à part.

La peste ! quel bambin !

MOLIÈRE.

On m’a dit qu’un ancien

Auteur, Plaute, en son temps était comédien.

Si j’étais comme lui ?

GAUTHIER.

Voyez-vous cette audace,

Qui de Plautus, chez nous, rêve déjà la place !

J’en suis tout ébaubi ! – Prends-la, petit vaurien !

MOLIÈRE.

Mais le plus dur, c’est d’être un bon comédien.

GAUTHIER.

Ma foi, voire ! Le pire est de trouver la pièce.

MOLIÈRE.

J’en ai fait... j’en essaie une !

GAUTHIER.

Ah ! de quelle espèce ?

Morbleu ! nous en rirons, mais pas comme il faudrait !

MOLIÈRE.

Oui ! Faire rire est un difficile secret.

GAUTHIER.

Très difficile ! – Il faut cette longue habitude...

MOLIÈRE.

Il faut des gens qu’on voit faire une bonne étude,

Copier sur nature et peindre des portraits.

On regorge de gens ridiculement faits !

Voilà, monsieur Jourdain... un bourgeois-gentilhomme.

GAUTHIER.

Tout Paris le connaît et rit dès qu’on le nomme.

MOLIÈRE.

Tant mieux ! – Je l’avais mis en scène.

GAUTHIER.

Bon sujet !

MOLIÈRE.

Hélas ! j’ai tout perdu ! mais je tiens mon projet :

Je le rattraperai, lui, sa ronde commère,

Ses maîtres, sa servante et sa folle chimère.

Il vient souvent : j’écris les choses qu’il nous dit,

Et mon sac d’un bon trait chaque fois s’arrondit.

Vous verrez !

GAUTHIER, à part.

Je ne sais si c’est moi qui suis bête,

Mais je ne trouve rien à dire dans ma tête.

 

 

Scène XV

 

MOLIÈRE, GAUTHIER-GARGUILLE, NANON, accourant

 

NANON.

Hélas ! voici là-bas venir monsieur Jourdain,

Suivi de son huissier qui saisira soudain !

Que faire ?

GAUTHIER.

Quoi ! c’est lui !...

NANON.

C’est une grosse somme,

Elle remonte au fond.

Trois mille écus !...

MOLIÈRE, à Gauthier.

Gauthier, le bourgeois-gentilhomme,

Si vous voulez m’aider, va demander crédit.

Venez, que je m’explique, et mettez cet habit.

Il lui fait endosser un bel habit pendu dans la boutique, et se retire avec lui dans un coin.

 

 

Scène XVI

 

MOLIÈRE, GAUTHIER-GARGUILLE, NANON, MONSIEUR JOURDAIN, LOYAL, huissier, QUATRE LAQUAIS de Monsieur Jourdain

 

MONSIEUR JOURDAIN, entrant avec Nanon.

Ah ! voilà de quoi rire, et l’insolence est grande !

Que j’attende, corbleu ! Pense-t-on que j’attende ?

J’instrumente à l’instant, si l’argent n’est compté.

On ne se moque pas des gens de qualité.

NANON.

Ah ! diantre !

MONSIEUR JOURDAIN, à l’huissier.

Oh çà, monsieur Loyal.

LOYAL, en posture d’écrire, à M. Jourdain.

D’un cœur paisible !

Écrivant.

« Ce quinzième janvier, trente-sept...

MOLIÈRE, dans le fond, à Gauthier.

Impossible !

GAUTHIER à Molière.

Vous céderez.

MOLIÈRE.

Non pas.

LOYAL.

« Nous, Loyal...

GAUTHIER, à Molière.

Je vous dis

Qu’il le faut !

MONSIEUR JOURDAIN, à Nanon.

Quel débat !

MOLIÈRE, à Gauthier.

Non, monsieur le marquis.

LOYAL, à M. Jourdain.

On me trouble.

MONSIEUR JOURDAIN, à Nanon.

Un marquis !

LOYAL.

« Nous...

MONSIEUR JOURDAIN, à Loyal.

Taisez-vous, bélître.

