Maximien (Pierre-Claude NIVELLE DE LA CHAUSSÉE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 28 février 1738.

 

Personnages

 

MAXIMIEN, père de Fausta

CONSTANTIN, Empereur d’Occident

FAUSTA, femme de Constantin

AURÈLE, Général des Armées

MAURICE, ancien Gouverneur et Confident d’Aurèle

ALBIN, Confident de Maximien

EUDOXE, femme de la suite de l’Impératrice

PULCHÉRIE, femme de la suite de l’Impératrice

GARDES de Constantin

SUITE de Constantin

 

La Scène est à Marseille, dans le Palais de Constantin.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

AURÈLE, seul

 

Du repos des mortels implacable ennemi,

Monstre le plus cruel que l’enfer ait vomi,

Funeste ambition, source de tant de crimes,

Trouveras-tu toujours de nouvelles victimes ?

Quels excès en ces lieux vont se renouveler !

Malheureuse Fausta, qu’ai-je à te révéler !

Que de pleurs te prépare un père trop coupable !

Hélas ! pour te sauver, il faut que je t’accable.

Et toi, dont je voulais ensevelir l’horreur,

Détestable secret, ne souille plus mon cœur.

Sur ce mystère affreux répandons la lumière,

Et reprenons enfin ma vertu toute entière.

Mais pourrai-je obtenir ce fatal entretien ?

Maurice ne vient pas... Je l’aperçois... Eh ! bien...

 

 

Scène II

 

MAURICE, AURÈLE

 

AURÈLE.

L’impératrice enfin consent-elle à m’entendre ?

Pourrai-je lui parler ?

MAURICE.

Vous la pouvez attendre.

Seigneur, vous vous troublez... Et pourquoi la revoir ?

Que ne la fuyez-vous ?... 

AURÈLE.

Est-il en mon pouvoir ?

MAURICE.

Je ne dois plus entrer dans votre confidence ;

Mais dussé-je aujourd’hui commettre une imprudence,

L’amitié tient sur vous mes yeux trop attachés,

Dour ne pas découvrir ce que vous me cachez.

On a donc corrompu le sang de Marc-Aurèle,

Et vous n’en êtes plus l’imitateur fidèle.

Souffrez, lorsque je vois un si grand changement,

Que je ne garde plus aucun ménagement.

Depuis assez longtemps, l’inutile espérance

D’un retour, désormais hors de toute apparence,

A contenu mon zèle, et suspendu ma voix,

Je vais vous offenser pour la première fois.

AURÈLE.

Votre amitié m’est chère, et jamais ne m’offense ;

Remis entre vos mains dès ma plus tendre enfance,

Je n’ai su qu’applaudir à vos sages avis,

Et j’ose me flatter de les avoir suivis.

MAURICE.

Est-ce en entretenant ces liaisons intimes,

Ce commerce odieux, ces nœuds illégitimes ?

Avec qui vivez-vous ? Juste Ciel ! je frémis.

Maximien vous compte au rang de ses amis,

Lui qui n’en eut jamais d’autres que des complices

Destinés à subir les plus honteux supplices ;

Lui dont l’ambition ne peut se ralentir ;

Toujours inaccessible au moindre repentir,

Et moins sensible encore à la haine publique.

Seigneur, ignorez-vous quelle est sa politique ?

Si Dioclétien le mit à ses côtés,

Ce fut pour rejeter sur lui ses cruautés.

Ce Prince, en apparence humain et débonnaire,

Avait alors besoin d’une main sanguinaire.

Ainsi Maximien, devenu Souverain,

Fit gémir l’Occident sous un sceptre d’airain.

Mais parmi ses excès, ses fureurs et ses crimes,

Je ne vous compte pas tant de saintes victimes.

Ces baptêmes de sang, loin de porter l’effroi,

Dans les cœurs incertains ont fait germer la foi ;

Et ce sang dont la terre alors fut arrosée,

Est devenu pour elle une heureuse rosée,

Qui produit aujourd’hui les plus riches moissons.

Seigneur, au nom de tous, je vous dis nos soupçons.

D’où vient cette union ? Qui l’a pu faire naître ?

Quel appas vous séduit ? Qu’attendez-vous d’un traître,

Éternel artisan de complots dangereux,

Toujours mal concertés, et toujours malheureux ;

Rebut de la fortune, ennemi de la terre,

Moins digne de pitié que d’un coup de tonnerre ?

Tout autre qu’un ingrat, qui le sera toujours,

À la reconnaissance eût consacré ses jours ;

Et charmé de se voir au sein de sa famille,

Honoré de son gendre, adoré de sa fille,

Aussi souverain qu’eux dans leurs propres États,

N’eût point formé contr’eux les plus noirs attentats,

Que n’a point fait pour lui cette fille si tendre ?

Que de torrents de pleurs il a fallu répandre,

Pour fléchir un époux, et lui faire épargner

Un sang que dévorait la fureur de régner !

On dirait à le voir tranquille en apparence,

Qu’il soutient sa disgrâce avec indifférence :

On croirait qu’il ne songe, au fond de ce Palais,

Qu’à jouir d’un repos qu’il ne goûta jamais.

Tant de tranquillité n’est qu’un pur artifice,

Il est né dans le crime, il faut qu’il y périsse :

Il vous entrainera, s’il ne l’a déjà fait.

Ce lien réciproque est pour vous un forfait :

Ce n’est qu’une amitié funeste et redoutable.

Qu’ai-je dit ? Je profane un nom si respectable.

L’amitié ne convient qu’à des cœurs vertueux.

Nous allons voir éclore un crime infructueux ;

Il va se consommer, et c’est sous vos auspices !

Si vous n’y prêtiez pas des secours si propices...

AURÈLE.

Pour paroître coupable, on ne l’est pas toujours.

Crains moins pour ma vertu, ne crains que pour mes jours.

Oui, Maurice, ma vie est tout ce que j’expose.

Je remplis un devoir que la pitié m’impose.

Ma naissance, et le rang que je tiens dans l’État,

N’y serviront jamais l’audace et l’attentat :

C’est pour les empêcher que je me sacrifie.

Écoute, puisqu’il faut que je me justifie :

Je ne le vois que trop, tu sembles soupçonner

Que mon cœur par l’amour se laisse empoisonner.

Tu crois que pour Fausta mon ardeur se ranime ;

Et qu’un espoir fondé sur le succès d’un crime,

Me ramène aux genoux d’un objet trop aimé.

Ne puis-je la revoir sans en être enflammé ?

Sans que mes premiers feux m’en inspirent l’audace,

L’amitié ne peut-elle en occuper la place ?

Pourquoi n’aurais-je pas un pur attachement ?

Ah ! Maurice, le cœur n’a-t-il qu’un sentiment ?

Et l’amour ne peut-il se changer en estime ?

Ce triomphe demande un effort magnanime ;

Et l’amour ne peut-il se changer en estime ?

Ce triomphe demande un effort magnanime :

Mais enfin il n’est pas au-dessus d’un Chrétien ;

Apprends donc le secret d’un fatal entretien...

Il lui coûtera cher... Mais je la vois paraître :

Ami, reste en ces lieux, tu vas me reconnaître.

 

 

Scène III

 

FAUSTA, AURÈLE, MAURICE, EUDOXE, PULCHÉRIE, dans l’éloignement

 

AURÈLE.

J’ai devancé les pas de votre auguste époux ;

J’ai recherché l’honneur d’être admis devant vous ;

Je vous ai fait presser de vouloir bien m’entendre :

Ma conduite, Madame, aura pu vous surprendre ;

Vous allez me juger, et j’ose sur ce point...

FAUSTA.

Seigneur, dans vos desseins ne pénétrai-je point ?

Auprès de mon époux vous suis-je nécessaire ?

Vous pouvez demander ; dites, que faut-il faire ?

Permettez-vous qu’on cherche à vous récompenser ?

Le Prétoire est vacant, daignez-vous y penser ?

Parlez, oserait-on vous offrir cette place ?

Vous avez des rivaux. Albin même a l’audace

De porter jusques-là ses vœux démesurés.

Déclarez-vous, Seigneur, vos droits sont assurés.

AURÈLE.

Si les grandeurs faisaient le bonheur où j’aspire,

Il ne tiendrait qu’à moi de partager l’Empire.

FAUSTA.

Ah ! que m’annoncez-vous ?

AURÈLE.

Un malheur trop certain.

Je refuse à la fois le trône et votre main.

FAUSTA.

Qu’entends-je ! Eh ! qui pourrait vous les donner ?

AURÈLE.

Le crime.

FAUSTA.

Juste Ciel ! Je me perds au fond de cet abîme.

Daignez plus clairement m’annoncer mon destin :

Seigneur, menace-t-on les jours de Constantin ?

AURÈLE.

Oui, la mort en ces lieux lui creuse un précipice ;

Un furieux conspire, et me croit son complice

FAUSTA.

Qui ? Vous, Seigneur !

AURÈLE.

Daignez ne me rien reprocher.

En flattant son erreur, je voulais empêcher

L’assassinat affreux que sa rage médite.

FAUSTA.

Je ne sais que penser ; je demeure interdite.

AURÈLE.

Votre cœur incertain se trouble et se confond.

J’interprète aisément ce silence profond.

Mon rapport vous paraît douteux, même infidèle ;

Je vous deviens suspect ; vous soupçonnez mon zèle ;

Vous croyez que je viens supposer un forfait :

Avouez-le, Madame.

FAUSTA.

Ah ! Seigneur, en effet,

Que voulez-vous ? Pourquoi faut-il que je vous croie ?

S’il est vrai, vous deviez chercher une autre voie

Qui pût faire échouer un projet aussi noir.

À qui recourez-vous ? Et quel est votre espoir ?

Fallait-il que j’en fusse instruite la première ?

À quoi peut me servir cette triste lumière ?

Quels moyens assez prompts, quels secours si puissants

Ai-je pour détourner des malheurs si pressants ?

AURÈLE.

Vous en pourrez trouver... Le Ciel en fera naître.

À qui prétendez-vous que je livre le traître ?

FAUSTA.

À l’Empereur.

AURÈLE.

Hélas ! vous ne le voudrez pas ;

Vous serez la première à retenir mes pas.

FAUSTA.

Je serai la première à hâter son supplice ;

Si vous ne le livrez, vous êtes son complice,

Et le plus odieux de tous nos ennemis.

AURÈLE.

Quand vous saurez son nom, Madame...

FAUSTA.

Je frémis.

AURÈLE.

Vous voudrez ménager une tête si chère.

FAUSTA.

Quel est ce malheureux ?

AURÈLE.

Maximien.

FAUSTA.

Mon père,

La source de mon sang, l’objet de tant d’amour.

Non, cruel, vous voulez, par un affreux détour,

Vous venger à la fois d’une triste famille,

Et perdre en même temps le père par la fille.

AURÈLE.

Ce rapport est fondé sur un fait trop constant ;

Il serait dangereux d’en douter un instant.

Toutefois j’ai prévu votre injustice extrême ;

J’ai compté qu’il faudrait vous combattre vous-même,

Et qu’un père aisément serait justifié.

Mon sort sera toujours d’être sacrifié.

Cependant si j’étais armé par la vengeance,

J’aurais mieux profité de notre intelligence ;

Je serais en état de vous donner la loi ;

Vous ne régneriez plus, si ce n’est avec moi.

Je me verrais vengé de cette préférence,

Que votre époux obtint sur ma persévérance.

On a cru que des feux, éteints par le devoir,

Pourraient être aisément rallumés par l’espoir.

On a compté qu’un trône, orné de tous vos charmes,

À ma faible vertu ferait rendre les armes.

Que dis-je ? On s’est flatté qu’un aussi grand bienfait

N’était point trop payé par le plus grand forfait.

Mon crédit, mes emplois, et quelque renommée

Que je me suis acquise à la Cour, à l’Armée,

M’ont rendu nécessaire aux yeux de cet ingrat

Il a désespéré de renverser l’État,

Si je ne lui prêtais ma coupable assistance :

Et moi, pour vous servir, dans cette circonstance,

(Il le fallait,) j’ai feint d’épouser sa fureur.

J’ai fait plus, pour sauver le sang de l’Empereur,

Je me suis, en secret, chargé de le répandre.

C’est maintenant de vous que son sort va dépendre.

FAUSTA.

Ah ! Seigneur, pardonnez au trouble de mes sens ;

Je vous ai laissé voir des soupçons offensants.

À tous les malheureux l’injustice est commune.

AURÈLE.

Madame, votre excuse est dans votre infortune.

FAUSTA.

Dans mes pleurs, dans mon sang, il veut donc se baigner...

Mon père... Ah ! le cruel !

AURÈLE.

Madame, il veut régner.

FAUSTA.

Mon cœur, comme le sien, n’est pas impitoyable.

