Misère et génie (Henry DE TULLY - Alfred DESROZIERS)

Drame en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Panthéon, le 8 avril 1840.

 

Personnages

 

FRANCESCO, poète

LE COMTE ORSINI

PAOLO, ouvrier

ANGELA, femme de Francesco

LA MARQUISE D’ALMÉIDA

 

La scène est à Florence.

 

Une chambre presque sans meubles, avec des papiers déchirés. Des outils de menuisier ; un établi ; des planches et des copeaux. Dans la cheminée, un réchaud avec de la colle. Portes à gauche et à droite ; une troisième, au fond à gauche. À droite, premier plan, une fenêtre. Au fond, une alcôve garnie de rideaux de serge.

 

 

Scène première

 

ANGELA, seule

 

Elle tient une lettre à la main.

Orsini ! il ose m’écrire ! et pour m’entretenir encore de son amour ! ah ! c’est de la haine plutôt !... Mais est-il donc dans cette ville ? Oh ! que m’importe ! je n’aurai plus longtemps à le craindre.

Elle s’approche de la fenêtre et regarde.

Tout se prépare pour une fête dans ce palais. Les ouvriers m’ont dit que le seigneur qui vient de l’acheter est un des plus riches de Florence. Une fête !... des fleurs partout... des buffets chargés à nourrir un an toute une famille... et nous ici !...

Elle s’approche de la chambre à gauche.

Que fait Francesco ?... Pauvre ami, il aura bientôt à gémir plus cruellement encore... Qu’on me laisse seulement mourir dans ce misérable appartement, dont les ouvriers nous disputent déjà une partie. Oui, cela seulement, et je ne demande rien à Dieu, pour moi, du moins. Cet homme qui n’est pas venu encore jusqu’ici, et qui donne des fêtes, que lui importe un misérable coin de ses greniers que la mort lui livrera bientôt ! Mais, qui donc parle sur l’escalier ?... cette voix ?...

Elle entre ouvre la porte de droite et regarde.

Orsini !... dans cette maison !... est-ce moi qu’il cherche ?... Oh ! je ne veux pas le voir.

Elle entre à gauche.

 

 

Scène II

 

ORSINI, LA MARQUISE

 

Ils entrent à droite.

ORSINI.

Un peu de courage, Mme la Marquise, nous voici aux extrêmes frontières.

LA MARQUISE.

Il était temps ; cent dix-sept marches !

ORSINI.

Vous connaissez maintenant ma nouvelle acquisition aussi bien que moi. Comme vous voyez, je répare tout du haut en bas.

LA MARQUISE.

Il y paraît ; à peine si l’on peut se frayer un passage au milieu de ces planches.

ORSINI.

C’est ici le quartier général des ouvriers. Mais voyez comme tous ces gens sont imprudents, partout des copeaux, des papiers déchirés ; il ne faudrait qu’une malheureuse étincelle...

LA MARQUISE.

Oh ! espérons que ce ne sera pas.

ORSINI.

Et que ce palais, grâce à mes soins, deviendra digne de vous.

LA MARQUISE.

Nous verrons... peut-être me déciderai-je à l’habiter.

ORSINI.

Je serai donc le plus heureux propriétaire de Florence... Ici, comme vous le pensez bien, ce sont les chambres des domestiques.

LA MARQUISE.

C’est affreux, et puis c’est bien loin.

ORSINI,

C’est tout près du grand escalier, et, par ici,

Il montre le fond.

on arrive à un second qui rejoint directement les appartements.

LA MARQUISE.

Je vois que vous aimez à créer.

ORSINI.

Aussi, ai-je fait maison nette, pour avoir les coudées franches. Il n’y a plus que ce petit logement qui soit occupé.

LA MARQUISE.

Ceci est occupé ! Je ne m’en serais pas douté à l’ameublement. Et quel malheureux peut donc vivre dans cette poussière ?

ORSINI.

Oh ! ce n’est rien ! une espèce de fou, un poète.

LA MARQUISE.

Un poète ?

ORSINI.

Qui meurt de faim, et qui est fier comme un gueux espagnol.

LA MARQUISE.

Comment, c’est un homme ayant de l’intelligence qui peut vivre dans ce galetas ?

ORSINI.

Que voulez-vous ? L’amour tient lieu de tout.

LA MARQUISE.

Ah ! il n’est pas seul ?

ORSINI.

Il est marié... oh ! c’est tout-à-fait romanesque on se drape dans sa misère, on compose des vers contre les riches, et on ne veut rien faire pour gagner du pain... c’est le suprême du genre ; quant aux plaisirs, on regarde les étoiles et on s’adore.

LA MARQUISE.

Les pauvres gens ! Ils sont peut-être heureux.

ORSINI.

Ils le seront bientôt davantage, car je les enverrai parler d’amour dans les bois... Ce sera plus romantique encore. N’allez-vous pas les plaindre ? allons donc qu’ils travaillent ! Au lieu de cela, il faut rêver, c’est-à-dire se croiser les bras... À ce prix-là, tous les lazzaroni sont poètes.

LA MARQUISE.

Parlez-moi, en fait de poésie, de la belle fête que vous nous donnez aujourd’hui : des fleurs, de la musique, de la danse... c’est la vérité dans l’idéal.

ORSINI.

N’y a-t-il pas là une petite rancune ?

LA MARQUISE.

Chez moi ?

ORSINI.

N’avez-vous pas eu votre commencement de roman avec un poète qui a pu vous préférer une autre femme...

LA MARQUISE.

Mais...

ORSINI.

Beaucoup moins belle et moins digne d’être aimée.

LA MARQUISE.

Commencement de roman est beaucoup dire.

ORSINI.

La seule chose étonnante, c’est qu’il n’ait pas voulu le finir.

LA MARQUISE.

Pas voulu !

ORSINI.

Il l’a dit.

 

 

Scène III

 

ORSINI, LA MARQUISE, PAOLO

 

ORSINI.

Mais, pardon... Vous voici donc enfin, seigneur Paolo ! l’ouvrage se fait bien. Quoi ! pas un seul ouvrier ici !...

PAOLO.

À vous le dire vrai, on n’y a pas le cœur ; ce n’est pas l’ouvrage qui répugne, mais c’est qu’il y a là, à côté, une pauvre petite femme qui peut à peine se soutenir et dont chaque coup de marteau aggrave la peine.

LA MARQUISE.

Est-elle donc bien mal ?

PAOLO.

Si mal qu’elle n’en reviendra peut-être jamais, et c’est ici justement, tout près d’elle que M. le Comte est venu placer notre atelier. Oh ! voyez-vous, moi, ça me fend l’âme.

