Les 37 sous de M. Montaudoin (Eugène LABICHE - Édouard MARTIN)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 30 décembre 1862.

 

Personnages

 

MONTAUDOIN

PÉNURI

ISIDORE

LEMARTOIS, notaire

MADAME NISIDA MONTAUDOIN

FERNANDE, sa fille

JOSÉPHINE, bonne

INVITÉS des deux sexes

 

La scène se passe à Paris, chez Montaudoin.

 

Un salon. Portes au fond, portes latérales ; cheminée à droite, avec garniture ; glace à gauche, table, fauteuils, canapés ; petit meuble au fond, à gauche.

 

 

Scène première

 

MADAME MONTAUDOIN, FERNANDE, JOSÉPHINE

 

JOSÉPHINE, devant la glace, à gauche.

Ah !... Mademoiselle est jolie comme un cœur !

FERNANDE.

Merci, Joséphine !... Maman, où donc est papa ?

MADAME MONTAUDOIN.

Montaudoin est à sa toilette.

FERNANDE.

Il faut lui dire de se dépêcher.

MADAME MONTAUDOIN, près de la cheminée.

Oh ! il n’est pas en retard... ton contrat est pour midi, et il n’est qu’onze heures.

S’attendrissant.

Dans une heure, je n’aurai plus de fille !

FERNANDE.

Oh ! maman, vous allez pleurer... aujourd’hui !

MADAME MONTAUDOIN.

Non... j’aurai du courage... Une chose me soutient, c’est que M. Isidore, ton prétendu, est dans une bonne position.

FERNANDE.

Je crois bien ! caissier chez un gros commerçant de la rue du Sentier... deux mille quatre cents francs d’appointements.

JOSÉPHINE.

Et le déjeuner.

FERNANDE.

Et des yeux noirs !

MADAME MONTAUDOIN.

Ce qui me navre, vois-tu, ce n’est pas de te quitter... c’est de penser que je vais rester seule avec ton père...

FERNANDE.

Comment ?

MADAME MONTAUDOIN.

Un homme que j’ai épousé à cause de sa gaieté, de son caractère jovial et insouciant ! Il est devenu tout à coup sombre, soupçonneux, méfiant.

JOSÉPHINE.

Oh ! c’est bien vrai, il fouille dans tous mes tiroirs.

FERNANDE.

Mais qu’est-ce qu’il cherche ?

MADAME MONTAUDOIN.

Je n’en sais rien... je l’ai interrogé vingt fois... il a toujours refusé de s’expliquer.

JOSÉPHINE, naïvement, venant au milieu.

Dites donc, madame, il a peut-être commis un crime ?

FERNANDE.

Par exemple !...

MADAME MONTAUDOIN, à Joséphine.

Veux-tu te taire ! lui ! un si brave homme !

JOSÉPHINE.

Il demande le nom de toutes les personnes qui entrent dans la maison... il marche dans des chaussons de lisière pour faire moins de bruit, et pour mieux vous surprendre. L’autre jour, il est entré dans ma cuisine comme un gros chat... ça m’a fait peur... alors il m’a dit : « Quand une cuisinière a la conscience nette, elle ne tremble pas... » Et il m’a forcée à ôter mes souliers pour voir s’il n’y avait rien dedans.

MADAME MONTAUDOIN.

Voilà une idée !

FERNANDE.

Il a peut-être perdu quelque chose ?

MADAME MONTAUDOIN.

Enfin, il vous guette, il vous épie... Au moment où on s’y attend le moins... on aperçoit une tête qui passe à travers une porte entrebâillée et...

À ce moment, la tête de Montaudoin paraît à la porte de gauche.

LES TROIS FEMMES, poussant un cri en l’apercevant.

Ah !

Joséphine remonte un peu à droite, madame Montaudoin et Fernande passent à droite.

 

 

Scène II

 

MADAME MONTAUDOIN, FERNANDE, JOSÉPHINE, MONTAUDOIN

 

MONTAUDOIN.

C’est moi !

FERNANDE.

Oh ! papa !

MADAME MONTAUDOIN.

Que le bon Dieu te bénisse ! tu nous fais des peurs !

MONTAUDOIN, très doucement.

Mes faux cols ?... je n’ai pas de faux cols !

MADAME MONTAUDOIN.

Je vais t’en chercher ! mais il n’est pas nécessaire de prendre un air de conspirateur pour demander des faux cols... c’est ridicule !

Elle sort.

 

 

Scène III

 

MONTAUDOIN, FERNANDE, JOSÉPHINE

 

FERNANDE.

Eh bien, papa, tu ne m’embrasses pas !

MONTAUDOIN.

Ah ! chère enfant, tu es la seule joie de ma vie... Quand je sens ton front pur...

Il va pour l’embrasser et s’arrête en apercevant Joséphine.

Qu’est-ce que vous faites-là ? pourquoi tremblez-vous ?

JOSÉPHINE, troublée.

Moi, monsieur ?

MONTAUDOIN.

Quand une cuisinière a la conscience nette, elle ne tremble pas !... Vous fermez bien toutes les portes ?

JOSÉPHINE.

Oh ! oui, monsieur.

MONTAUDOIN.

Qui est venu ce matin ?

JOSÉPHINE.

Le porteur d’eau.

MONTAUDOIN.

Le nouveau ?

JOSÉPHINE.

Oui, monsieur ; il a l’air d’un brave homme ; il m’a dit :

Accent auvergnat.

« Cherviteur, la compagnie. »

MONTAUDOIN.

Oh ! je ne me laisse pas prendre à cet accent-là... on les croit Auvergnats, on laisse ses tiroirs ouverts. Et après ?...

JOSÉPHINE.

Après, il est venu le boulanger.

MONTAUDOIN, soupçonneux.

Ah ! il vient bien souvent, celui-là !

JOSÉPHINE.

Dame !... tous les jours.

MONTAUDOIN.

Tous les jours... c’est louche !

JOSÉPHINE.

Si vous voulez manger du pain rassis, il ne viendra que toutes les semaines.

FERNANDE.

Mais, papa, pourquoi toutes ces questions ?

MONTAUDOIN.

Pourquoi ? Il ne te manque jamais d’argent à toi, Fernande ?

FERNANDE.

Non, papa.

MONTAUDOIN.

Ah ! et à vous, Joséphine, il ne vous manque jamais d’argent ?

JOSÉPHINE.

Non, monsieur.

MONTAUDOIN.

Ah ! vous êtes bien heureuse !

FERNANDE.

Et à toi, est-ce qu’il t’en manque ?

MONTAUDOIN.

À moi ? oui !

Regardant Joséphine.

Il y a dans cette maison une main invisible !... N’en parle pas à ta mère : elle craint les voleurs. Une fois, j’ai voulu lui faire part de mes soupçons, elle a eu une attaque de nerfs ; alors, depuis ce temps, je me concentre... tu comprends. Chut ! la voilà ! soyons gais !

 

 

Scène IV

 

MONTAUDOIN, FERNANDE, JOSÉPHINE, MADAME MONTAUDOIN

 

MADAME MONTAUDOIN.

Les voici, tes faux cols !

MONTAUDOIN, les prenant et affectant un ton guilleret.

Merci, Nisida, merci !

MADAME MONTAUDOIN.

Tiens ! tu as l’air de bonne humeur !

MONTAUDOIN.

Oui, nous étions en train de rire comme des fous avec Fernande et Joséphine.

MADAME MONTAUDOIN.

Tu riais, toi ?

MONTAUDOIN.

C’est le porteur d’eau qui a dit :

Accent auvergnat.

« Cherviteur, la compagnie ! » C’est impayable ! c’est impayable !

Bas à Fernande et à Joséphine.

Riez donc !

MADAME MONTAUDOIN, à part.

Ah çà ! il devient fou !

Haut.

Joséphine, achève la toilette de Fernande.

JOSÉPHINE, remontant un peu à gauche.

Oui, madame !

MADAME MONTAUDOIN, à son mari.

Eh bien, et toi ? J’espère que tu ne vas pas marier ta fille en chaussons de lisière ? S’il est possible de se chausser comme ça !

MONTAUDOIN.

Qu’est-ce que tu veux ! tous mes souliers font couic ! couic ! couic ! ça prévient, on ne peut pas surprendre mon monde.

MADAME MONTAUDOIN.

Mais qu’est-ce que tu veux surprendre ?

MONTAUDOIN.

Moi ? rien !... personne !... Allons nous habiller !

Chœur.

Air du Chameau.

M. et MADAME MONTAUDOIN.

Allez !

Sortez !

Partez !

Trottez !

L’heure presse !

Qu’on nous laisse !

Partez !

Trottez !

Partez !

Vite, sortez !

Assez causé ! c’est assez !

FERNANDE et JOSÉPHINE.

Partons !

Trottons !

Partons !

L’heure nous presse !

On vous laisse !

Partons !

Trottons !

Partons !

Vite, sortons !

Pourquoi donc tous ces soupçons ?

Joséphine et Fernande sortent par la gauche.