Quelqu’autre saurait-il ce secret effroyable ?

Seigneur, est-ce à vous seul ?...

AURÈLE.

Il n’a point transpiré ;

Et personne, avec nous, je crois, n’a conspiré :

Mais n’en craignez pas moins le sort qui vous menace

De mes retardements Maximien se lasse.

Je vois que les délais deviennent dangereux ;

Il n’arrive que trop au crime d’être heureux.

Les vertus ne font pas tant d’amis que les vices :

Pour le moindre salaire, on trouve des complices.

Petit-être qu’il pourrait, ne ménageant plus rien,

Au défaut de mon bras, substituer le sien.

FAUSTA.

Le barbare ! Ah ! Seigneur...

AURÈLE.

S’il m’eût été possible

De ramener ce cœur, toujours plus inflexible,

Je vous eusse épargné ce coup inattendu.

Mais enfin mon espoir s’est trouvé confondu.

C’est à votre vertu, c’est à votre prudence,

Madame, à profiter de cette confidence.

FAUSTA.

Qu’elle est affreuse !

AURÈLE.

À qui pouvais-je, mieux qu’à vous,

Remettre le destin d’un père et d’un époux ?

Puissiez-vous à la fois les sauver l’un et l’autre !

Mon art a succombé ; tout dépendra du vôtre.

FAUSTA.

Seigneur, continuez...

AURÈLE.

N’exigez rien de plus.

Ma présence et mes soins deviennent superflus.

FAUSTA.

M’abandonnerez-vous à la main qui m’opprime ?

AURÈLE.

Je n’ai que trop marché dans les ombres du crime ;

C’est passer trop longtemps pour être criminel ;

Souffrez que je m’impose un exil éternel.

Ce n’est pas seulement d’aujourd’hui que j’y pense :

Je vais le demander pour toute récompense.

L’Empereur m’en doit une, et j’ai toujours compté

D’en recevoir enfin ces marques de bonté.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

FAUSTA, EUDOXE, PULCHÉRIE

 

FAUSTA, à Eudoxe, qui se rapproche.

Il me quitte, il me laisse incertaine, tremblante.

Eudoxe, qu’ai-je appris ? Ô nouvelle accablante !

Ciel ! encore une fois, mon père veut régner !

Il veut reprendre un rang qu’il semblait dédaigner !

Envisage l’horreur de cette conjoncture.

Si j’écoute un moment la voix de la nature,

Eudoxe, c’en est fait, et mon époux est mort.

EUDOXE.

Qui sait si l’on vous fait un fidèle rapport ?

D’un amant méprisé c’est peut-être une feinte,

Et c’est trop aisément se livrer à la crainte.

FAUSTA.

C’est l’oracle fatal des cœurs infortunés.

Je vois tous les malheurs l’un à l’autre enchaînés

Je dois en croire Aurèle ; il ne m’a point trompée,

Eudoxe, tu me vois mortellement frappée.

Je connais trop mon père ; il m’aime tendrement :

Je le sais : il m’a fait le sort le plus charmant,

En m’accordant l’objet de mon amour extrême.

Mais son ambition sera toujours la même.

Il déteste le rang où le Ciel l’a remis ;

Et pour lui tous les Rois sont autant d’ennemis.

Eh ! depuis que lui-même a couronné Constance,

Jusqu’où n’a point été sa cruelle inconstance !

Après avoir cédé le fruit de ses exploits,

Il croit que ses regrets lui rendent tous ses droits.

Un repentir cruel sans cesse le déchire ;

Il croit que mon époux doit lui rendre l’Empire,

Et qu’il n’est l’héritier que d’un usurpateur.

Cette erreur n’a jamais abandonné son cœur.

Voilà de tous nos maux la déplorable source.

À présent que mon père est sans autre ressource,

Tout lui paraît permis ; il cède au désespoir.

EUDOXE.

Vous connaissez la loi d’un rigoureux devoir,

Un époux doit toujours l’emporter sur un père.

Le sacrifice est grand, et cependant j’espère...

FAUSTA.

Oui, je sens qui des deux doit être préféré ;

Mais toutefois mon cœur n’est pas moins déchiré.

EUDOXE.

Madame, la pitié serait trop dangereuse ;

Il faut tout révéler.

FAUSTA.

Que je suis malheureuse !

Car enfin l’Empereur est jaloux de son rang :

Sa propre sûreté veut qu’il répande un sang

Qui m’a déjà coûté tant de peine à défendre.

Ah ! le passé m’apprend ce que je dois attendre.

Dans cette extrémité, je dois appréhender

D’obtenir un pardon que je dois demander.

La pitié qu’il m’inspire entretient son audace ;

Il osera toujours abuser de sa grâce ;

Son bras, de plus en plus, se fera redouter.

Je ne prévois que trop ce qu’il peut m’en coûter ;

Et la nécessité veut que l’on me refuse :

Mais pour comble de maux, il faut que je l’accuse.

N’est-ce pas de ma main porter les premiers coups ?

S’il périt... de quel œil verrai-je mon époux ?

Pourrai-je lui montrer un amour aussi tendre ?

D’une secrète horreur pourrai-je me défendre ?

Non, la nature alors reprendra tous ses droits :

Eudoxe, il est trop vrai, je perds tout à la fois...

Entre ces deux écueils je demeure flottante.

Ai-je, contre mon père, une preuve constante ?

Pour pouvoir le convaincre, où pourrais-je en trouver ?

Est-ce par un rapport difficile à prouver ?

Et si c’est une erreur, je fais un parricide.

Je m’y perds. Cependant il faut que je décide...

Grand Dieu, c’est à toi seul à me déterminer ;

De tes rayons divins daigne m’illuminer.

M’abandonneras-tu : Non, je ne puis le croire :

Le sujet de mes pleurs intéresse ta gloire.

Mon père, mon époux, sont tes plus grands bienfaits.

Ah ! laisse-moi jouir des dons que tu m’as faits.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MAXIMIEN, ALBIN

 

MAXIMIEN.

Notre victime approche, et tout nous favorise

Cependant au moment d’achever l’entreprise,

Ma fille veut me voir : conçois-tu mon effroi ?

Je ne sais quel empire elle eut toujours sur moi.

Peut-être je t’en fais un aveu trop fidèle ;

Mais mon cœur n’a jamais tremblé que devant elle :

Sa tendresse m’accable, autant que sa vertu ;

Je ne la vois jamais sans être combattu...

Qui pourrait résister au pouvoir de ses larmes ?

Mais dans tout autre temps j’aurais eu moins d’alarmes.

ALBIN.

Je ne suis point surpris qu’elle cherche à vous voir ;

Ce qu’elle doit vous dire est facile à prévoir :

Quand vous saurez qu’Aurèle a vu l’Impératrice...

MAXIMIEN.

Ah ! s’il m’avait trahi...

ALBIN.

Prononcez son supplice.

MAXIMIEN.

Aurèle l’aurait vue ?

ALBIN.

En secret dans ces lieux,

Et Maurice avec lui.

MAXIMIEN.

Que m’apprends-tu ? Grands Dieux !

ALBIN.

Fausta, n’en doutez point, a tout appris d’Aurèle ;

Ce secret est sorti de sa bouche infidèle,

Et bientôt il ira jusques à l’Empereur.

Non, Seigneur, ce n’est plus une fausse terreur ;

L’intérêt d’un époux emporte la balance.

Croyez-vous que Fausta puisse, par son silence,

Concourir, avec vous, à son propre malheur ?

MAXIMIEN.

La nature pourrait combattre en ma faveur.

C’est peut-être trop loin pousser la défiance.

C’est un amant qui cède à son impatience :

L’espérance et l’amour auront conduit ses pas :

Aurèle a voulu voir un objet plein d’appas,

Qui doit être bientôt son heureuse conquête.

Non, Albin, tu proscris trop aisément sa tête ;

Il ne m’a point trahi.

ALBIN.

Seigneur, qu’a-t-il donc fait ?

L’entreprise devrait avoir eu son effet.

C’est pour en empêcher le succès infaillible

Qu’il s’en était chargé : la feinte est trop visible.

Aurèle n’a jamais osé s’y dévouer,

Que dans le seul dessein de la faire échouer.

En faut-il des garants qui soient plus manifestes,

Que ces retardements et ces délais funestes,

Ces risques, ces dangers, qui n’ont jamais été,

Et qui, jusqu’à présent, l’ont toujours arrêté ?

Mais, où pouvait il mieux que dans cette occurrence,

Immoler la victime avec pleine assurance ?

Il était dans un camp dont il s’est fait chérir :

C’est-là, s’il eût voulu, qu’elle devait périr ;

Cependant elle échappe, elle respire encore.

MAXIMIEN.

Aurèle a des desseins qui vont sans doute éclore.

ALBIN.

De quoi vous flattez-vous ? Sera-ce dans ces lieux ?

MAXIMIEN.

Il adore ma fille, il est ambitieux.

On cherche à s’élever autant qu’il est possible ;

Cette ardeur héroïque est toujours invincible :

Mais, que dis-je ? Il serait honteux d’en triompher.

Un grand cœur ne doit point chercher à l’étouffer.

Que le Vulgaire en fasse un crime à ma mémoire ;

Il est fait pour ramper, et pour haïr la gloire.

S’immortalise-t-on dans le sein du repos ?

Albin, l’ambition est l’âme d’un Héros :

Elle émane du Ciel, elle vient des Dieux mêmes ;

C’est une portion de ces Êtres suprêmes,

Et le signe éclatant qui sert à désigner

Ceux, d’entre les mortels, qui sont faits pour régner

Je ne crois pas qu’Aurèle ait une autre pensée.

ALBIN.

Vous ne connaissez pas cette Secte insensée,

Qui s’accroît chaque jour sous le nom de Chrétiens.

MAXIMIEN.

Que je les hais !

ALBIN.

Aurèle est un de leurs soutiens.

Sitôt qu’on a reçu les eaux de leur baptême,

Il semble qu’on devienne ennemi de soi-même ;

Ils exercent sur eux les plus grandes rigueurs ;

Ils se font des devoirs, des vertus et des mœurs,

Qui ne furent jamais que de tristes chimères ;

Ils n’ont d’autres plaisirs que des douleurs amères ;

Ils ne désirent plus que des biens à venir,

Que l’esprit ne saurait prévoir, ni définir.

Le présent n’est plus fait pour être à leur usage ;

Et, pour eux, cette vie est un simple passage,

Où, sans aucune attache, ils attendent la mort

Pour finir leur exil, et les conduire au port.

MAXIMIEN.

Je saurai profiter de cette confidence.

C’est assez ; laisse-moi : que notre intelligence

Demeure, comme elle est, dans un profond secret :

Un plus long entretien pourrait être indiscret.

 

 

Scène II

 

MAXIMIEN, seul

 

Albin peut m’avoir fait un rapport infidèle.

Il a toujours voulu me détacher d’Aurèle.

Je vois sa politique et sa témérité :

Mais, sans nous prévenir, cherchons la vérité ;

Sachons à qui je dois ôter ma confiance.

Ma fille n’aura point assez d’expérience...

C’est elle que je vois ; je vais être éclairci.

 

 

Scène III

 

FAUSTA, MAXIMIEN

 

FAUSTA, à sa suite.

Éloignez-vous... Sortez, que l’on nous laisse ici.

Ils se regardent tous deux un instant.

MAXIMIEN.

Votre époux, sur ses pas, enchaîne la victoire ;

Il moissonne à son gré dans les champs de la gloire :

Il revient triomphant ; ses invincibles mains

Ont enfin, pour jamais, désarmé les Germains.

Le Rhin leur sert en vain de barrières profondes ;

Un ouvrage immortel, élevé sur ses ondes,

Assure à Constantin le prix de ses exploits ;

Pour gage de la paix, il emmène leurs Rois.

On n’a jamais régné sous de plus sûrs auspices.

Que les destins lui soient toujours aussi propices !

FAUSTA.

Il est vrai qu’il n’a plus d’ennemis étrangers...

Dans le sein de la paix, il est d’autres dangers.

MAXIMIEN.

Quelle est donc cette crainte ?

FAUSTA.

Elle est bien légitime,

Et le trône est souvent sur le bord de l’abîme.

MAXIMIEN.

Je vois que l’on se plaît soi-même à se troubler.

Pour moi, qui ne sais point ce qui vous fait trembler,

Je ne puis qu’applaudir à l’heureux hyménée,

Qui joignit ce Héros à votre destinée.

Que je m’estime heureux de l’avoir préféré !

Plus d’un rival alors en fut désespéré.

Il en est un surtout, dont la haine couverte

Médite ma ruine, et travaille à ma perte.

C’est à vous de me mettre à l’abri de ses coups.