ORSINI.

Vraiment ? M. Paolo fait de la sensiblerie.

PAOLO.

Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je plains ceux qui souffrent, et voilà tout.

ORSINI.

Chacun ses affaires ! j’ai mes raisons pour en agir ainsi.

PAOLO.

Il faut qu’elles soient bien fortes, car cette pauvre femme !... et son mari !... n’avait-il pas assez de ses chagrins ? voilà maintenant qu’il ne peut plus même travailler... Nous frappons en même temps la santé de la femme et l’esprit de l’homme.

ORSINI.

Bien ! maintenant voilà M. l’ouvrier, l’homme du rabot et de la scie qui s’intéresse aux travaux d’un poète.

PAOLO.

Pourquoi pas ?

ORSINI.

Le comprends-tu ? D’où vient ton admiration ?

PAOLO.

Je ne sais ! mais quand j’entends ses vers, je me sens les yeux mouillés, je retrouve là ce que j’ai senti sans pouvoir le dire.

LA MARQUISE.

C’est donc bien vrai, ce que dit cet homme ?

PAOLO.

Oh ! ça parle au cœur. Un jour, je n’oublierai jamais cela, je voulais parler à une femme que j’aimais, et je ne trouvais rien. Tout-à-coup, ses vers me sont revenus à la mémoire, et il s’est trouvé que c’était là ce que pensais. Ah ! voyez-vous, nous ne savons rien, nous autres, que ce que le cœur nous apprend, et voilà pourquoi nous redisons souvent avec admiration le nom de Francesco !

LA MARQUISE.

Francesco ! c’est lui qui habite cette chambre ?

ORSINI.

Oui, c’est lui, celui qui vous a méconnue, l’aimable, le brillant Francesco. La fortune s’est chargée de vous venger, puisque vous ne l’aviez pas fait.

LA MARQUISE.

Je me suis vengée de lui par l’oubli.

ORSINI.

Bonne vengeance, pour ceux qui n’en ont pas d’autre.

LA MARQUISE.

Auriez-vous donc voulu que je lui fisse donner un coup de poignard !

ORSINI.

Oh ! non pas ! un poignard tue trop vite, il ne venge pas bien. Mais pardon, Mme la Marquise, le plaisir nous appelle et je vous retiens trop longtemps.

LA MARQUISE.

Mais, nullement, et je voudrais encore visiter ce local. Mais, allez, M. le Comte, allez recevoir vos invités qui pourraient se plaindre de moi.

ORSINI.

J’obéis... Paolo, vous avez entendu ce que je vous ai dit plus de poésie ; aujourd’hui, soyez ouvrier et travaillez !

PAOLO.

Que le mal en retombe sur vous, je m’en lave les mains.

Orsini sort au fond.

 

 

Scène IV

 

PAOLO, LA MARQUISE, OUVRIERS, puis FRANCESCO

 

LA MARQUISE.

Francesco ! il est ici ! lui que je n’ai pas vu depuis deux ans, et il est marié ! Mais comment a-t-il été réduit à cet état de misère ? Ah ! comme il doit regretter mon amour.

PAOLO, qui est sorti, rentre avec les ouvriers.

Allons, à l’ouvrage, c’est l’ordre du maître... Pardon, Mme la Marquise...

LA MARQUISE, préoccupée.

Faites, faites.

PAOLO.

Misérable propriétaire, va, je voudrais démolir ta maison, alors, je travaillerais de bon cœur.

LA MARQUISE.

Peut-il vivre au milieu de ce bruit.

Les ouvriers travaillent. Les uns à démolir l’alcôve, d’autres à clouer une cloison. Des planches tombent avec fracas.

FRANCESCO, entrant.

Qui ose faire ce bruit ? Ne savez-vous pas qu’il y a là une femme qui se meurt ?... Sortez ! sortez ! où la mort entre, elle veut être seule.

PAOLO.

Pardon, mais c’est que...

FRANCESCO.

Sortez ! vous dis-je !...

PAOLO.

Nous ne demandons pas mieux, allez. Seulement, vous en répondrez devant le propriétaire.

FRANCESCO.

Et vous, devant Dieu !

PAOLO, après avoir fait sortir les ouvriers.

Tenez, vous avez raison, si on vient vous ennuyer encore, et qu’il faille vous aider à jeter quelqu’un par la fenêtre, vous n’avez qu’à dire, je suis votre homme.

FRANCESCO, l’éloignant.

C’est bien ?

PAOLO.

Je m’en vais !

Il sort.

 

 

Scène V

 

FRANCESCO, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE.

Comme il est changé !

FRANCESCO.

Ah ! ils me laissent donc, enfin. Les infâmes ! ne pas permettre à une pauvre femme de mourir tranquille, et nul moyen de la secourir... Ah !... qu’ai-je vu ?... La marquise d’Alméida !

LA MARQUISE.

Elle-même !

FRANCESCO.

Chez moi ?

LA MARQUISE.

Le hasard !...

FRANCESCO.

Ah ! le hasard ? je le pensais bien. Oui, c’est vous, toujours belle et parée... riche et heureuse.

LA MARQUISE.

Riche, oui.

FRANCESCO.

Et accueillie, fêtée.

LA MARQUISE.

Il est vrai. Oui, riche, fêtée, heureuse, comme autrefois ; mais, vous !...

FRANCESCO.

Moi !... Je ne suis plus ce Francesco, si gai, si heureux... vous ne m’auriez pas reconnu, n’est-ce pas ? Vous, au contraire, je vous retrouve telle que je vous ai laissée, des fleurs dans les cheveux, du plaisir plein le regard, comme autrefois ; toujours insouciante et folle... Oh ! je vous reconnais !

LA MARQUISE.

Et vous, toujours fier et susceptible comme autrefois, toujours repoussant l’accueil par la froideur. Oh ! à mon tour, je vous reconnais.

FRANCESCO.

Je n’ai besoin de rien, Madame, je suis pauvre, mais...

LA MARQUISE.

Mais orgueilleux, et vous vous cachez de moi ! ô Francesco, je vous l’avouerai, quand on m’a parlé de votre malheur, j’ai eu un moment, non pas de joie mais de retour sur ce que je suis moi-même depuis que je vous ai vu... Je ne puis plus que vous plaindre, Francesco, souvenez-vous au moins de votre amitié et pleurons ensemble.

FRANCESCO.

Il y a bien longtemps que je n’ai pressé la main d’un ami.

LA MARQUISE.

Que vous est-il arrivé ? Qui a pu vous perdre. ainsi ?... Vous êtes marié, m’a-t-on dit ?

FRANCESCO.