 

 

Scène V

 

MONTAUDOIN, MADAME MONTAUDOIN

 

MONTAUDOIN.

Madame Montaudoin, veux-tu me mettre ma cravate ?

MADAME MONTAUDOIN.

Volontiers !

MONTAUDOIN.

Ne serre pas trop... j’ai le sang à la tête !... Ah ! j’attends deux personnes de plus pour la noce.

MADAME MONTAUDOIN.

Diable ! nous serons vingt-deux à table et on ne tient que dix-huit.

MONTAUDOIN.

Oh ! en se serrant... tu mettras les chaises en biais !

MADAME MONTAUDOIN.

Et quels sont ces invités ?

MONTAUDOIN.

Deux personnes d’Étampes, mon pays... mais tu les connais, l’un est Ernest Pénuri... mon ancien camarade de collège... et l’autre Champmarteau, brigadier de gendarmerie, à Étampes.

MADAME MONTAUDOIN.

Ah ! voilà une idée ! inviter M. Champmarteau, que nous n’avons pas vu depuis vingt ans !

MONTAUDOIN.

C’est un gendarme... et, dans ce moment, je ne serais pas fâché d’introduire un peu de gendarmerie dans la maison.

MADAME MONTAUDOIN.

Mais pourquoi ?

MONTAUDOIN.

Ah ! si je te le disais, tu ne dormirais pas !

MADAME MONTAUDOIN.

Tiens ! ça ne peut pas durer comme ça... maintenant surtout, que nous allons nous trouver seuls... Montaudoin, tu as quelque chose ?

MONTAUDOIN.

C’est possible !

MADAME MONTAUDOIN.

Quelque chose qui te ronge... qui te mine... Je suis ta femme, j’ai le droit de tout savoir.

MONTAUDOIN.

Non... tu n’as pas le moral assez fort pour supporter une pareille confidence.

MADAME MONTAUDOIN.

Je devine : tu es jaloux !

MONTAUDOIN.

Moi ? de qui ?

MADAME MONTAUDOIN, piquée.

Eh bien, de moi, donc ?

MONTAUDOIN.

Oh ! par exemple !

MADAME MONTAUDOIN.

Montaudoin, je te le jure sur les cendres de notre fille qui va se marier... jamais, au grand jamais, je ne me suis écartée une minute de la ligne droite.

MONTAUDOIN.

Mais il n’est pas question de cela !

MADAME MONTAUDOIN.

Si ! tu penses toujours à ce fatal bouquet qui m’a été adressé par une main inconnue le jour de notre mariage... Ce bouquet renfermait quatre vers...

MONTAUDOIN.

Tu appelles ça des vers... quatre machines décollées autour d’un mirliton... Je m’en souviens encore :

Récitant.

Ce bouquet fut cueilli par l’Amour et sa mère,

Il doit en ce beau jour vous être présenté ;

Car les fleurs qui naissent au jardin de Cythère

Sont faites pour orner le sein de la beauté !

MADAME MONTAUDOIN, vivement.

Je n’ai jamais autorisé personne à célébrer de pareils détails.

MONTAUDOIN.

J’avoue qu’au premier abord... un jour de noce... ça m’a fait quelque chose.

MADAME MONTAUDOIN.

As-tu été assez jaloux !

MONTAUDOIN.

Oui... cela m’aurait contrarié si tu avais fait un faux pas... moins pourtant que ce qui m’arrive.

MADAME MONTAUDOIN.

Mais quoi donc ?... quoi donc ?... Tu me fais bouillir !

MONTAUDOIN.

Rien !... tu es trop nerveuse... je vais mettre mon gilet !

Sortant par la gauche.

Ça m’aurait contrarié, mais moins que ce qui m’arrive...

 

 

Scène VI

 

MADAME MONTAUDOIN, puis LEMARTOIS

 

MADAME MONTAUDOIN.

Pauvre homme ! on dirait qu’il a un remords... ça vient de l’estomac.

Apercevant Lemartois, qui entre.

Ah ! voici M. Lemartois, notre notaire...

LEMARTOIS, saluant, entrant du fond.

Belle dame... je vous présente mes hommages... je suis venu un peu avant l’heure pour causer avec le prétendu, relativement au préciput.

MADAME MONTAUDOIN.

M. Isidore n’est pas encore arrivé, mais je suis bien aise de vous voir seul ; j’ai un conseil à vous demander.

LEMARTOIS.

Je suis tout à vous, belle dame.

MADAME MONTAUDOIN.

Parlons bas, car si mon mari se doutait...

LEMARTOIS.

Ah ! c’est un secret ?

MADAME MONTAUDOIN.

Oui !... monsieur Lemartois, je désirerais ajouter à la dot de ma fille une somme de treize mille cinq cent cinq francs.

LEMARTOIS.

Quel drôle de compte ! c’est bien simple, il n’y a qu’à les porter au contrat.

MADAME MONTAUDOIN.

Mais mon mari le saura, et, avec son caractère...

LEMARTOIS.

Comment une pareille somme se trouve-t-elle entre vos mains ?

MADAME MONTAUDOIN.

Une succession... un legs que je lui ai caché. Est-ce que je ne pourrais pas le remettre à mon gendre de la main à la main ?

LEMARTOIS.

Non... il est important que cette somme figure au contrat, sans cela elle tomberait dans la communauté.

MADAME MONTAUDOIN.

Alors, comment faire ?

LEMARTOIS.

Je ne vois qu’un moyen... c’est de prier un parent ou un ami de faire cette donation en son nom.

MADAME MONTAUDOIN.

Un parent !... un ami !... C’est très embarrassant !

LEMARTOIS.

Cherchez... vous devez trouver facilement. J’ai quelques blancs à remplir sur le contrat ; si vous pouvez me procurer une plume et de l’encre...

MADAME MONTAUDOIN.

Entrez là... dans le cabinet de M. Montaudoin.

LEMARTOIS, passant à droite et saluant madame Montaudoin.

Très bien... N’oubliez pas de m’envoyer M. Isidore, dès qu’il arrivera... nous n’avons encore rien décidé pour le préciput.

MADAME MONTAUDOIN.

Soyez tranquille !

Lemartois sort par la porte de droite.

 

 

Scène VII

 

MADAME MONTAUDOIN, puis ISIDORE, puis MONTAUDOIN

 

MADAME MONTAUDOIN, seule.

Un parent... un ami... Il me faudrait une personne discrète et en position de faire un pareil cadeau. Je ne vois pas dans nos connaissances...

ISIDORE, entrant par le fond.

Belle-maman !

MADAME MONTAUDOIN.

Isidore !

ISIDORE.

Je suis en retard ; mais, au moment de partir, mon patron m’a fait demander pour m’apprendre une bonne nouvelle.

MADAME MONTAUDOIN.

Quoi donc ?

ISIDORE.

Il m’a promis de m’associer dans sa maison de commerce, à la condition d’y placer la dot de ma femme.

MADAME MONTAUDOIN.

Comment ?

ISIDORE.

Il n’y a aucun danger, je connais la maison... c’est du quinze pour cent.

Prenant son carnet.

Je vais faire le compte !

Écrivant.

Dot : quatre-vingt mille francs à quinze pour cent, cela fait douze mille francs ; plus, mes appointements de caissier, deux mille quatre cents, font quatorze mille, plus le cadeau de la famille au jour de l’an...

MADAME MONTAUDOIN.

Plaît-il ?

ISIDORE.

Je laisse le chiffre en blanc... pour mémoire... c’est environ quinze mille francs de rente. Nous en dépensons cinq, nous en plaçons dix... avec les intérêts capitalisés pendant vingt ans...

Reprenant son carnet.

Je vais faire le compte.

MADAME MONTAUDOIN.

Plus tard.

ISIDORE.

Pourquoi ? Les chiffres c’est amusant...

MADAME MONTAUDOIN.

En vérité, vous n’êtes guère amoureux un jour où...

Poussant un cri en apercevant la tête de Montaudoin qui vient de reparaître par la porte entrebâillée.

Ah !

MONTAUDOIN, doucement.

C’est moi... Je ne trouve pas mes gants ! où as-tu mis mes gants ?...

MADAME MONTAUDOIN, allant à Montaudoin.

Tu es insupportable ! Tu les as serrés toi-même dans le tiroir de la commode... Mais entre donc !

ISIDORE.

Bonjour, beau-père !

MONTAUDOIN.

Bonjour, mon garçon !

MADAME MONTAUDOIN.

Onze heures et demie... je vais m’habiller. Ah ! monsieur Isidore, le notaire est là... il désirerait vous parler pour le contrat... À tout à l’heure !

Elle sort par la gauche.

ISIDORE.

Le notaire !... je vais...

Il se dirige vers la porte de droite.

MONTAUDOIN, l’appelant.

Isidore !

ISIDORE, descendant en scène.

Monsieur Montaudoin !

MONTAUDOIN.

Répondez-moi franchement. Il ne vous manque jamais d’argent, à vous ?

ISIDORE.

Jamais ! Dieu merci !... comme caissier, je serais obligé de le remettre de ma poche.

