Molière auteur et comédie (Léon DUMOUSTIER)

Laplace, Sanchez et Cie, éditeurs. Paris. 1883.

 

Pour écrire un livre dont les personnages ne sont pas de notre siècle, nous avons dû forcément avoir recours aux écrivains qui nous ont précédé dans l’étude que nous avons nous-même entreprise. En rendant hommage à des maîtres dont les travaux ne sont plus à apprécier, notre devoir est aussi de rappeler leurs noms, ceux surtout de MM. Aimé Martin, D. Nisard, Sainte-Beuve, Taschereau, Eudore Soulié, Bazin, Taine, Ed. Thierry, Paul Lacroix, Augustin Challamel, Fournier et Vitu.

 

Léon DUMOUSTIER.

 

 

J.-B. POQUELIN

 

Trois noms brillent d’un égal éclat au sommet de l’art théâtral dans les temps modernes. Ce sont, par ordre chronologique, ceux de Shakespeare, de Corneille et de Molière. Shakespeare créa le drame ; Corneille la tragédie ; Molière la comédie.

Venu le dernier, au grand siècle, Molière, sans doute, posséda une pureté d’exécution que Shakespeare ne connut pas ; mais chacun de ces illustres penseurs, dans l’étude des caractères, dans la traduction de nos sentiments, s’éleva à une telle hauteur, qu’il est difficile de les égaler, qu’il restera impossible de les surpasser.

Nous ne voulons pas établir de parallèle entre ces trois génies de la scène ; il nous a semblé seulement qu’on ne pouvait parler de l’un, sans adresser un salut aux deux autres.

Celui qui avait charmé la cour et la ville, qui avait été le favori de Louis XIV, n’eut pas la même fortune sous Louis XV ; sa renommée sommeilla pendant presque tout le XVIIIe siècle : ce ne fut qu’au commencement du XIXe que ses œuvres redevinrent populaires. Alors la bourgeoisie en fit ses délices, le peuple son enseignement ; et son nom répété dans toutes les familles, on voulut savoir où était né, comment avait vécu, quand était mort l’auteur de Tartuffe, du Misanthrope et des Femmes savantes.

Cette curiosité des faits de l’enfance, de la jeunesse, comme des jours éclatants de nos modèles, qui succéda à l’insouciance des siècles passés, est le cachet de notre époque.

Ce désir n’était pas aisé à satisfaire.

Saint-Simon ne s’était guère préoccupé que des ducs et pairs, Tallemant que de la bagatelle ; l’auteur lui-même n’avait point écrit ses mémoires : cette maladie ne nous vint que plus tard, de Genève, en passant par Rousseau.

Pour tous renseignements, on possédait une préface de La Grange et Vinot[1] ; un opuscule de Le Gallois de Grimarest[2] ; une comédie de Le Boulanger de Salluçay[3] ; un ignoble pamphlet sans nom d’auteur[4] ; quelques notes de de Visé[5] et de Loret[6] ; lorsque M. Beffara découvrit, sur les registres de l’église paroissiale de Saint-Eustache, l’acte de baptême de notre grand comique.

M. Beffara, qui n’était pas un lettré de profession, mais un modeste commissaire de police du quartier de la Chaussée d’Antin, mérite une mention spéciale, car ce fut lui qui indiqua la route, où se jetèrent à sa suite de nombreux érudits, qui, dans les cathédrales, les archives de province, les études de notaires, se mirent à la recherche de quelques dates certaines, des seuls documents authentiques que l’on pouvait encore espérer de recueillir.

Voici cet acte de baptême :

« Du samedy, 15 janvier 1622, fut baptisé Jean, fils de Jean Pouguelin, tapissier, et de Marie Cressé, sa femme, demeurant rue Saint-Honoré ; le parrain, Jean Pouguelin, marchand de grains ; la marraine, Denyse Lescacheux, veuve de Sébastien Asselin, vivant marchand tapissier. »

L’orthographe véritable du nom était Poquelin, puisque ce fut celle que Molière adopta pour sa signature, quoique l’on ait écrit Pocquelin, Poclain et Pauquelin.

On ne constatait pas autrement l’existence d’un enfant nouveau-né ; ce ne fut qu’en 1792 que l’Assemblée législative prescrivit aux communes d’ouvrir trois registres, pour y inscrire, séparément, la naissance, le mariage et le décès de tout citoyen français ; ce qu’on appela l’état civil ; jusque-là, l’état des familles était resté à la garde du clergé qui, naturellement, ne se préoccupait que des sacrements.

Cependant, quand le jour de la naissance ne coïncidait pas avec celui du baptême, on le relatait, généralement, dans l’acte paroissial.

Jean était le nom patronymique de l’une des branches de la famille Poquelin ; plus tard, pour le distinguer de ses autres frères, le petit Jean fut appelé Jean-Baptiste.

On peut donc affirmer aujourd’hui que JEAN-BAPTISTE POQUELIN naquit à Paris, le 15 janvier 1622, rue Saint-Honoré, au coin de la rue des Vieilles-Étuves, près de la place du Trahoir, au pavillon des Cinges.

Ces surnoms singuliers n’étaient pas rares pour les maisons de Paris ; celle-ci tirait le sien d’un poteau en bois sculpté, placé à l’angle des deux rues, et représentant des singes qui grimpaient dans un pommier.

Laissons parler M. Édouard Fournier, l’historiographe du vieux Paris.

« Après avoir passé par divers propriétaires, le pavillon des Cinges fut acquis par Fabien Perreau, administrateur de l’Assistance publique : Perreau, en 1667, le légua à l’Hôtel-Dieu, qui en garda la jouissance jusqu’en 1802, époque à laquelle il tomba en ruine.

« Le poteau cornier, à ce moment, fut transporté, par les soins d’Alexandre Lenoir, dans la cour des Beaux-Arts, où il demeura adossé aux bâtiments du Mont-de-Piété jusqu’en 1827, où il servit, sans doute, à la construction de la nouvelle école ; sinon, à chauffer quelqu’employé de l’Administration. »

La maison se composait « d’un grand corps d’hostel à pignon sur rue, avec ouvroir[7], et trois étages quarrés l’un sur l’autre, au-dessus du rez-de-chaussée. »

Chacun des auteurs de notre poète avait reçu en don « deux mille deux cents livres, par contrat passé le 21 février 1621, par devant Nicolas Jolly et Vincent Collé, notaires gardes-notes du Roy au Châtelet dé Paris[8]. »

Le jeune ménage avait prospéré ; témoin l’inventaire dressé après le décès de Marie Cressé (17 et 31 janvier 1633), et retrouvé en minute, dans l’étude de maître Thomas, par M. Eudore Soulié, et dont nous reproduisons en partie la teneur : « Dans la chambre à coucher, de chaque côté de la cheminée, garnie de ses grands chenets de cuivre jaune », on voyait « deux petits sièges », analogues à ceux que nous nommons aujourd’hui causeuses, et que les bonnes bourgeoises du XVIIe siècle appelaient chaires caquetaires.

« Au milieu de la chambre, une grande table à sept colonnes de bois de noyer, garnie de son tapis vert à rosettes de Tournay. »

Le noyer servait aux meubles de la bourgeoisie ; il était bois de qualité, on en fabriquait l’arquebuse. Ce ne fut qu’au commencement du siècle dernier, que l’acajou nous fut importé des Indes occidentales, par le célèbre docteur Gibbons.

Le centre du panneau était occupé par un de ces meubles, en forme de buffet, dans lesquels on renfermait les objets les plus précieux et qu’on désignait sous le nom de cabinets ; celui de Marie Cressé était « à quatre portes ou guichets, fermant à clef, et garni par dedans de satin de Bruges. »

« Six chaires caquetaires, à hauts dessus et vertugadins, couvertes de tapisseries à fleurs, rehaussées de soie.

« Le lit, à pentes de serge de Mouy, vert brun, avec des passements, des crépines et des franges de soie, garni d’une couverture de parade.

« Dans la ruelle, un fauteuil » ou faudestreuil, siège d’honneur, occupé quelquefois par le médecin ou le confesseur.

Enfin, la pièce « était tendue d’une tapisserie de Rouen, sur laquelle étaient accrochés cinq tableaux de diverses grandeurs, et un miroir de glace de Venise.

« Une toilette complète : bassin, aiguière, crachoir en vermeil ; de belles et lourdes pièces d’argenterie ; tout le linge en toile de fin lin ; des jupons en gros de Naples, en ratine de Florence, et moires de couleurs changeantes. – Les habits de Monsieur, en serge d’Espagne noire ou grise, garnis de boutons d’or ; une robe de chambre, doublée de revesche, couleur pensée.

« Bracelets, collier et pendants d’oreilles en perles fines ; – montre d’horloge en argent ciselé. – Une agrafe ou enseigne d’or émaillée, au milieu de laquelle est une agate entourée d’émeraudes et de rubis ; – deux ceintures de pièces d’or ; – dans l’aiguille pour retenir les cheveux est enchâssée une perle ; – quatorze bagues ornées de diamants, d’émeraudes et d’opales ; l’une d’elles a pour chaton une tête de nègre en émail ; un Saint-Esprit d’or où il y a un diamant ; un chapelet en nacre de perle ; des croix d’or, un reliquaire en cristal[9]. »

Ces bijoux, pour la plupart, étaient des souvenirs de famille ; le plus touchant que nous ayons relevé dans ce curieux inventaire ; est « un petit coffret en tapisserie, où la pauvre petite mère, avait conservé tout le linge qui avait servi à ses enfants, sur les fonts baptismaux. »

La famille Poquelin était donc dans l’aisance. De Visé, dès 1661, écrivait, dans ses Nouvelles nouvelles, que « l’auteur de l’École des maris eût pu se passer de faire des comédies, ayant assez de biens pour vivre honorablement dans le monde. »

Tous ces actes sont signés : honorable homme, Jean Poquelin, marchand tapissier, bourgeois de Paris.

Après la mort de Marie Cressé, l’honorable homme alla se loger sous les piliers des halles, où il avait acheté une maison, située devant la fontaine, dans la partie droite, du côté de la rue de la Réole et des piliers des potiers d’étain, où était jadis le pilori, par acte passé le 20 septembre 1633 ; acte curieux dans sa rédaction et des plus intéressants, car il détruisit l’erreur, si longtemps accréditée, que Molière était né sous les piliers des halles ; nous le donnons en note[10].

Il n’y a que quelques années seulement qu’une plaque commémorative, placée au n° 31 de la rue actuellement du Pont-Neuf, rétablit l’exacte désignation du lieu de sa naissance.

Un zèle, un peu exagéré, porta à rechercher la généalogie de la famille Poquelin ; on ne fut pas aussi heureux.

Les uns la firent venir de Picardie ; d’autres allèrent la chercher jusqu’en Écosse, d’un hallebardier de la garde de Charles VII.

Singulier écart d’imagination, qui fit rêver, hors de sa patrie, l’origine d’un esprit si éminemment français.

Pour certains hommes, il y a deux lignées, celle du sang et celle du talent : par le sang, Molière descendit de Poquelin ; par l’esprit, il descendait de Ménandre, de Plaute, Montaigne et Rabelais.

Il était de la race de ces génies abondants dont le caractère est l’universalité, qui, dans la peinture des mœurs et des passions de leur époque, passent en revue l’humanité tout entière, et, dans leur sillon abattent tant de gerbes, font une telle moisson, qu’ils ne laissent plus qu’à glaner à ceux qui leur succèdent[11].

Il descendait de Ménandre, le premier et le plus fécond des auteurs grecs, dont malheureusement il ne reste plus aujourd’hui que quelques citations, mais qu’ont admiré tous les anciens ; Cicéron le savait par cœur, et César, pour mieux louer Térence, l’appelait un demi-Ménandre ;

De Plaute, qui, à Rome, chassa les lutteurs du cirque pour y établir la comédie ;

De Rabelais, par la franchise du langage ;

Et de Montaigne, dont on a dit avec raison que le lecteur, dans les pages de ses Essais, se trouvait souvent confronté avec lui-même.

Il avait bien aussi parmi ses ancêtres Malherbe et Balzac.

Qui ne se rappelle ces vers de Boileau :

Enfin Malherbe vint et le premier en France
Fit sentir dans ses vers une juste cadence ;
D’un mot mis à sa place enseigna le pouvoir
Et réduisit la muse aux règles du devoir ;
Par ce sage écrivain, la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée ;
Les stances avec grâce apprirent à tomber
Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.

Quel adorable portrait de famille !... C’est celui de Malherbe... N’y reconnaîtrait-on pas également Molière ?

Ce qu’avait fait Malherbe pour la poésie, Balzac l’avait fait pour la prose : jusqu’à la fin du XVIe siècle on n’avait vu que des compositions sans méthode et sans plan, et dans l’élocution un mélange de langues anciennes et modernes, du gaulois barbare et de l’italien en décadence. Malherbe et Balzac donnèrent la constitution de la langue française dans ses deux formes ; ils enseignèrent la pureté du langage, le choix des pensées, rangées dans un ordre approprié pour persuader, l’art de convaincre de ce dont on est convaincu.

Tous deux, ajoute M. Nisard, furent les précepteurs du public qui devint, à son tour, le précepteur des hommes de génie[12].

Molière était de leur école. Quant au père Poquelin, qu’il fût fils, petit-fils, arrière-petit-fils d’un, de deux ou de trois tapissiers, cela importe moins.

Marie Cressé ou de Cressé, car sur l’acte de mariage que nous avons cité, le père de la future a signé : Louys De Cressé, et la future : Marie Cressé ; contraste singulier avec les mœurs de notre époque, où ce sont généralement les enfants qui ajoutent la particule au nom de leurs parents, Marie Cressé était une sainte femme qui, dans la famille, représentait la prière, comme il arrive souvent. Elle avait dans sa chambre, nous apprend encore M. Eudore Soulié, une vieille Bible que nous retrouverons pieusement conservée dans la bibliothèque de son fils et un Plutarque d’Amyot. Faut-il en conclure, avec le savant conservateur des musées, que la direction de la mère eut une grande influence sur l’esprit du fils ? Nous ne le pensons pas ; Marie Cressé avait mis au monde six enfants : deux Jean, un Nicolas, une Madeleine et deux autres morts en bas âge ; elle avait bien occupé son temps. Elle mourut à trente ans[13].

À cet âge, les femmes ont encore bien peu lu ; et si elle ouvrait un livre, c’était assurément la sainte Bible, de préférence à la vie des hommes illustres. Elle nous en a donné un ; respectons-en doublement sa mémoire, mais pour cela elle ne s’inspira pas de Plutarque.

Elle comblait son petit Jean de ses plus tendres caresses. Elle était bonne, il fut bon, voilà son héritage.

Jean Poquelin, lui, était un bonhomme de tapissier, et un tapissier bonhomme ; économe, comme on l’est dans le petit négoce, et dont l’esprit ne dépassait peut-être pas les limites de sa boutique.

Comment se passa l’enfance de Jean-Baptiste ? Entre son père qui le grondait, sa mère qui le consolait et une ribambelle de marmots, ses petits frères.

On a écrit que, dès l’âge de sept ans, en son petit dortoir, penché sur l’appui d’une lucarne, « il observait la vie humaine qui se déroulait devant son génie adolescent ;

« Qu’un apothicaire, voisin de la boutique de son père, lui aurait inspiré les satires de Pourceaugnac et du Malade imaginaire. » Comme si les enfants avaient jamais aimé les apothicaires, alors surtout qu’ils opéraient eux-mêmes !

« Que M. Jourdain était un drapier de la rue Sainte-Opportune, et Harpagon, son père ! »

Mais s’il eût tant observé si jeune, il n’aurait pas vécu.

Pendant longtemps, on s’est complu à mêler la fable à l’histoire, surtout à ses premiers feuillets ; nous avions alors de petits prodiges, dont on retraçait les hauts faits dans de petits livres, à l’usage de certaines familles qui n’en profitaient guère ; aujourd’hui qu’on est devenu un peu trop réaliste peut-être, on pense qu’il faut laisser l’homme à son labeur et l’enfant à ses jeux.

Nous croyons qu’enfant, Molière fut tout bonnement le petit Poquelin, jouant à la bloquette et s’esquivant le plus qu’il le pouvait de l’ouvroir paternel, pour aller gambader devant les bateleurs du Pont-Neuf, qui l’amusaient comme tous ceux de son âge, avec leurs gestes, leurs grimaces et leurs coups de bâton.

On a rapporté que c’était son grand-père qui le conduisait furtivement voir Gros-Guillaume, Guillot-Gorju, Turlupin et Garguille, et que, là, il avait pris l’amour de la comédie ; mais, on a constaté depuis que le grand-père était mort en 1626, alors que le petit-fils n’avait que quatre ans ; cette version n’a plus cours.

Le dialogue grossier de ces héros de la rue, fait pour un public ignorant, composé principalement de chambrières, de laquais et souvent de filous, n’aurait pu que pervertir le goût, au lieu de le développer.

M. Paul Lacroix décrit ainsi le Pont-Neuf :

« Le Pont-Neuf et la place Dauphine furent, jusqu’au milieu du XVIIe siècle, le rendez-vous des charlatans de tous pays, que l’on désignait sous le nom d’opérateurs, et qui vendaient leurs drogues sur des théâtres en plein vent, aidés de bateleurs qui débitaient des chansons, avec accompagnement de guitare ou de violon.

« Tabarin était le valet de Mondor, qui, habillé en médecin grotesque, vendait ses élixirs.

« Devant la statue de Henri IV se tenaient le Savoyard et le gros Thomas, qui arrachait des dents.

« À l’extrémité du pont on voyait Brioché avec ses marionnettes et son ami Polichinelle, et des danseurs de corde, qu’on appelait les Voleurs, parce qu’ils volaient sur la corde.

« Turlupin, Garguille et Gorju étaient des comédiens de l’hôtel de Bourgogne, qui alternait la tragédie avec des farces, dont l’esprit consistait à violer la raison et souvent l’honnêteté[14]. »

C’est chez les jésuites, que Molière sentit l’aiguillon du théâtre ; dans ces maisons d’éducation on donnait des représentations de pièces, faites et exécutées par les élèves. Il y avait son rôle. Comme auteur, il débuta par une tragédie : la Thébaïde, qui ne tenait certes ni de Turlupin ni de Garguille, et ce ne fut que plus tard, qu’il prit des comédiens italiens, sa verve comique.

Comme Sedaine, mania-t-il l’outil ? Ce n’est pas probable, son père n’était pas un tapissier d’échoppe ; en 1631 il avait acquis de l’an des membres de sa famille une charge de tapissier du Roi qui n’était pas sans importance.

Les huit tapissiers semainiers faisaient partie des officiers et commensaux du palais, compris aux états enregistrés par la Cour des comptes ; ils avaient le titre de valet de chambre, ordinaire à leur table ; le service était de trois mois, avec trois cents livres de gage, trente-six livres dix sols de récompense.

Les tapissiers du Roi étaient, en outre, préposés à la tenture et à la surveillance des maisons pendant le trajet des processions, ce qui leur donnait une certaine autorité dans leur quartier, dans un temps où il y avait : procession de paroisse, de confréries ; funéraire ou de réjouissance ; pour la pluie, pour les vents, pour la sécheresse, pour la paix ; sans compter celles de la Basoche et des clercs du Châtelet.

« Les Parisiens étaient si avides de ces dévotions processionnaires, dit l’Estoile, qu’ils allaient la nuit faire lever leurs curés pour les mettre en branle. En 1652, à la procession de Saint-Germain-l’Auxerrois, on voyait tout le Parlement en robes rouges, le corps de ville en habit de cérémonie, les bourgeois revêtus d’aubes, couronnés de fleurs et les pieds nus ; huit cents enfants des deux sexes, tous vêtus de blanc, et accompagnés de trompettes, de timbales et de hautbois à cheval. »

C’est donc à tort, croyons-nous, que souvent on a répété que Jean Poquelin s’était fortement fait tirer l’oreille pour mettre Jean-Baptiste au collège.

« Tous les hommes de la condition de Poquelin faisaient donner à leurs enfants une éducation qui les rendait propres aux menues charges des lettres, du barreau et de l’Église, » affirme M. Bazin[15].

À quatorze ans, quels qu’aient été les projets du père sur le fils, Jean-Baptiste entra chez les Jésuites au collège de Clermont, rue de la Harpe, dans un hôtel que leur avait donné, en 1550, Guillaume Duprat, évêque de Clermont, avec un legs de 36 000 écus. Après de fréquents exils, les Jésuites avaient été réinstallés définitivement dans leur collège par lettres patentes de Marie de Médicis.

En 1682, Louis XIV assistait à une de leurs représentations dramatiques dont nous avons parlé. Il fut si charmé des vers que dans cette circonstance on avait composés à sa gloire qu’il dit a l’un des seigneurs qui applaudissaient derrière lui au succès de la pièce et des acteurs : « Faut-il vous en étonner, c’est mon collège ! »

Sur le fronton de l’hôtel on lut le lendemain : COLLEGIUM LUDOVICI MAGNI.

En 1710, le jeune Arouet entrait à son tour à Louis-le-Grand ; Clermont et Louis-le-Grand n’ayant formé depuis qu’un seul établissement, les deux auteurs de Candide et du Misanthrope furent donc élevés au même collège, s’assirent sur les mêmes bancs.

Voltaire dans sa correspondance rappelle souvent avec reconnaissance les pères Tournemine et Poirée, ses professeurs ; Molière n’a jamais parlé des siens, avait-il été un élève studieux ou tapageur ? un lauréat de son temps ? on l’ignore. Les palmes universitaires n’existaient pas encore ; on sait seulement qu’il avait eu pour compagnons, dans ses premières études, Chapelle, Bernier, Hénault et Armand de Bourbon, prince de Conti, ce filleul du cardinal de Richelieu, ce frère du grand Condé qui, destiné à la prélature, devint un des héros de la Fronde, rêva la gloire et la pourpre et mourut janséniste.

Nous retrouverons plus tard ces amis de collège.

En quittant Clermont, le jeune Poquelin suivit avec Chapelle, quelques-unes des leçons de Gassendi, que le père de Chapelle logeait chez lui ; mais il ne faut pas croire pour cela que Molière ait été un disciple de l’illustre professeur, surtout avec la mauvaise acception que l’on y sous-entend.

Pierre Gassend, plus connu sous le nom de Gassendi, avait expliqué la philosophie d’Épicure. Sans remonter au déluge, il nous faut dire que trois cents ans avant Jésus-Christ, deux sectes philosophiques s’étaient partagé le monde connu et pensant : les stoïciens et les épicuriens.

Zénon, le chef des stoïciens, sous un froid portique, à Athènes, enseignait que le bonheur n’étant que dans la vertu, et que les Dieux épiant nos faiblesses pour nous en punir cruellement, il fallait, plutôt que de subir la domination de nos sens, nous y soustraire même par le suicide.

Épicure, au contraire, au bord de frais ruisseaux, à l’ombre des bocages, environnés de parterres embaumés, déclarait que les dieux bons et généreux souriaient à nos joies, permettaient qu’on semât quelques fleurs sur le chemin de la vie et qu’user sans abuser était la volupté de la vertu.

Les disciples de Zénon avalaient la ciguë, tandis que ceux d’Épicure remplissaient leur coupe de vins de Chypre et de Falerne. On se lassa de la ciguë, moins du Falerne et du Chypre ; alors l’hypocrisie apparut et crescendo rinforzando, la calomnie fit d’Épicure un matérialiste, de son traducteur Gassendi un sensualiste ; comme de l’élève de Gassendi, ceux qui poursuivirent sa mémoire jusque par delà le tombeau, auraient voulu faire un épicurien, un athée.

Molière ne fut rien de tout cela. Philosophe sous le rire, si l’on veut qu’il ait été philosophe, sa leçon était dans la moquerie de nos, faiblesses, de nos sottes passions, de nos téméraires aventures ; mais dans la leçon, il ne se contentait pas de dire la vérité, il y entrait de plain pied comme dans son domaine, et quand il avait adopté un caractère, il le développait avec toute sa logique, et le poussait jusqu’à ses dernières conséquences.

C’est ainsi que cette fameuse phrase, tant attaquée dans la scène du pauvre, du Festin de Pierre : « Tu passes ta vie à prier Dieu et tu meurs de faim ? Tiens, prends ce louis, je te le donne pour l’amour de l’humanité », était le langage que devait tenir son héros ; c’était Don Juan qui parlait et non l’auteur, dans lequel on crut, à tort, avoir découvert un précurseur des d’Holbach, des Diderot et des Helvétius.

Molière ne fut d’aucune secte, d’aucune école ; mais, certes, s’il avait adopté une doctrine, c’eut été celle de Descartes, dont il savait par cœur le Discours sur la méthode : « Je pense, donc je suis, » – plutôt que cet autre axiome matérialiste : « Je marche, je bois, je mange, donc j’existe, » d’autant plus qu’il digérait fort mal.

Étudia-t-il ensuite le droit ? c’est possible ; la théologie ? c’est moins sûr. Il se livra à la versification, c’est certain.

En quittant les bancs, l’enfant n’est plus ; comme la chrysalide, il a laissé sa dépouille à l’école, et le jeune homme va nous apparaître avec toutes ses aspirations, ses audaces.

D’abord il abandonnera le sillon paternel, le nom de son père, celui du tapissier des halles, non par dédain, car lorsque le succès aura couronné son œuvre, il réunira ce nom à celui qu’il se sera choisi, pour les transmettre tous les deux ensemble à la postérité. Il ne fit que suivre un usage longtemps conservé à la scène.

Mais il ne sera encore que petit comédien d’une petite troupe, dans un petit théâtre ; Molière comme Poquelin sera petit ; l’esprit comme le corps devaient subir chez lui la même loi de nature, ne grandir qu’avec le temps.

Jean-Baptiste, nous l’appelons ainsi pour la dernière fois, alla se loger dans une maison de la rue des Jardins-Saint-Paul, non loin de l’Illustre Théâtre.

 

 

L’ILLUSTRE THÉÂTRE

 

Quel était ce théâtre, dont le succès ne répondit pas tout à fait au titre, un peu prétentieux, qu’on lui avait donné ; qui vécut peu et vécut mal et dont on ne se souviendrait plus, s’il n’avait servi aux débuts de Molière comédien ?

De jeunes camarades, enfants du même quartier, parmi lesquels Poquelin, Denys, Beys, Germain Clérin, le pâtissier Ragueneau et Nicolas Bonnenfant, jeune clerc de procureur, s’étaient amusés à faire la comédie devant leurs parents ; lorsque, exaltés par des bravos qu’ils avaient obtenus en famille, ils résolurent de donner des représentations devant un vrai public, sur un vrai théâtre, de devenir de véritables artistes.

Dans ce but, il fallut former une troupe, trouver un local, choisir un titre.

Pour composer leur troupe ils s’étaient adjoint Madeleine et Geneviève Béjart, Madeleine Malingre, Catherine des Urlis et Catherine Bourgeois.

Beys, auteur joué quelquefois au théâtre du Marais, y avait connu Madeleine Béjart, alors qu’elle faisait partie de ces aimables filles, qu’on appelait les demoiselles du Marais, et qu’elle habitait dans son petit hôtel du cul-de-sac de Thorigny.

Depuis, l’aimable fille avait disparu, à la suite de certaine aventure, moitié de galanterie et moitié de politique, où l’avait mêlée le baron de Modène, chambellan du frère de Louis XIII, dans les luttes de ce prince contre le cardinal de Richelieu.

Richelieu mort, elle était rentrée à Paris avec l’espoir de devenir baronne, après avoir donné le jour à un petit baron ; ses rêves déçus, elle s’était faite comédienne.

Madeleine Malingre, Catherine des Urlis et Catherine Bourgeois avaient figuré sur le même théâtre.

Les jeux de paume, qui servaient de salle de spectacle, n’étaient pas rares sur les fossés de Nesle, devenus aujourd’hui la rue Mazarine ; on avisa celui des Métayers, situé à peu près sur l’emplacement où se trouve la cour de l’Institut. La salle en était dans un état assez délabré et d’une approche assez difficile ; mais son propriétaire, Gallois, « ayant promis de le livrer en bon état et abordable, si on voulait lui laisser le temps de ces réparations », l’affaire fut conclue avec Gallois.

Les travaux ne marchant d’abord guère vite, on fut obligé de souscrire une obligation de 200 livres tournois : « payables, moitié au jour et fête de la Chandeleur prochain-venant, et l’autre moitié dans le jour de la Chandeleur ensuivant, pour mettre en besogne le paveur Léonard Aubry. »

N’était-ce pas le propriétaire lui-même qu’il avait fallu mettre en besogne ?

Ce Léonard Aubry était un paveur chansonnier et un brave homme, nous le constaterons bientôt.

Enfin, les avenues du tripot, pour l’appeler par son nom populaire, ayant été remises à neuf et « posé douze toises de long sur trois toises de large de pavés, pour en esplanader les approches, » l’Illustre théâtre put ouvrir ses portes le 31 décembre 1643.

Nos jeunes gens avaient-ils choisi ce titre pour montrer qu’ils n’étaient pas d’origine interlope et vagabonde, comme la plupart des autres bandes comiques ? Non, ils l’avaient adopté, en opposition à celui des Enfants sans-souci, pour affirmer qu’ils ne traîneraient pas dans les tabarinades ; qu’ils viseraient plus haut dans les régions de l’art.

Beys qui avait plus d’expérience, et Madeleine Béjart qui était la mieux nippée, avaient été proclamés chefs de la troupe.

Poquelin, craignant les sévérités paternelles, et il avait raison, s’était tenu tout d’abord à l’écart, sans avoir pour cela renoncé à sa vocation littéraire.

Un jour, en effet, un manuscrit sous le bras, il se présenta chez Madeleine et lui lut ses premiers essais. La Béjart avait moins écouté la pièce qu’elle n’avait observé les grands et beaux yeux du poète ; elle avait 24 ans, il en avait 21 ; Poquelin lui plut, elle plut à Poquelin, et voilà comment prit naissance cette liaison, qui plusieurs fois se rompit, se renoua, se dénoua, mais à laquelle survécut une constante amitié.

Poquelin accompagna Madeleine dans les coulisses où il commença par donner quelques conseils ; ses conseils étaient bons, dit Tallemant des Réaux ; une fois l’acteur, à qui il les avait adressés, ne sut pas en profiter ; alors il prit le rôle, le joua le lendemain, fut applaudi ; et voilà encore comment notre héros partit pour la gloire, ayant comme tous les conscrits, son bâton de maréchal, non dans sa giberne, mais dans sa jeune cervelle.

On a rapporté que c’était la Béjart qui avait décidé de sa vocation ; comme on a prétendu que sans la protection de Louis XIV, son génie serait resté dans les limbes.

Si son talent est éclos sous les regards d’une femme, il faut convenir qu’il ne s’en souvint guère à la façon dont il les a presque toutes traitées dans la plupart de ses ouvrages et « ce roi si puissant, qui créa des ducs et pairs, ne pouvait faire un poète. »

C’est Dieu qui nous les donne.

Le lendemain un nouveau nom fut inscrit dans le mémorial dramatique, pour y rester à tout jamais le premier.

Où celui qui devait le porter avec tant d’éclat avait-il été chercher ce nom ? On n’a pu le savoir. Dans un souvenir de famille ? au village ? on n’empruntait pas, alors, le nom de son clocher pour s’en faire un panache ; il est probable qu’il prit ce nom au hasard, comme au hasard il signa tantôt Molière, de Molière, Molier, ou Mollier ; comme on écrivait Béjard ou Béjart, Poquelin ou Posquelin, Tartufe ou Tartuffe avec un seul f, ou avec deux f.

L’Académie qui ne datait que de 1637, n’était guère à ce moment que le salon de Conrard, au silence prudent, a dit Boileau ; l’orthographe était indéfinie ; on ne bataillait pas sur le redoublement ou le non redoublement des consonnes.

Dans la première édition de son dictionnaire qu’elle publia en 1694, l’Académie n’accorda qu’un f à Tartufe ; Ménage protesta, persuadé que pour baptiser son imposteur, Molière avait dû demander son nom à l’italien Tartufo ou Tartufolo, qui se traduit par truffes, tromperies ; dans notre vieux langage, truffer un ami s’est dit pour tromper un ami ; et que par conséquent il fallait écrire Tartuffe avec deux ff. Le Théâtre français adopta la légende de Ménage, l’Académie maintint la sienne, et nous ne savons si la question est tranchée aujourd’hui.

Heureusement, lecteur, pour ta satisfaction et pour la nôtre, avec un f, ou avec deux f, Tartuffe n’a pas cessé d’être représenté.

Après son apparition aux Métayers, devant un public à cinq sous par tête, notre débutant dut aller faire part de son équipée à sa famille.

Ce jour-là le père Poquelin lui donna sa malédiction !

Ce n’était pourtant pas déchoir pour le fils d’un tapissier, même d’un tapissier du Roi, que d’entrer dans la carrière théâtrale, depuis un édit publié le 16 avril 1641, qui, en relevant d’anathème l’état du comédien avait déclaré que cet « état n’avait rien que d’honorable et ne faisait point déroger à la noblesse. »

Cet édit avait été sollicité par le clergé, et cela s’explique : Les représentations religieuses furent l’origine de tous les théâtres européens, comme la Fable l’avait été des théâtres anciens.

Les Grecs, ainsi que l’on voit encore les Arabes accroupis autour de leurs conteurs, avaient eu d’abord leurs rapsodes ; la France, l’Italie, l’Espagne leurs trouvères et leurs troubadours ; la Bretagne ses bardes ; l’Allemagne ses minnesingers ; les Anglais leurs ménestrels ; les Scandinaves leurs scaldes ; mais lorsqu’on voulut mettre en action les premiers chants populaires, tout public ne s’intéressant qu’à des personnages dont il a quelque notion, et tout peuple ne connaissant primitivement d’autre légende que celle de sa religion, on avait bien été obligé de choisir les premiers héros de la scène dans l’antiquité, parmi les divinités du paganisme ; au moyen âge dans le martyrologe chrétien.

Ce n’est que plus tard, quand une nation est née à la vie politique, qu’elle comprend la comédie aristophanesque ; et quand elle s’est fait une vie intime, la comédie de caractère.

Personne, mieux que les prêtres, n’était apte à composer les mystères, ce premier moule de l’œuvre théâtral, ils s’en servirent même pour propager leur foi et se montrèrent si jaloux de leur privilège, qu’en 1378, les choristes de Saint-Paul, en Angleterre, s’étaient plaints à Richard II, de ce que les ignorants avaient osé se permettre d’interpréter l’Ancien Testament et qu’au XVIe siècle le duc de Northumberland avait établi pour règle de sa maison, qu’au nombre de ses chapelains, il y en aurait un pour composer ses intermèdes[16].

Quand les auteurs purent descendre de l’Olympe et du Golgotha et choisir leurs sujets dans des régions moins éthérées et moins hautes, le clergé n’abandonna pas la partie. Le cardinal de Richelieu donna l’Aveugle de Smyrne et Mirame ; la farce de l’Avocat Pathelin sortit d’un monastère, l’abbé Perrin fut le premier directeur de l’Opéra français, et sous Louis XV un abbé de Lagarde remplissait les fonctions de souffleur dans les petits appartements.

Ces messieurs ne voulaient pas se trouver en contact avec des damnés.

Depuis cet édit, plusieurs fils de la bourgeoisie s’étaient engagés dans cette profession relevée de roture et pour la mieux ennoblir ils avaient décoré à l’envie leurs noms de particules : de L’Épy, de La Thorillière, de Brie, du Parc, du Fresne, du Croisy.

Molière fit comme les autres ; le comédien s’appela de Molière, et l’auteur du Misanthrope Molière tout court.

Ce qui principalement dut affecter le père Poquelin, c’est que le moment était arrivé, pour lui, de rendre ses comptes de tutelle.

Il revenait à chacun de ses enfants du chef de leur mère, cinq mille livres.

Notre jeune comédien, son fils aîné, ne voulut prendre que six cents livres, et en même temps il renonça, en faveur de son frère cadet, à la charge héréditaire de tapissier et valet de chambre du Roi, que le Roi lui-même lui rendra plus tard.

Perrault, au sujet du désespoir du père Poquelin, rapporte une plaisante aventure :

Pour tenter de ramener son fils insoumis, il lui avait dépêché son ancien maître d’écriture, Georges Pinel, en qui il avait mis toute sa confiance. « Pinel, dit Perrault, s’affubla aussitôt d’une perruque et d’un faux nez et se mit à figurer dans la troupe, en jetant la férule et le martinet par derrière les moulins. »

Le métier d’instituteur n’avait pas alors plus de charme qu’aujourd’hui.

Avec ses six cents livres, notre échappé du pavillon des cinges, n’était pas beaucoup plus riche que ses camarades ; mais il avait le crédit d’un héritier. Aussi devint-il le bailleur de fonds de l’entreprise : il donna son argent, d’abord ; après sa signature, et puis, comme toujours, il sera coffré ; ce que nous aurons bientôt à constater.

Cinq sous par spectateur, pour soutenir une entreprise théâtrale, c’était peu ; c’était cependant le seul prix autorisé pour les troupes de campagne, et les comédiens de l’Illustre théâtre n’avaient pas un autre rang ; ceux du Marais et de l’hôtel de Bourgogne étaient seuls comédiens du Roi avec privilège.

Ni le zèle, ni le dévouement ni les sacrifices n’avaient fait défaut. On avait acheté à Tristan sa tragédie de Scévole ; à du Ryer, la Mort de Crispe ; mais ces malins auteurs gardaient leurs meilleurs ouvrages pour les théâtres royaux, et on ne s’en était pas moins trouvé dans la nécessité de souscrire une nouvelle obligation « de dix-huit cents livres, à Louis Baudot, écuyer et maistre d’hostel du Roi, pour loyers arriérés, » puis d’autres : au chandelier, au tapissier, au linger.

Une éclaircie parut un instant aux sombres nuages qui commençaient à s’amonceler sur la tête de nos jeunes sociétaires.

Le frère de Louis XIII, l’oncle du jeune roi, Gaston d’Orléans, les fit mander pour représenter dans son palais du Luxembourg, ce petit chef-d’œuvre d’architecture et de goût, que sa mère, Marie de Médicis, avait fait construire en 1612, sur les dessins de Desbrosses et qui porta tant de noms : palais d’Orléans, du Directoire, du Consulat, du Sénat conservateur, de la Chambre des pairs, du Sénat impérial ; mais que les enfants n’appelèrent jamais que palais du Luxembourg, du nom de leur jardin privilégié, et qui s’appellera toujours ainsi, parce que la dynastie et les régimes changent, et que les enfants demeurent.

Les fossés de Nesles étant sur la même rive que le palais du Luxembourg, Gaston avait voulu faire un peu de bien à ses petits voisins.

Comme on connaissait son goût pour les ballets, pour mieux lui plaire et se montrer dignes de sa haute protection, on engagea le danseur Mallet, qu’on enleva au théâtre de l’acrobate Cardelin, moyennant « trente cinq livres tournois pour chaque jour jouant ou non. » On improvisa la Fontaine de Jouvence, la Sibylle de Panfoust, et on plut si bien à son altesse, qu’en récompense, on reçut l’autorisation de s’appeler désormais : Comédiens de Monseigneur d’Orléans.

Hélas ! ce fut plus d’honneur que de profits.

Le populaire ne mordit pas à la bagatelle de la porte.

Ce titre, qui touchait de si près à la couronne, n’aurait-il pas plus de succès en province ?

À Rouen, se tenait un grand pardon, vieux mot qui, dans le vocabulaire des fêtes communales, a été remplacé par celui de foire ; le pardon de Saint-Romain, était un rendez-vous très renommé des troupes de campagne.

On résolut de partir pour Rouen.

Corneille, en ce moment, séjournait dans sa ville natale, où l’avaient appelé quelques affaires de famille ; c’était une raison de plus pour entreprendre ce voyage.

L’auteur du Cid et du Menteur n’accueillerait-il pas avec la bienveillance du talent, de jeunes aspirants des lettres,, venant se ranger sous sa bannière ? On lui confierait ses projets, ses vœux, ses espérances. Rêves d’artistes ! L’auteur émérite les accueillit, en effet, de la façon la plus cordiale ; les loua, les encouragea, les applaudit, mais ne leur donna que de l’eau bénite de cour ; eau bénite de tous les grands, car, lorsqu’ils lui demandèrent la permission de représenter quelqu’un de ses ouvrages, il la leur refusa tout net ; Corneille, dans sa gloire, ne pouvait descendre au tripot des Métayers, et ils subirent une déception que bien d’autres ont connue et connaîtront après eux.

Cependant les recettes foraines avaient été assez fructueuses pour qu’on pût rapporter quelques économies à Paris ; économies qui ne devaient pas durer longtemps.

Pendant cette courte absence, le terrible Gallois s’étant montré de plus en plus intraitable, Léonard Aubry avait été obligé de transporter, en une nuit, loges, tréteaux, décors, dans un autre jeu de paume situé rue des Barres, celui de la Croix-Noire.

Il fallut d’abord payer ces déménagements de coulisses, puis, après, satisfaire à bien d’autres exigences, et, disons-le tout de suite, en changeant de quartier, la fortune ne changea pas.

Si modique que fût le prix des places, il était encore trop cher pour les habitants d’un pauvre faubourg.

Par de nouveaux efforts, on s’était attaché Desfontaines et Magnon ; Magnon, qui se vantait d’avoir fait plus de sept cent cinquante vers en dix heures, ce dont se souvint Alceste :

...Le temps ne fait rien à l’affaire ;

Nicolas Desfontaines qui donna Eurymédon ou l’illustre pirate ; Perside ou la suite de l’illustre Bassa ; Saint Alexis ou l’illustre Olympie ; Y l’Illustre comédien ou le martyre de Saint-Genest.

On avait mis de l’illustre partout ; on avait même fait quelques illustres connaissances ; celle de Nogaret de la Valette, que nous retrouverons à Bordeaux ; celle du duc de Guise, pas le Balafré, qui « si malmenait les femmes » ; celui-ci avait le gantelet plus doux, et avait fait à la troupe le don d’une partie de sa garde-robe ; largesse qui devint presqu’une coutume chez les grands seigneurs qui fréquentaient les théâtres.

« Lorsqu’un prince de Monaco, lorsqu’un duc de Richelieu, de Villeroy, d’Aumont, un marquis de Louvois, un comte de Forbin, un baron d’Oppide, avaient porté huit ou dix fois un habit de cour scintillant de paillettes et doré sur toutes les tailles, ils l’offraient avec une amabilité si galante à Baron, du Fresne, Grandval, Bellecour, Molé, Fleury, que le cadeau, très présentable, d’ailleurs, pouvait être accepté.

« L’élégant costume que portait Bellerose dans le Menteur, était un présent du cardinal de Richelieu.

« Louis XIV avait donné les mantes dont se revêtaient Mlle de Brie et Molière dans le Sicilien.

« Le comte de Charolais gratifia Mlle Delisle d’un costume en argent fin, du prix de deux mille écus, pour danser un pas dans Pirithoüs, opéra de Laserre.

 Mlle Dubarry avait laissé le choix d’un superbe costume de tragédie ou de trois belles robes de ville à Mlle Raucourt, pour ses débuts[17]. »

Tout cela n’empêcha pas de recommencer les courses folles après le vil métal.

Molière endossa un dernier effet de 291 livres à Jeanne Levé, marchande à la toilette, à laquelle il laissa de plus, en nantissement, deux rubans de broderies d’or et d’argent, l’un de satin, et l’autre de drap vert[18].

Comme nous l’avons annoncé, l’infortuné Molière fut coffré le 2 août 1645.

À cette époque, on le retrouve en geôle, au Châtelet, où l’a fait enfermer le chandelier Fausser.

L’imprudent signataire adressa aussitôt une requête au lieutenant civil, qui était M. Dreux d’Aubray, le père de la marquise de Brinvilliers, et qu’il parafa de toutes ses qualités : comédien de l’Illustre théâtre, entretenu par Son Altesse Royale, et même de celles de son père, valet de chambre du Roi, bourgeois de Paris. Plus humain que sa fille, le lieutenant civil avait ordonné la levée de l’écrou ; quand après Fausser survint Pommier, après Pommier Girault ; et, comme Latude, Molière eût peut-être subi trente ans de captivité, si la Providence n’était apparue sous les traits du paveur Aubry, qui s’engagea à désintéresser tous les créanciers, moyennant quarante livres par semaine.

N’avions-nous pas eu raison de dire que ce Léonard Aubry était un brave homme ?

En récompense de ses services, plus tard on fit obtenir à son fils, la charge de paveur de Sa Majesté ; et le paveur de Sa Majesté épousa Geneviève Béjard, en prenant le titre de sieur des Carrières.

Combien de des Carrières ne voit-on pas dans le monde !

Molière est alors hors de prison ; il a reçu le baptême de l’artiste, connu la misère, et payé de sa liberté cette vocation qui laissera une si belle renommée dans notre pays. La première nuit qu’il passa dans sa cellule, il se rappela peut-être la malédiction paternelle, le petit dortoir de la rue Saint-Honoré, ses petits frères, les tendres caresses de Marie Cressé, mais il ne se découragea pas. Il avait en lui la foi, cette sentinelle qui veille sur tous les prédestinés.

Quant à l’Illustre théâtre, il avait vécu ; on n’en parla plus : on n’en parla jamais. Ses associés eux-mêmes l’oublièrent, comme on dédaigne les traits effacés d’une première ébauche. Nous avons tenté d’en retracer le tableau le plus fidèlement qu’il nous a été possible, sachant combien on s’intéresse aujourd’hui à tout ce qui peut nous rappeler le moindre souvenir de Molière.

Ses compagnons ne se découragèrent pas non plus ; un instant dispersés, ils furent bientôt réunis. La malchance avait été pour eux constante à Paris ; ils avaient réussi à Rouen, ils décidèrent de tenter une nouvelle tournée en province.

Voici le passage où, dans ses Historiettes, Tallemant des Réaux parle de cette époque :

« Elle (Madeleine Béjard) a joué à Paris en 1645, mais ça été dans une troupe de campagne qui n’y fut que pendant quelque temps. Un garçon, nommé Molière, quitta les bancs pour la suivre ; il en fut longtemps amoureux, donnant des conseils à la troupe et enfin s’en mit ; ce n’est pas un merveilleux acteur, si ce n’est dans le genre comique. »

Ce qui prouve bien que ce garçon ne fut ni le fondateur, ni le directeur de cette petite scène, sur laquelle il ne parut que comme comédien, et ne fit jouer aucune de ses pièces.

Ceux-là seulement qui, dans ses langes reconnaissent un homme de génie, le veulent voir régner partout en maître.

 

 

MOLIÈRE EN PROVINCE

 

Cette tournée devait durer douze ans !

C’est surtout pendant cette période que les renseignements nous manquent.

Cependant, la parade, la représentation, le théâtre était le grand amusement de toutes les populations en France ; pas de fête communale qui n’eût ses tréteaux ; de tenue d’états, sa comédie ; de gouverneur de province qui n’eût sa troupe ; aussi les bandes nomades étaient-elles nombreuses. Le populaire saisissait déjà la vérité sous l’apologue, et parmi ses amuseurs, il avait ses favoris, comme les seigneurs leurs privilégiés, qu’on s’enviait, se disputait, s’enlevait de clocher à clocher, mais dont la renommée ne pouvait franchir certaines distances, alors que la province était aussi éloignée de Paris que Paris l’est aujourd’hui de la Chine.

Quelques légendes, quelques inscriptions commémoratives, quelques événements de famille ; ici un mariage, là un baptême, ailleurs un décès, recueillis sur les registres de paroisse ; voilà tout ce que l’on possède pour suivre Molière pendant cette longue étape, qui ne fut heureusement que la préface de sa vie. Mais, cette vie fut si franche que, pour en retracer les traits les plus saillants à cette époque, on doit espérer, en ne quittant pas le naturel, de rester dans la vérité.

Ce qui étonne, par exemple, c’est lorsqu’en Angleterre, on a la bibliothèque de Shakespeare, le musée de Shakespeare, une société shakespearienne ; que nous n’ayons, nous, Français, su rassembler aucun souvenir de notre poète national, élever aucun monument à sa mémoire. Rue Richelieu, une fontaine qui porte son nom, voilà ce que nous avons fait pour sa gloire ; deux fauteuils, voilà tout ce que nous possédons des objets lui ayant appartenu.

Le premier de ces fauteuils est à la Comédie française, c’est celui dans lequel Argan s’assit pour la dernière fois.