Il est vrai, et souffrant pour elle plus que pour moi... J’ai des ressources encore, des espérances... Mais le présent, il est bien pauvre et bien triste. Vous vous rappelez ma brillante gaieté d’autrefois, ma confiance dans l’avenir, ces succès qui m’attiraient à la fois gloire et fortune... Rien de cela n’est plus : plus de fortune, ; plus de gloire ; un écueil à chaque pas, un écueil insurmontable où se brise ma volonté ; et, là où je croyais trouver le bonheur, la richesse, les joies de famille, le calme d’esprit ; là, j’ai trouvé pauvreté, inquiétude et désespoir.

LA MARQUISE.

Quoi, c’est l’amour qui est cause ?...

FRANCESCO.

Oui, l’amour... un amour partagé cependant, un amour qui me promettait toutes les félicités de ce monde.

LA MARQUISE.

Je ne comprends pas.

FRANCESCO.

Écoutez Moi, vous me connaissez : poète, c’est là mon nom et ma noblesse ; Angela, au contraire, était issue d’une maison riche et titrée, et, de plus, elle était belle... comme l’amour pur. Nous nous aimions : elle m’aimait pour mon talent ; moi, je l’aimais pour sa beauté, et peut-être pour cette sympathie qu’elle ressentait pour mes pensées. Mais il y avait un homme dont Angéla n’a jamais voulu me dire le nom, malgré mes instances, et qui l’aimait aussi.

LA MARQUISE.

Il était riche, peut-être.

FRANCESCO.

C’était un de ses parents, bien plus âgé qu’elle, et aimant de ce dernier amour qui ne peut plus s’attacher à une autre espérance. Comme vous disiez, il était riche, riche et puissant. Il sut attirer à lui toute la famille d’Angela : on nous défendit de nous voir... Jusque-là, nous nous étions soumis... mais, quand on voulut employer la violence pour la contraindre à épouser cet homme, alors la passion fut plus forte que nous ; j’enlevai Angela, et je l’épousai.

LA MARQUISE.

Vous fûtes heureux, alors ?

FRANCESCO.

Oui, un jour ; mais, depuis, le malheur ne nous quitta plus. Ce parent, dont l’amour s’était changé en haine, ferma devant nous toutes les portes de la fortune : Angela fut déshéritée, et moi, partout où je m’adressai, notre persécuteur avait parlé déjà ; tout se réunit pour nous accabler. Nous fûmes resserrés dans un cercle de calomnies et de basses vengeances on m’accusa de n’avoir aimé Angela que pour sa dot ; on me traita presque comme un voleur ; tous les gens qui enviaient mon talent accusèrent mon caractère ; ceux qui ne le comprenaient pas, s’en vengèrent en me poursuivant ; et, enfin, je suis tombé là avec la mort à mes côtés ; car Angela n’a pu supporter tant de malheurs. Chaque jour, elle marche à grands pas vers le tombeau, et, aujourd’hui, il semble qu’une secousse nouvelle l’ait mortellement émue : je la vois plus faible et plus tremblante que jamais ; elle est inquiète, agitée. Ah ! je ne me fais pas illusion ; c’est une pauvre malade qui chancelle, et que le moindre choc doit renverser.

LA MARQUISE.

Pourquoi vous arrêter des idées si tristes ?

FRANCESCO.

Parce que c’est la réalité. Oui, elle mourra ; mais, moi, j’aurai du courage ; moi, je veux vivre ; car je poursuis un but que j’atteindrai un jour, malgré le silence obstiné d’Angela. Voyez-vous, Madame, je ne demande que deux choses dans ce monde, et je fais cette prière à Dieu matin et soir : Mon Dieu, fais qu’elle vive, et fais que je me venge ; et puis, ensuite, advienne que pourra !

LA MARQUISE.

Ah ! quittez ces idées de désespoir et de haine ; Dieu n’a d’oreilles que pour la douleur, et non pour la vengeance.

FRANCESCO.

Il en a pour la justice.

LA MARQUISE.

Aussi, il veut finir vos douleurs. Laissez l’espoir luire sur votre vie et la ranimer ; ce jour est peut-être le dernier du malheur, et demain se lèvera brillant comme votre passé.

FRANCESCO.

Vous le désirez donc ? C’est déjà un soulagement à mes peines... mais je suis fatigué de l’espoir.

LA MARQUISE.

Et ne peut-il pas se réaliser, enfin, cet espoir ? N’avez-vous pas des amis ?

FRANCESCO.

J’en avais, j’en ai encore, puisque vous restez si longtemps à écouter mes plaintes ; mais, Madame, si j’en juge à ces fleurs, le plaisir vous réclame.

LA MARQUISE.

Oui, j’étais venue ici pour une fête... une fête ! quand vous souffrez.

FRANCESCO.

Une parure de bal est malséante dans ma demeure... mais l’amitié y est bien douce : elle y est entrée si rarement !

LA MARQUISE.

Elle y reviendra, maintenant. Adieu, Francesco... mais, nous nous reverrons : espérez.

 

 

Scène VI

 

FRANCESCO

 

Une fête ! une parure et de la joie ! Voilà pourtant comme j’étais autrefois, tout occupé de poésie et de plaisir, quand, heureux de la fortune qui m’arrivait sans peine, je me voyais, dans l’avenir, déposant les rênes de mon cheval sur le perron de mon splendide palais. Elle a tout cela, cette marquise. Elle était libre, elle, sans famille pour la tyranniser ; et si je l’avais aimée... Ah ! quelle infâme pensée ! Pauvre Angela, toi qui t’es perdue pour moi.

 

 

Scène VII

 

ANGELA, FRANCESCO

 

ANGELA.

Francesco ! Francesco !

FRANCESCO.

Me voici.

ANGELA.

Que tu es resté longtemps loin de moi !

FRANCESCO.

Pardon, amie, pardon ; je ne veux plus te quitter. Mais ne reste pas ainsi debout, assieds-toi ; je me mettrai à tes pieds, pour mieux te voir et t’entendre.

Ils s’asseyent.

ANGELA.

Tu m’aimes ?

FRANCESCO.

Oh ! toujours.

ANGELA.

Tu n’étais pas seul ?... Il m’avait semblé entendre une voix de femme.

FRANCESCO.

Il est vrai... oui... une femme que le hasard avait amenée ici... et que j’ai reconnue.

ANGELA.

Une femme... jeune ?

FRANCESCO.

Qu’importe ? Ne parlons plus d’elle ; car elle m’a rappelé le passé, tout ce que tu étais avant mon amour, et tout ce qu’il t’a ravi.

ANGELA.