Cependant, jouissez du bonheur le plus doux,

Fondé sur vos vertus, autant que sur vos charmes.

À votre heureux époux tout doit rendre les armes

Qu’il règne, qu’il transmette à sa postérité

Un trône inaccessible à la témérité.

Contre un Prince aussi grand l’audace est inutile,

Il s’est trop fait aimer.

FAUSTA.

Que je serais tranquille,

Si, parmi tous les cœurs qu’il cherche à s’acquérir,

Il ne s’en trouvait un qu’il n’a pu conquérir !

Ce triomphe serait préférable à tout autre.

MAXIMIEN.

Quel est-il donc ce cœur ?

FAUSTA.

C’est peut-être le vôtre.

Je ne vois votre état qu’avec saisissement.

Un Héros n’est pas fait pour tant d’abaissement

Si vous saviez combien la disgrâce où vous êtes

Me coûte de soupirs et de larmes secrètes :

Hélas ! mes plus beaux jours en sont empoisonnés ;

Mes plaisirs, avec eux, ont été moissonnés.

Que ne m’est-il permis, que ne suis-je maîtresse

De partager mon sceptre, ainsi que ma tendresse !

Quelle félicité ! Ciel ! qu’il me serait doux

De voir à mes côtés mon père, mon époux,

Assis au même rang, dans une paix profonde,

Et régner avec moi sur la moitié du monde !

Quelle fatalité règle tout à son choix !

Le trône n’admet plus deux Maîtres à la fois.

Cependant mon époux m’aime autant que je l’aime,

Et je puis espérer de sa tendresse extrême,

Qu’un oubli généreux vous rendra sa faveur.

Je saurai, malgré lui, vous ramener son cœur.

Il me verra sans cesse à ses pieds, sur ses traces...

MAXIMIEN.

Qui n’a plus de désirs, est au-dessus des grâces...

De semblables refus vous paraîtront nouveaux :

Mais, pendant quarante ans d’erreurs et de travaux,

Assez de vains lauriers ont surchargé ma tête.

Le mépris des grandeurs vaut mieux que leur conquête.

Le temps a découvert à mes yeux enchantés

Le néant de ces biens, si faussement vantés ;

Leur éclat désormais n’a rien qui me séduise :

Je ne l’aurais pas cru, l’ambition s’épuise.

FAUSTA.

Mon père, est-il bien vrai ? Ne vous trompez-vous pas ?

Que cette certitude aurait pour moi d’appas !

Hélas ! n’aurais-je plus à trembler pour vous-même ?

Mon époux est jaloux des droits du diadème,

Et rien n’éteindrait plus son courroux rallumé.

À son heureux Empire on est accoutumé :

On n’a jamais fait naître un amour aussi tendre :

Et quand, par un revers qu’on ne doit pas attendre,

Il pourrait succomber, ne vous y trompez pas,

L’Occident s’armerait pour venger son trépas ;

Ainsi du criminel la mort serait certaine.

Mais, contre ce Héros, d’où vous vient tant de haine ?

Il n’a point usurpé le partage d’autrui ;

Par les droits les plus saints l’Occident est à lui.

Quel autre que vous-même a couronné son père ?

Ah ! Seigneur, c’est de vous, c’est d’une main si chère

Que nous tenons les biens qu’il vous plut autrefois...

MAXIMIEN.

Ma fille, il n’est plus temps de discuter mes droits...

Fausta se trouble encore plus ; Maximien s’en aperçoit.

Ne dissimulez plus, laissez couler vos larmes ;

Je sais où vous puisez ces indignes alarmes :

Mon ennemi triomphe, et cause votre effroi ;

Il se venge à la fois et de vous, et de moi.

Quelle prévention ! quelle erreur est la vôtre !

Ma fille, l’on prétend nous perdre l’un par l’autre.

Apprenez que l’on cherche à m’ôter un appui.

C’est l’amour outragé qui m’accuse aujourd’hui,

Peut-être, d’un projet dont lui-même est capable

On sait qu’il est aisé de me rendre coupable ;

Que l’Empereur et vous, le croirez aisément ;

Qu’il ne faut qu’un soupçon, même sans fondement,

Pour me perdre. On le sait ; mais on veut que vous-même,

Vous serviez leur vengeance, et leur fureur extrême ;

On cherche à vous couvrir de l’opprobre éternel

D’avoir trempé vos mains dans le sang paternel.

Que dis-je ? Il faut tout croire : allez livrer ma tête ;

Ne tardez pas.

FAUSTA.

Ah ! Ciel !

MAXIMIEN.

Que rien ne vous arrête...

Mais ces cris d’allégresse annoncent l’Empereur ;

Allez sacrifier mes jours à votre erreur.

 

 

Scène IV

 

CONSTANTIN, SUITE de Guerriers et de Rois enchaînés, FAUSTA, MAXIMIEN, AURÈLE, ALBIN, MAURICE

 

CONSTANTIN, à Fausta.

Vous voyez que le Ciel, sensible à vos alarmes,

À lui-même hâté le bonheur de nos armes :

J’aime à vous rapporter ma gloire et mes lauriers.

En regardant les Guerriers qui sont à sa suite.

Je n’attendais pas moins de ces braves Guerriers,

Dont la Gaule est toujours une source féconde ;

Avec eux on ferait la conquête du Monde.

Allez, troupe héroïque, et triomphez de vous ;

Ce dernier avantage est le plus grand de tous.

FAUSTA, à Constantin.

Vous m’êtes donc enfin rendu par la Victoire.

Que j’aime à vous trouver tant d’amour et de gloire.

Puissé-je avoir tremblé pour la dernière fois !

CONSTANTIN.

La paix est le seul but où tendent mes exploits.

La gloire d’enchaîner le Démon de la guerre,

Et de fixer enfin le repos sur la terre,

Suffit pour m’acquérir le nom le plus flatteur ;

Je ne veux que celui de pacificateur.

Je forcerai le Monde à m’accorder ce titre ;

C’est régir l’Univers que d’en être l’arbitre.

Les Germains sont vaincus, et leurs superbes Rois

Viennent à vos genoux... Mais, qu’est-ce que je vois ?

Vous ne paraissez pas sensible à leur hommage.

FAUSTA.

Hélas ! Seigneur...

CONSTANTIN.

Qu’entends-je : Et quel sombre nuage

Semble de plus en plus obscurcir tant d’appas ?

D’où viennent ces soupirs que je n’attendais pas ?

Quel sujet douloureux pourrait les faire naître ?

Vous vous attendrissez. Quoi : ne puis-je connaître...

Elle regarde tendrement son père.

Ah ! ce regard m’apprend la cause de vos pleurs... 

Vous triomphez ; il faut se rendre à vos douleurs.

À Maximien.

Seigneur, je ne mets plus de borne à ma clémence ;

Qu’une amitié nouvelle entre nous recommence ;

Que nos divisions, que tout soit effacé ;

Réunissons nos cœurs, oublions le passé :

Je ne me trouve heureux qu’autant que je pardonne ;

Que chacun suive ici l’exemple que je donne.

À Aurèle.

Pour vous, Seigneur, cessez de vouloir me priver

D’un sujet vertueux que je veux conserver ;

Un ami vous en presse, un maître vous l’ordonne.

La sagesse peut-elle être trop près du trône ?

Si l’on veut qu’elle attire, et charme les mortels,

C’est à la Cour qu’il faut lui dresser des autels.

Aux Rois enchaînés.

Et vous, Princes et Rois, qui suivez votre Maître,

Ornements d’un triomphe où vous devez paraître,

Et suivre d’un vainqueur le char victorieux,

Vous ne servirez point de spectacle en ces lieux :

Soyez libres ; partez ; ma gloire est satisfaite :

Pour ceux que j’ai domptés la honte n’est point faite,

Allez, sur vos sujets, pratiquer mes leçons ;

Que leur félicité vous serve de rançons ;

Que vos bontés pour eux soient le gage durable

D’une paix entre nous toujours inaltérable.

Remportez vos trésors ; je ne veux rien de plus ;

Que la reconnaissance et l’amour des vaincus.

À Fausta.

Et nous, Madame, allons prendre part à ces fêtes,

Dont ces peuples charmés honorent nos conquêtes :

Venez les embellir aux yeux de votre époux,

Leur plus brillant éclat ne viendra que de vous.

 

 

Scène V

 

MAXIMIEN, AURÈLE

 

MAXIMIEN, arrêtant Aurèle.

Ah ! Seigneur, c’en est trop, il faut enfin se rendre ;

Contre tant de vertus, qui pourrait se défendre ?

Sa générosité me désarme à jamais ;

Je ne puis, je ne veux que l’aimer désormais :

Tout autre sentiment me devient impossible.

Il le faut avouer, la haine est trop pénible,

Et la mienne cent fois a pensé se trahir.

Ce n’est que par effort qu’un grand cœur peut haïr :

L’estime ou le mépris sont seuls à son usage.

La haine la plus forte eft le plus grand hommage

Dont on puisse jamais honorer un rival.

Constantin m’inspira ce sentiment fatal...

Sa gloire, son éclat, ses exploits, sa fortune,

Tout offrait une idée, une image importune,

Que mes yeux et mon cœur ne pouvaient supporter :

J’avais cette victoire encore à remporter,

Et sur moi-même enfin je l’obtiens toute entière.

Laissons à ce Héros une libre carrière :

Qu’il règne ; abandonnons à ses heureuses mains

Le soin de dispenser le bonheur des humains :

Ne nous opposons plus au Ciel qui le désigne :

Ne consentez-vous pas de céder au plus digne ?

AURÈLE.

Seigneur, si je souscris à des ordres si doux,

Je n’en reçus jamais de plus dignes de vous.

À cet heureux retour, souffrez que j’applaudisse :

On obéit sans honte où règne la justice :

Sous un Monarque humain, vertueux et prudent,

On ne s’aperçoit pas que l’on soit dépendant.

MAXIMIEN.

Seigneur, c’en est assez ; si vous voulez m’en croire,

Renonçons au projet qui blesse votre gloire ;

L’ambition funeste allait nous égarer ;

Ne nous en souvenons, que pour tout réparer.

Aurèle sort.

 

 

Scène VI

 

MAXIMIEN, seul

 

Tu n’es qu’un vil esclave, et tu dois toujours l’être.

Va, puisque tu le veux, ramper aux pieds d’un maître.

Reste dans le néant d’où tu pouvais sortir.

Aveugle que j’étais, j’aurais dû pressentir...

 

 

Scène VII

 

MAXIMIEN, ALBIN

 

MAXIMIEN.

Tu l’avais bien prévu : je viens de tout apprendre.

C’est une lâcheté que je ne puis comprendre.

L’ambition, l’amour n’ont pu le retenir ;

Il a tout révélé : mais j’ai su prévenir

Les dangereux effets de sa faiblesse extrême ;

J’ai feint, avec ce traître, un retour sur moi-même,

Et je viens de briser le lien qui nous joint.

ALBIN.

Un lâche est soupçonneux, il ne vous croira point :

Si vous vous en flattez, c’est une autre imprudence.

Ce malheureux secret est trop en évidence.

Il faut s’attendre à tout.

MAXIMIEN.

Quel est donc cet effroi ?

Le péril t’épouvante ?

ALBIN.

Il n’est pas fait pour moi,

Je n’en dois craindre aucun ; c’est pour vous que je tremble.

Sait-on les liaisons que nous avons ensemble ?

À l’Idole du temps on me croit asservi ;

Auprès de l’Empereur je vous ai desservi :

Je vous ai toujours nui, personne ne l’ignore :

Je professe en public un culte que j’abhorre :

Dans cette obscurité, qui peut me découvrir ?

Si vous ne le voulez, je ne saurais périr,

Et ce n’est que sur vous que peut tomber la foudre.

MAXIMIEN.

Comment la conjurer ?

ALBIN.

C’est à vous de résoudre...

Puis-je vous demander, en ce pressant danger,

Quel est votre dessein ?

MAXIMIEN.

De n’en jamais changer.

Comme j’ai commencé, j’achèverai ma course ;

Dans notre fermeté, cherchons notre ressource :

Pour être désarmé, je ne suis pas vaincu.

Pour recouvrer enfin le rang où j’ai vécu,

Il n’est rien que mon bras ne tente et n’exécute ;

Je tombe de trop haut pour craindre une autre chute.

Je suis ma destinée en poursuivant mes droits.

Les Dieux m’en sont garants, et je soutiens leur choix.

Je n’étais qu’un mortel conçu dans les ténèbres ;

Je n’en dois pas rougir : les noms les plus célèbres

N’ont pas toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui.

Enfin, quoi qu’il en soit, c’est le Destin, c’est lui,

Qui pour mieux signaler sa suprême puissance,

M’a tiré du néant qui couvrait ma naissance,

Et qui m’a vers le trône aplani les chemins...