« C’est un bon vieux fauteuil à bras et en bois de noyer, recouvert en basane jadis noire ; une crémaillère permet d’en rabattre ou d’en relever le vaste dossier ; deux tiges sortant des bras, servent à placer devant le malade la petite tablette, sur laquelle on range les accessoires de la scène première : la bourse de jetons, le mémoire de l’apothicaire Fleurant, la sonnette, etc. Deux clous à crochet, fixés derrière, sont destinés à recevoir le bâton du valétudinaire et les verges à l’usage de la petite Toinon. »

Pleins de respect pour cette unique relique de leur premier ancêtre, les comédiens du Théâtre français ne s’en séparèrent jamais.

« En 1675, ils l’emportèrent avec eux à la salle Guénégaud ; en 1689, rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés ; en 1790 aux Tuileries.

« Après la Révolution, les sociétaires dispersés, ou le déposa à l’Odéon.

« En 1799, l’Odéon fut brûlé ; on crut alors qu’il avait été jeté par la fenêtre, et rapporté manchot rue Richelieu. Talma l’y avait fait venir dès 1796, pour s’y asseoir à la reprise de Charles IX, de M. J. Chénier.

« À cette époque, il fut prisé 12 francs sur l’état du mobilier du théâtre.

« Ajoutons que sur un second inventaire, à la date de 1815, on lit : le fauteuil de Molière – mémoire – parce qu’il n’a pas de prix.

« Depuis, il figura dans toutes les représentations du Malade imaginaire ; mais, enfin, après deux siècles de bons et loyaux services, il avait droit à des invalides et M. Perrin décida qu’il serait remplacé par un Sosie et déposé aux Archives[19]. »

Provost est le dernier comédien qui se soit assis dans le fauteuil de Molière.

Le second fauteuil est à Pézenas, où nous le retrouverons.

On eût dû en posséder un troisième à l’Académie ; il ne s’y trouva pas.

Au commencement de ce siècle, on plaça dans la salle des séances de l’Institut, le buste du grand absent avec cette inscription :

Rien ne manque à sa gloire,
Il manquait à la nôtre.

Il n’y eût pas manqué aujourd’hui.

De là faut-il conclure que nous n’ayons pas conservé pour notre grand poète la même admiration que les Anglais ont gardée pour le leur ? Non, les caractères des deux nations sont différents, voilà tout : nous possédons les œuvres de Molière et nous nous en contentons.

Aucun membre de la troupe ne manquant à l’appel, nos jeunes gens se mirent en route vers la fin de 1645 ; la bourse légère, on le sait, et le cœur gros ; même en ce temps les artistes ne quittaient pas Paris sans regrets ; mais, à vingt ans, la tristesse est de courte durée, elle s’évanouit dès qu’on a passé les barrières, et les chansons se mettent de la partie.

Ils ne montèrent pas dans les carrosses du Roi, comme plus tard ils en auront l’honneur, lorsqu’ils seront mandés à Versailles, à Chambord, à Fontainebleau ou à Saint-Germain ; ils prenaient le coche, les Carroles, ainsi que l’on nommait les véhicules, qui faisaient le chemin d’un pays à un autre, s’arrêtant, de ci, de là, donnant le spectacle, tantôt dans des granges, tantôt dans des châteaux avoisinant ; gîtant et soupant tant bien que mal, plutôt mal que bien.

Scarron, dans son Roman comique, a donné l’odyssée burlesque de tous les ambulants du XVIIe siècle. On a même cru que, pour types de certains de ses personnages, il avait eu en vue quelques-uns des compagnons de Molière, qu’il aurait rencontrés au Mans. C’est une erreur. Dès 1638, Scarron subissait les premières atteintes du mal cruel dont il ne devait plus se relever. Le pauvre malade de la Reine, ainsi qu’il en portait le titre que lui avait accordé Anne d’Autriche, n’aurait pu courir les aventures de 1646 à 1658. Le Destin, la Rancune, la Ressource, Ragotin, Larissole, n’étaient donc point des nôtres, mais les nôtres étaient tout un avec eux.

Nous ne répéterons pas Scarron, ni ne suivrons nos voyageurs de ville en ville, ce qui nous serait impossible, nous l’avons dit, et deviendrait peut-être fastidieux.

Ils remontèrent par l’ouest jusqu’à Bordeaux, où ils séjournèrent longtemps ; se répandirent dans le Midi, et redescendirent par les provinces du centre.

Ce que nous devons rechercher maintenant, ce sont les débuts de l’auteur, la marche progressive de son talent ; sans négliger aucun de ces hasards qui ont éclairé tant de premiers pas, comme la rencontre qu’il fit de ces fantoches italiens, qui le frappèrent tellement, que son esprit en garda longtemps une vive empreinte.

Molière prit beaucoup aux troupes italiennes qui, venues à la suite des Médicis, se fixèrent primitivement dans le Midi, où la synonymie de leur idiome rendait leurs rapports plus faciles avec le public. Il comprit, en la voyant, la puissance du geste, de la mimique, et il en fit si bien son profit, que plus tard on dira de lui, en parlant de l’acteur, « que tout son corps parlait. »

Auteur, il leur emprunta leurs cascates, leurs soggetti, qu’il habillait et dialoguait à sa façon, jusqu’au moment où, créant l’Étourdi et le Dépit amoureux, on ne vit plus que sa personnalité.

Nos voyageurs arrivèrent à Bordeaux au commencement de 1640.

On se rappelle, qu’à Paris, ils avaient fait la connaissance de Nogaret de la Valette, ce petit maître, cet élégant qui, avec de Guise et Modène, fréquentait les coulisses de l’Illustre théâtre.

En même temps que la ruine s’était abattue sur le jeu de paume de la Croix-Noire, un malheur d’un autre genre avait frappé la Valette : par la mort de son père, le duc d’Épernon, il avait hérité de son titre et de son gouvernement de la Guyenne.

Rendu dans ses États, le nouveau duc d’Épernon se souvint-il de ses petits camarades, ou ses petits camarades, se souvenant de lui, vinrent-ils se placer sous sa puissante protection ? toujours est-il que, pour ces pauvres diables battus par les vents de la fortune, Bordeaux était un cap de Bonne-Espérance, et que leurs espérances ne furent pas déçues.

L’ami de leurs mauvais jours, les accueillit en seigneur suzerain ; il renouvela leur garde-robe, celle qu’ils tenaient du duc de Guise et qu’ils avaient laissée en partie aux ronces du chemin ; puis il leur fit prendre le titre de comédiens du gouverneur de la Guyenne, titre qui n’était ni sans importance ni sans profits, comme celui qu’ils avaient reçu de Monseigneur d’Orléans.

Un gouverneur, à cette époque, était un petit roi dans son large domaine : la France étant partagée en trente-huit gouvernements militaires.

« La Valette, dit Mignard, plus que tout autre, agissait en maître, se donnait de l’Altesse et frappait monnaie, quoique cela fût absolument défendu. »

La troupe du gouverneur, troupe de cour, le suivait dans toutes ses tournées ; montait dans ses fourgons, ce qui valait mieux que de monter dans les carroles ; recevait une subvention de 4 600 livres, une indemnité des États quand elle représentait devant eux, et les seigneurs ne payaient plus cinq sous leur place au parterre.

Le choix d’une troupe n’était point non plus indifférent pour ce chef militaire. Quand elle était bonne, elle ajoutait à l’éclat de sa maison ; si le roi passait, le roi était content ; elle l’aidait encore à gagner parfois quelques suffrages aux États ; on devine comment ; la France fut toujours le pays de la galanterie.

Si d’Épernon avait été sensible aux attraits de ces dames, il avait observé que leurs compagnons, pour la plupart, ne manquaient pas de mérite ; aussi ses comédiens lui firent-ils honneur, et leurs succès furent-ils complets devant les foules, les seigneurs et les états.

C’est à Bordeaux que Molière donna son premier ouvrage : La Thébaïde.

Eh quoi ! l’auteur sans pair dans le genre comique débuta par une tragédie ?

Sans doute ; le fait est incontesté et des plus naturels.

Molière n’était-il pas poète et amoureux ? Dans les âmes ardentes, les premières exaltations tournent toujours au lyrisme ; plus tard, l’esprit en mûrissant trouve sa route dans sa juste mesure.

Mais la Thébaïde ! Étéocle et Polynice, Jocaste et Antigone ; le parricide, l’inceste, tous les crimes ! Molière n’y allait jamais petitement.

La Thébaïde ne réussit pas.

Frappé au cœur dans cette œuvre qu’il avait caressée, ainsi que l’on caresse un premier-né ; le sang aux tempes et la fièvre dans le sang, il alla, comme tous les auteurs tombés, chercher dans la campagne un peu d’air pour ses poumons oppressés ; au ciel une étoile où raccrocher sa fortune.

Ses nerfs calmés, il rentra dans la ville, où le hasard l’arrêta devant une baraque qui donnait asile à des fantoches napolitains. Il y avait foule à la porte de la baraque, foule plus compacte au dedans ; il pénétra dans la salle ; on y riait, on y applaudissait à tout rompre.

Eh quoi ! se dit-il, avec ce rire sardonique qu’on lui vit quelquefois, voilà donc ce qu’on aime, ce qui plaît au public ; ma foi, il n’est pas difficile de le satisfaire ; j’en ferai bien autant.

Les farceurs italiens choisissaient un conte, deux contes, trois contes de Boccace, à l’aide desquels ils bâtissaient un canevas, qu’ils remplissaient de lazzis improvisés... Les vieillards, les valets, prenaient le masque d’Isabelle et d’Arlequin ; puis chacun se démenait, gesticulait avec une verve instinctive et irrésistible.

Il quitta la baraque, revint chez lui, dit adieu à ses chers alexandrins, et, possédant son Boccace aussi bien que personne, il se mit à farcer à son tour... Il farça une première fois, on rit ; une seconde, on rit davantage ; une troisième, de plus fort en plus fort !

et il farça si bien, que deux siècles après sa mort, on rit encore, et qu’on rira toujours à ses premières ébauches, remaniées, corrigées, transformées, sans doute, mais qui, dès lors, jaillirent de son esprit pleines de vitalité, de nerf, de verte allure : le Docteur amoureux, la Jalousie du Barbouillé, Gorgibus dans le sac, le Médecin volant, le Médecin par force, le Grand benêt de fils aussi sot que son père, le Fagotier, le Maître d’école, la Casaque, et d’autres encore qui ne furent jamais imprimées, quoique Louis XIV aimât à les faire représenter dans ses petits appartements, et que Boileau en ait loué quelques-unes.

Elles ne furent cependant pas entièrement perdues pour nous, car, à leurs titres, on reconnaît que nous devions les revoir en grande partie dans son œuvre.

Il y a plusieurs années, le directeur de l’une de nos premières scènes crut avoir retrouvé les manuscrits du Docteur amoureux, et de la Jalousie du Barbouillé, mais le public s’aperçut bientôt que ce malin imprésario les avait découverts sous son bonnet.

Partout on voulut connaître ce joyeux répertoire, posséder la troupe de Molière. On ne dit plus la troupe des Béjards ; sa personnalité s’était dégagée de celle de ses compagnons ; on ne lui demanda plus des conseils, on suivit ses leçons ; Madeleine resta chargée de la direction du matériel, et Beys disparut, sans qu’on n’entendit plus parler de lui que par son épitaphe :

Cy-gist Beys, qui savoit à merveille
Faire les vers et vuider la bouteille.

C’était à qui des premiers sujets des autres troupes chercherait à entrer dans la Société.

C’est ainsi qu’on accueillit Châteauneuf, Mondorge, Gros-René, et cette Marquise qui devint si célèbre sous le nom de Mlle Du Parc, et fit tourner bien des têtes, entre autres celles de Corneille et de Racine.

Qui oserait affirmer, aujourd’hui, que ce ne fut pas charmé par le franc-rire de ces fantoches napolitains, que Molière nous charma à son tour par ses comédies ; que sans leur rencontre fortuite, il n’eût pas tenté de prendre la revanche de sa Thébaïde avortée, et qu’au lieu de ses chefs-d’œuvre, nous n’eussions pas eu les pièces médiocres d’un autre Campistron ?

Tout en conservant sa principale résidence à Bordeaux, la troupe sillonna le territoire de tous côtés et même fort loin : à Libourne, à Angoulême, au Mans, à Angers, à Périgueux, à Montauban, à Carcassonne, à Montpellier, à Narbonne, etc. sans que nous puissions toutefois préciser aucune date.

À Nantes, on lit sur la façade d’une maison à pignon sur la rue Saint-Léonard, cette inscription : « Ici existait un ancien jeu de paume, détruit en 1836, dans lequel J.-B. Poquelin Molière a joué la comédie en 1648. »

Dans les archives communales d’Albi, on a retrouvé cette lettre adressée au consul de la ville par le comte de Breteuil, gouverneur de la province :

« Messieurs,

« Étant arrivé en vostre ville, j’ai trouvé la troupe des comédiens de M. le duc d’Épernon, qui m’ont dit que vostre ville les avoit mandés pour jouer la comédie, pendant que M. le comte d’Aubijoux y a demeuré ; ce qu’ils ont fait sans qu’on leur ait tenu la promesse qu’on leur avoit faite : qui est qu’on leur avoit promis une somme de six cents livres et le port et la conduite de leurs bagages. Cette troupe est remplie de fort honnêtes gens, qui méritent d’estre récompensés de leur peine. Ils ont cru que, en ma considération, ils pourroient obtenir de vostre grâce que vous leur feriez satisfaction. C’est de quoy je vous prie de faire en sorte qu’ils puissent estre payés. Je vous en aurai obligation en mon particulier, après vous avoir assuré que je suis, Messieurs, vostre très affectionné serviteur. »

M. le comte de Breteuil n’avait pas été élevé au collège de Clermont.

À Toulouse, on joua au Capitole, devant messire Louis Cardaillac de Levy, comte de Rioule. En 1677 et en i679, lorsque le privilège accordé à la veuve de Molière fut expiré, on publia dans cette ville deux éditions successives des œuvres de notre grand comique.

Les Toulousains, montrent encore avec orgueil, l’allée où Molière se promenant avec le vieux Goudouly, la gloire la plus sérieuse des poètes occitaniques, ils devisaient tous deux sur l’avenir de leur commune patrie, et « présageaient qu’un jour on verrait s’effacer toute distance séparant l’homme de l’homme, le langage s’unifier, les barrières tomber, les mœurs s’adoucir, et tout cela par l’influence des arts et de la littérature. »

Vieux penseur, jeune poète pouvaient-ils songer autrement ?

À Avignon, Molière rencontra Mignard qui, rentrant d’Italie, s’était arrêté dans le comtat, pour y dessiner les antiques d’Orange.

Mignard apprit à Molière l’art de se grimer, art poussé si loin aujourd’hui, que lorsqu’un comique a quitté la scène, il est souvent impossible de le reconnaître à la ville.

Les Italiens jouaient sous le masque ; c’est-à-dire qu’ils mettaient sur leur visage ce que nous appelons encore un loup, petit moule en carton, partant du front et se terminant sous le nez, le plus ordinairement par une grosse paire de moustaches. Cette expression de masque s’est longtemps conservée au théâtre et lorsqu’on a rapporté que l’auteur de l’Étourdi avait joué à Paris Mascarille sous le masque, cela voulait dire simplement qu’il était grimé.

En 1654 la troupe est à Pézenas, où nous allons revoir Conti, faire connaissance avec le célèbre barbier, et retrouver le second fauteuil dont nous avons parlé.

Lorsque la majorité de Louis XIV eut mis fin à la Fronde, ce mélange tragi-comique de princes, de prélats, de duchesses et de parlement, dont tout le monde était las, dont le peuple surtout était dégoûté ; Armand de Conti, qui avait été pendant trois mois généralissime des Parisiens révoltés, après avoir obtenu sa grâce, comme tout bon chef d’insurrection, avait été envoyé, en qualité de gouverneur, dans la province de Languedoc, pour y expier son forfait envers la couronne.

Il habitait aux portes de Pézenas, au château de la Grange au Prais, où, pour adoucir les ennuis de l’exil, il avait emmené avec lui la belle Madame de Calvimont, le poète Sarrazin et l’abbé de Cosnac.

De Cosnac, était un singulier personnage, à qui il arriva une curieuse aventure, lorsque, plus tard, ayant changé de fonctions, il eut aidé au mariage de ce même Conti avec la nièce du cardinal de Mazarin et que pour le récompenser de ses services dans cette œuvre matrimoniale, Mazarin l’eut nommé à l’évêché de Valence.

Revêtu de cette dignité épiscopale, il se présenta chez l’archevêque de Paris, pour lui annoncer son élévation apostolique et en même temps, le prier de vouloir bien lui donner d’abord la prêtrise, puis le diaconat et le sous-diaconat[20].

« Dépêchez-vous de m’assurer que vous êtes tonsuré, de peur que, dans cette disette de sacrements, vous ne me demandiez celui du baptême, » lui répondit le prélat.

Cette histoire a été souvent, mais faussement attribuée au cardinal Dubois.

Pour le moment, Cosnac n’était encore qu’abbé, préposé aux plaisirs du prince et de sa belle ; et en cette qualité, pour distraire la dame châtelaine, il avait songé, tout d’abord, à lui donner le divertissement de la comédie.

Justement la troupe de Molière était dans les environs de Pézenas ; il la manda à La Grange.

Mais dans l’intervalle, la troupe des Cormiers s’était présentée au château, et Cormier, par des cadeaux, avait gagné la protection de la Calvimont, qui n’avait pas été insensible aux présents d’Artaxerce.

On arriva trop tard ; force fut de rester à Pézenas. Suivons le récit de Cailhava : « Les Nestors du pays racontent qu’au temps où Molière habitait Pézenas, il se rendait assidûment tous les samedis, jours de barbe et de marché, dans l’après-dinée, chez le barbier Gély, dont la boutique la mieux achalandée, était le rendez-vous des oisifs, des agréables et des campagnards du bon ton de l’époque, qui allaient s’y faire calamistrer ; un fauteuil occupait le milieu du lambris à hauteur d’homme ; Molière occupait ce fauteuil qu’on lui réservait comme lui revenant de droit. »

La boutique de Gély était sur la place du marché aux grains, dans une maison encore parfaitement connue.

« Ce fauteuil, nommé par tous les habitants le fauteuil de Molière, est depuis deux siècles l’objet de leur vénération ; il est en bois de noyer à bras ; le dossier a six pieds et demi de hauteur, le siège est formé d’un coffre ferré à charnières et fermant à clef ; sur le devant du siège, deux panneaux en assemblage avec moulures. »

Il fut transmis par Gély à son fils, qui le légua lui-même à son gendre ; puis il passa en la possession de la famille Astruc.

Quelques sceptiques ont contesté l’authenticité de ce vénérable fauteuil. Pourquoi ? A-t-on contesté l’authenticité de celui que possède la Comédie Française ? La province n’est-elle donc pas aussi bonne gardienne de ses reliques que Paris ? Mais le temps, mais la Révolution ! la Révolution qui a détruit bien des cultes, n’a pas détruit celui des souvenirs.

Un jour, Conti étant venu à Pézenas, fut à la comédie ; on y jouait le Fagotier ou le Médecin volant ; sous le masque et dans la voix de l’acteur, il avait cru d’abord remarquer une singulière ressemblance ; dans l’auteur il reconnut son ancien condisciple de Clermont ; Molière était Poquelin, Molière était Jean-Baptiste ! et aussitôt il emmena avec lui acteurs, auteur, toute la troupe, et dès le lendemain les Cormiers étaient décampés.

On a voulu attribuer cette victoire aux attraits de Marquise.

Pourquoi ne pas en faire honneur à l’amitié de collège, dont le souvenir, pur de toute rivalité ambitieuse, ne s’efface pas plus que celui de nos premières amours ?

Tant que Conti resta dans sa résidence, il voulut que son copain qui lui avait peut-être évité quelques coups de férule, y demeurât avec lui.

Il y a quelques années, lorsque de nouveaux propriétaires du château de La Grange y firent exécuter de grosses réparations, on trouva sur une cloison, recouverte d’une épaisse couche de plâtre, le nom de Molière gravé avec la pointe d’un couteau.

Tous les samedis, Molière n’en retournait pas moins chez Gély ; mais, le soir, il se réunissait avec Sarrazin, Bachaumont, Foucroy, avocat au parlement, auteur de l’Homme libre, dont la mémoire a mérité d’être conservée, car Berryer, en 1834, prononça son éloge au palais.

Conti, prince et gentilhomme, était un lettré ; il a laissé, avec plusieurs écrits, un Traité des spectacles selon la tradition de l’Église ; il rappela son ancien condisciple à leurs chères études, à leurs premières inspirations, à la poésie, à la rime et ce fut à La Grange-aux-Prais, en 1655, que Molière composa l’Étourdi, sa première comédie ! Pendant huit ans il n’avait été qu’un farceur en prose, cédant trop facilement aux entraînements du succès, et aussi aux exigences de ses associés, qui avaient vu partout leurs rivaux s’envoler à leur approche, grâce à la multiplicité, à la variété de ses productions.

Faut-il le regretter ? Renfermé dans son cabinet, concentré dans un sujet, eût-il autant observé ? En esquissant à vol d’oiseau, sa vue s’était portée sur de plus nombreux horizons. En province ; les caractères ont plus de relief ; le vernis, qui leur fait défaut, les rend plus saisissables en leur brutalité, et le peintre pour les reproduire met des tons plus chauds sur sa palette, plus de vigueur sous ses pinceaux.

Il ne manquait à Molière que du style ; il en possède un qui portera son nom, le style de Molière. Il a gravi les premiers degrés de cet art où, d’échelon en échelon, il monta jusqu’au faîte.

Ce n’est qu’à Lyon que fut joué pour la première fois l’Étourdi, suivi de près par le Dépit amoureux.

Le gouverneur du Languedoc avait été relevé de son commandement ; d’Épernon de celui de la Guyenne, et sous le titre nouveau de : Comédiens du prince de Conti, nos associés avaient repris la campagne.

À Lyon, Molière se retrouva en face de nouvelles troupes italiennes, non plus de ces fantoches jouant à l’improvisade, qui suffisaient aux distractions populaires ; mais composées de véritables artistes, de la race de ceux qui, longtemps en France, brillèrent d’un certain éclat, représentant des œuvres achevées de Fabricio Fornari, de Luizzi Grotto, de Nicolo Secchi.

« À Lyon, le théâtre était l’amusement des honnêtes gens, la digne débauche du beau monde et des beaux esprits. »

Les Comédiens unis, i Comici uniti, y avaient joué la Calendra devant Henri II et Catherine de Médicis. Henri IV y avait fait venir les Gelosy de Florence et leur avait accordé « une des salles de l’archevêché, dite de Clergous, à laquelle, cependant, on substitua celle des enfants de chœur, sur les remontrances des procureurs et co-vicaires de Sainte-Croix. » Devant Louis XIII, Nicolo Barbiéri, Bertrame, cet acteur auteur, presque notre compatriote, avait donné son Inadvertito, qui fut travesti dans presque toutes les provinces.

Comme Molière avait battu ses devanciers dans la farce, il fut leur vainqueur dans la comédie.

« Je dirai que, dans les rues Mercier et de l’Hôpital, de Flandre et de Saint-Jean, et surtout aux avenues de la Saône, l’on se pousse, l’on se heurte, l’on se porte », a écrit Legrand, témoin oculaire.

Legrand désigne ainsi les abords du jeu de paume de la rue Au Bœuf, où l’on représentait l’Étourdi et le Dépit amoureux. Ce jeu de paume était tenu par un certain-Claude Bégoulet, allié à la famille d’un apothicaire du quartier, qui s’appelait Fleurant : « Ce nom fut rappelé dans le Malade imaginaire ; ce qui amusa d’autant moins l’apothicaire lyonnais, que tout le monde s’en amusa dans le pays : Fleurant devint Feurent, en changeant une voyelle dans sa signature ; mais les rédacteurs d’actes s’obstinèrent à lui conserver sa primitive orthographe, et son souvenir nous est resté, par cette taquinerie d’exactitude[21]. »

 Lyon, Molière avec Madeleine tenaient maison sur un haut pied, si l’on en croit le récit d’Assoucy, ce dernier trouvère surnommé l’Empereur du burlesque, et qui, encore à cette époque, parcourait les provinces avec son luth, son théorbe et suivi de ses deux varlets. Pendant trois mois, il avait vécu à cette cocagne, selon son expression, c’est-à-dire à la table de Molière ; comme toutes les ruches, les familles d’artistes ont leurs frelons ; voici comment il parle de cette longue hospitalité :

« On croit que le meilleur frère est las, au bout d’un mois, de donner à manger à son frère ; mais ceux-ci, plus généreux que tous les frères qu’on puisse voir, ne se lassèrent pas de me garder tout l’hiver, et jamais je ne vis tant de bonté, tant de franchise, tant d’honnêteté ! ainsi je puis dire :

Qu’en cette douce compagnie
Que je repaissais d’harmonie,
Au milieu de sept à huit plats,
Exempt de gêne et d’embarras,
Je passai doucement la vie :
Jamais plus gueux ne fut plus gras !

D’Assoucy avait la reconnaissance de l’estomac ; mais, il se vanta d’avoir, avec son luth, inspiré l’auteur du Misanthrope, et pour ce fait Boileau l’a traité d’imbécile.

Boileau avait raison. Molière ne songeait plus qu’à rentrer à Paris, où il devait livrer le grand combat, remporter sa dernière victoire.

Plusieurs fois, il y était revenu voir son père, consulter ses amis, qui toujours lui avaient répondu que les temps n’étaient pas favorables, qu’il fallait patienter, et, par une sage prévoyance, chercher à se rapprocher de plus en plus de la capitale.

On descendit à Dijon, où nous avons retrouvé ce décret en date de 1657 :

« Permission est accordée aux comédiens de M. le prince de Conti, de donner des représentations au tripot de la Poissonnerie ; à la condition qu’ils verseront quatre-vingt-dix livres pour les pauvres à l’hôpital ; ils pourront prendre dix sols par personne à l’ordinaire, et quinze sols à l’extraordinaire ; le tripotier deux sols par siège. »

L’hospitalité ne se donnait pas à Dijon, comme chez les montagnards écossais.

Mais Orviétan, le célèbre opérateur qui montrait le spectacle, en même temps qu’il distribuait ses drogues, dont est resté le mot orviétans, n’avait été autorisé qu’à toucher ses modestes cinq sous et le tripotier un sol ; on était donc estimé trois fois plus qu’un charlatan.

Puis, on revint à Rouen, première et dernière étape de ce long parcours.

À Rouen, étaient du Croissy, de Brie et sa femme dont le succès contrebalancera un jour celui de Marquise ; tous acteurs de talent qui, redoutant la concurrence des nouveaux arrivés, proposèrent une fusion qui fut acceptée ; l’on fit bien de part et d’autre, car, de ces deux troupes réunies devait sortir la Comédie Française.

Corneille séjournait encore dans la cité Normande ; Molière cette fois ne fut pas le trouver un manuscrit sous le bras ; il joua devant lui l’Étourdi et le Dépit amoureux.

Déjà sur son déclin, l’auteur de Cinna et de Polyeucte, devina la jeune gloire qui allait succéder à la sienne, applaudit à l’auteur futur de Don Juan et de Tartuffe, ne se contenta plus de lui adresser de vaines paroles ; l’appelant son jeune ami, il lui remit des lettres de recommandation pour de puissants personnages ; et le jeune ami partit aussitôt pour la capitale.

Pendant ce temps la Béjard se débattait avec les étapiers pour la rentrée de diverses créances, notamment celles des États, qui ne payaient pas toujours très exactement les subventions accordées, un peu à la légère, aux grâces de ces dames.

Témoin cette déclaration du 6 décembre 1654 :

« Sur les plaintes qui nous ont été portées par plusieurs membres de l’Assemblée, que la troupe de comédiens qui est dans la ville de Béziers, a fait distribuer plusieurs billets aux députés de cette compagnie, pour les faire entrer sans payer, espérant quelques gratifications des États, il a été arrêté : qu’il sera notifié par Loyseau, archer de la prévôté de l’hôtel, de retirer les billets qu’ils ont distribués et de faire payer, si bon leur semble, les députés qui iront à la comédie, l’Assemblée ayant décidé qu’il n’y sera fait aucune recommandation. »

Huit jours après, ayant vu Chapelle, Conti, le Grand Condé, le jeune ami reparut à Rouen, ayant en poche, pour sa troupe, le brevet de Comédiens de Son Altesse royale, Monsieur, frère du Roi, et un ordre de début dans une des salles du Louvre, devant Sa Majesté elle-même.

Jamais l’accueil qu’il reçut du parterre n’égala celui que lui firent, ce jour-là, ses associés, la plupart compagnons de ses premières luttes, dans cette rude vie dès arts et des artistes.

Sans doute, on avait compté des jours heureux dans les nombreuses cités qu’on avait parcourues, mais qu’étaient ces cités à côté de la grande ville ?

Bordeaux avait ses châteaux, la Bourgogne ses coteaux, mais on ne savourait leurs vins qu’à Paris.

Lyon fabriquait déjà ses soieries, ses velours, ses merveilleuses étoffes, mais on ne les savait porter qu’à Paris ; et les bravos que partout on avait recueillis ne valaient non plus ni les bravos de Paris, ni les bravos de Versailles ! Adieu, tréteaux, granges et jeux de paume ; adieu, coche, carrioles et fourgons ; adieu, vie de nomades, d’ambulants, de routiers ; on allait monter dans les carrosses du roi ; pour public trouver une assemblée de dues et pairs, pour théâtres tous les fiefs royaux.

Moins heureux que notre auteur, quelques années auparavant, sous le règne de la grande Élisabeth, qu’on avait surnommée la protectrice des arts, mais qui ne protégea guère la pauvre Marie Stuart, Shakespeare n’avait vu représenter ses chefs-d’œuvre que dans un rond de bois, qu’on appelait le Globe, sans décors, avec des écriteaux indiquant les lieux de la scène.

Molière dès son retour alla porter la bonne nouvelle à celui dont les lauriers Savaient si bien protégé ; puis s’inclinant et lui baisant la main, il lui dit que la première pièce, que les comédiens de Monsieur joueraient devant Sa Majesté, serait une œuvre du grand Corneille.

Molière tint parole, on débuta par Nicomède.

Enfin, après 12 ans d’exil (plaignez-vous donc, jeunes gens, de la lenteur de vos stages ?), exil pendant lequel il avait observé et recueilli sur ses tablettes des Descars, des Bagnas, des Pourceaugnac, des Pancrasse, des Purgan, des Sotenville, des Lubin et des Piarrot, il reprit, avec ses compagnons, la route qu’ils connaissaient de longue date ; mais, cette fois, plus gaiement.

On partit, selon la coutume, lui, en tête sur son petit cheval ; sur un autre cheval deux dames ; sur un troisième, trois cavaliers ; les fourgons suivaient emportant les bagages ; et l’on entra à Paris, le 25 octobre 1658.

Le soleil se levait sur le grand siècle, le siècle de Louis XIV ; Molière allait y prendre sa place.

Molière nous est né !

Pendant les trop courtes années qui lui resteront à vivre, il produira 25 ouvrages ; presqu’autant de chefs-d’œuvre.

L’histoire de ses œuvres est l’histoire du poète, mais ce poète eut aussi un foyer, des amis, une femme, des enfants ; et si l’on veut savoir comment il aima, vécut, souffrit et mourut, il faut entrer d’abord dans sa maison, dans la maison de Molière.

 

 

MOLIÈRE CHEZ LUI

 

Molière demeura, seul d’abord, rue Saint-Honoré ; il se maria rue Saint-Thomas-du-Louvre, il mourut rue de Richelieu.

Madeleine avait repris son chez elle.

Il avait eu, pour cette première associée à ses débuts, un de ces amours qui bravent rarement les épreuves du temps, et que la raison, plus tard, transforme en amitié.

Madeleine était une courtisane ; mais, courtisane, elle avait eu de ces abnégations, de ces dévouements qui, à la grande pécheresse, méritèrent son pardon.

Lorsque le jeune Poquelin était venu à elle pâle, chétif, le regard inspiré, elle lui avait tendu la main et mis son cœur dedans, sans se soucier qu’un autre lui payât sa toilette ; elle l’avait aimé avec ses instincts d’artiste, sans que la femme galante eût complètement disparu. Lui-même, il ne lui avait pas été d’une bien constante fidélité. Elle était une femme d’ordre, elle avait veillé, avec un soin égal, sur sa santé et sur ses économies, et s’il en avait rapporté d’assez importantes de leur campagne de France, il les devait à sa sage gestion des deniers de la troupe.

Cette liaison, qui avait pris naissance et devait finir à Paris, avait-elle été sans nuages ?

Les comédiens, on le sait, portent deux masques : celui du rire et celui des larmes ; on a dit que Madeleine en avait versé quelques-unes, lorsque le grand contemplateur de toutes choses, comme l’appelait Boileau, avait contemplé de trop près Marquise, la De Brie et la petite Menou.

L’installation au Petit-Bourbon avait pris beaucoup de temps, et ce ne fut qu’en avril 1659, après avoir mis la main sur Lagrange, cet acteur administrateur dont il fit son lieutenant, que notre auteur put enfin se livrer tout entier à son œuvre.

Lorsque l’homme ne vit plus au jour le jour, qu’il ne demande plus au hasard les moyens de son existence, qu’il est entré dans sa voie, qu’il marche résolument au but de sa destinée ; alors, il ne lui plaît plus d’aller trouver au dehors les-détentes de son esprit, ses distractions et son repos ; il veut posséder auprès de lui, avec ses instruments d’étude, ses stimulants au travail, et, surtout, ces deux grands mobiles du devoir, une compagne régulière, et de ces petits réveils-matin qui chaque jour entonnent le chant du coq à l’oreille paternelle. Dans ses rêveries poétiques, il recherche les poétiques inspirations de la famille.

Arrivé à ce moment, Molière s’aperçut que, dans sa maison, il manquait une femme et un berceau.

Madeleine, pour alléger les charges de ses parents, avait pris sa plus petite sœur avec elle. L’enfant était gentille : Molière l’avait vue grandir ; il avait dirigé son éducation, et elle avait profité de ses leçons. Il comptait, il est vrai, le double de son âge ; mais une longue cohabitation avait rendu leurs relations familières ; elle savait d’ailleurs qu’il n’était ni grondeur ni méchant. En l’enlevant à cette existence d’aventures que, trop souvent, les femmes de théâtre courent sans derniers profits, il avait l’espoir de se l’attacher par la reconnaissance. Enfin, auteur, acteur, voué, par conséquent, à la scène, il crut ne pouvoir mieux faire, pour l’associer à son sort, que de choisir une comédienne demi-confidente de son art.

Le 21 février 1662, il épousa Armande-Grésinde-Claire-Élisabeth Béjard.

Ses rêves ne se réalisèrent pas.

Armande était une de ces petites espiègles, qui amusent par leur babil de quinze ans, mais qui, lorsqu’un nouveau sentiment ne vient pas à son heure, ne restent toute leur vie que des enfants gâtés, despotes au foyer, ayant plus de volonté que d’idées, auxquelles cependant le sage se soumet, parce que c’est ce qu’il y a de mieux à faire.

Éprise d’elle-même, elle passait son temps avec ses couturières, devant ses glaces ou devant son clavecin ; elle était assez bonne musicienne, comme elle fut assez bonne comédienne ; douée plutôt qu’intelligente, elle répétait ce qu’on lui avait appris, et le public, qui l’applaudissait, ne se doutait pas qu’il n’avait sous les yeux qu’un gracieux instrument, dont un habile artiste faisait sortir tous les sons.

Elle était jolie, portait bien la toilette, sans posséder aucune des qualités de sa sœur.

De toute la troupe, elle était peut-être celle qui comprenait le moins les chefs-d’œuvre qu’elle interprétait. Elle ne voyait dans une pièce que son rôle, et ne recherchait, dans ce rôle, qu’un effet personnel, comme ces cabotins, qui croient qu’une pièce est faite pour eux, et qu’ils ne sont pas faits pour la pièce.

Elle était encore moins une artiste, et une artiste passionnée : elle n’avait aucun de ces enthousiasmes entraînants pour l’auteur applaudi.

Quand le pauvre Molière, dans la joie d’un triomphe, revenait auprès de la statue qu’il avait un instant animée, il la retrouvait froide, inerte, dolente ; tous ses ressorts étaient détendus ; la pauvrette, avec son fard, avait laissé son cœur au vestiaire.

Nature très ordinaire, n’ayant pour attrait que quelques contours agréables, si elle ne fut pas digne du grand poète qui l’avait élevée jusqu’à lui, elle ne fut pas cependant la femme indigne, et telle qu’on l’a dépeinte dans la Fameuse comédienne, pamphlet anonyme qui parut à Francfort en 1688, qui la montre menant de front trois intrigues amoureuses, avec l’abbé de Richelieu, les comtes de Guiche et Lauzun, en 1664, après la première représentation de la Princesse d’Élide, à Chambord.

À vingt ans !... un an après son mariage ; le vice, en vérité, eût été bien précoce chez elle.

MM. Bazin et Vitu ont démontré l’inanité de ces perfides accusations.

D’abord, la première représentation de la Princesse d’Élide eut lieu à Versailles et non à Chambord, où Molière et sa troupe ne parurent pour la première fois qu’en 1669.

Mais encore, en 1664, MM. de Richelieu, de Guiche et Lauzun n’étaient ni à Versailles, ni à Paris.

L’abbé de Richelieu, sous le commandement de Coligny, combattait contre les Turcs, dans l’armée auxiliaire que Louis XIV avait envoyée à l’empereur d’Allemagne ; et cette guerre terminée, il s’en fut à Venise, où il mourut.

Le comte de Guiche, après avoir tenté de compromettre la pauvre Henriette d’Angleterre, cette petite-fille de Henri IV, redevenue Française par son mariage avec le frère de Louis XIV, et dont la mort aussi tragique que celle de son père Charles Stuart, inspira à Bossuet son plus beau mouvement oratoire : « Madame se meurt, Madame est morte[22] ! », le comte de Guiche était en Pologne, où il subissait un exil mérité, qui ne devait finir qu’en 1671.

Enfin, le comte de Lauzun ne prenait possession de ce titre qu’en 1669, et n’était appelé jusque-là que le marquis de Puyguilhem.

C’est de ce pamphlet sans nom d’auteur, quoiqu’on lui en ait prêté beaucoup : Racine, le marquis de Blot, et même La Fontaine (pauvre bonhomme, on voulait donc aussi entacher ta mémoire !), c’est de ce pamphlet, qui sortait tout bonnement de l’une de ces imprimeries clandestines, où, de tout temps, pour les amateurs de graveleuses images, on a publié les galantes aventures des reines de cour et de théâtre, que furent tirées toutes les prétendues mésaventures conjugales de Molière, et qui, reproduites par deux, par trois biographes, prirent un tel crédit sur l’opinion, qu’il est encore malaisé aujourd’hui de l’en désabuser ; tant il est vrai qu’en France on aime à rire, même de celui qui nous a fait tant rire.

Mais ce libelle ignoble renferme, en outre, un fait tellement monstrueux à propos du jeune Baron, que l’auteur qui se respecte et qui respecte ses lecteurs, ne saurait le répéter.

Or, d’un ouvrage, il faut tout admettre ou ne rien accepter, et quand son auteur est pris en flagrant délit d’outrage, il faut le mépriser.

Pendant son veuvage, un jour qu’Armande jouait Circé, de Thomas Corneille, un président de Grenoble, le sieur l’Escot, se permit d’entrer dans sa loge en lui demandant le prix de cadeaux qu’il prétendait lui avoir offerts, et qu’elle avait acceptés. Elle le fit jeter dehors par ses laquais, et un commissaire envoya le président furieux en prison.

L’Escot avait été dupé par deux intrigantes : les femmes Jeanne Ledoux et Marie Simonet. Jeanne lui avait présenté et fait passer Marie Simonet pour Mlle de Molière.

Un siècle plus tard, la même machination se reproduisit, celle du Collier de la Reine : le président était le cardinal de Rohan, et Jeanne Ledoux et Marie Simonet, la fille Oliva et la comtesse de La Motte[23].

Un procès suivit : « L’Escot fut condamné à faire réparation de ses discours injurieux et voyes de faict envers la comédienne ; Simonet et Ledoux à être fustigées de verges devant sa maison, et à vingt livres d’amende. »

Armande se remaria en 1677, avec un de ses camarades dont nous tairons le nom, l’histoire n’ayant pas à enregistrer celui de certains seconds épouseurs ; c’était un honnête homme cependant, à qui elle répondit oui, lorsqu’il lui demanda sa main, sur le même ton, sans doute, qu’elle l’avait dit à son premier mari, et ne crut pas avoir dérogé en ayant épousé deux comédiens.

Voilà Armande, qui fut une honnête femme, mais rien de plus.

C’est aussi dans la Fameuse Comédienne que se trouve cette conversation que Molière aurait eue, soi-disant avec Chapelle, dans son jardin d’Auteuil ; elle a été reproduite dans toutes les préfaces de ses œuvres, ce qui nous force à la donner nous-même :

« Je vois bien que vous n’avez encore aimé, et que vous avez pris la figure de l’amour pour l’amour ; je vous ne rapporterai point une infinité d’exemples qui vous feraient connaître la puissance de cette passion ; je vous ferai seulement un récit fidèle de mon embarras, pour vous faire comprendre combien on est peu maître de soi, quand elle a une fois pris sur nous un certain ascendant que le tempérament lui donne d’ordinaire. Pour vous répondre donc sur la parfaite connoissance que vous dites que j’ai du cœur de l’homme, par les portraits que j’en expose tous les jours, je demeurerai d’accord que je me suis étudié autant que j’ai pu à connaître leur faible, mais si ma science m’a appris qu’on pouvait fuir le péril, mon expérience ne m’a que trop fait voir qu’il est impossible de l’éviter ; j’en juge tous les jours par moi-même : je suis né avec les dernières dispositions à la tendresse, et comme j’ai cru que mes efforts pourraient inspirer à ma femme, par l’habitude, des sentiments que le temps ne pourrait détruire, je n’ai rien oublié pour y parvenir. Comme elle était encore fort jeune quand je l’épousai, je ne m’aperçus pas de ses méchantes inclinations, et je me crus un peu moins malheureux que la plupart de ceux qui prennent de pareils engagements ; aussi le mariage ne ralentit pas mes empressements, mais je lui trouvai tant d’indifférence, que je commençai à m’apercevoir que toute ma précaution avait été inutile et que ce qu’elle sentait pour moi était bien éloigné de ce que j’avais souhaité pour être heureux. Je me fis à moi-même ce reproche sur une délicatesse qui me semblait ridicule dans un mari, et j’attribuai à son humeur ce qui était un effet de son peu de tendresse pour moi. Mais je n’eus que trop de moyens de m’apercevoir de mon erreur ; et la folle passion qu’elle eut peu de temps après pour le comte de Guiche, fit trop de bruit pour me laisser dans cette tranquillité apparente. Je n’épargnai rien, à la connaissance que j’en eus, pour me vaincre moi-même, dans l’impossibilité que je trouvai à la changer : je me servis pour cela de toutes les forces de mon esprit ; j’appelai à mon secours tout ce qui pouvait contribuer à ma consolation ; je la considérai comme une personne de qui tout le mérite était dans l’innocence, et qui, par cette raison, n’en conservait plus depuis son infidélité ; je pris dès lors la résolution de vivre avec elle comme un honnête homme qui a une femme coquette, et qui en est bien persuadé, quoiqu’on puisse dire que sa réputation ne dépend pas de la mauvaise conduite de son épouse. Mais j’eus le chagrin de voir qu’une personne sans beauté, qui doit le peu d’esprit qu’on lui trouve à l’éducation que je lui ai donnée, détruisait en un moment toute ma philosophie ; sa présence me fit oublier mes résolutions, et les premières paroles qu’elle me dit pour sa défense, me laissèrent si convaincu que mes soupçons étaient mal fondés, que je lui demandai pardon d’avoir été si crédule. Cependant mes bontés ne l’ont point changée ; je me suis donc déterminé à vivre avec elle comme si elle n’était pas ma femme. Mais si vous saviez ce que je souffre, vous auriez pitié de moi ; ma passion est venue à un tel point, qu’elle va jusqu’à entrer avec compassion dans ses intérêts, et quand je considère combien il m’est impossible de vaincre ce que je ressens pour elle, je me dis en même temps qu’elle a peut-être une même difficulté à détruire le penchant qu’elle a d’être coquette ; et je me trouve plus dans la disposition de la plaindre que de la blâmer. Vous me direz sans doute qu’il faut être poète pour aimer de cette manière, mais, pour moi, je crois qu’il n’y a qu’une sorte d’amour, et que les gens qui n’ont point senti de semblables délicatesses, n’ont jamais aimé véritablement. Toutes les choses du monde ont du rapport avec celles de mon cœur : mon idée en est si occupée que je ne sais rien en son absence qui m’en puisse divertir. Quand je la vois, une émotion et des transports qu’on peut sentir, mais qu’on ne saurait dire, m’ôtent l’usage de la réflexion. Je n’ai plus d’yeux pour ses défauts, il m’en reste seulement pour ce qu’elle a d’aimable. N’est-ce pas le dernier point de la folie ? Et n’admirez-vous pas que tout ce que j’ai de raison ne serve qu’à me faire connaître ma faiblesse sans pouvoir en triompher ? »

Le nom du comte de Guiche, mêlé dans ce récit, en démontre toute la fausseté, mais encore quelles litanies, que de répétitions ! Çà et là, un pastiche assez bien réussi, auquel, cependant, on ne saurait se laisser prendre ; et quel confident, pour des choses qu’on ne dit à personne, eût choisi Molière, dans Chapelle, cet insouciant de tendresse, qui n’aimait que le petit bleu d’Argenteuil, la piquette de son temps et considérait une femme tout juste comme le fond d’une bouteille !

Molière ne fut pas heureux dans son ménage, mais il ne se livra ni à ces actes de jalousie, ni à ces accès de désespoir. Il supporta, patienta, pardonna, comme tutti quanti ; il avait, d’ailleurs, pour se consoler, une passion qui dominait toutes les autres, celle de son art ; et, pour constante amie, il eut la gloire qui ne le trahit jamais.

Une délation qui lui était plus personnelle, et celle-là de son vivant, fut portée à Versailles.

Montfleury, comédien de l’hôtel de Bourgogne, jaloux des succès écrasants de la nouvelle troupe, dans un placet qu’il adressa au roi, lui déclara que celui qu’il admettait dans ses palais, en épousant Armande, avait épousé sa propre fille, fruit de ses premières amours avec Madeleine Béjard.

La réponse de Louis XIV ne se fit pas attendre ; il annonça qu’il serait le parrain du premier né de Molière, qui, le 21 février 1664, fut tenu sur les fonts du baptême, en l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, par Charles duc de Créquy, premier gentilhomme de la chambre, et par Colombe Le Charron, maréchal du Plessis Praslin, représentant le roi et la reine de France[24].

Les Montfleuristes alors courbèrent la tête. Mais Louis XIV étant mort, un soir, dans un de ces tas d’ordures où l’on jette les papiers malpropres, un chiffonnier ramassa l’épître du comédien de Bourgogne, la vendit à quelque plumitif, qui la céda à un autre, et les ennemis de Molière relevèrent une oreille.

Enfin M. Eudore Soulié ayant retrouvé le contrat de mariage de « J.-B. Poquelin Molière avec Armande Grésinde-Claire-Élisabeth Béjard, âgée d’environ vingt ans, fille de Marie Hervé, veuve de Joseph Béjard, huissier des eaux et forêts à la table de marbre à Paris...[25] » et « l’acte de la renonciation de ladite Marie Hervé à la succession de son mari, » l’huissier des eaux et forêts « comme trop chargée de dettes et n’ayant en icelle aucun bien pour les acquitter, tant en son nom personnel qu’au nom de ses enfants mineurs : Louis, Joseph, Madeleine et une petite fille non encore baptisée[26], » le doute ne fut désormais plus possible.

La jeune fille dé vingt ans était l’enfant non encore baptisée ; sa naissance ayant précédé de quelques jours la mort de son père.

Armande-était la sœur de Madeleine.

On devait croire qu’il ne serait plus question du dénonciateur, ni de la fameuse comédienne. Eh bien, non ; on se reprit à discourir sur la trop longue fécondité de Marie Hervé (ô Trissotin, ô Vadius !).