Si je ne t’avais pas aimé, moi, tu serais encore le poète chéri de toutes les femmes, et les hommes rediraient ton nom avec orgueil ; les fêtes viendraient toujours au-devant de toi, et l’avenir t’aborderait, les mains pleines de faveurs. Mais tu m’as aimée, et le malheur est venu.

FRANCESCO.

Oh ! non.

ANGELA.

Les femmes ne flattent pas celui qui n’en aime qu’une, et les hommes envient celui qui est trop aimé.

FRANCESCO.

Que m’importe l’accueil des autres femmes ? que m’importe la haine des hommes ? Un de tes regards vaut tous les sourires ; ton amour fait tout oublier. Je ne me plains pas, je ne regrette rien pour moi. Ah ! que ne puis-je acheter un jour de repos et de bonheur pour toi ! que ne puis-je le féconder avec mes larmes ! Vois-tu, je ne demande plus qu’une chose pour moi, une seule chose qui me ferait oublier toutes mes peines.

ANGELA.

Une seule chose, dis-tu ?

FRANCESCO.

Et tu peux me la donner, Angela.

ANGELA.

Parle.

FRANCESCO.

Angela, celui qui nous a devancés pas à pas dans ce torrent de malheurs en précipitant les rochers sur notre route, celui qui a usé sa vie à tourmenter la nôtre, son nom ? tu le sais ; son nom, par pitié ? dis-moi son nom ?

ANGELA.

Jamais ! non, jamais, je ne te précipiterai au-devant de sa haine. Je t’en prie, tais-toi, tu me fais mal.

FRANCESCO.

Tu souffres ?

ANGELA.

Oui, je brûle... et j’ai froid.

FRANCESCO.

Et rien à lui donner, pas même du pain !

ANGELA.

Francesco, écoute : Calme-toi, tes douleurs me tuent ; je sens que je m’affaiblis, j’ai toujours là un feu qui me dévore, mes membres s’affaiblissent, je n’ai plus de force qu’à la poitrine et à la tête pour souffrir. Oh ! il faudrait bien peu de chose pour me tuer.

FRANCESCO.

Que dis-tu ?

ANGELA.

Ah ! pourvu que je puisse mourir tranquille ici.

FRANCESCO.

Quelles idées, mon amie !...

ANGELA.

On voulait nous en chasser. Je n’aurais pas pu mourir seule, là, près de toi. Mourir à l’hôpital, comprends-tu ?

FRANCESCO.

Angela, je t’en supplie...

ANGELA.

Espérons que le nouveau propriétaire sera plus humain ; c’est peut-être si peu de temps !

 

 

Scène VIII

 

ANGELA, FRANCESCO, ORSINI

 

FRANCESCO.

Pourquoi ces idées de mort ? Qu’as-tu ? qu’éprouves-tu ? Je t’en supplie, mon ange, parle-moi, parle-moi... Quel est cet homme ?

Angela pousse un cri.

FRANCESCO.

Qu’as-tu ? que voulez-vous, Monsieur ?

ORSINI.

Je suis désolé du dérangement que je vous cause ; mais j’étais désireux de connaître d’estimables locataires.

FRANCESCO.

Vous êtes...

ORSINI.

Le nouveau propriétaire de cet hôtel.

ANGELA.

Vous !

ORSINI.

Moi-même.

ANGELA.

Et vous venez nous dire de le quitter.

ORSINI.

Moi ! Et pourquoi donc ? Ne suis-je pas heureux de posséder un poète illustre et sa charmante compagne ? Moi, vouloir rendre votre position plus pénible ! Oh ! vous me connaissez bien peu ; je viens, au contraire, l’améliorer.

ANGELA.

Vous !

FRANCESCO.

Je ne vous comprends pas.

ORSINI.

Il est facile de voir que vous n’êtes pas riches... Il n’y a pas de honte à cela : la pauvreté honore souvent un homme, loin de l’avilir ; mais l’honneur ne donne pas de pain. L’argent ne fait pas le bonheur, dit-on. Cela se peut ; mais il n’y a pas de bonheur possible sans lui, c’est une vérité plus grande encore : tout ce qui ferait la joie cause la tristesse ; car plus on aime une femme...

FRANCESCO.

Assez, Monsieur, assez !

ORSINI.

Il faut donc de l’or dans la vie, et je vous apporte le moyen d’en gagner.

FRANCESCO.

Aujourd’hui ?

ORSINI.

À l’instant.

À Angela.

Permettez-vous que nous restions seuls ?

ANGELA, à part.

Oh ! que Francesco se méfie de cet homme.

Elle s’avance vers Francesco. Orsini se place entre eux.

ORSINI, bas à Angéla.

Il faut que je vous voie seule ; il le faut absolument.

FRANCESCO, à part.

Que signifient donc cette frayeur d’Angéla et cet air de mystère ?

Angela rentre.

 

 

Scène IX

 

ORSINI, FRANCESCO

 

FRANCESCO.

Nous voilà seuls, Monsieur ; parlez, parlez vite.

ORSINI.

Vous êtes poète, et c’est en cette qualité que vous pouvez me servir.

FRANCESCO.

Et comment ?

ORSINI.

Écoutez. Je donne une fête aujourd’hui.

FRANCESCO.

Je le sais.

ORSINI.

C’est pour célébrer l’inauguration de cet hôtel.

FRANCESCO.

Après, Monsieur, après ?

ORSINI.

Nous devons danser, car les femmes ne trouvent pas de belle fête sans danse ; mais nous aurons aussi de la musique, et je voudrais une cantate relative à la circonstance.

FRANCESCO.

Une cantate ?

ORSINI.

Voulez-vous me la faire ?

FRANCESCO.

Moi ! quand ma femme se meurt !

ORSINI.

Cela ne me regarde pas...

FRANCESCO.

Monsieur !...

ORSINI.

J’ai besoin d’une cantate, vous avez besoin d’argent ; c’est un échange à faire. Vous célébrerez la beauté, le plaisir, l’amour ; il n’y a pas besoin d’être gai pour cela.

FRANCESCO.

Mais, Monsieur, vous ne comprenez donc pas que ma femme est malade, mourante ?

ORSINI.

Eh bien ! raison de plus pour la secourir.

FRANCESCO.

Oui, de l’argent, de l’argent à tout prix, et je pourrais la secourir, prolonger sa vie peut-être... Mais des pensées ?... Oh ! je leur parlerai de mort à ces gens qui veulent que je les entretienne de plaisir.

ORSINI.

Bah ! un poète dit si peu ce qu’il pense... Vous leur conterez vos amours, vos espérances.

FRANCESCO.

Que voulez-vous dire, Monsieur ? Les connaissez-vous donc, mes espérances ?