MONTAUDOIN.

Ah ! tant mieux ! c’est bien !... Allez trouver le notaire.

ISIDORE, à part.

Qu’est-ce qu’il a ?

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

MONTAUDOIN, PÉNURI, puis JOSÉPHINE

 

MONTAUDOIN.

On n’en prend donc qu’à moi de l’argent !

PÉNURI, entrant par le fond avec une valise qu’il dépose sur une chaise à droite.

Me voilà, moi.

MONTAUDOIN.

Pénuri !

PÉNURI.

Train d’Étampes ! parti à sept heures trente-trois... une brioche à Juvisy, un verre de cassis à Saint-Michel... Ah ça ! c’est bien aujourd’hui que tu maries ta fille ?

MONTAUDOIN.

Oui... mon ami ; à midi... on signe.

PÉNURI.

Ah ! tant mieux ! nous allons rire ! moi, dans les noces, j’ai du montant !

MONTAUDOIN.

Tu es seul ?... Où est donc Champmarteau ?

PÉNURI.

Le brigadier ! Il n’a pas pu venir, il est retenu par la révision.

MONTAUDOIN.

Allons, bien !... c’est fait pour moi ?

PÉNURI.

C’est dommage ! c’est une bonne fourchette ! Mais il doit t’écrire pour te complimenter.

MONTAUDOIN.

Ce n’est pas la même chose. Je comptais sur son uniforme... Enfin te voilà, tu passeras quelques jours avec nous ; j’ai fait préparer ta chambre, au premier, près de la mienne.

PÉNURI.

Bravo ! Le soir, nous ferons du punch en parlant d’Étampes. Ah ! j’en ai de bonnes à te raconter sur Étampes ! Tu sais bien... la mère Préventin... la marchande de tabac ?

MONTAUDOIN.

Oui !

PÉNURI.

Eh bien, nous l’avons enterrée mercredi.

MONTAUDOIN.

Ah bah !

PÉNURI.

Mercredi !... Plus drôle que ça ! Tu sais bien, le père Gimard... qui s’est marié à soixante-dix-huit ans avec la lingère...

MONTAUDOIN.

Oui !

PÉNURI.

Eh bien, il vient d’avoir un enfant... Jeudi !

MONTAUDOIN, riant.

Ah ! elle est bonne... Le père Gimard ! Qui est-ce qui sera le parrain ?

PÉNURI, avec fatuité.

On dit que c’est moi.

MONTAUDOIN.

Ah ! cré Pénuri, va ! Tiens ça me fait plaisir de te voir... ça me rafraîchit, ça me rappelle le temps où je riais !

PÉNURI.

Tu ne ris donc plus ?

MONTAUDOIN.

Non.

PÉNURI.

Un homme ne doit cesser de rire que lorsqu’il a perdu ses dents... Voyons tes dents ?

MONTAUDOIN.

Il ne s’agit pas de cela... Si tu savais !... Au fait, je puis me confier à toi, un vieil ami... Mon cher, il m’arrive une chose... agaçante et extraordinaire : on me vole !

PÉNURI.

Ça peut être agaçant, mais ce n’est pas extraordinaire.

MONTAUDOIN.

Oui, mais on ne me vole pas comme tout le monde. Un monsieur s’introduirait chez moi ; forcerait mon secrétaire, me prendrait dix mille francs, je dirais : « Très bien ! c’est son état ! il ne reviendra plus ! » Tandis que mon voleur, à moi, revient tous les jours.

PÉNURI.

Comment, tous les jours ?

MONTAUDOIN.

Avec l’exactitude d’un employé qui va à son bureau... Mon Dieu, il ne me prend pas une grosse somme, si tu veux... il me prend trente-sept sous par jour.

PÉNURI.

Quelle idée ! Est-ce qu’un voleur prendrait trente-sept sous ?

MONTAUDOIN.

Mon ami, les petits ruisseaux font les grandes rivières.

PÉNURI.

Allons donc, c’est une erreur dans tes comptes.

MONTAUDOIN.

Impossible !... j’écris tout... Quand je donne deux sous à un singe ou à un Savoyard... je les écris... Tous les soirs, je fais ma balance. Eh bien, il me manque un franc quatre-vingt-cinq. Il y a une fuite dans mon ménage.

PÉNURI.

C’est bien drôle !

MONTAUDOIN.

Et cela dure depuis un temps immémorial... Tiens... depuis la naissance de ma fille.

PÉNURI.

Est-ce que tu soupçonnerais cette enfant ?

MONTAUDOIN.

Qu’est-ce qui te parle de ça ? Comment supposer qu’en venant au monde, un enfant va prendre trente-sept sous à son père ?

PÉNURI, avec importance.

C’est juste ! À cet âge, on ne sent pas encore l’aiguillon des intérêts matériels.

MONTAUDOIN.

Comprends-tu ma position ? Etre volé depuis vingt ans ! tous les jours !... car le gueux ne se repose même pas le dimanche ! cela finit par porter sur les nerfs... Je deviens sombre, mon caractère s’aigrit, mes digestions se troublent... Je ne peux plus manger ni choux, ni crevettes, ni boudins... ça ne passe pas.

PÉNURI, avec compassion.

Ah ! pauvre ami ! Tu n’as donc pas cherché un moyen pour pincer ton grec ?

MONTAUDOIN.

Des moyens !... mais j’en ai cherché dix, vingt, cent !... Ils étaient tous mauvais.

PÉNURI.

C’est un malin !

MONTAUDOIN.

Hier soir, j’ai posé mon porte-monnaie sur la cheminée...

Le montrant.

Le voilà... et je n’ai laissé dedans qu’une pièce de cinq francs... Nous allons voir...

Il va chercher la bourse.

PÉNURI, passant à gauche.

Voyons !... ce petit drame m’intéresse.

MONTAUDOIN.

Tiens, vois toi-même, il reste trois francs trois sous.

PÉNURI.

Et trente-sept qu’il a pris, ça fait le compte.

MONTAUDOIN.

C’est à se casser la tête !

PÉNURI.

Au moins, il est honnête ; il t’a rendu la monnaie de ta pièce.

MONTAUDOIN.

Qu’est-ce que tu penses de ça ?

PÉNURI.

Je pense que c’est un homme qui doit dîner à trente-deux sous... et qui s’offre ensuite un cigare de cinq sous... Et tu ne soupçonnes personne ?

MONTAUDOIN.

Excepté ma femme et ma fille, je soupçonne tout le monde... Devine combien de fois j’ai changé de porteur d’eau.

PÉNURI.

Quatre.

MONTAUDOIN.

Soixante-trois !... mais je vais faire venir l’eau de la ville... il n’y a qu’un robinet à tourner... et à moins qu’il ne rentre par les tuyaux... Et des bonnes ! sais-tu combien j’ai renvoyé de bonnes ?

PÉNURI.

Non !

MONTAUDOIN.

Quarante-neuf ! J’en prends note... celle que j’ai dans ce moment est une fine mouche... Je luis fais ôter ses souliers deux fois par jour.

PÉNURI.

Pour quoi faire ?

MONTAUDOIN.

Pour chercher mes trente-sept sous... mais je ne trouve rien !

PÉNURI.

Alors, ce n’est pas elle !

MONTAUDOIN.

Hum ! je ne m’y fie pas, elle a une figure sinistre... Es-tu physionomiste ?

PÉNURI.

Oui... j’ai assez de coup d’œil.

MONTAUDOIN.

Eh bien, je vais te la montrer... tu vas en juger...

Il sonne.

Surtout, n’ayons pas l’air...

PÉNURI.

Sois tranquille !

Apercevant Joséphine qui entre.

La voici !

Il se met à fredonner un air, Montaudoin en fredonne un autre.

JOSÉPHINE.

Monsieur a sonné ?

MONTAUDOIN.

Ah ! c’est vous, Joséphine... Voici mon ami, M. Pénuri... Regardez-le bien en face.

PÉNURI, à part.

Elle est gentille !

MONTAUDOIN, bas à Pénuri.

Je parie qu’elle les a cachés dans son corsage.

PÉNURI, à part.

Il serait peut-être bon de s’en assurer !

MONTAUDOIN, à Joséphine.

Maintenant, prenez la valise de Monsieur.

À Pénuri.

Elle est fermée ?

PÉNURI.

Oui.

MONTAUDOIN.

Et portez-la dans la chambre verte... au premier.

JOSÉPHINE.

Oui, monsieur !...

Elle prend la valise et se dispose à sortir.

MONTAUDOIN, la rappelant.

Joséphine !

JOSÉPHINE.

Monsieur ?

MONTAUDOIN.

Souvenez-vous qu’aux yeux de la société, celui qui prend trente-sept sous est aussi coupable que celui qui prend un million.

JOSÉPHINE.

Mais, monsieur...

MONTAUDOIN.

Je ne nomme personne... Allez !

Joséphine sort.

 

 

Scène IX

 

PÉNURI, MONTAUDOIN

 

MONTAUDOIN.

Eh bien ! c’est une vilaine nature, n’est-ce pas ?