L’on insinua, que le malin auteur de tant de comédies aurait bien pu se fabriquer une belle famille pour étouffer les susceptibilités des Poquelins, surtout de son père.

En vérité, le poète et l’ami d’un roi avait bien à s’inquiéter des Poquelins, voire même de son père qui était devenu le tapissier de son théâtre.

Et il y a encore maintenant des écrivains, qui plus que tous autres devraient honorer la mémoire de leur aïeul, qui se font les échos d’un cabotin en délire et de ces lâchetés anonymes !

 

Dans le vestibule de la maison de Molière, La Forest recevait les capucins, les sulpiciens, les picputiens, à qui elle distribuait des secours, sans compter la part des pauvres que l’on prélevait sur les recettes de chaque représentation, ainsi que l’atteste cette lettre que l’on reçut un jour :

« Chers frères,

« Les Pères Cordeliers vous supplient très humblement d’avoir la bonté de les mettre au nombre des Pères religieux à qui vous faites la charité ; il n’y a pas de communauté à Paris qui en ait un plus grand besoin, eu égard à leur nombre et à l’extrême pauvreté de leur maison ; l’honneur qu’ils ont d’être vos voisins, leur fait espérer que vous leur accorderez l’effet de leurs prières, qu’ils redoubleront pour la prospérité de votre chère compagnie. »

C’est un juste hommage de rappeler que c’est aux comédiens eux-mêmes que l’on doit cette aumône qui, par ordonnance royale, fut plus tard transformée en droit : Le droit des pauvres, contre lequel les directeurs actuels ont si souvent protesté, quoiqu’ils aient singulièrement augmenté le prix des places.

Cette vieille servante remettait pain, viande, vêtements aux moines des divers ordres qui portaient ces charités aux indigents.

La Forest était de cette race perdue de serviteurs à qui l’on serrait quelquefois la main, pour leur faire croire qu’ils étaient de la famille. Dans son village elle s’était appelée Renée Vannier. Elle avait pris, elle aussi, un nom de théâtre.

Pour la récompenser de ses loyaux services, son maître, un jour, la fit paraître dans l’une de ses comédies ; elle joua Flipotte, personnage muet dans Tartuffe. Il l’avait élevée à la dignité de figurante.

On a dit qu’il lui lisait ses pièces : ses scapinades, c’est possible ; mais ni les Femmes Savantes, ni le Misanthrope.

Un ouvrage terminé, Molière avait l’habitude de rassembler toute sa troupe, pour lui en donner connaissance. Ce jour-là, chacun amenait père, mère, enfants, oncles et cousins et sur ces différents caractères il préjugeait de l’effet qu’il pourrait produire sur le public. La Forest était naturellement de la fête. De là, sans doute, la légende de la servante de Molière.

À la cuisine se trouvaient, d’après l’inventaire, dressé le 4 mars 1673, par les notaires Levasseur et Beaufort, assistés de l’huissier-priseur Taconnet et retrouvé par M. Eudore Soulié, dans le livre duquel nous allons puiser à pleines mains, non en contrebandier, mais avec la considération que l’on doit à de si patientes recherches[27] :

« De grandes fontaines en cuivre rouge (comme Chardin les peignait encore un siècle plus tard), des marmites, cuvettes, tourtières, bassinoires, alambics tous en cuivre rouge et jaune, reluisaient pendus à la muraille, où l’on voyait en plus un martinet (on appelait ainsi un petit chandelier plat, à manche et à crochet, dont on se servait pour aller à la cave) ; et, dans son étui, l’instrument, qui, peut-être, avait servi à poursuivre M. de Pourceaugnac. »

Sous un hangar « une chaise à porter, garnie de damas rouge par dedans. »

Il y avait chaise à porter et chaise à porteurs.

La chaise à porter que l’on appelait brouette ou vinaigrette, était posée sur deux roues, et un garçon la poussait par derrière. Toutes les actrices se faisaient brouetter à leur théâtre.

La chaise à porteurs n’avait pas de roues ; deux domestiques la conduisaient à bras. Les dames de qualité allaient en chaise à porteurs, en visites, à l’église, aux régals, au spectacle. Dans les grandes réunions, il y avait une foule de chaises et les aboyeurs appelaient les porteurs de Madame la marquise, de Madame la présidente.

Au XVIIe siècle, on ne comptait que 320 carrosses à Paris ; aussi s’est-on trompé, quand on a dit que Molière possédait un carrosse dans lequel il se rendait à Auteuil. Il y allait en carrole ou par le coche.

 

Au premier étage se trouvait le cabinet de travail.

Le meuble principal d’un cabinet est la bibliothèque.

Celle de Molière était considérable pour son temps.

« Dans une armoire en bois d’Allemagne, garnie de fers, se trouvaient 360 volumes.

La Sainte Bible et figures d’icelle, 2 vol. in-fol.
Plutarque, 3 vol. in-fol.
Hérodote, 3 vol. in-fol.
Diodore de Sicile, 2 vol. in-fol.
Dioscoride, 2 vol. in-fol.
Lucien, 1 vol. in-4°.
Héliodore, 1 vol. in-fol.
Térence, 2 vol. in-fol.
César (Commentaires), 1 vol.
Virgile, 3 vol. in-fol.
Sénèque, 2 vol. in-fol.
Horace, 1 vol. in-4°.
Tite-Live, 2 vol. in-fol.
Ovide (Métamorphoses), 1 vol.
Juvénal, 1 vol. in-fol.
Valère le Grand (sic), 1 vol. in-fol.
Cassiodore, 1 vol. in-fol.
Montaigne (Essais), 1 vol. in-fol.
Balzac, 2 vol. in-fol.
Lamotte Le Vayer, 2 vol. in-fol.
Georges de Scudéri (Alaric ou Rome vaincue).
Pierre Corneille, 2 vol. in-fol.
Rohault (Traité de physique).
Comédies Françaises, Italiennes, Espagnoles, 240 vol.
Poésies, quelques volumes.
Dictionnaires et traités de philosophie.
Histoire de France, d’Espagne et d’Angleterre.
Valdor (Les triomphes de Louis XIII).
Voyages du Levant.
Voyages
, 8 vol.
Claude Paradin (Alliances généalogiques).
Antiquités romaines, 1 vol.

Des reliures en veau ; la plupart en parchemin.

Il est à regretter que les notaires ne nous aient pas conservé les noms d’auteurs de plus de 100 de ces volumes.

On peut en deviner quelques-uns : Shakespeare, dont une première édition, bien incorrecte, avait paru en 1633.

Mais comment Taconnet aurait-il pu prononcer ce nom-là !

Aristote,                                Marot,
Platon,                                   Malherbe,
Menandre,                            Régnier,
Plaute,                                   Descartes,
Le Dante,                              Gassendi,
Cervantes,                            Bacon,
Rabelais,                               Pascal.

M. Aimé Martin affirme qu’il devait encore s’y trouver :

Les comédies de Bruno Nolano ;
L’aveugle d’Alric ;
Les quinze jours de mariage ;
Les sérées de Bouchet ;
Les balivernes d’Eutrapel ;
Le Francion, ces recueils de facéties et de rires.

Molière bouquinait, et s’en allait fréquemment fureter aux étalages des quais et du Pont-Neuf.

Supposons cette bibliothèque plus considérable encore et, placée en face, une toute petite boîte renfermant seulement les œuvres de notre auteur : où chacun de nous se dirigerait-il d’abord ? vers ces nombreux rayons ou vers la petite boite à Molière ?

Sur la cheminée, une pendule de Claude Raillard.

Attachés à la muraille : un thermomètre qui devait être un présent de son ami le célèbre physicien Rohault ; deux estampes vernies, représentant l’une : la reine-mère, Anne d’Autriche, qui fut sa protectrice et à laquelle il dédia la critique de l’École des femmes ; l’autre : Condé.

Les rideaux étaient en camelot façon de Chine, à bandes de damas cafard vert rayé.

Comme Buffon, Molière travaillait-il en galant gentilhomme, avec des manchettes et en talons rouges ? Écrivait-il debout, écrivait-il assis ? On ne le sait. La photographie n’était pas découverte, pour nous conserver la pose de nos célébrités.

D’où tirait-il les noms de ses personnages ?

Il en a tiré quelques-uns de ses souvenirs. Nous avons vu où il avait pris celui de Fleurant. Il en fabriquait par contraste ou par euphonie : Pourceaugnac, M. Dimanche, Sotenville, Pancrace, Diafoirus et Purgon. Quelquefois il gardait celui du comédien : Gros-René était René Duparc qui n’était pas maigre ; Loyal, l’huissier de la troupe ; Martine, une soubrette.

Faisait-il ses pièces lui-même ?

Oh ! pour cela, on ne lui a jamais connu de collaborateurs !

Mais ne répétait-il pas souvent qu’il prenait son bien partout où il le trouvait ?

Oui, certes ; il le faisait, et il faisait bien !

Nous avons dit, que pour certains hommes, il y avait une lignée de lettres et de savoir ; quel plus bel héritage que celui du talent ? Ne pas le recueillir, c’est se manquer à soi et manquer à son pays. Si Molière n’eût pas profité des leçons de ses illustres aïeux, il n’eût pas été digne d’être de leur famille.

Et, d’ailleurs, quand on a passé en revue toute la famille humaine, depuis le premier âge jusqu’à son dernier soupir ; depuis la petite Louison jusque dans le fauteuil d’Argan, qu’on a observé la jeunesse dans toutes ses étourderies, ses audaces : Lélie, Éraste, Valère, Horace ; la femme avec toutes ses souplesses et ses duplicités : Agnès, Isabelle, Célimène, et dans sa poésie : Psyché ; les maris au milieu de toutes leurs mésaventures : Arnolphe, Dandin, Sganarelle ; comment ne pas se rencontrer sur la route, avec ceux qui, avant vous, ont parcouru cette longue et difficile étape ?

Il ne négligeait non plus ni un propos courant, ni l’anecdote du jour, ce qui ne donne à un ouvrage qu’une fraîcheur passagère ; mais timide et modeste dans le succès (on n’a rapporté aucune parole d’orgueil échappée à Molière), il ne se doutait pas que ses œuvres franchiraient les limites de son siècle.

Sa pièce lue au comité, il la mettait en scène. Alors, il indiquait à chacun ses mouvements, son geste, son jeu de physionomie ; et tout cela était si franc, si naturel, si juste, que maintenu par la tradition d’abord, par le Conservatoire ensuite, lorsqu’on reprend son répertoire au Théâtre français, chacun de ses personnages se retrouve à la même place, lance le mot de la même façon, accompagné du même regard, avec la même intonation ; et qu’on applaudit aux mêmes endroits où l’on applaudissait jadis ; il n’en saurait être autrement.

Un jeune comédien de talent que nous estimions et que nous aimions, d’origine shakespearienne[28], imbu de cette idée, que les banquettes placées sur nos théâtres au XVIIe siècle et où venaient s’asseoir et parader les beaux de la cour, avaient empêché tout mouvement scénique à cette époque, voulut tenter, à l’Odéon, une représentation de Tartuffe, avec la mise en scène moderne.

Nous assistions à cette représentation ; on ne peut se figurer le grotesque de ce pauvre Tartuffe, allant, venant, posant son chapeau, remuant un meuble, tirant un fauteuil, ouvrant une fenêtre, fermant une porte, se chauffant les mollets à la cheminée et prenant le menton de Dorine.

L’épreuve n’eut pas de lendemain.

C’est que, ce qu’on appelle la mise en scène moderne, n’a été inventé que pour dissimuler les trous et poser les clous. Le trou en langage de coulisses est l’endroit où l’action cesse de marcher et le clou, la scène où l’auteur espère accrocher son succès.

Dans Molière, il n’y a ni trou ni clou. Pas un mot ne manque ; tout vient à point, tout marche d’ensemble.

On a parlé souvent de la faiblesse de ses dénouements ; il n’y a de dénouements que dans les pièces épisodiques, alors, c’est le bouquet ; mais dans les comédies de caractère, quand le caractère a été exposé, conduit et suivi dans tous ses développements, on baisse le rideau.

Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude

lui a surtout été reproché comme une indigne flatterie ; s’il eût fait apparaître un commissaire de police disant à ses deux acolytes : « Empoignez-moi cet homme-là », on eût été peut-être plus satisfait, mais l’art n’y eût rien gagné.

Dans ce cabinet, son véritable chez lui, combien vinrent s’asseoir de poètes, de philosophes, d’artistes de toutes renommées, et dont quelques-uns ne se doutaient pas que, si un jour on parlerait encore d’eux, ils ne le devraient qu’au souvenir de sa mémorable amitié.

Parmi les nombreux visiteurs qui prirent place au coin de son foyer, citons d’abord :

Pierre Corneille, fatigué de succès, sommeillant dans sa gloire, qu’il réveillait parfois en lui récitant des vers de Cinna ou de Polyeucte ; qu’il réveilla un jour tout à fait, en faisant apparaître à ses yeux la séduisante image de Psyché.

Ses condisciples de Clermont : Chapelle, Dernier, Hénault.

Chapelle, lui, ne fit pas la folie de se marier. Il mourut garçon, comme son père. Fils naturel de François L’Huillier, maître des comptes au Parlement de Paris, et conseiller au Parlement de Metz, il avait reçu le nom du petit village où il était né : La Chapelle-Saint-Denis, près de Paris.

Tallemant des Réaux conte une plaisante historiette à propos de ce L’Huillier : « Ses dévotes sœurs, dit-il, pour s’assurer de son héritage, ne manquaient jamais, dans la saison des fruits, de lui faire porter, par une petite bonne égrillarde et aussi bien troussée que faire se pouvait, une provision de confitures pour passer son hiver. »

Qui sait si ce ne fut pas de l’un de ces petits pots i de confitures que sortit Chapelle ?

Les espérances des bonnes sœurs furent déçues, le conseiller laissa sa fortune à son fils.

Joyeux épicurien, Chapelle jeta à travers son siècle son esprit à la volée, comme d’autres, leur poudre aux moineaux.

On a dit qu’au célèbre souper dont nous parlerons bientôt, Chapelle conduisait la bande des convives d’Auteuil pour aller se jeter dans la Seine.

Ce récit n’est pas probable : Chapelle aimait trop le bon vin pour avoir voulu finir ses jours en pleine eau, il eût choisi un tonneau de Malvoisie.

Il est difficile, quand on parle de Chapelle, de ne pas nommer Bachaumont, ce frère siamois littéraire, qui, avec lui, créa la collaboration dans les lettres, si fort en mode aujourd’hui, surtout au théâtre.

Ils composèrent ensemble le Voyage de Chapelle et Bachaumont, que, feuillet par feuillet, ils lisaient à Molière.

Bernier, surnommé le Mogol, intrépide voyageur, qui était resté huit ans dans les Indes, auprès de l’empereur Aureng-Zeb, avait visité la vallée de Rachmir, où fut, dit-on, le paradis terrestre, dont il avait rapporté quelques pommes, la desserte d’Adam et d’Eve, seuls souvenirs qu’il avait retrouvés de nos premiers parents. On relit ses mémoires.

Hénault, traducteur de Lucrèce, qui commença par une ode à Vénus et finit par un épître au financier Colbert,

Ministre avare et lâche, esclave malheureux,

qu’il ne traita pas aussi galamment qu’il avait traité la déesse des amours et l’amour des déesses.

À ces premiers amis, qui s’étaient serré la main au jour du départ, il faut ajouter Cyrano de Bergerac, auteur d’un Voyage dans la lune et du Pédant joué ; mort en 1655, qui ne se trouva plus au jour du retour ; il avait été intimement lié avec Molière, que l’on accusa de lui avoir emprunté le fameux : « Qu’allait-il faire dans cette galère ? »

Cette répartie est de celles qu’on appelle des mots de situation, parce que c’est la situation qui les donne : on ne les emprunte pas. Quelquefois ils deviennent proverbiaux. Ce fut ce qui arriva pour qu’allait-il faire dans cette galère ?

On a encore accusé Molière d’avoir emprunté de Cyrano le patois de Lubin et de Pierrot, comme si après avoir passé douze ans dans la province, il ne devait pas en connaître les idiomes mieux que personne.

Cyrano avait pour bête noire Montfleury, ce comédien de l’hôtel de Bourgogne, dont nous avons eu l’occasion de parler. Il lui avait défendu de reparaître en scène pendant un mois. Un jour qu’il l’y vit entrer quand même, il se leva précipitamment du parterre et lui cria : « Tu fais bien le fier, en vérité, par ce que tu sais qu’on ne pourrait bâtonner toute ta personne en une seule journée. »

Franchement Montfleury n’aurait pas volé la bastonnade. Cyrano était un bretteur endiablé. La Monnaye prétend « que son nez, qu’il avait tout défiguré, lui avait fait tuer plus de dix personnes ; parce qu’il fallait mettre l’épée à la main aussitôt qu’on l’avait regardé. » Quand il ne se battait pas pour lui, il se battait pour ses amis ; si quelqu’un se fût permis, en sa présence, d’accuser Molière d’avoir été son plagiaire, il eût embroché celui-là comme un poulet.

Le cénacle : Racine, Boileau, La Fontaine.

Vers la fin de 1662, un tout jeune homme, encore inconnu, se présente pour lui communiquer une tragédie en cinq actes. La tragédie s’appelait Théagène et Chariclée, le jeune homme se nommait Racine.

La pièce n’était pas bonne, mais le jeune homme l’avait lue d’une façon si remarquable, que Molière avait deviné aussitôt les sentiments que ce futur rival de Corneille devait un jour si bien exprimer.

Il lui indiqua un autre sujet, la Thébaïde, qu’il avait traité lui-même, – on revient toujours à ses premières amours, – puis tirant cent louis d’un tiroir où il puisait souvent, il pria celui qu’il appela en même temps son jeune confrère, d’accepter cette somme comme une avance sur ses futurs droits d’auteur.

Il lui joua, en effet, La Thébaïde, puis Alexandre, qu’il monta avec le plus grand soin, et qui, le lendemain, fut donné à l’hôtel de Bourgogne avec MlleDuparc, transfuge enrôlée par l’amour, et qui suivit l’auteur dans sa désertion.

Molière, qui avait fait Don Juan, pardonna à Racine, qui n’avait pas encore fait Andromaque.

Ce fut par Racine que Molière connut Boileau, ce satirique qui ne fut pas un satyre, selon l’expression de M. Édouard Fournier, et à qui Pradon décocha ce trait brutal, après sa satire X contre les femmes :

Il est vrai que privé des dons de la nature,
Le ciel ne te forma que pour leur faire injure.

Boileau, à onze ans, avait subi la cruelle opération de la pierre, qui, mal pratiquée, avait, dit-on, affecté sa constitution.

Cependant, à vingt ans, il eut trois entraînements de jeunesse.

Le premier, pour une cousine que la mort enleva, et qu’il nous a dépeinte dans ce sonnet :

Iris que j’aime encor, que j’aimerai toujours,
Brûlant des mêmes feux dont je brûlai pour elle.

Le second, pour Mlle Pouchet, qui lui préféra le couvent, et lui inspira la chanson qui se termine par ces vers encore célèbres :

Mon cœur, vous soupirez au nom de l’infidèle,
Avez-vous oublié que vous ne l’aimez plus ?

Enfin, un troisième, pour Mlle Cramoisy, qui lui préféra un mousquetaire ; outré de colère, il lui adressa ce quatrain :

Pensant à notre mariage
Nous nous trompions très lourdement ;
Vous me croyiez très opulent,
Et je vous croyais sage.

Mlle Cramoisy qui, effectivement, aimait son mousquetaire, lui répliqua sur un ton cavalier :

Pour un fat je n’étais pas née ;
J’ai du cœur et de la vertu ;
Je ne t’aurais pas fait c...,
Et c’est ta destinée[29].

Il est vrai que ces trois amours finirent par des chansons, et qu’on ne lui en connut pas d’autres.

Mais s’il n’était pas né pour l’amour, il n’en servit que mieux l’amitié ; il aimait en Molière l’homme autant que ses œuvres.

C’est à l’homme qu’il s’adressait, quand lui prenant les deux mains, il lui dit : « Mon cher Molière, je vous en supplie, renoncez à la représentation. La contention de votre esprit, l’agitation continuelle de vos poumons sur votre théâtre, vous mettent dans un état pitoyable. N’y a-t-il que vous de votre troupe qui puissiez exécuter les premiers rôles ? Contentez-vous de composer et laissez l’action théâtrale à quelqu’un de vos camarades. Cela vous fera plus d’honneur dans le public, qui regardera vos acteurs comme vos gagistes ; vos acteurs, d’ailleurs, qui ne sont pas des plus souples avec vous, sentiront mieux votre supériorité. »

À Louis XIV, lui demandant un jour quel serait le plus grand écrivain de son siècle, il répondit : « Molière ! – Je ne le croyais pas, répliqua le roi, mais vous vous y connaissez mieux que moi. »

Il était assez étourdi ; au même monarque qui, aimant à le questionner, lui adressait cette autre question : « Quel est celui qui, le premier, a introduit la comédie en France ? – Scarron, répondit-il. »

Louis XIV se tut, et Mme de Maintenon, qui était présente n’en dit pas davantage.

Boileau était petit, chétif ; sous son énorme perruque, son regard seul éclatait ; à vingt ans, il était asthmatique, ce qui affaiblissait sa voix ; il avait l’ouïe dure, voyait mal. Et malgré tout cela, malgré d’autres infirmités encore, il était resté un aimable compagnon.

Il était des soupers d’Auteuil, et se prit de l’envie de terminer ses jours dans ce joli village, où il acheta une maisonnette, dans laquelle il passa les dernières années de sa vie à jouer aux quilles avec son jardinier Antoine dont il nous a laissé le nom.

Pendant un siècle et demi, personne ne fut plus critiqué que celui qui avait tant critiqué les autres et dont les jugements, cependant, sont demeurés respectés ; peut-être avait-il appelé quelques représailles. « Méchant en vers, bon homme en prose », a dit de lui Mme de Sévigné.

La Fontaine, du même âge que Molière, ne s’était pas absenté pendant douze ans de Paris ; aussi sa réputation était-elle établie depuis longtemps.

Après les représentations des Fâcheux au château de Vaux, il écrivit à Boileau :

C’est un ouvrage de Molière ;
Cet écrivain, par sa manière,
Charme à présent toute la cour.
...
J’en suis ravi, car c’est notre homme :
Te souvient-il bien qu’autrefois
Nous avons conclu d’une voix,
Qu’il allait ramener en France
Le bon goût et l’air de Térence ?
Plaute n’est plus qu’un plat bouffon ;
Et jamais il ne fit si bon
Se trouver à la comédie ;
Car ne pense pas qu’on y rie
De maint trait jadis admiré
Et bon in illo tempore :
Nous avons changé de méthode,
Jodelet n’est plus à la mode,
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.

Ce fut La Fontaine qui vint trouver Molière. Qui ne le reconnaît à ce trait ? Qu’il eût été heureux celui qui eût pu surprendre la conversation de ces deux hommes, qui devaient si bien se comprendre, et qui, dès lors, s’unirent d’une amitié qui ne se démentit jamais !

Le Cénacle, dont le nom et le souvenir nous sont restés, se tenait chez Boileau, que Molière, Racine et La Fontaine venaient trouver toutes les semaines, au dernier étage d’un petit appartement, qu’il occupait, rue du Colombier : colombier, en effet, où devait éclore le génie de la langue française ; c’est de là que sortit l’art poétique :

« Cette déclaration de foi littéraire d’un grand siècle, dit M. Nisard, avait été débattue entre ces quatre grands poètes : Boileau, Molière, Racine et Lafontaine. »

Si Molière et Racine aidèrent Boileau dans son œuvre, ils reçurent aussi de ses conseils. Il ramena Racine à une versification moins facile, et rappelait sans cesse Molière à la haute comédie.

C’est dans ces réunions, qu’à cause de sa simplicité, on avait surnommé La Fontaine le bonhomme : « Ne nous moquons pas de lui, disait Molière, le bonhomme vivra plus longtemps que nous. »

Le bonhomme, pourtant, n’était pas le plus parfait des maris. Il avait épousé Mlle d’Héricart, fille d’un lieutenant au baillage de La Ferté-Milon. Elle était jeune, jolie, douce, d’un esprit charmant, et cependant il l’avait plantée là !

Pour tenter un rapprochement, le Cénacle l’avait fait partir pour Château-Thierry, où la pauvrette s’était retirée. Il en revint le lendemain. « Eh bien ! et votre femme, lui demanda-t-on ? – Je suis allé la voir, mais elle était au salut, et je suis revenu. » Le bonhomme était entêté dans ses distractions.

En quittant la rue du Colombier, les quatre amis se rendaient chez un traiteur choisi par Furetière, auteur du Roman bourgeois, qui, en les attendant, commandait le souper et plaçait sur la table la pucelle de Chapelain, dont chaque convive, lorsqu’il lui arrivait une infraction aux règles du goût, était condamné à lire vingt vers sur le champ.

Furetière aimait les farces ; il en fit une qui fut trouvée mauvaise, et qui ne lui réussit pas.

Membre de l’Académie, ayant eu en sa possession les cahiers du dictionnaire dont on préparait la première édition, il lui prit l’étrange fantaisie de publier un lexique de sa façon. L’Académie lui fit un bon procès, en ce sens qu’elle le gagna, et elle chassa Furetière de son sein. Ses amis, eux-mêmes, trouvèrent qu’après cette effraction, sa place était plutôt à la porte que dans l’enceinte de l’assemblée. Il devint leur ennemi le plus acharné. Il traita La Fontaine d’Arétin français. Son dictionnaire est resté plus estimé que sa personne.

N’oublions pas Pierre Mignard qui, avec Lebrun, furent les peintres du roi, qui leur rendit à tous deux cet hommage après leur mort : « Je ne veux plus de premier peintre ; les deux grands hommes qui ont rempli successivement cette charge, ne peuvent être remplacés par personne. »

Aussi remarquables l’un que l’autre dans la composition, Lebrun avait plus de réelle grandeur dans l’exécution ; Mignard quelque chose de plus théâtral ; aussi, excella-t-il dans les apothéoses, les plafonds, le dôme du Val-de-Grâce, les décorations de la galerie de Diane, aux Tuileries, et celles de la grande galerie de Saint-Cloud que le temps avait respectées, mais que les incendies, allumés par la guerre étrangère et la guerre civile, ont depuis malheureusement détruites.

Mignard était voisin et le meilleur ami de Molière ; après chacune de ses créations, il lui apportait son croquis dans ses divers rôles. Il nous a laissé le portrait de l’homme et du penseur, un chef-d’œuvre ; le cœur et le talent avaient conduit ses pinceaux.

On voyait encore le poète Benserade, secrétaire de Mlle de La Vallière, qui croyait sans doute que pour écrire à son royal amant il fallait employer le langage des dieux.

Quinault et Baptiste Lulli, les deux créateurs de l’opéra français. Lulli, disait Boileau, fait supporter les vers de Quinault ; Quinault, disait Voltaire, fait avaler la musique de Lulli. Voltaire et Boileau étaient aussi injustes l’un que l’autre : Quinault méritait mieux que la réputation d’un librettiste et Lulli qui commença par la musique des Mamouchis, finit en maître par celle d’Armide.

Mademoiselle de Montpensier avait prié le chevalier de Guise, qui voyageait par delà les Alpes, de lui ramener un petit violoneux italien, s’il en rencontrait un gentil sur sa route. De Guise lui avait expédié de Florence, Lulli, alors âgé de treize ans.

Elle le trouva si laid, que tout d’abord elle l’envoya dans ses cuisines, en qualité de sous-marmiton ; et là, en attendant mieux, le petit virtuose s’amusait à jouer des menuets, avec accompagnement de pilons et de casseroles.

Revenue de son erreur, elle l’appela au service de ses appartements ; mais, un soir, l’héroïne de la Fronde, la Grande Demoiselle ainsi qu’on l’appelait et qui eut toujours quelque chose de mâle, laissa échapper un soupir qui, de sa chambre porta si loin, que le malin marmiton qui l’avait entendu, le traduisit en musique avec toutes sortes de gammes chromatiques.

Cette fois elle le mit dehors[30]. C’est pourtant ce soupir en musique qui fut le début de la fortune d’un grand musicien.

Partout on rit, à la Cour, à la ville, de cette audacieuse parodie ; Louis XIV, lui-même, voulut l’entendre et il s’en amusa si bien que, ne trouvant pas une place dans ses grands violons, il créa, pour son auteur, les petits violons du roi, qui bientôt éclipsèrent les grands.

En 1680, Boursault, dans l’une de ses comédies, Le Mercure galant, donna en énigme l’aventure de Mlle de Montpensier,

Je suis un invisible corps,
Qui de bas lieu tire mon être[31].
...
...

et la comédie de Boursault obtint aussi un grand succès, grâce à cette énigme. – À quoi tient quelquefois la fortune ? de quoi dépend quelquefois le succès ?

Molière qui avait pressenti le talent de Lulli, comme il avait deviné celui de Racine, les accueillit tous les deux de la même façon. On a même dit que ce fut pour faire apprécier les dispositions musicales du petit florentin qu’il avait imaginé ses comédies-ballets dont Lulli, en effet, composa presque tous les divertissements, et dans lesquels, surtout, il aimait à gambader, pirouetter, chanter et danser.

Un jour il prit à Lulli la fantaisie de jouer M. de Pourceaugnac. C’était à Chambord ; Louis XIV était resté froid, regrettant le créateur du rôle et de la pièce ; alors, pour dérider le front royal, Pourceaugnac en se défendant contre les apothicaires, s’avisa de sauter dans l’orchestre, au risque de se rompre le cou et les jambes ; puis, bousculant, frappant les musiciens dont les instruments volaient en éclats, il reparut par le trou du souffleur et gagna ainsi tous les rires.

Cette parade est restée au théâtre, où chaque fois que l’on représente M. de Pourceaugnac, on la reproduit à la grande joie des collégiens.

Dans le Bourgeois gentilhomme, il créa le rôle du Mufti, dont il avait fabriqué le nom lui-même, Chiacchierone, hâbleur, diseur de riens, pour qu’on le reconnût mieux ; et il divertit si bien par son chant, ses danses, ses pasquinades les plus folles, qu’ayant à peine quitté son bonnet pointu, il demanda à Louvois une place de secrétaire dans la maison du roi. « Eh quoi, lui répondit le ministre, pour avoir fait rire Sa Majesté ? – Eh tête bleue ! répliqua-t-il à son tour, Votre Excellence voudrait bien quelquefois pouvoir en faire autant. »

À la fanfaronnade italienne il joignait la gasconnade française.

Molière, pour qui la musique et la comédie étaient sœurs, avait traité Lulli comme un frère ; il le conviait à toutes ses réunions, où souvent il lui disait : « Baptiste, fais-nous rire ! »

Cependant, Baptiste refusa d’écrire la musique du Malade imaginaire, prétextant que les divertissements de comédie ne devaient pas se chanter à plus de deux voix, ni posséder plus de six violons à l’orchestre.

La vérité est qu’il avait traité avec l’abbé Perrin pour la création de l’opéra, au prix de dix mille livres que lui avait prêtées Molière. Lulli d’un coup de talon, avait rejeté le marchepied qui avait aidé à son élévation.

Ce fut Marc-Antoine Charpentier, jeune élève de Rome, maître de musique de la Sainte-Chapelle, qui composa le duo de Cléante et d’Angélique, l’air de Polichinelle et la marche des Mores.

Personne ne conteste le talent de Lulli, mais en cette circonstance Baptiste fut un ingrat italien.

Venaient aussi prendre part à ces réunions : les frères Perrault, dont l’un nous a laissé la colonnade du Louvre, l’autre ses Contes de fées, si chers à l’enfance.

Le docteur Mauvillain dont Molière dit, en plaisantant, à Louis XIV, qui lui demandait ce qu’il faisait de son médecin : « Nous raisonnons ensemble, il m’ordonne des remèdes, je ne les prends pas et je guéris. »

Le duc de Montausier, le mari de la belle Julie d’Angennes de Rambouillet ; ce guerrier intrépide qui avait attendu pendant douze ans le oui de l’hyménée et qui, pour l’obtenir, avait été obligé de s’emparer du village de Petits-Soins, des hauteurs de Billets-Doux et du château des Tendres-Aveux.

M. de Montausier était une vertu hérissée de mœurs antiques, a dit Dangeau ; c’était un galant homme, car, lorsque le bilieux Ménage, dans l’intention de le brouiller avec l’auteur du Misanthrope, voulut lui persuader qu’il avait posé pour Alceste, Montausier n’en crut rien ; mais tout le monde reconnut Ménage sous les traits de Vadius.

Pascal ne parut pas. Il était enfermé à Port-Royal, et l’on sait que les jansénistes ne badinaient pas avec le théâtre.

Cependant bien des écrivains ont placé Molière et Pascal à côté l’un de l’autre ; ces deux grands noms ne devaient se rencontrer que dans l’histoire.

Si tu étais entré dans sa maison, lecteur, Molière t’eût présenté tous ses hôtes ; nous les avons dépeints peut-être un peu longuement, parce que nous ne détestons rien tant, que de nous trouver en face de personnages que nous ne connaissons pas.

Il eut bien d’autres amis dans les salons, où il y avait foule, chaque fois qu’il y devait donner lecture de quelqu’un de ses ouvrages.

Il ne faut pas croire que sa comédie achevée, il prenait son manteau et s’en retournait au théâtre.

On lui faisait honneur et il le rendait ; il était de la fête, l’objet de tous les empressements, et toutes les mains qui l’avaient applaudi cherchaient ensuite à presser la sienne.

Sans doute, il était facile de le voir sur la scène ; mais là c’était la grimace, le masque, le comédien ; Mascarille, Sganarelle, Alceste, Georges Dandin ; et l’on voulait voir l’auteur, connaître son vrai sourire, entendre son vrai langage, surprendre quelqu’une de ses intimes pensées ; pouvoir dire : J’ai parlé à Molière et Molière m’a parlé ; j’ai dit à Molière et Molière m’a dit. Tous les yeux, toutes les oreilles étaient pour lui, et cependant il partait toujours, ayant beaucoup plus observé les autres qu’on ne l’avait observé lui-même.

Lorsqu’il lut les Femmes savantes chez le duc de La Rochefoucauld, Mme de Sévigné, assise au premier rang, suivait de l’esprit et du regard, ce maître qu’elle estimait plus que Ménage et Chapelain, ses deux professeurs de grec et de latin.

Près d’elle se tenaient Mme Deshoulières et Mme Lafayette, l’amie de la maison.

Chez le cardinal de Retz, en son passé le jeune abbé de Gondi, était Mme de La Sablière, cette autre amie, immortalisée par La Fontaine, et qui fit un jour cette répartie si fine à son oncle, magistrat austère, qui avait adressé cette apostrophe si grossière aux dames qui composaient son salon : « Eh quoi, mesdames, ne mettrez-vous donc pas quelque intervalle entre vos amourettes ? les bêtes elles-mêmes n’ont qu’une saison pour ça. – Mais, mon oncle, c’est que ce sont des bêtes. »

Derrière Mme de La Sablière, le ban et l’arrière-ban des Précieuses, qui lui avaient pardonné son audacieuse satire, depuis qu’il avait fait imprimer dans la préface de sa pièce que « les plus excellentes choses du monde étaient sujettes à être copiées par de mauvais singes et que les véritables précieuses auraient tort de se piquer, lorsqu’on joue les ridicules qui les imitent si mal. »

Il n’y eut plus que de véritables précieuses et qui toutes étaient devenues de ses amies. Citons d’abord Mlle de Scudéri qui avec son talent eût aussi bien travaillé dans le vrai que dans le faux. Malheureusement elle avait subi l’influence d’un frère aussi piètre rimeur que triste soldat, sous le nom duquel elle fit paraître ses premiers romans, et qui, en tête des siens, avait fait graver au-dessous de son portrait cette épigraphe :

Et poète et guerrier
Il aura du laurier,

À laquelle un plaisant riposta :

Et poète et gascon
Il aura du bâton.

Une gasconnade en appelait une autre.

C’est chez Ninon que fut lu Tartuffe. Peut-on ne pas donner le portrait de Ninon ?

N’est-ce pas une singulière figure que celle d’une courtisane titrée ! car elle était de Lenclos, fille d’un gentilhomme de Touraine et d’une demoiselle de l’Orléanais ; qui sans chaperon, sans mari, s’était déclarée femme libre et indépendante de tous préjugés, à la face de cette société du XVIIe siècle si orgueilleuse et si fière de ses privilèges.

Telle fut cependant Ninon, qui vit à ses pieds la fleur de la noblesse et des beaux esprits, et qui dans son salon compta presqu’autant de flatteurs que le Grand Roi dans son palais, à Versailles : Condé venait chez elle se reposer de ses victoires ; Mme de Sévigné, en souriant, l’appelait sa belle fille et Mme de Maintenon l’eût présentée à la Cour si elle l’eût désiré.

La reine de Suède, Christine, en débarquant en France, avait demandé à la connaître et, en la quittant, ne déclarait elle pas n’avoir rien vu de plus charmant que l’illustre Ninon ?

Dans son désordre, elle avait tant de retenue et d’élégance qu’elle se faisait pardonner même par les plus austères.

On a cité bien de ses mots ; rapportons celui-ci : « Tous les soirs je demande à Dieu de me conserver mon esprit, et tous les matins je le prie de me préserver des sottises de mon cœur. »

Elle ne fut exaucée que dans la première partie de sa prière.

Chacun cherchait à lui plaire, si chacun ne lui plaisait à son tour. Les Jansénistes et les Molinistes, eux-mêmes, tentèrent de la gagner en ses derniers jours, et n’y réussirent pas. « Elle était d’Épicure, a dit Jules Janin, la bergère de ce troupeau. »

Elle mourut en serrant la main de Voltaire, à qui elle légua sa bibliothèque, après avoir été l’amie de Molière ; trait d’union en quelque sorte entre les XVIIe et XVIIIe siècles ; et par la grâce et par la licence, le double symbole de l’influence féminine à ces deux époques si diverses.

Molière et Voltaire qui s’étaient assis sur les mêmes bancs au collège, s’assirent chez Ninon sur le même canapé ; qui sait si ce ne fut pas Ninon qui transmit à Voltaire un peu de l’esprit de Molière ?

Molière connut tout son siècle et tout son siècle le voulut connaître. La plupart des écrivains, en parlant de lui, semblent avoir eu plus en vue le comédien que l’auteur ; ce n’était pourtant pas à l’acteur que Louis XIV s’adressait, lorsque lui frappant sur l’épaule et lui montrant M. de Soyécourt, il lui dit : « M. de Molière, voilà un original que vous avez oublié dans vos portraits. »

À l’instar du maître, c’était à qui lui apporterait un type, un sujet, un propos de ruelle. L’usage des banquettes sur la scène rendait ses relations avec les barons, comtes et marquis presque quotidiennes ; le favori d’un roi avait à sa suite tous les courtisans du souverain.

 

Dans une pièce voisine, étaient suspendus ses costumes de théâtre dans de nombreux cabinets, c’est ainsi qu’on appelait les armoires, tous semblables, en racine de noyer, ouvrant à deux guichets.

Donnons la description de quelques-uns de ces costumes, inventoriés par Taconnet :

Le Misanthrope : haut-de-chausses et justaucorps de brocart rayé, or et soie, gris, doublés de tabis, garnis de rubans verts ; la veste de brocart d’or.

Tartuffe : pourpoint, chausses et manteau de vénitienne noire ; le manteau doublé de tabis et garni de dentelle d’Angleterre ; les jarretières et ronds de souliers pareillement garnis.

Le Bourgeois gentilhomme : une robe de chambre rayée, doublée de taffetas aurore et vert ; un haut-de-chausses de panne rouge ; une camisole de panne bleue ; un bonnet de nuit et une coiffe ; une veste à la turque et un turban, un sabre ; des chausses de brocart garnies de rubans vert et aurore ; deux points de Sedan. Le pourpoint garni de dentelles d’argent ; le ceinturon, des bas de soie verte, et des gants avec un chapeau garni de plumes aurore.

L’Avare : un manteau, chausses et pourpoint de satin noir, garnis de dentelles rondes de soie noire.

M. de Pourceaugnac : haut-de-chausses de damas rouge garni de dentelles ; un justaucorps de velours bleu, garni d’or faux ; un ceinturon à franges ; des jarretières vertes, un chapeau garni de plumes vertes ; l’écharpe de taffetas vert ; une paire de gants ; une jupe de taffetas vert garnie de dentelles et un manteau de taffetas.

Georges Dandin : haut-de-chausses et manteau de taffetas musc, le tout garni de dentelles et de boutons d’argent ; le pourpoint en satin cramoisi.

Le Médecin malgré lui ; pourpoint, haut-de-chausses, col, ceinture, fraise, bas de laine et escarcelle, le tout de serge, garni de radon vert, une robe de satin avec haut-de-chausses de velours ras ciselé.

Sganarelle : haut-de-chausses, pourpoint, manteau, col et souliers, le tout de satin rouge cramoisi.

Les Femmes savantes : justaucorps et haut-de-chausses de velours noir et ramages à fond aurore ; la veste de gaze violette et or garnie de boutons ; un cordon d’or, jarretières, aiguillettes et gants.

Le Mariage forcé : haut-de-chausses et manteau de couleur olive, doublé de vert, garni de boutons violets et argent ; un jupon à fleurs de satin aurore.

Trois épées : l’une à garde et poignée d’argent en croix ; une autre de fer vernis ; la troisième de fer ciselé et vernis, la poignée d’argent doré.

Enfin, un petit costume d’enfant consistant : en une jupe de couleur rose et un corps de taffetas vert, garni de dentelles : c’était celui de sa fille, qui représentait un des amours dans le prologue de Psyché.

On a toujours dit que Molière avait affectionné la couleur verte ; mais que de richesses dans tous ces costumes ! un seul était garni d’or faux, celui du grotesque Pourceaugnac.

Dans la rue, il était revêtu de drap noir ou de droguet brun.

Chez le roi, il se présentait en rhingrave de drap de Hollande musc, avec la veste de satin de Chine, les bas de soie et des jarretières garnies de satin.

Passons dans la chambre de sa femme :

Elle était toute tendue de taffetas aurore et vert ; le lit à pieds d’aiglons, feints de bronze, avec dossier peint et doré, surmonté d’un dôme touchant au plafond et orné à l’extérieur de sculptures représentant quatre aigles et quatre vases en relief. De ce dôme, à l’intérieur couleur d’azur, tombaient des rideaux pareils à la tapisserie.

Chaises et caquetaires de la même étoffe, avec carreaux de brocatelle de Venise, garnis de houppes.

Devants de portes en tapisseries de verdure de Flandres.

Un tapis de pieds de Turquie.

Une petite table de bois figurée de parquet de fleurs.

Son cabinet à bijoux, de vernis de la Chine.

Une pendule de Gravelle, un miroir avec bordure de cuivre doré, et sept tableaux dont l’un représentait la Vierge, un autre une sainte Catherine[32].

Aussi, Le Boulanger de Saluçay, dans sa comédie d’Élomire, anagramme du nom de Molière, qu’il fit jouer pour venger les comédiens de l’hôtel de Bourgogne des attaques de l’Impromptu de Versatiles avait-il pu faire dire par Élomire, s’adressant à sa femme, et en lui parlant du profit de ses satires :

Mais, ma chère Isabelle,
Sans lui, nous verrions-nous une chambre si belle,
Ces bustes précieux sous de si beaux lambris
Ces meubles éclatants, ces cabinets de prix,
Ces miroirs, ces tableaux, cette tapisserie
Qui seule épuisa l’art de la Savonnerie ;
Enfin, tous ces bijoux qui te charment les yeux
Sans ce divin talent seraient-ils en ces lieux ?

Nid charmant dont l’amour s’était envolé, mais d’où sortirent cependant trois enfants : Louis, Madeleine et Pierre.

Enthousiasmes d’artiste, tendresses sans lendemain.

Louis, le filleul de Louis XIV, mourut à l’âge de huit ans. Profondément affecté de la perte de ce premier-né, Molière exhala sa douleur dans ces vers de Psyché :

En lui j’ai renfermé par des soins assidus,
Tous les plus beaux trésors que fournit la sagesse ;
À lui j’ai de mon âme attaché la tendresse,
J’en ai fait de ce cœur le charme et l’allégresse.
La consolation de mes sens abattus,
Le doux espoir de ma vieillesse,
Ils m’ôtent tout cela les dieux !
Et tu veux que je n’aie aucun sujet de plainte
Sur cet affreux arrêt dont je souffre l’atteinte ?
Ah ! leur pouvoir se joue avec trop de rigueur
Des tendresses de mon cœur,
Pour m’ôter leur présent leur fallait-il attendre
Que j’en eusse fait tout mon bien :
Ou plutôt s’ils avaient dessein de me le prendre
N’eût-il pas été mieux de ne me donner rien ?

Quelle poésie ! quelle vérité de sentiment, quelle franchise dans l’expression !

Louis était né en 1663, Madeleine en 1665 ; Pierre, qui ne survécut que quelques jours, en 1672 ; Pierre avait eu pour parrain le frère de Boileau-Despréaux et pour marraine la sœur de Mignard.

Élevée chez les Dames de la Conception, à quarante ans, seulement, Madeleine épousa le sieur de Montalant, fils d’un écuyer du roi, commissaire des guerres ; écuyer lui-même. Elle lui avait apporté en dot 65 775 livres et tout ce qu’elle avait pu sauver de la succession de son père. Elle mourut en 1729, à Argenteuil où elle s’était retirée avec son mari qu’elle avait fait héritier de tous ses biens, ce qui explique comment furent perdues tant de précieuses reliques ; bibliothèque, portrait, manuscrits qui passèrent dans des mains étrangères.

Près de la chambre d’Armande, était celle de Molière, où l’on ne voyait qu’une couche basse de noyer avec des rideaux en serge d’Aumale, une petite table en bois noirci, un paravent et un fauteuil de malade, sur lequel on le déposera le 1er février 1673 et où nous lui adresserons notre dernier adieu.

Dans le salon :

Un lustre de cristal ;

Flambeaux à branches ;

Miroirs de Venise ;

Portières en tapisserie de Flandre et d’Auvergne ;

Un buffet en ébène ;

Coupes, urnes, buires de toutes formes en porcelaines de Hollande, en faïence de Nevers.

Dans des cadres ouvragés et dorés, des toiles de maîtres, d’amis surtout :

Une Madeleine ;

Une scène de l’École des maris, par Mignard ;

Une collection des ducs et des duchesses de Bourgogne ;

Des portraits de famille ;

Celui du petit Louis ;

Un clavecin.

Armande était musicienne.

C’est dans ce salon, qu’après chacune des premières représentations de ses pièces, quand elles n’avaient pas eu lieu à Versailles, ses amis accouraient pour l’applaudir encore ; et comme il avait autant d’amis à la cour qu’à la ville, comtes, barons, marquis, ducs et pairs s’y coudoyaient avec les titrés du talent ; il y venait même des académiciens.

Plusieurs des plus grands personnages et des plus huppés ne dédaignaient pas non plus de s’asseoir à sa table, servie en vaisselle plate : sur chacune des pièces de son argenterie était gravé un masque : armes parlantes, blason d’artiste qui en valait bien un autre.

Molière, acteur et auteur, se faisait un revenu de plus de trente mille livres, a dit Voltaire, qui savait compter.

Convertissez ces livres en francs, calculez ce que l’argent d’alors pourrait valoir aujourd’hui, et vous ne trouverez pas loin de quatre-vingts mille francs.

Bravement il avait supporté la pauvreté, noblement il s’était élevé ; sa maison était devenue la maison d’un grand seigneur ; seigneur de lettres qui, monté au plus haut rang, le sut tenir à l’honneur de tous.

 

Molière possédait une seconde habitation à Auteuil.

Condamné au régime du lait qui, de son temps, ne se débitait pas avec plus de sincérité qu’on ne le fait actuellement, il avait cherché un endroit écarté, non pas :

Où d’être homme d’honneur on ait la liberté.

mais où l’on vendît du bon lait ; il l’avait trouvé dans le petit village si coquet, dont le nom s’écrivait Hauteuil, et qui n’était alors peuplé que d’éleveurs et de nourrisseurs.

La maison qu’il y occupait devait avoir une certaine importance, car il en payait la location quatre cents livres par an, plus dix écus pour une chambre à côté[33].