ORSINI.

La jeunesse n’a-t-elle pas toujours les mêmes ? Mais... pardon, j’avais cru entendre un gémissement dans cette chambre.

FRANCESCO.

Angela !

Il s’approche.

Non ; mais bientôt, peut-être... Allez, Monsieur, j’accepte ; allez, et, dans une heure, je serai près de vous.

ORSINI, à part.

Ma fête ne m’aura pas été inutile.

Il sort.

 

 

Scène X

 

FRANCESCO, seul

 

Des vers ! de la gaîté ! en aurai-je le courage ? Essayons.

Il s’assied.

Ma tête brûle, mon sang bouillonne. C’est impossible, je ne pourrai jamais. Ah ! autrefois, j’avais des idées si riantes ! les gens du peuple dansaient en récitant mes vers. Et, maintenant, rien : la douleur a tout absorbé. Voyons, du courage ! À défaut de pensées, trouvons des souvenirs... pour des gens qui dansent, ce sera toujours assez bien.

Il réfléchit un instant, puis écrit.

Voici le jour de la folie,
Voici l’heure de liberté,
Où frémit la douce harmonie,
Où bruit l’agile gaieté.

N’est-ce pas Angéla que j’entends ? Oui.

Il se lève.

Elle se plaint.

Il écoute à la porte.

Elle souffre !... Ah ! travaillons, travaillons vite ; soyons gai !...

De vos épaules demi-nues,

La gaze glisse en rougissant,
La valse aux passes éperdues,
Bondit sous l’archet frémissant.

Il y eut un temps où, moi aussi, j’aimais la valse !

Dansez donc, élus de la terre,
Sous les arbustes embaumés,
Le parfum de la fleur légère,
Va bien à ceux qui sont aimés.

Espoir, plaisir !...

Ah ! Quel espoir n’ai-je pas eu dans ma vie, et quel bien ne m’a pas manqué ? L’espoir est un continuel mensonge qui ne sert qu’à mieux nous faire tomber dans le péril en nous le cachant... Et le plaisir... oh ! il n’en est qu’un, c’est de se venger !... Quand donc viendra-t-il pour moi ?...

Le parfum de la fleur légère,
Va bien à ceux qui sont aimés...

Souriez à votre maîtresse,
Videz, à l’oubli des malheurs,
Vos coupes, d’où tombe l’ivresse,
Mère des rêves enchanteurs.

Mon Dieu, que je souffre !... J’ai faim !... Ah ! travaille donc, malheureux, pour gagner quelques miettes du festin ; la fin de ces vers, quelque chose qui éblouisse tous ces gens fascinés par la joie ?...

Vos coupes, d’où tombe l’ivresse...

Il cherche.

 

 

Scène XI

 

FRANCESCO, ANGELA

 

ANGELA.

À qui parles-tu donc, Francesco ? Il est seul, il travaille... comment en a-t-il la force ?... Il ne me voit pas... Francesco !... Il ne m’entend pas non plus.

FRANCESCO.

Mère des rêves enchanteurs...

ANGELA.

Francesco, parle-moi donc !

Il lui fait signe de se taire.

Mon ami !...

FRANCESCO.

Ah !

Il écrit.

Tout malheur n’est qu’une chimère,
Auquel on peut fermer son cœur,
Et sur les débris de la terre,
L’homme est maître de son bonheur.

ANGELA.

Que dit-il ?

FRANCESCO.

Vive le sort, tant qu’il me laisse
Ces biens que rien ne peut dompter,
Le vin qui donne la tendresse,
Et ma lyre pour le chanter.

ANGELA.

Comment ?

FRANCESCO, se levant.

C’est cela.

ANGELA.

Écoute-moi !

FRANCESCO, reprenant.

Le vin qui donne la tendresse, etc.

Ne crains rien, Angela, ne crains plus rien ; tu auras de l’or !...

Il sort en courant, à droite.

 

 

Scène XII

 

ANGELA, puis LA MARQUISE, qui entre à gauche

 

ANGELA.

Qu’a-t-il donc ?... À peine s’il me voit, s’il m’entend ! Je semblais le gêner... Où va-t-il ?... pour qui ces vers si gais ?... Oh ! mon Dieu ! ce matin, une femme est venue... une femme jeune, et belle sans doute, que les chagrins n’ont pas amaigrie, qui ne porte pas avec elle la tristesse de la misère... Oh ! mais non, c’est impossible !...

Voyant la Marquise qui entre.

Une femme ! ce doit être celle-là... Comme elle est belle !...

LA MARQUISE, à part.

Elle est seule ! ah ! si j’osais lui offrir mon appui !...

ANGELA.

Qui êtes-vous, madame ?

LA MARQUISE.

Une amie, si vous le voulez.

ANGELA.

Une amie ?... vous ne me connaissez pas.

LA MARQUISE

Je sais que vous souffrez, n’est-ce pas assez ? Ah ! pourquoi ne l’ai-je pas su plus tôt... mais, hélas ! ce n’est que ce matin...

ANGELA.

Ce matin, c’est vous qui étiez ici ?

LA MARQUISE.

Oui, c’est moi.

ANGELA.

Avec ?...

LA MARQUISE.

Votre mari, oui, je le connaissais depuis longtemps.

ANGELA.

Ah !

LA MARQUISE.

Et j’ai béni le hasard qui m’a conduit auprès de lui... Aussi, vous me laisserez y revenir souvent, n’est-ce pas ? car je ne suis pas une étrangère pour lui ; je suis son amie. Je l’ai vu si souvent dans le temps de son bonheur, c’est bien le moins que vous ne me repoussiez pas, aujourd’hui qu’il est malheureux !

ANGELA.

Ah ! vous l’avez vu beaucoup ?

LA MARQUISE.

Chaque jour, les mêmes fêtes nous réunissaient.

ANGELA.

Qui donc êtes-vous, Madame ?

LA MARQUISE.

La marquise d’Alméida. Vous aurait-il parlé de moi ?

ANGELA.

Oui, je crois lui avoir entendu prononcer votre nom.

LA MARQUISE.

Ah ! il ne m’avait pas oubliée !

ANGELA.

Vous l’avez revu ce matin, et tout à l’heure... Vous aimez les vers, Madame ?

LA MARQUISE.

Quand ils sont de lui, qui les fait si bien, sans aucun doute... mais je ne comprends pas...

ANGELA.

Pardon, Madame, pardon, mais c’est que...

LA MARQUISE.

Me refuserez-vous l’amitié que je viens vous demander ?

ANGELA.

De l’amitié, est-il bien vrai ?

LA MARQUISE.

Me croyez-vous donc de ceux que le malheur repousse ?