PÉNURI.

Je ne trouve pas ; mais on ne peut pas juger comme cela... Je me réserve de l’interroger... à tête reposée.

MONTAUDOIN.

Voilà ! voilà ma vie... toujours soupçonner !

PÉNURI.

À ta place, je ne mettrais un jour dans ma bourse que trente-six sous... pour voir !

MONTAUDOIN.

C’est ce que j’ai fait !... mais, le lendemain, on m’en a pris trente-huit ; je n’y ai rien gagné !

PÉNURI.

Je comprends... c’est un prix fait !

MONTAUDOIN, avec mélancolie.

Oh ! vous êtes heureux à Étampes !

La voix de MADAME MONTAUDOIN, dans la coulisse.

Montaudoin ! ton habit !

MONTAUDOIN.

On y va !

Continuant.

Loin du bruit des villes, au sein de la nature immense...

MADAME MONTAUDOIN, dans la coulisse.

Montaudoin !

MONTAUDOIN.

On y va !

Reprenant.

Au sein de la nature immense... dont le spectacle...

PÉNURI.

Deux fois par semaine !

MONTAUDOIN, s’interrompant.

Ah ! je ne sais plus ce que je voulais dire !... On y va ! Attends-moi, je vais mettre mon habit !

Il sort à gauche.

 

 

Scène X

 

PÉNURI, puis MADAME MONTAUDOIN, puis MONTAUDOIN

 

PÉNURI, seul.

Et moi qui suis venu pour m’amuser à cette noce !... Montaudoin est lugubre avec ses histoires de trente-sept sous ; si j’étais à sa place, j’écrirais tous les jours sur mon livre de dépenses : « Item, pour mon voleur ! trente-sept sous ! » et je n’y penserais plus. Si j’allais interroger la bonne ? Qu’est-ce qui ballote donc dans ma poche ?... Ah ! c’est mon cadeau de noces ! douze ronds de serviette, avec cette inscription : « Bon appétit ! » Moi, je voulais offrir une lampe... Modérateur ; cela cachait un enseignement pour le mari... Mais ma femme m’a dit : « Il vaut mieux donner quelque chose qui ne dérange pas... » J’ai rédigé aussi quelques vers pour la mariée... C’est l’usage à Étampes... Je les lirai au moment du contrat... quand je dis que j’ai rédigé... ce n’est pas tout à fait exact, je les ai empruntés à Champmarteau, notre brigadier, qui les avait commis pour la fête de ma femme... Ces choses-là, ça se repasse. Il a cela de particulier, notre brigadier, il est poète !... c’est une bonne fourchette !... qui tourne le vers. J’ai trouvé les siens jolis, je les ai copiés... et je compte sur un murmure flatteur.

MADAME MONTAUDOIN, entrant par la gauche, en grande toilette.

Je crois que cette robe est...

PÉNURI.

Frissonnante ! frissonnante !

MADAME MONTAUDOIN.

Monsieur Pénuri ! vous êtes arrivé !

PÉNURI.

Depuis dix minutes... J’ai déjà embrassé Montaudoin, et si vous voulez me le permettre ?...

MADAME MONTAUDOIN.

Bien volontiers !

Au moment où Pénuri l’embrasse, elle aperçoit la tête de Montaudoin qui passe par la porte entr’ouverte. Elle pousse un cri.

Ah !

PÉNURI.

Quoi ?

MONTAUDOIN, à la porte de gauche.

C’est moi !

PÉNURI.

Tu arrives bien... j’embrasse ta femme !

MONTAUDOIN.

Où est mon épingle ?... Je ne trouve pas mon épingle.

MADAME MONTAUDOIN.

Dans la coupe, sur la cheminée.

MONTAUDOIN.

Ne vous dérangez pas... Je vais la chercher.

Il disparaît.

PÉNURI.

Est-ce qu’il entre toujours comme ça, sans se faire annoncer ?

MADAME MONTAUDOIN.

Ah ! ne m’en parlez pas !

PÉNURI.

Allons-nous bientôt voir apparaître la mariée ? J’ai mon petit cadeau de noce à lui faire.

MADAME MONTAUDOIN.

Un cadeau !

PÉNURI.

Oh ! il ne faut pas vous monter la tête, il ne s’agit pas de diamants, je suis pour l’utile.

MADAME MONTAUDOIN, à part.

Mais j’y songe !... M. Lemartois m’a dit de choisir un ami de la famille, le voilà !

Haut.

Monsieur Pénuri !

PÉNURI.

Madame ?

MADAME MONTAUDOIN.

J’aurais un service... un grand service à vous demander.

PÉNURI.

À moi ?

MADAME MONTAUDOIN.

Mais, d’abord, puis-je compter sur votre discrétion ?

PÉNURI.

Je connais les devoirs d’un gentilhomme !

MADAME MONTAUDOIN.

Jurez-moi de ne jamais parler à Montaudoin du secret que je vais vous confier.

Elle remonte s’assurer que personne ne peut l’entendre.

PÉNURI.

Je le jure !

À part.

Est-ce qu’elle lui aurait fait des farces ?

MADAME MONTAUDOIN.

Vous saurez donc que j’ai économisé, à l’insu de mon mari, une somme de treize mille cinq cent cinq francs.

PÉNURI.

Je comprends, vous avez fait danser l’anse dans de vastes proportions.

MADAME MONTAUDOIN.

C’est peut-être mal... Mais, dans les commencements de notre mariage, Montaudoin avait le goût de la bâtisse, toutes nos économies passaient en maçonnerie... J’en fus effrayée et, en mère prévoyante, je résolus alors d’assurer l’avenir de mon enfant !

PÉNURI.

Ah ! que c’est bien ! ah ! que c’est bien !

MADAME MONTAUDOIN.

Mais, si mon mari venait à se douter... avec son caractère inquiet et soupçonneux, il serait capable de faire des suppositions... Alors j’ai pensé... que, si vous vouliez... enfin, j’ai compté sur vous.

PÉNURI.

Ah ! pour quoi faire, bonne mère ?

MADAME MONTAUDOIN.

Mais pour offrir en votre nom, comme cadeau de noce, ces treize mille cinq cent cinq francs, quand on lira le contrat.

PÉNURI.

Comment ?

MADAME MONTAUDOIN.

Oh ! ne me refusez pas, je vous en supplie !

PÉNURI.

Comment donc ! mais au contraire... Treize mille...

À part.

C’est pour le coup que je compte sur un murmure flatteur !

Haut.

Mais c’est convenu, avec plaisir !

MADAME MONTAUDOIN.

Oh ! que vous êtes bon !

Elle remonte.

PÉNURI, à part.

Et puis je ne donnerai pas les ronds de serviette... Treize mille cinq cent cinq francs et des vers... ça me paraît gentil pour un homme qui arrive d’Étampes.

MADAME MONTAUDOIN, lui remettant la somme en billets de banque.

Voilà la somme en billets de banque... plus cinq francs.

PÉNURI.

Très bien ! je vais les mettre à part.

À lui-même.

De cette façon je ne donne rien, moi, puisque les vers sont de Champmarteau, et les treize mille francs de la maman.

 

 

Scène XI

 

PÉNURI, puis MADAME MONTAUDOIN, LEMARTOIS, ISIDORE, JOSÉPHINE, FERNANDE, INVITÉS, puis MONTAUDOIN

 

MADAME MONTAUDOIN.

Ah ! voici nos invités !

CHŒUR.

Air : Coqsigrue.

Pour nous, quelle fête !

Que chacun s’apprête

À chanter l’amour !

Pour nous, quelle fête !

Que chacun répète :

Vive ce beau jour !

Pendant l’ensemble, Joséphine a placé la table au milieu du théâtre, sur laquelle se trouvent plumes, papiers, encrier.

ISIDORE, bas à Lemartois, sortant de la droite.

C’est bien entendu... biffez le préciput !

LEMARTOIS.

C’est fait !...

À part.

Il est serré, le prétendu !

LES INVITÉS, voyant entrer Fernande.

Voilà la mariée !

FERNANDE, saluant.

Mesdames... Messieurs...

PÉNURI, embrassant Fernande.

Que je t’embrasse, chère petite ! que je t’embrasse !

ISIDORE, à part.

Quel est ce monsieur ?

PÉNURI, à Isidore.

Ah ! j’aime bien votre femme, allez !... vous le verrez tout à l’heure...

À part.

Il faut préparer la chose !

ISIDORE, le saluant.

Monsieur, je suis bien heureux !

À part.

Il a une poche énorme, c’est un oncle à cadeaux.

MADAME MONTAUDOIN.

Mais où est donc Montaudoin ?

MONTAUDOIN, entrant et prenant le milieu.

Me voilà !... Mesdames... monsieur le notaire, je vous demande mille pardons.

Pendant la première partie de la scène, le notaire s’est assis à la table préparée par Joséphine.

MADAME MONTAUDOIN, bas à son mari.

Malheureux ! tu as gardé tes chaussons !

MONTAUDOIN, regardant ses pieds.

Ah ! saperlotte !... après ça, en famille !...

