La Seconde Surprise de l’amour (MARIVAUX)


Comédie en trois actes et en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, par les comédiens français, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 31 décembre 1727.

 

Personnages

 

LA MARQUISE, veuve

LE CHEVALIER

LE COMTE

LISETTE, suivante de la Marquise

LUBIN, valet du Chevalier

MONSIEUR HORTENSIUS, pédant

 

 

À SON ALTESSE SÉRÉNISSIME MADAME LA DUCHESSE DUMAINE

 

Madame,

 

Je ne m’attendais pas que mes ouvrages dussent jamais me procurer l’honneur infini d’en dédier un à Votre Altesse Sérénissime. Rien de tout ce que j’étais capable de faire ne m’aurait paru digne de cette fortune-là Quelle proportion, aurais-je dit, de mes faibles talents et de ceux qu’il faudrait pour amuser la délicatesse d’esprit de cette Princesse ! Je pense encore de même ; et cependant, aujourd’hui, vous me permettez de vous faire un hommage de la Surprise de l’amour. On a même vu Votre Altesse Sérénissime s’y plaire, et en applaudir les représentations. Je ne saurais me refuser de le dire aux lecteurs, et je puis effectivement en tirer vanité ; mais elle doit être modeste, et voici pourquoi : les esprits aussi supérieurs que le vôtre, Madame, n’exigent pas dans un ouvrage toute l’excellence qu’ils y pourraient souhaiter ; puis indulgents que les demi-esprits, ce n’est pas au poids de tout leur goût qu’ils le pèsent pour l’estimer. Ils composent, pour ainsi dire, avec un auteur ; ils observent avec finesse ce qu’il est capable de faire, eu égard à ses forces ; et s’il le fait, ils sont contents, parce qu’il a été aussi loin qu’il pouvait aller ; et voilà positivement le cas où se trouve la Surprise de l’amour. Madame, Votre Altesse Sérénissime a jugé qu’elle avait à peu près le degré de bonté que je pouvais lui donner, et cela vous a suffi pour l’approuver, car autrement comment m’auriez-vous fait grâce ? Ne sait-on pas dans le monde toute l’étendue de vos lumières ? Combien d’habiles auteurs ne doivent-ils pas la beauté de leurs ouvrages à la sûreté de votre critique ! La finesse de votre goût n’a pas moins servi les lettres que votre protection a encouragé ceux qui les ont cultivées ; et ce que je dis là, Madame, ce n’est ni l’auguste naissance de Votre Altesse Sérénissime, ni le rang qu’Elle tient qui me le dicte, c’est le public qui me l’apprend, et le public ne surfait point. Pour moi, il ne me reste là-dessus qu’une réflexion à faire ; c’est qu’il est bien doux, quand on dédie un livre à une Princesse, et qu’on aime la vérité, de trouver en Elle autant de qualités réelles que la flatterie oserait en feindre. Je suis, avec un très profond respect,

           

Madame,

de Votre Altesse Sérénissime,

le très humble et très obéissant serviteur,

 

DE MARIVAUX.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LA MARQUISE, LISETTE

 

La Marquise entre tristement sur la scène ; Lisette la suit sans qu’elle le sache.

LA MARQUISE, s’arrêtant et soupirant.

Ah !

LISETTE, derrière elle.

Ah !

LA MARQUISE.

Qu’est-ce que j’entends là ? Ah ! c’est vous ?

LISETTE.

Oui, Madame.

LA MARQUISE.

De quoi soupirez-vous ?

LISETTE.

Moi ? de rien : vous soupirez, je prends cela pour une parole, et je vous réponds de même.

LA MARQUISE.

Fort bien ; mais qui est-ce qui vous a dit de me suivre ?

LISETTE.

Qui me l’a dit, Madame ? Vous m’appelez, je viens ; vous marchez, je vous suis : j’attends le reste.

LA MARQUISE.

Je vous ai appelée, moi ?

LISETTE.

Oui, Madame.

LA MARQUISE.

Allez, vous rêvez ; retournez-vous-en, je n’ai pas besoin de vous.

LISETTE.

Retournez-vous-en ! les personnes affligées ne doivent point rester seules, Madame.

LA MARQUISE.

Ce sont mes affaires ; laissez-moi.

LISETTE.

Cela ne fait qu’augmenter leur tristesse.

LA MARQUISE.

Ma tristesse me plaît.

LISETTE.

Et c’est à ceux qui vous aiment à vous secourir dans cet état-là ; je ne veux pas vous laisser mourir de chagrin.

LA MARQUISE.

Ah ! voyons donc où cela ira.

LISETTE.

Pardi ! il faut bien se servir de sa raison dans la vie, et ne pas quereller les gens qui sont attachés à nous.

LA MARQUISE.

Il est vrai que votre zèle est fort bien entendu ; pour m’empêcher d’être triste, il me met en colère.

LISETTE.

Eh bien, cela distrait toujours un peu : il vaut mieux quereller que soupirer.

LA MARQUISE.

Eh ! laissez-moi, je dois soupirer toute ma vie.

LISETTE.

Vous devez, dites-vous ? Oh ! vous ne payerez jamais cette dette-là ; vous êtes trop jeune, elle ne saurait être sérieuse.

LA MARQUISE.

Eh ! ce que je dis là n’est que trop vrai : il n’y a plus de consolation pour moi, il n’y en a plus ; après deux ans de l’amour le plus tendre, épouser ce que l’on aime ; ce qu’il y avait de plus aimable au monde, l’épouser, et le perdre un mois après !

LISETTE.

Un mois ! c’est toujours autant de pris. Je connais une dame qui n’a gardé son mari que deux jours ; c’est cela qui est piquant.

LA MARQUISE.

J’ai tout perdu, vous dis-je.

LISETTE.

Tout perdu ! Vous me faites trembler : est-ce que tous les hommes sont morts ?

LA MARQUISE.

Eh ! que m’importe qu’il reste des hommes ?

LISETTE.

Ah ! Madame, que dites-vous là ? Que le ciel les conserve ! ne méprisons jamais nos ressources.

LA MARQUISE.

Mes ressources ! À moi, qui ne veux plus m’occuper que de ma douleur ! moi, qui ne vis presque plus que par un effort de raison !

LISETTE.

Comment donc par un effort de raison ? Voilà une pensée qui n’est pas de ce monde ; mais vous êtes bien fraîche pour une personne qui se fatigue tant.

LA MARQUISE.

Je vous prie, Lisette, point de plaisanterie ; vous me divertissez quelquefois, mais je ne suis pas à présent en situation de vous écouter.

LISETTE.

Ah çà, Madame, sérieusement, je vous trouve le meilleur visage du monde ; voyez ce que c’est : quand vous aimiez la vie, peut-être que vous n’étiez pas si belle ; la peine de vivre vous donne un air plus vif et plus mutin dans les yeux, et je vous conseille de batailler toujours contre la vie ; cela vous réussit on ne peut pas mieux.

LA MARQUISE.

Que vous êtes folle ! je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

LISETTE.

N’auriez-vous pas dormi en rêvant que vous ne dormiez point ? car vous avez le teint bien reposé ; mais vous êtes un peu trop négligée, et je suis d’avis de vous arranger un peu la tête. La Brie, qu’on apporte ici la toilette de Madame.

LA MARQUISE.

Qu’est-ce que tu vas faire ? Je n’en veux point.

LISETTE.

Vous n’en voulez point ! vous refusez le miroir, un miroir, Madame ! Savez-vous bien que vous me faites peur ? Cela serait sérieux, pour le coup, et nous allons voir cela : il ne sera pas dit que vous serez charmante impunément ; il faut que vous le voyiez, et que cela vous console, et qu’il vous plaise de vivre.

                On apporte la toilette. Elle prend un siège.

Allons, Madame, mettez-vous là, que je vous ajuste : tenez, le savant que vous avez pris chez vous ne vous lira point de livre si consolant que ce que vous allez voir.

LA MARQUISE.

Oh ! tu m’ennuies : qu’ai-je besoin d’être mieux que je ne suis ? Je ne veux voir personne.

LISETTE.

De grâce, un petit coup d’œil sur la glace, un seul petit coup d’œil ; quand vous ne le donneriez que de côté, tâtez-en seulement.

LA MARQUISE.

Si tu voulais bien me laisser en repos.

LISETTE.

Quoi ! votre amour-propre ne dit plus mot, et vous n’êtes pas à l’extrémité ! cela n’est pas naturel, et vous trichez. Faut-il vous parler franchement ? je vous disais que vous étiez plus belle qu’à l’ordinaire ; mais la vérité est que vous êtes très changée, et je voulais vous attendrir un peu pour un visage que vous abandonnez bien durement.

LA MARQUISE.

Il est vrai que je suis dans un terrible état.