Maison, vergers, ombrages ont disparu ! et l’on n’a fait ni meubles, ni tabatières, avec le bois des châtaigniers, près desquels il venait s’asseoir ; comme on en a tant fabriqué, en Angleterre, avec le pommier sous lequel s’endormit Shakespeare, après une de ses luttes contre les francs buveurs de Bibfort.

Sur le bord de ces prés fleuris où Mme Deshoulières conduisait ses chères brebis ; loin des odeurs de Paris ; au lieu d’une nature figurée, il venait chercher la nature vraie, la senteur des prés et des champs ; et comme on ne jouait à son théâtre que les dimanches, mardis et vendredis, que les représentations étaient terminées au plus tard à huit heures du soir, heure à laquelle elles commencent aujourd’hui, il pouvait se livrer à un travail plus suivi.

Il ne recevait à Auteuil que ses intimes ; quelques-uns de ses camarades : le jeune Baron, La Grange, Poisson, le crispin de l’hôtel de Bourgogne ; le vieux Scaramouche, « Biberio Florelli » qui, sous son nom d’emprunt, a laissé son souvenir à la scène et à la ville.

Au moment de quitter son pays, Biberio Florelli, voulant adresser ses adieux à son souverain, s’était présenté au palais, où trois grands laquais ne le laissèrent pénétrer, qu’à la condition, qu’il leur remettrait à chacun le tiers de la gratification qu’il pourrait obtenir. En présence du grand duc de Parme, quand celui-ci lui eut dit : « Fixe toi-même ce que je te veux accorder, » le malin comédien le supplia de lui faire la faveur de trois cents coups de bâton, ce dont le grand duc rit beaucoup, surtout quand il connut la destination de ce don gracieux. L’histoire n’a ajouté dit si la gratification avait été accordée, ni si chacun des huissiers de cabinet en avait reçu sa juste part.

Louis XIII avait souvent mandé Scaramouche pour amuser le petit Dauphin. Un jour que l’enfant criait plus fort qu’à l’ordinaire, Scaramouche le prit dans ses bras pour calmer sa colère, et il le fit tant rire par ses contorsions et ses singeries que l’enfant gâta tout le costume du pauvre bouffon. Louis XIV avait conservé le souvenir de cet oubli d’enfance : aussi, chaque fois que la comédie italienne était appelée à Versailles, « surtout, répétait-il, qu’on ne manque pas de m’amener mon vieux Scaramouche, » et chaque fois il lui faisait remettre un costume nouveau.

Molière, dans ses jours de liberté, allait fréquemment voir jouer le pitre italien à qui l’on fit cette épitaphe :

Il fut le maître de Molière :
La nature fut le sien.

C’était un peu exagéré.

Dans ce vide-bouteille, ainsi qu’on l’avait nommé, et bien nommé, chacun agissait à sa guise ; Molière montait se coucher et laissait ses joyeux compagnons passer une partie de la nuit sous une tonnelle, près d’un cellier qui renfermait le vin d’un petit cru que l’on récoltait sur les collines de Passy, où l’on voit encore la rue des Vignes et la rue Vineuse. Ces coteaux appartenaient aux moines de Sainte-Geneviève, qui en vendaient le produit aux églises, et en réservaient le profit pour un banquet qu’ils ne manquaient jamais de se donner entre eux, chaque fois qu’un des leurs partait pour un monde meilleur[34].

Un soir qu’ils avaient longuement péroré sur cette maxime des anciens que « le premier bonheur est de ne pas naître, le second de mourir, » et fait aussi de fréquentes visites au cellier, Racine, Boileau et Chapelle avaient pris la ferme résolution d’aller se jeter dans la rivière et, se tenant tous trois par le bras, beaucoup plus que sur leurs jambes, ils avaient déjà franchi la barrière ; lorsque Molière, sautant à bas de son lit, courut à leur rencontre, et il ne serait parvenu à les détourner de leur projet, si par une inspiration subite il ne se fût écrié : « Eh quoi, accomplir une si belle action dans l’ombre de la nuit ? Y pensez-vous ? C’est à la face du soleil qu’il convient à des hommes tels que vous de donner un si bel exemple. »

– « Il a, ma foi, raison, reconnut Racine ; – allons y réfléchir, continua Boileau. – Et finir la bouteille ! » ajouta Chapelle.

Alors nos trois philosophes rentrèrent se coucher.

Le lendemain, seulement, ils prirent le coche ; c’était, peut-être, ce qu’ils avaient entendu par aller se jeter à l’eau.

Molière créa Auteuil, du moins cette colonie d’artistes, qui s’y est perpétuée jusqu’à nos jours.

Après lui vinrent s’y installer Boileau qui, avec la Quintinie, apprenait à tailler ses pêchers ; bon nombre des philosophes du XVIIIe siècle ; Mme Helvétius, fuyant les assiduités de Turgot et de Franklin ; Napoléon, après la guerre d’Italie ; bien d’autres, encore et des plus célèbres aujourd’hui, que nous pourrions citer, si l’on ne devait respecter la retraite des travailleurs.

 

Cet hôte, partout recherché et si accueillant, était-il gai, était-il triste ? Parlait-il peu, parlait-il beaucoup ? Il parlait peu. – Notre nature n’est pas aussi riche qu’on le croit. C’est ainsi qu’on a remarqué que l’auteur tragique était rieur chez lui, et l’auteur comique presque taciturne. Contraste obligé : l’homme étant limité dans ses facultés ; quand celui-ci a jeté tout son rire et celui là toute sa poésie au dehors, ils sont tous deux également épuisés.

Molière, qui avait tant agi, tant parlé au théâtre, devait, dans sa maison, laisser parler et agir les autres : c’est ce qui explique sa faiblesse vis-à-vis d’Armande.

Le plus honnête homme du monde, a dit Grimarest, qui aurait pu ajouter : et le meilleur.

Riant de nos misères à la scène, il les soulageait à la ville ; parents dans la détresse, vieux camarades, n’ayant économisé que des rides ou des infirmités, ne venaient jamais en vain lui confier leurs besoins. Prompt à rendre service, il était discret dans ses dons, grand et généreux à l’excès dans la charité.

Un jour, revenant d’Auteuil avec Boileau, il fit l’aumône à un pauvre mendiant qui pouvait à peine se soutenir sur ses béquilles ; ce qui n’empêcha pas ce pauvre estropié de courir après lui et de lui dire : « Monsieur, vous n’aviez peut-être pas dessein de me donner un louis d’or, je viens vous le rendre. » Molière lui en donna un second et s’écria : « Où la vertu va-t-elle se nicher. »

C’est de cette rencontre reproduite dans Don Juan qu’on lui a fait un crime.

Un autre fois, Baron lui annonça qu’un vieux comédien, sans ressource et hors d’état de rejoindre sa troupe en province, sollicitait quelques légers secours. C’était, Mondorge qu’il avait connu à Bordeaux ; Molière demanda à Baron combien il croyait qu’il fallait lui donner : « Quatre pistoles, répondit Baron au hasard. – Donnez-lui quatre pistoles pour moi, lui dit Molière, et en voilà vingt qu’il faut que vous lui donniez pour vous. » Il ajouta encore à ce don généreux un costume d’une grande richesse, celui sans doute de Don Garcie de Navarre qu’il avait si peu porté et qui ne figure pas dans sa garde-robe.

Baron lui-même, qui devint plus tard un excellent comédien et un auteur distingué, avait, presque enfant, perdu son père, à la suite d’une blessure reçue en jouant le rôle de Don Diègue. Molière avait adopté l’orphelin de sa scène, lui avait appris son art et souvent payé ses dettes.

Le père Poquelin avait mal compté ; ses affaires avaient cessé de prospérer, depuis son second mariage avec Catherine Fleurette ; bref, il était dans l’embarras, quand il reçut la visite de Rohault qui, cherchant un placement sur hypothèque, lui demanda s’il ne lui agréerait pas de prendre dix mille francs sur sa petite maison des Piliers des Halles. Le vieux tapissier accepta, ne se doutant pas que Rohault était l’ami de son fils qui, par une main inconnue, venait à son secours.

Comme il avait aidé Racine dans sa jeunesse, Molière agit avec la même délicatesse envers Corneille devenu vieux, et quand aucun théâtre ne voulait donner asile à ses dernières œuvres. Il lui joua Bérénice, Attila, et après chacune de ces pièces, il lui fit porter, dans une bourse brodée aux armes de la Comédie-Française, une somme de deux mille livres. Les recettes totales de ces deux ouvrages s’étaient à peine élevées à ce chiffre.

Mais Cotin ? Mais les Médecins ! Mais les Apothicaires !

Cotin avait été, avant de prêcher le carême devant Madame, un des abbés galants de l’hôtel Rambouillet. À cette époque il avait commis un sonnet à la princesse de Longueville, la Belle Uranie, que la fièvre retenait éloignée de ses amis :

Votre prudence est endormie
De traiter magnifiquement
Et de loger superbement
Votre plus cruelle ennemie :

Faites-la sortir quoiqu’on die
De votre appartement
Où cette ingrate insolemment
Attaque votre belle vie.

Quoi ! sans respecter votre rang
Elle se prend à votre sang ;
Et nuit et jour vous fait outrage !

Si vous la conduisez au bain,
Sans la marchander davantage,
Noyez-la de vos propres mains.

Mme de Longueville prit-elle un bain pour noyer son ennemie ?

Molière, dans l’une des scènes des Femmes savantes, reproduisit le sonnet de Cotin. En tournant en ridicule Vadius-Ménage et Trissotin-Cotin, on prétendit qu’il avait attaqué toute l’Académie.

Cotin prit chagrin de ce trait malicieux, il en fut même affecté à ce point, dit-on, que le jour où la docte réunion vint à Versailles remercier Louis XIV d’avoir accepté le titre de protecteur, il n’osa se montrer dans les rangs de ses confrères ; octogénaire honteux de l’une de ses erreurs de jeunesse.

Cotin était un brave homme ; mais franchement, qui se souviendrait de Cotin qui fut académicien, sans l’auteur des Femmes savantes qui ne le fut pas ?

Aussi, celui qui ne se trompe jamais, M. Toutlemonde répéta t-il ce refrain :

Savez-vous en quoi Cotin
Diffère de Trissotin ?
Cotin a fini ses jours,
Et Trissotin vivra toujours.

Et la médecine ?

Homme de lettres, Molière estimait les hommes de science ; seulement il croyait aux grandes causes et aux petits effets : les petits effets pour lui étaient ceux de la Faculté ; et les grandes causes : l’héritage de sa mère qui à trente ans était morte d’une maladie de poitrine ; le rude labour du comédien qui dessèche les poumons, la contention incessante de l’esprit à laquelle il ne pouvait se soustraire, et qui devait l’emporter si jeune.

Le docteur Mauvillain était son ami, s’il ne fut son sauveur : il avait demandé à Louis XIV un canonicat pour le fils de Mauvillain.

Mais, devait-il épargner de sa verve satirique, l’imposture la plus audacieuse et la plus ridicule de son siècle, cet empirisme ignare qui, avec sa pathologie, sa logomachie grotesque, avait pénétré partout ? À la cour, à la ville on n’entendait plus parler que d’émollients, de laxatifs, de flux de ventre, d’intempéries des entrailles, de féculence des humeurs ! Les femmes elles-mêmes avaient adopté ce beau langage : Mme de Motteville écrivait, en parlant de la Reine, qu’elle avait rendu une matière louable.

Morand, faisant l’autopsie d’un vieil invalide, avait déclaré qu’il avait trouvé, avec stupeur, le cœur à droite et le foie à gauche !

Molière n’inventa ni la catalepsie, ni la dyspepsie, ni la bradypepsie ; il suffit de jeter les yeux sur le Journal de la santé du Roy, publié par ses trois premiers médecins, Vallot, d’Acquin et Fagon, dont le manuscrit autographe se trouve à la bibliothèque nationale, où il fut déposé en 1744, par les héritiers de Fagon, pour s’en convaincre ; en sa qualité de valet de chambre de Sa Majesté, il avait tout simplement eu connaissance de ce codex indigeste, dans lequel il avait copié presque textuellement les consultations de Pourceaugnac et de l’Amour Médecin.

« Le Roy est sujet à des vapeurs élevées de la rate et de l’humeur mélancolique dont elles portent la livrée ; par les vertèbres ces vapeurs se glissent au cœur où elles causent, en agitant les esprits par les nerfs optiques, des vertiges et des tournoiements de tête qui affaiblissent les jambes, si nécessaires pour marcher ; accident fâcheux à tout le monde, mais plus particulièrement à Sa Majesté, qui a plus besoin de sa tête pour s’appliquer à ses nombreuses affaires. »

Louis XIV fut saigné trente-huit fois du pied et du bras.

En ce temps-la, dit le docteur Raynaud, on répandait le sang à flots !

Et il avala de quinze cents à deux mille médecines de précaution ou d’urgence.

Le Roi qui avait l’humeur mélancolique, ne l’avait cependant pas toujours facile :

Un jour que Vallot se jeta à ses genoux, en le suppliant « d’agréer un clystère, qu’il avait pris plaisir à composer pour son auguste personne : » il ne lui tourna pas le dos, ce qui eut été presque lui faire envisager une satisfaction ; il le mit dehors ! et Vallot, de désespoir, se fit administrer le clystère à lui-même, par un assesseur dans la chambre voisine.

On avait trouvé plus de vingt maladies au pauvre grand Roi, et pour édulcorer les ordonnances qu’on lui faisait avaler, elles étaient toutes précédées de ce préambule ou d’un équivalent : « Il ne faut pas croire que les rois soient exempts des maladies et des infirmités qui arrivent aux hommes. »

« Il ne faut pas croire que les rois soient exempts des furoncles, rougeoles, gravelles et petites véroles ! »

Louis XIV avait-il donc été frappé de tant de maux ?

Non, au sortir de l’enfance, il eut quelques-unes de ces maladies dont les rois ne sont pas plus exempts que les autres.

Plus tard, il éprouva d’assez fréquentes indigestions, suite de la façon dont il se nourrissait : d’oies succulentes ; de potages aux poulets, aux pigeons et aux écrevisses ; de faisans, perdrix et de purées de gibier de toutes sortes ; jambon, fruits séchés au four, vents soufflés de blancs d’œufs et de sucre ; le tout assaisonné de vins glacés dont il prenait encore plusieurs verres après le dessert.

Il était sujet à de nombreux rhumes, occasionnés par de perpétuels changements de perruques sous lesquelles sa tête était rasée comme le menton d’un séminariste.

Enfin, il fut atteint d’une fistule, dont il fut opéré par le praticien Félix ; La colère, ce jour-là, éclata au camp d’Esculape ; mais elle se calma bientôt : par courtisanerie, les plus illustres familles voulurent avoir leur fistule, et Vallot et d’Acquin se rattrapèrent sur la quantité.

On s’abordait en se demandant :

« Et le brave comte ?

– Fistule !

– Et ce cher marquis ?

– Fistule !

– Et votre charmante enfant ?

– Elle a aussi sa petite fistule ! »

Cette opération fut faite avec un instrument qui prit le nom de serpette royale et que les Anglais conservent en leur reliquaire avec la plume qui signa l’abdication de Fontainebleau.

Molière, dans la cérémonie du Malade imaginaire reproduisit une prise de bonnet à Montpellier avec ses juro, bene, bene respondere, dignus est intrare, etc.

Le novus doctor, après son incorporation, était promené par toute la ville, entouré des savantissina medici professores.

Les massiers ouvraient la marche ; puis le præses avec tous les insignes de la Faculté, portés par les assesseurs ; la robe de Rabelais et le bonnet carré. Les apothicaires suivaient avec leurs pilons et leurs mortiers.

Quel dommage Molière causa-t-il aux apothicaires ?

Après sa mort ne continuèrent-ils pas leurs tournées sanitaires chaque matin, en bottes molles, le chapeau en crâne, et leur instrument en bandoulière, occultement renfermé dans un étui de maroquin ?

Il avait, il est vrai, abusé du mot clystère ; mais ces honorables praticiens, obtinrent de l’Académie qu’elle changeât ce mot en celui de lavement.

Quant à leurs mémoires, ils n’y changèrent rien, car nous avons vu, encore dernièrement, un autographe de la fin du XVIIe siècle, portant :

Pour avoir fourni un lavement et mis en place... 15 sols.

 

Nous avons nié que Molière dut le développement de son génie à Louis XIV.

Cependant, nous ne saurions contester, que cette souveraine amitié, n’ait eu une certaine influence sur ses travaux.

Trois hommes ont donné leur nom à leur siècle, Périclès, Auguste et Louis XIV ; il faut donc admettre que ces trois hommes eurent leur part dans la marche de l’esprit humain, à leurs diverses époques ; en constatant, toutefois, qu’à ces époques, il tomba du ciel comme une nuée d’étoiles qu’on appela les pléiades.

Molière fut de la pléiade du XVIIe siècle.

Lent et timide dans la production, il n’avait esquissé que ses premières farces jusqu’à l’âge de trente-neuf ans ; quand il revint à Paris il n’avait composé que l’Étourdi et le Dépit amoureux ; on sait le nombre des chefs-d’œuvre qui depuis sortirent de sa plume pendant les si courtes années qui lui restaient à vivre.

Sans doute qu’alors son génie l’inspirait, qu’une foule plus éclairée l’excitait dans ses travaux ; mais l’aveu et les bravos d’un roi sont aussi de puissants aiguillons.

Louis XIV, avait voulu s’entourer au début de son règne de tous les talents, il avait eu la poésie du pouvoir.

Pour associer l’auteur qui le charmait aux fêtes qu’il offrait à ses premières amours, il lui envoyait souvent un de ses seigneurs lui demander une scène, un intermède ; mais il lui demandait surtout des chefs-d’œuvre.

On a prétendu que le Glorieux de Versailles avait eu pour Molière une affection intelligente et égoïste.

Ce n’était cependant pas l’égoïsme qui, après l’odieux placet de Montfleury, l’avait fait se déclarer le parrain du premier né du poète outragé.

Ni qui, une autre fois, voyant entrer à son petit lever le comédien que les officiers de sa bouche avaient refusé d’admettre à leur table, l’avait fait ainsi l’accueillir :

« Il paraît que vous faites maigre chère ici, Molière, et que les officiers de ma couronne ne vous trouvent pas fait pour manger avec eux ? vous avez peut-être faim, moi-même je m’éveille en très bon appétit. Mettez-vous à cette table. »

« Puis se faisant apporter son en-cas de nuit, le roi lui servit une aile de la volaille, dont il prit la seconde pour lui et s’empressa de dire-à tous les seigneurs de sa cour, qui le regardaient étonnés : Vous me voyez, Messieurs, occupé à faire manger Molière que mes officiers ne trouvent pas d’assez bonne compagnie pour eux. »

On a voulu nier l’histoire de cet en-cas. Pourquoi ? par ce qu’elle a été rapportée par une femme, par Mme Campan.

Marie-Antoinette à sa dernière heure, dans la prison du Temple, remit à Mme Campan une mèche de ses cheveux : Un tel présent, dans un tel moment ne se fait qu’à une personne digne de la plus haute estime.

Réduite à la pauvreté, Mme Campan ouvrit une maison d’éducation à Saint-Germain, où parmi ses élèves, elle compta Hortense de Beauharnais, Eugénie de La Valette, les sœurs Bonaparte. Lorsque Napoléon voulut donner une institutrice aux nombreuses orphelines de ses nombreuses guerres, ce fut Mme Campan qu’il choisit pour la direction de la maison d’Écouen dite des enfants de la Légion d’honneur, et, quand un jour il lui demanda ce qu’il fallait pour le mieux élever des filles, on connaît sa belle réponse : « Des mères ! »

Avec un tel caractère on ne fausse pas l’histoire.

Mme Campan avait été femme de chambre et confidente de Marie-Antoinette, et c’était dans la pièce même où avait été servi cet en-cas que, d’une bouche royale, elle avait recueilli un souvenir, qui s’était transmis de souverain à souverain.

Pour contester ce fait, il ne faut pas non plus avoir justement apprécié les vingt-cinq premières années du règne de Louis XIV.

Louis XIV n’aimait pas la noblesse toute faite, qui lui rappelait trop la fronde ; il lui préférait celle qu’il faisait lui-même, de mérite plutôt que de naissance, et qu’il allait chercher dans cette bourgeoisie dont Colbert était la personnification. Il avait fait prendre à ses ministres le titre de Monseigneur, l’habit de qualité et il recevait leurs femmes à sa table et dans ses carrosses. Il avait créé pour les gens de lettres ces pensions royales qui devaient les soustraire à la servitude des grands. Le Roi est de l’État et les récompenses qu’il accorde, c’est la France qui les donne.

Les écrivains lui témoignèrent leur reconnaissance par des éloges un peu exagérés sans doute, mais qu’à tort on a qualifiés de basses flatteries. Il les avait grandis, ils le lui rendaient.

C’est en 1663, que parut la première liste des pensions royales, dressée par Colbert, et qu’il est curieux de connaître avec ses considérants :

Pierre CORNEILLE, premier poète dramatique du monde, 1 200 livres.

DESMARETS, le plus fertile auteur, 1 200 livres ;

MÉNAGE, excellent critique, 2 000 livres ;

L’abbé DE PURE, qui a écrit l’histoire en latin, 1 000 livres.

CORNEILLE, le jeune, bon poète français, 1 000 livres ;

MOLIÈRE, excellent poète comique, 1 000 livres ;

BENSERADE, poète fort agréable, 1 500 livres ;

Le Père LECOINTRE, de l’Oratoire, habile historien, 1 500 livres.

L’Abbé COTIN, orateur français, 1 200 livres ;

VALLIER, professeur de langue arabe, 600 livres.

PERRIER, poète latin, 800 livres ;

RACINE, poète français, 800 livres ;

CHAPELAIN, le plus grand poète français qui ait jamais été et du plus solide jugement, 3 000 livres.

C’était Chapelain qui avait inspiré cette liste : on le devine aisément ; l’auteur de la Pucelle était moins candide et moins modeste que son héroïne.

Chaque fois que Molière s’était trouvé en but aux traits de ses ennemis, Louis XIV, s’il n’avait pu parer leurs coups, s’était efforcé d’en panser les blessures.

La tirade sur l’hypocrisie dans Don Juan, ayant réveillé toutes les haines de Tartuffe, le Festin de Pierre n’avait que médiocrement réussi.

Louis XIV gratifia son auteur d’une pension de 7 000 livres, que Molière voulut absolument partager avec sa troupe qui reçut alors le titre de Troupe du roi.

Le Bourgeois gentilhomme avait subi à peu près le même sort que Don Juan ; Sa Majesté n’ayant rien compris à la cérémonie qui était une comédie dans la comédie, n’avait pas ri aux ha la ba, ba la chou, et personne n’avait ri ; elle n’avait pas applaudi et personne n’avait applaudi, à la satisfaction des marquis, et au désespoir de l’auteur.

Voici ce qui s’était passé. Une ambassade ottomane ayant paru à la Cour, le roi pour la recevoir avait revêtu un habit criblé de perles et de pierreries. Consulté sur l’effet qu’avait produit sur Son Excellence, le costume flamboyant du plus puissant monarque, l’ambassadeur turc avait répondu que ce costume pâlirait devant la housse du cheval que le Sultan montait le vendredi, pour se rendre à la mosquée.

Indigné de cette réponse, Colbert avait commandé à Molière cette burlesque cérémonie à la turque.

Mieux informée, après la seconde représentation, Sa Majesté dit à son souper : « Mon cher Molière, si je ne vous ai pas parlé de votre pièce le premier jour, c’est que j’avais appréhendé d’être séduit par la manière dont elle avait été représentée ; mais en vérité vous n’avez encore rien fait qui m’ait autant diverti, votre Bourgeois gentilhomme est un chef-d’œuvre. »

Tout le monde applaudit aux représentations suivantes.

Le Bourgeois gentilhomme reprit dès lors gaillardement sa carrière et deux fois centenaire il se porte encore fort bien.

Une fois cependant, Louis XIV se fâcha.

Les trois premiers actes de Tartuffe avaient été joués à Versailles, en mai 1664, à l’une de ces féeriques journées données secrètement en l’honneur de celle qui vit si souvent à ses pieds la couronne de France ; sans avoir jamais pu la porter à son front[35].

Soudain une rumeur partie de Paris, obligea les ministres à défendre la représentation de Tartuffe en public.

Cette rumeur surprit beaucoup de monde et Louis XIV lui-même, car huit jours après l’interdit lancé contre la pièce, comme on avait joué à la Cour Scaramouche ermite, qui abondait en situations d’une révoltante immoralité ; « Je voudrais bien savoir, dit le roi, à Condé, pourquoi les gens qui se scandalisent si fort à la comédie de Molière, ne disent rien de celle de Scaramouche ? – La raison de cela, lui répondit Condé, c’est que Scaramouche joue le ciel, ce dont ces Messieurs ne se soucient guère et que Molière les joué eux-mêmes et c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir.[36] »

Tartuffe défendu, ne fut que plus recherché dans les salons, Molière l’avant lu devant le duc de Larochefoucauld, la princesse Palatine, le cardinal de Retz, enfin, devant le légat du Pape crut le moment venu de l’offrir à son théâtre, le 5 août 1667.

L’histoire de cette interdiction, qui avait déjà duré plus de trois ans, donna lieu à tant de commentaires qu’ils ne tiendraient pas dans un volume.

Grimarest d’abord affirma que « la pièce affichée et la salle comble à ce point, que les personnes les plus distinguées n’avaient pu trouver à se placer qu’aux troisièmes loges, était arrivé un veto du premier président, qui força de rendre l’argent. »

Un second narrateur ajouta : « que Molière aussitôt, paraissant devant le parterre se serait ainsi exprimé : « Messieurs, nous voulions vous donner Tartuffe, mais M. le premier président ne veut pas qu’on le joue. »

Un troisième se récria affirmant que « jamais Molière ne se serait permis une parole d’un aussi mauvais goût ! » De mauvais goût, nous le nions. Quel était donc le coupable, de l’auteur qui avait produit un chef-d’œuvre ou du juge qui avait prononcé un arrêt dicté par la passion ? La réplique de Molière nous eut semblée plus spirituelle que la sentence de M. Lamoignon de Basville.

L’opinion, qui a réformé bien des jugements, a souverainement cassé celui du premier président, car depuis, Tartuffe n’a cessé d’être représenté ; il est vrai aussi que l’hypocrisie, comme le phénix qui renaît de ses cendres, n’a cessé de reparaître.

La vérité constatée aujourd’hui par le registre de Lagrange est que Tartuffe, joué le 5 août 1667, ne fut défendu que le lendemain.

« 1667. – Vendredy cinquième jour. – Tartuffe, recette, 1 890 livres.

« Le lendemain, sixième jour, un huissier de la Cour du Parlement est venu de la part du premier président, M. de La Moignon défendre la pièce ; le huitième, le sieur De la Torillière et moy, De Lagrange, sommes partis de Paris en poste, pour aller trouver le roi au sujet de ladite défense. »

Pendant les absences du roi, c’était le Parlement qui était chargé de l’administration de la capitale. Louis XIV qui, à quinze ans, s’était présenté un fouet à la main devant la grande assemblée, devenu plus politique avec l’âge, ne se souciait plus d’entrer en lutte avec les représentants de la nation ; il ne reçut ni La grange ni de la Thorillière, et même, après son retour de Flandres, il chargea De Visé des divertissements de la cour.

Mais cette bouderie entre souverain et poète ne pouvait durer.

Molière reparut à Versailles avec Amphitryon où Sosie (il jouait Sosie) débute par ces vers :

Sosie à quelle servitude
Tes jours sont-ils assujettis ?
Notre sort est beaucoup plus rude
Chez les grands que chez les petits :
Ils veulent que pour eux tout soit, dans la nature,
Obligé de s’immoler.
Jour et nuit, grêle et vent, périls, chaleur, froidure,
Dès qu’ils parlent, il faut voler.
Vingt ans d’assidu service
N’en obtiennent rien pour nous :
Le moindre petit caprice
Nous attire leur courroux.
Cependant notre âme insensée
S’acharne au vain honneur de demeurer près d’eux,
Et s’y veut contenter de la fausse pensée
Qu’ont tous les autres gens que nous sommes heureux.
Vers la retraite en vain la raison nous appelle,
En vain notre dépit quelquefois y consent.
Leur vue a sur notre zèle
Un ascendant trop puissant,
Et la moindre faveur d’un coup d’œil caressant
Nous rengage de plus belle.

Le roi rit de la boutade de l’auteur, et donna le signal des applaudissements pendant toute la pièce.

La première représentation du Malade imaginaire n’eut pas lieu devant la cour ; Molière souffrant, mais ne se doutant pas qu’il ne reparaîtrait plus devant son roi, crut à une nouvelle disgrâce ; il s’en inquiéta ; à la seconde, à la troisième représentation, on n’avait reçu aucun ordre.

Peut-être ces divertissements d’apothicaires avaient-ils perdu de leur attrait devant la mise en scène féerique des pièces de Quinault et de Lulli ; peut-être, aussi, Molière avait-il vécu son heure. L’esprit de la cour commençait à changer : à la comédie, qui avait enseigné et charmé, allait succéder l’opéra qui ne ferait plus qu’amuser. Enfin, n’a-t-on pas remarqué, en tous temps, que les grands instituteurs des peuples n’avaient eu à leur époque qu’un ascendant passager, pour ne reparaître en leur gloire, que plus tard, dans la postérité ?

À la quatrième représentation du Malade imaginaire, mourait le pauvre malade lui-même et le curé de Saint-Eustache refusait l’entrée de l’église, où il avait été baptisé, non pas au comédien, comme on l’a cru à tort, mais au chrétien, mort sans confession, car le 19 février 1672, le corps de Madeleine Béjard avait été présenté et reçu dans deux églises différentes, à Saint-Germain-l’Auxerrois, sa paroisse, et à Saint-Paul de Paris, pour être déposé ensuite dans les charniers de cette dernière où elle avait droit de sépulture[37].

On a reproché encore à Louis XIV de ne pas s’être opposé aux funérailles clandestines qui changèrent un deuil en scandale et blessèrent l’opinion.

On a dit qu’il avait abandonné dans son linceul celui qui ne pouvait plus le faire rire. C’est injuste : si puissant qu’était le roi de France, son autorité avait dû s’incliner devant la discipline ecclésiastique, qui était alors dans son extrême rigueur. Quand Armande, accompagnée par le bon curé d’Auteuil, se présenta à Versailles et que se jetant aux genoux du roi, elle s’écria : « Sire, si Molière fut criminel, ses crimes avaient été autorisés par Votre Majesté ! » il ne put que l’adresser à l’archevêque de Paris, qui n’était plus celui qui avait excommunié tous les spectateurs de Tartuffe, mais Mgr Harlay de Champvallon, qui, pour rendre hommage à notre grand poète, envoya quatre prêtres pour porter son cercueil et réciter sur sa tombe les dernières prières ; c’était aussi tout ce que le prélat pouvait accorder.

L’amitié ne se trouve guère dans le palais des rois ; cette plante rare ne croît que dans nos petites demeures ; mais Louis XIV eut pour Molière une sympathie qui ne se démentit jamais. Un soir que Mme de Maintenon, cette ombre à son règne, lui faisait une édifiante lecture : « Ah ! s’écria-t-il, en se réveillant en sursaut : il est deux hommes que je regretterai toute ma vie : Molière et Lulli ; et, peut-être aussi, ajouta-t-il tout bas : une femme, Louise de la Miséricorde[38]. »

Molière avait subi plusieurs atteintes du mal qui allait l’emporter : sur le registre de La Grange on lit : « Mardy 9 août 1762, néant, et vendredy : M. de Molière étant indisposé. » Après les Femmes savantes il était resté quelque temps éloigné de la scène ; nous avons rappelé les sages conseils que lui avait donnés Boileau ; le matin même de cette quatrième représentation, La Grange et Baron lui avaient répété à peu près les mêmes paroles, et le voyant dans un état si alarmant ils l’avaient conjuré, les larmes aux yeux, de renoncer à paraître ce jour-là, de garder la chambre. On connaît sa réponse : « Il y a cinquante pauvres ouvriers qui n’ont que leur journée pour vivre : que feront-ils si je ne joue pas ? Je me reprocherais d’avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument. » La cérémonie du malade exigeait en effet un personnel considérable. Il y avait des danseuses, des musiciens, des gagistes, assistants de surcroît.

Ces paroles ne sont-elles pas aussi le plus bel éloge que l’on ait jamais fait du comédien ? Molière était comédien dans l’âme. Il en savait l’art éphémère comme une génération ; mais il savait également que cette génération ne revient pas au théâtre où elle ne doit plus retrouver l’acteur qui l’a charmée, comme on ne rentre plus dans une maison où l’on a perdu un ami.

Il joua donc ! Dès le second acte la toux le reprit, il s’évanouit dans la coulisse ; au troisième acte, dans la scène où il contrefait le mort on le crut mort tout à fait ; il voulut reparaître dans la cérémonie et en disant :

Grandi doctores doctrinæ
De la rubarbe et du sené,

un flot de sang lui sortit par la bouche : Baron l’enleva aussitôt, le mit dans sa chaise et on le transporta rue de Richelieu, dans cette petite chambre que nous avons décrite, sur ce fauteuil que nous connaissons.

Alors il fit appeler sa femme, lui dit quelques mots, demanda un bouillon, ferma les yeux et sa voix s’éteignit pour toujours !

Il rendit le dernier soupir entre les bras de deux religieuses de Sainte-Claire, qui tous les ans, à Pâques, venaient à Paris recueillir quelques aumônes pour les pauvres de leur village, et qu’on appelait les hirondelles du printemps. Il les avait souvent visitées rue des Bons-Enfants où elles descendaient. Ces deux saintes filles étaient accourues dire au revoir à cette âme qui partait pour l’éternité.

 

Vainement on avait-voulu tenir le peuple éloigné ; il était resté éveillé et à dix heures du soir, le 21 février 1673, il apportait son dernier salut à celui qui, tant de fois, avait égayé ses travaux, l’avait distrait de ses peines. Molière à cette heure sortait de sa demeure ; son corps sous le drap mortuaire des tapissiers, porté par quatre ecclésiastiques en aube, suivis de six enfants de chœur vêtus de bleu, tenant chacun un cierge dans un chandelier d’argent ; venaient après la Comédie-Française et une foule immense, représentant la Patrie qui pleurait son rire et gardait son génie !

La nuit était bien sombre le 21 février 1673. Cent torches éclairaient ce funèbre cortège qui parvint au cimetière Saint-Joseph, où

Sous un peu de terre obtenu par prière
Pour jamais sous la tombe on enferma Molière[39].

Une vieille femme à son ouvrage, entendant du bruit dans la rue, demanda à son petit-fils qui s’était précipité à la fenêtre, ce qu’il y avait : « C’est Molière qu’on emmène, » répondit l’enfant. – « Méchant gamin, » répliqua-t-elle, en lui allongeant une calotte, a ne pourrais-tu pas t’exprimer autrement ? Il est bien Monsieur pour toi. »

Pauvre petit, Molière était peut-être déjà son ami.

Le lendemain on distribua quinze cents livres aux pauvres.

 

Molière avait cinquante et un ans : c’était mourir jeune !

Est-ce lui, est-nous qu’il faut plaindre ?

Nous, plutôt.

Les Femmes savantes n’ayant précédé que d’une année à peine le Malade imaginaire, il était dans toute la vitalité de la production et quoique sa part soit des plus complètes dans notre beau trésor de France, il nous eût certes laissé quelques nouveaux chefs-d’œuvre qu’il emporta avec lui.

On a recherché les traces de ses dernières études ; mais ce fut en vain, et, heureusement, aucun éditeur n’a été assez osé pour tenter de publier ses œuvres posthumes, œuvres toujours apocryphes, n’ayant rencontré sans doute aucun écrivain assez hardi, pour s’associer à sa spéculation. Qui eut refait Molière ? M. Émile Augier est le seul qui, jusqu’à présent, ait retrouvé le secret de son style.

Racine, à trente-quatre ans, avait abandonné le théâtre, n’ayant pu supporter l’outrage que le public lui avait fait, en préférant à sa Phèdre la Phèdre de Pradon. Pendant dix ans il avait vécu dans la retraite, lorsqu’il donna Esther et Athalie, aux sollicitations de Mme de Maintenon, qui lui avait demandé un divertissement d’enfants pour son pensionnat de Saint-Cyr, et il mourut d’un ressentiment, qu’il n’avait pu oublier, malgré sa sincère dévotion. La Fontaine avait été chercher un asile chez Mme de la Sablière. Rousseau n’avait su où porter ses infirmités ; Corneille s’était survécu !

Et Molière mourut Molière, lorsque les bravos de la scène retentissaient encore autour de son cercueil. Qui sait, si, à son tour, il n’eût pas subi la mobilité du public, les tristes effets de l’âge, les douleurs de l’abandon ?

Un poète ne se concentre pas seulement dans les joies du foyer, il s’attache également aux enfants de son esprit et, quand faute de vigueur, de force, de santé, il voit ses derniers-nés tomber un à un autour de lui, sa vieillesse attristée rencontre des douleurs que personne ne connaît et dont personne ne saurait le consoler.

Dès son retour de province, Molière fut presque entièrement absorbé par les besoins de son théâtre ; directeur, acteur, auteur ; aux préoccupations des coulisses se joignaient les caprices des foules, de la cour et du roi. Il lui fallait être à tout et partout, à la représentation et aux répétitions, se rendre tantôt à Versailles, à Saint-Germain, à Fontainebleau, à Chambord ; en visites, on appelait ainsi les spectacles en ville, surcroît de fatigues pour lui, mais source de grands profits pour ses comédiens, pleins de respect pour sa personne, nous dira La Grange ; fort exigeants, nous a dit Boileau ; et rentré dans sa demeure, il se remettait au travail, souvent au delà du couvre-feu, au delà de ses forces, il ajoutait quelques scènes à la pièce attendue.

Sa vie, à vingt ans, avait été le roman de la jeunesse ; devenue celle de l’homme que nous étudions, elle lui laissa à peine quelque repos.

À son foyer, paré de spécimens de tous les arts dont il avait toutes les curiosités, il n’avait pas trouvé l’affection qu’il y avait rêvée, ce fut sa déception ; il y recevait ses amis, c’était sa distraction. Il perdit un fils, ce fut sa grande douleur ; il n’eut qu’une maladie, celle qui tue ! N’ayant été, enfin, ni un galant qu’on renomme, ni un joueur comme Regnard, ni un franc-buveur comme Shakespeare, son intime existence devait être contée en quelques feuillets.

Nous avons dit le revenu annuel qu’il pouvait se faire ; que laissa-t-il après sa mort ?

D’après la dot que sa fille apporta à Montalant, sa mère vivant encore, et d’après l’inventaire que nous avons cité et qui relate de nombreux reçus de son père, de Lulli, de ses camarades, et de sa famille, on doit supposer une centaine de mille livres.

Il plaçait son argent en obligeant ses amis.

Nous allons maintenant le voir au champ d’honneur où ses premiers succès lui susciteront des rivaux, ses grandes batailles d’implacables ennemis, tenant tête à l’envie, aux cabales, un jour à celles du parterre ; et bientôt son génie s’élèvera et planera au-dessus de toutes les intrigues, de toutes les perfidies !

Dans son œuvre considérable on crut le reconnaître sous plusieurs de ses personnages ; on en conclut que, mari dupé et trompé, misanthrope, malade de cœur et de corps, il s’était moqué de ses misères pour nous détourner des nôtres :

Job, montrait ses plaies et sa résignation ; Molière eût déchiré les siennes pour sauver ses semblables.

Il eût été plus qu’un saint. Restons dans la vérité, il ne fut qu’un homme, l’un des plus nobles et des plus chers enfants de notre pays.

D’autres recherchèrent dans la plupart de ses originaux l’exacte ressemblance d’individus dont il n’avait saisi que quelques traits pour parfaire ses figures, et ceux-là s’écrièrent : « Quelle extravagance de nous représenter comme ayant été en butte aux outrages, à la calomnie, celui qui, au contraire, fut un des mortels les plus privilégiés de son temps ; qui, fort de l’aveu du plus puissant monarque, attaquait, ridiculisait toutes les classes, toutes les professions : médecins, philosophes, bourgeois et marquis, qui ne lui avaient rien fait ; s’il eut des ennemis, certes, c’est qu’il les avait cherchés. »

C’est encore une exagération.

Nous ayant si bien observés, il s’était sans doute observé lui-même, et en dévoilant nos faiblesses, il nous révéla quelques-unes des siennes ; mais dans les fictions du poète, il ne faut point rechercher l’état permanent de son esprit qui n’était ni élégiaque ni satirique : Molière fut un moraliste sous le rire, comme La Fontaine sous l’apologue.

Voici le portrait à la plume que Mlle Poisson, la fille du crispin de l’hôtel de Bourgogne, nous a laissé de l’homme et du comédien :

« Il n’était ni trop gros ni trop maigre, il avait la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle : il marchait gravement, avait l’air très sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts et les divers mouvements qu’il leur donnait lui rendaient la physionomie extrêmement comique. À l’égard de son caractère il était doux, complaisant, généreux : il aimait à haranguer. Il excellait dans les rôles comiques, tels que ceux d’Arnolphe, d’Orgon, d’Harpagon. C’est alors que, par la vérité du sentiment, par l’intelligence de l’expression et par toutes les finesses de l’art il séduisait les spectateurs au point qu’ils ne distinguaient plus le personnage représenté d’avec le comédien qui le représentait. »

De Visé, quelques jours après sa mort, écrivit dans le Mercure galant :

« Les anciens n’ont jamais eu d’acteurs comparables à celui que nous pleurons aujourd’hui ; Roscius, le fameux comédien de l’antiquité, lui aurait cédé le premier rang s’il eût vécu de son temps. C’était avec justice qu’il le méritait. Il était tout comédien depuis les pieds jusqu’à la tête ; il semblait qu’il eut plusieurs voix ; tout parlait en lui, et d’un sourire, d’un clin d’œil, d’un remuement de tête, il faisait concevoir des choses que le plus grand parleur n’aurait pu dire en une heure. »

Nous allons retrouver l’auteur à sa rentrée dans Paris le 25 octobre 1658, et le suivre dans son œuvre.

 

 

THÉÂTRE DE MOLIÈRE

 

Molière, aussitôt arrivé à Paris, était allé visiter les amis de Corneille, les siens, et tous les personnages en qui il espérait trouver un appui. Les débuts pour les pauvres artistes, à cette époque, pas plus qu’aujourd’hui, n’étaient chose aisée. Les lettres de l’auteur du Cid et du Menteur étaient sans doute d’un haut témoignage ; mais cela ne suffisait pas, et ce fut Conti qui brisa les barrières.

Seulement comme l’ancien gouverneur du Languedoc était devenu janséniste et que les jansénistes ne badinaient pas avec la comédie, témoin ce ridicule anathème lancé par Nicole, et qui causa tant de peine à Racine, ancien élève de Port-Royal, qui s’y crut visé :

« Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public ; non du corps mais des âmes. Il se doit regarder comme coupable d’une infinité d’homicides spirituels, ou qu’il a causés ou qu’il a pu causer. »

Conti ne pouvait décemment se montrer à Versailles au milieu d’une bande de comédiens, aussi chargea-t-il Condé de le suppléer dans les devoirs de l’amitié ; et ce fut le vainqueur de Rocroy, de Fribourg et de Lens qui présenta Molière à Monsieur ; Monsieur qui présenta Molière au roi, et le roi autorisa la troupe de son frère à paraître devant lui, dans une des salles du Louvre, qu’on dut disposer pour cette circonstance.

Les palais n’avaient point encore de salle de spectacle. Celle de Versailles ne fut construite que sous Louis XV. On donnait la comédie dans des galeries ou dans les parcs, entre des charmilles, au milieu d’orangers. Une fois on joua sur l’eau : Les plaisirs de l’Île enchantée, sur le bassin qui porte aujourd’hui le nom de bassin des Suisses, où l’on avait bâti le palais d’Alcine. La magicienne, montée sur le dos d’un monstre marin et entourée de toutes ses nymphes, défendait, l’entrée de son palais contre les preux chevaliers voulant enlever le beau Roger qu’elle y tenait, enfermé. Le beau Roger était Louis XIV, recouvert d’une cuirasse ruisselante de broderies d’or et de diamants.

On peut donc dire que, à son retour à Paris, Molière eut pour parrains Condé et Corneille, puisque ce fut dans Nicomède qu’il parut pour la première fois devant Sa Majesté.

Condé bientôt s’attacha à notre auteur. « Je crains, lui écrivait-il un jour, de vous distraire dans votre travail ; aussi je ne vous enverrai plus chercher, mais je vous prie à vos heures vides de venir me trouver ; faites-vous annoncer par un valet de chambre, et je quitterai tout pour être à vous. »

Souvent il répétait : « Je ne m’ennuie jamais avec cet homme ; il fournit de tout et son jugement ne s’épuise jamais. »

Après la mort de notre poète, Condé fit cette répartie à un abbé qui le consultait sur une épitaphe qu’il avait préparée en l’honneur de Molière :

« Ah ! que n’est-il plutôt en état de faire la vôtre. »

L’annonce d’un spectacle à la Cour et par une troupe de comédiens récemment débarqués avait mis en émoi toute la gent dramatique.

Trois troupes à cette époque se partageaient les faveurs du public ; chacune avait ses clients, ses protecteurs, et aucune n’entendait se les laisser disputer ni surtout enlever.

La troupe de l’Hôtel de Bourgogne, celle du Marais et celle du Petit-Bourbon.

Au Petit-Bourbon, des acteurs italiens avaient succédé à des chanteurs de leur pays, que Mazarin y avait précédemment installés pour flatter les goûts d’Anne d’Autriche, qui aimait si passionnément les spectacles, que même pendant le deuil de son époux, elle y assistait cachée derrière une de ses dames. Les troubles de la Fronde avaient anéanti ce premier essai d’opéra en France. Les nouveaux Italiens jouaient la comédie chantante, et principalement des féeries-ballets, avec transfigurations, métamorphoses, changements à vue, ainsi que nous l’a appris Loret dans sa Muse historique, journal rimé qui paraissait toutes les semaines.

« Ceux qui font grand cas des spectacles
Qui pourraient passer pour miracles,
Il faut qu’ils aillent tout de bon
En l’Hôtel du Petit-Bourbon,
Où selon l’opinion mienne,
La grande troupe italienne,
Du seigneur Torel assistés,
Font voir de telles raretés
Par la présence de la machine,
Que de Paris jusqu’à la Chine
On ne peut rien voir maintenant
Si pompeux et si surprenant :
Des ballets au nombre de quatre,
Douze changements de théâtre,
Des hydres, dragons et démons
Des mers, des forêts et des monts,
Des décorations brûlantes,
Des musiques plus que charmantes,
La grâce et les traits enchanteurs
Des actrices et des acteurs ;
Mais entre cent choses exquises,
Qui causent d’aimables surprises,
Entre quantité d’accidents,
Qui font rire malgré les dents
Et qui raviraient une souche,
C’est la table de Scaramouche,
Contenant fruits, viandes et pain,
Et pourtant il y meurt de faim,
Par des disgrâces qui surviennent
Et qui de manger le retiennent :
Et comme en tout événement
Il grimace admirablement !
Il faut voir en cette occurrence
La naïve et rare excellence
De son talent facétieux
Et ma foi divertit des mieux ! »

Ne dirait-on pas le compte-rendu des Pilules du Diable ou de la Biche au bois ?

La plupart de ces trucs que nous croyons d’invention moderne, avaient été importés par Torel ou plutôt Torelli, célèbre artiste vénitien, machiniste hors ligne qui avait failli être pendu comme sorcier, dans son pays, un jour que, sur son théâtre, par un changement à vue et à la suite d’un coup de sifflet, il avait transformé en un clin d’œil toutes les splendeurs d’un palais en un site ravagé ; il en avait été quitte pour trois doigts que la foule affolée lui avait brisés, alors qu’il se sauvait de Venise pour n’y rentrer jamais. Les décors étaient un don du marquis de Sourdéac, qui, dans son château de Neufbourg, en Normandie, avait créé un théâtre de musique qui subit le même sort que celui de Paris.

La troupe du Petit-Bourbon possédait d’excellents interprètes qui avaient les traditions de Pierrot, de Colombine et d’Arlequin. Nous avons nommé Scaramouche qui était un farceur au gros rire, aujourd’hui le compère, personnage qui gobe tout et fait tout gober au parterre[40].