Haut.

Mesdames... messieurs... veuillez prendre place... ne faisons pas attendre M. le notaire... Un notaire ne doit jamais attendre...

Tout le monde s’assoit sur les côtés et le notaire au milieu devant la table.

MONTAUDOIN, à Lemartois.

Voici la plume... l’encrier... lisez votre petite affaire.

Il va s’asseoir.

LEMARTOIS, lisant.

« Par-devant maître Lemartois et son collègue, notaires à Paris, ont comparu... »

PÉNURI, à part.

J’ai envie de commencer par les vers... pour graduer.

LEMARTOIS, lisant.

M. Isidore-Athanase Dupuis...

PÉNURI, se levant et allant au notaire.

Pardon... une minute ! Je demande la permission de lire quelques vers... que j’ai rédigés... moi-même pour la mariée.

LES INVITÉS.

Oui ! oui !

MONTAUDOIN, se levant.

Comment ! Pénuri... tu as songé... ?

ISIDORE, à part.

Des vers !... si c’est là... son cadeau !

LEMARTOIS.

Mais il faudrait peut-être d’abord lire le contrat.

MONTAUDOIN.

Ah ! ça ne serait pas poli !... puisque mon ami a pris la peine de rédiger des vers...

LES INVITÉS.

Les vers ! les vers !

PÉNURI, dépliant un papier.

Messieurs, je ne suis point un poète de profession... quand un vers me vient, je l’écris... en attendant l’autre... et pour ne pas le perdre.

MONTAUDOIN.

C’est de l’ordre !

PÉNURI.

Je commence... Ah ! il faut dire que ces vers devraient être placés dans un bouquet.

UNE DAME, lui passant son bouquet.

En voilà un !

PÉNURI.

Je vous remercie... je vous le rendrai... après... Je commence...

Lisant.

Ce bouquet fut cueilli par l’Amour et sa mère

Il doit en ce beau jour vous être présenté...

M. et MADAME MONTAUDOIN, se levant.

Hein !

PÉNURI, continuant.

Car les fleurs qui naissent au jardin de Cythère

Sont faites pour orner le sein de la beauté !

LES INVITÉS.

Bravo ! bravo !

MONTAUDOIN, à part, se levant.

Mais je les reconnais ! ce sont ceux que j’a trouvés dans le bouquet de ma femme ! et il l’embrassait tout à l’heure.

MADAME MONTAUDOIN, à Pénuri.

Comment ! c’était vous, imprudent ?

PÉNURI.

Quoi ? moi ?

LEMARTOIS, reprenant la lecture du contrat.

« Pardevant maître Lemartois et son collègue... »

MONTAUDOIN, l’interrompant et allant à lui.

Non !... tout à l’heure !... il faut que je cause avec Monsieur.

TOUS.

Comment ?

MONTAUDOIN.

Entrez-là, je vous prie ! C’est l’affaire d’une seconde !...

CHŒUR.

Air d’Ambroise Thomas (Vingt francs, s’il vous plaît).

Ah ! c’est bien étonnant !

Ah ! c’est bien surprenant !

Qui nous dira comment

Finira l’incident ?

Tout le monde entre à gauche, les mariés, madame Montaudoin, les invités et le notaire, qui ferme la marche. Montaudoin et Pénuri restent en scène.

 

 

Scène XII

 

MONTAUDOIN, PÉNURI

 

PÉNURI, à part.

Il veut me féliciter.

MONTAUDOIN.

Mon compliment !... Ils sont vraiment fort galants, vos vers.

PÉNURI.

Ils ne sont pas mal... je les ai faits ce matin en chemin de fer.

MONTAUDOIN.

Ce matin ? c’est singulier !... je les croyais plus anciens.

PÉNURI, à part.

Ah ! diable !... Est-ce qu’il saurait ?...

MONTAUDOIN.

Vous vous troublez.

PÉNURI.

Moi ?

MONTAUDOIN, lui serrant la main avec violence.

Nous nous comprenons !... après la noce, monsieur, après la noce !

PÉNURI.

Quoi ?

MONTAUDOIN.

Mais ceci n’est qu’un incident ! signons d’abord le contrat.

Appelant.

Monsieur le notaire, monsieur le notaire !

PÉNURI, à part, passant à droite.

Qu’est-ce qu’il a ?

 

 

Scène XIII

 

MONTAUDOIN, PÉNURI, LEMARTOIS, MADAME MONTAUDOIN, FERNANDE, ISIDORE, JOSÉPHINE, INVITÉS

 

CHŒUR.

Air : Deux Aveugles (Offenbach).

Pas de dispute !

Si l’on discute

Et si l’on lutte,

C’est pour son bien !

Pas de dispute !

Hélas ! on lutte

Et l’on discute

Souvent pour rien !

MONTAUDOIN.

Mesdames... messieurs, veuillez reprendre vos places, nous allons continuer la lecture du contrat.

Chacun reprend sa place.

PÉNURI, à madame Montaudoin.

Qu’a donc votre mari ?

MADAME MONTAUDOIN, bas, en le quittant.

Ne me parlez pas, il nous regarde !

PÉNURI.

Eh bien, après ?

MONTAUDOIN, bas.

Il a chuchoté avec Nisida !

LEMARTOIS.

Je vais reprendre du commencement.

Lisant.

« Par-devant maître Lemartois et son collègue, notaires à Paris, ont comparu M. Isidore-Athanase Dupuis, caissier, rue du Sentier, n° 9, et demeurant à Paris, rue Saint-Joseph, n° 12, fils majeur de M. Jean-Pierre Dupuis, demeurant Paris, rue Rochechouart, n° 22... »

MONTAUDOIN, à part.

Ah çà ! il nous lit l’Almanach des 25 000 adresses !

LEMARTOIS, lisant.

« Stipulant pour lui et en son nom personnel d’une part, et mademoiselle Fernande-Julie Montaudoin... »

PÉNURI, à part.

C’est le moment d’offrir les treize mille...

Il se lève.

LEMARTOIS, continuant.

« Demeurant à Paris rue des Moulins... »

PÉNURI, allant au notaire.

Pardon... si je vous interromps... c’est pour une communication dont on me saura quelque gré, je l’espère.

TOUS.

Quoi donc ?

PÉNURI.

Monsieur le notaire, veuillez écrire... Moi, Ernest-Aglaure Pénuri, demeurant à Étampes, rue des Moutons, n° 27, je constitue en dot et à titre de donation à mademoiselle Fernande, ici présente, une somme de treize mille cinq cent cinq francs.

TOUS LES INVITÉS.

Ah ! ah ! très bien !... très bien !

Fernande va à Pénuri.

PÉNURI, à part, debout près de la table.

Voilà le murmure flatteur !

MONTAUDOIN, étonné.

Comment ! toi, une pareille somme ?

MADAME MONTAUDOIN.

C’est magnifique ! c’est princier !

PÉNURI, à part.

Hein, quel effet !

ISIDORE, à Pénuri.

Ah ! monsieur, je ne sais comment vous remercier !

PÉNURI.

Je vous l’avais dit, jeune homme... j’aime votre femme... c’est presque mon enfant !

ISIDORE.

Et vous vous conduisez comme un père !

MONTAUDOIN, à Isidore.

Un père ? Ah ! mon Dieu ! elle lui ressemble !...

ISIDORE, s’oubliant.

C’est frappant !

MONTAUDOIN.

Plaît-il ?

ISIDORE.

Rien !

MONTAUDOIN.

Je devine tout !

LEMARTOIS, lisant.

« Par-devant maître... »

MONTAUDOIN, se retournant.

Pardon, monsieur le notaire... un fait nouveau vient de se produire... J’aurais deux mots à dire à Monsieur...

PÉNURI.

À moi ? encore ?...

MONTAUDOIN.

Entrez là ! C’est l’affaire d’une seconde !...

LEMARTOIS.

C’est insupportable !...

CHŒUR.

Air d’Ambroise Thomas (Vingt francs, s’il vous plaît).

Ah ! c’est bien étonnant !

Ah ! c’est bien surprenant !

Qui nous dira comment

Finira l’incident ?

Tout le monde entre à gauche dans le même ordre qu’à la première sortie, excepté Montaudoin et Pénuri.

 

 

Scène XIV

 

MONTAUDOIN, PÉNURI, puis JOSÉPHINE

 

MONTAUDOIN, avec une rage concentrée.

Mon bon Pénuri !... mon brave ami !...

Il lui prend la main.

Je cherche un moyen de te remercier.

PÉNURI.

Aïe ! tu me casses les doigts !

MONTAUDOIN.

Un si magnifique cadeau à une étrangère !

PÉNURI.

Ne parlons pas de ça !

MONTAUDOIN.

Comment donc ! un homme qui a sept mille livres de rente... et qui trouve moyen de faire des donations de treize mille cinq cents francs... à une étrangère !

PÉNURI.

J’aime beaucoup la petite !

MONTAUDOIN.

Je le vois... Mais je ne mange pas de ce pain-là... moi !

PÉNURI.

Quel pain ?