LISETTE.

Il n’y a donc qu’à emporter la toilette ? La Brie, remettez cela où vous l’avez pris.

LA MARQUISE.

Je ne me pique plus ni d’agrément ni de beauté.

LISETTE.

Madame, la toilette s’en va, je vous en avertis.

LA MARQUISE.

Mais, Lisette, je suis donc bien épouvantable ?

LISETTE.

Extrêmement changée.

LA MARQUISE.

Voyons donc, car il faut bien que je me débarrasse de toi.

LISETTE.

Ah ! je respire, vous voilà sauvée : allons, courage, Madame.

On rapporte le miroir.

LA MARQUISE.

Donne le miroir ; tu as raison, je suis bien abattue.

LISETTE, lui donnant le miroir.

Ne serait-ce pas un meurtre que de laisser dépérir ce teint-là, qui n’est que lys et que rose quand on en a soin ? Rangez-moi ces cheveux qui sont épars, et qui vous cachent les yeux : ah ! les fripons, comme ils ont encore l’œillade assassine ; ils m’auraient déjà brûlé, si j’étais de leur compétence ; ils ne demandent qu’à faire du mal.

LA MARQUISE, rendant le miroir.

Tu rêves ; on ne peut pas les avoir plus battus.

LISETTE.

Oui, battus. Ce sont de bons hypocrites : que l’ennemi vienne, il verra beau jeu. Mais voici, je pense, un domestique de Monsieur le Chevalier. C’est ce valet de campagne si naïf, qui vous a tant diverti il y a quelques jours.

LA MARQUISE.

Que me veut son maître ? je ne vois personne.

LISETTE.

Il faut bien l’écouter.

 

 

Scène II

 

LUBIN, LA MARQUISE, LISETTE

 

LUBIN.

Madame, pardonnez l’embarras...

LISETTE.

Abrège, abrège, il t’appartient bien d’embarrasser Madame !

LUBIN.

Il vous appartient bien de m’interrompre, ma mie ; est-ce qu’il ne m’est pas libre d’être honnête ?

LA MARQUISE.

Finis, de quoi s’agit-il ?

LUBIN.

Il s’agit, Madame, que Monsieur le Chevalier m’a dit... ce que votre femme de chambre m’a fait oublier.

LISETTE.

Quel original !

LUBIN.

Cela est vrai ; mais quand la colère me prend, ordinairement la mémoire me quitte.

LA MARQUISE.

Retourne donc savoir ce que tu me veux.

LUBIN.

Oh ! ce n’est pas la peine, Madame, et je m’en ressouviens à cette heure ; c’est que nous arrivâmes hier tous deux à Paris, Monsieur le Chevalier et moi, et que nous en partons demain pour n’y revenir jamais, ce qui fait que Monsieur le Chevalier vous mande ; que vous ayez à trouver bon qu’il ne vous voie point cette après-dînée, et qu’il ne vous assure point de ses respects, sinon ce matin, si cela ne vous déplaisait pas, pour vous dire adieu, à cause de l’incommodité de ses embarras.

LISETTE.

Tout ce galimatias-là signifie que Monsieur le Chevalier souhaiterait vous voir à présent.

LA MARQUISE.

Sais-tu ce qu’il a à me dire ? Car je suis dans l’affliction.

LUBIN, d’un ton triste, et à la fin pleurant.

Il a à vous dire que vous ayez la bonté de l’entretenir un quart d’heure ; pour ce qui est d’affliction, ne vous embarrassez pas, Madame, il ne nuira pas à la vôtre ; au contraire, car il est encore plus triste que vous, et moi aussi ; nous faisons compassion à tout le monde.

LISETTE.

Mais, en effet, je crois qu’il pleure.

LUBIN.

Oh ! vous ne voyez rien, je pleure bien autrement quand je suis seul ; mais je me retiens par honnêteté.

LISETTE.

Tais-toi.

LA MARQUISE.

Dis à ton maître qu’il peut venir, et que je l’attends ; et vous, Lisette, quand Monsieur Hortensius sera revenu, qu’il vienne sur-le-champ me montrer les livres qu’il a dû m’acheter.

Elle soupire en s’en allant.

Ah !

 

 

Scène III

 

LISETTE, LUBIN

 

LISETTE.

La voilà qui soupire, et c’est toi qui en es cause, butor que tu es ; nous avons bien affaire de tes pleurs.

LUBIN.

Ceux qui n’en veulent pas n’ont qu’à les laisser ; ils ont fait plaisir à Madame, et Monsieur le Chevalier l’accommodera bien autrement, car il soupire encore bien mieux que moi.

LISETTE.

Qu’il s’en garde bien : dis-lui de cacher sa douleur, je ne t’arrête que pour cela ; ma maîtresse n’en a déjà que trop, et je veux tâcher de l’en guérir : entends-tu ?

LUBIN.

Pardi ! tu cries assez haut.

LISETTE.

Tu es bien brusque. Et de quoi pleurez-vous donc tous deux, peut-on le savoir ?

LUBIN.

Ma foi, de rien : moi, je pleure parce que je le veux bien, car si je voulais, je serais gaillard.

LISETTE.

Le plaisant garçon !

LUBIN.

Oui, mon maître soupire parce qu’il a perdu une maîtresse ; et comme je suis le meilleur cœur du monde, moi, je me suis mis à faire comme lui pour l’amuser ; de sorte que je vais toujours pleurant sans être fâché, seulement par compliment.

LISETTE rit.

Ah, ah, ah, ah !

LUBIN, en riant.

Eh, eh, eh ! tu en ris, j’en ris quelquefois de même, mais rarement, car cela me dérange ; j’ai pourtant perdu aussi une maîtresse, moi ; mais comme je ne la verrai plus, je l’aime toujours sans en être plus triste.

Il rit.

Eh, eh, eh !

LISETTE.

Il me divertit. Adieu ; fais ta commission, et ne manque pas d’avertir Monsieur le Chevalier de ce que je t’ai dit.

LUBIN, riant.

Adieu, adieu.

LISETTE.

Comment donc ! tu me lorgnes, je pense ?

LUBIN.

Oui-da, je te lorgne.

LISETTE.

Tu ne pourras plus te remettre à pleurer.

LUBIN.

Gageons que si... Veux-tu voir ?

LISETTE.

Va-t’en ; ton maître t’attendra.

LUBIN.

Je ne l’en empêche pas.

LISETTE.

Je n’ai que faire d’un homme qui part demain : retire-toi.

LUBIN.

À propos, tu as raison, et ce n’est pas la peine d’en dire davantage. Adieu donc, la fille.

LISETTE.

Bonjour, l’ami.

 

 

Scène IV

 

LISETTE, seule

 

Ce bouffon-là est amusant. Mais voici Monsieur Hortensius aussi chargé de livres qu’une bibliothèque. Que cet homme-là m’ennuie avec sa doctrine ignorante ! Quelle fantaisie a Madame, d’avoir pris ce personnage-là chez elle, pour la conduire dans ses lectures et amuser sa douleur ! Que les femmes du monde ont de travers !

 

 

Scène V

 

HORTENSIUS, LISETTE

 

LISETTE.

Monsieur Hortensius, Madame m’a chargée de vous dire que vous alliez lui montrer les livres que vous avez achetés pour elle.

HORTENSIUS.

Je serai ponctuel à obéir, Mademoiselle Lisette ; et Madame la Marquise ne pouvait charger de ses ordres personne qui me les rendît plus dignes de ma prompte obéissance.

LISETTE.

Ah ! le joli tour de phrase ! Comment ! vous me saluez de la période la plus galante qui se puisse, et l’on sent bien qu’elle part d’un homme qui sait sa rhétorique.

HORTENSIUS.

La rhétorique que je sais là-dessus, Mademoiselle, ce sont vos beaux yeux qui me l’ont apprise.

LISETTE.

Mais ce que vous me dites là est merveilleux ; je ne savais pas que mes beaux yeux enseignassent la rhétorique.

HORTENSIUS.

Ils ont mis mon cœur en état de soutenir thèse, Mademoiselle ; et pour essai de ma science, je vais, si vous l’avez pour agréable, vous donner un petit argument en forme.

LISETTE.

Un argument à moi ! Je ne sais ce que c’est ; je ne veux point tâter de cela : adieu.

HORTENSIUS.

Arrêtez, voyez mon petit syllogisme, je vous assure qu’il est concluant.

LISETTE.

Un syllogisme ! Eh ! que voulez-vous que je fasse de cela ?

HORTENSIUS.

Écoutez. On doit son cœur à ceux qui vous donnent le leur, je vous donne le mien : ergo, vous me devez le vôtre.

LISETTE.