ANGELA.

Non, mais... c’était-là ma pensée peut-être... Ah ! tenez, je suis si à plaindre que j’en suis défiante. J’ai tant souffert ! Regardez-moi : la vie est un enfer ! on dit que l’on supporte mieux la douleur à deux... oh ! l’on souffre double, voilà tout ; et chaque jour des tortures morales et des tourments physiques : la fièvre qui vous ronge, et l’inquiétude pire que la fièvre, et les soupçons qui dénaturent tout ; et la faim... oui, Madame, la faim !

LA MARQUISE.

La faim ?

ANGELA.

Vous ne vous imaginez pas ce que c’est que d’avoir faim, et de manquer de tout, et se dire quand l’estomac vous brûle : Demain, je mangerai peut-être... Oh ! de tous les autres maux, il y a en dedans de nous quelque chose qui nous console, mais il n’y a pas d’espoir qui guérisse de la faim.

LA MARQUISE.

Pauvre femme !

ANGELA.

Oh ! voyez-vous, quand on souffre ainsi et qu’il faut désapprendre toute une jeunesse de luxe, il faut bien de la vertu pour ne pas se tuer. Aussi, on doit pardonner un peu à celle qui est si triste et si défiante.

LA MARQUISE.

Oh ! je vous comprends...

 

 

Scène XIII

 

ANGELA, LA MARQUISE, ORSINI

 

ORSINI entre à gauche.

Pardon, si j’entre ainsi sans me faire annoncer... Votre mari n’y est pas, Madame ?

LA MARQUISE.

Nous étions seules.

ORSINI.

Ce que l’on m’a dit est donc vrai ?

ANGELA.

Quoi donc ?

ORSINI.

Qu’on l’avait vu traversant les cours comme un fou...

ANGELA.

Expliquez-vous !

ORSINI.

Je n’en sais pas plus... Le désespoir, peut-être...

ANGELA.

Oh ! mon Dieu ! je crains toujours... Madame, je vous en supplie...

LA MARQUISE.

Soyez tranquille, je vais le trouver.

Elle sort à droite.

 

 

Scène XIV

 

ANGELA, ORSINI

 

ANGELA.

Allez, allez vite.

Revenant.

Vous restez ici, Monsieur ?

ORSINI.

Ne vous ai-je pas dit que j’avais besoin de vous parler ?

ANGELA.

Je ne le veux pas, moi ; je ne le veux pas !...

Elle veut fuir.

ORSINI, l’arrêtant.

Il le faut, dussé-je employer la violence, vous m’entendrez.

ANGELA.

Mais, monsieur...

ORSINI.

Le moment est venu de nous expliquer. Voilà assez longtemps que je l’attends !

ANGELA.

Monsieur, je n’ai pas la force de vous entendre.

ORSINI, la faisant asseoir.

Je vous l’ai dit, je parlerai !

ANGELA.

Mais vous me tuez, monsieur...

ORSINI, s’asseyant auprès d’elle.

Mon passé, je n’ai pas besoin de vous le raconter ; je vous ai aimée de toute ma force, et ma poursuite acharnée vous le prouve. Vous avez trompé ma dernière espérance, je n’avais plus d’autre ressource que la haine, et ce que j’ai fait, je le ferais encore... Vous avez voulu épouser cet homme, eh bien ! vous êtes sa femme ; mais cette considération que vous pensiez avoir, elle n’est plus.

ANGELA.

Par vous.

ORSINI.

Les richesses que vous vouliez lui donner, vous ne les avez plus.

ANGELA.

Par vous encore.

ORSINI.

Vous n’avez plus de pain à partager entre vous !...

ANGELA.

Par vous, toujours !

ORSINI.

Oui, par moi ; et ce soir, si je veux, vous n’aurez plus d’asile.

Ils se relèvent.

ANGELA.

Eh bien, Monsieur, chassez-nous donc, je veux votre haine complète pour que la nôtre soit sans pitié. Il ne sait pas encore votre nom, lui ; mais je peux le lui dire enfin, et malheur à vous, Monsieur, malheur à vous, si je le lui disais !

ORSINI.

Que lui importe ! Croyez-moi, on a peu de souvenir du passé quand on est tout occupé d’une espérance pour l’avenir.

ANGELA.

Et Francesco ?...

ORSINI.

Vous oublie... Vous lui avez tout sacrifié, et lui il vous sacrifie.

ANGELA.

Lui ?

ORSINI.

Vous pouvez mourir, et ce que vous appellerez son malheur, il l’appellera sa liberté !

ANGELA.

Lui ! c’est faux ! vous mentez, Monsieur, c’est votre haine qui me porte ce dernier coup.

ORSINI.

J’ai la preuve.

ANGELA.

La preuve qu’il en aime une autre ?

ORSINI.

Oui, une femme riche et belle, pour qui la vanité est un plaisir, qui n’a de scrupules que ceux de l’orgueil, elle est venue ici, elle y viendra encore.

ANGELA.

La marquise d’Alméida ?

ORSINI.

Elle affichera la pitié, elle aura pour vous de feintes caresses, elle s’acquittera avec de l’argent peut-être...

ANGELA.

Et vous dites qu’il l’aime ?

ORSINI.

Il l’aimait avant de vous connaître, et par ambition, par amour peut-être, il l’a quittée... Elle se venge maintenant en vous l’enlevant à son tour, l’orgueil blessé d’une femme est sans pitié...

ANGELA.

Oh ! s’il était vrai !

ORSINI.

Eh bien ! tous ces malheurs peuvent se réparer, car moi, je vous aime toujours.

ANGELA.

Oh ! taisez-vous !

ORSINI.

J’oublie tout le passé, mais au prix d’un jour.

ANGELA.

Laissez-moi ! laissez-moi !

ORSINI.

Un jour ! et nous sommes quittes !

ANGELA.

C’est impossible, car il vous resterait toujours mon mépris.

ORSINI.

Réfléchissez-y bien : ce que j’ai fait vous dit ce que je puis faire encore. Ma vengeance est sûre, parce qu’elle est froide et patiente.

ANGELA.

Eh bien ! tant mieux, j’en mourrai plus vite.

ORSINI.

Mais ce n’est pas sur vous seulement que je me vengerai, c’est sur lui ! Je lui infligerai toutes les tortures, je le brûlerai à petit feu, jusqu’à ce que je vous tue ensemble du même coup.

ANGELA.

Oh ! vous n’aurez pas longtemps à jouir de mon supplice : encore une heure de votre présence, et je mourrais.

ORSINI.

Eh bien ?...

 

 

Scène XV

 

ANGELA, ORSINI, FRANCESCO

 

FRANCESCO, de la porte.