C’est un marquis ! lisez tout bas votre chapitre.

Loyal continue à lire tout bas ce qu’il écrit.

GAUTHIER, à Molière.

J’aurai ce meuble.

MOLIÈRE.

Oh ! non !

GAUTHIER.

C’est un point résolu :

Je ne sors point d’ici que nous n’ayons conclu.

NANON, à part.

Ah ! j’y suis !

À M. Jourdain.

Pour la cour on a fait ces beaux sièges,

Et ce marquis les veut.

MONSIEUR JOURDAIN, à Loyal.

Plus bas !

GAUTHIER, à Molière.

Que de manèges !

Il me les faut. Je veux qu’on dise, entrant chez moi :

Marquis de Gargouillé, c’est un meuble de roi !

– Juste : il était pour lui, répondrai-je, comtesse ;

Mais au roi j’ai, parbleu, brûlé la politesse !

NANON, à M. Jourdain.

Il n’est pas dégoûté !

MONSIEUR JOURDAIN, à Nanon.

Je le crois. Quel honneur !

L’emporter sur le roi !

NANON.

C’est un fort grand seigneur.

GAUTHIER, à Molière.

Voyons ! Nous disons donc : six fauteuils, douze chaises...

J’offre deux mille écus !...

NANON, à M. Jourdain.

Le ladre ! Il prend ses aises.

Cela vaut plus du double.

MONSIEUR JOURDAIN, à Nanon.

En effet.

GAUTHIER, à Molière.

Est-ce dit ?

MOLIÈRE.

Non !

GAUTHIER.

Trois mille !

MONSIEUR JOURDAIN, attaquant le feu.

Et moi, quatre ! – Une heure de crédit.

MOLIÈRE, bas, à Gauthier.

L’y voilà ! Poussez-le.

GAUTHIER, toisant M. Jourdain.

Je voudrais bien connaître

Qui vient sur ma brisée.

NANON, à Gauthier.

Il en est bien le maître.

Monsieur Jourdain, monsieur, est un homme important ;

Et de biens au soleil il en a son content.

GAUTHIER, saluant.

Monsieur !

MONSIEUR JOURDAIN, avec force révérences.

Marquis ! Monsieur le marquis !

NANON.

Feu son père

Fut un fort gros marchand de drap.

MONSIEUR JOURDAIN, à Nanon.

Veux-tu te taire ?

LOYAL, lisant haut.

« Pour vingt aunes de drap et... »

MONSIEUR JOURDAIN, à Loyal.

Taisez-vous aussi.

À Gauthier.

Gentilhomme ! Il l’était comme moi, Dieu merci !

Et point du tout marchand, c’est une calomnie.

MOLIÈRE, à Nanon.

Ignorante ! Il avait un singulier génie

Pour se connaître en drap, et, sans être marchand,

Il en donnait à ses amis pour de l’argent.

MONSIEUR JOURDAIN.

Voilà tout ! Oui, monsieur : c’est la vérité pure.

GAUTHIER.

Corbleu ! de ces vilains la grossière nature !

À Nanon.

Sotte ! Monsieur Jourdain, en toussant seulement,

Montre assez qu’il est né.

MOLIÈRE.

Peste !

Bas, à Nanon.

Pleure un moment.

Nanon sanglote dans son tablier.

GAUTHIER.

Avec cet air de cour on n’est point du commerce.

MONSIEUR JOURDAIN, saluant.

Monsieur !

À part.

Quel honnête homme !

LOYAL, à M. Jourdain.

À la partie adverse,

Il faut signifier, monsieur...

MONSIEUR JOURDAIN, à Loyal.

Dans un moment.

GAUTHIER, à M. Jourdain.

Revenons au marché, s’il vous plaît.

MONSIEUR JOURDAIN.

Justement.

C’est quatre mille écus que j’ai dit et répète.

GAUTHIER.

Cinq mille, pour finir.

MONSIEUR JOURDAIN.

Six !

MOLIÈRE.

L’offre est fort honnête.

Mais le meuble est taché, messieurs.

Il montre la tache.