Est-ce là tout ? Oh ! je sais la rhétorique aussi, moi. Tenez : on ne doit son cœur qu’à ceux qui le prennent ; assurément vous ne prenez pas le mien : ergo, vous ne l’aurez pas. Bonjour.

HORTENSIUS, l’arrêtant.

La raison répond...

LISETTE.

Oh ! pour la raison, je ne m’en mêle point, les filles de mon âge n’ont point de commerce avec elle. Adieu, Monsieur Hortensius ; que le ciel vous bénisse, vous, votre thèse et votre syllogisme.

HORTENSIUS.

J’avais pourtant fait de petits vers latins sur vos beautés.

LISETTE.

Eh mais, Monsieur Hortensius, mes beautés n’entendent que le français.

HORTENSIUS.

On peut vous les traduire.

LISETTE.

Achevez donc, car j’ai hâte.

HORTENSIUS.

Je crois les avoir serrés dans un livre.

LISETTE, pendant qu’il cherche, Lisette voit venir la Marquise et dit.

Voilà Madame, laissons-le chercher son papier.

Elle sort.

HORTENSIUS continue en feuilletant.

Je vous y donne le nom d’Hélène, de la manière du monde la plus poétique, et j’ai pris la liberté de m’appeler le Pâris de l’aventure : les voilà, cela est galant.

 

 

Scène VI

 

LA MARQUISE, HORTENSIUS

 

LA MARQUISE.

Que voulez-vous dire, avec cette aventure où vous vous appelez Pâris ? à qui parliez-vous ? Voyons ce papier.

HORTENSIUS.

Madame, c’est un trait de l’histoire des Grecs, dont Mademoiselle Lisette me demandait l’explication.

LA MARQUISE.

Elle est bien curieuse, et vous bien complaisant : où sont les livres que vous m’avez achetés, Monsieur ?

HORTENSIUS.

Je les tiens, Madame, tous bien conditionnés, et d’un prix fort raisonnable ; souhaitez-vous les voir ?

LA MARQUISE.

Montrez.

Un laquais vient.

Voici Monsieur le Chevalier, Madame.

LA MARQUISE.

Faites entrer.

Et à Hortensius.

Portez-les chez moi, nous les verrons tantôt.

 

 

Scène VII

 

LA MARQUISE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

Je vous demande pardon, Madame, d’une visite, sans doute, importune ; surtout dans la situation où je sais que vous êtes.

LA MARQUISE.

Ah ! votre visite ne m’est point importune, je la reçois avec plaisir ; puis-je vous rendre quelque service ? De quoi s’agit-il ? Vous me paraissez bien triste.

LE CHEVALIER.

Vous voyez, Madame, un homme au désespoir, et qui va se confiner dans le fond de sa province, pour y finir une vie qui lui est à charge.

LA MARQUISE.

Que me dites-vous là ! Vous m’inquiétez ; que vous est-il donc arrivé ?

LE CHEVALIER.

Le plus grand de tous les malheurs, le plus sensible, le plus irréparable ; j’ai perdu Angélique, et je la perds pour jamais.

LA MARQUISE.

Comment donc ! Est-ce qu’elle est morte ?

LE CHEVALIER.

C’est la même chose pour moi. Vous savez où elle s’était retirée depuis huit mois pour se soustraire au mariage où son père voulait la contraindre ; nous espérions tous deux que sa retraite fléchirait le père : il a continué de la persécuter ; et lasse ; apparemment, de ses persécutions, accoutumée à notre absence, désespérant, sans doute, de me voir jamais à elle, elle a cédé, renoncé au monde, et s’est liée par des nœuds qu’elle ne peut plus rompre : il y a deux mois que la chose est faite. Je la vis la veille, je lui parlai, je me désespérai, et ma désolation, mes prières, mon amour, tout m’a été inutile ; j’ai été témoin de mon malheur ; j’ai depuis toujours demeuré dans le lieu, il a fallu m’en arracher, je n’en arrivai qu’avant-hier. Je me meurs, je voudrais mourir, et je ne sais pas comment je vis encore.

LA MARQUISE.

En vérité, il semble dans le monde que les afflictions ne soient faites que pour les honnêtes gens.

LE CHEVALIER.

Je devrais retenir ma douleur, Madame, vous n’êtes que trop affligée vous-même.

LA MARQUISE.

Non, Chevalier, ne vous gênez point ; votre douleur fait votre éloge, je la regarde comme une vertu ; j’aime à voir un cœur estimable car cela est si rare, hélas ! Il n’y a plus de mœurs, plus de sentiment dans le monde ; moi qui vous parle, on trouve étonnant que je pleure depuis six mois ; vous passerez aussi pour un homme extraordinaire, il n’y aura que moi qui vous plaindrai véritablement, et vous êtes le seul qui rendra justice à mes pleurs ; vous me ressemblez, vous êtes né sensible, je le vois bien.

LE CHEVALIER.

Il est vrai, Madame, que mes chagrins ne m’empêchent pas d’être touché des vôtres.

LA MARQUISE.

J’en suis persuadée ; mais venons au reste : que me voulez-vous ?

LE CHEVALIER.

Je ne verrai plus Angélique ; elle me l’a défendu, et je veux lui obéir.

LA MARQUISE.

Voilà comment pense un honnête homme, par exemple.

LE CHEVALIER.

Voici une lettre que je ne saurais lui faire tenir, et qu’elle ne recevrait point de ma part ; vous allez incessamment à votre campagne, qui est voisine du lieu où elle est, faites-moi, je vous supplie, le plaisir de la lui donner vous-même ; la lire est la seule grâce que je lui demande ; et si, à mon tour, Madame, je pouvais jamais vous obliger...

LA MARQUISE, l’interrompant.

Eh ! qui est-ce qui en doute ? Dès que vous êtes capable d’une vraie tendresse, vous êtes né généreux, cela s’en va sans dire ; je sais à présent votre caractère comme le mien ; les bons cœurs se ressemblent, Chevalier : mais la lettre n’est point cachetée.

LE CHEVALIER.

Je ne sais ce que je fais dans le trouble où je suis : puisqu’elle ne l’est point, lisez-la, Madame, vous en jugerez mieux combien je suis à plaindre ; nous causerons plus longtemps ensemble, et je sens que votre conversation me soulage.

LA MARQUISE.

Tenez, sans compliment, depuis six mois je n’ai eu de moment supportable que celui-ci ; et la raison de cela, c’est qu’on aime à soupirer avec ceux qui vous entendent : lisons la lettre.

Elle lit.

« J’avais dessein de vous revoir encore, Angélique ; mais j’ai songé que je vous désobligerais, et je m’en abstiens : après tout, qu’aurais-je été chercher ? Je ne saurais le dire ; tout ce que je sais, c’est que je vous ai perdue, que je voudrais vous parler pour redoubler la douleur de ma perte, pour m’en pénétrer jusqu’à mourir. »

Répétant les derniers mots, et s’interrompant.

Pour m’en pénétrer jusqu’à mourir ! Mais cela est étonnant : ce que vous dites là, Chevalier, je l’ai pensé mot pour mot dans mon affliction ; peut-on se rencontrer jusque-là ! En vérité, vous me donnez bien de l’estime pour vous ! Achevons.

Elle relit.

« Mais c’est fait, et je ne vous écris que pour vous demander pardon de ce qui m’échappa contre vous à notre dernière entrevue ; vous me quittiez pour jamais, Angélique, j’étais au désespoir ; et dans ce moment-là, je vous aimais trop pour vous rendre justice ; mes reproches vous coûtèrent des larmes, je ne voulais pas les voir, je voulais que vous fussiez coupable, et que vous crussiez l’être ; et j’avoue que j’offenserais la vertu même. Adieu, Angélique, ma tendresse ne finira qu’avec ma vie, et je renonce à tout engagement ; j’ai voulu que vous fussiez contente de mon cœur, afin que l’estime que vous aurez pour lui excuse la tendresse dont vous m’honorâtes. »

Après avoir lu, et rendant la lettre.

Allez, Chevalier, avec cette façon de sentir là, vous n’êtes point à plaindre ; quelle lettre ! Autrefois le Marquis m’en écrivit une à peu près de même, je croyais qu’il n’y avait que lui au monde qui en fût capable ; vous étiez son ami, et je ne m’en étonne pas.

LE CHEVALIER.

Vous savez combien son amitié m’était chère.

LA MARQUISE.

Il ne la donnait qu’à ceux qui la méritaient.

LE CHEVALIER.

Que cette amitié-là me serait d’un grand secours, s’il vivait encore !

LA MARQUISE, pleurant.

Sur ce pied-là, nous l’avons donc perdu tous deux.

LE CHEVALIER.

Je crois que je ne lui survivrai pas longtemps.

LA MARQUISE.

Non, Chevalier, vivez pour me donner la satisfaction de voir son ami le regretter avec moi ; à la place de son amitié, je vous donne la mienne.