Les comédiens du Marais, qui avaient gardé le nom de leur premier établissement au Marais, à l’Hôtel d’Argent, où ils avaient séjourné jusqu’en 1620, époque à laquelle ils se transportèrent rue Vieille-du-Temple, au-dessus de l’égout[41], jouaient la comédie burlesque ; non plus de ces farces grossières, qui étaient restées aux tréteaux : leurs auteurs se nommaient Scarron, Thomas Corneille, d’Ouville.

Les acteurs avaient suivi la marche progressive de leurs auteurs et n’étaient plus des pitres, s’ils n’étaient pas encore des comédiens.

Jodelet, le premier sujet du Marais était de race. Doué d’un physique éminemment comique, son geste, sa diction, les mouvements de son masque, tout était en harmonie ; non seulement il ne dépassait pas le but, et c’était déjà beaucoup, mais encore il savait y atteindre.

On avait fait sur lui ce quatrain :

La perle des enfarinés,
Jodelet qui parle du nez,
Et fait grandement rire parce
Qu’il est excellent dans la farce.

Aurait-il eu moins de succès si son nez se fût contenu dans ses fonctions naturelles ? on avait fait pour lui : Jodelet maître, Jodelet valet, Jodelet souffleté, Jodelet prince, ce qui prouve que son nom était une attraction.

Le théâtre du Marais était le théâtre des bourgeois et des traitants.

Enfin les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. Ceux-ci parlaient le langage des dieux. Leurs auteurs étaient Racan, Rotrou, Pierre Corneille. Ils possédaient pour clients les marquis et la cour.

Parmi eux on voyait le vieux Baron, Montfleury, Beauchâteau, Hauteroche et Floridor, qui entraient si bien dans leurs rôles, s’identifiaient tellement avec les héros qu’ils représentaient que, parfois, ils se croyaient eux-mêmes sortis de la cuisse de Jupiter.

Molière dans l’Impromptu de Versailles ne les a pas épargnés.

Floridor, beau, bien fait, s’exprimant aisément, était chargé de la harangue, compliment qui alors précédait la pièce, et n’a fait aujourd’hui que changer de place ; c’est le couplet au public, où l’actrice, après avoir fait une risette au parterre, réclame l’indulgence pour l’auteur et ses interprètes.

Floridor était la coqueluche du quartier : il portait l’habit de qualité avec une telle distinction que les marquis, glorieux de leur Floridor, n’auraient pas permis qu’on le leur montrât dans un rôle odieux ou seulement ridicule.

Un jour, il parut sous les traits de Néron, et le lendemain Racine fut obligé de se procurer un autre fils d’Agrippine.

Les comédiens du Marais et de l’Hôtel de Bourgogne étaient comédiens du Roi. Quelle différence y avait-il entre ce titre et celui de Troupe du Roi que Louis XIV accorda plus tard si pompeusement à la troupe de Molière ? Sans doute que les comédiens du Marais et ceux de l’Hôtel de Bourgogne étaient troupe de ville et avaient le droit de se montrer dans toutes les villes du royaume : tandis que la troupe du roi était les comédiens de sa maison, comme nous avons vu que les gouverneurs de province possédaient les leurs.

Le 24 octobre 1659 avait été la date choisie pour la grande épreuve au palais du Louvre.

Ce jour-là, Sa Majesté, ayant à ses côtés Monsieur et le prince de Condé, à sa suite les officiers de sa couronne, fit son entrée dans la salle des gardes, où par une faveur spéciale, Floridor avait été admis dans les bas rangs.

On commença par Nicomède ; certes Nicomède n’est pas la meilleure tragédie de Corneille, mais il faut le reconnaître aussi, Molière et sa troupe n’excellèrent jamais dans le genre épique.

Nicomède marcha cahin-caha.

Les gazettes déclarèrent « qu’on fut surtout satisfait du l’agrément et du jeu des dames. »

Ce n’était qu’un succès d’estime.

Floridor était content. Les acteurs saisissent mieux que personne les impressions de la salle. Molière sentit que sa fortune était compromise, peut-être perdue à jamais, si par un coup hardi il ne se relevait de cette défaillance. Alors s’avançant sur la scène, après les saluts d’usage, dans une harangue aussi pleine de tact et de modestie que d’habileté, « il remercia Sa Majesté de la bonté qu’elle avait eue d’excuser ses défauts et ceux de sa troupe qui n’avait paru qu’en tremblant devant une assemblée aussi auguste ; puis, ajoutant que la seule envie qu’ils avaient eue d’avoir l’honneur de divertir le plus grand Roi du monde, leur avait fait oublier qu’il avait à son service d’excellents originaux dont ils n’étaient que de très faibles copies ; il supplia très humblement Celui qui avait bien voulu souffrir leurs manières de campagne, d’avoir pour agréable que lui et sa troupe lui donnassent un des petits divertissements qui leur avaient acquis quelque réputation en province. »

Cette harangue produisit un effet meilleur que celui de la tragédie.

Floridor était moins content.

On joua le Docteur amoureux, et l’on recueillit les mêmes bravos qu’on avait si souvent obtenus devant un public moins huppé mais aussi juste appréciateur. La partie était gagnée.

Floridor n’était plus content du tout.

En se retirant, Sa Majesté accorda aux protégés de son frère la permission de donner des représentations dans la salle du Petit-Bourbon.

Il n’était que temps ; le lendemain la cour partait pour le Midi, où elle devait séjourner pendant trois mois.

C’est de ce jour que date l’usage de donner une petite pièce après la grande ; de faire suivre la tragédie de l’une de ces babioles au langage simple, franc, naturel et léger : c’est à Molière que nous devons de rentrer chez nous l’esprit tranquille, l’âme rassérénée, de ne plus revoir en songe Burrhus, Porus et Britannicus, de ne plus rêver de poignard ni de coupe empoisonnée.

Le théâtre du Petit-Bourbon était situé près du Louvre, en face de Saint-Germain-l’Auxerrois ; dans une galerie de l’hôtel qui avait appartenu au connétable de Bourbon, tué sous les murs de Rome, et que François Ier avait fait démolir en partie pour punir le comte de sa félonie, on avait disposé une salle de spectacle petite, mais des plus coquettes, qu’on appelait une bonbonnière. « Cette salle avait dix-huit toises de longueur sur huit de largeur, la voûte semée de fleurs de lys. Son pourtour était orné de colonnes avec chapiteaux, frises, architraves et corniches d’ordre dorique. Entre icelles, des arcades en niches (les loges) ; à l’un des bouts, directement opposée au dais de Sa Majesté, était la scène, d’une analogue dimension. »

Jusqu’en 1620, des tapisseries avaient servi de toiles de fond et de coulisses ; mais depuis le marquis de Soudéac, cette partie de la mise en scène était devenue presque un art. Les costumes, donnés le plus souvent par de hauts personnages, étaient d’une grande richesse ; l’éclairage seul laissait à désirer.

Un porte-flambeau à quatre branches, garni de grosses bougies de cire jaune, figurait un lustre, suspendu au-dessus des acteurs ; des appliques de fer blanc et une rampe de chandelles, voilà tout ce qui composait le luminaire. Pendant les entr’actes on venait moucher les chandelles. Le pâtissier Ragueneau que nous avons vu débuter à l’illustre théâtre était chargé de l’emploi de moucheur, n’ayant sans doute pas trouvé à développer autrement ses talents.

La cire ne s’employait que dans les châteaux. Quand on jouait à Versailles, à Saint-Germain, à Fontainebleau, chaque acteur pour s’habiller et pour le service de sa loge, recevait une livre de bougies, ce qu’on nommait des feux, expression qui s’est conservée à la Comédie-Française, seulement les feux sont devenus des jetons de présence en argent.

Après la chandelle, on avait essayé pour la rampe de petites boîtes en fer-blanc, remplies de suif et garnies d’une mèche : c’était le lampion.

En 1786, un ferblantier de Soissons, nommé Quinquet, inventa la lampe à courant d’air qui porte son nom ; et les quinquets remplacèrent les bougies et les lampions.

Enfin, en 1822, le gaz parut à l’Académie royale de musique, le jour de la première représentation d’Aladin ou la Lampe merveilleuse. Aujourd’hui le gaz est à son tour à la veille d’être supplanté par la lumière électrique.

La symphonie, on donnait ce nom à l’orchestre, se composait d’une flûte, d’un tambour et de deux violons.

Le souffleur se tenait dans la coulisse ; ce ne fut qu’en 1665 que sa logette prit la place qu’elle a depuis conservée.

De la scène, descendait un escalier, par lequel les gens de qualité venaient s’asseoir sur des banquettes, qui enveloppaient les acteurs ; quelquefois même ils se campaient devant ces derniers, tournant le dos au public. Cette usage, si nuisible à la représentation, mais d’un profit important, ne fut aboli qu’en 1750, par le comte de Lauraguais, qui en dédommagea les comédiens par une assez forte somme.

Scaramouche et sa troupe, en possession de la salle du Petit-Bourbon, ne durent point l’abandonner, mais seulement en accepter le partage, selon le décret de Sa Majesté. Les Italiens ne jouaient que les mardis, vendredis et dimanches qu’on appelait les jours de l’ordinaire ; Molière et ses associés eurent les lundis, mercredis, jeudis et samedis. Il ne resta plus à régler qu’une indemnité de quinze cents livres pour frais d’un matériel commun et le rideau se leva sur l’Étourdi et le Dépit amoureux.

Nous devons également faire connaître l’organisation d’une troupe qui fut le noyau de la Comédie-Française, et donner quelques notes biographiques sur les compagnons de scène de notre auteur ainsi que nous l’avons fait pour les amis de son foyer.

Cette troupe était constituée en société. La société se composa d’abord de dix parts, puis de douze, de quatorze ; une année même elle fut de quinze. Chaque part entrait en égal partage dans les recettes. Plus tard il y eut des demi-parts pour les débutants et des pensions de retraite pour les vétérans. Molière, lorsqu’il fut marié, eut deux parts ; plus deux autres comme auteur ; ce qui lui en faisait quatre, sans compter les gratifications qui lui étaient allouées après chacun de ses succès.

Complétée par le décret de Moscou, cette constitution est restée celle du Théâtre-Français.

Voici les noms des co-sociétaires de Molière : les frères Béjart, du Parc, du Fresne, de Brie, de la Grange, Jodelet, du Croisy, de l’Épy, de la Thorillière, Brécourt, Hubert, Beauval, le jeune Baron.

Mlles Béjart, du Parc, de Brie, Hervé, du Croisy, la Grange, Beauval.

Au XVIIe siècle, une femme de théâtre n’était appelée que Mademoiselle ; on n’accordait le nom de Madame qu’aux bourgeoises de qualité ; et dans les fiefs, le nom de Monsieur, à celui seulement qui possédait une vache et un cochon.

En parlant des actrices, on faisait aussi précéder leur nom de l’article la, usage qui semble être venu d’Italie ; car de nos jours encore, on a dit la Malibran, on dit la Patti ; ce qui serait considéré comme une inconvenance envers des artistes français.

Jodelet, dont nous avons parlé, mourut en 1660. Des deux frères Béjart, la mort de l’un suivit de près celle de Jodelet, l’autre toucha la première pension de retraite servie par le théâtre en 1670. De l’Épy se retira à Angers en 1663 ; du Fresne à Argentan en 1669. Du Parc, que ses camarades avaient surnommé Gros-René, avait de l’embonpoint ; sa femme avait de la grâce. De Brie, hardi bretteur, jouait au naturel le rôle de La Rapière du Dépit amoureux et le Maître d’armes dans le Bourgeois gentilhomme.  Brécourt était si plaisant dans Alain, de l’École des femmes, que Louis XIV, en lui voyant jouer ce rôle, s’était écrié : « Ce garçon-là ferait rire des pierres. »

L’enfance de Baron avait été exploitée par un organiste de Troyes, du nom de Raisin, qui promenait de province en province un clavecin jouant à volonté tous les airs qu’on lui désignait, sans que la main en frappât une seule touche. – Les magnétiseurs ne sont pas d’hier. – Louis XIV, voulant connaître ce prodige dont il avait entendu parler, fit venir Raisin à Saint-Germain. En l’entendant, la reine faillit se trouver mal de surprise et d’effroi. Le roi aussitôt ordonna qu’on ouvrît l’instrument magique et l’on vit, assis dans le clavecin, le petit Baron qui exécutait tous les morceaux que le public demandait. C’est à ce moment que Molière, qui venait de perdre son fils, prit l’enfant en affection ; Baron jouait avec beaucoup de naturel. Il fut de plus un auteur de mérite.

De la Thorillière, gentilhomme breton, commandait une compagnie dans un régiment de cavalerie, quand, saisi d’un violent amour pour le théâtre, il sollicita la permission de monter sur la scène ; permission qui lui fut d’abord refusée, pour lui donner le temps de la réflexion ; puis enfin accordée. Ce fut lui qui succéda à Molière dans le rôle d’Argan du Malade imaginaire. Qu’on se figure l’effet que dut produire la reprise de cette pièce le 3 mars 1673, lorsqu’au troisième acte Angélique et Louison s’écrièrent, en se jetant à genoux devant le fauteuil où Argan est cru mort : « J’ai perdu le plus tendre des pères, j’ai perdu mon meilleur ami ! » C’étaient Armande et la petite Madeleine qui jouaient Angélique et Louison, la femme et la fille de l’auteur ! Ces mots ne sortaient pas de leur bouche sans avoir passé par leur cœur. Les larmes coulaient dans la salle autant que sur le théâtre.

Charles Varlet de La Grange, celui-là aussi, fils d’un capitaine et né au château.de Nanteuil, eût pu choisir entre bien des carrières, s’il ne se fût laissé entraîner par cet art aux amorces si saisissantes. Il avait vingt ans quand il entra dans la troupe, à Pâques 1659. Pâques était et est resté l’époque de tous les engagements au théâtre.

« Aux grâces de la jeunesse il joignait la distinction et la retenue de l’homme fait : il portait admirablement le baudrier brodé, la plume et les canons ; le timbre de sa voix était des plus sympathiques et son expression si sincère, qu’on ne distinguait pas la vérité de sa seule apparence. Toujours en scène, à l’action, à son rôle ; ses regards ne se perdaient jamais dans les loges ; il jouait aussi bien quand il écoutait que quand il parlait ; aussi Molière ne donna-t-il une seule pièce où il ne figurât la grâce et la tendresse[42]. »

Il fut le Lélie de l’Étourdi ; l’Éraste du Dépit amoureux ; l’Horace de l’École des femmes ; Amphitryon, Don Juan. Dans cette dernière pièce, pour venger l’auteur de Tartuffe et son meilleur ami, il débita la tirade sur l’hypocrisie avec une telle chaleur que le Festin de Pierre faillit en être défendu comme Tartuffe.

On lui doit surtout ce fameux Registre de La Grange, document si précieux que la Comédie-Française possède en manuscrit et qu’elle s’est enfin décidée à livrer à l’impression en 1876. Histoire sommaire mais authentique du théâtre, où sont consignés, avec les événements de chacune des représentations, les recettes et les dépenses de chaque jour et tous les faits se rapportant à la société ou aux membres qui la composaient. Véritable journal de la maison Molière, exact comme le sont les chiffres et qui devait relever tant d’erreurs affirmées par le temps.

Le lecteur nous saura gré, nous n’en doutons pas, de mettre sous ses yeux quelques-unes des notes de ce curieux recueil.

Voici un aperçu des recettes :

Celles de l’Étourdi et du Dépit amoureux ne dépassèrent jamais 400 livres ; celles des Précieuses ridicules s’élevèrent à 1 400 ; Sganarelle retomba à 800 ; Don Garcie fit la même somme, mais ne fut joué que sept fois. La septième représentation, le 17 février 1661, ne produisit que 70 livres. L’École des maris, 1 200 ; les Fâcheux, 1 400 ; l’École des femmes, 1 500, avec la Critique, 1 900 ; l’Impromptu de Versailles, 1 000 ; le Festin de Pierre, 2 400 ; l’Amour médecin, 2 000 ; le Misanthrope, 1 600 ; mais les recettes tombèrent aussitôt, et le Médecin malgré lui les releva.

Tartuffe, une première fois 1 890 livres ; défendu par M. de Lamoignon, à sa reprise, 2 900 ; l’Avare, 1 100 ; Amphitryon, 600, malgré les frais considérables qu’il avait occasionnés ; M. de Pourceaugnac, 1 300 ; le Bourgeois gentilhomme, 1 700 ; Scapin, 750 ; Psyché, 1 300 ; les Femmes savantes, 1 800 ; la Comtesse d’Escarbagnas, 900 ; le Malade imaginaire, 2 000.

Molière, directeur, ne consacrait pas son théâtre uniquement à ses œuvres. Parmi les pièces de Corneille on y jouait : la Veuve, le Cid, Horace, Cinna, le Menteur, Rodogune, Nicomède, Sertorius, Attila.

De Racine : la Thébaïde, Alexandre, Bérénice.

De Rotrou : Venceslas.

De Gilbert : les Vraies et les fausses Précieuses, Huon de Bordeaux, le Tyran d’Égypte.

De Vizé : la Mère coquette, la Vénus à la mode, la Pastorale, les Maux sans remède, les Maris infidèles.

De Coqueteau la Clairière : Oreste et Pylade.

De Brécourt : la Bradamante ridicule.

De Subligny : le Désespoir extravagant.

De Prade : Arsale.

De Magnon : Zénobie.

De Boyer : Tonnaxare.

De la Thorillière : Cléopâtre.

De Madeleine Béjart : Don Quichotte ou les Enchantements de Merlin.

Comme acteur, il paraissait souvent dans ces pièces ; dans les pièces comiques surtout, dont les recettes n’égalaient jamais celles de ses propres ouvrages.

Les visites, ou spectacles à la ville et à la cour avec les noms des personnes chez lesquelles on était mandé : chez le roi, la reine-mère, Monsieur : à Saint-Germain, Versailles, Fontainebleau, Chambord, au Palais-Royal.

Par Condé : à Villers-Cotterêts, à Chantilly, au Raincy.

Chez Fouquet, Mazarin, Colbert, les maréchaux de l’Hôpital, d’Aumont de la Meilleraie, de Grammont.

Chez les ducs de Roquelaure, de Mercœur, de Beaufort.

Chez les comtes de Soissons et de Vaillac, le chevalier de Grammont.

Chez MM. de Guénégaud, de Vandosne, d’Antilly, d’Ecquevilly, Séguin, Le Tellier, de la Feuillade, de Luxembourg.

Chez Mmes Sauguin, de Soissons et de Savoye.

Le roi payait à l’ordinaire 3 000 livres ; il en donna 8 000 pour les fêtes de Versailles, 14 000 pour 15 journées à Saint-Germain. De Fouquet, on reçut 4 000 livres pour les fêtes de Vaux. Mazarin payait beaucoup moins, et Colbert, moins encore. Le prix des visites variait de 500 à 3 000 livres, selon la composition des spectacles.

Les dépenses journalières étaient :

« Affiches rouges et noires, 10 livres ; sergent et soldats, 15 livres ; chandelles, 30 livres ; machinistes, 7 livres ; contrôle, ouvreurs de loges, concierge, 3 livres. La part des pauvres : aux Sulpiciens, Picpuciens, Capucins ; 100 livres, au curé de Saint-Eustache, qui le 21 février 1673, refusa ses prières à celui sur le cercueil duquel les larmes d’un peuple remplacèrent les quelques gouttes d’eau bénite qu’on n’avait pas voulu lui accorder.

Les frais de l’extraordinaire pour ballets et divertissements comprenaient : grands et petits danseurs, clavecin, assistants, Amours, Zéphyres et petites Grâces.

Les dépenses de Psyché s’élevèrent à 4 359 livres.

À défaut d’une éloquence qui lui manquait ou peut-être qui lui eut semblé déplacée, La Grange avait imaginé une façon concise et originale de traduire ses impressions, en face des événements heureux et douloureux, pour la troupe, pour lui ou pour ses camarades. À la date des débuts au Petit-Bourbon ; de la prise de possession de la salle du Palais-Royal ; du jour où l’on reçut le titre de Troupe du Roy et de celui du mariage de Molière le mardi-gras, 14 février 1662 ; après une visite chez M. d’Ecquevilly, on trouve en marge sur son registre, un petit globe azuré.

À la mort d’un sociétaire ainsi que pour l’interdiction de Tartuffe, un losange noir.

Une petite croix en forme de porte-bonheur, teintée de rose, accompagne la date de la naissance de la petite Madeleine, le 7 août 1665.

Le 12 décembre 1672, Mlle de La Grange met au monde deux jumeaux ; la petite croix cette fois est teintée moitié noire, moitié rose ; le mari n’était qu’à demi content.

Madeleine Béjart, de ses deniers et de sa personne avait aidé à la formation de l’Illustre théâtre ; en 1658 elle avait quarante ans : à cet âge, une actrice est belle encore, surtout quand elle a du talent. Fatiguée sans doute, on ne la revit plus que rarement sur la scène. Elle s’adonnait surtout aux soins de l’administration, à laquelle son dévouement ne fit jamais défaut.

Elle joua admirablement Dorine, et mourut en 1672.

Armande parut d’abord dans Léonor de l’École des Maris et dans Orphise des Fâcheux, rôles très secondaires ; puis dans Élise de la Critique de l’École des Femmes. Mais alors elle n’était plus Armande Béjart, elle était Mademoiselle de Molière. L’auteur avait mis dans sa bouche la principale défense de son œuvre ; elle s’en acquitta avec toute la franchise de l’amour, naissant ; Molière avait en outre jeté dans ce personnage toute la senteur de l’honnêteté, et le public touché par ce double sentiment, s’éprit aussitôt de l’actrice à qui il garda ses constantes faveurs. À si bonne école et douée comme l’était Armande, le talent ne pouvait manquer de lui arriver. Il lui vint en effet. Elle joua Célimène, Elmire, Henriette, des Femmes savantes, de façon qu’aucune autre ne pouvait la remplacer. Elle était distinguée, portait à ravir de magnifiques toilettes, toilettes de femme de directeur et d’un mari qui lui passait toutes ses fantaisies.

Dans chacun de ses rôles elle répétait certaines intonations, certains gestes, qui lui étaient personnels et faisaient éclater la salle tout entière.

Les plus grands comédiens ont eu de ces effets, cachet d’une individualité plutôt que du talent, et que le public, lorsqu’il s’en est épris, veut retrouver chaque fois que reparaît l’artiste. Mlle Rachel avait ses imprécations, ses dédains, ses accès de colère contenus ; Mlle Mars, la suprême incarnation de la comédienne, ses effarements de pudeur outragée, ses élans de tendresse ingénue. Qui ne se rappelle la façon dont elle répondait à Tartuffe :

Laissez-moi, je suis fort chatouilleuse,

et lorsqu’il lui offrait un morceau de jus de réglisse :

C’est un rhume obstiné sans doute, et je vois bien
Que tous les jus du monde ici ne feraient rien.

Arnal, aux épatements si naïfs, voulant se moquer de ces engouements invétérés dans le parterre, resta muet un jour, à un mot et à un geste que la claque avait l’habitude de souligner ; on rit quand même, et l’on cria bis comme s’il, eut prononcé le mot et fait le geste.

Mlle de Brie, une perle dont le mari était la coquille, disait-on, vive, alerte, petite et mignonne, après avoir joué Isabelle, créa Agnès, rôle dans lequel le public la voulait voir encore, alors qu’elle avait soixante ans. Elle avait autant de cœur que d’esprit et fut la constante amie de Molière.

Mlle du Parc (marquise), que ses camarades appelaient la Marquise quoiqu’elle ne le fût pas de Prétentailles, mais seulement par son acte de baptême, où elle était inscrite sous le nom de Marquise-Thérèse Gorda, fille de Gorda, bourgeois de Lyon et chef d’une bande nomade. Elle était devenue la femme de Gros-René, Berthelot du Parc. Enfant de la balle elle jouait tout, comédie, tragédie, et fut même une des premières personnes de son sexe qui dansèrent sur la scène. « Elle faisait certaines cabrioles où elle laissait deviner les plus adorables contours, au moyen d’une jupe qui était ouverte des deux côtés, avec des bas de soie attachés au haut d’une petite culotte, » dit le Mercure galant, qui jamais ne mérita mieux son titre.

Sa beauté était irréprochable, mais son caractère ne l’était pas : tapageuse, hautaine et surtout capricieuse ; par caprice elle quitta Molière et son théâtre ; par caprice elle suivit Racine et passa à l’Hôtel de Bourgogne.

Mlles Hervé, du Croisy, La Grange et Beauval étaient des utilités.

Cette troupe, dont Molière sans doute était la grande personnalité, possédait de réels talents ; mais elle était surtout remarquable par l’ensemble que, sous la direction du maître, elle apportait dans toutes ses représentations. Les plus petits emplois, lorsqu’il le fallait, étaient tenus par des premiers sujets et c’est dans cette solidarité du devoir, ce dévouement au drapeau, qu’au théâtre, comme partout ailleurs, se trouve le succès certain : Aussi fut-elle appelée la meilleure troupe du monde, renom que ses successeurs n’ont cessé de mériter.

 

 

LE PETIT-BOURBON

 

« La troupe commença à représenter en public, le 3 novembre 1658, jour des Trépassés[43]. » Ce qui prouve qu’on n’était pas superstitieux.

On joua d’abord l’Étourdi, puis le Dépit amoureux, suivant l’ordre chronologique de leur naissance. Ces deux enfants de la province, passèrent pour de nouveau-nés à Paris et leur succès devant le grand juge fut égal à celui qu’ils avaient précédemment obtenu.

L’Étourdi et le Dépit amoureux n’étaient pas le summum, où leur auteur devait bientôt parvenir. On y reconnaît les leçons de l’atelier ; c’est presque une loi rudimentaire pour l’artiste que, dans ses premières œuvres, à côté de traits originaux, on retrouve la tradition de ses maîtres ; que de réminiscences n’a-t-on pas constatées aux débuts des peintres, des poètes ou des musiciens ?

On copie avant de créer ; Molière lui-même imita avant d’être Molière, avant de nous montrer, à l’éclat de son génie, la nature humaine sous son vrai jour, avec toutes ses sincérités ou toutes ses turpitudes.

Les Italiens et les Espagnols étaient, à cette époque, des maîtres au théâtre ; l’Étourdi et le Dépit furent conçus dans le genre italien et dans le genre espagnol ; mais si ces deux comédies tiennent de ces imbroglios si fort en vogue,-elles n’en sont pas moins, avec le Menteur, inscrites au frontispice de l’art dramatique en France. Elles ont leur marque de fabrique, de la première fabrique du monde. Ce ne sont plus de ces inventions hyperboliques mal aisées à débrouiller, assaisonnées d’obscénités et de trivialités cyniques ; l’action se renferme dans les bornes de la raison, se développe avec clarté, la conversation y devient de bonne compagnie, et le style est franc comme la pensée, s’il n’est pas encore dans toute sa pureté.

Les auteurs italiens travaillaient d’habitude pour un acteur, le héros de la troupe ; dans toutes les troupes il y avait un héros, autour duquel ils groupaient les autres personnages, presque toujours les mêmes, des types traditionnels : Harlequino, Il capitan Lélio, Cassandre, Léandre, Colombine, le Notaire et le Commissaire. Lélio était l’amant épris ; Léandre, le fat ; Cassandre, le vieillard dupé, Arlequin, le grand meneur d’intrigues. Ils cherchaient ensuite pour leur pièce un fabliau qui se prêtât à force surprises, incidents, événements imprévus qui faisaient la joie du parterre, et leurs intrigues ne sortaient guère d’un amour défendu qui devient légitime.

Dans l’Étourdi, Lélie, c’est Lélio, disputant à Léandre la main de Célie (Colombine), esclave aux mains de Trufaldin (Cassandre). Mascarille, pour délivrer la jeune esclave, met au service de son maître toutes les ruses de son imagination ; voilà les surprises que l’Étourdi fait sans cesse avorter ; voilà les événements imprévus. Trufaldin est enfin reconnu le père de Célie, et l’amour défendu devient un amour légitime : Vivat Mascarillus, fourbum imperator.

C’était Molière qui jouait Mascarille, et nous n’oserions affirmer qu’il n’ait pas songé d’abord à façonner un rôle pour l’acteur ; mais Mascarille n’était déjà plus un type italien, c’était un type français.

La plupart des fils de qualité avaient à leurs gages de ces malins compères, enleveurs de filles, dupeurs de vieillards, qui prêtaient à ces jeunes gens leur fourbe, leur audace, même leur argent, en leur faisant payer leur complaisant concours par une familiarité parfois insolente. Mascarille est un valet moderne, le valet de notre comédie. Sans doute il descendait d’Arlequin comme Figaro fut à son tour un petit-fils de Mascarille ; mais dans le tour de main de Molière, sous la batte d’Arlequin, et la savonnette du barbier, il y a tant de ressources comiques, de verve et d’esprit, que ces trois générations forment une des plus notables familles dramatiques.

L’Étourdi est imité de l’Inadvertito de Nicolo Barbieri ; mais au moment où il cherchait des modèles, Molière ne s’inspira-t-il pas aussi du Menteur ?

On sait quelle vénération il avait pour Corneille, qu’il appelait le père de la comédie, et toujours mon père. Il y a une grande similitude dans le choix du sujet de ces deux comédies ainsi que dans la manière de les conduire. L’étourderie et le mensonge ne sont que des défauts de jeunesse bien plutôt que de réels caractères : cependant, dans chacune de ces pièces, les auteurs ont apposé leur cachet : Corneille, dans les paroles si belles et si sévères, placées dans la bouche du père de Dorante :

Êtes-vous gentilhomme ?

et Molière, en faisant administrer une volée de bois vert à Lélie.

L’Étourdi est une comédie d’intrigue des plus alertes que nous possédions.

Le Dépit amoureux tient davantage de la tragicomédie espagnole, avec ses enlèvements, ses substitutions, ses travestissements.

Voici l’imitation espagnole : Albert, le père de Lucile, attend un fils pour compléter son bonheur, quand il lui arrive encore une fille ; il se rend alors chez la voisine et lui dit : « Vous avez un petit Ascagne, moi j’ai une petite Dorothée ; prenez ma Dorothée, donnez-moi votre Ascagne, » et la voisine consent, mais Ascagne meurt. La femme d’Albert, pour ne point affliger son mari, reprend sa Dorothée qu’elle dissimule sous les habits d’Ascagne. Dorothée devenue grande, n’a pas abdiqué les ruses de son sexe ; sa sœur Lucile dédaigne Valère ; Valère lui plaît ; elle prend le masque de Lucile et un soir qu’il fait bien noir, bien noir, elle va chez Valère et se fait épouser par celui qu’elle aime et qui se croit quand même le mari de Lucile.

Et le Dépit amoureux ?

C’est au milieu de cet imbroglio, le plus délicieux tableau de l’amour à vingt ans, avec ses prompts aveux, ses bouderies innocentes, ses naïfs abandons où Éraste et Lucile, troublés dans leurs sentiments réciproques par la supercherie de Dorothée, se dépitent, se jalousent et s’adorent ; tableau dans lequel se reconnaissent tous ceux qui ont aimé ou qui aiment encore.

Ce railleur par excellence, qui nous flagella si bien, savait aussi, mieux que personne, faire parler le langage du cœur. Racine, dit-on, profita de ses leçons.

La scène d’Éraste et de Lucile répétée entre Gros-René et Marinette :

Rompons-nous ?
Ou ne rompons-nous pas ?...

du comique le plus entraînant, est un effet de l’art, un procédé que Molière employa souvent : de reprendre, en un style différent, l’exposé et le développement d’une situation, pour que cette situation soit également comprise par tous les spectateurs.

Dépouillé de ses emprunts, c’est-à-dire de cinq actes réduits en deux, le Dépit amoureux se joue et se jouera toujours avec le même succès.

Les recettes de l’Étourdi et du Dépit s’étaient élevées à 400 livres, mais parfois aussi elles étaient tombées bien au-dessous.

À cela, il y avait diverses causes.

Aussitôt après la représentation au Louvre, à laquelle il avait assisté, le roi était parti de Paris. Son protectorat n’avait été que de courte durée.

Monsieur, qui avait titré la troupe, en promettant trois cents livres de pension à chacun des sociétaires, pension qu’il ne paya jamais, aussi avare de ses visites que de ses écus, n’avait honoré ses comédiens qu’une seule fois de sa présence.

Les marquis étaient demeurés fidèles à Floridor.

Il n’était donc resté pour clients que les petits bourgeois et les petites bourgeoises du quartier ; car les affiches-ne se placardaient pas alors par toute la ville ; et la réclame, fille du puff, originaire de l’Angleterre, n’avait pas encore traversé le détroit.

Mais encore il avait fallu partager sa salle avec les Italiens. Ces réunions de deux entreprises semblables, dans un même local, ont toujours été fatales soit à l’une soit à l’autre : Ceci tuera cela est un vieil adage... et les Italiens avaient tous les avantages.

Ils s’étaient conservés les jours de l’ordinaire.

L’usage était de n’aller au spectacle que trois jours par semaine, qu’on appelait ceux de l’ordinaire.

Ceux de l’extraordinaire étant réservés au travail, il fallait bien de l’extraordinaire pour faire sortir, ces jours-là, la foule de ses habitudes.

Ces rivaux jouaient en outre des féeries avec trucs, changements à vue, apparitions, musique, chants et ballets, et comment lutter contre eux, dans le simple appareil de la comédie, avec la nudité de l’alexandrin !

Enfin, ils possédaient Scaramouche, ce pitre renommé qui, par ses lazzis, ses grossières allusions, était l’idole de la populace, et dont la notoriété, depuis longtemps établie, devait écraser celle de Mascarille ; car on ne disait ni Molière, ni la Troupe de Monsieur, ni le Théâtre de Monsieur ; mais Mascarille, le Théâtre et la Troupe des Mascarille ; et non comme on salue une étoile, mais avec ironie, jalousie et dédain.

Les chiffres en main, il faut le reconnaître, pendant cette première année, on végéta plutôt qu’on ne vécut.

 

 

Les Précieuses ridicules

 

Le 18 novembre 1659, parurent les Précieuses ridicules et, en un jour, tout changea de face. Ce théâtre si diffamé, du dernier rang qu’il occupait, passa au premier.

De vingt lieues à la ronde, dit De Visé, on y vint par le coche, en patache, en carrioles, en carrosses, et la troupe elle-même monta en carrosse, pour se rendre dans les châteaux, les palais, partout où elle était appelée.

Ce fut un petit acte, en prose, dont la durée de la représentation n’a jamais dépassé trente-cinq minutes, qui causa cette grande révolution : C’est que ce petit acte était un chef-d’œuvre d’observation et d’esprit ; son auteur, depuis son retour à Paris, avait remarqué, que ce qu’il y avait de plus ridicule dans la grand’ville, était les Marquis et les Précieuses, et il avait pris précieuses et marquis pour en faire un éclat de rire. Le Marquis, cet homme-femme, avec ses canons, ses rubans, sa petite oie, ses plumes et ses dentelles ; la Précieuse, cette femme devenue homme, arbitre du langage, tenant académie, et manquant tous les deux également à leur origine ; l’homme ayant été créé pour le respect dans sa virilité, la femme belle et touchante dans sa grâce.

Au commencement du règne de Louis XIV, le marquisat n’était point un apanage ; il n’y avait encore que des duchés, des comtés, des baronnies, et ce titre n’était qu’un droit de présentation devant une jeune Majesté qui voulait se faire un cortège de la cour la plus éblouissante. En se faisant annoncer Monsieur le Marquis, on était admis aux petits levers. Les jeunes gens de qualité se donnaient du marquis, comme plus tard, ils prirent du talon rouge. Voilà les marquis de Molière.

Les Précieuses étaient de haute lignée. Elles étaient nées à l’Hôtel de Rambouillet, où une femme de grande naissance, d’un caractère aimable, d’un esprit cultivé, Catherine de Vivonne, avait ouvert le premier des Salons de Paris, dans lequel elle avait su grouper autour des plus jolies femmes de son siècle, les hommes les plus remarqués dans les lettres, les arts et la poésie. Malheureusement dans ces réunions l’amour ne tarde jamais à faire son entrée, et comme dans celle-là on voulut respecter la décence, honorer l’honnêteté, l’exagération du langage remplaça les sentiments contenus. Cette académie dégénéra bien vite en une espèce de cour d’amour, en un renouveau de chevalerie, un don-quichottisme féminin, dont les héros surpassèrent en ridicule celui de Cervantès. On commença par changer le nom de la grande prêtresse : Catherine fut transformé par anagramme en celui d’Arthenice ; puis on ne parla plus qu’en madrigaux, en sonnets, en énigmes. À Arthenice succéda la belle Julie d’Angennes, sa fille, qui, ayant sucé le lait des Précieuses, en arbora la cocarde ; à Julie d’Angennes, Mlle de Scudéri qui publia le code de la galanterie, enfin, après le modèle, la copie ; après la copie, la caricature. Comme on avait proclamé la réforme du langage, on voulut réformer aussi la bienséance, la tenue, l’étiquette. Certaines précieuses décidèrent de se mettre au lit pour recevoir leurs visiteurs, et mollement étendues dans une posture au moins assez nonchalante, parées d’habits que de grandes faiseuses imaginaient tout exprès, elles se livraient à des jeux innocents, dit-on, que leurs maris toléraient et mêmes favorisaient.

Elles avaient à leur service des alcovistes, personnages muets, chargés d’introduire dans les ruelles, décorées comme de véritables reposoirs, les initiés du sanctuaire.

Voici un échantillon de leur langage :

Un bonnet de nuit était le complice innocent du mensonge ; – le lit, le vieux rêveur ; – le soleil, l’aimable éclaireur de la nature ; – la terre, le piédestal du bas monde ; – l’aurore, la paupière du jour ; – le cerveau, le sublime ; – les oreilles, les portes de l’entendement ; – la joue, le trône de la pudeur ; – la pudeur, le vermillon de la honte ; – l’homme, le fils aîné de la nature ; – l’amour, le partisan du désir.

Et dans quel style on s’écrivait :

« N’ensevelissez pas mes espérances dans le tombeau de vos promesses menteuses ;

Je viens pêcher dans le lac de ma mémoire avec l’hameçon de ma pensée ;

Arrêtons, avec le mors de la prudence, la bouche ardente de la jeunesse ;

Le coin de la reconnaissance enfonce le nom de mes amis dans mon cœur ;

Vous jetez les bûches de votre courtoisie dans le foyer brûlant de mon amitié ;

La lime de la conversation aiguise la finesse de mon esprit ;

Dans mes poésies vous verrez s’étendre les fibres secrètes de mes intentions, se redresser les muscles de mes idées et se dessiner le profil de mes prédilections ;

Est-il possible que, avant de vous avoir saluée, adorable discrétion, j’aie laissé échapper de la bergerie de ma bouche quelques paroles égarées qui ont sauté par dessus la haie de la civilité et fait incursion dans le domaine du décorum ;

La raison de la déraison que vous faites à ma raison, affaiblit tellement ma raison, que c’est avec raison que je me plains de votre beauté ; J’embarque ce discours sur le galion de mes lèvres pour traverser la mer orageuse de votre attention et parvenir ainsi au port fortuné de vos oreilles. »

Les marquis et les précieuses, clients de l’Hôtel de Bourgogne, n’entraient jamais dans la salle du Petit-Bourbon ; Molière les campa sur la scène ; du public de Floridor, il fit ses marionnettes, et marquis et précieuses accoururent en masse à sa comédie ; tant il est vrai que le plus grand attrait que nous trouvions au théâtre est celui de nous y voir représenter, ou d’y reconnaître notre voisin, ce qui est tout un.

Marquis et précieuses applaudirent plus fort que personne.

Pour les précieuses, Cathos et Madelon étaient des pecques de province ;

Pour les marquis, Mascarille et Jodelet, étaient les voisins.

Dès la première représentation, la recette des Précieuses s’éleva à 1 400 livres, et, ce qui ne s’était jamais vu, quarante fois de suite, la pièce fut accueillie avec la même faveur.

Le roi, qui était au pied des Pyrénées, s’en était fait envoyer le manuscrit.

Les Italiens, délaissés, abandonnèrent la partie et retournèrent dans leur pays.

Les autres troupes, ne pouvant lutter avec plus d’avantages, changèrent leur genre. « On vit les plus graves comédiens devenir des bouffons et les auteurs héroïques se jeter dans le goguenard ; à l’Hôtel de Bourgogne on ne joua plus que le Baron de Crasse, la Noce au village, le Secrétaire de Saint-Innocent. »

Enfin, sans encore prononcer le nom de Molière, les gazettes se décidèrent à parler du théâtre dont tout le monde parlait :

Voici ce qu’écrivait Loret dans sa gazette rimée :

Cette troupe de comédiens
Que Monsieur avoue être siens,
Représentent, sur leur théâtre,
Une action assez folâtre ;
Autrement, un sujet plaisant,
À rire sans cesse induisant
Par des choses facétieuses,
Intitulé les Précieuses,
Ont été fort visités
Par gens de toutes qualités,
Qu’on n’en vit jamais tant ensemble
Que ces jours passés, ce me semble,
Dans l’hôtel du Petit-Bourbon.
Pour ce sujet, mauvais ou bon,
Ce n’est qu’un sujet chimérique,
Mais si bouffon et si comique,
Que, jamais, les pièces de Ryer,
Qui fut si digne de laurier ;
Jamais Œdipe de Corneille,
Que l’on tient être une merveille ;
La Cassandre de Monsieur Gilbert,
Alcibiade, Arnalasonte,
Dont la cour a fait tant de conte ;
Ni Frédéric de Boyer,
Digne d’un immortel loyer,
N’eurent une vogue si grande,
Tant la pièce semble friande,
À plusieurs, tant sages que fous !
Pour moi, j’y portai trente sous ;
Mais, oyant leurs fines paroles,
J’en ris pour plus de dix pistoles.

Les vers de Loret ne valent pas ceux de La Fontaine, mais l’intention était bonne.

On a rapporté que, le soir de la première représentation, un vieillard, au parterre, s’était écrié : « Courage, Molière, voilà de la véritable comédie ! » Et que Ménage, saisissant le bras de Chapelain, lui aurait dit : « Nous approuvions, vous et moi, Monsieur, toutes les sottises qui viennent d’être critiquées si finement et avec tant de bon sens ; mais, croyez-moi, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré, et adorer ce que nous avons brûlé. »

Les Précieuses ne sont, cependant, qu’une comédie de mœurs, de celles où l’auteur ne nous montre encore l’humanité que sous le reflet d’une époque ; ne nous reproduit que les travers d’un temps.

Pour remercier le public féminin de son galant accueil, Molière écrivit dans sa préface :

« Les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes qui méritent d’être bernés, et les véritables précieuses auraient tort de se piquer, lorsqu’on joue les ridicules qui les imitent si mal. »

Les précieuses furent-elles corrigées comme Ménage ? pas tout à fait : mais tant mieux, puisque nous leur devrons les Femmes savantes.

Cette pièce était la première vraiment nouvelle que Molière donnait devant les Parisiens. Voulut-il leur présenter ses camarades, en conservant à ses personnages le nom des acteurs ? La Grange et Du Croisy étaient Du Croisy et La Grange, Jodelet, le Vicomte de Jodelet. Narguant ses ennemis, il s’était lui-même appelé le Marquis de Mascarille.

Voici le portrait que Mlle Desjardins, une artiste du temps, nous a laissé de Molière, dans le rôle de Mascarille.

« Le marquis entra, dans un équipage si plaisant que j’ai cru ne pas vous déplaire, en vous faisant sa description. Imaginez-vous donc que sa perruque était si grande, qu’elle balayait la place, à chaque fois qu’il faisait la révérence, et son chapeau, si petit, qu’il était aisé de juger que le marquis le portait bien plus souvent dans la main que sur la tête ; son rabat se pouvait appeler un honnête peignoir et ses canons ne semblaient être faits que pour servir de cache aux enfants qui jouaient à la cligne-musette ; un brandon de glands sortait de la poche, comme d’une corne d’abondance, et ses souliers étaient si couverts de rubans, qu’il ne m’est pas possible de vous dire s’ils étaient de roussis de vache, ou de maroquin. Du moins, sais-je bien qu’ils avaient un demi-pied de haut, et que j’étais fort en peine de savoir comment des talons, si hauts et si délicats, pouvaient porter le corps du marquis, ses rubans, ses canons et sa poudre. »

 

 

Sganarelle

 

Six mois après, les Précieuses, le 30 mai 1660, Molière donna Sganarelle ou le Cocu imaginaire, pièce en un acte, aussi courte que celle des Précieuses, mais en vers, et qui lui gagna le public bourgeois, de la même façon qu’il avait conquis celui de l’hôtel de Bourgogne, en offrant au parterre des portraits dans lesquels il se reconnut.

Molière avait passé une partie de sa jeunesse dans ces centres populeux, où l’amour est du solide, et non du colifichet ; où l’on s’aime et où l’on se cogne avec la même franchise ; cette fois, il leva son rideau sur un tableau de mœurs conjugales beaucoup plus accentuées aux petits foyers que dans les grandes demeures.

L’intrigue de ce petit acte ne repose que sur une pointe d’aiguille : Célie se trouve mal et elle laisse tomber le portrait de Lélie. Sganarelle emporte Célie ; sa femme ramasse le portrait de Lélie. De là, toutes les méprises de ce couple jaloux : du mari, qui surprend entre les mains de sa femme l’image d’un galant, de la femme, qui a vu entre les bras de son mari une indigne pécore. Mais quelle touche vigoureuse, quel brillant coloris ! Les sentences humoristiques y abondent, ainsi que ces mots, si francs et si nets, qui peignent les choses sans ambages, que l’on retient aisément, que l’Académie rejeta d’abord, mais qu’elle fut forcée d’inscrire dans son dictionnaire, quand le temps lui en eut fait la loi.

Sganarelle porte un bien gros mot en sous-titre : le Cocu imaginaire. Ce mot n’est pas de l’invention de notre auteur, quoique ses détracteurs ne lui en aient pas épargné le blâme, en criant, partout, qu’il allait ramener à la scène les grossièretés de Turlupin et de Guillaume-Gorju. Cette expression, aujourd’hui de bas lieu et qui oblige la plupart des spectatrices à se cacher derrière leur éventail lorsqu’on le prononce, se répétait alors dans les meilleures compagnies. Elle se trouve souvent sous la plume de Mme de Sévigné, dans les lettres qu’elle écrivit à sa fille. Franchement, nous regrettons qu’on l’ait bannie de la littérature et même de la conversation.

Une langue perd toujours, quand il faut remplacer par une périphrase une expression indicative : Sganarelle ou le mari qui se croit trompé et qui ne l’est point, n’eût guère été euphonique. Il eut mieux valu tenter d’amoindrir la chose par des réformes prudentes et sages. Les cœurs ne se lient pas par des contrats d’argent.

Dans Sganarelle, le vers est plus poli que dans l’Étourdi et le Dépit amoureux ; on y sent aussi cette philosophie railleuse que nous allons retrouver à présent dans la plupart des ouvrages qui vont suivre. Le monologue de Sganarelle :

Dites-moi mon honneur, en serez-vous plus gras ?

vaut la scène entre Éraste et Lucile, et l’on devine la comédie de caractère que l’auteur va bientôt créer.

La pièce parut imprimée d’une singulière façon : un admirateur enthousiaste, doué d’une prodigieuse mémoire, le sieur de Neuf-Villaine, l’avait apprise par cœur et portée chez un libraire avec cette dédicace :

« À MONSIEUR DE MOLIÈRE, chef de la troupe de Monsieur, frère unique du Roy. »

Et une préface, dans laquelle l’éditeur complaisant déclarait avoir agi dans l’intérêt de l’auteur, afin que son œuvre ne fut pas livrée incorrecte au lecteur.

Ce qui avait eu lieu, en effet, pour les Précieuses ridicules, par un intrus malhonnête.

Molière pensa qu’il valait mieux se faire imprimer soi-même, et c’est ce qu’il fit à l’avenir.

Sganarelle, qui clôt la première série de ses représentations à Paris, avait suffi pour mettre le sceau à son talent, faire de lui le héros de la foule et laisser deviner ce qu’il devait être par ce qu’il avait été.