MONSIEUR JOURDAIN.

En vérité ?

NANON.

Le roi l’a de sa main lui-même ainsi gâté.

MONSIEUR JOURDAIN.

Le roi !

MOLIÈRE.

Pour le refaire à nous on le renvoie.

MONSIEUR JOURDAIN.

Le roi ! C’est un pâté du roi !

GAUTHIER.

Pas tant de joie !

J’y tiens, monsieur Jourdain.

MONSIEUR JOURDAIN.

Ah ! monsieur le marquis,

Laissez-moi cette gloire, il n’importe à quel prix.

GAUTHIER.

Non !

MONSIEUR JOURDAIN.

J’en mourrais, monsieur !...

GAUTHIER.

Ah ! ce mot me renverse.

Je suis battu !

LOYAL, à M. Jourdain.

Monsieur, à la partie adverse

Il faut signifier...

MONSIEUR JOURDAIN, à Loyal.

Hors d’ici, quant-et-quant !

LOYAL.

Mais l’exploit ?...

MONSIEUR JOURDAIN.

Mes laquais, ôtez-moi ce croquant.

On emporte Loyal dans la rue.

LOYAL, sur les bras des laquais.

Monsieur, cette infamie aura sa récompense.

MONSIEUR JOURDAIN, à Gauthier.

Ah ! monsieur le marquis, que de reconnaissance !

 

 

Scène XVII

 

POQUELIN, MOLIÈRE, GAUTHIER-GARGUILLE, NANON, MONSIEUR JOURDAIN, LES LAQUAIS

 

POQUELIN.

Quel est tout ce fracas ?...

Apercevant M. Jourdain.

Hélas ! monsieur Jourdain,

Je suis bien désolé !

MONSIEUR JOURDAIN.

Je suis ravi !

POQUELIN.

Dandin

Ne m’a rien pu donner !

MONSIEUR JOURDAIN, déchirant le billet.

Tenez, voilà quittance !

POQUELIN.

Mais je n’ai point d’argent.

MONSIEUR JOURDAIN.

D’allégresse je danse !

Et puis mon intendant vous portera ce soir

Trois autres mille écus que je reste devoir.

POQUELIN, à part.

Rêve-t-il, ou bien moi ?

MONSIEUR JOURDAIN, à Gauthier.

Çà, marquis, ma personne

Est toute à vous, au moins.

GAUTHIER.

Monsieur, elle est bien bonne !

MONSIEUR JOURDAIN, mettant le fauteuil aux bras de ses laquais.

Qu’on l’emporte avec soin ! – Et le reste chez moi,

Ce soir ! – Meuble de cour ! Une tache du roi !

Il sort, suivant le fauteuil solennellement emporté par les quatre laquais.

 

 

Scène XVIII

 

POQUELIN, MOLIÈRE, GAUTHIER-GARGUILLE, NANON

 

POQUELIN.

Il emporte le meuble !

NANON, éclatant de rire.

Oui, monsieur, il l’achète !

Rien que six mille écus et fier de son emplette !

Ce marquis le poussait !... Il s’y serait, je crois,

Ruiné tout entier. – C’est un pâté du roi !

POQUELIN, saluant Gauthier.

Quoi ! monsieur le marquis ?

GAUTHIER, se retournant.

De Gargouillé, je pense ;

Toujours pour vous servir.

POQUELIN.

Quoi ! vous ! Cette obligeance !...

GAUTIER, montrant Molière qui se tient à l’écart.

Ce n’est qu’un intermède ici de sa façon,

Que j’ai joué, monsieur, au profit du garçon.

L’auteur n’ose approcher.

POQUELIN.

Eh ! le sournois, qu’il ose !

Il l’embrasse.

NANON.

Ma foi ! la comédie est bonne à quelque chose !

GAUTHIER, à Nanon.

Dans le commerce.

 

 

Scène XIX

 

POQUELIN, MOLIÈRE, GAUTHIER-GARGUILLE, NANON, LE PÈRE CRESSÉ

 

LE PÈRE CRESSÉ, essoufflé, déployant un rouleau d’étoffe.