LE CHEVALIER.

Je vous la demande de tout mon cœur, elle sera ma ressource ; je prendrai la liberté de vous écrire, vous voudrez bien me répondre, et c’est une espérance consolante que j’emporte en partant.

LA MARQUISE.

En vérité, Chevalier, je souhaiterais que vous restassiez ; il n’y a qu’avec vous que ma douleur se verrait libre.

LE CHEVALIER.

Si je restais, je romprais avec tout le monde, et ne voudrais voir que vous.

LA MARQUISE.

Mais effectivement, faites-vous bien de partir ? Consultez-vous : il me semble qu’il vous sera plus doux d’être moins éloigné d’Angélique.

LE CHEVALIER.

Il est vrai que je pourrais vous en parler quelquefois.

LA MARQUISE.

Oui, je vous plaindrais, du moins, et vous me plaindriez aussi, cela rend la douleur plus supportable.

LE CHEVALIER.

En vérité, je crois que vous avez raison.

LA MARQUISE.

Nous sommes voisins.

LE CHEVALIER.

Nous demeurons comme dans la même maison, puisque le même jardin nous est commun.

LA MARQUISE.

Nous sommes affligés, nous pensons de même.

LE CHEVALIER.

L’amitié nous sera d’un grand secours.

LA MARQUISE.

Nous n’avons que cette ressource-là dans les afflictions, vous en conviendrez. Aimez-vous la lecture ?

LE CHEVALIER.

Beaucoup.

LA MARQUISE.

Cela vient encore fort bien ; j’ai pris depuis quinze jours un homme à qui j’ai donné le soin de ma bibliothèque ; je n’ai pas la vanité de devenir savante, mais je suis bien aise de m’occuper : il me lit tous les jours quelque chose, nos lectures sont sérieuses, raisonnables ; il y met un ordre qui m’instruit en m’amusant : voulez-vous être de la partie ?

LE CHEVALIER.

Voilà qui est fini, Madame ; vous me déterminez ; c’est un bonheur pour moi que de vous avoir vue ; je me sens déjà plus tranquille. Allons, je ne partirai point ; j’ai des livres aussi en assez grande quantité, celui qui a soin des vôtres les mettra tout ensemble, et je vais appeler mon valet pour changer les ordres que je lui ai donnés. Que je vous ai d’obligation ! peut-être que vous me sauvez la raison, mon désespoir se calme, vous avez dans l’esprit une douceur qui m’était nécessaire, et qui me gagne : vous avez renoncé à l’amour et moi aussi ; et votre amitié me tiendra lieu de tout, si vous êtes sensible à la mienne.

LA MARQUISE.

Sérieusement, je m’y crois presque obligée, pour vous dédommager de celle du Marquis : allez, Chevalier, faites vite vos affaires ; je vais, de mon côté, donner quelque ordre aussi ; nous nous reverrons tantôt.

Et à part.

En vérité, ce garçon-là a un fond de probité qui me charme.

 

 

Scène VIII

 

LE CHEVALIER, LUBIN

 

LE CHEVALIER, seul, un moment.

Voilà vraiment de ces esprits propres à consoler une personne affligée ; que cette femme-là a de mérite ! je ne la connaissais pas encore : quelle solidité d’esprit ! quelle bonté de cœur ! C’est un caractère à peu près comme celui d’Angélique, et ce sont des trésors que ces caractères-là ; oui, je la préfère à tous les amis du monde.

Il appelle Lubin.

Lubin ! il me semble que je le vois dans le jardin.

 

 

Scène IX

 

LUBIN, LE CHEVALIER

 

LUBIN répond derrière le théâtre.

Monsieur !...

Et puis il arrive très triste.

Que vous plaît-il, Monsieur ?

LE CHEVALIER.

Qu’as-tu donc, avec cet air triste ?

LUBIN.

Hélas ! Monsieur, quand je suis à rien faire, je m’attriste à cause de votre maîtresse, et un peu à cause de la mienne ; je suis fâché de ce que nous partons ; si nous restions, je serais fâché de même.

LE CHEVALIER.

Nous ne partons point, ainsi ne fais rien de ce que je t’avais ordonné pour notre départ.

LUBIN.

Nous ne partons point !

LE CHEVALIER.

Non, j’ai changé d’avis.

LUBIN.

Mais, Monsieur, j’ai fait mon paquet.

LE CHEVALIER.

Eh bien ! tu n’as qu’à le défaire.

LUBIN.

J’ai dit adieu à tout le monde, je ne pourrai donc plus voir personne ?

LE CHEVALIER.

Eh ! tais-toi ; rends-moi mes lettres.

LUBIN.

Ce n’est pas la peine, je les porterai tantôt.

LE CHEVALIER.

Cela n’est plus nécessaire, puisque je reste ici.

LUBIN.

Je n’y comprends rien ; c’est donc encore autant de perdu que ces lettres-là ? Mais, Monsieur, qui est-ce qui vous empêche de partir, est-ce Madame la Marquise ?

LE CHEVALIER.

Oui.

LUBIN.

Et nous ne changeons point de maison ?

LE CHEVALIER.

Et pourquoi en changer ?

LUBIN.

Ah ! me voilà perdu.

LE CHEVALIER.

Comment donc ?

LUBIN.

Vos maisons se communiquent ; de l’une on entre dans l’autre ; je n’ai plus ma maîtresse ; Madame la Marquise a une femme de chambre toute agréable ; de chez vous j’irai chez elle ; crac, me voilà infidèle tout de plain-pied, et cela m’afflige ; pauvre Marton ! faudra-t-il que je t’oublie ?

LE CHEVALIER.

Tu serais un bien mauvais cœur.

LUBIN.

Ah ! pour cela, oui, cela sera bien vilain, mais cela ne manquera pas d’arriver : car j’y sens déjà du plaisir, et cela me met au désespoir ; encore si vous aviez la bonté de montrer l’exemple : tenez, la voilà qui vient, Lisette.

 

 

Scène X

 

LISETTE, LE COMTE, LE CHEVALIER, LUBIN

 

LE COMTE.

J’allais chez vous, Chevalier, et j’ai su de Lisette que vous étiez ici ; elle m’a dit votre affliction, et je vous assure que j’y prends beaucoup de part ; il faut tâcher de se dissiper.

LE CHEVALIER.

Cela n’est pas aisé, Monsieur le Comte.

LUBIN, faisant un sanglot.

Eh !

LE CHEVALIER.

Tais-toi.

LE COMTE.

Que lui est-il donc arrivé à ce pauvre garçon ?

LE CHEVALIER.

Il a, dit-il, du chagrin de ce que je ne pars point, comme je l’avais résolu.

LUBIN, riant.

Et pourtant je suis bien aise de rester, à cause de Lisette.

LISETTE.

Cela est galant : mais, Monsieur le Chevalier, venons à ce qui nous amène, Monsieur le Comte et moi. J’étais sous le berceau pendant votre conversation avec Madame la Marquise, et j’en ai entendu une partie sans le vouloir ; votre voyage est rompu, ma maîtresse vous a conseillé de rester, vous êtes tous deux dans la tristesse, et la conformité de vos sentiments fera que vous vous verrez souvent. Je suis attachée à ma maîtresse, plus que je ne saurais vous le dire, et je suis désolée de voir qu’elle ne veut pas se consoler, qu’elle soupire et pleure toujours ; à la fin elle n’y résistera pas : n’entretenez point sa douleur, tâchez même de la tirer de sa mélancolie ; voilà Monsieur le Comte qui l’aime, vous le connaissez, il est de vos amis, Madame la Marquise n’a point de répugnance à le voir ; ce serait un mariage qui conviendrait, je tâche de le faire réussir ; aidez-nous de votre côté, Monsieur le Chevalier, rendez ce service à votre ami, servez ma maîtresse elle-même.

LE CHEVALIER.

Mais, Lisette, ne me dites-vous pas que Madame la Marquise voit le Comte sans répugnance ?

LE COMTE.

Mais, sans répugnance, cela veut dire qu’elle me souffre ; voilà tout.

LISETTE.

Et qu’elle reçoit vos visites.

LE CHEVALIER.

Fort bien ; mais s’aperçoit-elle que vous l’aimez ?

LE COMTE.

Je crois que oui.

LISETTE.

De temps en temps, de mon côté, je glisse de petits mots, afin qu’elle y prenne garde.

LE CHEVALIER.

Mais, vraiment, ces petits mots-là doivent faire un grand effet, et vous êtes entre de bonnes mains, Monsieur le Comte. Et que vous dit la Marquise ? Vous répond-elle d’une façon qui promette quelque chose ?

LE COMTE.

Jusqu’ici, elle me traite avec beaucoup de douceur.

LE CHEVALIER.