Je ne défendrais pas l’ouvrage de mes mains !

N’aurais-je acquis la gloire, et le surnom d’Hercule,

Que pour être chargé d’un titre ridicule ?

Quoi ! j’aurais réuni tant de climats divers,

Tant de sceptres épars, et, dans tout l’Univers,

Je n’aurais fait qu’un trône et qu’un seul diadème !

Un autre jouirait de ce bonheur suprême !

L’Occident est témoin que je n’ai rien cédé,

Que par la violence on m’a dépossédé.

C’est Dioclétien, ce Collègue timide,

Qui m’a contraint, au gré de son gendre perfide,

À couronner celui qu’on me fit adopter ;

Ainsi j’abandonnai ce qu’on m’allait ôter.

Contre la trahison tentons la même voie ;

Par les mêmes moyens je puis ravir ma proie.

Je la disputerais au Souverain des cieux :

C’est bien assez pour moi d’être au-dessous des Dieux.

Puis-je compter sur toi ?...

ALBIN.

Seigneur, vous devez croire...

MAXIMIEN.

En attendant qu’on donne un Préfet au Prétoire,

Tu tiens sa place ici, le palais t’est soumis,

Le soin de le garder en tes mains est remis.

Veux-tu monter plus haut que tu n’osais prétendre ?

L’occasion t’appelle ; oseras-tu l’entendre ?...

Je te vois étonné ; rassemble tes esprits ;

D’un moment aussi cher tu connais tout le prix...

Si nous hâtions le coup...

ALBIN.

Eh ! bien, Seigneur, je cède :

Un mal aussi pressant demande un prompt remède :

Il le faut violent... terrible...

MAXIMIEN.

Explique-toi :

Tant de ménagements ne sont plus faits pour moi.

ALBIN.

Il vous fera frémir.

MAXIMIEN.

Propose en assurance.

ALBIN.

Je puis, dès cette nuit, remplir votre espérance,

Et mettre entre vos mains l’Empire et l’Empereur.

MAXIMIEN.

Tu pourrais me livrer l’objet de ma fureur ?

ALBIN.

Oui ; mais jusqu’à ce temps vous avez tout à craindre.

Aurèle ni Fausta ne pourront se contraindre.

Tout est perdu, Seigneur, s’ils ne sont prévenus.

Il faut, par des moyens qui leur sont inconnus,

Faire tomber sur eux des soupçons vraisemblables ;

Il faut que ce soient eux qui paraissent coupables.

J’ai des ressorts tous prêts que je vais disposer...

Séparons-nous, Seigneur ; c’est trop nous exposer :

Dans un lieu plus secret, je saurai vous instruire.

Vous règnerez, Seigneur, mais laissez-vous conduire.

MAXIMIEN.

Cours signaler ton zèle, et romps d’indignes fers :

C’est toi-même, ton Prince, et tes Dieux que tu sers

Après que Maximien est sorti, Albin reste seul, et fait la scène suivante.

 

 

Scène VIII

 

ALBIN, seul

 

Je t’entends... quel espoir... quelle audace il m’inspire !

Me voici donc au point de partager l’Empire.

Secondons la Fortune, elle vient me choisir ;

Et le trône appartient à qui sait le saisir.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CONSTANTIN, ALBIN

 

CONSTANTIN.

Ces malheureux, dis-tu, voulaient m’ôter la vie ?

ALBIN.

N’en doutez point, Seigneur, ils vous l’auraient ravies

Si par des surveillants et d’invisibles yeux,

Je n’eusse découvert ce complot odieux.

CONSTANTIN.

Contre leur Souverain, quel sujet les irrite ?

Qu’ai-je à me reprocher ? Qu’ai-je fait qui mérite

D’être exposé sans cesse à tant de trahisons ?

ALBIN.

Je n’en ai point encor pénétré les raisons.

CONSTANTIN.

Quoi ! je verrai toujours suspendu sur ma tête

Un glaive menaçant, et la mort toute prête ?

ALBIN.

Je crains que ce ne soient deux Païens furieux,

Désespérés de voir la chute de leurs Dieux,

Et qui voudraient du moins vous entraîner vous-même.

Peut-être qu’on en veut à votre diadème,

Et que ces assassins ont un Chef dangereux.

CONSTANTIN.

Un Chef ! Est-il possible ? Ah ! quels soupçons affreux !

ALBIN.

Ce sont des préjugés, de simples conjectures,

Que l’on peut éclaircir au milieu des tortures,

Ne permettez-vous pas...

CONSTANTIN.

Albin, sois mon vengeur ;

Va, je les abandonne à toute ta rigueur.

Il le faut, je le dois, ordonne leurs supplices :

Que l’on sache quel est le Chef de ces complices ;

Et, s’il s’en trouvait un, prends soin de t’en saisir.

Mais épargne à Fausta ce mortel déplaisir :

Que ce nouveau danger soit un secret pour elle ;

Et reviens m’annoncer le succès de ton zèle.

Albin sort.

 

 

Scène II

 

CONSTANTIN, seul

 

Ô malheur qu’en régnant on ne peut prévenir !

En est-il un plus grand que d’avoir à punir ?

 

 

Scène III

 

CONSTANTIN, FAUSTA

 

CONSTANTIN.

Où portez-vous vos pas et votre inquiétude ?

Est-ce moi qui vous fait chercher la solitude ?

Vous fuyez les plaisirs, qu’on voir de toutes parts

Se présenter en foule à vos tristes regards.

Dans un jour le plus beau, peut-être, de ma vie,

Par quel chagrin étrange êtes-vous poursuivie ?

Ne puis-je le savoir ? Et par quel changement

Votre cœur n’a-t-il plus ce doux épanchement,

Et cette confiance entière et mutuelle ?...

Levez sur moi ces yeux qui vous rendent si belle.

Si j’ai pu vous déplaire, est-ce à vous de gémir ?...

Dans ce doute cruel cessez de m’affermir.

J’ai quitté des erreurs qui m’ont été si chères :

Les Dieux que j’adorais étaient ceux de mes pères ;

Cependant vous voyez que partout où je suis,

Je fais régner le vôtre, autant que je le puis.

J’ai, pour Maximien, désarmé ma colère.

Croyez qu’en sa faveur mon retour est sincère.

Que reste-t-il de plus à vous sacrifier ?

FAUSTA.

Seigneur, ne cherchez point à vous justifier,

Quand je ne puis suffire à la reconnaissance.

CONSTANTIN.

Cependant vous gardez un injuste silence.

Est-ce là cet amour qui doit tout prévenir ?

Je pourrais ordonner ; mais je veux obtenir.

FAUSTA.

Eh ! bien, je vais parler... C’est le ciel qui m’inspire.

Il faut donc... je ne puis, ma faible voix expire ;

Mon malheureux secret rentre au fond de mon cœur.

CONSTANTIN.

C’est traiter un époux avec trop de rigueur.

FAUSTA.

Quel injuste reproche : Est-ce à moi qu’il s’adresse ?

À moi, dont chaque instant augmente la tendresse,

Qui sens de plus en plus quel serait mon bonheur,

S’il n’était pas troublé par autant de frayeur.

En craignant de le perdre, il me suit, il m’échappe,

Au milieu des terreurs dont mon âme se frappe.

Puis-je goûter les biens dont je devrais jouir,

Quand je les vois toujours prêts à s’évanouir ?

CONSTANTIN.

Dans le sombre avenir puisez-vous ces alarmes,

Craindriez-vous qu’un jour, infidèle à vos charmes,

Mon amour...

FAUSTA.

Ce malheur ne serait que pour moi.

Ah !... vivez seulement.

CONSTANTIN.

D’où vous vient cet effroi ?

FAUSTA.

Vous me reprocherez qu’il est imaginaire,

Que c’est une faiblesse à mon sexe ordinaire,

À mes pressentiments vous n’aurez point d’égards.

Ah ! par pitié pour moi, jetez quelques regards

Sur les périls sans nombre où je vous vois sans cesse.

La prudence, Seigneur, n’est point une faiblesse,

Ni la précaution un défaut de valeur ;

Un peu de prévoyance éloigne le malheur,

Écarte la tempête, et dissipe l’orage.

Contre les trahisons, à quoi sert le courage ?

Seigneur, si vous m’aimez...

CONSTANTIN.

Quel est donc ce discours ?

FAUSTA.

Il n’est que trop aisé d’attenter â vos jours.

Au nom de notre hymen, rendez-moi plus tranquille

Je frémis, quand je pense à cet accès facile,

Qu’à vos moindres sujets on vous voit prodiguer.

CONSTANTIN.

Ils sont tous mes enfants, dois-je les distinguer ?

FAUSTA.

Je sais qu’ils ont en vous un père, au lieu d’un maître.

Un Prince est rarement aimé comme il doit l’être :

Ce malheur est commun aux plus grands Potentats ;

Le meilleur est celui qui fait le plus d’ingrats.

Il en sera toujours, quelque bien qu’on leur fasse ;

Mais ce qui peut surtout animer leur audace,

Et servir contre vous de prétexte odieux,

C’est le coupable espoir de conserver leurs Dieux.

Que ne peut inspirer l’amour de leurs idoles ?

Laisseront-ils périr ces Déités frivoles,

Que l’on peut adorer sans être vertueux ?

Le crime soutiendra leur culte monstrueux.

Des Ministres de sang, des Prêtres en furie,

Répandront dans les cœurs toute leur barbarie.

Il n’arrive que trop que le zèle irrité

Combat mieux pour l’erreur que pour la vérité.

Cependant vous vivez parmi ces Infidèles :

Voilà ce qui me livre à des frayeurs mortelles

Je vous vois entouré de tous vos ennemis ;

Ils sont auprès de vous également admis,

Et votre Garde même en est toute remplie.

À qui confiez-vous le soin de votre vie ?

N’est-elle qu’à vous seul, pour l’exposer ainsi ?

CONSTANTIN.

En attendant un Chef, Albin commande ici :

Je dois en être sûr, il m’a prouvé son zèle.

FAUSTA.

Hélas ! je le veux croire, Albin vous est fidèle ;

Mais on peut le surprendre ; il a trop à veiller.

Souffrez que ma tendresse ose vous conseiller.

Il faut opter enfin : ce mélange funeste

Entretiendrait sans cesse un péril manifeste,

Et rendrait ce palais toujours tumultueux.

Seigneur, je ne demande aucun retour contr’eux,

Ni qu’ils soient accablés de toutes les misères

Qu’ils ont fait sans relâche essuyer à nos frères

M’en croyez-vous ? Changez la face de ces lieux ;

Bannissez à la fois l’impie avec ses Dieux ;

Que leur idolâtrie, en ces lieux répandue,

Avec la pureté n’y soit point confondue.

Pour les mieux engager à subir cet arrêt,

Il est un moyen sûr ; flattez leur intérêt,

Achetez leur retraite, et des jours plus paisibles :

Augmentez leur fortune ; ils y seront sensibles,

Et porteront ailleurs leur respect importun :

Mais hâtez leur départ. Je n’en excepte aucun ;

Seigneur, il n’en est point que je ne sacrifie :

De tous également mon âme se défie.

Enfin, si votre amour...

CONSTANTIN.

En pouvez-vous douter ?

FAUSTA.

C’est encore un garant qu’il y faut ajouter.

CONSTANTIN.

Que me demandez-vous ?

FAUSTA.

N’êtes-vous pas le maître ?

CONSTANTIN.

Oui mais je ne le suis qu’autant qu’on le doit être.

FAUSTA.

Seigneur, il faut céder à la nécessité :

La politique veut...

CONSTANTIN.

La mienne est l’équité.

Sur de simples terreurs je proscrirais d’avance !

C’est une cruauté que tant de prévoyance :

Le châtiment doit suivre, et jamais prévenir

Est-ce donc là le prix que doivent obtenir

Tous ceux qui m’ont suivi dans ces plaines sanglantes,

Où nous avons cueilli des palmes si brillantes ?

Je leur dois cet aveu, je n’ai point de lauriers

Qui ne soient arrosés du sang de ces Guerriers ;

Et lorsque je dois tout à leurs bras tutélaires,

La disgrâce, l’exil deviendraient leurs salaires.

L’Occident affranchi, purgé de ses tyrans,

Verrait ses défenseurs bannis, proscrits, errants,

Immolés lâchement à mon inquiétude !

Que pourrait-on penser de tant d’ingratitude ?

Est-ce un droit que le trône accorde aux Potentats ?

Non, la reconnaissance est de tous les états.

Mais n’est-il point pour eux de retour salutaire ?

Si l’erreur est un crime, il est involontaire.

De leur aveuglement ils peuvent revenir ;

Il les faut éclairer, et non pas les punir.

FAUSTA.