Scarron ne s’y trompa pas, lorsque faisant allusion au sujet de cette triomphante raillerie, dans son testament burlesque, après avoir donné à sa femme : le pouvoir de se remarier, à Loret un muid de vin, il légua :

« À Molière, le cocuage. »

Ce n’est point pour rapporter un bon mot de cet esprit invincible qui rit encore au milieu des plus cruelles souffrances, à cette heure suprême, où chacun de nous laisse tomber une larme ; au dernier feuillet de la vie, à son dernier écrit, que nous avons rappelé ce legs plaisant de l’auteur du Roman comique, mais parce qu’on s’est trop souvent servi de son témoignage, pour arguer des prétendues mésaventures conjugales du mari d’Armande : argument aussi absurde et aussi faux que les autres : Scarron mourut en 1660, et Molière ne se maria qu’en 1662. Scarron ne pouvait donc s’adresser qu’au talent de Molière et non à sa personne.

 

Le 11 octobre 1660, les comédiens de Monsieur, en arrivant au Petit-Bourbon, trouvèrent écrit sur la porte : « Par ordre, le théâtre est fermé. »

Que s’était-il passé ?

Floridor, ayant des amis dans l’administration, avait voulu se venger de ce Mascarille qui était venu se placer devant son soleil ; et par un coup hardi, en lui enlevant sa salle, il avait espéré tout à la fois anéantir sa troupe, la disperser au vent, et le forcer lui-même à prendre rang parmi ses acteurs et ses auteurs, à paraître sur la scène de l’hôtel de Bourgogne.

Depuis longtemps il avait été question de relever la façade orientale du Louvre, dont le frontispice, féodal et barbare, contrastait étrangement avec les constructions de Jean Goujon et de Philibert Delorme. Ce ne fut cependant qu’en 1665, que, pour reprendre l’œuvre, Louis XIV fit venir l’illustrissime cavalier Bernin, le plus célèbre de tous les sculpteurs italiens. Bernin ne laissa à Paris que quelques bons mots et une statue équestre du jeune souverain. Voici un de ses mots qui fut longtemps répété : « Le roi dit : Je vole mes sujets ; le ministre dit : Je vole le roi ; le tailleur : Je vole le ministre et le roi ; le confesseur : Je les absous tous les trois, et le diable : Je les emporte tous les quatre. » – Quant à la statue, elle fut jugée si médiocre, qu’on en conserva seulement le cheval, et qu’à la place de la tête de Louis XIV, on substitua celle de Marcus Curtius, que Girardon copia d’après l’antique.

C’est à un français qu’on doit l’admirable colonnade du Louvre, à Claude Perrault, le frère de celui qui nous a conté Peau d’âne et le Petit Poucet, et qui, au concours de 1666, mérita de commencer son merveilleux travail.

Mais avant ce concours, avant l’arrivée de Bernin, dès 1660, Leveau avait obtenu de jeter les premiers fondements de l’édifice qu’il ne devait pas achever, et Ratabon, surintendant des finances, ami de Floridor, avait, le 11 octobre de cette année 1660, autorisé Leveau à s’emparer de la salle du Petit-Bourbon pour y installer ses bureaux.

Ce par ordre fut un coup de foudre :

Molière et ses associés allèrent aussitôt se plaindre au roi, qui fit venir Ratabon. Ratabon se défendit, en déclarant que « le dedans de la salle du Petit-Bourbon étant domaine royal, il n’avait pas cru qu’il fallait entrer en considération de la comédie, quand il s’agissait d’un monument que le monde attendait. »

Heureusement, Louis XIV se souvint des divertissements que la troupe lui avait procurés à Vincennes, alors qu’il y séjournait avec la jeune reine, avant leur entrée dans la capitale, et il leur accorda, en remplacement du local, dont on les avait dépossédés, le théâtre du Palais-Royal.

 

Le théâtre du Palais-Royal n’était pas celui qu’on appelle aujourd’hui le Théâtre-Français, qui ne fat construit qu’en 1790, pour les Variétés amusantes, et où la Comédie-Française ne vint s’établir qu’en 1799, après l’incendie de l’Odéon.

Il était situé à l’extrémité opposée, du côté de la rue des Bons-Enfants. Les rues de Valois et de Montpensier n’existaient pas ; elles faisaient partie du jardin sur lequel les maisons de la rue Richelieu avaient vue, et qui, beaucoup plus vaste qu’il n’est resté, s’étendait jusqu’à la Bibliothèque nationale. Ces rues ne furent ouvertes qu’en 1782, pour donner accès aux célèbres galeries que le duc de Chartres fit bâtir à cette époque, en place de deux allées de marronniers séculaires, qui ne tombèrent pas sans laisser quelques regrets dans la population parisienne.

Alors le Palais-Royal devint une cité dans une cité, un Paris dans un Paris. Chaque heure y trouvait son emploi et ses dépenses. On y vit pédicures, dentistes, salons de coiffure et de lecture ; restaurants et cafés de toutes sortes : Very, Véfour, Corraza, les frères Provençaux, Chevet et Corcelet ; les cafés de Foix, Lemblin, de la Rotonde et des Aveugles ; spectacles, ombres chinoises, escamoteurs, un cirque creusé dans le bassin ; toutes les merveilles de l’orfèvrerie et du lapidaire et, à côté de ces resplendissantes boutiques de bijouterie, des épaules toutes prêtes à recevoir les chatoyantes parures de la main qui voulait bien les leur offrir.

Rien ne manquait, aux yeux, au ventre, aux appétits, aux désirs ni aux passions ; on n’y connut jamais un seul hôtel : on passait les nuits à la roulette.

Tout cela est en partie demeuré ; mais il semble que cette villa ait perdu son principal foyer d’activité et de mouvement, au départ du bataillon de Cythère, qui en fut banni en 1830.

La salle dont il s’agit, avait son entrée dans un cul de sac qu’on appelait la court Orry ; c’était son seul côté défectueux : du reste, la plus belle et la plus vaste qu’on connût, elle avait coûté trois cents mille écus. Le cardinal de Richelieu l’avait fait élever pour y représenter son œuvre chérie, sa fameuse Mirame[44]. Elle se composait de deux rangs de loges et de vingt-sept degrés ou gradins, sur lesquels les femmes de la cour faisaient porter des fauteuils et des chaises. Ces degrés n’avaient que quatre ou cinq pouces de hauteur, si bien qu’un jour, « la Reine Christine de Suède, qui ne se gênait guère, ayant croisé ses jambes, fit entrevoir au parterre ce que doit cacher la femme la moins modeste. La Reine-mère dit à plusieurs dames qu’elle avait été tentée, trois ou quatre fois, de lui donner un soufflet, et qu’elle l’aurait fait, si ce n’eût pas été dans un lieu public[45]. »

Malheureusement fermé depuis longtemps, le théâtre du Palais-Royal était dans un délabrement complet. Une portion de la toiture s’en était effondrée, l’eau en avait pourri des poutres. Il fallut trois mois pour le remettre en état.

Mais pendant ce temps, aucun des compagnons de Molière ne l’abandonna. Nous en trouvons le témoignage sur le registre de La Grange : « La troupe demeura stable ; tous les acteurs aymoient le sieur de Molière, leur chef, qui joignoit à un mérite et à une capacité extraordinaires, une honnesteté et une manière engageante qui les obligea tous à lui protester qu’ils voulaient courir sa fortune et qu’ils ne le quitteroient jamais, quelques propositions qu’on leur fist et quelques advantages qu’ils pussent trouver ailleurs. »

Ces réparations exécutées par ordre du roi ne causèrent non plus aucun dommage à nos expropriés. Les nombreuses visites où ils furent mandés, comblèrent largement le déficit de leur caisse.

 

 

THÉATRE DU PALAIS-ROYAL

 

Une plaque commémorative, rue de Richelieu, indique la maison où est mort l’auteur de Tartuffe et du Misanthrope ; n’aurait-on pas dû en placer une aussi à l’endroit bien ignoré où est née la comédie en France ; à la court Orry ?

Le théâtre du Palais-Royal fut rendu au public le 20 janvier 1661. Pour se montrer digne de la grande scène où il allait paraître, avec ses compagnons, Molière avait préparé une comédie héroïque en cinq actes et en vers... Mais la pièce n’étant pas encore à son point, pendant quelques jours on passa en revue une partie du répertoire. On joua d’abord le Dépit amoureux et le Cocu imaginaire, et, le 4 février seulement, Don Garcie de Navarre ou le Prince jaloux, pièce imitée de Il Principe geloso, de Cicognini. Cette adaptation ne fut pas heureuse. La pièce ne tint l’affiche que sept fois. La septième représentation en fut donnée devant le roi qui ne la sauva pas du naufrage.

La plupart des commentateurs se sont tus sur cet échec : nous partageons le respect qui les a retenus ; cependant, n’y a-t-il pas à observer, même dans les écarts d’un maître ?

Dans Sganarelle, c’était la jalousie dans sa brutalité ; Molière voulut, après, nous montrer cette passion, dans sa plus noble expression.

Mais cette fois, son intrigue était sans ressort, ses personnages sans couleur.

Dans le Cocu imaginaire : Sganarelle saisit entre les mains de sa femme le portrait d’un galant ; et sa femme l’a vu lui-même s’enfuir en emportant une pécore dans ses bras ; mais, dans Don Garcie, le public qui ne saisit les effets que lorsqu’on lui en a fait connaître les causes, ne voit aucun des objets de la colère du prince jaloux ; et Done Elvire ne pouvait non plus mériter aucun intérêt, puisqu’elle avoue qu’elle eut aimé tout aussi bien Don Sylve que Don Garcie.

C’est le fait de tous les auteurs de conserver la mémoire de leurs chutes plus que celle de leurs succès, comme on garde une plus tendre affection aux enfants chétifs, estropiés et malingres. Molière se souvint du Prince jaloux.

De Don Garde il fit Alceste ; de Done Elvire, Célimène ; mais Alceste devint le Misanthrope, Célimène la plus merveilleuse des coquettes ; et par ces deux caractères si admirablement tracés, il transforma en un chef-d’œuvre un fascicule incorrect et nous donna cet enseignement : qu’avec le travail et la persévérance, d’un essai avorté, on peut tirer une œuvre impérissable.

Notre hypothèse est d’autant plus acceptable que, dans le Misanthrope, se trouvent reproduits plusieurs passages du Prince jaloux.

Ses ennemis se vengèrent, a-t-on rapporté, en sifflant l’auteur, en sifflant l’acteur ; ce ne peut être vrai.

Le parterre n’eût point souffert qu’on fit cet outrage à son auteur favori. Il se contenta de redemander Sganarelle, et l’auteur le lui rendit dans l’École des maris.

 

 

L’École des maris

 

Voltaire a dit : « Molière n’eut-il fait que l’École des maris, qu’il serait un excellent auteur comique. »

Et M. Nisard ajoute : « La création de Sganarelle dans l’École des maris, est la création du premier homme dans la comédie. »

Voltaire et M. Nisard ont également bien dit.

L’École des maris est la première comédie de caractère qui parut sur la scène française.

De ces trois formes, de cette trilogie dramatique, qu’on appelle la comédie d’intrigue, la comédie de mœurs, et la comédie de caractère, cette dernière est la plus haute expression de l’art. Avec les comédies de caractère le théâtre a trouvé sa morale ; il devient un enseignement.

La comédie de mœurs ne peint que l’homme d’une époque ; la comédie de caractère nous représente l’homme de tous les temps ; avec ses instincts, ses passions : les fruits bons ou mauvais de son éducation.

Dans la comédie d’intrigue, à travers des conventions artificielles, l’auteur lance toutes les fusées volantes de son esprit ; dans la comédie de caractère, il ne peut sortir de la vie réelle, ni son langage s’éloigner du ton naturel, comme tous ses personnages ne doivent agir qu’en vue de conduire à la leçon méritée celui qu’il a placé au premier plan.

Molière, cette fois, entre dans le plein de la vie, dans le mariage, ce grand acte, auquel la plupart d’entre nous confient leur bonheur, et il va nous enseigner le chemin qui peut conduire à ce but envié, avec ses méandres, ses contre-allées nombreuses ; nous mettre en main le fil d’Ariane que si souvent nous laissons tomber, bien plutôt qu’on ne nous l’arrache.

Le premier caractère qu’il choisit, fut celui de l’Égoïste. Était-ce celui-là qui avait le plus fréquemment frappé ses regards ? Son Sganarelle est l’égoïste : cet homme vain, bizarre, entêté, impertinent, brutal quand on le heurte, méchant quand on le gêne ; n’écoutant que sa fantaisie, se recherchant partout, et enfin, se laissant choir sous le bandeau d’orgueil qui lui couvre les yeux. Il va nous le montrer au grand complet, au milieu d’une intrigue des plus ingénieuses et pris dans ses filets, comme toujours.

Faisant fi de son siècle aussi bien que de ses semblables, Sganarelle prétend ne porter que

Un bon pourpoint bien long et fermé comme il faut
Qui, pour bien digérer, tienne l’estomac chaud.

Voilà le bizarre.

Ariste et lui ont reçu deux orphelines : Léonor et Isabelle, d’un ami commun qui, à son heure dernière, leur a commis leur conduite avec le pouvoir de les épouser.

Comme il veut une femme qui

Vive à sa fantaisie et non pas à la sienne ;...
Qui s’applique toute aux choses du ménage...
À recoudre son linge aux jours de loisir,
Ou bien à tricoter quelques bas par plaisir,

il a tenu sa pupille sous clef.

Ariste, au contraire, pensant

Que les soins défiants, les verrous et les grilles
Ne font pas la vertu des femmes et des filles,

a voulu que Léonor ait vu :

...Les belles compagnies,
Les divertissements, les bals, les comédies.

SGANARELLE.

Que j’aurai de plaisir quand il sera cocu !

Voilà l’impertinent, voilà le brutal.

Valère, à travers une vitre, a aperçu Isabelle ; Isabelle a deviné celui qui doit l’aimer. Et tous les personnages de la pièce sont posés.

Si on a critiqué les dénouements de Molière, on ne saurait trop admirer ses expositions ; comme en quelques scènes, il nous fait connaître tout son monde !

Isabelle sortira des griffes de son loup-garou ; comment ? Ce seront les sottes infatuations de celui qui prétend à la gouverner, qui lui fourniront les ressources de sa délivrance ; son instinct de femme lui a suffi pour deviner que l’on peut venir à bout du plus farouche Argus. Afin de faire savoir à son amant une position qu’elle ne peut elle-même lui apprendre, elle excite la malveillance de Sganarelle, qui s’en va trouver Valère : heureux de lui dire qu’il est aimé, et que lui Valère ne l’est pas.

Savez-vous, dites-moi, que je suis le tuteur
D’une fille assez jeune et passablement belle
Qui loge en ce quartier et qu’on nomme Isabelle ?
...
Mais savez-vous aussi, lui trouvant des appas,
Qu’autrement qu’en tuteur sa personne me touche.
Et qu’elle est destinée à l’honneur de ma couche ?

Craignant cependant que Valère n’ait pas compris ses intentions, Isabelle se décide à lui écrire une lettre, qu’elle place dans une boîte d’or, et qu’elle remet à son glorieux messager, en le priant de reporter cet offensant cadeau à celui qui a osé le lui envoyer. « Cette lettre vous surprendra sans doute et l’on peut trouver bien hardi pour moi, et le dessein de vous l’écrire, et la manière de vous la faire parvenir ; mais je me vois dans un état à ne plus garder de mesure. La juste horreur d’un mariage dont je suis menacée dans six jours, me fait hasarder toutes choses ; et dans la résolution de m’en affranchir, par quelque voie que ce soit, j’ai cru que je devais plutôt vous choisir que le désespoir. »

Sans doute, cette lettre est un peu hardie de la part d’une jeune fille, mais elle défend, avec les armes de son âge, son bonheur menacé.

Cette fois, Valère est bien instruit ; il ne doit plus rechercher qu’une entrevue. C’est Sganarelle qui la lui fournit, qui l’amène à son foyer, pour s’entendre déclarer, devant cette jeune barbe, que sa barbe grise est la préférée ; et, alors a lieu cette scène où Isabelle, entre les deux prétendants, expose l’état de son cœur, avec cette candeur et cette astuce d’un sexe dont Molière a dérobé tous les secrets,

Oui, je veux bien qu’on sache, et j’en dois être crue,
Que le sort offre ici deux objets à ma vue,
Qui, m’inspirant pour eux différents sentiments,
De mon cœur agité font tous les mouvements.
L’un, par un juste choix où l’honneur m’intéresse,
À toute mon estime et toute ma tendresse ;
Et l’autre, pour le prix de son affection,
À toute ma colère et mon aversion.
La présence de l’un m’est agréable et chère,
J’en reçois dans mon âme une allégresse entière ;
Et l’autre, par sa vue, inspire dans mon cœur
De secrets mouvements et de haine et d’horreur !
Me voir femme de l’un est toute mon envie,
Et plutôt qu’être à l’autre, on m’ôterait la vie !...

SGANARELLE.

Oui, ma pauvre fanfan, pouponne de mon âme !...
Oui, tiens, baise ma main.

Pendant qu’Isabelle feint d’embrasser Sganarelle, elle donne sa main à baiser à Valère...

SGANARELLE.

C’est trop que de huit jours pour ton impatience ;
Dès demain je t’épouse.

Il ne reste plus à Isabelle qu’à s’enfuir du logis. Elle en sort ? Elle a prêté sa chambre à sa cousine Léonor qui aime cet amant, qu’elle-même a dédaigné, et le veut recevoir. Sganarelle va chasser la vilaine ! Pour éviter cet affront à sa cousine, elle rentre la prévenir ; puis reparaît sous la mante de Léonor et se sauve chez Valère. Trompé par les apparences, Sganarelle la laisse passer ; va quérir un notaire, et appelant Ariste : Eh bien ! cette donzelle que vous croyez au bal, elle est chez son damoiseau, où par un bon contrat ensemble on les unit ! Voilà le méchant !

Sganarelle reste confondu : voilà la leçon.

Vous, si vous connaissez des maris loups-garous,
Envoyez-les au moins à l’école chez nous.

Nous aurions voulu citer toute cette pièce, pour faire admirer ce merveilleux langage de la vie familière, expression si sincère de tous les sentiments, aussi séduisante à l’oreille que la vérité l’est aux yeux ; où chacun s’exprime, selon son âge et son caractère ; d’un rire franc, qui n’est plus le rire facile, écho d’une plaisanterie, d’une heureuse saillie, mais la confirmation de la juste mesure. Polichinelle bat le commissaire, et tous les enfants se tordent de joie ? Cependant Polichinelle n’a dit mot ; c’est que le commissaire a mérité ses coups de bâton, que Polichinelle a frappé juste ; autrement, les enfants pleureraient ! Voilà le franc rire.

Mais comme l’a dit Sainte-Beuve : « Tout Français qui sait lire est un lecteur de plus pour Molière. »

Tout le monde a donc lu l’École des maris, et nous avons dû nous borner à faire observer le pas immense que son auteur fit faire au théâtre, par cette comédie, la première de sa seconde manière.

Déjà, dans les Précieuses ridicules, il avait pris le public à partie et l’effet en avait été des plus heureux.

Cette fois, en place de l’acteur que surtout on venait voir, Molière mit l’homme dans le comédien ; au lieu de la fiction, il transporta notre intimité sur la scène ; fit du théâtre une véritable assemblée de famille, où chacun vint se reconnaître, s’observer, et profiter des sottises de son voisin.

Grand déjà, il n’est point cependant encore arrivé au Misanthrope où Boileau l’attendait. Alors il ne pourra plus se surpasser, ni personne l’égaler.

On a dit que l’École des maris était une copie des Adelphes, de Térence. Voici la réfutation de Voltaire : « Si cela était, Molière eut plus mérité l’éloge d’avoir fait passer en France le bon goût de l’ancienne Rome, que le reproche d’avoir dérobé sa pièce. Mais les Adelphes ont fourni tout au plus l’idée de l’École des maris. Il y a, dans les Adelphes, deux vieillards, de différente humeur, qui donnent chacun une éducation différente aux enfants qu’ils élèvent ; il y a de même dans l’École des maris deux tuteurs, dont l’un est sévère et l’autre indulgent, voilà toute la ressemblance. Il n’y a presque point d’intrigue dans les Adelphes ; celle de l’École des maris est fine, intéressante et comique ; une des femmes de Térence, qui devait faire le personnage le plus intéressant, ne paraît sur le théâtre que pour accoucher. L’Isabelle de Molière occupe presque toujours la scène, avec esprit et avec grâce et mêle quelquefois de la bienséance, même dans les tours qu’elle joue à son tuteur. Le dénouement des Adelphes n’a nulle vraisemblance ; il n’est point dans la nature qu’un vieillard, qui a été soixante ans sévère et avare, devienne tout à coup, gai, complaisant et libéral ; le dénouement de l’École des maris est le meilleur de toutes les pièces de Molière ; il est vraisemblable, naturel, tiré du fond de l’intrigue et, ce qui vaut bien autant, il est extrêmement comique. Le style de Térence est pur, sentencieux, mais un peu froid, comme César, qui excellait en tout, le lui a reproché. Celui de Molière, dans cette pièce, est plus châtié que dans les autres. L’auteur français égale presque la pureté de la diction de Térence et le passe bien loin dans l’intrigue, dans le caractère, dans le dénouement, dans la plaisanterie. »

L’École des maris nous vaudra plus tard le Barbier de Séville. Beaumarchais est un de ceux qui se sont le plus inspirés de Molière. Mais Rosine deviendra coupable, on le devine ; Isabelle restera honnête, on en est convaincu. Cela tient peut-être à la différence des deux siècles, peut-être aussi, à la différence du caractère des deux auteurs.

Molière dédia l’École des maris, « le premier ouvrage qu’il mettait au jour lui-même, » il voulait dire celui qu’il avait fait imprimer, à Monseigneur le duc d’Orléans ; les Fâcheux au Roi ; l’École des femmes à Madame ; Amphitryon à Condé. Ce n’était point par une basse flatterie, mais par reconnaissance. Monsieur avait été son premier protecteur ; le Roi presque son collaborateur ; la Reine mère avait défendu l’École des femmes. L’usage était d’ailleurs de mettre en tête de ses ouvrages le nom de quelques grands personnages. Si cet hommage eut été réservé à l’amitié, Molière eut dédié Don Juan à Corneille ; le Misanthrope et les Femmes savantes à Boileau ; Psyché à La Fontaine.

L’École des maris fut jouée devant les Parisiens, le 24 juin 1661. On la représenta, le 11 juillet, chez Fouquet, au château de Vaux. Le 13 du même mois, à Fontainebleau, devant le roi, la reine d’Angleterre, Monsieur et la duchesse d’Orléans (Henriette).

Le marquis de Richelieu arrêta la troupe qui rentrait à Paris pour en offrir le spectacle aux filles de la reine[46].

Était-ce comme divertissement ou pour compléter leur éducation ? La Grange ne le dit pas.

On ne pouvait satisfaire aux demandes de visites.

De ce moment, Molière se trouva lié avec les plus illustres personnages ; bientôt il sera en relation avec le chef même de l’État.

 

 

Les Fâcheux

 

Mazarin était mort le 9 mars 1661. Beaucoup rêvaient de lui donner un successeur, excepté Louis XIV qui avait assez de tutelle. Parmi les nombreux compétiteurs se faisait remarquer Fouquet, surintendant des finances qui, en cette qualité, avait fourni plus d’une fois aux dépenses secrètes du jeune monarque. S’il n’aspirait à remplacer le cardinal dans son haut rang, il rêvait de prendre sa place dans l’amitié du roi ; et pour arriver à son but, il avait imaginé de donner au jeune souverain, dont les goûts fastueux n’étaient plus à deviner, une fête qui surpassât toutes celles auxquelles il avait pu assister. Cette fête, en effet, fut des plus splendides ; mais elle est restée mémorable surtout par la chute du pauvre surintendant et comme un des grands exemples des changeants caprices du sort.

C’est à cette occasion que furent composés les Fâcheux, joués pour la première fois au château de Vaux-le-Vicomte, situé à trois quarts de lieue de Melun ; ce château prit plus tard le nom de Vaux-Villars, quand il devint la propriété du maréchal de Villars, et celui de Vaux le-Praslin, nom qu’il porte aujourd’hui, quand il fut acquis par la famille de Praslin.

Fouquet avait acheté trois hameaux pour en faire un parc immense, avec bosquets, grottes, labyrinthes, tapis de verdure, bassins, cascades et eaux jaillissantes ; merveilleuse décoration à ciel ouvert ; la première œuvre de Le Nôtre, qui créa une nature dans la nature, et ne dessina que plus tard Versailles, Saint-Cloud, Marly, la terrasse de Saint-Germain et le jardin des Tuileries.

Les châteaux royaux n’étaient guère à cette époque que des rendez-vous de chasse ou de galantes aventures, entourés de bois où venaient ferrailler les messieurs de la cour.

C’est à l’une des fenêtres du château de Chambord, que François 1er avait gravé avec un diamant ces vers si connus :

Souvent femme varie :
Bien fol est qui s’y fie.

Cette inscription a disparu à la Révolution qui a cassé les vitres.

C’est dans la forêt de Saint-Germain que, en présence d’Henri II et du connétable de Montmorency, avait eu lieu le duel fameux entre Jarnac et de La Châtaigneraie, où d’un coup de surprise que lui avait indiqué son maître d’escrime, Jarnac renversa son adversaire. Le coup de Jarnac est resté synonyme de coup donné en traître.

À Saint-Germain encore, dans un pavillon qui porte le nom de la dame, Henri IV venait retrouver la belle Gabrielle.

Plus tard, bien des pages de notre histoire se pourront lire sur les murs de Fontainebleau : La révocation de l’Édit de Nantes, la signature du Concordat par Pie VII, l’abdication de Napoléon, ses adieux à sa garde et à la France.

Fouquet avait dépensé pour son domaine de Vaux neuf millions, qui en vaudraient plus de vingt actuellement.

Louis XIV, suivi de tous les invités, arriva au château de Vaux le 15 août à midi.

On passa d’abord dans un salon où un repas de cinq cents couverts avait été préparé par Vatel, celui qui plus tard s’embrocha lui-même comme un poulet au château de Chantilly, parce que la marée qu’il attendait n’était pas arrivée. Cette histoire culinaire n’est pas absolument authentique. Puis on descendit dans le parc, où sur des piédestaux se voyaient des statues vivantes, images allégoriques de toutes les espérances du nouveau règne, et l’on s’arrêta dans une allée de sapins devant le théâtre élevé par Torelli, et dont les décors avaient été peints par Lebrun qui avait abandonné pour un instant ses victoires d’Alexandre.

« D’abord que la toile fût levée, rapporte Molière dans sa préface, un des acteurs, comme vous pourriez dire moi, parut sur le théâtre en habit de ville, et, s’adressant au roi, avec le visage d’un homme surpris, fit des excuses en désordre, sur ce qu’il se trouvait seul et manquait de temps et d’acteurs, pour donner à Sa Majesté le divertissement qu’elle semblait attendre. » En même temps, au milieu de vingt jets d’eau naturels, un rocher se changea en une coquille, d’où sortit une naïade parée de ses plus discrets appas et qui récita un prologue :

Pour voir en ces beaux lieux le plus grand roi du monde...

Ce prologue était l’œuvre de Pélisson, secrétaire de Fouquet, qui paya sa fidélité au surintendant, par six ans de captivité à la Bastille, où dans son cachot, son amie l’araignée venait chaque jour chercher sur ses genoux les mouches dont il la nourrissait.

La naïade était Madeleine Béjart ; arrivée à l’âge où la femme est dans toute sa beauté plastique, elle charma tous les yeux : après, on commença la comédie des Fâcheux et des Fâcheuses.

Reprenons la préface de Molière :

« Jamais entreprise au théâtre ne fut plus précipitée que celle-ci, et c’est une chose, je crois, toute nouvelle, qu’une comédie ait été conçue, faite, apprise et représentée en quinze jours. »

Cette pièce est du genre de celle qu’on nomme aujourd’hui les revues, où dans des scènes épisodiques on fait apparaître les sottises de l’année. Molière fit défiler lestement quelques-uns de ces fâcheux qui fourmillent en tous les temps, mais dont les types principaux avaient leurs modèles parmi ceux qui l’écoutaient.

Le premier fâcheux qu’il choisit fut celui qui le gênait personnellement le plus ; le fâcheux du théâtre qui, faisant tapage à son entrée dans la salle, s’en allait, en bousculant tout le monde, se placer parfois devant l’acteur, tournant le dos au parterre, ou pérorant de ses affaires, sans autre souci de la comédie. Cette scène où il se montra si comiquement lui-même, entraîna le succès de tous les autres personnages : le bretteur, le joueur[47], la coquette qui demande à savoir lequel on doit préférer : de l’amant jaloux ou de l’amant débonnaire :

Le jaloux aime plus et l’autre aime bien mieux.

L’homme au placet, celui-là à l’adresse de Sa Majesté ; le conducteur de menuet, alors que le menuet, la passacaille, la sarabande, la gavotte, la pavane, la courante étaient si fort à la mode que le grand Roi allait se faire danseur lui-même.

Enfin La Montagne, ce domestique qui vous admire dans votre chapeau, vos chausses et vos bottes, et vous arrête, à chaque pas, par ses soins accablants ; sans doute un parent de la vieille La Forêt ?

« Le dessein était de donner un ballet ; et comme il n’y avait qu’un petit nombre choisi de danseurs excellents, on fut contraint de séparer les entrées de ce ballet et l’avis fut de les jeter dans les entr’actes de la comédie, afin que ces intervalles donnassent temps aux mêmes baladins de revenir sous d’autres habits[48]. »

Ces entrées de ballet, qui avaient été réglées par Beauchamp, loin de nuire à l’action, l’enchaînaient au contraire, et elles donnèrent à Molière l’idée des comédies avec divertissements.

Les Fâcheux reçurent de nombreuses marques d’approbation : nous avons rapporté celle de La Fontaine, dans ces vers célèbres, en parlant de leur auteur :

C’est mon homme...

Ce mot fut peut-être aussi celui de Louis XIV, qui, après le spectacle, apercevant le Monsieur en habit de ville, l’appela, lui mit la main sur l’épaule et lui dit, en lui montrant son lieutenant de vénerie, M. de Soyecourt : « Voilà un original que vous avez oublié de copier. »

C’est de ce jour, en effet, que datent les premières relations du poète et du souverain.

Molière qui ne connaissait rien au jargon de la chasse, était assez embarrassé pour réparer son oubli ; quand le lendemain, dans le parc, se rencontrant avec M. de Soyecourt, il eut la présence d’esprit de lui dire : « Monsieur le grand veneur, je vois un daim ! »

Le grand veneur aussitôt enfourcha son dada et fit lui-même la scène qui fut jouée plus tard à Fontainebleau devant Celui qui en avait ouvert les idées et devant M. de Soyecourt, qui applaudissant plus fort que personne, s’écriait : « Comme c’est ça, comme c’est ça ! Où ce diable de Molière a-t-il trouvé tout cela ! »

Représentés à Vaux le 16 août et le 27 à Fontainebleau, les Fâcheux ne furent cependant donnés à Paris que le 7 novembre.

Mazarin et Fouquet s’étaient associés en maintes occasions ; mais toutes ces liaisons basées sur des causes inavouables ne sont jamais de longue durée et leur fin a d’autant plus d’éclat que les personnages en sont placés plus haut.

Mazarin avait juré la perte de Fouquet, lorsque la mort le surprit ; il avait alors chargé Colbert de poursuivre son ressentiment et Colbert avait choisi les fêtes de Vaux pour mettre à exécution le legs haineux du cardinal.

Ce fut lui, dit-on, qui fit remarquer au roi glorieux, la devise que le surintendant avait fait graver au fronton de son château : Quo non ascendam ? Louis XIV qui ne connaissait pas le latin, se la fit expliquer et fronça le sourcil. Il n’avait pas encore la sienne, Nec pluribus impar, avec un soleil dardant ses rayons sur le monde, que Douvrier n’imagina que l’année suivante, au fameux carrousel qui eut lieu sur la place qui précède les Tuileries et qui en a conservé le nom, place du Carrousel. Cela ne suffisait pas à Colbert qui, dit-on toujours, fit passer Sa Majesté dans une allée où, sous ses pieds elle devait ramasser une lettre adressée par Fouquet à Mlle de La Vallière : cette fois l’amant jaloux ne se contint pas et il se serait vengé sur-le-champ de son audacieux rival, si la Reine mère ne l’en eût empêché par ces mots : « Y pensez-vous ? quand vous êtes son hôte ! » Fouquet, en effet, ne fut arrêté que quinze jours plus tard, à Nantes ; puis jugé et condamné au bannissement. Colbert qui l’avait soustrait à ses juges naturels, éleva le degré de la peine et la transforma en prison perpétuelle.

Colbert racheta cette tache à sa mémoire par de grands services rendus à l’État.

Fouquet avait été conseiller au Parlement, procureur à la Cour de Paris, homme de savoir en même temps que libertin et dissipateur. Mais son âme était grande et généreuse ; ses déprédations avaient été surtout des magnificences et des libéralités ; et tandis que Mazarin, diplomate harpagon, avait laissé cinquante millions à ses nièces, il avait employé les siens en pensions, en dons de toutes sortes, en soldes aux travailleurs. Aussi le jugement qui le frappa émut-il l’opinion. Tous les gens de lettres prirent sa défense. Mme de Sévigné, La Fontaine, Gourville, Mlle de Scudéri, Hénault, dans ces vers adressés à Colbert :

Ministre avare et lâche, esclave malheureux
Qui gémis sous le poids des affaires publiques,
Victime dévouée aux chagrins politiques,
Fantôme révéré sous un titre onéreux,

Vois combien des grandeurs le comble est dangereux,
Contemple de Fouquet les funestes reliques
Et tandis qu’à sa perte en secret tu t’appliques,
Crains qu’on ne te prépare un destin plus affreux.

Sa chute quelque jour te peut être commune,
Crains ton poste, ton rang, la cour et la fortune,
Nul ne tombe innocent d’où l’on te voit monté.

Cesse donc d’animer ton prince à son supplice,
Et près d’avoir besoin de toute sa bonté,
Ne le fais pas user de toute sa justice.

Voilà comment les Fâcheux ne furent représentés à Paris que trois mois après avoir été joués à Vaux : par respect pour une grande infortune.

 

 

L’École des femmes

 

Aux Fâcheux succéda l’École des femmes, aussi justement nommée que l’École des maris.

Dans l’École des maris, Sganarelle est l’objectif ; c’est son caractère qui domine l’action, donne de la force et du comique à tous les épisodes de la pièce. Dans l’École des femmes, c’est Agnès qui est le personnage principal et non Arnolphe.

Arnolphe prétend épouser une sotte afin de n’être pas sot :

Et, s’il faut qu’avec elle on joue au corbillon,
Et qu’on vienne à lui dire à son tour : Qu’y met-on ?
Je veux qu’elle réponde : une tarte à la crème !

Ce n’est là qu’une monomanie, une lubie de son esprit ; Agnès au contraire, voilà le caractère aussi complet, aussi franchement développé que celui de Sganarelle ; c’est la femme, la jeune fille livrée à elle-même, privée de tous les principes qu’apporte l’éducation et qui ne suivant alors que les élans, la logique de son cœur, donne forcément des quatre fers en l’air au milieu de toutes les conventions sociales.

L’attente d’Arnolphe s’est d’abord réalisée. Devenue grande, Agnès lui a demandé :

Avec une innocence à nulle autre pareille,
Si les enfants qu’on fait se faisaient par l’oreille.

Mais il s’est absenté, la laissant au logis, où suivant son système il n’a admis que des imbéciles pour la servir. Que s’est-il passé pendant son court voyage ? C’est Agnès elle-même qui le lui apprend :

Le petit chat est mort...

ARNOLPHE.

Quelques voisins m’ont dit qu’un jeune homme inconnu
Était en mon absence à la maison venu.

AGNÈS.

Oui, mais quand je l’ai vu, vous ignorez pourquoi ;
Et vous en auriez fait sans doute autant que moi.
J’étais sur le balcon-à travailler-au frais,
Lorsque je vis passer sous les arbres d’auprès
Un jeune homme bien fait, qui rencontrant ma vue,
D’une humble révérence aussitôt me salue :
Moi, pour ne point manquer à la civilité,
Je fis la révérence aussi de mon côté.
Soudain il me refait une autre révérence :
Moi, j’en refais de même une autre en diligence ;
Et lui d’une troisième aussitôt repartant,
D’une troisième aussi j’y repars à l’instant.
Il passe, vient, repasse, et toujours de plus belle,
Me fait à chaque fois révérence nouvelle ;
Et moi, qui tous ces tours fixement regardais,
Nouvelle révérence aussi je lui rendais ;
Tant que, si sur ce point la nuit ne fût venue,
Toujours comme cela je me serais tenue
Ne voulant point céder, et recevoir l’ennui
Qu’il me pût estimer moins civile que lui.

ARNOLPHE.

Fort bien.

AGNÈS.

Le lendemain, étant sur notre porte,
Une vieille m’aborde, en parlant de la sorte :
« Mon enfant, le bon Dieu puisse-t-il vous bénir,
« Et dans tous vos attraits longtemps vous maintenir !
« Il ne vous a pas fait une belle personne
« Afin de mal user des choses qu’il vous donne ;
« Et vous devez savoir que vous avez blessé
« Un cœur qui de s’en plaindre est aujourd’hui forcé. »
...
Moi, j’ai blessé quelqu’un ! fis-je tout étonnée.
« Oui, dit-elle, blessé, mais blessé tout de bon ;
« Et c’est l’homme qu’hier vous vîtes du balcon. »
Hélas ! qui pourrait, dis-je, en avoir été cause ?
Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose ?
« Non, dit-elle, vos yeux ont fait ce coup fatal,
« Et c’est de leurs regards qu’est venu tout son mal. »
...
Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde ?
...
« Et s’il faut, poursuivit la vieille charitable,
« Que votre cruauté lui refuse un secours,
« C’est un homme à porter en terre dans deux jours. »
...
Mais, pour le secourir, qu’est-ce qu’il me demande ?
« Mon enfant, me dit-elle, il ne veut obtenir
« Que le bien de vous voir et vous entretenir. »
Voilà comme il me vit et reçut guérison.
Et pouvais-je, après tout, avoir la conscience
De le laisser mourir faute d’une assistance ?

ARNOLPHE.

De cette vue apprenez-moi les suites,
Et comme le jeune homme a passé ses visites.

AGNÈS.

Il jurait qu’il m’aimait d’un amour sans seconde,
Et me disait des mots les plus gentils du monde,
Des choses que jamais rien ne put égaler,
Et dont, toutes les fois que je l’entends parler,
La douceur me chatouille, et là-dedans remue
Certain je ne sais quoi dont je suis toute émue.

ARNOLPHE.

C’est un grand plaisir que toutes ces tendresses,
Ces propos si gentils, et ces douces caresses ;
Mais il faut les goûter en toute honnêteté
Et qu’en se mariant le crime en soit ôté.

AGNÈS.

N’est-ce plus un péché, lorsque l’on se marie ?

ARNOLPHE.

Non.

AGNÈS.

Mariez-moi donc promptement, je vous prie.

C’est le projet d’Arnolphe, qui trouve que l’éducation qu’il lui a fait donner n’a pas absolument profité à sa pupille. Il lui fait une conférence sur les droits conjugaux, lui remet les Maximes du mariage et lui recommande, si jamais repassait sous sa fenêtre un de ces galants qui mènent les femmes

Bouillir dans les enfers à toute éternité !

de lui jeter un grès sur la tête.

Puis appelant Alain et Georgette, il leur ordonne de rouer de cent coups de bâton tout individu qui désormais se présentera à sa porte.

Pourquoi tant de courroux, demande Georgette ? C’est que notre maître est jaloux, répond Alain. Qu’est-ce donc que la jalousie ?

ALAIN.

Je m’en vais te bailler une comparaison...
Dis-moi, n’est-il pas vrai, quand tu tiens ton potage
Que si quelque affamé venait pour en manger,
Tu serais en colère et voudrais le charger ?

GEORGETTE.

Oui, je comprends cela.

ALAIN.

C’est justement tout comme.
La femme est en effet le potage de l’homme
Et quand un homme voit d’autres hommes parfois
Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs doigts,
Il en montre aussitôt une colère extrême.

GEORGETTE.

Oui, mais pourquoi chacun n’en fait-il pas de même ?

ALAIN.

C’est que chacun n’a pas cette amitié goulue
Qui n’en veut que pour soi.

Ces scènes incidentes abondent dans le répertoire de Molière.

Horace, nouvellement débarqué à Paris, a rencontré Arnolphe, vieil ami de son père, dont il ignore les liens avec celle qu’il aime et lui a confié sa galante aventure. Il lui annonce qu’il a reçu un grès, mais avec ce grès, un billet, dans lequel Agnès, avec sa candeur ordinaire, lui demande s’il est vrai qu’il la veuille tromper ? Arnolphe envoie Horace à la petite porte où il sait qu’Alain et Georgette l’attendent. Pour éviter la bastonnade, Horace se jette à terre et fait le mort ; Agnès qui a entendu ses cris, descend et le croyant blessé le reconduit chez lui. Horace qui veut faire sa femme d’Agnès la remet aux soins d’Arnolphe jusqu’à ce qu’ils soient en règle pour le mariage. Arnolphe ressaisit Agnès.

AGNÈS.

Je n’entends point de mal dans tout ce que j’ai fait.

ARNOLPHE.

Suivre un galant n’est pas une action infâme ?

AGNÈS.

C’est un homme qui dit qu’il me veut épouser.
J’ai suivi vos leçons et vous m’avez prêché
Qu’il faut se marier pour ôter le péché.

ARNOLPHE.

...Pour femme, moi, je prétendais vous prendre.

AGNÈS.

Oui, mais à vous parler franchement entre nous,
Il est plus pour cela selon mon goût que vous.
Chez vous le mariage est fâcheux et pénible
Et vos discours en font une image terrible.
Mais, las ! il le fait lui si rempli de plaisirs

Que de se marier il donne les désirs.

ARNOLPHE.

...Il fallait chasser cet amoureux désir.

AGNÈS.

Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?

ARNOLPHE.

Me veux-tu voir pleurer ? Veux-tu que je me batte ?
Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ?
Veux-tu que je me tue ? Oui, dis, si tu le veux ;
Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.

AGNÈS.

Tenez, tous vos discours ne me touchent pas l’âme.
Horace, avec deux mots, en ferait plus que vous.

Agnès retrouve son père qui la marie avec Horace.

Agnès est la plus délicieuse figure de cette galerie de portraits qu’on appelle les femmes de Molière, qui, s’il est vrai qu’elles ne témoignent pas que « du côté de la barbe soit la toute-puissance, » ne descendent jamais jusqu’à la licence, restent toujours honnêtes, et conservent les charmes de leur sexe, sans montrer la sécheresse du vice.

Paraître dans le rôle d’Agnès est le rêve de toutes les comédiennes, et pour quelques-unes ce fut un triomphe. Jouer du Molière, c’est prouver que l’on est apte à tout représenter au théâtre ; en effet, pour traduire des caractères si complets, un langage dont chaque mot a une valeur, il faut avoir un réel talent.

On a souvent comparé et l’on comparera encore souvent l’École des femmes et l’École des maris. Dans l’École des maris Sganarelle a plus de relief ; dans l’École des femmes, on compte jusqu’à huit monologues et de nombreux a parte qui causaient tant d’aversion à-Corneille, ainsi qu’il nous le dit dans la préface du Menteur, et qu’il en discutait souvent avec notre auteur ; mais le personnage d’Agnès, dont le souvenir est resté dans toutes les mémoires, défie toute comparaison.

Violemment attaqué pour cette comédie, Molière lui dut aussi de connaître ses meilleurs amis. Parmi ses défenseurs, il faut citer la Reine mère, une des femmes les plus pieuses de la cour et du royaume, à laquelle, par reconnaissance, il dédia sa pièce ; Boileau qui lui adressa ces vers :

En vain mille jaloux esprits,
Molière, osent avec mépris
Censurer ton plus bel ouvrage.
Sa charmante naïveté
S’en va pour jamais d’âge en âge
Divertir la postérité.

Mais tarte à la crème, les enfants qui se font par l’oreille, le ruban, l’enfer et ses chaudières bouillantes soulevèrent une tempête à l’hôtel de Rambouillet. Les prudes ne pouvaient supporter une pièce qui tenait sans cesse la pudeur en alarme ; ni des expressions sans la moindre enveloppe qui couvrît leur nudité. Elles créèrent, pour qualifier ces expressions, le mot obscénité, qui est demeuré : c’est tout ce qui est resté de ces nobles dames. Les maximes du mariage avec les exercices journaliers, étaient une offense envers la religion ! La cabale n’existait pas seulement dans les cercles, où, de tout temps, d’infimes personnalités ont voulu s’ériger en arbitres du goût et des mœurs, elle envahissait parfois la salle. Un jour, un esprit patenté de l’hôtel de Rambouillet, Plapisson, révolté par les applaudissements qu’il entendait, se leva de sa banquette et montrant le poing au public, lui cria : « Ris donc, parterre, ris donc ! » On rit encore et Plapisson n’est plus.

Les quolibets, les pamphlets, les chansons couraient les ruelles et les carrefours. Révoltés de ce tapage, de nombreux partisans voulurent y répondre. Molière les en remercia, se promettant de le faire lui-même. Il y répondit en effet, le 1er juin 1663, par la Critique de l’École des femmes.

 

 

La Critique de l’École des femmes

 

C’était une tentative hardie pour un auteur de venir plaider sa cause devant le public ; Molière le fit avec un tact si parfait qu’à son premier succès il en ajouta un second.

Laissant de côté toutes les calomnies qu’on avait lancées contre sa personne, il ne défendit que son œuvre et donna en même temps sa théorie sur le théâtre dans une réplique de Dorante à Lysidas, qui prétend que les pièces comiques sont des niaiseries qui ne méritent aucune louange.

« Quand, pour la difficulté, vous mettriez un peu plus du côté de la comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas. Car enfin, je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la Fortune, accuser le Destin, et dire des injures aux dieux, que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez ; ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche point de ressemblance, et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor et qui laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais, lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature : on veut que ces portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon jeu et bien écrites ; mais, ce n’est pas assez dans les autres ; il y faut plaisanter ; et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens. »

Après l’École des femmes, on redemandait toujours la Critique et maintenant encore, que ces querelles sont oubliées, la Critique accompagne presque toujours l’École.

La critique de l’École des femmes ne désarma pas les jaloux. Au contraire, lorsque l’auteur se fut permis de se mettre en scène lui-même, on se crut autorisé à le représenter sur tous les théâtres. Ce fut un déluge de platitudes dont il n’est resté que le Portrait du peintre, imprimé dans les œuvres complètes de Boursault. Boursault avait vingt ans lorsque, auteur ignoré, il fit jouer cette pièce indigne de son talent, à l’hôtel de Bourgogne, sans doute pour s’y faire admettre ; le seul trait piquant rappelé du Portrait du peintre, c’est qu’à sa première représentation Molière fut s’asseoir sur les banquettes, au milieu de ses farouches ennemis. Cette fois là, Boursault et lui ne se serrèrent pas la main, mais ils se la serrèrent plus tard, car plus tard Boursault donna le Mercure galant et Esope à la cour, et il salua avec respect le maître qu’il avait un jour méconnu.

 

 

L’Impromptu de Versailles

 

« Pourquoi, mon cher Molière, dit le Roi au poète, puisque Messieurs les comédiens vous jouent, ne les joueriez-vous pas à votre tour ? » Et Molière fit l’Impromptu de Versailles.

L’Impromptu de Versailles est ce qu’on appelle le théâtre à l’envers. On y voit ce qui se passe derrière le rideau ; le public assiste à une répétition, à une mise en scène. L’auteur indique d’abord à chacun de ses acteurs ses mouvements, ses intonations, ses gestes et l’on comprend avec quel art, quels soins il enseignait ; on devinerait peut-être aussi le caractère de la plupart de ses associés à la façon dont il leur parle et surtout dont ils lui répondent ; puis il se met à parodier les comédiens de Bourgogne : le gros Montfleury, Hauteroche, de Villiers, Mlle de Beauchâteau dans leur déclamation, leurs cris, leur fureur tragiques. Dans tout cela Molière ne se montra pas bien méchant, il le fut davantage dans cette réplique à La Grange : « Le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie et, comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même dans toutes nos pièces de maintenant il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie. »

Ce tableau ne devait pas survivre à son époque. Il fut représenté à Versailles le 14 octobre 1663, dans le petit château de Cartes que Louis XIII y avait fait élever et où son successeur, dit Saint-Simon, venait souvent passer quelques jours, pour s’y rencontrer avec Mlle La Vallière, pendant qu’on travaillait à la magnifique demeure qu’il y faisait construire selon son goût et qui devait répondre à la grandeur et à la magnificence de son règne. Louis XIV n’aimait pas Paris qui lui rappelait trop la Fronde dont le dernier boulet était venu tomber à ses pieds.