Avec douceur ! Sérieusement ?

LE COMTE.

Il me le paraît.

LE CHEVALIER, brusquement.

Mais sur ce pied-là, vous n’avez donc pas besoin de moi ?

LE COMTE.

C’est conclure d’une manière qui m’étonne.

LE CHEVALIER.

Point du tout, je dis fort bien ; on voit votre amour, on le souffre, on y fait accueil, apparemment qu’on s’y plaît, et je gâterais peut-être tout si je m’en mêlais : cela va tout seul.

LISETTE.

Je vous avoue que voilà un raisonnement auquel je n’entends rien.

LE COMTE.

J’en suis aussi surpris que vous.

LE CHEVALIER.

Ma foi, Monsieur le Comte, je faisais tout pour le mieux ; mais puisque vous le voulez, je parlerai, il en arrivera ce qu’il pourra : vous le voulez, malgré mes bonnes raisons ; je suis votre serviteur et votre ami.

LE COMTE.

Non, Monsieur, je vous suis bien obligé, et vous aurez la bonté de ne rien dire ; j’irai mon chemin. Adieu, Lisette, ne m’oubliez pas ; puisque Madame la Marquise a des affaires, je reviendrai une autre fois.

 

 

Scène XI

 

LE CHEVALIER, LISETTE, LUBIN

 

LE CHEVALIER.

Faites entendre raison aux gens, voilà ce qui en arrive ; assurément, cela est original, il me quitte aussi froidement que s’il quittait un rival.

LUBIN.

Eh bien, tout coup vaille, il ne faut jurer de rien dans la vie, cela dépend des fantaisies ; fournissez-vous toujours, et vive les provisions ! n’est-ce pas, Lisette ?

LISETTE.

Oserais-je, Monsieur le Chevalier, vous parler à cœur ouvert ?

LE CHEVALIER.

Parlez.

LISETTE.

Mademoiselle Angélique est perdue pour vous.

LE CHEVALIER.

Je ne le sais que trop.

LISETTE.

Madame la Marquise est riche, jeune et belle.

LUBIN.

Cela est friand.

LE CHEVALIER.

Après ?

LISETTE.

Eh bien, Monsieur le Chevalier, tantôt vous l’avez vue soupirer de ses afflictions, n’auriez-vous pas trouvé qu’elle a bonne grâce à soupirer ? je crois que vous m’entendez ?

LUBIN.

Courage, Monsieur.

LE CHEVALIER.

Expliquez-vous ; qu’est-ce que cela signifie ? que j’ai de l’inclination pour elle ?

LISETTE.

Pourquoi non ? je le voudrais de tout mon cœur ; dans l’état où je vois ma maîtresse, que m’importe par qui elle en sorte, pourvu qu’elle épouse un honnête homme ?

LUBIN.

C’est ma foi bien dit, il faut être honnête homme pour l’épouser, il n’y a que les malhonnêtes gens qui ne l’épouseront point.

LE CHEVALIER, froidement.

Finissons, je vous prie, Lisette.

LISETTE.

Eh bien, Monsieur, sur ce pied-là, que n’allez-vous vous ensevelir dans quelque solitude où l’on ne vous voie point ? Si vous saviez combien aujourd’hui votre physionomie est bonne à porter dans un désert, vous aurez le plaisir de n’y trouver rien de si triste qu’elle. Tenez, Monsieur, l’ennui, la langueur, la désolation, le désespoir, avec un air sauvage brochant sur le tout, voilà le noir tableau que représente actuellement votre visage ; et je soutiens que la vue en peut rendre malade, et qu’il y a conscience à la promener par le monde. Ce n’est pas là tout : quand vous parlez aux gens, c’est du ton d’un homme qui va rendre les derniers soupirs ; ce sont des paroles qui traînent, qui vous engourdissent, qui ont un poison froid qui glace l’âme, et dont je sens que la mienne est gelée ; je n’en peux plus, et cela doit vous faire compassion. Je ne vous blâme pas ; vous avez perdu votre maîtresse, vous vous êtes voué aux langueurs, vous avez fait vœu d’en mourir ; c’est fort bien fait, cela édifiera le monde : on parlera de vous dans l’histoire, vous serez excellent à être cité, mais vous ne valez rien à être vu ; ayez donc la bonté de nous édifier de plus loin.

LE CHEVALIER.

Lisette, je pardonne au zèle que vous avez pour votre maîtresse ; mais votre discours ne me plaît point.

LUBIN.

Il est incivil.

LE CHEVALIER.

Mon voyage est rompu ; on ne change pas à tout moment de résolution, et je ne partirai point ; à l’égard de Monsieur le Comte, je parlerai en sa faveur à votre maîtresse ; et s’il est vrai, comme je le préjuge, qu’elle ait du penchant pour lui, ne vous inquiétez de rien, mes visites ne seront pas fréquentes, et ma tristesse ne gâtera rien ici.

LISETTE.

N’avez-vous que cela à me dire, Monsieur ?

LE CHEVALIER.

Que pourrais-je vous dire davantage ?

LISETTE.

Adieu, Monsieur ; je suis votre servante.

 

 

Scène XII

 

LUBIN, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER, quelque temps sérieux.

Tout ce que j’entends là me rend la perte d’Angélique encore plus sensible.

LUBIN.

Ma foi, Angélique me coupe la gorge.

LE CHEVALIER, comme en se promenant.

Je m’attendais à trouver quelque consolation dans la Marquise, sa généreuse résolution de ne plus aimer me la rendait respectable ; et la voilà qui va se remarier ; à la bonne heure : je la distinguais, et ce n’est qu’une femme comme une autre.

LUBIN.

Mettez-vous à la place d’une veuve qui s’ennuie.

LE CHEVALIER.

Ah ! chère Angélique, s’il y a quelque chose au monde qui puisse me consoler, c’est de sentir combien vous êtes au-dessus de votre sexe, c’est de voir combien vous méritez mon amour.

LUBIN.

Ah ! Marton, Marton ! je t’oubliais d’un grand courage ; mais mon maître ne veut pas que j’achève ; je m’en vais donc me remettre à te regretter comme auparavant, et que le ciel m’assiste !...

LE CHEVALIER, se promenant.

Je me sens plus que jamais accablé de ma douleur.

LUBIN.

Lisette m’avait un peu ragaillardi.

LE CHEVALIER.

Je vais m’enfermer chez moi ; je ne verrai que tantôt la Marquise, je n’ai plus que faire ici si elle se marie : suis-je en état de voir des fêtes ? En vérité, la Marquise y songe-t-elle ? Et qu’est devenue la mémoire de son mari ?

LUBIN.

Ah ! Monsieur, qu’est-ce que vous voulez qu’elle fasse d’une mémoire ?

LE CHEVALIER.

Quoi qu’il en soit, je lui ai dit que je ferais apporter mes livres, et l’honnêteté veut que je tienne parole. Va me chercher celui qui a soin des siens : ne serait-ce pas lui qui entre ?

 

 

Scène XIII

 

HORTENSIUS, LUBIN, LE CHEVALIER

 

HORTENSIUS.

Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, Monsieur ; je m’appelle Hortensius. Madame la Marquise, dont j’ai l’avantage de diriger les lectures, et à qui j’enseigne tour à tour les belles-lettres, la morale et la philosophie, sans préjudice des autres sciences que je pourrais lui enseigner encore, m’a fait entendre, Monsieur, le désir que vous avez de me montrer vos livres, lesquels témoigneront, sans doute, l’excellence et sûreté de votre bon goût ; partant, Monsieur, que vous plaît-il qu’il en soit ?

LE CHEVALIER.

Lubin va vous mener à ma bibliothèque, Monsieur, et vous pouvez en faire apporter les livres ici.

HORTENSIUS.

Soit fait comme vous le commandez.

 

 

Scène XIV

 

LUBIN, HORTENSIUS

 

HORTENSIUS.

Eh bien, mon garçon, je vous attends.

LUBIN.

Un petit moment d’audience, Monsieur le docteur Hortus.

HORTENSIUS.

Hortensius, Hortensius ; ne défigurez point mon nom.

LUBIN.

Qu’il reste comme il est, je n’ai pas envie de lui gâter la taille.

HORTENSIUS, à part.

Je le crois ; mais que voulez-vous ? il faut gagner la bienveillance de tout le monde.

LUBIN.

Vous apprenez la morale et la philosophie à la Marquise ?

HORTENSIUS.

Oui.

LUBIN.

À quoi cela sert-il, ces choses-là ?...

HORTENSIUS.

À purger l’âme de toutes ses passions.

LUBIN.

Tant mieux ; faites-moi prendre un doigt de cette médecine-là, contre ma mélancolie.

HORTENSIUS.

Est-ce que vous avez du chagrin ?