Puissent tant de vertus préserver votre vie

Des dangers imminents dont elle est poursuivie...

Voulez-vous donc me voir mourir à chaque instant ?

Cruel ! dans vos refus resterez-vous constant ?

CONSTANTIN.

Ce que vous demandez n’est pas en ma puissance.

FAUSTA.

Si c’est trop exiger de votre complaisance,

Ne pourrai-je obtenir quelque adoucissement ?

Je ne demande plus up si grand changement,

Qui seul aurait tari la source de mes larmes ;

Mais un autre pourrait apaiser mes alarmes.

CONSTANTIN.

Daignez vous expliquer ; quels en sont les moyens ?

Quoi ?

FAUSTA.

C’est de confier ce palais aux Chrétiens,

De rendre votre Garde entièrement Chrétienne :

C’est où je me réduis. Seigneur, qu’il vous souvienne

Qu’avant votre départ c’était votre projet.

Qui l’a pu retarder ? Quel en est le sujet ?

Vous êtes, à leurs yeux, la plus fidèle image

De la Divinité qui remplit leur hommage.

Qui peut mieux veiller qu’eux à votre sûreté ?

Quels cœurs et quelles mains ont plus de pureté ?

Pour prix de vos bontés qui leur sont nécessaires,

Ils seront à leur tour vos Anges tutélaires :

Ainsi, par la frayeur mes esprits moins glacés...

CONSTANTIN.

Je puis vous satisfaire.

FAUSTA.

Ah ! ce n’est pas assez,

Si vous ne hâtez pas le bonheur où j’aspire :

Les moments sont plus chers que je ne puis vous dire.

Mais, surtout, donnez-leur un Chef plus digne d’eux.

Il en est un : hélas ! que nous serions heureux,

Si mon choix se trouvait d’accord avec le vôtre !

Que dis-je ? Pouvez-vous en préférer un autre ?

Dois-je vous désigner, par des traits superflus,

Celui de vos sujets que vous aimez le plus,

Et de tous les mortels en effet le plus digne

De votre confiance, et de ce poste insigne ?

CONSTANTIN.

Vous voulez dire Aurèle, et vous me prévenez ;

C’est sur lui que mes vœux s’étaient déterminés.

Qu’il commande au palais, qu’il soit Chef du Prétoire.

Quel autre pourra mieux en relever la gloire ?

Aux Gardes.

Qu’on avertisse Aurèle.

À Fausta.

Unissons-nous tous deux,

Pour pouvoir obtenir qu’il se rende à nos vœux.

 

 

Scène IV

 

FAUSTA, CONSTANTIN, MAXIMIEN

 

MAXIMIEN.

Seigneur, permettez-moi ces transports légitimes :

On vient en ce moment d’immoler deux victimes,

Dont les desseins secrets ont été découverts.

Souffrez que j’applaudisse, avec tout l’Univers,

Aux soins que le Sort prend de votre auguste vie ;

On dit qu’aujourd’hui même on vous l’aurait ravie...

FAUSTA.

Qu’entends-je ? Je frémis de ce nouveau danger.

CONSTANTIN.

Il n’est plus ; par mon ordre, on vient de me venger.

FAUSTA, en regardant son père.

Puisse-t-il n’avoir point de plus funeste suite.

CONSTANTIN.

C’est Albin que je vois ; vous allez être instruite.

 

 

Scène V

 

FAUSTA, CONSTANTIN, MAXIMIEN, ALBIN

 

CONSTANTIN.

Eh ! bien, ces furieux ?

ALBIN.

Seigneur, ils ont parlé,

Au milieu des tourments ils ont tout révélé.

Vous ne devez plus craindre aucune violence

Que ne m’est-il permis de garder le silence !

CONSTANTIN.

Non, je veux être instruit. Quels étaient leurs desseins :

Qui pouvait déchaîner sur moi ces assassins ?

ALBIN.

La fureur de régner.

CONSTANTIN.

Explique ce mystère.

Ils avaient donc un Chef ?

ALBIN.

Oui, Seigneur.

FAUSTA.

Ah ! mon père !

CONSTANTIN.

Le traître périra, s’il est en mon pouvoir.

À Fausta.

Pourquoi frémissez-vous ?

FAUSTA.

Vous allez le savoir.

À part.

Ô ciel : c’en est donc fait.

À Constantin.

Ah ! si je vous suis chère,

Songez à réprimer une affreuse colère.

CONSTANTIN, à Albin.

Est-il en ma puissance ?

ALBIN.

Il n’échappera pas.

CONSTANTIN.

Quel est donc ce cruel ?

ALBIN.

Le plus grand des ingrats.

CONSTANTIN.

Et c’est... Qui te retient ?... Achève...

ALBIN.

C’est Aurèle,

FAUSTA.

Aurèle, ô Ciel !

MAXIMIEN.

Grands Dieux !

CONSTANTIN.

Quelle affreuse nouvelle !

Du coup que je reçois je demeure abattu.

Quoi ! j’avais contre moi l’amitié, la vertu !

Le Chrétien le plus pur devient un parricide.

Que dis-je ? Il n’eut jamais que l’âme d’un perfide.

À Fausta.

Qui l’aurait crû ! Madame, il nous trompait tous deux.

Où m’allais-je engager ? Dans quel péril affreux...

Et vous m’aidiez vous-même à tomber dans le piège,

Où je devais-trouver une main sacrilège.

Je cédais, et j’allais, au gré de vos souhaits,

Confier à sa foi ma garde et mon palais.

MAXIMIEN, avec un grand trouble affecté.

Ma fille vous pressait... Ah ! que viens-je d’entendre ?

CONSTANTIN.

Son cœur, comme le mien, s’était laissé surprendre

Est-ce là le bonheur que je m’étais promis ?

Malheureux. Souverains, vous n’avez point d’amis.

À Albin.

Achève d’irriter ma fureur vengeresse,

Et ne me cache rien de ce qui m’intéresse.

Quel est donc le détail de cette trahison,

Qui trouble en même-temps mon cœur et ma raison ?

FAUSTA, à part.

De ce rapport fatal que faut-il que je pense ?

CONSTANTIN, à Albin.

Non, parle ; je le veux : que rien ne t’en dispense.

ALBIN, mystérieusement.

Un témoin trop suspect m’empêche de parler ;

Et ce n’est qu’à vous seul que je puis dévoiler

D’un complot malheureux la suite trop funeste.

CONSTANTIN, à Fausta.

Madame, permettez...

À Maximien.

Qu’on me laisse.

À Albin.

Et toi, reste.

 

 

Scène VI

 

CONSTANTIN, ALBIN

 

CONSTANTIN, en regardant sortir Maximien, qui paraît troublé.

Pourquoi Maximien paraît-il si troublé ?

Que dois-je en augurer ? D’où vient qu’il a tremblée

Du malheureux Aurèle est-ce encore un complice ?

Tu n’auras pas voulu devant l’Impératrice...

ALBIN.

L’Impératrice, hélas !...

CONSTANTIN.

Ne le sauvera plus.

ALBIN.

Seigneur, vous me voyez également confus...

Daignez me dispenser d’en dire davantage ;

Ne sachez rien de plus.

CONSTANTIN.

Quel est donc ce langage ?

ALBIN.

Ce que vous avez dit devant Maximien,

Peut être le sujet de son trouble et du mien.

C’est un père blessé par l’endroit le plus tendre,

Effrayé, comme moi, de ce qu’il vient d’entendre.

CONSTANTIN.

Que m’est-il échappé ?

ALBIN.

Daignez vous rappeler...

Mon zèle va plus loin qu’il ne devrait aller.

CONSTANTIN.

Je ne puis supporter cette attente cruelle ;

Achève d’éclaircir les trahisons d’Aurèle.

Quel autre secondait ses projets inhumains ?

ALBIN.

Vous alliez vous livrer vous-même entre ses mains.

Je ne croirai jamais que Fausta soit capable...

Mais elle vous pressait en faveur du coupable ;

Elle vous a prescrit un choix si dangereux...

CONSTANTIN.

Je ne soupçonnais point d’intelligence entr’eux.

Garde-toi d’outrager la vertu la plus pure :

Je ne me livre point à cette conjecture.

Son père la condamne avec témérité ;

Mais dans un jugement aussi peu mérité,

Je reconnais un cœur que le vice empoisonne.

Qui respire le crime, aisément le soupçonne.

Mais, toi-même, comment, et par quelles raisons

Oses-tu concevoir ces indignes soupçons ?

ALBIN.

C’est à moi de me rendre.

CONSTANTIN.

Il faut me satisfaire :

Dans cette obscurité, je veux que l’on m’éclaire

Dissipe une terreur qui croît à chaque instant.

ALBIN.

Ce que j’ajouterais n’est pas plus important.

Mais puisqu’il faut enfin que je vous obéisse,

Seigneur, on sait qu’Aurèle aima l’Impératrice ;

Il peut l’aimer encor. Peut-être cet amour

Est ce qui l’attachait à vous, à votre Cour :

Il voulait mériter l’objet de sa tendresse ;

Et c’est pour ce dessein, conduit avec adresse,

Qu’il a, sous des dehors qu’il dément aujourd’hui,

Pratiqué des vertus qui ne sont pas à lui.

Qui n’a point de desseins, ne cherche point à plaire.

Cependant on l’a vu se rendre populaire ;

Et par mille bienfaits répandus à propos,

Du peuple et du soldat devenir le Héros.

On surprend leur estime, et leur faveur s’achète.

Ce n’est pas d’aujourd’hui...

CONSTANTIN.

Dans quel trouble il me jette !

ALBIN.

Je ne vous parle point des fréquents entretiens

Que sans doute ils n’avaient qu’en faveur des Chrétiens.

CONSTANTIN.

Que dis-tu ?

ALBIN.

D’où vous vient cette surprise extrême ?

L’Impératrice a dû vous l’apprendre elle-même.

CONSTANTIN.

Arrête. Quels soupçons ! Quel orage imprévu

S’élève tout-à-coup dans mon cœur éperdu !

Ils se voyaient ! Fausta m’en faisait un mystère !

Est-ce là cet amour si tendre et si sincère ?...

Elle avait des secrets que je ne savais pas !

ALBIN.

Aurèle, aujourd’hui même, a devancé vos pas,

Pour avoir avec elle encore une entrevue.

CONSTANTIN.

Albin, est-il croyable ?

ALBIN.

Oui, Seigneur, il l’a vue ;

Ils se sont tous les deux longtemps entretenus :

Du reste, leurs secrets ne me sont pas connus.

CONSTANTIN.

Qu’entends-je ? Qu’ai-je appris ? Que viens-tu de me dire ?

Sur mes yeux prévenus, quel voile se déchire !

Je ne puis, sans frémir, arrêter mes regards

Sur l’horreur que je vois régner de toutes parts.

ALBIN.

Seigneur, je vous l’ai dit, la plus forte apparence

N’est souvent qu’une erreur.

CONSTANTIN.

Inutile espérance.

Je cherchais dans son cœur confus, embarrassé,

Le secret d’un accueil si sombre et si glacé ;

Et je n’y voyais pas sa coupable inconstance.

Non, je ne me rappelle aucune circonstance

Qui ne soit de leur crime un trop fatal garant.

Ils s’aimeraient... Fausta... Quel poison dévorant

S’allume dans mon cœur et coule dans mes veines !

Non, je n’écoute plus des remontrances vaines ;

Je m’abandonne à vous, transports impétueux,

De l’amour qu’on outrage, enfants tumultueux.

Oui, je mettrai le comble à mon malheur extrême.

Bornons tous nos désirs à la grandeur suprême...

Inutiles grandeurs dont j’étais si charmé ;

Tout reçoit son éclat du bonheur d’être aimé.

Je l’étais d’une épouse et d’un ami fidèle...

Viens m’aider à trouver une clarté cruelle :

Cherchons à démêler l’horreur où je me perds,

Et sachons si je dois effrayer l’Univers.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ALBIN, MAXIMIEN

 

ALBIN.

L’Empereur est en proie aux plus noires furies :

J’ai versé dans son sein toutes leurs barbaries.

Lui-même il s’empoisonne ; il en faut profiter.

Continuons, Seigneur. Qui peut vous agiter ?

Aurèle, contre vous, ne peut rien entreprendre :

Il demeure accusé sans pouvoir se défendre ;

Et ses accusateurs, sur la rive des morts,

Ont, avec leurs secrets, emporté leurs remords.

MAXIMIEN.

Pardonne ma faiblesse ; elle est bien légitime :

Je crains qu’il ne m’en coûte encore une victime.

ALBIN.

Quel est ce repentir ?

MAXIMIEN.

Je ne m’impute rien :

Tout devient légitime à qui reprend son bien.

Qu’ai-je à me reprocher, quand le Destin contraire

Me force de commettre un crime nécessaire ?