Quand il lui parut que sa future résidence commençait à être digne de lui, il se décida à en célébrer l’inauguration par des fêtes qui laissèrent bien loin celles de Fouquet.

Ces fêtes, qui commencèrent le 5 mai 1664, durèrent pendant sept jours consécutifs et prirent le nom des Plaisirs de l’Île enchantée.

 

 

Plaisirs de l’Île enchantée

 

À ce moment, plus de sept cents personnes de l’aristocratie et de la plus haute société parisienne se trouvèrent réunies à Versailles.

Ce qu’on appelle le gros œuvre du palais étant seul terminé, elles furent logées dans des baraques en bois, couvertes de toile. Dans le parc, sur des tables dressées par des divinités, les repas étaient servis par les Plaisirs, les Jeux, les Ris et les Délices.

Pan et Diane paraissant sur une montagne mue par des ressorts cachés, et accompagnés de sylvains et de nymphes chasseresses, apportaient tout ce que la campagne et les forêts produisent de plus exquis ; des musiciens pendant les repas exécutaient des morceaux d’harmonie.

La première journée fut consacrée à un carrousel. « On vit d’abord apparaître un héraut d’armes, vêtu à l’antique, suivi de trois pages dont l’un portait la lance et l’écu du roi qui allait se montrer sous le costume de Roger ; puis, le duc de Saint-Aignan et le duc de Noailles, précédés de quatre trompettes et de deux timbaliers, l’un maréchal de camp et l’autre le juge des coups ; enfin, Sa Majesté, armée à la grecque, sous une cuirasse couverte de diamants et sur un cheval ruisselant d’or et de pierreries, à la tête de sa quadrille où les princes et les plus grands seigneurs représentaient les fameux chevaliers Ogier te Danois, Aquilant le Noir, Griffon le Blanc et Roland. Derrière eux, un char colossal, figurant celui du soleil, où Apollon avait à ses pieds les quatre âges ou les siècles d’or, d’argent, de fer et d’airain ; les douze heures du jour et les douze signes du zodiaque marchaient aux deux côtés de ce char, à la suite duquel tous les pages des chevaliers défilèrent deux à deux, portant les lances et les écus de leurs maîtres, pendant que des pasteurs venaient dresser la barrière pour les courses de bague[49]. »

Le second jour on eut en spectacle le ballet d’Alcine qui avait été réglé par Molière en société avec Benserade.

« La cour prit place sur le bord d’un grand bassin circulaire à l’extrémité duquel on avait figuré le fronton du palais de la magicienne, qui, montée sur le dos d’un animal amphibie et entourée de ses nymphes, se promena d’abord sur les eaux, pour s’assurer qu’on ne tenterait pas de délivrer ses illustres prisonniers ; puis, ayant appelé des nains informes et des géants, elle les plaça en vedette autour de sa demeure. Plusieurs chevaliers tentent de s’échapper ; ils sont vaincus par des monstres qui luttent avec eux. Alcine recrute une armée d’esprits et de démons. Mais pendant que Roger et ses compagnons se désolaient de leur captivité, la sage fée Mélisse sous les traits d’Atlas, a pénétré dans le palais de la magicienne ; elle remet à Roger l’anneau d’Angélique ; un coup de tonnerre annonce la fin des enchantements d’Alcine et son palais est réduit en cendres par un splendide feu d’artifice. »

Roger, c’était encore Louis XIV, offrit le lendemain la comédie aux dames ; cette comédie fut la Princesse d’Élide.

 

 

La Princesse d’Élide

 

Le théâtre, cette fois, est construit en terre ferme, an milieu de quatre allées coupées dans les bois ; sa façade est enrichie de festons d’or et de diverses peintures aux armes de Sa Majesté ; le fond de la scène est une perspective naturelle.

Le parc, pas plus que le château, n’était achevé. Le Versailles de Mansard et de Le Nôtre ne le fut qu’en 1672. Alors seulement Versailles devint la résidence des rois de France, jusqu’en 1789.

« Dès que le rideau fut levé, l’Aurore récita ces vers :

Quand l’Amour, à vos yeux, offre un choix agréable,
Jeunes beautés, laissez-vous enflammer ;
Moquez-vous d’affecter cet orgueil indomptable
Dont on vous dit qu’il est beau de s’armer ;
Dans l’âge où l’on est aimable
Rien n’est si beau que d’aimer.

Soupirez librement pour un amour fidèle,
Et bravez ceux qui voudraient vous blâmer ;
Un cœur tendre est aimable et le nom de cruelle
N’est pas un nom à se faire estimer,
Dans le temps où l’on est belle
Rien n’est si beau que d’aimer.

On devine quel était l’amant fidèle et ces vers s’adressaient à celle qu’on ne voyait nulle part et qui était partout.

Puis rentrant dans son rôle, au son du cor et des trompes, l’Aurore fit lever quatre valets de chiens qui dormaient étendus sur l’herbe :

Holà ! Debout, debout.
Pour la chasse ordonnée il faut préparer tout.

Et la comédie commença.

Ces quatre valets étaient les sieurs Estibal, Dun, Dondel de la musique du roi, et Molière Lyciscas.

« Il faut, dit un témoin oculaire de la fête, avoir vu Molière sous l’habit de Lyciscas, mimant, déclamant, se débattant au milieu d’autres valets sonnant, chantant, dansant et troublant son sommeil pour juger du jeu, dans lequel aucun de ceux qui l’ont copié depuis ne l’a jamais imité. »

La Princesse d’Élide, fille d’Iphitas, amazone indomptée, qui regarde l’amour comme une honte à la gloire de son sexe, conserve dans les bois sa hautaine indépendance ; les larmes, les soupirs, les hommages d’un amant ne lui semblent que des embûches à un cœur dont on se fait l’esclave d’abord, pour plus tard en devenir le tyran ; à l’hyménée elle préférerait le trépas.

Son père, dans l’espoir de la ramener à des sentiments plus doux a fait préparer des fêtes qui doivent attirer auprès d’elle ce que la Grèce a de plus illustre.

Les princes de Messène, de Pyle et d’Ithaque accourent en effet, considérant que la gloire du vainqueur doit être un de ses bienveillants regards. Elle ne paraîtra pas à leurs yeux. Seul, Euryale, le prince d’Ithaque, qui a rêvé sa défaite, déclare n’avoir aucune prétention sur son cœur et que l’honneur de la course est l’unique avantage auquel il aspire. Cette hauteur donne de l’émotion à la princesse ; elle abaissera cet orgueil, elle paraîtra à la course. Elle y paraît en effet. Euryale est vainqueur et elle fait entendre des sons merveilleux qui passent au fond de l’âme d’Euryale, en même temps que ses pieds amoureux tracent sur l’émail d’un tendre gazon des caractères qui le mettent hors de lui.

Euryale s’approche ; mais la liberté est sa seule maîtresse : comme la fille d’Iphitas, il a juré de n’aimer jamais !

LA PRINCESSE.

Ce qui sied bien à un sexe ne sied pas bien à l’autre. Il est beau qu’une femme reste insensible et conserve son cœur exempt des flammes de l’amour ; mais ce qui est vertu en elle, devient un crime dans un homme ; et comme la beauté est le partage de notre sexe, vous ne sauriez ne nous point aimer, sans nous dérober les hommages qui nous sont dus et commettre une offense dont nous devons toutes nous ressentir. Pour fuir l’ingratitude, n’aimeriez-vous pas qui vous aimerait ?

EURYALE.

Je serais ingrat.

La farouche princesse va tirer la dernière flèche de son carquois. Elle rappelle Euryale : « Prince, comme jusqu’ici, nous avons fait paraître les mêmes sentiments et que le ciel a paru mettre en nous mêmes attachements pour notre liberté et même aversion pour l’amour, je suis bien aise de vous ouvrir mon cœur et vous faire confidence d’un changement, dont vous serez surpris. J’ai toujours regardé l’hymen comme une chose affreuse et j’avais fait serment d’abandonner plutôt la vie que de me résoudre à jamais perdre cette liberté pour qui j’avais des tendresses si grandes ; mais, enfin, un moment a dissipé toutes mes illusions ; le mérite d’un prince m’a frappé aujourd’hui les yeux, et le prince de Messène est celui qui s’est attiré mes vœux. »

Le trait ne porte pas.

« Comme vous, lui répond Euryale, l’amour aujourd’hui s’est rendu maître de mon cœur : c’est l’aimable et belle Aglante, votre cousine, qui d’un coup d’œil a renversé tous les projets de ma fierté et trouvez bon que j’aille de ce pas faire la demande de sa main au roi votre père. »

C’est alors la princesse qui défend à Aglante d’écouter Euryale, conjure son père de ne jamais consentir à cet hyménée, et qui, lorsqu’elle connaît la ruse du plus épris des amants, le supplie enfin de ne pas abuser de sa confusion.

Ce madrigal, en cinq petits actes, entremêlés d’intermèdes allégoriques, plut beaucoup à la galante assemblée et plut aussi au public de Paris. Le premier acte seulement et la première scène du second sont en vers. Pressé pour la circonstance, Molière n’avait pas eu le temps d’achever un ouvrage, qui, s’il ne porte pas le vrai cachet de son génie, est cependant écrit avec toute la délicatesse et la grâce que le sujet demandait.

Il tenait le rôle de Moron, un fou de cour, souvenir d’une offense, bien inutile, à la dignité humaine ; comme si les rois et les grands n’avaient pas toujours eu assez d’imbéciles autour d’eux.

Le quatrième jour, on reprit les Fâcheux. Le cinquième, les trois premiers actes de Tartuffe ou l’Imposteur furent joués dans une des galeries du palais, devant un choix de conviés. Dès la première scène, Mme Pernelle, Orgon, Elmire, Cléante et Dorine saisirent un public dont l’auteur avait su déjà élever le goût, diriger les saines appréciations. Pas un bruit ne se fit entendre, excepté celui des applaudissements et à la chute du rideau, le roi donna lui-même les marques de la plus sincère approbation. Cependant un vent perfide, parti on ne sait d’où, vint abattre dans sa fleur, avant sa complète maturité, cette comédie, dont deux actes restaient à faire ; Tartuffe ne reparut au théâtre que cinq ans plus tard, le 5 août 1669.

Avant d’arriver à cette date et de parler de cet ouvrage impérissable qui suscita tant de haines et de luttes, nous avons à rappeler aux souvenirs du lecteur quelques pièces composées plus spécialement en vue des réunions intimes de Saint-Germain et de Versailles et de deux chefs-d’œuvre, Don Juan et le Misanthrope.

Ces pièces sont :

Le Mariage forcé ; – Mélicerte ; – L’Amour médecin ; – Le Sicilien ou l’Amour peintre ; – Les Amants magnifiques.

 

Le MARIAGE FORCÉ est une satire contre les formes pédantesques de l’enseignement, le trouble des écoles et les prétentions de l’Université. Pancrace et Marforius se traitant tour à tour d’ignorant, ignorantissime, ignorantifiant, ignorantifié, y discutent sur la façon dont un philosophe doit s’exprimer et dire la forme ou la figure d’un chapeau. Le mariage de Panurge a fourni l’idée principale de la pièce, dont le style est assez rabelaisien ; Sganarelle hésite à demander la main de Dorimène, qu’il finit par épouser à coups de bâton. C’est à peu près le premier acte de Georges Dandin.

 

MÉLICERTE est une idylle en deux tableaux : Daphné et Éroxène aiment Myrtil :

DAPHNÉ.

Il n’est nymphe en l’aimant qui ne se tînt heureuse
Et Diane sans honte en serait amoureuse.

ÉROXÈNE.

Il efface à mes yeux tout ce qu’on voit paraître
Et si j’avais un sceptre il en serait le maître.

Mais Myrtil aime Mélicerte ; il a pris au bois un moineau qu’il lui destine et il récite ce couplet si frais et si charmant :

Innocente petite bête
Qui contre ce qui vous arrête
Vous débattez tant à mes yeux ;
De votre liberté ne plaignez point la perte ;
Votre destin est glorieux,
Je vous ai pris pour Mélicerte ;

Elle vous baisera, vous prenant dans sa main ;
Et de vous mettre en son sein
Elle vous fera la grâce.
Est-il un sort au monde et plus doux et plus beau ?
Et qui des rois, hélas ! heureux petit moineau,
Ne voudrait être à votre place ?

En dépit d’Éroxène et de Daphné il offre son petit moineau à Mélicerte, et l’on danse.

Cette idylle ne fut pas achevée. Les deux premiers tableaux seulement en furent joués à Saint-Germain au milieu du ballet des muses. Myrtil avait l’âge d’Agnès, et c’était Baron, à dix-neuf ans, qui en tenait le rôle.

 

Dans l’AMOUR MÉDECIN, c’est le beau Clitandre qui, sous le costume d’un savantissime, guérit Lucinde atteinte de mélancolie. Pour chasser le mal étrange de sa fille, Sganarelle s’adresse d’abord à ses amis : « Je lui donnerais dès aujourd’hui une belle garniture de diamants, » répond M. Josse, qui est orfèvre. « Une belle tenture de tapisserie de verdure, » dit à son tour M. Guillaume, qui est tapissier. « Je la mettrais au couvent, » s’écrie Lucrèce, sa rivale. « Eh, mariez la donc ! » s’écrie enfin Lisette. Mais Sganarelle n’entend pas de cette oreille-là. Il appelle la faculté et Molière mit en scène les quatre médecins ordinaires de la maison du roi, sous des noms forgés du grec, qui les faisaient aisément reconnaître en traduisant leurs caractères : Desfonandrès (tueur d’hommes), était Desfougerais ; Bahis (jappant, aboyant), Esprit ; Macroton, Guénaut, qui bégayait ; Thomès (qui aime la saignée), d’Acquin. Louis XIV s’amusa beaucoup de ces premières et plaisantes attaques contre ces Messieurs, « qui font assez souvent pleurer, dit-il, pour qu’ils fassent rire quelquefois. » Mais Desfougerais, Esprit, Guénaut et d’Acquin ne s’en amusèrent pas également et ils furent se ranger à la suite des précieuses et des marquis.

Clitandre épouse Lucinde et l’en danse.

 

Dans le SICILIEN OU l’AMOUR PEINTRE, c’est Adraste qui fait le portrait d’Isidore en embrassant son modèle sur les yeux, le menton, les fossettes, pour mieux saisir ses traits et son cœur.

Adraste épouse Isidore et l’on danse.

« Le roi qui ne veut que des choses extraordinaires dans tout ce qu’il entreprend, s’est proposé de donner à sa cour un divertissement qui fût composé de tous ceux que le théâtre peut fournir ; et pour embrasser cette vaste idée et enchaîner ensemble tant de choses diverses, Sa Majesté a choisi pour sujet des princes rivaux, qui dans le champêtre séjour de la vallée de Tempé, où l’on doit célébrer la fête des jeux Pythiens, régalent à l’envi une jeune princesse et sa mère de toutes les galanteries dont ils se peuvent aviser. » Tel est l’avant-propos que Molière a placé en tête des AMANTS MAGNIFIQUES.

Voici la description des premiers intermèdes :

« Le théâtre s’ouvre à l’agréable bruit de quantité d’instruments ; et d’abord il offre aux yeux une vaste mer, bordée, de chaque côté de quatre grands rochers, dont le sommet porte chacun un Fleuve, accoudé sur les marques de ces sortes de déités. Au pied de ces rochers sont douze Tritons de chaque côté, et dans le milieu de la mer, quatre Amours montés sur des dauphins et derrière eux le dieu Éole, élevé au dessus des ondes sur un petit nuage. »

Éole commande aux Vents de se retirer ; et tandis que quatre Amours, douze Tritons et huit Fleuves lui répondent, la mer se calme et du milieu de ondes, on voit s’élever une île. »

« Huit Pêcheurs sortent du fond de la mer, avec des nacres de perles et des branches de corail, et après une danse agréable, vont se placer chacun sur un rocher au-dessus d’un Fleuve. Le chœur de la musique annonce la venue de Neptune ; et tandis que ce dieu danse avec sa suite, les Pêcheurs, les Tritons et les Fleuves accompagnent ses pas de gestes différents et de bruit de conques de perles. »

Dans ces esquisses on retrouve toujours Molière, mais il ne fit pas que des chefs-d’œuvre, quoiqu’il nous en ait laissé beaucoup.

Louis XIV paraissait dans ces ouvrages, non comme acteur mais comme danseur. La danse, en ce temps, n’était pas ce qu’elle est devenue. C’était une pantomime expressive et gracieuse, plutôt qu’une suite de pas. On n’y admettait que les plus hauts personnages revêtus de costumes allégoriques correspondant aux caractères qu’ils représentaient ; et des vers récités dans la coulisse exprimaient les sentiments que leurs gestes traduisaient.

Ces carrousels, ces ballets qui nous semblent si étranges aujourd’hui, étaient fort à la mode à cette époque. On avait fait pour Henri IV et Louis XIII, les ballets des Vertus, des Courtisans, des Matrones, des Argonautes, le Dérèglement des passions. Louis XIV avait suivi la tradition de ses prédécesseurs. Aussi, est-ce bien injustement que certains écrivains l’ont qualifié d’histrion, car ce fut lui, au contraire, qui mit fin à ces divertissements ; lorsque rapportent ces mêmes écrivains, Racine, dans Britannicus, eût mis ces paroles dans la bouche de Narcisse s’adressant à Néron :

...Ignorez-vous tout ce qu’ils osent dire ?
Néron, s’ils en sont crus, n’est point né pour l’empire.
...
Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle à conduire un char dans la carrière,
À disputer des prix indignes de ses mains,
À se donner lui-même en spectacle aux Romains,
À venir prodiguer sa voix sur un théâtre,
À réciter des chants qu’il veut qu’on idolâtre,
Tandis que des soldats, de moments en moments,
Vont arracher pour lui les applaudissements.

Nous croyons plutôt qu’à cette même époque, la jeunesse franche, aimable et rieuse de ce règne, s’en était allée avec celle qui dut céder sa place à une altière favorite, ce qui donna un aspect plus sérieux à cette cour réservée plus tard à de plus sombres couleurs sous la coiffe de Mme de Maintenon.

 

 

Don Juan

 

On lit dans les Chroniques de l’Andalousie : « Un jeune écervelé, Don Juan Tenorio, rejeton d’une des vingt-quatre familles de Séville, tua d’un coup d’épée le vénérable commandeur Ulloa, dont il avait enlevé la fille. On ensevelit cet illustre guerrier dans le couvent de Saint-François, où sa famille avait une chapelle ; une statue lui fut érigée. Les frères franciscains voyant que le meurtrier trouvait dans les privilèges de sa naissance une protection assurée contre la justice, résolurent de suppléer à l’insuffisance des lois ; ils l’attirèrent dans leur couvent et le mirent à mort ; puis ils répandirent le bruit que Don Juan avait osé braver, insulter le commandeur jusque sur sa tombe et que sa statue, s’animant tout à coup, avait précipité l’impie dans les flammes de l’enfer. »

De cette légende, Gabriel Tellès, Père de la Merci, maître en théologie, prédicateur de Castille, donna sous le pseudonyme de Tirso de Molina, en 1620, El Burlador de Sevilla y Convidado de Piedra, comédie héroïque, à la façon espagnole, avec toutes les terreurs chrétiennes.

De l’Espagne, la comédie de Molina passa en Italie où, en 1652, Onofrio Giliberti la traduisit ou plutôt l’imita sous le nom de Il Convivato di Pietro, également au goût de sa nation ; c’est-à-dire que la comédie héroïque devint une arlequinade ; la statue du commandeur ne fut plus qu’une apparition finale et Don Juan un compère servant aux lazzis de son valet Arlequin. C’est dans Il Convivato de Pietro qu’Arlequin, au bois, son couteau à la main, en face d’un arbre, s’écrie : « Si tous les couteaux n’étaient qu’un couteau, ah, quel couteau ! Si tous les arbres n’étaient qu’un arbre, ah, quel arbre ! Si tous les hommes n’étaient qu’un homme, ah, quel homme ! Si ce grand homme prenait ce grand couteau pour en donner un grand coup à ce grand arbre et qu’il lui fit une estafilade, ah, quelle estafilade ! »

Dorimon transporta en France la comédie de Giliberti qui parut sur tous les théâtres. Les comédiens italiens eux-mêmes la représentèrent à Paris en 1658 ; en 1659 elle avait été rimée par de Villiers, pour l’hôtel de Bourgogne.

Ce marbre qui parlait et qui marchait n’avait cessé de faire merveille en tous lieux, en tous pays ; Molière comme directeur ne pouvait fermer sa porte au succès ; ses associés d’ailleurs le priaient de l’ouvrir à cette fée aux petits écus. Le 15 février 1665 il donna donc, à son tour, son Festin de Pierre ; mais il n’emprunta de ses devanciers, que leur dénouement fantastique pour l’adapter à sa pièce, dont tous les personnages sont français, si bien français, que tous les types en sont restés dans toutes les mémoires ; M. Dimanche, Mathurine, Charlotte, Pierrot, Sganarelle et Don Juan, comme un caractère si parfaitement tracé, que plus tard il servit de modèle au Lovelace de Richardson.

Don Juan est un drame, tableau exact de la vie : mélange de rires et de larmes, d’héroïsme et de turpitudes, de dévouements et de lâchetés : un des plus beaux drames qu’il y ait. Les auteurs de ces sortes d’ouvrages prennent d’ordinaire leur héros dans l’une des crises de son existence, et le jettent à travers d’émouvantes commotions. Molière prit le sien sur tout le parcours de sa destinée, depuis son premier éclat jusqu’à son dernier soleil. Poursuivant le vice jusque dans les moindres recoins de sa fatalité, ayant à nous représenter un libertin, il nous le montra fils dénaturé, séducteur perfide, amant infidèle, époux adultère, débiteur insolvable, duelliste audacieux, seigneur insolent, maître tyrannique, railleur cruel, redoutable hypocrite, athée enfin, pour lui gagner des circonstances atténuantes.

« Mon maître, dit Sganarelle à Gusman, est le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un turc, un hérétique qui ne croit ni ciel, ni saint, ni Dieu, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable brute ; un pourceau d’Épicure, un vrai Sardanapale. Tu me dis qu’il a épousé ta maîtresse ? Crois qu’il aurait plus fait pour sa passion, et qu’avec elle, il aurait encore épousé toi, son chien et son chat ; un mariage ne lui coûte rien à contracter, il ne se sert point d’autres pièges pour attraper les belles, et c’est un épouseur à toute main. Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui. »

Amant infidèle avec cette touchante dona Elvire, qu’il a enlevée de son couvent et à sa famille, et qu’il repousse avec tant de dédains, lorsqu’elle ne lui demande, en récompense de ses devoirs oubliés, que de corriger sa vie, de prévenir sa perte ; séducteur perfide avec Charlotte et Mathurine ; duelliste audacieux avec Don Carlos ; railleur amer jusque dans ses aumônes ; cruel pour le pauvre Sganarelle qu’il veut envoyer au milieu de douze cavaliers pour qu’il ait l’honneur de se faire tuer à sa place ; débiteur insolvable et gouailleur avec ce bon M. Dimanche ; et sous son masque hypocrite, charmeur entraînant par les grâces de sa personne, l’éclat de son esprit ; autrement quel eût été le danger de ses audaces ? il n’eût été qu’un objet de réprobation au lieu d’être une attraction.

Dans ce drame épisodique, où chaque épisode se rattache au personnage principal, Molière en varie sans cesse les aspects, nous reposant tour à tour d’une répulsion par un effet comique.

À côté de la scène de Sganarelle voulant adresser des remontrances à son maître et se laissant choir dans le tourbillon de ses hyperboles : « Voilà ton raisonnement qui a le nez cassé » se trouve celle de don Louis : « Apprenez qu’un gentilhomme qui vit mal, est un monstre dans la nature ; que la vertu est le premier titre de noblesse ; que je regarde bien moins au nom qu’on signe, qu’aux actions qu’on fait ; et que je ferais plus état du fils d’un crocheteur, qui serait honnête homme, que du fils d’un monarque, qui vivrait comme vous. »

Accusé d’être un libertin, un impie, un athée par les faux dévots de toutes robes ; en montrant sur son théâtre un libertin puni, un impie foudroyé, un athée plongé dans l’abîme, l’auteur avait cherché, dit-on, à désarmer les censures, à amadouer ses triomphants ennemis.

Vraiment, il fallait bien peu connaître la fierté des artistes qui ne s’inclinent jamais quand ils se croient dans leur droit et dans la vérité – notre siècle en a fourni plus d’un remarquable exemple – et, avoir bien mal apprécié le caractère de celui qui avait attaqué de face tous les sots et toutes les sottises. Ce qu’il avait déjà fait pour les Précieuses, les Marquis et la Faculté, Molière le fit encore, en prenant cette fois au milieu de cette cour dont il était presque le commensal, le héros de sa nouvelle comédie ; parce que là, surtout, les Don Juan étaient dominants et dangereux. Qu’est-ce, en effet, que le libertinage en chambre ? Une bestialité ; sur un piédestal élevé, c’est un fléau.

Loin de rompre devant ses détracteurs, il leur répondit au contraire à visage découvert, dans son cinquième acte, par cette fameuse tirade sur l’hypocrisie :

« L’hypocrisie, dit Don Juan à Sganarelle, est un vice à la mode et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer. Aujourd’hui la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un se les attire tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus et que chacun connait pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent bonnement dans le panneau des grimaciers et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se font un bouclier du manteau de la religion et sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelques baissements de tête, un soupir mortifié et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher, et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin, c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je me ferai le vengeur des intérêts du ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui sans connaissance de cause, crieront en public, après eux, qui les accableront d’injures et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes et qu’un sage esprit s’accommode des vices de son siècle. »

Cette peinture, d’après nature, mais terrifiante faillit, on le sait, faire défendre la représentation du Festin de Pierre, comme l’avait été celle de Tartuffe. Heureusement cette fois, les jansénistes se contentèrent de la suppression de la scène du pauvre :

« Tu pries Dieu toute la journée et tu meurs de faim ? Tiens, prends ce louis d’or que je te donne pour l’amour de l’humanité[50]. »

Le Festin de Pierre n’eut pas le succès qu’il méritait. Ce n’était plus l’arlequinade italienne ! on chercha bien des causes à cette erreur d’une époque. Selon les uns, l’auteur avait réveillé la colère des marquis et des faux dévots. C’était une revanche de Tartuffe !

« Si vous n’aviez pas joué les tartuffes, lui disait-on, votre Festin de Pierre ne serait pas si criminel. »

Après sa mort, ses compagnons survivants, supposant que cela pouvait provenir de ce qu’il avait écrit sa pièce en prose, prièrent Thomas Corneille de la mettre en vers.

La raison en était surtout qu’il avait présenté à son public un caractère qu’il ne pouvait comprendre. Pour bien des braves gens, le libertinage n’était encore qu’histoire de rire ; ce ne fut que plus tard, éclairée par la philosophie, que la bourgeoisie entra en possession de plus justes sentiments ; alors elle s’émut aux paroles de Don Carlos, elle s’attendrit aux récits de Dona Elvire, admira le langage de Don Louis qu’on croirait sorti de la bouche de Corneille, et Don Juan reprit son rang de chef-d’œuvre.

Nous avons dit que lorsque Molière se trouvait en butte aux attaques de ses ennemis, Louis XIV s’efforçait de lui faire oublier ces persécutions par un bienfait.

Ce fut après Don Juan qu’il pria Monsieur de lui céder ses comédiens, qui prirent le nom de troupe de Sa Majesté, en même temps qu’il leur accorda sept mille livres de pension annuelle.

En ce temps se passa un événement qui a trait au théâtre du Palais-Royal.

Les mousquetaires, les gardes du corps, les gendarmes et les chevau-léger avaient pris l’habitude d’entrer sans payer, à la comédie dont ils envahissaient à peu près tout le parterre. La troupe s’était plainte au roi qui avait donné un ordre pour réprimer cette licence des personnes de sa maison. Un jour, le concierge voulant agir en conséquence, les gendarmes outrés de sa résistance, le piquèrent de nombreux coups d’épée, dont le pauvre diable faillit mourir ; puis après, ces Messieurs pénétrant dans la salle, se mirent à la recherche des acteurs pour leur faire subir le même traitement. L’effroi était partout ; Béjard habillé en vieillard, pour la pièce qu’on allait jouer, en se présentant sur la scène, leur dit : « Épargnez au moins un vieillard de soixante-quinze ans et qui n’a plus que quelques jours à vivre ! » Les femmes se sauvaient à moitié mortes et à moitié vêtues. Hubert, après avoir fait un trou dans un mur avait bien passé la tête et les épaules, mais le reste demeurait exposé aux piqûres des assaillants. Enfin, Molière parut, et dans une harangue, comme il savait les faire, il déclara à cette soldatesque en délire que l’ordonnance du roi n’avait été rendue que contre un nombre infime de malheureux qui, abusant de leur nom et de leur bandoulière, venaient enlever le salaire des pauvres comédiens... et que la troupe, au contraire, serait toujours ravie de recevoir les gens de la maison de Sa Majesté. » Ce petit discours produisit son effet. Les gendarmes honteux et confus se retirèrent.

Mais le lendemain il revint un gendarme, puis deux chevau-légers, puis trois mousquetaires ; puis gardes du corps, chevau-légers, mousquetaires revinrent tous ; si bien qu’en 1673 il fallut renouveler l’ordonnance et qu’on dut le faire encore depuis.

 

 

Le Misanthrope

 

« Il en est des comédies comme des jeux ; il y en a que tout le monde joue ; il en a qui ne sont faits que pour les esprits plus fins et plus appliqués » a écrit, à propos du Misanthrope, Voltaire, qu’on ne saurait trop souvent citer quand on parle de Molière, car ce fut lui qui, le premier, rappela sa mémoire au public. Il ajoutait encore : « L’Europe regarde cet ouvrage comme le chef-d’œuvre du haut comique. »

L’auteur disait un jour avec amertume à Boileau : « Je n’ai pu faire mieux, et assurément je ne ferai jamais mieux. » Le grand critique lui répondit : « Attendez, vous obtiendrez plus tard un succès éclatant. »

Rousseau ne voyait, dans la conception du rôle d’Alceste, « que l’intention de faire rire aux dépens de la vertu. » Il est vrai que le citoyen de Genève, nous a confessé a qu’il y a toujours du moi dans le jugement des hommes » et il se croyait lui-même un misanthrope.

Fénelon ne pouvait pardonner à Molière d’avoir « donné un ton gracieux au vice, et une austérité odieuse et ridicule à la vertu. »

Nous n’avons pas hésité à rapporter les jugements si divers de ces quatre grandes autorités, quand il s’agit d’une œuvre qui tient un si haut rang dans la littérature et au théâtre.

L’opinion de Rousseau ni celle de Fénelon ne se sont accréditées.

On ne hait pas le misanthrope ; on rit de ses emportements, parce que Philinte est au parterre, que l’indulgence en somme est toujours dans les masses et, surtout, parce que l’auteur le voulut, fidèle à ses principes de nous éloigner, par le rire, des maux dont nous pourrions être atteints.

La misanthropie n’est pas cependant un caractère ; on ne naît pas misanthrope, on le devient ; ce n’est qu’un travers de l’esprit : travers si fatal en ses conséquences, que celui qui ne sut s’en garer, reste, à ses derniers jours, livré à des mains d’emprunts, après avoir repoussé les soins de l’amitié.

Ce sujet était bien du domaine de la comédie.

Mais faire d’Alceste un reflet de la vertu, eut été une aberration dans laquelle Molière ne pouvait tomber. La vertu ne consiste pas à haïr le vice, à se séparer des hommes parce qu’ils sont vicieux, à fuir le malade à cause de la maladie ; le devoir au contraire est de courir au remède. Saint Vincent de Paul n’était pas un misanthrope.

Le misanthrope n’est pas non plus un méchant, comme on l’a jugé quelquefois à tort, puisqu’il s’afflige lui-même.

Platon l’a ainsi défini : « Trompé par des amis en qui il avait foi, qu’il croyait vrais, solides et sincères, et qui n’ont été que faux, infidèles et trompeurs, il finit par se persuader qu’il n’y a plus rien d’honnête dans ce monde. » C’est un de ses aspects.

Molière qui scrutait au vif, a complété le portrait de cet atrabilaire désobligeant : exact dans ses appréciations, cruel dans ses arrêts et résumant en lui toutes les faiblesses qu’il reproche à ses semblables ; voilà le misanthrope en son entier.

L’erreur dans laquelle il retombe sans cesse, de confondre le genre humain avec sa personnalité blessée, en même temps qu’il nous donne le spectacle de la faute qu’il se croit en droit de critiquer, a fait d’Alceste un personnage de comédie et fournit à son auteur une source abondante du plus parfait comique.

Mais pour porter à la scène cette austérité ridicule et nous donner, au lieu d’un sermon fastidieux, un saisissant combat d’esprits, où chacun attaque et se défend avec la plus fine raison et sur le ton de la meilleure compagnie, il fallait le talent de Molière.

Boileau et ses amis le pressaient, depuis longtemps, de se soustraire aux reproches qu’on lui avait si fréquemment adressés, de s’inspirer trop souvent de ses devanciers ; cette fois, il répondit à leur attente et, abandonnant ses modèles ; il devint lui-même un modèle inimitable.

Le Misanthrope échappe à l’analyse : telle est la phrase, à peu près textuelle, que l’on retrouve chez la plupart des écrivains qui ont eu à parler de cet ouvrage, la plus haute expression de l’œuvre dramatique, au jugement de tous les Aristarques. En effet, dans cette production unique en son genre, nous ne voyons aucun des événements de la vie commune, qui sont l’élément ordinaire du théâtre ; ce n’est ni un tableau de mœurs, ni la peinture d’une époque ; et cependant, sans intrigue, sans situation, sans dénouement, sans aucun des ressorts de la comédie, dans un salon où l’on ne fait que causer, l’auteur a su nous intéresser autant qu’avec la pièce la plus mouvementée, par un spectacle d’esprit, de l’esprit qui nous inspire, nous meut et nous dirige dans toutes nos actions. Ce ne sont plus les effets, ce sont les causes que, cette fois, il nous montre ; la source au lieu des conséquences ; et sous ses traits mâles et satiriques circulent une si saine morale, de si justes maximes, qu’on devine aisément le sort qui adviendra à chacun des personnages qu’il met en vue, et qui ne sont ni d’un rang spécial, ni d’une société déterminée, ni d’un monde particulier, mais franchement et simplement humains.

Pour rappeler les beautés qui abondent dans ce chef-d’œuvre de la scène française, il faudrait le citer en son entier ; mais on ne raconte pas plus le Misanthrope qu’on ne l’analyse : on le lit, on l’admire.

On admire tout le premier acte : les scènes du sonnet et d’Arsinoé ; la merveilleuse création de Célimène, celles d’Alceste et de Philinte.

Voici cependant le jugement qu’en 1758 Rousseau porta sur la pièce et son auteur :

« Le théâtre de Molière est une école de vices et de mauvaises mœurs, plus dangereuse que les livres mêmes où l’on fait profession de les enseigner. Le plus grand soin de son esprit est de tourner la simplicité et la bonté en ridicule, et de mettre la ruse et le mensonge du côté pour lequel on prend intérêt. Ses honnêtes gens ne sont que des gens qui parlent, ses vicieux sont des gens qui agissent et que les plus brillants succès favorisent le plus souvent ; enfin, l’honneur des applaudissements, rarement pour les plus estimables, est presque toujours pour le plus adroit.

« Examinez le comique de cet auteur ; partout vous trouverez que la malice de l’un punit la simplicité de l’autre et que les sots sont les victimes des méchants, ce qui, pour n’être que trop vrai dans ce monde, n’en vaut pas mieux à mettre au théâtre avec un air d’approbation, comme pour exciter les âmes perfides à punir, sous le nom de sottise, la candeur de l’honnêteté.

« Voyez, comment pour multiplier les plaisirs, cet homme trouble tout l’ordre de la société ; avec quel scandale il renverse tous les rapports les plus sacrés sur lesquels elle est fondée ; comme il tourne en dérision les respectables droits des pères sur leurs enfants, des maîtres sur leurs serviteurs ! Il fait rire, et n’en devient que plus coupable, en forçant, par un charme invincible, les sages mêmes, de se prêter à des railleries qui devraient attirer leur indignation.

« J’entends dire qu’il attaque les vices, mais je voudrais bien que l’on comparât ceux qu’il attaque avec ceux qu’il favorise. Quel est le plus blâmable, d’un bourgeois sans esprit et vain qui fait sottement le gentilhomme, ou du gentilhomme fripon qui le dupe ?

Dans la pièce dont je parle, ce dernier n’a-t-il pas pour lui l’intérêt du public ? Quel est le plus criminel, d’un paysan assez fou pour épouser une demoiselle, ou d’une femme qui cherche à déshonorer son époux ? Que penser d’une pièce où le parterre applaudit à l’infidélité, au mensonge, à l’impudence de celle-ci, et rit de la bêtise du manant puni ? C’est un grand vice d’être avare et de prêter à usure, mais n’en est-ce pas un, plus grand encore, à un fils de voler son père, de lui manquer de respect, de lui faire mille insultants reproches ; et, quand le père irrité lui donne sa malédiction, de répondre, d’un air goguenard, qu’il n’a que faire de ses dons ?

« Le Misanthrope découvre mieux qu’aucune autre comédie, la véritable vue dans laquelle Molière a composé son théâtre. Il ne cherchait qu’à plaire à des esprits corrompus, dont il consultait le goût pour en faire ses modèles ; au lieu de l’honnête homme, il choisit l’homme du monde, et livra à la risée publique tous les défauts opposés à l’homme aimable, à l’homme de la société. Après avoir joué tous les ridicules, il joua celui que l’homme pardonne le moins, le ridicule de la vertu.

« Manquant autant aux convenances qu’à la vérité, du plus noble caractère il fit un fou bilieux et colère ; et du philosophe Philinte, cet honnête homme du grand monde, dont les maximes ressemblent beaucoup à celles du fripon, un de ces gens modérés qui trouvent que tout va bien, parce qu’ils ont intérêt à ce que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout, parce qu’ils ne se soucient de personne ; il fit le sage de la comédie ! Autrement, le parterre eût ri aux dépens de l’homme du monde, et l’intention de l’auteur était de faire rire aux dépens du misanthrope. »

Qui oserait aujourd’hui répéter que le théâtre de Molière est une école de mauvaises mœurs ?

Qui voudrait croire que cet écrivain si populaire, travaillait pour un public de privilégiés ?

Mais encore, ce n’est pas Philinte qui rend Alceste ridicule. On rit d’Alceste, parce que c’est la crainte de perdre son procès, comme la plupart des plaideurs, qui le fait partir en guerre contre toutes les iniquités de ce monde ; parce qu’il sacrifie à la même idole qu’Acaste et que Clitandre, qu’il accable de ses sarcasmes ; parce qu’il est aussi aveugle et aussi égoïste que Célimène, qu’il accuse de préférer, à la possession du cœur le plus sincère et le plus honnête, les hommages de ses amis de cour ; quand pour elle, il abandonne lui-même l’honnête et sincère Éliante ; et lorsqu’il lui propose de le suivre dans un désert où il a fait vœu de vivre ; on rit enfin, quand il reste seul dans son abandon ; châtiment suffisant pour ce hérisson de vertu. D’où vint donc cette attaque si violente contre l’homme, son œuvre et l’ensemble de ses œuvres ?

Rousseau savait que le livre et le théâtre ont chacun leurs procédés : que si le livre saisit par son éloquence ; à la scène, la leçon du vice est dans le spectacle des maux qu’il engendre.

Y avait-il donc encore du moi dans cet ardent plaidoyer ?

Rousseau qui faisait des livres et ne faisait pas de théâtre ; détestait-il toutes les comédies, tous les comédiens et les comédiennes, ainsi qu’on pourrait le croire en poursuivant la lecture de sa fameuse lettre à d’Alembert, réponse à la proposition qui lui avait été faite : d’établir un théâtre à Genève, et dont nous avons tiré tout ce qui précède.

« Dans les grandes villes, pleines de gens intrigants, sans religion, sans principes, dont l’imagination, dépravée par l’oisiveté et la fainéantise, n’engendre que des monstres et n’inspire que des forfaits, où les mœurs et l’honneur ne sont rien, la police ne saurait trop multiplier les spectacles, pour ôter aux particuliers la tentation de chercher des plaisirs plus dangereux.

« Mais, chez un peuple libre, un père, un fils, un mari, un citoyen ne sauraient supporter ces amusements stériles qui ne sont dirigés vers aucune utilité publique ; dont la morale porte au mal ; où tout l’intérêt est pour les amants ; où la femme écrase notre sexe de ses propres talents ; où le jeune homme prend le même ascendant sur les vieillards ; où l’âge de la sagesse ne nous est représenté que sous les traits de jaloux, d’usuriers, de pédants, de pères insupportables que tout le monde conspire à tromper ; de même, l’austérité républicaine ne saurait accepter de se trouver en contact avec des comédiens et des comédiennes.

« Qu’est-ce, en effet, que le talent du comédien ? L’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu’on est, de se passionner de sang-froid, de dire autre chose que ce qu’on pense, aussi naturellement que si on le pensait réellement.

« Qu’est-ce que sa profession ? un métier pour lequel il se donne en représentation pour de l’argent, qui le soumet aux ignominies et aux affronts qu’on achète le droit de lui faire, et met publiquement sa personne en vente. J’adjure tout homme sincère de dire s’il ne sent pas, au fond de son âme, qu’il y a dans ce trafic de soi-même quelque chose de servile et de bas.

« Quel est donc, au fond, l’esprit que le comédien reçoit de son état ? Un mélange de bassesse, de fausseté, de ridicule orgueil et d’indigne avilissement qui le rend propre à toutes sortes de personnages hors le plus noble de tous, celui d’homme, qu’il abandonne.

« Quant aux comédiennes... » le respect que nous gardons pour tant d’artistes qui nous ont charmés, nous interdit de continuer la citation.

Nous ne croyons pas nous être écarté de notre sujet, en reproduisant cette philippique, contre un art qui, certes, a ses écarts, mais dont tout le monde aujourd’hui reconnaît la salutaire influence, ainsi que l’honnêteté de ses représentants.

Nous ne voulons pas, non plus, prolonger cette controverse entre deux hommes que nous devons également respecter ; disons seulement, en rentrant dans le sujet de la comédie, que cet Atrabilaire de génie et ce Génie de la scène ; ce censeur austère, âpre et souvent injuste, et ce poète si bon, indulgent et facile, étaient Alceste et Philinte.

Le Misanthrope fut joué vingt et une fois de suite, nombre de représentations auquel un ouvrage atteignait difficilement à cette époque. La mention en est faite sur le registre de La Grange, qui détruisit cette erreur, que la pièce aurait été reçue froidement à son apparition. Ses recettes, il est vrai, n’atteignirent pas celles du Médecin malgré lui, et ce fut ce qui causa tant de peine à son auteur. Mais, « il en est des comédies comme des jeux : il y en a que tout le monde joue ; il y en a qui ne sont faits que pour les esprits plus fins et plus appliqués. »

Comme on qualifia le Misanthrope de galerie de portraits, on en rechercha ce qu’on appelle les clés Alceste, nous l’avons déjà dit, était soi-disant le duc de Montausier : Cottin et Ménage coururent l’avertir, à l’hôtel Rambouillet, qu’on venait de le jouer ouvertement ; Philinte était Chapelle ; Oronte, le duc de Saint-Aignan ; le sonnet de Benserade ; Célimène était la princesse de Longueville de Bourbon-Coudé, qui, pour une misérable querelle avec Mme de Montbrison, avait suscité entre son amant et celui de cette dame, un duel fameux qui eut lieu sur la Place Royale, et auquel elle assista, cachée derrière une jalousie.

Mais, depuis quinze ans, la princesse s’était vouée aux pratiques de la religion la plus austère, en expiation de sentiments moins tendres que ceux de Mlle de La Vallière ; Molière ne se fut pas plus permis cette inconvenance, envers la sœur de Condé, qu’envers Benserade, son collaborateur, pour les fêtes de Versailles.

 

 

Le Médecin malgré lui – Monsieur de Pourceaugnac – Les Fourberies de Scapin – La Comtesse d’Escarbagnas

 

Molière, nous l’avons dit, espaçait ses divers genres de productions, pour satisfaire aux différents caractères qui composaient son public. Après avoir travaillé pour ces brillants esprits, amoureux de sa gloire, presque autant que de la leur, il ne pouvait oublier ces petits traitants qui l’aimaient, eux aussi, à leur façon et répondaient par leurs bons gros rires, aux éclats de joie qu’il leur causait. Ce fut ainsi qu’au Misanthrope succéda le Médecin malgré lui.

SGANARELLE, une bouteille à la main.

Qu’ils sont doux,
Bouteille jolie,
Qu’ils sont doux,
Vos petits glougloux !
Mais mon sort ferait bien des jaloux
Si vous étiez toujours remplie.
Ah ! bouteille, ma mie,
Pourquoi vous videz-vous ?

MARTINE.

Ivrogne ! sac à vin ! qui me vend pièce à pièce tout ce qui est dans le logis !

SGANARELLE.

C’est vivre de ménage.

MARTINE.

Qui m’a ôté jusqu’au lit que j’avais.

SGANARELLE.

Tu t’en lèveras plus matin.

MARTINE.

Qui ne laisse aucun meuble dans toute la maison.

SGANARELLE.

On en déménage plus aisément.

MARTINE.

J’ai quatre pauvres petits enfants sur les bras.

SGANARELLE.

Mets-les par terre.

MARTINE.

Qui me demandent à toute heure du pain.

SGANARELLE.

Donne-leur le fouet.

MARTINE.

Et tu prétends que les choses aillent toujours de même ?

SGANARELLE.

Ne nous emportons pas, ma femme.

MARTINE.

Je me moque de tes menaces !

SGANARELLE.

Ma petite femme, ma mie, votre peau vous démange ?

MARTINE.

Je te montrerai bien que je ne te crains nullement.

SGANARELLE.

Doux objet de mes vœux, je vous frotterai les oreilles.

MARTINE.

Traître, insolent, trompeur !

SGANARELLE.

Je vous battrai.

MARTINE.

Lâche, coquin, pendard !

SGANARELLE.

Je vous rosserai.

MARTINE.

Bélître, fripon, maraud !

SGANARELLE.

Je vous étrillerai !

Et il cogne, en effet, la pauvre Martine.

Quel délicieux tableau de mœurs irrégulières !

MONSIEUR ROBERT, qui passe.

Holà ! holà ! holà !... Qu’est ceci ? Quelle infamie ! de battre ainsi sa femme !

MARTINE.

Et, si je veux qu’il me batte, moi !... De quoi vous mêlez-vous ?... Est-ce votre affaire ?... qu’avez-vous à voir là-dessus ? »

Et elle donne un soufflet à ce bon Monsieur Robert, que Sganarelle, de son côté, poursuit à coups de bâton.

Cette scène vaut tout un poème. C’est un apologue avec sa plus saisissante moralité.

Valère et Lucas cherchent un habile homme pour guérir la fille de leur maître, qui est dans un pitoyable état.

Martine, croyant tenir sa vengeance, arrête Valère et Lucas, et leur dit : « J’ai votre affaire, un homme qui fait des miracles. Il n’y a pas trois semaines encore, qu’un jeune enfant de douze ans tomba du haut du clocher en bas, et se brisa, sur le pavé, la tête, les bras et les jambes ; on n’y eut pas plutôt amené notre homme, qu’il le frotta d’un onguent par tout le corps et aussitôt l’enfant se leva sur ses pieds et courut jouer à la fossette.

VALÈRE.

Et de grâce, où pouvons nous le rencontrer ?

MARTINE.

Vous le trouverez maintenant vers ce petit lieu que voilà, qui s’amuse à couper du bois.

LUCAS.

Un médecin qui coupe du bois !

MARTINE.