Vous voici donc ?

ANGELA allant vers lui.

Francesco !

FRANCESCO.

On m’avait bien dit que quand je vous cherchais chez vous, vous étiez ici.

ORSINI.

Mais je vous cherchais aussi.

FRANCESCO.

Vous êtes bien pressé... Vous paraissez agitée, Angela.

ANGELA.

Moi, non... la joie de te revoir... et puis la fatigue... Mais, te voilà... je vous laisse... Je n’ai rien...

À part.

Ô mon Dieu ! protège-moi !

Elle rentre.

 

 

Scène XVI

 

ORSINI, FRANCESCO

 

ORSINI, à part.

Elle ne parlera pas.

FRANCESCO, à part.

Il y a ici quelque chose que je ne puis comprendre. Quel est cet homme que je n’avais jamais vu et dont la présence... Il faudra que je le sache.

ORSINI.

Eh bien, Monsieur, et ces vers ?

FRANCESCO.

Les voici. Hâtez-vous, car j’attends le prix de mon travail.

Il s’approche de la chambre d’Angela.

Pauvre ange !... un instant encore, et tu seras secourue.

ORSINI s’est assis et lit la cantate.

Voici le jour de la folie,
Voici l’heure de liberté.

FRANCESCO.

Que faites-vous donc ?

ORSINI.

Vous le voyez bien, j’examine la marchandise, avant de l’acheter.

Il lit.

Le parfum de la fleur légère...

C’est bien vieux.

Souriez à votre maîtresse...

C’est bien libre ; vous ne parlez pas devant les personnages de Décaméron.

Le vin qui donne la tendresse...

Fi donc ! on dirait des amours de cabaret.

FRANCESCO.

Mais, Monsieur...

ORSINI.

Allons, franchement, vous n’étiez pas inspiré, votre cantate a l’air d’une complainte.

FRANCESCO.

Et...

ORSINI.

Et ça ne peut pas se chanter devant des gens comme il faut.

FRANCESCO.

Vous la refusez ?

ORSINI.

Vous vous rendez justice.

FRANCESCO, à part.

Oh ! si je le tuais cet homme.

ORSINI.

Tenez, je vois que les choses gaies ne vous vont pas, je vais vous proposer un autre sujet : un drame. Voici ce que c’est : suivez bien !

FRANCESCO, à part.

Ô Angela !

ORSINI.

Un homme sans fortune, sans nom ! s’adresse à une jeune fille noble, riche et belle. Il l’entoure de flatteries, il l’éblouit d’une fausse renommée, et quand trompée par lui, elle s’est aliéné sa famille, quand elle n’a plus aucun appui, il s’offre alors, il l’entraîne.

FRANCESCO.

Quel est cet homme ?

ORSINI.

Il voulait obtenir la moitié de ses richesses, il lui fait partager sa misère. Bientôt la mort se met entre eux, et alors à la famille de cette noble enfant, il va rendre un cadavre, en lui disant : Voilà votre fille, nous sommes quittes.

FRANCESCO.

Et celui qui les a amenés là, le connaîtriez-vous, Monsieur ? Dites-moi, comte Orsini, ce nom que j’ai cherché pendant cinq ans, pourriez-vous me le dire ? Répondez, répondez !

ORSINI.

Je ne vous comprends pas.

FRANCESCO.

Eh bien, moi...

 

 

Scène XVII

 

ORSINI, FRANCESCO, ANGELA

 

ANGELA.

Arrêtez !

FRANCESCO.

Angela !

ANGELA, à Orsini.

Sortez, Monsieur !

FRANCESCO.

Mais...

ANGELA.

Je le veux, sortez !

ORSINI.

Dans une heure, je viendrai chercher votre travail. Jusque-là, j’obéis, car mes conviés m’appellent...

Il sort.

 

 

Scène XVIII

 

FRANCESCO, ANGELA

 

FRANCESCO.

Ah ! tu ne sais pas ce qu’il m’a dit ?

ANGELA.

J’ai tout entendu, et il a oublié une scène.

FRANCESCO.

Que dis-tu ?

ANGELA.

La voici ; c’est que cet homme dont il parlait a le cœur desséché par son malheur, et qu’il regrette ce qu’il a fait.

FRANCESCO.

Oh !

ANGELA.

C’est que ses souvenirs d’autrefois lui sont revenus, et qu’il regrette la richesse qu’il a abandonnée pour l’amour.

FRANCESCO.

Qui a osé le dire ?

ANGELA.

La marquise d’Alméida.

FRANCESCO.

La Marquise ?

ANGELA.

Tu l’as aimée ! Elle était ici ce matin, brillante de fraîcheur et de parure.

FRANCESCO.

Oui.

ANGELA.

Et tu as comparé ?

FRANCESCO.

Ô mon amie...

On entend le bruit des danses.

ANGELA.

Écoute, ce sont tes rêves qui montent jusqu’à nous. Viens donc ici.

Elle l’entraîne près de la fenêtre.

On aperçoit toutes ces femmes jeunes et brillantes.

FRANCESCO.

Angela, au nom du ciel !...

ANGELA.

Vois donc comme le plaisir les rend belles. Francesco, va donc te mêler à elles.

FRANCESCO.

Reviens à toi.

ANGELA.

Ah ! j’étais belle aussi, moi ; mais, maintenant... Ô mon Dieu ! j’ai trop souffert... Francesco ! Francesco !

Elle s’évanouit.

FRANCESCO.

Angela, mon amie ! Elle ne me répond plus. Que faire ? Je n’ai rien... de l’air seulement ?

La lettre d’Orsini tombe de son sein.

Une lettre ! Orsini ! Qu’est-ce que cela ?...

Il lit.

C’était lui !

ANGELA.

Francesco !... où es-tu ?

FRANCESCO.

Dis-moi, c’est lui qui t’a dit toutes ces infamies ?

ANGELA.

Qu’ai-je donc ? où donc es-tu ?

FRANCESCO.

Me voici.

ANGELA.

Ah ! oui, reste là. Je sens un poids sur mon cœur. Francesco ! j’ai froid... Ah ! l’heure est venue.

FRANCESCO.

Que veux-tu dire ?

ANGELA.

Tu l’aime, n’est-ce pas, cette femme ?

FRANCESCO.

Jamais ! non, mon ange ; c’est toi seule que j’aime. Ah ! si j’ai jamais eu un regret, c’est pour toi, pour toi seule.

ANGELA.

Tu me trompes.

FRANCESCO.

Sur mon Dieu, je le jure.

ANGELA.

Et ce matin ?

FRANCESCO.

Comme toujours.