MONTAUDOIN.

Nous nous comprenons... Après la noce, monsieur ! après la noce !

PÉNURI.

Qu’est-ce que nous ferons après la noce ?

MONTAUDOIN.

Oh ! nous rirons bien !... Mais ceci n’est qu’un incident... Signons d’abord le contrat de mon enfant !

Se reprenant.

De cette enfant !

JOSÉPHINE, entrant de la droite.

Monsieur !

MONTAUDOIN, remontant.

Quoi ?

JOSÉPHINE.

C’est le notaire qui s’impatiente !

MONTAUDOIN.

Tout de suite... Tu vas d’abord monter la valise de Monsieur au second.

JOSÉPHINE.

Mais vous m’avez dit de la déposer au premier, dans la chambre verte.

MONTAUDOIN.

Le premier... ce n’est pas assez haut : j’ai mon idée... Porte la valise au second... dans la chambre jaune !

À Pénuri.

Ça ne te fait rien de coucher dans la chambre jaune ?

PÉNURI.

Oh ! ça m’est égal ! je ne suis pas superstitieux !

MONTAUDOIN.

C’est bien !... Pas de cyniques plaisanteries.

À Joséphine.

Allez !

Joséphine sort.

 

 

Scène XV

 

MONTAUDOIN, PÉNURI, LEMARTOIS, MADAME MONTAUDOIN, FERNANDE, ISIDORE, INVITÉS

 

LEMARTOIS, paraissant.

Voyons ! signe-t-on le contrat, oui ou non ?

MONTAUDOIN.

Quand vous voudrez... nous vous attendions.

LEMARTOIS, à la cantonade.

Mesdames... messieurs... si vous voulez vous donner la peine d’entrer ?...

Tout le monde entre.

CHŒUR.

Air : Deux Aveugles.

Pas de dispute !

Si l’on discute

Et si l’on lutte,

C’est pour son bien !

Pas de dispute !

Hélas ! on lutte

Et l’on discute

Souvent pour rien !

Chacun s’est placé pendant le chœur, toujours dans le même ordre.

LEMARTOIS, lisant.

« Par-devant maître Lemartois... »

MONTAUDOIN.

Oh ! passons ! nous connaissons ça !

ISIDORE.

Arrivez à l’apport de la future.

LEMARTOIS.

C’est contre tous les usages... mais si vous le désirez...

Lisant.

« La future épouse apporte en mariage et se constitue personnellement en dot une somme de quatre-vingt mille francs... »

MONTAUDOIN.

Turlututu !

LEMARTOIS.

Plaît-il ?

MONTAUDOIN, assis.

Turlututu ! Maintenant que je sais à quoi m’en tenir... ce serait trop bête !

TOUS.

Quoi ?

ISIDORE.

Mais, monsieur Montaudoin...

LEMARTOIS.

Vous m’avez vous-même fait écrire sous votre dictée...

MONTAUDOIN, allant au notaire.

Donc, j’ai le droit de biffer, et je biffe !

Il biffe le contrat.

TOUS.

Par exemple !

MADAME MONTAUDOIN.

Mon ami !

LEMARTOIS.

C’est incroyable ! Voyons ! que donnez-vous à votre fille ?

MONTAUDOIN.

Rien du tout !

TOUS.

Oh !

ISIDORE.

Pas de dot !

PÉNURI, à Montaudoin.

Ce n’est pas assez ! Et s’il m’est permis de prendre la parole...

MONTAUDOIN, à Pénuri.

Après la noce, monsieur ! vous devriez rentrer sous terre.

PÉNURI.

Moi ? pour quoi faire ?

MADAME MONTAUDOIN, à son mari.

Montaudoin, ce n’est pas sérieux !

MONTAUDOIN, à sa femme.

Vous aussi, rentrez sous terre.

ISIDORE.

Tout était convenu... Et c’est au moment de signer le contrat...

MONTAUDOIN.

Jeune homme ! il y a des secrets de famille qu’il faut savoir dérober au grand jour de la publicité ! Cependant, je reconnais que je vous dois une explication... Je vais la donner à ma fille... à elle seule.

ISIDORE, à madame Montaudoin.

Cependant...

MONTAUDOIN.

Laissez-nous, je vous prie...

LEMARTOIS.

Encore !...

PÉNURI, à part.

Ce sont ses trente-sept sous qui lui portent à la tête !

LEMARTOIS.

Monsieur, j’en suis à mon cent quatorzième contrat... et je n’ai jamais rien vu de semblable...

MONTAUDOIN.

Entrez là, je vous prie ! C’est l’affaire d’une seconde !...

CHŒUR.

Air d’Ambroise Thomas (Vingt francs, s’il vous plaît).

Ah ! c’est bien étonnant !

Ah ! c’est bien surprenant !

Qui nous dira comment

Finira l’incident ?

Tout le monde se retire, excepté Montaudoin et Fernande, toujours dans le même ordre.

 

 

Scène XVI

 

MONTAUDOIN, FERNANDE

 

MONTAUDOIN, à part, regardant Fernande.

La voilà, celle que je me plaisais à nommer ma fille.

FERNANDE, à part.

Comme il a l’air fâché !

MONTAUDOIN, à part.

En l’examinant bien, je trouve qu’elle ne ressemble pas à Pénuri d’une manière tellement frappante !...

Haut.

Fernande ?

FERNANDE.

Papa ?...

MONTAUDOIN, à part.

Papa ?

Haut.

Appelle-moi bon ami... Veux-tu ?

FERNANDE.

Pourquoi ?

MONTAUDOIN.

Parce que... j’ai mes petites raisons.

Il tire son mouchoir et s’essuie les yeux.

FERNANDE.

Tu pleures ?

MONTAUDOIN.

Ce n’est rien... c’est le rhume... J’ai un peu de rhume... Fernande ! réponds-moi franchement... M’aimes-tu ?

FERNANDE.

Oh ! de toutes mes forces !... N’es-tu pas mon père ?

MONTAUDOIN, allant s’asseoir à droite.

Dame !... je ne demande pas mieux, moi.

L’embrassant avec effusion.

Pauvre enfant !

Se calmant.

Néanmoins, appelle-moi bon ami.

FERNANDE.

Oh ! je ne pourrais jamais ! L’habitude !...

MONTAUDOIN.

Oui... la routine...

À part.

Elle m’aime !... par routine !

Haut, la faisant asseoir sur ses genoux.

Voyons, parle-moi franchement... Quand je suis près de toi... quand je te serre les mains... quand je t’embrasse, qu’est-ce que tu éprouves ?

FERNANDE.

Je ne sais pas... Je me sens aimée... protégée... quand tes bras m’entourent, il me semble que je suis dans une forteresse dont personne n’ose approcher...

MONTAUDOIN, à part, se levant et la repoussant.

Une forteresse !... Ce n’est pas là la voix du sang.

Haut.

Et lui, l’aimes-tu ?

FERNANDE.

Qui ça ?

MONTAUDOIN.

Aglaure... Pénuri !

FERNANDE, vivement.

Oh ! oui, il est si bon pour moi !

MONTAUDOIN, soupçonneux.

Ah !

FERNANDE.

Ce matin encore... ces vers qu’il m’a faits... ce magnifique présent... Et M. Isidore dit qu’il ne s’en tiendra pas là !...

MONTAUDOIN, à part.

Il ne s’en tiendra pas là ! c’est clair !...

FERNANDE.

Et puis il t’aime tant !... Il aime bien maman aussi...

MONTAUDOIN.

C’est bon !

FERNANDE.

Mais je ne suis point ingrate, et involontairement, je me sens attirée vers lui !

MONTAUDOIN, à part.

Voilà... voilà la voix du sang !

Haut.

Il n’y a plus à hésiter... Tu ignores les mystères de la vie parisienne !... Tu ne sais pas qu’il y a des tigres... qui viennent déposer leurs œufs dans le ménage des colombes !

FERNANDE.

Mais, papa, les tiges n’ont pas d’œufs !

MONTAUDOIN.

Ces reptiles ne devraient pas en avoir, mais ils en ont !...

À part.

Comme elle lui ressemble !

Haut.

Tu comprends maintenant que la position est complètement changée... Ces quatre-vingt mille francs... je les avais économisés... sou par sou... car il faut que tu saches cela... Je me privais de tout... Je me privais de prendre un fiacre... Je prenais un parapluie... Je me disais : « Ce sera pour elle !... » Quand j’allais au café... j’emportais mes morceaux de sucre... toujours pour elle !... Enfin, je n’aime pas le bœuf... ta mère nous le servait tous les jours... Et tu me voyais m’écrier d’un front radieux : « Ah ! le bon bouilli !... ah ! le bon bouilli ! »

S’attendrissant.

C’était pour elle !... Voilà !... voilà, mon enfant, pourquoi je ne peux pas te donner de dot.

FERNANDE.

Mais je ne vois pas quel rapport ?...

MONTAUDOIN.

Ah ! je ne t’en veux pas, à toi... ce n’est pas ta faute... Tu es le crime, mais tu n’es pas le criminel !