Ce sont-là des remords aisés à surmonter :

C’est un autre ennemi que je ne puis dompter.

ALBIN.

Quel est cet ennemi terrible ?

MAXIMIEN.

La nature.

C’est elle qui m’arrête en cette conjoncture :

Mon sang, mon propre sang s’élève contre moi,

Ma fille... Ah ! son danger me cause trop d’effroi.

Considère l’abîme où nous l’avons jetée.

La couronne à ce prix serait trop achetée.

Non, Albin, je ne puis ; tu t’es trop avancé :

Son époux est jaloux ; il se croit offensé :

Il est impétueux. Sa rage impitoyable

Peut faire sur ma fille un exemple effroyable.

Je mourrais de douleur ; je ne puis m’y prêter :

Cet obstacle est le seul qui pouvait m’arrêter.

ALBIN.

Je ne prévoyais pas cet obstacle invincible.

Je n’entreprendrai point de vous rendre inflexible.

Seigneur, à d’autres soins il faudra se borner :

Aux pieds de votre gendre allez vous prosterner,

Et lui faire l’aveu de votre intelligence ;

C’est l’unique moyen d’arrêter sa vengeance.

L’abaissement convient, quand on est criminel :

D’ailleurs, ne consultez que l’amour paternel.

MAXIMIEN.

Quel état est le mien ! Quelle affreuse torture !

L’ambition devrait étouffer la nature.

Funestes sentiments, qui partagez mon cœur,

Cessez de vous combattre avec tant de fureur !

Souffrez, pour un moment, qu’un malheureux respire,

Et laissez-moi céder, ou reprendre l’Empire.

ALBIN.

Si je connais l’amour, j’ai tout lieu de douter

Qu’un courroux aussi prompt soit fort à redouter.

Tant de rage à la fois n’entre point dans une âme :

Ce n’est que par degrés qu’un cœur jaloux s’enflamme.

Vous ne connaissez pas les retours d’un amant :

Sa vengeance n’est pas l’ouvrage d’un moment :

On menace longtemps la beauté qu’on adore.

L’entreprise, d’ailleurs, est sur le point d’éclore.

Vous voyez que la nuit a commencé son cours,

Jusqu’au terme fatal les moments sont si courts,

Et vous ne pourriez pas dissimuler encore !

Notre ennemi commun ne verra point l’aurore :

Comptez qu’il n’aura pas le temps de se venger.

Ainsi, pour votre fille, il n’est aucun danger.

De sa vie, au surplus, je suis dépositaire :

Elle ne peut périr que par mon ministère ;

Et je puis à mon gré, du moins jusqu’à demain,

Éluder ou suspendre un arrêt inhumain.

MAXIMIEN.

Tu calmes la frayeur dont mon âme est saisie.

ALBIN.

Seigneur, si vous cessez d’aigrir la jalousie

Dont je viens de remplir le cœur de Constantin,

Vous vous livrez vous-même au plus honteux destin !

Et votre propre arrêt devient irrévocable.

Fausta, de plus en plus, doit paraître coupable :

Il faut que son époux n’en puisse pas douter,

Et qu’il ne daigne pas seulement l’écouter.

MAXIMIEN.

Elle peut aisément prouver son innocence ;

Pourrons-nous l’empêcher ? Est-il en ta puissance

De forcer la fortune à seconder nos vœux ?

Et si, pour les convaincre, il veut les voir tous deux,

L’artifice est détruit. Que pourras-tu répondre ?

ALBIN.

L’innocence accusée est aisée à confondre.

L’embarras qu’elle éprouve en cette occasion,

La surprise, le trouble et la confusion,

Sont autant de témoins qui déposent contr’elle :

On pourra leur porter une atteinte nouvelle,

Et trouver le secret de couvrir cette erreur

D’un voile impénétrable aux yeux de l’Empereur.

 

 

Scène II

 

CONSTANTIN, ALBIN, MAXIMIEN, GARDES

 

CONSTANTIN, à un Garde.

Que l’on fasse venir ici l’Impératrice :

Allez... Albin, et toi, va chercher son complice.

Je veux voir ces ingrats, ce couple malheureux ;

Qu’ils viennent se défendre, ou me perdre avec eux.

Fausta ne me croit pas instruit de cet outrage.

ALBIN.

Ah ! Seigneur, pourrez-vous supporter cet orage ?

CONSTANTIN.

Ne me réplique pas ; je veux être obéi,

Et tirer un aveu de ceux qui m’ont trahi.

 

 

Scène III

 

CONSTANTIN, MAXIMIEN

 

MAXIMIEN, à part.

Quel affreux contre temps !

CONSTANTIN.

Je vous prends pour arbitre.

MAXIMIEN.

Ah ! ne me chargez pas de ce malheureux titre.

Contre qui voulez-vous qu’il me serve en ce jour ?

CONSTANTIN.

Je veux contr’elle armer la nature et l’amour.

MAXIMIEN.

Votre épouse est l’objet de ma tendresse extrême.

CONSTANTIN.

Ah ! je frémis pour elle, ou plutôt pour moi-même,

Si, comme je le crois, je me vois condamné

À venger notre hymen par l’amour profané.

On me ravit un bien qu’on ne peut plus me rendre.

Hélas ! j’étais heureux. Ah ! devait-on m’apprendre

Que ma crédulité faisait tout mon bonheur ?

En me désabusant, on m’a percé le cœur.

MAXIMIEN.

En faveur de sa fille un père vous implore :

Vous ne pouvez la voir sans vous aigrir encore,

Sans porter la fureur à son dernier accès ;

La plus juste vengeance est toujours un excès.

Craignez-en sur vous-même un effet déplorable :

Plus l’amour est vengé, plus il est misérable.

Par égard pour vous-même, il faut y renoncer.

Vous m’avez pris pour juge, et je vais prononcer.

Ah ! Seigneur, la pitié peut bien m’être permise ;

Ordonnez qu’en mes mains ma fille soit remise.

Le divorce et l’exil vous vengeront bien mieux.

Laissez-moi désormais la soustraire à vos yeux.

Quel supplice, en effet, pourrait être plus rude ?

Qu’elle aille pour jamais dans une solitude

Expier le malheur d’avoir pu vous trahir.

CONSTANTIN.

L’infidèle Fausta vivrait pour me haïr,

Et je la laisserais jouir de son parjure !

Il me faut tout son sang pour laver cette injure :

Je veux qu’elle fournisse un exemple éternel...

MAXIMIEN.

La vengeance périt avec le criminel.

Il vaut mieux lui laisser une vie importune,

Et lui faire sentir toute son infortune.

Cet exemple est, du moins, plus terrible à mes yeux.

Pour qui tombe d’un rang qui l’égalait aux Dieux,

La mort n’est pas toujours le plus grand des supplices.

 

 

Scène IV

 

CONSTANTIN, MAXIMIEN, FAUSTA, entrant sans être vue

 

CONSTANTIN.

Non, je t’ai trop aimée ; il faut que tu périsses.

MAXIMIEN.

Seigneur, voyez-moi donc embrasser vos genoux ;

Accordez-moi...

FAUSTA, à part.

Mon père aux pieds de mon époux !

Il n’en faut plus douter ; sa trame est découverte :

Unissons-nous à lui pour empêcher sa perte.

À Constantin, en se jetant à ses pieds.

Seigneur, il faut aussi triompher de mes pleurs.

Puis-je trop en répandre en de si grands malheurs ?

CONSTANTIN.

Qui ne lui croirait pas la vertu la plus pure ?

FAUSTA.

Vous voyez à vos pieds l’amour et la nature.

CONSTANTIN.

Dites la perfidie et la témérité.

FAUSTA, se relevant.

Vous ne me regardez que d’un œil irrité.

Pourquoi vous offenser de mes justes alarmes ?

Un si cher ennemi mérite bien mes larmes,

Et le tendre intérêt que je prends à ses jours.

CONSTANTIN.

Que dites-vous, perfide, et quel est ce discours ?

FAUSTA.

Vous m’appelez perfide ! Est-ce une perfidie,

Que de m’intéresser à l’auteur de ma vie ?

Puis-je empêcher mon sang de s’émouvoir pour lui ?

CONSTANTIN.

Qu’entends-je ? Eh ! de qui donc vous rendez vous l’appui ?

FAUSTA.

Vous êtes enflammé d’une juste colère ;

Je le sais : mais enfin le coupable est mon père.

CONSTANTIN.

Ô ciel ! De ses forfaits elle ose l’accuser !

FAUSTA.

Mes forfaits ! Quelle erreur a pu vous abuser ?

Et de quoi votre épouse est-elle soupçonnée ?

CONSTANTIN.

Vous augmentez l’horreur que vous m’avez donnée.

FAUSTA.

Quel effroi de mon cœur commence à s’emparer !

CONSTANTIN.

Dans quel sombre détour elle veut m’égarer !

Je découvre le piège où l’on veut me conduire.

Des soupçons partagés sont aisés à détruire ;

Et vous ne demandez qu’à diviser les miens :

Mais je sais éluder vos coupables moyens.

FAUSTA.

Je n’imaginais pas ce qu’on ose entreprendre :

Il est affreux pour moi d’avoir à me défendre.

Ah ! mon père, est-ce vous qui me sacrifiez ?

À Constantin.

Seigneur, permettez-moi de tomber à ses pieds :

Il ne soutiendra pas... Il n’osera poursuivre.

Mon père, je m’engage à ne vous pas survivre ;

Mais mon devoir m’oblige à me justifier.

MAXIMIEN, pénétré.

C’en est trop ; c’est moi seul qu’il faut sacrifier ;

C’est moi, n’en doutez plus, Seigneur ; il faut la croire,

Et lui rendre à la fois votre amour et sa gloire.

Délivrez-vous enfin d’un mortel ennemi,

Toujours de plus en plus contre vous affermi.

CONSTANTIN.

La pitié vous suggère un si grand sacrifice.

MAXIMIEN.

Croyez que cet aveu n’est pas un artifice.

Non, ce n’est point un père alarmé pour son sang :

Je n’ai jamais songé qu’à reprendre mon rang :

Aux dépens de vos jours je le voulais encore.

La même ambition m’enflamme et me dévore ;

C’est un mal dont mon cœur ne peut jamais guérir.

CONSTANTIN.

Prince, on n’écoute point ceux qui veulent périr.

À Fausta.

Sortez... Et vous souffrez qu’un père se dévoue !

FAUSTA.

Eh ! comment voulez-vous que je le désavoue ?

En s’accusant lui-même, il n’a rien supposé :

Quel est donc le témoin qui peut m’être opposé ?

CONSTANTIN.

Aurèle va paraître ; il saura tout confondre.

FAUSTA.

Mon père l’entendra ; c’est à lui de répondre.

Mais il a prévenu des rapports trop certains :

Songez que son aveu doit vous lier les mains.

Que le pardon doit suivre, et non pas la vengeance.

Qui s’accuse soi-même a réparé l’offense.

CONSTANTIN.

Je vois sur quel espoir vous osez vous fier :

Aurèle s’est flatté de vous justifier :

Vous comptez sur l’amour de cet ami perfide ;

Vous êtes convenus d’un autre parricide.

FAUSTA, impétueusement.

Ah ! cruel ! c’en est trop. Vos yeux se vont ouvrir :

Votre erreur va cesser ; tout va se découvrir.

Songez à réparer votre honte et la mienne :

Méritez votre grâce, en m’accordant la sienne.

CONSTANTIN.

Quelle audace !

FAUSTA.

Sachez qu’en prononçant sa mort,

Le coupable et sa fille auront le même sort.

 

 

Scène V

 

FAUSTA, CONSTANTIN, ALBIN

 

CONSTANTIN.

Mais j’aperçois Albin. Aurèle doit le suivre :

Que le traître paraisse.

ALBIN.

Il a cessé de vivre.

CONSTANTIN.

Qu’entends-je ?

ALBIN.

Son destin vient d’être terminé.

FAUSTA.

Aurèle ne vit plus ! Il est assassiné !

CONSTANTIN, à Fausta.

Perfide, vous pleurez ! c’est un nouvel outrage,

À Albin.

Son trépas est sans doute un effet de sa rage.

ALBIN.

J’allais exécuter votre ordre souverain :

Seigneur, je l’ai trouvé les armes à la main,

Prêt à se dérober par une prompte fuite.

Alors ne pouvant pas éviter ma poursuite,

Il s’est, avec fureur, précipité sur nous.

Je voulais l’empêcher de tomber sous nos coups.

Aux dépens de mes jours je ménageais sa vie ;

Mais on a, malgré moi, secondé son envie.

Ne pouvant échapper, il cherchait le trépas :

Il l’a trouvé, Seigneur ; et je ne doute pas,

Que, pour le dérober au dernier des supplices,

Il n’ait été frappé par ses propres complices.