LUBIN.

Tant, que j’en mourrais, sans le bon appétit qui me sauve.

HORTENSIUS.

Vous avez là un puissant antidote : je vous dirai pourtant, mon ami, que le chagrin est toujours inutile, parce qu’il ne remédie à rien, et que la raison doit être notre règle dans tous les états.

LUBIN.

Ne parlons point de raison, je la sais par cœur, celle-là ; purgez-moi plutôt avec de la morale.

HORTENSIUS.

Je vous en dis, et de la meilleure.

LUBIN.

Elle ne vaut donc rien pour mon tempérament ; servez-moi de la philosophie.

HORTENSIUS.

Ce serait à peu près la même chose.

LUBIN.

Voyons donc les belles-lettres.

HORTENSIUS.

Elles ne vous conviendraient pas : mais quel est votre chagrin ?

LUBIN.

C’est l’amour.

HORTENSIUS.

Oh ! la philosophie ne veut pas qu’on prenne d’amour.

LUBIN.

Oui ; mais quand il est pris, que veut-elle qu’on en fasse ?

HORTENSIUS.

Qu’on y renonce, qu’on le laisse là.

LUBIN.

Qu’on le laisse là ? Et s’il ne s’y tient pas ? car il court après vous.

HORTENSIUS.

Il faut fuir de toutes ses forces.

LUBIN.

Bon ! quand on a de l’amour, est-ce qu’on a des jambes ? la philosophie en fournit donc ?

HORTENSIUS.

Elle nous donne d’excellents conseils.

LUBIN.

Des conseils ? Ah ! le triste équipage pour gagner pays !

HORTENSIUS.

Écoutez, voulez-vous un remède infaillible ? vous pleurez une maîtresse, faites-en une autre.

LUBIN.

Eh ! morbleu, que ne parlez-vous ? voilà qui est bon, cela. Gageons que c’est avec cette morale-là que vous traitez la Marquise, qui va se marier avec Monsieur le Comte ?

HORTENSIUS, étonné.

Elle va se marier, dites-vous ?

LUBIN.

Assurément, et si nous avions voulu d’elle, nous l’aurions eu par préférence, car Lisette nous l’a offert.

HORTENSIUS.

Êtes-vous bien sûr de ce que vous me dites ?

LUBIN.

À telles enseignes, que Lisette nous a ensuite proposé de nous retirer, parce que nous sommes tristes, et que vous êtes un peu pédant, à ce qu’elle dit, et qu’il faut que la Marquise se tienne en joie.

HORTENSIUS, à part.

Bene, bene ; je te rends grâce, ô Fortune ! de m’avoir instruit de cela. Je me trouve bien ici, ce mariage m’en chasserait ; mais je vais soulever un orage qu’on ne pourra vaincre.

LUBIN.

Que marmottez-vous là dans vos dents, Docteur ?

HORTENSIUS.

Rien, allons toujours chercher les livres, car le temps presse.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LUBIN, HORTENSIUS

 

LUBIN, chargé d’une manne de livres, et s’asseyant dessus.

Ah ! je n’aurais jamais cru que la science fût si pesante.

HORTENSIUS.

Belle bagatelle ! J’ai bien plus de livres que tout cela dans ma tête.

LUBIN.

Vous ?

HORTENSIUS.

Moi-même.

LUBIN.

Vous êtes donc le libraire et la boutique tout à la fois ? Et qu’est-ce que vous faites de tout cela dans votre tête ?

HORTENSIUS.

J’en nourris mon esprit.

LUBIN.

Il me semble que cette nourriture-là ne lui profite point ; je l’ai trouvé maigre.

HORTENSIUS.

Vous ne vous y connaissez point ; mais reposez-vous un moment, vous viendrez me trouver après dans la bibliothèque, où je vais faire de la place à ces livres.

LUBIN.

Allez, allez toujours devant.

 

 

Scène II

 

LUBIN, LISETTE

 

LUBIN, un moment seul, et assis.

Ah ! pauvre Lubin ! J’ai bien du tourment dans le cœur ; je ne sais plus à présent si c’est Marton que j’aime ou si c’est Lisette : je crois pourtant que c’est Lisette, à moins que ce ne soit Marton.

Lisette arrive avec quelques laquais qui portent des sièges.

LISETTE.

Apportez, apportez-en encore un ou deux, et mettez-les là.

LUBIN, assis.

Bonjour, m’amour.

LISETTE.

Que fais-tu donc ici ?

LUBIN.

Je me repose sur un paquet de livres que je viens d’apporter pour nourrir l’esprit de Madame, car le Docteur le dit ainsi.

LISETTE.

La sotte nourriture ! Quand verrai-je finir toutes ces folies-là ? Va, va, porte ton impertinent ballot.

LUBIN.

C’est de la morale et de la philosophie ; ils disent que cela purge l’âme ; j’en ai pris une petite dose, mais cela ne m’a pas seulement fait éternuer.

LISETTE.

Je ne sais ce que tu viens me conter ; laisse-moi en repos, va-t’en.

LUBIN.

Eh ! pardi, ce n’est donc pas pour moi que tu faisais apporter des sièges ?

LISETTE.

Le butor ! C’est pour Madame qui va venir ici.

LUBIN.

Voudrais-tu, en passant, prendre la peine de t’asseoir un moment, Mademoiselle ? Je t’en prie, j’aurais quelque chose à te communiquer.

LISETTE.

Eh bien, que me veux-tu, Monsieur ?

LUBIN.

Je te dirai, Lisette, que je viens de regarder ce qui se passe dans mon cœur, et je te confie que j’ai vu la figure de Marton qui en délogeait, et la tienne qui demandait à se nicher dedans ; je lui ai dit que je t’en parlerais, elle attend : veux-tu que je la laisse entrer ?

LISETTE.

Non, Lubin, je te conseille de la renvoyer ; car, dis-moi, que ferais-tu ? À quoi cela aboutirait-il ? À quoi nous servirait de nous aimer ?

LUBIN.

Ah ! on trouve toujours bien le débit de cela entre deux personnes.

LISETTE.

Non, te dis-je, ton maître ne veut point s’attacher à ma maîtresse, et ma fortune dépend de demeurer avec elle, comme la tienne dépend de rester avec le Chevalier.

LUBIN.

Cela est vrai, j’oubliais que j’avais une fortune qui est d’avis que je ne te regarde pas. Cependant, si tu me trouvais à ton gré, c’est dommage que tu n’aies pas la satisfaction de m’aimer à ton aise ; c’est un hasard qui ne se trouve pas toujours. Serais-tu d’avis que j’en touchasse un petit mot à la Marquise ? Elle a de l’amitié pour le Chevalier, le Chevalier en a pour elle ; ils pourraient fort bien se faire l’amitié de s’épouser par amour, et notre affaire irait tout de suite.

LISETTE.

Tais-toi, voici Madame.

LUBIN.

Laisse-moi faire.

 

 

Scène III

 

LA MARQUISE, HORTENSIUS, LISETTE, LUBIN

 

LA MARQUISE.

Lisette, allez dire là-bas qu’on ne laisse entrer personne ; je crois que voilà l’heure de notre lecture, il faudrait avertir le Chevalier. Ah ! te voilà, Lubin ; où est ton maître ?

LUBIN.

Je crois, Madame, qu’il est allé soupirer chez lui.

LA MARQUISE.

Va lui dire que nous l’attendons.

LUBIN.

Oui, Madame ; et j’aurai aussi pour moi une petite bagatelle à vous proposer, dont je prendrai la liberté de vous entretenir en toute humilité, comme cela se doit.

LA MARQUISE.

Eh ! de quoi s’agit-il ?

LUBIN.

Oh ! presque de rien ; nous parlerons de cela tantôt, quand j’aurai fait votre commission.

LA MARQUISE.

Je te rendrai service, si je le puis.

 

 

Scène IV

 

HORTENSIUS, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE, nonchalamment.

Eh bien, Monsieur, vous n’aimez donc pas les livres du Chevalier ?

HORTENSIUS.

Non, Madame, le choix ne m’en paraît pas docte ; dans dix tomes, pas la moindre citation de nos auteurs grecs ou latins, lesquels, quand on compose, doivent fournir tout le suc d’un ouvrage ; en un mot, ce ne sont que des livres modernes, remplis de phrases spirituelles ; ce n’est que de l’esprit, toujours de l’esprit, petitesse qui choque le sens commun.

LA MARQUISE, nonchalante.

Mais de l’esprit ! est-ce que les anciens n’en avaient pas ?

HORTENSIUS.

Ah ! Madame, distinguo ; ils en avaient d’une manière... oh ! d’une manière que je trouve admirable.

LA MARQUISE.

Expliquez-moi cette manière.

HORTENSIUS.