FERNANDE.

Moi ?

MONTAUDOIN, remontant un peu à droite.

Quant à lui !... Après la noce ! après la noce ! Je vais préparer la chambre jaune.

Revenant et l’embrassant.

Fernande, pense à celui qui fut quelque temps ton père.

FERNANDE.

Mais, papa !...

MONTAUDOIN, la repoussant.

Non, bon ami !... bon ami !... Je vais préparer la chambre jaune.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XVII

 

ISIDORE, puis FERNANDE

 

FERNANDE, seule.

Je n’ai pas compris un mot de tout ce qu’il m’a dit.

ISIDORE, entrant.

Eh bien, mademoiselle, votre père ?...

FERNANDE.

Il persiste à ne pas donner de dot.

ISIDORE.

Ah ! diable !

FERNANDE.

Mais que vous importe, on n’a pas besoin d’or pour s’aimer.

ISIDORE.

Sans doute, mais pour s’associer...

FERNANDE.

Nous verrons votre patron, nous l’attendrirons, nous lui parlerons de notre amour.

ISIDORE.

Oh ! rue du Sentier... ça ne prend pas beaucoup, ces petites machines-là... on aime mieux l’argent. Mais pourquoi votre père ne veut-il pas vous doter ?

FERNANDE.

Je n’y comprends rien... Tantôt il m’attire, puis il me repousse... Il m’appelle sa fille, puis il se reprend pour me dire Mademoiselle.

ISIDORE.

Le pauvre homme ! Il se doute de la chose !

FERNANDE.

Quelle chose ?

ISIDORE.

Rien !... ça ne peut pas s’expliquer... mais il y a peut-être encore un moyen...

On entend Pénuri dans la coulisse.

J’entends M. Pénuri, laissez-moi avec lui.

FERNANDE.

Ne soyez pas trop longtemps...

Elle sort.

 

 

Scène XVIII

 

PÉNURI, ISIDORE

 

PÉNURI, à lui-même.

Je viens de manger un morceau... j’ai profité de cela pour interroger la bonne.

Souriant.

Elle m’a allongé une gifle : c’est une fille qui veut se marier.

ISIDORE.

Monsieur Pénuri !

PÉNURI.

Tiens ! c’est le marié ! Mon ami, vous devriez prendre quelque chose, ce contrat menace de se prolonger.

ISIDORE.

Il menace de ne pas se signer.

PÉNURI.

Comment ?

ISIDORE.

M. Montaudoin continue à ne pas vouloir doter sa fille.

PÉNURI.

Ne m’en parlez pas ! je trouve ça d’un mesquin !

ISIDORE.

Aussi nous avons compté sur vous... Fernande et moi... car nous vous aimons bien, allez !

PÉNURI.

Merci, mes enfants... Soyez tranquille, je parlerai à Montaudoin.

ISIDORE.

Oh ! c’est inutile ! il est buté !

PÉNURI.

Alors, que puis-je faire ?

ISIDORE.

Oh ! si vous le vouliez bien... car, après tout, vous n’avez pas d’enfant.

PÉNURI.

Tiens, comment savez-vous ça ?

ISIDORE.

Je m’en suis informé...

PÉNURI.

Ah !

À part.

Il est curieux, ce petit !

ISIDORE.

Et nous avons pensé, Fernande et moi... que vous pourriez peut-être...

PÉNURI.

Quoi ?

ISIDORE.

Remplacer cette dot qu’on refuse.

PÉNURI.

Moi ? pourquoi cela ?

ISIDORE, riant et finement.

Dame ! c’est bien le moins.

PÉNURI.

Moi, j’ai déjà donné treize mille cinq cent cinq francs et des vers.

ISIDORE.

Oh ! qu’est-ce que c’est que ça ?

PÉNURI.

Comment ! ce que c’est que ça ?

À part.

Oh ! il est carottier, ce petit !

ISIDORE.

Voyons, papa Pénuri, un bon mouvement.

PÉNURI, passant.

Fichez-moi la paix !

ISIDORE.

Interrogez votre cœur... vos souvenirs... pensez à cette pauvre enfant.

PÉNURI.

Tenez ! je donnerai les ronds de serviette... les voici... mais ne me demandez plus rien !

ISIDORE, examinant les ronds.

Ah !... c’est du plaqué !

PÉNURI.

Tiens ! si vous croyez que je vais vous faire mariner dans l’argent massif ! Ah ! il ne faut pas être demandeur comme ça, mon ami, c’est vilain !

ISIDORE.

Il suffit, monsieur ! mais il y a des gens qui ont la faiblesse de faillir et qui n’ont pas la force de réparer !

PÉNURI.

Plaît-il ?

ISIDORE, se dirigeant vers la porte de droite.

Du plaqué ! oh ! fi !

Il sort en emportant les ronds.

 

 

Scène XIX

 

PÉNURI, puis MONTAUDOIN, puis LEMARTOIS

 

PÉNURI, criant après lui.

Mais laissez-les, si vous n’en voulez pas ! Je ne lui dois rien, moi, à ce petit !

MONTAUDOIN, à part, entrant avec une scie.

Ah ! je suis plus calme... je viens de préparer la chambre jaune.

PÉNURI, à part.

Comment ! il vient de scier un jour de contrat ! Quelle drôle de noce !

MONTAUDOIN.

Pénuri... j’ai à te parler... car j’hésite encore... nos souvenirs d’enfance, l’amitié qui nous a unis si longtemps... avant d’accomplir la chose...

PÉNURI.

Quelle chose ?

MONTAUDOIN.

Tout me fait un devoir de te demander une explication.

PÉNURI.

Parle.

MONTAUDOIN.

Je sais tout. Fernande n’est pas ma fille !

PÉNURI.

Ah ! mon Dieu !

MONTAUDOIN.

Ne fais pas l’étonné.

PÉNURI.

Dame, une pareille nouvelle !

MONTAUDOIN.

J’ai été trompé par un ami.

PÉNURI.

Vraiment ?

MONTAUDOIN.

Ne fais pas l’étonné... Un ami qui fait des vers.

PÉNURI.

Ah !

MONTAUDOIN.

Et qui se croit quitte en donnant treize mille cinq cent cinq francs à l’enfant.

PÉNURI.

Comment ?

MONTAUDOIN.

Cet ami, c’est toi, c’est vous, monsieur !

PÉNURI.

Ah ! par exemple ! voilà autre chose ! moi, je suis le père de ta fille ?

MONTAUDOIN.

In-du-bi-ta-ble-ment !

PÉNURI.

J’aime le beau sexe, mais je te jure...

MONTAUDOIN.

Tout concorde, tout s’accorde, tout le prouve. D’abord ces treize mille francs ; ne comptons pas les centimes.

PÉNURI.

Ah ! c’est de la donation qu’il s’agit ! Puisque c’est comme ça... j’aime mieux tout dire.

MONTAUDOIN.

Quoi ?

PÉNURI.

Ces treize mille... c’est ta femme qui me les a remis.

MONTAUDOIN.

Nisida ? ma femme ?

PÉNURI.

Elle les a économisés en cachette... et, comme elle a peur de toi... elle m’a prié d’en faire la donation en mon nom... na !...

MONTAUDOIN.

Ma femme ! il serait possible ! Ah ! mon ami ! si tu disais vrai !

Appelant.

Nisida ! Nisida !

LEMARTOIS, paraissant à la porte de droite.

Est-ce pour le contrat ?

MONTAUDOIN.

Mais non, pas vous, ma femme, Nisida ! Il est insupportable, ce notaire !

Le notaire rentre.

 

 

Scène XX

 

PÉNURI, MONTAUDOIN, MADAME MONTAUDOIN

 

MADAME MONTAUDOIN.

Mon ami, tu m’appelles ?

MONTAUDOIN.

Oui, approche.

MADAME MONTAUDOIN.

Ah ! mon Dieu ! qu’y a-t-il encore ?

MONTAUDOIN.

Ne tremblez pas et répondez. Est-il vrai que vous ayez remis à Monsieur une somme de treize mille francs ?

MADAME MONTAUDOIN, interrompant.

Moi ? c’est faux ! jamais !

MONTAUDOIN.

Ah !

PÉNURI, allant à madame Montaudoin.

Non, laisse-moi lui parler !... Voyons, madame Montaudoin, il est inutile de nier... J’ai vendu la mèche.

MADAME MONTAUDOIN.

Je ne sais pas ce que cet homme veut dire ! C’est faux ! c’est faux !

Elle sort par la droite.

 

 

Scène XXI

 

MONTAUDOIN, PÉNURI, puis LEMARTOIS, puis ISIDORE, puis FERNANDE, JOSÉPHINE, MADAME MONTAUDOIN, INVITÉS

 

MONTAUDOIN.

Allons ! les choses suivront leur cours.

PÉNURI.

Quel cours ?

MONTAUDOIN.

Vous espériez me tromper, mais votre complice est plus franche que vous.

PÉNURI.

Mais quand je te jure...

MONTAUDOIN.