C’est un homme extraordinaire, fantasque, bizarre, quinteux, et dont la manie va parfois jusqu’à vouloir être battu pour demeurer d’accord de sa capacité, et je vous donne avis que vous n’en viendrez pas à bout, qu’il n’avouera jamais qu’il est médecin, s’il se le met en fantaisie, que vous ne preniez chacun un bâton et ne le réduisiez, à force de coups, à vous confesser à la fin, ce qu’il vous cachera d’abord. Tenez, vous le pouvez voir là-bas, avec une large barbe et un habit jaune et vert[51].

LUCAS.

Un habit jaune et vart ! c’est donc le médecin des parroquets ?

Sganarelle reparaît. Valère et Lucas le saluent, comme on salue quelqu’un dont on attend un service.

VALÈRE.

Monsieur, nous connaissons votre capacité.

SGANARELLE.

Il est vrai, Messieurs, que je suis le premier homme du monde pour faire des fagots.

VALÈRE.

Ce n’est pas cela dont il est question.

SGANARELLE.

Je les vends cent dix sous le cent.

VALÈRE.

Nous savons les choses.

SGANARELLE.

Je ne saurais les donner à moins.

VALÈRE.

Vous êtes un grand médecin !

SGANARELLE.

Médecin vous-même !

LUCAS.

Eh ! tétigué ! ne lantiponez pas davantage et confessez, à la bonne franquette, que v’s êtes médecin. Non ?

Alors Valère et Lucas prennent chacun un bâton ; Martine est vengée et le fagotier devient médecin malgré lui.

Revêtu de la robe de la Faculté, on l’introduit chez Géronte.

En entrant, il s’incline devant le maître du logis, qu’il appelle Monsieur le Médecin.

GÉRONTE.

À qui parlez-vous ?

SGANARELLE.

Vous n’êtes pas médecin ?

GÉRONTE.

Non, vraiment !

SGANARELLE.

Tout de bon ?

GÉRONTE.

Tout de bon !

SGANARELLE, prend à son tour un bâton et bat Gérante.

Vous êtes médecin maintenant. Je n’ai jamais eu d’autres licences.

Géronte est le père de Lucinde qu’il amène à Sganarelle.

LUCINDE.

Han, hi, han, han.

GÉRONTE.

La pauvre enfant est muette et voilà le mal sur lequel je veux vous consulter.

SGANARELLE.

Entendez-vous le latin ?

GÉRONTE.

En aucune façon.

SGANARELLE

Vous n’entendez pas le latin ?... Cabricias, arci thuram, catalamus, singulariter, nominativo ; hæc rnusa, la muse ; bonus, bona, bonum. Deus sanctus, est-ne oratio latinas ? Etiam, oui ; quare ? pourquoi ?

quia substentivo, et adjectivum, concordat in generi, numerum et casus. Voilà pourquoi votre fille est muette.

Sganarelle donne encore quelques consultations de la sorte ; puis, il se présente avec un apothicaire ; cet apothicaire est Léandre ; en le voyant, Lucinde retrouve la parole et son amant qu’elle épouse.

Un des plus justes appréciateurs du théâtre de Molière a ainsi défini Sganarelle : « L’image fidèle d’une espèce d’hommes assez communs dans les derniers rangs de la société ; de ces hommes possédant un fonds naturel d’esprit et de gaîté ; fertiles en quolibets et en réparties grivoises ; fiers de quelques grands mots mal appris, et plus mal employés, qui les font admirer de leurs égaux ; docteurs au cabaret et sur la voie publique, aimant leur femme et lui donnant des coups ; chérissant leurs enfants et ne leur donnant pas de pain ; travaillant pour boire et buvant pour oublier leurs peines ; n’ayant ni regret du passé, ni souci de l’avenir ; véritables épicuriens populaires, à qui peut-être l’éducation a seule manqué, pour figurer sur une plus digne scène. »

Le Médecin malgré lui est la plus heureuse plaisanterie qui soit sortie de la plume de Molière, le plus grand éclat de rire qu’il y ait au théâtre.

Molière était d’une verve éblouissante dans le personnage de Sganarelle ; on en a un souvenir, en voyant ce personnage représenté aujourd’hui par M. Got.

 

Monsieur de Pourceaugnac : est une bien bonne farce, farce de carnaval, puisqu’elle fait la joie de tous les collégiens.

Pourceaugnac arrive à Paris pour se marier ; il croit descendre chez un ami et il se trouve dans un hôpital, où deux médecins, commençant par lui ordonner quinze saignées et quinze purgatifs, déclarent devant son futur beau-père qu’il serait incapable de lui procréer des petits enfants ; qu’ils le feront condamner, par arrêt, à suivre leur ordonnance ; et qu’il faut qu’il crève ou qu’il soit guéri par eux... Pourceaugnac sort de leurs griffes ; mais un tas de commères affirment qu’il est leur époux ; une foule de marmots l’appellent papa. Pour ne pas être pendu, comme bigame, il se sauve sous des habits d’emprunt, lorsque des apothicaires, armés de leurs instruments, lui barrent le passage.

Qui lui a joué tous ces tours ?

Éraste, pour empêcher qu’il n’épouse Julie, et qui s’est fait une légion de ses serviteurs.

 

Les Fourberies de Scapin : Scapin est un réveil de Mascarille, ce maître fourbe, auquel, depuis longtemps, Molière avait substitué un valet plus moderne, familier de la maison, ayant voix au conseil, faisant encore payer son dévouement par de rudes apostrophes, mais sages et prudentes.

Octave et Léandre se sont mariés ; il s’agit d’obtenir l’aveu de leurs pères à leurs unions clandestines. Ils vont chercher Scapin, qui par ses fourberies amène Argante et Géronte à reconnaître Hyacinthe et Zerbinette.

Il y a un grand entrain comique dans la manière dont Scapin aborde Argante : « Pour peu qu’un père de famille ait été absent de chez lui, il doit se figurer sa maison brûlée, son argent dérobé, sa femme morte, son fils estropié, sa fille subornée ; et ce qu’il trouve qui ne lui est point arrivé, l’imputer à bonne fortune. » On rit de la façon dont il extorque l’argent de ces deux vieillards ; en évoquant devant l’un tous les spectres de sergents, procureurs, avocats, greffiers, substituts, rapporteurs, juges et clercs ; en contant à l’autre que son fils Léandre a été saisi par des corsaires. « Qu’allait-il faire dans cette galère ? » On rit encore, lorsque, pour se venger de Géronte, qui l’a assez mal mené, Scapin le fait se cacher dans un sac et lui administre une volée de coups de bâton. Cependant Scapin est un drôle et Géronte n’était pas si coupable ; peut-être eût-on préféré, dans cette dernière scapinade, que Géronte eût été moins âgé.

 

Dans la comtesse d’Escarbagnas se trouve ébauché le caractère d’un receveur des tailles, M. Harpin, que Lesage compléta plus tard et dont il fit Turcaret, son chef-d’œuvre.

Pour ces tableaux, Molière se souvint et se servit de ses premières esquisses ; le sous-titre du Médecin malgré lui, le Fagotier, qui était le titre de l’une de ses farces, le témoigne et explique, en même temps que ses succès en province, le juste honneur, que revendiquent certaines villes, d’avoir eu les primeurs d’un tel maître.

 

 

Tartuffe

 

Pour être une œuvre grande, belle et durable, Tartuffe n’avait pas besoin de persécutions. Mais celles dont on poursuivit son auteur eussent suffi pour consacrer l’œuvre la moins recommandable.

Après les enchantements d’Alcine, feux d’artifice, bals, cavalcades, festins servis par les Jeux, les Ris et les Délices, les trois premiers actes seulement d’une comédie sans travestissements, sans surprises, avaient été représentés en 1664, sur un théâtre qui n’était pas un théâtre, dans une galerie, devant une assemblée éblouie, étourdie par ces journées féeriques ; et cette comédie inachevée avait piqué toutes les curiosités : Mme Pernelle, Dorine avaient éveillé l’attention ; on s’était pris à réfléchir à la scène de Cléante et d’Orgon, et quand Elmire se fut exposée d’elle-même aux attaques du plus audacieux suborneur, chacun s’était dit : comment s’en tirera-t-elle ?

« Ce n’est pas aussi facile qu’on le pense, » avaient ajouté tout bas quelques nobles dames.

Plus tard, pour revoir la pièce en son entier, le roi s’était rendu chez son frère, à Villers-Cotterêts, avec les deux reines et le cardinal-légat qui y applaudit à ses côtés.

Tout le monde voulait en entendre la lecture dans les salons.

Une fois, on la joua au Palais-Royal en 1667 ; mais elle ne fut définitivement rendue au public qu’en 1669.

Tartuffe était resté interdit pendant cinq ans.

Aujourd’hui la censure ne saurait nous surprendre. Mais à cette époque, cette interdiction insolite fut un événement, par son contraire usage et aussi par la situation exceptionnelle d’un auteur qu’on recherchait à la cour, et qu’on aimait à la ville.

Il avait paru d’abord d’ignobles libelles : dans l’un d’eux, on traitait l’auteur de « démon vestu de chair, et habillé en homme ; le plus signalé impie et libertin qui fust jamais dans les siècles passés. »

Au nom du Parlement, son Président suspendit la pièce à Paris.

Pour corroborer l’arrêté de M. de Lamoignon, l’Archevêque de Paris, dans un mandement, « défendit à toute personne de voir représenter, lire ou entendre réciter la comédie nouvellement nommée de l’Imposteur, soit en public, soit en particulier, sous peine d’être excommuniée. »

Afin de se mettre à l’abri de l’excommunication de Mgr de Péréfixe, Condé avait fait jouer l’imposteur au Raincy, en dehors de son diocèse.

Cependant, on se rappelle les paroles de Louis XIV : « Je voudrais bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort à la comédie de Molière, ne disent mot de celle de Scaramouche ? » À quoi Condé avait répondu : « C’est que la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion, dont ces Messieurs ne se soucient point, mais celle de Molière les joue eux-mêmes ; et c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir. »

Ces paroles rapportées dans la préface de Tartuffe, ont une authenticité irrécusable.

Quelle était donc la pression qui avait agi à l’encontre de l’approbation royale ?

On ne pouvait en accuser ni la jeune Reine, ni la Reine mère, ni le légat ; pas davantage l’influence d’un confesseur, celle du Père Letellier ne data que de bien plus tard.

Quels étaient les fauteurs de ce véto ?

On ne le sut pas, on l’ignore encore.

La dénonciation provenait des profès, des ardents, des zélés, de toute la séquelle de l’hypocrisie et de la fausse dévotion ; mais pour avoir autorité, il fallait un corps.

On ne connaissait alors que deux corporations : celle des Jésuites et celle des Jansénistes.

Les Jésuites n’avaient à ce moment que peu d’autorité ; les Jansénistes en avaient une grande : sur les masses, par le masque de leur rigide vertu ; sur les plus délicats, par le talent de leurs illustres représentants : Pascal, Arnauld, Nicole, Le Maistre de Sacy, Lancelot. Pascal, il est inutile de rappeler ses œuvres ; Arnauld qui a laissé quarante-huit volumes de Réflexions philosophiques et théologiques ; Nicole, son Traité de morale dont Mme de Sévigné écrivait à sa fille : « Je voudrais en faire infuser une feuille chaque soir pour en boire une tasse. » Ce n’est pas avec ce bouillon que la grande lettrée eût vécu soixante-dix ans. Le Maistre de Sacy, traducteur de l’Ancien Testament. Lancelot, auteur du Jardin des Racines grecques :

A fait un, prive, augmente, admire.

Singulière production dont on riait et qu’on savait par cœur ; qu’on sait encore et dont on rit toujours.

Autorité qui ne devait être qu’éphémère, justement à cause des grands noms que nous venons de citer.

L’anonymat est la force des sociétés politico-religieuses ; lorsque les esprits, les intelligences se réunissent en un seul faisceau, ils forment un puissant levier. C’est ce que comprit Inigo de Loyola, ce page de Ferdinand le Catholique, quand, après avoir été mutilé au siège de Pampelune, il créa la Société de Jésus. Qui connaît de jésuites un autre nom que celui de leur fondateur ? Si quelques personnalités se détachèrent de l’Ordre, ce ne fut que comme mandataires et pour faire exécuter ses mystérieux décrets.

Pascal, Arnauld, Nicole, Le Maistre signèrent leurs livres ; leurs livres sont demeurés, mais avec eux le jansénisme s’est évanoui, et les jésuites secouèrent les fruits de l’arbre que ces doctes avaient plantés.

Sans doute que les Solitaires de Port-Royal étaient trop hauts d’honneur pour être jamais descendus à la délation. Ils n’aimaient ni la comédie, ni la tragédie ; ils traitaient les auteurs de ces sortes d’ouvrages d’empoisonneurs publics, mais ils les combattaient à armes égales ; ils luttaient en dignes rivaux et voilà tout. Le respect qu’ils ont inspiré, qui est resté attaché à leur mémoire, ne permet pas de les soupçonner d’être entrés dans de basses intrigues.

Mais il y avait beaucoup de jansénistes au Parlement ; et ce sont les sectaires qui excitent aux violences. C’était le Parlement qui avait arrêté l’Imposteur, et avec Racine, l’opinion accusa les Jansénistes d’avoir pesé sur la volonté royale.

Le 5 février 1669, la grande œuvre fut rendue à la liberté. Par qui et comment recouvrit-elle cette liberté ? On ne le sait pas plus qu’on ne connaît les causes de sa proscription.

Cependant on observa que cette date coïncidait avec celle où les sectaires avaient fait leur paix avec le Saint-Siège ; peut-être, était-ce une des clauses de l’amnistie, obtenue et imposée par le neveu de Clément IX, ce jeune légat, qui lui-même avait été assez mal mené dans les libelles « pour s’être permis d’applaudir en France à une œuvre ridicule et malsaine » On remarqua encore que, pour dissimuler leur défaite, les jansénistes, dès lors, répétèrent partout que Tartuffe était un jésuite.

Nous avons rapporté, fidèlement, tout ce que l’on a dit et écrit sur ces attaques sans précédent, nous devons ajouter aussi sans preuves bien positives, et qui furent les dernières, dont on abreuva celui dont malheureusement la mort était si prochaine.

On s’était caché sous le voile de l’hypocrisie pour combattre l’auteur de l’Hypocrite.

Tout triomphateur doit trouver un caillou sur sa route. Le premier caillou avait été posé par un comédien rival ; les prudes ensuite, les marquis, les médecins, le Parlement, un prélat, y joignirent les leurs, qui firent bloc. Mais laissez le champ libre au génie et il reprend sa course à travers les siècles.

Molière avait-il songé aux jésuites, avait-il songé aux jansénistes ? Non ! comme il avait agi pour Don Juan, il procéda pour Tartuffe. Pour nous montrer un libertin, il avait pris son héros parmi les seigneurs, à la cour, parce que, sortant de haut rang, le libertinage est surtout dangereux. Pour nous mieux représenter l’imposture, il avait choisi le charlatan de vertu, celui qui a le plus facile accès dans les familles.

Allons, Flipote, allons ; que d’eux je me délivre.

C’est Mme Pernelle, Elmire, Cléante, Damis, Mariane, Dorine ; une famille au grand complet dès le le levé du rideau ; c’est qu’il ne s’agit plus cette fois d’un travers personnel ; mais de l’alarme au foyer, d’un intrus qui peut en ravir toutes les joies, tous les bonheurs... Voici la belle-mère, altière et sermonneuse, qui ne serait pas fâchée de joindre la religion à son autorité ; Elmire, sage et prudente dans ses pénétrations, résolue dans le devoir, calme dans le danger, modeste dans sa juste raison. Cléante, son glorieux défenseur. Damis et Mariane, le frère et la sœur, ce premier couple de la nature, l’un l’autre se soutenant toujours. Dorine, qui, pendant notre enfance, a bien souvent dû sécher nos larmes et quelquefois aussi, plus tard, nous faire entendre de dures vérités ; la servante intime, qui sait nos faiblesses et nos peines, apprécie nos amis et nos ennemis. Il fallait son verbe haut pour démasquer, dans toute sa nudité, un traître hideux, qu’une bouche plus éduquée ne nous eût fait connaître qu’à demi.

La belle-mère a agité sa béquille et l’on sent que dans la maison tout est troublé, agité. Pour donner plus de verve, d’aplomb et de mordant à cette vieille qui met en mouvement toute la pièce, Molière avait confié le rôle de Mme Pernelle au comédien Béjart cadet ; Mme Pernelle n’est plus jouée en travesti, mais si l’actrice aujourd’hui manquait de moyens, la pièce perdrait beaucoup à une exposition languissante.

Arrive Orgon, l’aveugle mari, le complice débonnaire ; il ne s’informe ni de sa femme, ni de sa fille, ni de ses enfants, ni de ce qui a pu se passer chez lui. Et Tartuffe ?

Qu’a-t-il fait ? qu’a-t-il dit ? a-t-il bien dormi ? a-t-il bien vécu ?

Fort dévotement il mangea deux perdrix
Avec une moitié de gigot en hachis.

Le pauvre homme !

« Un soir, pendant la campagne de 1662, Louis XIV allait se mettre à table ; il lui arriva de dire à M. de Péréfixe, évêque de Rodez, son ancien précepteur, qu’il lui conseillait d’aller en faire autant. Je ne ferai qu’une légère collation, répondit le prélat en se retirant, c’est aujourd’hui vigile et jeûne. Cette réponse fit sourire un courtisan, qui, interrogé par Louis XIV, répondit que Sa Majesté pouvait se tranquilliser sur le compte de M. de Rodez ; après quoi, il fit un récit exact du diner de Sa Grandeur, dont le hasard l’avait rendu témoin : à chaque mets exquis que le conteur nommait, le Roi s’écriait : « Le pauvre homme ! »

C’est à Louis XIV, qui quelquefois fut son collaborateur, que Molière dut ce mot, dont il le remercia peut être par ce vers célèbre :

Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude.

L’action est engagée, et le triste héros de la pièce, ce pillard de tous biens, ce détrousseur d’honneur, est magistralement posé ; on ne le voit pas encore, mais on le sent partout ; il ne paraîtra qu’au troisième acte ; l’auteur nous présentera d’abord, entre Orgon et Cléante, cette scène des contrastes, à laquelle il nous a presqu’habitués et qui, cette fois, commence par ces vers :

CLÉANTE.

Les hommes, la plupart, sont étrangement faits ;
Dans la juste mesure on ne les voit jamais.

Cléante, c’est Ariste, c’est Philinte ; c’est Molière lui-même.

À la dévotion crédule et imbécile, il va opposer la vertu vraie et éclairée.

Je ne suis point, mon frère, un docteur révéré,
Et le savoir chez moi n’est pas tout retiré.
Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science,
Du faux avec le vrai faire la différence.

Il y aura plus de force, une plus mâle éloquence dans la bouche de Cléante que dans celles d’Ariste et de Philinte ; le sujet l’exigeait :

Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux...
Que ces francs charlatans, que ces dévots de place,
De qui la sacrilège et trompeuse grimace
Abuse impunément et se joue, à leur gré,
De ce qu’ont les mortels de plus saint et sacré ;...
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,
Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices,
Et pour perdre quelqu’un, couvrent insolemment
De l’intérêt du ciel leur fier ressentiment ;
D’autant plus dangereux dans leur âpre colère,
Qu’ils prennent contre nous des armes qu’on révère
Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
Veut nous assassiner avec un fer sacré.

Tartuffe nous a si bien été dépeint, qu’il n’a plus qu’à se montrer. Dès son arrivée, il va droit à son but ; il dévoile sa convoitise criminelle à la femme de celui qui l’a recueilli, vêtu, hébergé, nourri, et pose sa main sur les genoux d’Elmire !

Ah ! de grâce, laissez, je suis fort chatouilleuse.

C’est la séduction, non pas avec son poétique langage, mais la séduction du geste, la séduction matérielle ; c’est l’éloquence des sens, avec sa toute puissance, son âpre volonté ; admirable comme tout ce qui sortait de la plume de Molière, et cependant qui fait frémir ; cette situation, présentée par tout autre, n’eût jamais été acceptée au théâtre.

Damis, témoin de cette forfaiture, en informe son père.

Nous ne savons pas encore jusqu’où peuvent aller l’aveugle abandon et la duplicité.

Par une surprise de génie, Tartuffe avoue son crime, il se jette aux pieds d’Orgon pour lui demander pardon de son offense :

Ah, pour être dévot je n’en suis pas moins homme !

et Orgon se jette aux pieds de Tartuffe pour lui demander pardon de l’offense de ses enfants !

Par cette scène du plus délicieux comique, l’auteur nous éloigne du dégoût où il n’a pas voulu nous conduire, parce qu’il a fait une comédie et qu’il doit rester dans la comédie.

Orgon ne sera convaincu, que lorsqu’il aura vu, ce qu’on appelle vu !

Elmire le fait se cacher sous une table.

Et les choses n’iront que jusqu’où vous voudrez.

Tartuffe va voir si toutes les issues sont fermées, pour se livrer au plus odieux attentat ; et le public reste sans inquiétude, non par la présence d’un imbécile caché sous un tapis, mais parce qu’il connaît Elmire, et qu’il sait qu’une femme qui se respecte se fait toujours respecter.

Orgon se décide enfin à chasser cet abominable scélérat, mais, en dépouillant ses enfants, il lui a cédé sa maison ; bien plus, ce monstre, en s’emparant de papiers secrets, l’a dénoncé comme traître à son roi. On vient arrêter Orgon ; l’exempt paraît, et c’est Tartuffe qui est emmené en prison.

Tel est ce chef-d’œuvre plein de feu et de passion, dont l’effet fut immense et dont les recettes restèrent hors de toute proportion.

L’action en est beaucoup plus dramatique que celle du Misanthrope. Disons aussi que le personnage du Misanthrope est beaucoup moins fréquent dans les familles ; que s’il y ennuie, on peut le prier de passer dehors, tandis que Tartuffe vous répondrait :

La maison m’appartient, je le ferai connoître...

Admirons également ces deux œuvres immortelles.

Nous avons entendu discuter au théâtre si on devait jouer Tartuffe en amoureux ou en premier rôle, c’est-à-dire, en perruque blonde ou en cheveux noirs. Tartuffe est noir des pieds à la tête ; noir de cheveux, noir de teint, noir comme son âme, comme ce jus de réglisse qu’il présente à Elmire ; il ne lui offre pas des boules de gomme. C’est Don Juan qui est blond... Molière ne faisait pas d’à peu près ; pour éclairer cette figure, il a placé à ses côtés Dorine, l’huissier M. Loyal et le caractère d’Orgon.

 

 

Amphitryon – Psyché

 

De tout temps on fit descendre les Dieux sur la terre, aussi bien pour voler, piller, duper, que pour aller à de galants rendez-vous ; combien de voyages ne fit-on pas faire à Mercure, qui, à cet effet, avait des ailes aux talons ?

La fable d’Amphitryon est indienne.

Chez les Grecs, Euripide et Archippus l’avaient imitée.

C’est une des pièces de Plaute qui eut le plus de succès ; cinq cents ans après sa mort, on la jouait encore à Rome, aux fêtes consacrées à Jupiter ; les Romains considérant sans doute cet exploit comme un des plus glorieux de l’Olympe.

Presque tous les théâtres de l’Europe représentèrent la singulière mésaventure du général Thébain.

Personne ne traita ce sujet, fort indécent, il faut en convenir, avec autant d’art que Molière.

Dans un prologue, plein de grâce et de la plus fine raillerie, il prévient d’abord que c’est une fable qu’il va mettre en action. Alcmène conserve la tenue la plus correcte ; Jupiter parle le langage des Dieux. Rien de plus comique que la scène, où Sosie prenant une lanterne à témoin de son identité, se déclare Sosie battu, Sosie meurtri, mais enfin Sosie, et celle où Cléanthis, trompée par la fausse apparence de Mercure, reproche à son mari ses insolents dédains.

Cette situation de l’heureux valet, en opposition à celle de son malheureux maître, est toute de l’invention de Molière.

La pièce eut trente représentations de suite, ce qui prouve combien elle plut au public parisien.

Louis XIV avait applaudi à ces vers :

Un partage avec Jupiter
N’a rien du tout qui déshonore.

Auxquels Sosie ajoute :

Le Seigneur Jupiter sait dorer la pilule.

Mais quelqu’un qui n’y dut pas applaudir, était le marquis de Montespan, qui, pendant douze ans, s’exila de la cour et n’y reparut jamais.

Ce fut évidemment la réussite si complète d’Amphitryon, qui donna l’idée de porter à la scène un autre sujet mythologique, celui de Psyché, dont La Fontaine avait réveillé le souvenir et qui, transformé en tragicomédie ballet, fut représenté, au carnaval de 1670, sur le grand théâtre du palais des Tuileries, à l’inauguration de cette nouvelle salle, élevée pour les fêtes royales et qui reçut le nom de Théâtre des machines.

Molière, surpris par le temps, ne put composer que la première partie de cet ouvrage ; Corneille en fit le reste ; Quinault est l’auteur des vers qui s’y chantent, et dont Lulli composa la musique. Il est toujours de mauvais goût de comparer la part de deux collaborateurs ; ce le serait davantage encore, quand ces collaborateurs s’appellent Corneille et Molière.

Psyché revint au Palais-Royal ; nous avons rapporté les dépenses considérables que cette pièce occasionna. « Jusqu’alors, dit La Grange, les musiciens et les musiciennes n’avoient pas voulu paroître en public, ils chantoient dans des logos grillées et treillissées ; mais on surmonta cet obstacle, et avec quelques légères dépenses, on trouva des personnes qui chantèrent, sur le théâtre, à visage découvert, habillées comme des comédiens. »

 

 

George Dandin

 

Dans le sous-titre de Sganarelle, Molière ne s’était pas gêné d’un mot qu’il n’employa plus pour George Dandin, ou le Mari confondu. L’expression avait-elle choqué ? avait-elle vieilli ? Non. Mais dans Sganarelle le fait est imaginaire ; dans George Dandin il est positif. Par la nécessité de son sujet, l’auteur, pour la première et unique fois, dut nous montrer une femme manquant à ses devoirs ; et avec son tact admirable, ce mot, acceptable au comique, il le repoussa ignoble dans la réalité.

Le Mari confondu est sa plus puissante comédie, peut-être la plus forte qu’il y ait au théâtre.

George Dandin, un rustre, un paysan, un roturier, a voulu épouser une demoiselle de qualité ; il se plaint des coupables débordements de sa femme à ses beaux-parents, qui l’arrêtent à tout instant dans ses justes griefs, pour son manquement aux formes du langage ; on ne dit pas : ma femme, on ne dit pas ma belle-mère, on ne dit pas mon beau-père !

On le met en présence de Mlle de Sotenville qui proteste ; et de son complice, qui le provoque : il faut qu’il se batte, ou qu’il fasse des excuses. Il fait des excuses à M. de Sotenville, à Mme de Sotenville, à Mlle de Sotenville, à la servante, au galant, et chapeau bas ! il n’est pas gentilhomme. Le voilà une première fois confondu.

Il surprend sa femme avec Clitandre : Angélique feint de chasser Clitandre à coups de bâton, et le bâton, chaque fois, retombe sur les épaules du pauvre mari.

« Ô ciel, fais-moi la grâce de faire voir aux gens que l’on me déshonore ! »

À quoi en est-il réduit !

Il surprend Angélique à un nouveau rendez-vous ; cette fois, il la chasse ; elle feint de se trouver mal ; il descend avec sa chandelle pour la secourir ; pendant ce temps, elle rentre dans la maison et, lui en fermant à son tour la porte, elle s’écrie : « Qu’on me débarrasse de cet ivrogne qui pue le vin !... »

Vous puez le vin ! répètent tous les Sotenville, qui forcent de nouveau le rustre, le paysan, le roturier à demander pardon à genoux et toujours sa chandelle à la main, à la noble fille qu’il a offensée.

« Lorsque l’on a épousé une femme méchante, le meilleur parti qu’on puisse prendre, c’est de s’aller jeter dans l’eau la tête la première. »

Malgré un personnage aussi repoussant, on écouta la pièce avec un intérêt croissant ; parce que Angélique avait dit à Dandin : « M’avez-vous, avant le mariage, demandé mon consentement ? Vous n’avez consulté pour cela que mon père et ma mère ; ce sont eux proprement qui vous ont épousé, » et que Dandin avait voulu devenir de la Dandinière par le ventre qui ennoblissait.

On l’écoute de même aujourd’hui, quoiqu’à notre époque, on ne voie plus guère de riches roturiers poursuivre de nobles alliances ; mais s’il n’y a plus de dames de Sotenville, il y a encore des George Dandin, des maris confondus et trop complaisants.

Au moment où Molière allait mettre sa pièce au théâtre, rapporte Grimarest, un de ses amis lui fit entendre qu’il y avait dans le monde un homme qui pourrait bien se reconnaître dans le personnage de Dandin et qui, par ses amis et sa famille, était en état de nuire à son succès. « Je sais, répondit Molière, un moyen sûr de me concilier cet homme, j’irai lui lire ma pièce. » En effet, le même soir, Molière l’aborde au spectacle et lui demande une de ses heures perdues pour lui faire une lecture. L’homme en question se trouva si fort honoré de cette preuve de confiance, que, toute affaire cessante, il donna parole pour le lendemain. « Molière, disait-il à tout le monde, me lit ce soir une comédie, voulez-vous en être ? » Le soir, Molière rencontra une nombreuse assemblée et son homme qui la présidait ; la pièce fut jugée excellente ; lorsque, plus tard, elle fut représentée, elle n’eut pas de plus zélé partisan que ce pauvre mari qui ne s’était pas reconnu.

 

 

L’Avare

 

L’Avare, qui avait précédé George Dandin, n’eut d’abord qu’un petit nombre de représentations ; on le reprit ensuite, mais toujours sans grand succès. La pièce avait paru un peu triste. Elle l’est, en effet, dans son ensemble, quelques soins que Molière ait mis à l’égayer.

Nous avons reproduit l’opinion de J.-J. Rousseau, reprochant à un fils « de voler son père, de lui faire mille insultants reproches et quand ce père irrité lui donne sa malédiction, de lui répondre : « Qu’il n’a que faire de ses dons. »

Plusieurs critiques ont partagé cette injuste opinion : Molière ne cherche pas à faire aimer Cléante ; il ne montre dans les fautes du fils que les conséquences des vices du père. Si Harpagon se fût contenté de prêter à usure, même à ses enfants ; de marier sa fille sans dot ; d’afficher dans sa demeure : « Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger ; » de faire de maître Jacques, son cocher et son cuisinier ; le personnage eut été comique, mais le tableau fut resté incomplet ; ce n’eût pas été la maison de l’avare, qui, éloignant de leur centre naturel toute confiance, toute affection, tout respect, est le destructeur de tous les fruits de l’honnêteté et de l’éducation. Pour être en pleine vérité dans la peinture de ce caractère, il fallait nous le montrer sous cet aspect sérieux ; ce que fit Molière, au milieu de traits épisodiques et charmants, comme celui de Cléante, qui enlève de la main de son père, un diamant du plus vif éclat, pour l’offrir à Mariane.

Craignant de fatiguer par de trop nombreuses analyses, disons seulement que l’Avare est, à présent, une des pièces que l’on joue le plus fréquemment.

Peut-être, avec la fortune publique, qui s’est considérablement accrue, l’avarice s’est-elle également développée et la pièce est-elle mieux appréciée ?

 

 

Le Bourgeois gentilhomme

 

Le Bourgeois gentilhomme sera de tous les temps, de tontes les époques : son nom résonnera à toutes les oreilles, comme celui de la vanité greffée sur le hasard, au lieu de prendre ses assises sur le travail.

Tout-bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs.
Tout prince a des ambassadeurs ;
Tout marquis veut avoir des pages,

a dit La Fontaine qui, ainsi que Molière, écrivait pour tous les âges.

Au XVIIIe siècle, M. Jourdain devint fermier général ; il s’appela de la Poupelinière : c’était cet altier financier qui, dans son hôtel, en guise d’une galerie de tableaux, avait, pour piper la renommée, réuni une collection de femmes de cire, sans vêtements et dans les poses les plus anacréontiques.

Voici ce que la renommée dit de lui : « Pendant qu’il demeurait en extase devant ses cires, sa femme, dans sa chambre à coucher, recevait en chair et en os, le duc de Richelieu, qui pénétrait auprès d’elle, par une cheminée à plaque tournante, inventée pour favoriser leurs galants rendez-vous. »

Sous le Directoire, on le vit incoyable, avec sa petite paole d’honneu ; un de ces muscadins à la mode qui, on ne sait pourquoi, supprimant toutes les R de leur langage, avaient désossé notre langue.

Plus tard, il fut le sénateur chanté par Béranger.

Aujourd’hui, il est à la Bourse, faisant avec ses millions, les hauts et les bas de la cote et ruinant malheureusement trop souvent, les plus honorables familles.

Seuls, quelques détails du Bourgeois gentilhomme ne sont plus de date ; en dehors du collège, on ne prend plus de leçons de philosophie ; le cosmopolitisme parisien permet tous les idiomes ; néanmoins, la scène des A, É, I, 0, U, où M. Jourdain « fait de la prose sans le savoir, » n’a pas perdu son rire ; elle est restée typique et légendaire.

 

 

Les Femmes savantes

 

Les personnes qui aiment les classifications, placent les Femmes savantes à côté du Misanthrope et de Tartuffe ; ce n’est cependant ni une comédie de caractère, ni une comédie d’intrigues ; c’est la satire d’un travers disparu et un reflet de notre vie intime, qui n’a pas changé.

Cette pièce, par son esprit fin et sa fine raillerie, charme tous les esprits : les lettrés, avec les scènes de Trissotin et de Vadius ; les rieurs de bon ton, avec celles d’Armande et de Bélise ; les femmes aiment à l’entendre, parce que leur pouvoir y est incontestablement démontré ; enfin, elle plaît à tout le monde, par le choix de ses personnages : le bonhomme Chrysale, Clitandre, Martine, et qui ne voudrait avoir une amie qui ressemblât à Henriette !

On a fait un grand reproche à Molière de ses portraits de Trissotin et de Vadius ; comme si on ne l’avait pas traduit en scène lui-même : mais, en vérité, à part les érudits, si on se souvient encore de Cotin, de Ménage et de Vaugelas, n’est-ce pas à Molière qu’on le doit ? On aurait dû plutôt observer l’hommage qu’il rendit à Boileau, son constant défenseur, lorsque Vadius, ripostant à Trissotin, dit à ce rimeur de balle, opprobre du métier :

Je te renvoie à l’auteur des satires !

 

 

Le Malade imaginaire

 

En écrivant le titre de cet ouvrage, dernier écho d’une œuvre immense et d’une vie si courte, on ne peut se défendre d’un sentiment de tristesse, en se souvenant, surtout, que ce fut un malade qui fit le Malade imaginaire.

Molière était atteint d’un mal qui ne pardonne pas, le mal de poitrine, dont il suivait les progrès, connaissait le dénouement fatal, et qui, le ramenant sans cesse au travail, le poussait à se hâter dans ses productions qu’il voulait laisser à son pays, achevées et perfectionnées.

De graves accidents l’avaient forcé plusieurs fois à s’éloigner du théâtre ; il avait été obligé de le quitter pendant deux mois, après la pièce de l’Amour médecin.

Pour dissimuler aux spectateurs cette toux de phtisique qui le reprenait si fréquemment, il en avait tiré des effets comiques :

« Votre fluxion ne vous sied pas mal, et vous avez grâce à tousser, » dit Frosine à Harpagon.

Il précipita sa fin, pour subvenir aux besoins « de cinquante pauvres ouvriers, qui n’avaient que leur journée pour vivre, et auxquels il se serait reproché d’avoir négligé de donner du pain un seul jour, le pouvant absolument. »

On l’avait abreuvé de juleps, de laits de poule, de potions calmantes ; il savait par cœur le codex avec tous ses cordiaux, ses lénitifs dont, au premier acte, il nous faisait l’inventaire lui-même, dans ce fauteuil, unique relique de ses souffrances ; il avait vu de près les Purgon, les Fleurant, les Diafoirus, tous ces vautours acharnés sur nos chairs, et lorsque Béralde s’écrie : « Molière n’a justement de la force que pour porter son mal ; » n’était-ce pas une réponse de désespéré, que le vrai malade semblait adresser à son fidèle ami le docteur Mauvillain.

On a dit que le Malade imaginaire « était une farce, dans laquelle se trouvaient beaucoup de scènes dignes de la haute comédie. » Il faut retourner la phrase : C’est une excellente comédie, où se trouvent quelques scènes qui se rapprochent de la farce.

Lorsque Toinette, revêtue des insignes de la Faculté, donne une consultation à son maître, elle lui joue une farce ; mais quel bon sens dans toutes ses répliques à Argan !

« Me voyant malade et infirme, je veux me faire un gendre et des alliés médecins, afin de m’appuyer de bons secours contre ma maladie ; d’avoir dans ma famille les sources des remèdes, qui me sont nécessaires, et d’être à même des consultations et des ordonnances. »

« Oui, Monsieur, vous avez vos raisons ; mais votre fille n’étant point malade, n’a pas besoin d’un mari médecin ; et elle n’a que faire de M. Diafoirus, ni de son fils, Thomas Diafoirus, ni de tous les Diafoirus du monde. »

Thomas Diafoirus, avec son pouls capricant ; Béline, la seconde épousée ; Angélique ; la petite Louison, sont des personnages de comédie ; et c’est bien aussi un caractère que ce vieillard, épris d’un amour désordonné de la vie, et qui, après avoir tout sacrifié à ses soins personnels, ne récolte partout que l’ingratitude qu’il a semée. Quelle leçon dans son oraison funèbre, lorsque, le surprenant dans sa feinte léthargie, Béline s’écrie :

« Mon mari est mort ! Me voilà débarrassée d’un grand fardeau, Toinette ; quelle perte est-ce que la sienne ? Et de quoi servait-il sur la terre ? Un homme incommode à tout le monde ; malpropre, dégoûtant, sans cesse un lavement ou une médecine dans le ventre ; mouchant, toussant, crachant toujours ; sans esprit, ennuyeux, de mauvaise humeur, fatiguant sans cesse les gens et grondant, nuit et jour, servantes et valets. »

Le Malade imaginaire est une belle et forte comédie, suivie de la plus réjouissante critique de tous nos hochets, de toutes les pédanteries.

C’est dans cette Cérémonie, où ceux qui lui cherchèrent des collaborateurs partout, lui donnèrent Boileau, pour ce latin de cuisine, que l’on apprend dans tous les collèges, et dont nous nous souvenons tous, c’est dans cette Cérémonie, que Molière parut pour la dernière fois, le 17 février 1673.

En prononçant ces mots :

Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuita purgare,

un flot de sang lui sortit par la bouche ; on le transporta chez lui, où, quelques heures après, il expirait.

 

Nous avons rapporté cette mort qui fut un grand deuil pour notre pays, nous n’y reviendrons pas. L’histoire sèche les larmes : nous ne sommes plus qu’en présence d’un esprit immortel.

Un acteur anglais d’un remarquable mérite, Garrick, dit un jour : « Lorsque Dieu jeta Molière sur la terre, la terre tournait, il tomba sur la France.

Dans une forme originale, c’était une revendication pour le monde entier, d’un poète dont toutes les nations seraient glorieuses, mais qui nous appartient, quoi qu’en ait pensé Garrick.

Notre tâche est terminée.

Dans cette seconde partie de notre étude, nous devions être aussi bref que dans la première. Il est des hommes sur lesquels on ne saurait écrire de gros volumes, sans avoir recours à la fable et à l’invention.

Molière nous connaissait tous, nous ne le connaissons que bien peu et le secret de son art nous est interdit.

En rappelant ses ouvrages, en essayant de raconter sa vie, nous avons été conduit par ces deux seuls sentiments : le respect de son foyer et l’admiration de son œuvre ; persuadé, que tout livre où se trouve son nom, ne peut être qu’un monument, si modeste, qu’il soit, élevé à la mémoire de ce grand génie.


[1] Préface des œuvres de Molière, 1682.

[2] Vie de M. de Molière, 1705.

[3] Elomire, anagramme des noms de Molière, 1670.

[4] La fameuse comédienne, 1688.

[5] Nouvelles nouvelles.

[6] Muse historique.

[7] L’ouvroir était le magasin.

[8] « Louis Cressé et Marie Asselin, sa femme, promettent et s’engagent à bailler et donner aux futurs époux, dedans la veille de leurs épousailles, la somme de deux mille deux cents livres tournois. Savoir : dix-huit cents livres en deniers comptants et le surplus en meubles, habits et linge à l’usage de leur dite fille.

« Jean Poquelin et Agnès Mauzel, père et mère du futur, certifient lui appartenir la somme de deux mille deux cents livres, desquels il y a deux mille livres, dont ils lui ont fait don et avancement d’hoirie sur leur succession. »

[9] Recherches sur la vie de Molière et sa famille, par Eudore Soulié, conservateur des musées impériaux, 1863.

[10] « Par devant les notaires gardes-notes du Roy au Châtelet de Paris : Jacques Lebrun, marchand mercier, demeurant ès faux bourg Saint-Honoré, Ambroise Plantin, brodeur, et Claude Lemaistre, demeurant rue Tirechappe, reconnaissent et confessent céder, transporter et délaisser dès maintenant à toujours, à l’honorable homme Jean Poquelin, tapissier de la maison du Roy, demeurant rue Saint-Honoré, acquéreur pour sa hoire et ayant-cause, une maison sise sous les piliers des halles devant le pilori où extérieurement soulait pendre pour enseigne l’image de Saint-Christophe ; en la censive de nostre sire et chargée envers lui de douze deniers parisis de cens ; de cinq sols parisis de rente envers messieurs de l’hôpital Saint-Jacques aux pèlerins, moyennant huit mille cinq cents livres que l’acquéreur s’engage, etc. »

Soulait est pour avoir coutume :

Quant à son temps, bien sut le dépenser.
Deux parts en fit, dont il soulait passer
L’une à dormir, et l’autre à ne rien faire.

(Épitaphe de La Fontaine composée par lui-même.)

Cette maison fut démolie pour faire place à la rue Rambuteau.

[11] Sainte-Beuve.

[12] Histoire de la littérature française.

[13] « Mardi, 11 mai 1632, convoi et service complet de cinquante livres, pour deffuncte honorable femme Marie Cressé, vivante femme de l’honorable homme Jehan Pauquelin, marchand tapissier et valet de chambre ordinaire du Roy, demeurant rue Saint-Honoré, inhumée aux Innocents. » (Registres de la paroisse Saint-Eustache, Beffara.)

[14] Turlupin dans la tragédie s’appelait Belleville, Garguille Lafleur, Gorju Fléchelle.

[15] Jeunesse de Molière.

[16] Guizot, Traduction de Shakespeare.

[17] Castil-Blaze.

[18] « Jean-B. Poquelin de Molière, demeurant à Paris, dans la maison où est demeurant un mercier, au coin de la rue du Jardin, paroisse Saint-Paul, reconnoît et confesse que Jeanne Levé, marchande publique, lui a fait prêt de la somme de deux cent quatre-vingt-onze livres tournois, pour nantissement et sûreté de laquelle il a déposé deux rubans en broderie d’or et argent, l’un de satin et l’autre de drap vert. – Fait et passé à Paris, en la maison de la Barre royale, rue du Temple, l’an mil six cent quarante-cinq, le dernier jour de mars, après midi. La dite Levé ayant déclaré ne savoir écrire ne signer. » (Obligation retrouvée par M. Eudore Soulié, en l’étude de Me Aumont Thiéville.)

[19] Charles Monval, le Moliériste.

[20] On sait que le sous-diaconat et le diaconat précèdent régulièrement la prêtrise, et à des intervalles déterminés par les canons de l’Église.

[21] Ed. Fournier.

[22] La duchesse d’Orléans était morte, en trois jours, de la petite vérole, disait-on tout haut, d’un poison italien que son mari avait fait venir de Florence, disait-on tout bas. – En France, on aimait Henriette pour elle, par la double auréole de son aïeul et de son père, victimes, le premier, du poignard de Ravaillac, le second, de la hache du bourreau de Londres. Toute la cour était réunie dans la chapelle royale, Philippe d’Orléans à côté de Louis XIV et près de Marie-Thérèse, lorsque Bossuet, paraissant en chaire, s’écria : « Madame se meurt, Madame est morte !... » Un mouvement de stupeur saisit l’auditoire... Allait-il rappeler la rumeur publique ? Épouvanté de l’effet qu’il avait produit, Bossuet s’arrêta un instant, et reprit son discours sur le ton de toutes les oraisons funèbres.

[23] Préface du registre de Lagrange.

[24] La marraine était Henriette d’Angleterre. (Note de l’éditeur.)

[25] 23 janvier 1662. (Ministère de maître Acloque.)

[26] Archives de l’Empire, ministère Du Châtelet, 1643.

[27] Recherches sur la vie de Molière et sur sa famille.

[28] Fechter.

[29] Éd. Fournier.

[30] Castil-Blaze, Molière musicien.

[31] Mercure galant, acte V.

[32] É. Soulié, document XLV.

[33] Rue de Rémusat, n° 1, au coin de l’avenue du Point-du-Jour, on voit un petit chalet en briques que M. de Choiseul fit construire il y a quarante ou cinquante ans et sur lequel on lit : Ici fut la maison de Molière.

[34] Dulaure, Histoire des environs de Paris.

[35] Mlle de Lavallière.

[36] Préface de Tartuffe.

[37] « Le 17 février 1672, demoiselle Magdeleine Béjart est décédée paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, de laquelle le corps a été apporté à l’église Saint-Paul, et ensuite inhumé sous les charniers de ladite église, le 19 du mois. Signé : Béjart ; L’Éguisé ; J.-B.-P. Molière. »

(Registres de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois.)

« Le vendredi 19 février 1672, le corps de feue demoiselle Marie-Madeleine Béjart, comédienne de la troupe du roi, prise hier dans la place du Palais-Royal, et portée en convoi en cette église ; par permission de Monseigneur l’Archevêque, a été porté en carrosse en l’église Saint-Paul. Signé : Cardé, exécuteur testamentaire et de Voulges. »

(Registres de l’église Saint-Paul.)

[38] C’était sous ce nom que la pauvre La Vallière s’était retirée au couvent des Carmélites ; expiant, sous un cilice, dans toutes les austérités du cloître, un passé de mollesse et de plaisirs. On sait sa réponse, lorsqu’on vint lui annoncer la mort du due de Vermandois, qu’elle avait eu de son royal amant : « Je dois pleurer sa naissance encore plus que sa mort. » Elle mourut elle-même, en 1710, pleurant sur ses faiblesses et priant pour son roi.

[39] Voici les vers exacts de Boileau que nous nous sommes permis de défigurer :

Avant qu’un peu de terre obtenu par prière
Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière.

[40] Le cardinal-ministre était naturellement le protecteur de ses compatriotes.

[41] Les frères Parfaict.

[42] Préface du Registre de La Grange, par M. Édouard Thierry.

[43] Registre de La Grange.

[44] La salle du Palais-Royal, brûlée une première fois eu 1763, fut reconstruite en 1770. Brûlée de nouveau en 1781, elle ne fut plus relevée.

[45] Dreux du Radier.

[46] Registre de La Grange.

[47] Voici la partie de piquet si drôlement contée par Molière pour feux qui désireraient la connaître. Le premier joueur avait eu main : as, roi, dame, valet, dix et huit de cœur ; as, dame, valet et huit de trèfle, neuf et huit de pique ;

À l’écart : roi et dame de carreau ; dame et dix de pique, six de trèfle,

Le second joueur avait en main : as, valet, dix, neuf, huit, sept et six de carreau ; as, roi, valet et sept de pique ; six de cœur ;

À l’écart : roi, dix, neuf et sept de trèfle ; neuf et sept de cœur, six de pique.

On jouait alors le piquet avec les six.

[48] Préface des Fâcheux.

[49] Paul Lacroix ; Institutions, usages et coutumes du XVIIe siècle.

[50] Lorsqu’en 1682, La Grange et Vinot publièrent la première édition des œuvres complètes de Molière, avec cette scène telle qu’on l’avait jouée une seule fois, deux exempts par ordre de M. de La Reynie, lieutenant de police, se présentèrent et détruisirent la plaquette qui la contenait. On la croyait perdue ainsi que la scène précédente : elles ne furent publiées pour la première fois qu’en 1813, par M. Simonin, qui les découvrit toutes deux dans l’édition d’Amsterdam de 1683.

[51] Cette scène n’est qu’une courte analyse du texte même de Molière auquel nous renvoyons.

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