ANGELA.

Répète-le ; que je l’entende encore, pour la dernière fois.

FRANCESCO.

Pourquoi ces idées sombres ?

ANGELA.

Ne m’as-tu pas comprise ? Je te le disais ce matin, une secousse me tuerait, et aujourd’hui !... Oh ! la pensée m’en fait mal encore. Pauvre ami, ce n’est pas moi qui suis à plaindre. Dis-moi encore que tu m’aimes, que je m’endorme heureuse.

FRANCESCO.

Oh ! oui, je t’aime, toi que j’ai fait souffrir. Oh ! oui, je t’aime, toi qui as quitté tous tes biens pour partager mes douleurs. Je t’aime, toi qui as toujours été douce et sainte, et qui ne m’as jamais reproché l’amertume que je répandais sur toi. Je t’aime de tout mon passé que tu as rempli ; de tout mon avenir que tu abandonnes.

ANGELA.

Merci, je puis maintenant aller à Dieu : l’amour est une bénédiction.

FRANCESCO.

Mais si tu pars, que me restera-t-il, à moi ? La haine, pour poursuivre notre ennemi.

ANGELA.

Non, tu lui pardonneras.

FRANCESCO.

Jamais !

ANGELA.

J’emporterai son nom dans ma tombe.

FRANCESCO, lui montrant la lettre.

Je le sais !

ANGELA.

Tu le sais ! Francesco, jure-moi...

FRANCESCO.

Tais-toi.

ANGELA.

Au nom du ciel, où je veux te retrouver... Oh !...

FRANCESCO.

Qu’as-tu ?

ANGELA.

Francesco... par pitié... si tu m’aimes... Oh ! je ne te vois plus ; viens plus près de moi... Adieu ! adieu !...

Elle tombe.

FRANCESCO, étendant la main sur elle.

Angela, tu seras vengée ! Il va venir ; c’est bien. Angela, à bientôt.

Il l’emporte dans l’alcôve et fait retomber le rideau sur elle.

 

 

Scène XIX

 

FRANCESCO, ORSINI

 

FRANCESCO.

C’était lui !...

Il reste au fond ; laisse entrer Orsini, puis lui dit avec calme.

Je vous attendais ; mon drame est fait.

ORSINI.

Ah ! jusqu’au bout 

À part.

Il est bien calme. Elle n’a rien dit.

FRANCESCO.

Je vais vous le conter.

ORSINI.

J’écoute.

FRANCESCO.

Il manquait un personnage ; oui, le drame n’était pas complet ; à tout effet il faut une cause. Vous m’avez montré un homme et une femme qui s’aiment, c’est la vie de tout le monde ; et puis, le malheur qui s’acharne après eux ; mais pourquoi ? Je vais vous le dire ; ne le devinez-vous pas ?

ORSINI.

Non.

FRANCESCO.

Écoutez donc. Cette femme avait un parent qu’on appelait... qu’importe son nom !... mais un homme sans âme, dont la jalousie était basse, un yago de carrefour, de ces gens qui se délectent à faire souffrir, et qui croient être forts, parce qu’ils sont méchants... Ne devinez-vous pas encore ? Il poursuivit sans relâche ceux qui s’aimaient ; car il détestait l’amour heureux comme le criminel déteste la vertu, comme le damné déteste le ciel dont il est banni ; il les suivit pas à pas et sans relâche ; et, comme à qui veut nuire l’occasion ne manque pas, il a réussi : la misère a flétri ces deux amans, qui n’avaient rêvé que bonheur ; chaque heure de leur vie a eu son angoisse ; il n’y a plus eu entre eux ni épanchement ni joie, ils se sont fuis pour se cacher leurs souffrances, ils ont compté leurs jours passés et leurs jours à venir, et ils en sont venus presque à se maudire l’un l’autre.

ORSINI, à part.

J’y comptais bien.

FRANCESCO.

Et puis, enfin, Monsieur, la femme est morte.

ORSINI.

Morte !

FRANCESCO.

Voyez.

Il tire le rideau de l’alcôve, et lui montre le corps d’Angela.

Morte de désespoir et de misère ! Mais il faut une fin à tout cela : le mari sait enfin le nom de son persécuteur ; il le tient seul à seul, sans que rien puisse le lui enlever ; et, alors, savez-vous ce qu’il fait ? Il ferme toutes les portes, en prend les clés, et les jette par la fenêtre.

Il exécute tout ce qu’il dit.

ORSINI.

Que faites-vous ?

FRANCESCO.

Eh bien, comte Orsini, mon drame marche-t-il bien ?

ORSINI.

Mais, vous vous trompez... je ne sais...

FRANCESCO.

Vous ne savez pas ?... Regardez donc ; le voici, ce nom que j’ai cherché pendant cinq ans.

ORSINI.

Ma lettre !

FRANCESCO.

Eh bien ?...

ORSINI.

Eh bien... vous savez ce que c’est que la passion... et ce qui est passé peut se réparer.

FRANCESCO.

Tout peut-il s’oublier ?

ORSINI.

La fortune peut revenir.

FRANCESCO, l’attirant devant le corps d’Angela.

Offrez-lui donc de l’or !... Non... du sang pour du sang !

ORSINI...

Quoi ?

FRANCESCO.

Vous vous êtes vengé, je me venge. Orsini, on condamne au feu les criminels ; une étincelle peut tout enflammer ici.

ORSINI.

Mais mes cris peuvent l’arrêter.

FRANCESCO.

Des cris... les éclats de rire de tes convives empêcheront de les entendre. Écoute, écoute !

On entend des instruments.

Ah ! la belle fête !... Tiens, voici l’illumination qui te manquait !

Il saisit un tison dans la cheminée, et le jette au milieu des matières inflammables qui encombrent la chambre.

ORSINI.

Au secours !

Il tâche d’ébranler la porte.

FRANCESCO.

Orsini, tous trois ensemble !...

Il va s’agenouiller auprès du corps d’Angéla. Le feu éclate, prend aux boiseries et monte de tous les côtés.

ORSINI.

Au secours ! malédiction ! ils ne m’entendront pas ! ils ne pensent qu’à se réjouir ! Oh ! ces portes ne céderont pas !...

Le feu a gagné, les murs craquent.

Francesco, écoutez !

Celui-ci, sans lui répondre, lui montre le corps d’Angela.

Oh !... mais on vient ! non !... non !...

Une partie du mur se détache. Il s’approche de Francesco, en priant.

Ô Francesco ! Francesco !...

FRANCESCO, se relevant.

Vous vouliez un drame : Comment trouvez-vous mon dénouement ?...

Le toit s’écroule. La toile tombe.

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