La plupart ont péri ; le reste est dispersé.

FAUSTA.

Ainsi tout mon espoir se trouve renversé.

CONSTANTIN, à Fausta.

Sa mort vient de m’ôter l’avantage funeste

D’arracher au coupable un aveu manifeste.

FAUSTA.

Hélas ! il n’était pas plus coupable que moi.

CONSTANTIN.

Je ne vous entends point sans un nouvel effroi.

Il n’était point coupable !

ALBIN.

Au défaut de ce traître,

La vérité se peut aisément reconnaître :

On a trouvé sur lui...

CONSTANTIN, en prenant un billet.

Donne... Il est de sa main

FAUSTA, d’un air plus consolé.

Ô Ciel : tu prends pitié de mon sort inhumain.

CONSTANTIN.

Qu’ai-je lu ?... Détruisez des preuves si complètes.

Tout parle contre vous, perfide que vous êtes :

C’est à vous qu’il s’adresse.

FAUSTA.

À moi ?

CONSTANTIN.

Vous frémissez.

Lisez donc votre arrêt...

FAUSTA.

Que vois-je ?

CONSTANTIN.

Obéissez.

FAUSTA lit.

Constantin doit périr : sa perte est assurée ;

Il touche à son dernier instant ;

Et c’est pour cette nuit que sa mort est jurée :

Maurice vous fera ce détail important.

CONSTANTIN.

En est-ce assez ? Faut-il une preuve plus claire ?...

FAUSTA.

Je vois que l’on vous donné un avis salutaire :

Dans tes bras du sommeil vous êtes attendu ;

C’est-là que votre sang doit être répandu.

Si vous vous obstinez à me croire coupable,

C’en est fait, votre mort devient inévitable.

CONSTANTIN.

Ainsi de plus en plus vous voulez obscurcir

Un fait trop évident qui vient de s’éclaircir.

FAUSTA.

Ainsi tout m’est nuisible, et rien ne vous éclaire ;

La vérité sur vous fait un effet contraire.

Il me reste un témoin, s’il échappe à leurs coups,

Faites chercher Maurice ; il les confondra tous.

ALBIN.

Maurice ! Hélas ! Seigneur, je l’ai cherché moi-même ;

Ce malheureux se cache avec un soin extrême.

CONSTANTIN.

Eh ! que pourrait me dire un témoin suborné,

Un traître que sa fuite a déjà condamné ?

FAUSTA.

Voulez-vous donc périr, aveugle que vous êtes,

Et servir de ministre à leurs fureurs secrètes ?

Restez dans votre erreur. Juste ciel !je frémis :

Vous ne pouviez pas mieux servir vos ennemis.

Achevez leur triomphe aux dépens de ma vie ;

Ordonnez qu’à l’instant elle me soit ravie.

Le dernier de mes jours deviendrait le plus doux,

Si ma mort vous pouvait dérober à leurs coups.

Vous m’y verriez voler avec plus d’assurance ;

Mais je m’emporte pas cette heureuse espérance :

La victime en mourant ne vous sauvera pas,

Et nous perdrons tous deux le fruit de mon trépas.

Vous ne me répondez qu’avec un air farouche ;

L’estime, la pitié, l’amour, rien ne vous touche.

Que la seule innocence est un faible secours !

Mais au moins de ma vie examinez le cours ;

Vous n’y trouverez point un funeste présage :

Vous savez si jamais l’art fut à mon usage.

Mon cœur vous fut connu par des titres plus doux ;

Vous sûtes, avant moi, qu’il était fait pour vous.

Vous reçûtes ma main comme un gage céleste

Des plus grandes faveurs de ce Dieu que j’atteste,

Depuis, qu’ai-je donc fait ? Quelle fatalité

Peut armer contre moi votre crédulité ?

On a beau se cacher sous un dehors austère,

Un penchant malheureux porte son caractère :

Il paraît à travers le plus sombre détour ;

On laisse apercevoir ce qu’on doit être un jour :

Puis-je être tout d’un coup parricide et parjure ?

CONSTANTIN.

Ces frivoles discours n’ont rien qui me rassure.

Les crimes ont entr’eux un triste enchaînement :

Des moindres aux plus grands on parvient aisément

Un amour effréné s’y porte de lui-même :

Plus il est criminel, et plus il est extrême.

Mais c’est trop employer d’inutiles raisons ;

Avouez-moi plutôt toutes vos trahisons ;

Convenez des forfaits dont vous êtes complice ;

Je veux que cet aveu vous serve de supplice.

FAUSTA.

Vous me faites frémir.

CONSTANTIN.

Ne déguisez plus rien.

FAUSTA.

Vous avez prononcé votre arrêt et le mien :

Vous pouvez me plonger dans la nuit éternelle ;

Je ne conviendrai point que je sois criminelle.

Pour vous désabuser mes soins sont superflus :

Vous lirez dans mon cœur, quand je ne serai plus ;

Vous connaîtrez trop tard toute votre injustice :

Son excès deviendra votre plus grand supplice.

Ils me justifieront, en vous perçant le sein.

Ce n’est qu’en expirant sous le fer assassin,

Que tout s’éclaircira dans votre âme jalouse ;

Et vos derniers soupirs seront pour votre épouse.

Mais je ressens déjà tout ce que je prévois.

Ah ! je ne soutiens plus tant de maux à la fois ;

Et je succombe enfin à ma douleur mortelle.

Elle tombe entre les bras d’Eudoxe.

CONSTANTIN, attendri.

Qu’on l’ôte de mes yeux, et qu’on prenne soin d’elle.

 

 

Scène VI

 

CONSTANTIN, ALBIN

 

CONSTANTIN, à sa Suite

À mes vives douleurs laissez un libre cours :

Faut-il que je me venge en l’adorant toujours ?

Ah ! qu’il est malaisé de punir ce qu’on aime !

Pour la justifier je me confonds moi-même ;

Je cherche des raisons que je ne puis trouver :

Ses pleurs m’en ont plus dit qu’elle n’en peut prouver.

Je vois, je sens qu’il faut que sa mort nous sépare ;

Ma faiblesse m’impose une loi si barbare.

Vengeons-nous. Qu’elle meure... Ah ! quel arrêt affreux !

Dois-je être aussi cruel que je suis malheureux ?

L’amour désespéré me parle encor pour elle.

Que dis-je ? Si Fausta ne m’était pas fidèle,

(Je connais trop son cœur,) en ce moment fatal

Elle aurait autrement regretté mon rival :

Elle eût fait, pour le suivre, un aveu déplorable.

Laisse-moi respirer, furie inexorable !

Affreuse jalousie ! Ou du moins sur mes yeux,

Cesse enfin d’épaissir un nuage odieux !

Chère et funeste épouse ! Ô doux nom qui m’accable !...

Albin, est-il bien sûr qu’elle soit si coupable ?

Elle accuse son père ; il m’a toujours haï :

Pour prix de ma clémence il m’a toujours trahi

Il médite sans cesse un retour vers le trône :

Je sais que cet espoir jamais ne l’abandonne.

Il s’accuse lui-même ; il ose s’imputer

Un complot qu’il voudrait peut-être exécuter :

Il s’offre à ma vengeance : il vole au-devant d’elle...

N’est-ce point pour sa fille une ruse nouvelle ?

Peut-être pour lui-même ? Il veut m’embarrasser.

Par cet aveu, sans doute, il croit tout effacer.

Serait-il criminel ?... Eh ! comment peut-il l’être ?

Mais qui peut démêler tous les replis d’un traître ?

Il l’a toujours été. Dussé-je m’abuser,

Mon cœur à ses soupçons ne peut se refuser :

Ils me sont bien permis.

ALBIN.

En faut-il davantage ?

Dès que Maximien vous cause quelque ombrage,

Dès qu’il vous est suspect, il le faut prévenir.

Aucun égard pour lui ne doit vous retenir.

CONSTANTIN.

Mais n’est-ce point commettre une injustice extrême ?

ALBIN.

Seigneur, vous savez trop les droits du diadème,

Surtout dans un danger qui vous est personnel.

Un sujet qu’on soupçonne est assez criminel.

Et qui sait en effet le sort qu’il vous apprête ?

Pour votre sûreté, souffrez lue je l’arrête.

CONSTANTIN.

J’y consens à regret, assure-toi de lui,

Que nul autre que toi ne m’approche aujourd’hui.

Il sort.

ALBIN.

Vous serez obéi... Tout nous devient propice.

 

 

Scène VII

 

ALBIN, MAXIMIEN, qui va après Constantin

 

ALBIN, à Maximien.

Seigneur, que voulez-vous ?

MAXIMIEN.

Sauver l’impératrice.

ALBIN.

Arrêtez.

MAXIMIEN.

Je ne puis, mais ne crains rien pour toi,

Je vais me charger seul...

ALBIN.

Holà, Gardes, à moi ;

Qu’on s’assure de lui.

MAXIMIEN.

Tant d’audace m’étonne

Ah ! traître !

ALBIN.

Obéissez, l’Empereur vous l’ordonnes

MAXIMIEN.

Qu’on me mène à lui-même.

ALBIN.

Il n’en est pas besoin.

Dans son appartement, qu’on le garde avec soin.

 

 

Scène VIII

 

ALBIN, seul

 

Grands Dieux ! Où l’entraînait sa pitié paternelle !

Il allait renoncer au trône qui l’appelle.

Allons lui faire voir qu’il n’a plus qu’à frapper,

Et que notre ennemi ne peut nous échapper.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ALBIN, MAXIMIEN, GARDES

 

ALBIN.

Prince, vous le voyez, notre heureux stratagème

Semble être concerté par la Fortune même ;

L’occasion, la nuit et la sécurité

Secondent un courroux justement irrité :

Tout dort, et rien ne veille ici que la vengeance.

L’Empereur accablé, sans soupçon, sans défense,

Est tombé, malgré lui, dans les bras du sommeil ;

Que dans ceux de la mort il trouve son réveil.

MAXIMIEN.

Je partage avec toi la fureur qui t’anime.

ALBIN.

On va vous introduire auprès de la victime :

Dès que vous paraîtrez, les portes vont s’ouvrir ;

Et les miens, s’il le faut, sauront vous secourir.

Ceux que j’ai fait entrer dans votre confidence

Viennent de m’en donner une entière assurance.

Vous savez le signal, vous savez les chemins :

Réglez votre destin ; il est entre vos mains.

MAXIMIEN.

Je puis donc recouvrer la grandeur où j’aspire !

ALBIN.

Allez, et revenez le maître de l’Empire.

MAXIMIEN.

Dieux, je vais vous venger, je vais briser vos fers ;

Votre persécuteur va descendre aux enfers.

 

 

Scène II

 

ALBIN, seul

 

Tu périras aussi, Princesse malheureuse :

La pitié n’a plus lieu, quand elle est dangereuse,

Tu pourrais engager ton père à me punir :

C’est le premier danger que je dois prévenir.

Il aperçoit Fausta.

Allons tout préparer. C’est elle qui s’avance :

Sans doute elle me cherche ; évitons sa présence.

 

 

Scène III

 

FAUSTA, EUDOXE, PULCHÉRIE et ALBIN, qui sort

 

FAUSTA.

Devant ce malheureux j’allais m’humilier ;

Je venais m’abaisser jusques à le prier :

Mon aspect l’épouvante ; il me fuit ; il m’évite.

EUDOXE.

De tout ce qui se passe êtes-vous bien instruite ?

Du moins de votre époux le sort est assuré ;

Ne craignez plus pour lui, l’orage est conjuré.

FAUSTA.

Hélas ! tu ne vois pas au fond de ce mystère.

EUDOXE.

L’Empereur vient de faire arrêter votre père ;

Albin même en répond.

FAUSTA.

Ils sont d’accord entr’eux,

C’est un tissu conduit avec un art affreux.

Albin prête à mon père une main criminelle ;

Il est l’accusateur, le meurtrier d’Aurèle ;

Il sera mon bourreau, celui de mon époux,

Et Maurice est le seul qui peut nous sauver tous.

Il n’aurait qu’à paraître, il n’aurait qu’à produire

Ces deux Gardes qu’Albin a cru pouvoir séduire,

Et qu’il compte en effet parmi les assassins ;

C’est par eux que Maurice a su tous leurs desseins.

Par un avis secret il vient de m’en instruire.

J’avais pris un espoir trop facile à détruire :

Je vois que ces Chrétiens, qui devaient déposer,

Saisis par la frayeur, n’oseront s’exposer :

Il n’en faut point douter, ils auront pris la fuite ;

Peut-être ils ne sont plus, et la preuve est détruite.

Jusques chez l’Empereur je ne puis pénétrer ;

Albin, le traître Albin, ne permet pas d’entrer.