D’ailleurs, où aurait-elle pris cette somme ? Je m’en serais aperçu ; je m’aperçois bien de trente-sept sous.

PÉNURI, illuminé.

Ah ! mon Dieu !

MONTAUDOIN.

Quoi ?

PÉNURI.

Attends... un peu... un éclair... Ces trente-sept sous qui disparaissaient depuis la naissance de ta fille... Quel âge a ta fille ?

MONTAUDOIN.

Vous le savez bien... Vingt ans aujourd’hui !

PÉNURI.

Vite ! une plume !... du papier !... Nous verrons si ça fait le compte !

MONTAUDOIN.

Quel compte ?

PÉNURI, allant à la table, lui donnant du papier et une plume, et faisant asseoir Montaudoin.

Multiplie vingt ans par trente-sept sous... Non, trente-sept sous par vingt ans ! Après ça, c’est la même chose ! Tout va s’éclaircir !

MONTAUDOIN.

Comment ! il va me faire chiffrer maintenant !

PÉNURI.

Mais va donc ! Je vais faire le compte de mon côté.

MONTAUDOIN.

Si je comprends un mot !

Comptant.

Nous disons vingt ans par trente-sept sous.

PÉNURI.

C’est un trait de lumière ! Trente-sept par trois cent soixante-cinq. Ne me parle pas ! Sept fois cinq... trente-cinq.

MONTAUDOIN, comptant.

Je pose deux et retiens trois.

PÉNURI.

Trois fois six.

MONTAUDOIN.

Quarante-quatre.

PÉNURI.

Trois fois six... quarante-quatre... et retiens quatre.

MONTAUDOIN.

Trois fois trois.

PÉNURI.

Vingt-neuf...

MONTAUDOIN.

Vingt-neuf... et reporte deux... quatorze fois douze...

PÉNURI.

Et soixante-quinze...

MONTAUDOIN.

Et quatre-vingt-deux... Je trouve quarante-huit mille quatre cent quatre-vingt-seize francs.

PÉNURI.

Et moi, soixante-trois mille, zéro cinq ! ce n’est pas ça, nous sommes trop émus. Recommençons.

LEMARTOIS, entrant par le fond à droite.

Je ne peux pas pourtant passer ma journée ici !

PÉNURI.

Le notaire ! nous sommes sauvés ! Mettez-vous là.

Il le fait asseoir à la table.

Et multipliez trente-sept sous par vingt ans !

LEMARTOIS.

Quoi ? qu’est-ce que vous me demandez ?... Mais le contrat ?

PÉNURI.

Après ! après ! Trente-sept sous par vingt ans... allez.

À Montaudoin.

Compte aussi ! moi aussi ! Tous ! tous !

MONTAUDOIN.

Laisse-moi donc tranquille !... Je te demande une explication et tu me réponds par une multiplication.

PÉNURI.

Mais c’est pour ton bien... sept et huit...

MONTAUDOIN.

Trois fois sept... vingt-et-un...

PÉNURI.

Car tout est là... ton bonheur... trois fois six...

MONTAUDOIN.

Cent douze...

LE NOTAIRE.

Et cent douze... quatre-vingt-quatre.

PÉNURI.

Le mien... celui de ta femme... deux fois cinq... celui d’Isidore...

LEMARTOIS.

Voici le résultat.

PÉNURI.

Écoute, et tombe à mes genoux !

LEMARTOIS, lisant son calcul.

Trois millions sept cent vingt-huit mille francs.

PÉNURI.

Hein ! trois millions ?... Crétin !

LEMARTOIS, se levant.

Mais, monsieur...

PÉNURI, au notaire.

Pas d’injures ! je ne les souffrirais pas !

MONTAUDOIN, au notaire.

Ni moi, monsieur, entendez-vous ?

ISIDORE, entrant.

Eh bien, beau-père, et le contrat ?

PÉNURI, apercevant Isidore.

Ah ! ton gendre ! un comptable ! nous sommes sauvés !

Il repousse le notaire et fait asseoir Isidore à sa place. À Isidore.

Multipliez trente-sept sous par vingt ans.

ISIDORE.

Hein ?

MONTAUDOIN.

Ah çà ! ça va finir, ce jeu-là !

PÉNURI.

Il y va de votre dot... Si vous voulez vous marier, multipliez.

ISIDORE, faisant le compte.

De ma dot ?

MADAME MONTAUDOIN, entrant de droite.

Eh bien, et le contrat ?

PÉNURI.

Attendez ! ne le troublez pas !

MADAME MONTAUDOIN.

Que faites-vous ?

PÉNURI.

Nous faisons votre compte !

Pendant le compte, l’orchestre joue en sourdine.

ISIDORE.

Voilà, ça fait treize mille cinq cent cinq francs.

M. et MADAME MONTAUDOIN.

Hein ?

PÉNURI.

Juste ! c’est juste... Comprends-tu, maintenant ?

MONTAUDOIN, vivement.

Rien du tout !

PÉNURI.

Ta femme te vol... t’empruntait trente-sept sous par jour, lesquels, multipliés par vingt ans...

MONTAUDOIN.

Est-il possible ?... Comment, Nisida !...

Prenant le papier.

Permettez que je fasse la preuve...

Il se met à la table.

PÉNURI.

Oh ! tu ne pourras jamais ! Sois calme, ne te trouble pas.

Aux autres.

Chut ! chut !

MONTAUDOIN.

C’est bien cela, treize mille cinq cent cinq francs.

Fin de la musique.

MADAME MONTAUDOIN, à part.

Il sait tout.

MONTAUDOIN, allant à sa femme.

Madame... je pourrais... je devrais peut-être vous déférer aux tribunaux.

MADAME MONTAUDOIN.

Mon ami...

MONTAUDOIN.

Mais je ne veux pas qu’une presse, toujours avide de scandale... pénètre dans mon foyer domestique... Nisida !... je te pardonne !

MADAME MONTAUDOIN.

Ah ! Montaudoin !

FERNANDE.

Papa !

MONTAUDOIN.

Ma fille !

À part, regardant Pénuri.

Décidément elle ne lui ressemble pas du tout.

Haut, embrassant Fernande.

Ah ! il est doux d’avoir des enfants dont on est exclusivement le père !

PÉNURI, à part.

Égoïste.

MONTAUDOIN, à sa femme.

Mais pourquoi diable me prenais-tu trente-sept sous ?... Pourquoi pas quarante ?

MADAME MONTAUDOIN.

Ah ! non, tu t’en serais aperçu.

MONTAUDOIN.

C’est juste ! Que la tendresse des mères est ingénieuse.

JOSÉPHINE, entrant.

Monsieur... c’est une lettre d’Étampes.

MONTAUDOIN, l’ouvrant.

C’est de Champmarteau ! Des vers !

Lisant.

À mademoiselle Fernande, le jour de son mariage.

« Ce bouquet fut cueilli par l’Amour et sa mère... »

PÉNURI, à part.

Ah ! saperlotte !

Il fait un mouvement pour s’esquiver.

MONTAUDOIN, le tirant par son habit.

Dis donc, Pénuri ?

PÉNURI.

Mon ami ?

MONTAUDOIN.

Il paraît que vous n’avez qu’une note à Étampes.

PÉNURI.

Ah ! tu sais... les vers... en province, ça sert à tout le monde.

MONTAUDOIN.

Oui... c’est communal.

PÉNURI.

Je l’avoue... ceux-ci sont du brigadier.

MONTAUDOIN.

Vrai ?... cher ami !... merci !... Et moi qui t’accusais... moi qui me disposais... À propos... quand tu te mettras à la fenêtre de la chambre jaune... ne t’appuie pas trop fort sur les barreaux.

Tout le monde est remonté, Pénurie et Montaudoin restant à l’avant-scène.

PÉNURI.

Pourquoi donc ?

MONTAUDOIN.

Je les ai sciés, dans un moment de mauvaise humeur.

PÉNURI.

Ah ! je te remercie toujours de m’en prévenir.

LES INVITÉS, entrant.

Le contrat !...

MONTAUDOIN, au notaire qui a repris sa place.

Mais M. le notaire est peut-être un peu pressé.

Chacun prend place comme à l’entrée.

LEMARTOIS.

Enfin, je reprends du commencement.

Lisant.

« Par-devant maître Lemartois et son collègue, notaires à Paris... »

MONTAUDOIN, interrompant.

Pardon, monsieur le notaire.

TOUS.

Encore !

PÉNURI.

Je vais me coucher.

MONTAUDOIN.

Je ne vous demande qu’une minute, c’est un ami que j’ai oublié d’inviter.

Air : En vérité, je vous le dis.

Par-devant vous, ont comparu...

Messieurs, je passe la formule ;

Retarder serait ridicule,

Nos différends ont disparu.

Tous est prêt... parents et futur,

Contrat où nous signerons tous ;

Mais... il manque une signature,

Messieurs, nous la donnerez-vous ?

Reprise du chœur.

(Deux aveugles.).

Plus de dispute,

Etc.

Tout le monde reste en place pour signer le contrat, le rideau baisse sur le chœur. 

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