Je ne sais pas trop bien quelle image employer pour cet effet, car c’est par les images que les anciens peignaient les choses. Voici comme parle un auteur dont j’ai retenu les paroles. Représentez-vous, dit-il, une femme coquette : primo, son habit est en pretintailles, au lieu de grâces, je lui vois des mouches ; au lieu de visage, elle a des mines ; elle n’agit point ; elle gesticule ; elle ne regarde point, elle lorgne ; elle ne marche pas, elle voltige ; elle ne plaît point, elle séduit ; elle n’occupe point, elle amuse ; on la croit belle, et moi je la tiens ridicule, et c’est à cette impertinente femme que ressemble l’esprit d’à présent, dit l’auteur.

LA MARQUISE.

J’entends bien.

HORTENSIUS.

L’esprit des anciens, au contraire, continue-t-il, ah ! c’est une beauté si mâle, que pour démêler qu’elle est belle, il faut se douter qu’elle l’est : simple dans ses façons, on ne dirait pas qu’elle ait vu le monde ; mais ayez seulement le courage de vouloir l’aimer, et vous parviendrez à la trouver charmante.

LA MARQUISE.

En voilà assez, je vous comprends : nous sommes plus affectés, et les anciens plus grossiers.

HORTENSIUS.

Que le ciel m’en garde, Madame ; jamais Hortensius...

LA MARQUISE.

Changeons de discours ; que nous lirez-vous aujourd’hui ?

HORTENSIUS.

Je m’étais proposé de vous lire un peu du Traité de la patience, chapitre premier, du Veuvage.

LA MARQUISE.

Oh ! prenez autre chose ; rien ne me donne moins de patience que les traités qui en parlent.

HORTENSIUS.

Ce que vous dites est probable.

LA MARQUISE.

J’aime assez l’Éloge de l’amitié, nous en lirons quelque chose.

HORTENSIUS.

Je vous supplierai de m’en dispenser, Madame ; ce n’est pas la peine, pour le peu de temps que nous avons à rester ensemble, puisque vous vous mariez avec Monsieur le Comte.

LA MARQUISE.

Moi !

HORTENSIUS.

Oui, Madame, au moyen duquel mariage je deviens à présent un serviteur superflu, semblable à ces troupes qu’on entretient pendant la guerre, et que l’on casse à la paix : je combattais vos passions, vous vous accommodez avec elles, et je me retire avant qu’on me réforme.

LA MARQUISE.

Vous tenez là de jolis discours ; avec vos passions ; il est vrai que vous êtes assez propre à leur faire peur, mais je n’ai que faire de vous pour les combattre. Des passions avec qui je m’accommode ! En vérité, vous êtes burlesque. Et ce mariage, de qui le tenez-vous donc ?

HORTENSIUS.

De Mademoiselle Lisette qui l’a dit à Lubin, lequel me l’a rapporté, avec cette apostille contre moi, qui est que ce mariage m’expulserait d’ici.

LA MARQUISE, étonnée.

Mais qu’est-ce que cela signifie ? Le Chevalier croira que je suis folle, et je veux savoir ce qu’il a répondu : ne me cachez rien, parlez.

HORTENSIUS.

Madame, je ne sais rien, là-dessus, que de très vague.

LA MARQUISE.

Du vague, voilà qui est bien instructif ; voyons donc ce vague.

HORTENSIUS.

Je pense donc que Lisette ne disait à Monsieur le Chevalier que vous épousiez Monsieur le Comte...

LA MARQUISE.

Abrégez les qualités.

HORTENSIUS.

Qu’afin de savoir si ledit Chevalier ne voudrait pas vous rechercher lui-même et se substituer au lieu et place dudit Comte ; et même il appert par le récit dudit Lubin, que ladite Lisette vous a offert au sieur Chevalier.

LA MARQUISE.

Voilà, par exemple, de ces faits incroyables ; c’est promener la main d’une femme, et dire aux gens : la voulez-vous ? Ah ! ah ! je m’imagine voir le Chevalier reculer de dix pas à la proposition, n’est-il pas vrai ?

HORTENSIUS.

Je cherche sa réponse littérale.

LA MARQUISE.

Ne vous brouillez point, vous avez la mémoire fort nette, ordinairement.

HORTENSIUS.

L’histoire rapporte qu’il s’est d’abord écrié dans sa surprise, et qu’ensuite il a refusé la chose.

LA MARQUISE.

Oh ! pour l’exclamation, il pouvait la retrancher, ce me semble, elle me paraît très imprudente et très impolie. J’en approuve l’esprit ; s’il pensait autrement, je ne le verrais de ma vie ; mais se récrier devant les domestiques, m’exposer à leur raillerie, ah ! c’en est un peu trop ; il n’y a point de situation qui dispense d’être honnête.

HORTENSIUS.

La remarque critique est judicieuse.

LA MARQUISE.

Oh ! je vous assure que je mettrai ordre à cela. Comment donc ! cela m’attaque directement, cela va presque au mépris. Oh ! Monsieur le Chevalier, aimez votre Angélique tant que vous voudrez ; mais que je n’en souffre pas, s’il vous plaît ! Je ne veux point me marier ; mais je ne veux pas qu’on me refuse.

HORTENSIUS.

Ce que vous dites est sans faute.

À part.

Ceci va bon train pour moi.

À la Marquise.

Mais, Madame, que deviendrai-je ? Puis-je rester ici ? N’ai-je rien à craindre ?

LA MARQUISE.

Allez, Monsieur, je vous retiens pour cent ans : vous n’avez ici ni Comte ni Chevalier à craindre ; c’est moi qui vous en assure, et qui vous protège. Prenez votre livre, et lisons ; je n’attends personne.

Hortensius tire un livre.

 

 

Scène V

 

LUBIN arrive, HORTENSIUS, LA MARQUISE

 

LUBIN.

Madame, Monsieur le Chevalier finit un embarras avec un homme ; il va venir, et il dit qu’on l’attende.

LA MARQUISE.

Va, va, quand il viendra nous le prendrons.

LUBIN.

Si vous le permettiez à présent, Madame, j’aurais l’honneur de causer un moment avec vous.

LA MARQUISE.

Eh bien, que veux-tu ? Achève.

LUBIN.

Oh ! mais, je n’oserais, vous me paraissez en colère.

LA MARQUISE, à Hortensius.

Moi, de la colère ? ai-je cet air-là, Monsieur ?

HORTENSIUS.

La paix règne sur votre visage.

LUBIN.

C’est donc que cette paix y règne d’un air fâché ?

LA MARQUISE.

Finis, finis.

LUBIN.

C’est que vous saurez, Madame, que Lisette trouve ma personne assez agréable ; la sienne me revient assez, et ce serait un marché fait, si, par une bonté qui nous rendrait la vie, Madame, qui est à marier, voulait bien prendre un peu d’amour pour mon maître qui a du mérite, et qui, dans cette occasion, se comporterait à l’avenant.

LA MARQUISE, à Hortensius.

Ah ! ah ! écoutons ; voilà qui se rapporte assez à ce que vous m’avez dit.

LUBIN.

On parle aussi de Monsieur le Comte, et les comtes sont d’honnêtes gens ; je les considère beaucoup ; mais, si j’étais femme, je ne voudrais que des chevaliers pour mon mari : vive un cadet dans le ménage !

LA MARQUISE.

Sa vivacité me divertit : tu as raison, Lubin ; mais malheureusement, dit-on, ton maître ne se soucie point de moi.

LUBIN.

Cela est vrai, il ne vous aime pas, et je lui en ai fait la réprimande avec Lisette ; mais si vous commenciez, cela le mettrait en train.

LA MARQUISE, à Hortensius.

Eh bien, Monsieur, qu’en dites-vous ? Sentez-vous là-dedans le personnage que je joue ? La sottise du Chevalier me donne-t-elle un ridicule assez complet ?

HORTENSIUS.

Vous l’avez prévu avec sagacité.

LUBIN.

Oh ! je ne dispute pas qu’il n’ait fait une sottise, assurément ; mais, dans l’occurrence, un honnête homme se reprend.

LA MARQUISE.

Tais-toi, en voilà assez.

LUBIN.

Hélas ! Madame, je serais bien fâché de vous déplaire ; je vous demande seulement d’y faire réflexion.

 

 

Scène VI

 

LUBIN, HORTENSIUS, LA MARQUISE, LISETTE arrive

 

LISETTE.

Je viens de donner vos ordres, Madame : on dira là-bas que vous n’y êtes pas, et un moment après...

LA MARQUISE.

Cela suffit ; il s’agit d’autre chose à présent, approche.

Et à Lubin.

Et toi, reste ici, je te prie.

LISETTE.

Qu’est-ce que c’est donc que cette cérémonie ?

LUBIN, à Lisette, bas.