Enfants ! tout est raccommodé,

Un coupon de rencontre !

MOLIÈRE.

Il est fort bien brodé !

Je le donne à Gauthier pour gilet de Jocrisse.

LE PÈRE CRESSÉ.

Hein ?... Garguille !...

GAUTHIER, à Cressé.

Bonjour !

LE PÈRE CRESSÉ.

Mais...

GAUTHIER.

À votre service.

POQUELIN.

Notre meuble est vendu, mon beau-père.

LE PÈRE CRESSÉ, déployant un papier.

Ah !... tant mieux !

Si j’avais su !... Voici, du moins !... Ouvrez vos yeux :

C’est un écrit du roi qui transfère la charge

À Jean-Baptiste. – Et le grand sceau de cire en marge !

NANON.

Oh ! le grand sceau ! – Voyons, monsieur...

GAUTHIER, à Poquelin.

Non, croyez-moi ;

C’est un méchant présent, monsieur, qu’on fait au roi.

Tapissier d’apparat ! tapissier chimérique !

Il est né pour la scène : il mourrait en boutique.

POQUELIN.

Tapissier d’apparat !

GAUTHIER.

Je vous le garanti

Poète, pour le moins qui peut valoir Hardy.

POQUELIN.

Des farces ! Bel effort et d’un puissant génie !

MOLIÈRE.

En la haussant d’un ton, la scène rajeunie,

Mon père, grandirait plus que vous ne croyez.

POQUELIN.

Tu la feras grandir, toi, marmot ?

MOLIÈRE.

Essayez !

POQUELIN.

Certes ! il n’est plus d’enfants !

MOLIÈRE.

Oh ! Dieu ! si j’avais l’âge,

Et l’esprit dégourdi d’un peu d’apprentissage,

J’ai des chimères là dont on serait surpris !

POQUELIN.

Toi ? Mais tu ne sais rien !

MOLIÈRE.

Moi ! je sais tout Paris !

Il est plein d’animaux à l’envi ridicules,

Et l’un pétrit et l’autre avale les pilules !

Les fameux médecins, les pédants, les docteurs,

Les maîtres que l’on plume, et les valets menteurs,

Les vieux maris jaloux, et les jeunes coquettes !...

Bast ! j’en voudrais garnir cent aunes de banquettes.

Mais, sans aller bien loin, dites-moi, n’est-ce rien

Que notre noir voisin, ce saint homme de bien,

Ce bon monsieur Tartufe ? – Et sa fausse grimace,

Peut-on sur nos tréteaux lui marchander sa place ?

Çà ! de l’y démasquer serait-ce pas bien fait ?

Allez ! j’en ai mon sac qui regorge !

POQUELIN, étonné.

En effet !

LE PÈRE CRESSÉ.

Moi ! j’en pleure.

POQUELIN, se disposant à déchirer le papier.

Eh bien donc !...

MOLIÈRE.

Non. Gardez-le, mon père ;

Car de me partager, c’est tout ce que j’espère.

Pourvu qu’à mes loisirs le reste soit permis...

POQUELIN.

Tu seras tapissier ?

MOLIÈRE.

Puisque je l’ai promis.

POQUELIN.

Touche donc là. Demain je t’envoie au collège.

MOLIÈRE.

Enfin ! Mon cœur s’élance et bondit comme un liège

Sur un flot de plaisir et de bonheur profond !

Tout me rit à présent, car l’avenir fécond

S’ouvre devant mes yeux si gonflé de promesses !

Vous verrez ! vous verrez ! – Et vous, mes chères pièces,

Rêves dans le silence et l’effroi caressés,

La barrière est à bas : levez-vous, paraissez !

Apprêtez vos habits de marquis et de prudes,

Et venez tous grandir au soleil des études !

LE PÈRE CRESSÉ, embrassant Nanon.

Ah ! Nanon !

GAUTHIER, de même.

Ah ! Nanon !

NANON.

Allons ! tout finit bien !

POQUELIN.

Il sera tapissier !

MOLIÈRE.

Je suis comédien !

PDF