Peut-être on l’assassine, et j’en suis soupçonnée.

Ma dernière heure est-elle assez empoisonnée ?

Ah ! je crois voir couler un sang si précieux ;

Barbares, arrêtez... Quoi ! presque sous mes yeux,

Il périt, et ma main ne peut pas le défendre !

On m’écarte, on m’arrête... Hélas ! je crois l’entendre.

Tout mon cœur se déchire en ce moment. Va, cours,

Je n’ai plus désormais d’espoir qu’en ton secours.

Puisses-tu détourner les effets de leur rage !

Précipite tes pas ; arme-toi de courage ;

Répands, sème en tous lieux l’horreur que je ressens ;

Remplis tout ce palais de tes tristes accents ;

Chasse de tous les yeux un sommeil si funeste :

Cette faible ressource est tout ce qui me reste.

 

 

Scène IV

 

FAUSTA, seule

 

C’est à toi qu’on en veut, Arbitre des humains ;

Abandonneras-tu l’ouvrage de tes mains ?

Veux-tu laisser périr ta plus parfaite image ?

Quel autre pouvait mieux te faire rendre hommage ?

Son exemple suivi du reste des mortels,

Eût partout cimenté ton culte et tes autels.

Hélas ! c’était le prix de sa tendresse extrême :

Il me l’avait promis, et tu semblais toi-même

L’avouer pour Ministre et pour Restaurateur.

Verrai-je évanouir un espoir si flatteur ?

Tes indignes rivaux, ces Dieux imaginaires,

Feront-ils triompher leurs Prêtres mercenaires :

Pour les cœurs qui sont prêts de se donner à toi,

Quel sujet douloureux d’épouvante et d’effroi !

Qu’ai-je dit ? Ah ! grand Dieu, je t’offense ! Pardonne ;

Dans un si grand revers, ma raison m’abandonne :

Je devais, en tremblant, adorer tes décrets.

Le désespoir sait-il mesurer ses regrets ?

 

 

Scène V

 

EUDOXE, FAUSTA

 

FAUSTA, à Eudoxe.

Quoi ! déjà de retour ? Quel sujet te rappelle !

EUDOXE.

Albin a prévenu les effets de mon zèle ;

De vos persécuteurs c’est le plus inhumain ;

Le crime à découvert est sur son front d’airain ;

La rage et le blasphème exhalent de sa bouche :

Mes pleurs, loin d’adoucir un monstre si farouche,

N’ont fait que lui prêter de nouvelles fureurs ;

Dans ses yeux enflammés j’ai lu d’autres horreurs.

Ce n’est qu’en frémissant que je vous les déclare ;

Vos jours sont menacés, le poison se prépare,

Et la coupe fatale a frappé...

FAUSTA.

Je l’attends.

Mon cœur est occupé de soins plus importants.

Du sort de mon époux ne peux-tu rien m’apprendre ?

EUDOXE.

C’est lui qui vous condamne ; ils me l’ont fait entendre.

De ses transports jaloux c’est le cruel effet,

Ou peut-être est-ce un nom qui couvre leur forfait.

FAUSTA.

Mon époux me condamne !... Ah ! quelle circonstance

Il ajoute à sa mort : ciel : soutiens sa constance,

Calme son désespoir en ces derniers instants.

Mon sort ne vaudrait pas les pleurs que tu répands,

Si dans tout autre temps j’avais cessé de vivre ;

Mais tout ce qui précède, et tout ce qui doit suivre

Rend mon heure dernière horrible à soutenir ;

Le passage est affreux. Que dira l’avenir ?

Je perds tout, mon trépas, mon époux et ma gloire.

Qui les empêchera de charger ma mémoire

Du parricide affreux qui va se consommer ?

De quel nom l’Univers pourra-t-il me nommer ?

Pourra-t-il être instruit de leur intelligence ?

On croira mon trépas une juste vengeance.

Ô Fortune ! est-ce assez éprouver ta rigueur ?

Un Garde paraît avec la coupe.

L’assassin passera pour être le vengeur.

Soumettons-nous... Je touche à mon heure funeste ;

Du moins employons mieux le moment qui me reste

 

 

Scène VI

 

FAUSTA, EUDOXE, UN GARDE, suivi de plusieurs autres

 

FAUSTA, au Garde, qui s’approche tristement.

Je vois ce qui t’amène ; approche... Tu gémis.

Hélas ! sans le savoir, tu sers nos ennemis.

Si tu n’épouses pas la rage qui m’opprime,

Si la pitié te touche en voyant leur victime,

Avant de mettre enfin le comble à leur fureur,

N’oses-tu me conduire aux pieds de l’Empereur ?

On craint qu’il ne revoie une épouse qu’il aime.

LE GARDE.

Je ne puis qu’obéir à son ordre suprême.

FAUSTA.

Tu ne peux qu’obéir ? J’ai prévu ces refus :

Épargnons-nous tous deux des combats superflus.

Puisqu’il faut à leur gré terminer ma carrière,

Je vais livrer ma vie à leur main meurtrière.

Chère Eudoxe, prends soin de me fermer les yeux ;

Recueille mes soupirs et mes derniers adieux.

Recommande aux Chrétiens ma cendre infortunée,

Et fais-leur déplorer ma triste destinée.

Je leur servais de mère ; ils me doivent des pleurs :

Ah ! qu’ils ne jugent pas de moi par mes malheurs.

Et toi, grand Dieu ! reçois mon âme en sacrifice ;

J’abandonne, en mourant, le reste à ta justice.

Donne-moi.

Elle prend la coupe des mains du Garde ; Maximien paraît, et la lui ôte.

 

 

Scène VII

 

MAXIMIEN, ALBIN, entrant en même temps par un des côtés, FAUSTA, EUDOXE

 

MAXIMIEN.

Non, ma fille.

FAUSTA.

Ah ! mon père, est-ce vous ?

MAXIMIEN.

Oui, Princesse, vivez pour un destin plus doux.

Albin, nous triomphons : ma haine est assouvie.

L’usurpateur n’est plus ; il a perdu la vie.

ALBIN.

Seigneur, ne perdons point des instants précieux ;

Achevons de changer la face de ces lieux.

FAUSTA.

Non, cruels, achevez des horreurs imparfaites ;

Consommez-les sur moi, barbares que vous êtes.

Père dénaturé, je ne te connais plus ;

Tous les liens du sang viennent d’être rompus :

J’en déteste à la fois la source criminelle,

Et le fatal amour que j’eus toujours pour elle.

Mon époux a péri ! Tigre altéré de sang,

Assouvis-toi du mien : frappe, voilà mon flanc,

MAXIMIEN.

vivez, et modérez une douleur trop vive.

FAUSTA.

Quand vous m’assassinez, vous voulez que je vive !

Mais ne crois pas jouir de ce forfait affreux ;

Il en est un plus grand où tendront tous mes vœux :

Ne me regarde plus que comme une furie...

MAXIMIEN, à Eudoxe.

C’est trop nous arrêter ; prenez soin de sa vie.

Albin, viens achever de signaler ta foi ;

Pour prix de tes secours, sois Consul avec moi :

Du peuple et des soldats achetons le suffrage,

En leur abandonnant ce palais au pillage.

Viens, partageons la pourpre : allons la réclamer ;

Et de l’aveu des Dieux faisons-nous proclamer.

 

 

Scène VIII

 

CONSTANTIN, MAURICE, DEUX GARDES, FAUSTA, EUDOXE, PULCHÉRIE, MAXIMIEN, ALBIN

 

CONSTANTIN, à Maximien.

Arrête, malheureux, et reçois ton salaire.

FAUSTA.

Que vois-je, cher époux ! Seigneur, qu’allez-vous faire ?

COSTANTIN, se tournant vers Maximien et Albin.

Madame... quel bonheur !... C’est moi que vous voyez.

Traîtres ! à mon aspect vous êtes foudroyés.

À Albin.

Et toi, qui me creusait un affreux précipice,

Ne souille plus mes yeux. Qu’on l’entraîne au supplice.

Chère épouse...

FAUSTA.

Ah ! Seigneur.

CONSTANTIN.

Sa fureur l’a trompé ;

Ce n’est point dans mon sang que son bras s’est trempé :

Maurice, et ces Chrétiens que je n’osais pas croire,

Ont su me révéler une trame si noire ;

Et pour mieux m’assurer de ce qu’ils m’avaient dit,

On a livré l’entrée et l’accès de mon lit.

Il croyait assouvir sa furie implacable ;

Il n’est que le bourreau d’un esclave coupable.

C’en est trop ; à la fin, je dois songer à moi,

Et la nécessité m’en impose la loi.

À Maximien.

Éternel ennemi du repos de la terre,

Vengez-moi de vous-même, au défaut du tonnerre ;

Ouvrez-vous les chemins des enfers. Choisissez ;

Mais terminez vos jours. Sortez ; obéissez.

FAUSTA.

Ah ! cruels, arrêtez.

CONSTANTIN.

Je ne puis y souscrire.

Allez.

FAUSTA.

En sa faveur, je n’ai qu’un mot à dire.

Seigneur, vous me devez encore a son amour.

Vous m’aviez condamnée ; il m’a sauvé le jour.

CONSTANTIN.

J’ai voulu votre mort ! je vous ai condamnée !

FAUSTA,

Oui, seigneur, on allait trancher ma destinée,

Et je lui dois la vie une seconde fois.

Laissez-moi vous aimer autant que je le dois.

S’il subit son arrêt, il ne m’est plus possible

De conserver pour vous un cœur aussi sensible ;

Craignez déjà l’horreur dont je me sens saisir...

Mais quel temps plus propice avez-vous à choisir

Pour immortaliser votre auguste clémence ?

La vengeance avec elle éternise une offense.

Voulez-vous être grand ? Le titre est dans vos mains.

Le pardon seul élève au-dessus des humains.

CONSTANTIN.

Il a trop signalé la fureur qui l’anime.

FAUSTA.

Vous vivez ; il périt : je ne vois plus son crime.

Quoi ! je répands des pleurs qui ne vous touchent pas !

Mon père, il faut céder ; qu’on nous mène au trépas.

CONSTANTIN.

Vous mettez à sa mort un invincible obstacle ;

Votre amour va, pour lui, faire encore un miracle.

Eh ! bien, je vous le rends, je l’accorde à vos vœux :

Votre père vivra, j’y consens, je le veux :

Mais...

FAUSTA.

Je vous reconnais à cet effort sublime ;

L’amour, dans un Héros, est toujours magnanime.

CONSTANTIN.

Non, ce n’est point assez réparer mon erreur.

J’ai pu vous soupçonner ! Juste Ciel ! quelle horreur !

Votre mort a pensé devenir mon ouvrage ;

Il faut un sacrifice aussi grand que l’outrage.

À Maximien.

Seigneur, vous le savez, sans vous le retracer ;

Ce que j’ai fait pour vous ne saurait s’effacer,

Et vous ne respirez qu’autant que je l’adore :

Ma clémence veut bien se signaler encore,

Et se porter, pour vous, à son dernier degré.

Depuis assez longtemps vous m’avez trop montré

Que votre ambition, toujours plus affermie,

Dans le fond de votre âme est ma seule ennemie.

Je me rends, n’ayons plus rien à nous imputer :

Cessez à votre tour de me persécuter.

Vous n’êtes point heureux, et vous ne pouvez l’être

Que dans le rang suprême où le Ciel m’a fait naître ;

Il faut vous contenter. L’Occident va nous voir

Jouir également du suprême pouvoir :

Ma générosité vous appelle au partage.

MAXIMIEN.

Non, cette égalité n’est qu’un moindre esclavage ;

J’ai trop su qu’un Collègue est un Maître importun,

Tu crois me faire un don ; c’est moi qui t’en fais un,

Je te laisse le trône entier et sans partage ;

Et pour mieux t’assurer un si grand avantage...

Il se frappe.

Sois enfin délivré d’un rival dangereux.

Juge qui de nous deux est le plus généreux.

FAUSTA.

Mon père !

MAXIMIEN.

C’est à toi que je me sacrifie ;

Ne pleure point ma mort, ne pleure que ma vie :

Tu n’aurais jamais eu que des jours orageux

Mon trépas vous était nécessaire à tous deux,

À Constantin.

Toi, pour qui la Fortune est féconde en miracles,

Mon destin cède au tien, tu n’auras plus d’obstacles ;

L’Orient, désormais, peut tomber sous tes fers,

Et mon dernier soupir te livre l’Univers.

On l’emmène.

CONSTANTIN.

Trop superbe rival, jusqu’où va ta vengeance ?

Tu ne veux rien devoir à la reconnaissance.

Cruel : en préférant la mort à mes bienfaits,

Tu mets enfin le comble aux maux que tu m’as faits.

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