Tu vas entendre parler de ma besogne.

LA MARQUISE.

Mon mariage avec le Comte, quand le terminerez-vous, Lisette ?

LISETTE, regardant Lubin.

Tu es un étourdi.

LUBIN.

Écoute, écoute.

LA MARQUISE.

Répondez-moi donc, quand le terminerez-vous ?

Hortensius rit.

LISETTE, le contrefaisant.

Eh, eh, eh ! Pourquoi me demandez-vous cela, Madame ?

LA MARQUISE.

C’est que j’apprends que vous me marierez avec Monsieur le Comte, au défaut du Chevalier, à qui vous m’avez proposée, et qui ne veut point de moi, malgré tout ce que vous avez pu lui dire avec son valet, qui vient m’exhorter à avoir de l’amour pour son maître, dans l’espérance que cela le touchera.

LISETTE.

J’admire le tour que prennent les choses les plus louables, quand un benêt les rapporte !

LUBIN.

Je crois qu’on parle de moi !

LA MARQUISE.

Vous admirez le tour que prennent les choses ?

LISETTE.

Ah ça, Madame, n’allez-vous pas vous fâcher ? N’allez-vous pas croire que j’ai tort ?

LA MARQUISE.

Quoi ! vous portez la hardiesse jusque-là, Lisette ! Quoi ! prier le Chevalier de me faire la grâce de m’aimer, et tout cela pour pouvoir épouser cet imbécile-là ?

LUBIN.

Attrape, attrape toujours.

LA MARQUISE.

Qu’est-ce que c’est donc que l’amour du Comte ? Vous êtes donc la confidente des passions qu’on a pour moi, et que je ne connais point ? Et qu’est-ce qui pourrait se l’imaginer ? Je suis dans les pleurs, et l’on promet mon cœur et ma main à tout le monde, même à ceux qui n’en veulent point ; je suis rejetée, j’essuie des affronts, j’ai des amants qui espèrent, et je ne sais rien de tout cela ? Qu’une femme est à plaindre dans la situation où je suis ! Quelle perte j’ai fait ! Et comment me traite-t-on !

LUBIN, à part.

Voilà notre ménage renversé.

LA MARQUISE, à Lisette.

Allez, je vous croyais plus de zèle et plus de respect pour votre maîtresse.

LISETTE.

Fort bien, Madame, vous parlez de zèle, et je suis payée du mien ; voilà ce que c’est que de s’attacher à ses maîtres ; la reconnaissance n’est point faite pour eux ; si vous réussissez à les servir, ils en profitent ; et quand vous ne réussissez pas, ils vous traitent comme des misérables.

LUBIN.

Comme des imbéciles.

HORTENSIUS, à Lisette.

Il est vrai qu’il vaudrait mieux que cela ne fût point advenu.

LA MARQUISE.

Eh ! Monsieur, mon veuvage est éternel ; en vérité, il n’y a point de femme au monde plus éloignée du mariage que moi, et j’ai perdu le seul homme qui pouvait me plaire ; mais, malgré tout cela, il y a de certaines aventures désagréables pour une femme. Le Chevalier m’a refusée, par exemple ; mon amour-propre ne lui en veut aucun mal ; il n’y a là-dedans, comme je vous l’ai déjà dit, que le ton, que la manière que je condamne : car, quand il m’aimerait, cela lui serait inutile ; mais enfin il m’a refusée, cela est constant, il peut se vanter de cela, il le fera peut-être ; qu’en arrive-t-il ? Cela jette un air de rebut sur une femme, les égards et l’attention qu’on a pour elle en diminuent, cela glace tous les esprits pour elle ; je ne parle point des cœurs, car je n’en ai que faire : mais on a besoin de considération dans la vie, elle dépend de l’opinion qu’on prend de vous ; c’est l’opinion qui nous donne tout, qui nous ôte tout, au point qu’après tout ce qui m’arrive, si je voulais me remarier, je le suppose, à peine m’estimerait-on quelque chose, il ne serait plus flatteur de m’aimer ; le Comte, s’il savait ce qui s’est passé, oui, le Comte, je suis persuadée qu’il ne voudrait plus de moi.

LUBIN, derrière.

Je ne serais pas si dégoûté.

LISETTE.

Et moi, Madame, je dis que le Chevalier est un hypocrite ; car, si son refus est si sérieux, pourquoi n’a-t-il pas voulu servir Monsieur le Comte comme je l’en priais ? Pourquoi m’a-t-il refusée durement, d’un air inquiet et piqué ?

LA MARQUISE.

Qu’est-ce que c’est que d’un air piqué ? Quoi ? Que voulez-vous dire ? Est-ce qu’il était jaloux ? En voici d’une autre espèce.

LISETTE.

Oui, Madame, je l’ai cru jaloux : voilà ce que c’est ; il en avait toute la mine. Monsieur s’informe comment le Comte est auprès de vous ; comment vous le recevez ; on lui dit que vous souffrez ses visites, que vous ne le recevez point mal. Point mal ! dit-il avec dépit, ce n’est donc pas la peine que je m’en mêle ? Qui est-ce qui n’aurait pas cru là-dessus qu’il songeait à vous pour lui-même ? Voilà ce qui m’avait fait parler, moi : eh ! que sait-on ce qui se passe dans sa tête ? peut-être qu’il vous aime.

LUBIN, derrière.

Il en est bien capable.

LA MARQUISE.

Me voilà déroutée, je ne sais plus comment régler ma conduite ; car il y en a une à tenir là-dedans : j’ignore laquelle, et cela m’inquiète.

HORTENSIUS.

Si vous me le permettez, Madame, je vous apprendrai un petit axiome qui vous sera, sur la chose, d’une merveilleuse instruction ; c’est que le jaloux veut avoir ce qu’il aime : or, étant manifeste que le Chevalier vous refuse...

LA MARQUISE.

Il me refuse ! Vous avez des expressions bien grossières ; votre axiome ne sait ce qu’il dit ; il n’est pas encore sûr qu’il me refuse.

LISETTE.

Il s’en faut bien ; demandez au Comte ce qu’il pense.

LA MARQUISE.

Comment, est-ce que le Comte était présent ?

LISETTE.

Il n’y était plus ; je dis seulement qu’il croit que le Chevalier est son rival.

LA MARQUISE.

Ce n’est pas assez qu’il le croie, ce n’est pas assez, il faut que cela soit ; il n’y a que cela qui puisse me venger de l’affront presque public que m’a fait sa réponse ; il n’y a que cela ; j’ai besoin, pour réparations, que son discours n’ait été qu’un dépit amoureux ; dépendre d’un dépit amoureux ! Cela n’est-il pas comique ? Assurément : ce n’est pas que je me soucie de ce qu’on appelle la gloire d’une femme, gloire sotte, ridicule, mais reçue, mais établie, qu’il faut soutenir, et qui nous pare ; les hommes pensent comme cela, il faut penser comme les hommes, ou ne pas vivre avec eux. Où en suis-je donc, si le Chevalier n’est point jaloux ? L’est-il ? ne l’est-il point ? on n’en sait rien. C’est un peut-être ; mais cette gloire en souffre, toute sotte qu’elle est, et me voilà dans la triste nécessité d’être aimée d’un homme qui me déplaît ; le moyen de tenir à cela ? oh ! je n’en demeurerai pas là, je n’en demeurerai pas là. Qu’en dites-vous, Monsieur ? il faut que la chose s’éclaircisse absolument.

HORTENSIUS.

Le mépris serait suffisant, Madame.

LA MARQUISE.

Eh ! non, Monsieur, vous me conseillez mal ; vous ne savez parler que de livres.

LUBIN.

Il y aura du bâton pour moi dans cette affaire-là.

LISETTE, pleurant.

Pour moi, Madame, je ne sais pas où vous prenez toutes vos alarmes, on dirait que j’ai renversé le monde entier. On n’a jamais aimé une maîtresse autant que je vous aime ; je m’avise de tout, et puis il se trouve que j’ai fait tous les maux imaginables. Je ne saurais durer comme cela ; j’aime mieux me retirer, du moins je ne verrai point votre tristesse, et l’envie de vous en tirer ne me fera point faire d’impertinence.

LA MARQUISE.

Il ne s’agit pas de vos larmes ; je suis compromise, et vous ne savez pas jusqu’où cela va. Voilà le Chevalier qui vient, restez ; j’ai intérêt d’avoir des témoins.

 

 

Scène VII

 

LUBIN, HORTENSIUS, LA MARQUISE, LISETTE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

Vous m’avez peut-être attendu, Madame, et je vous prie de m’excuser ; j’étais en affaire.

LA MARQUISE.

Il n’y a pas grand mal, Monsieur le Chevalier ; c’est une lecture retardée, voilà tout.

LE CHEVALIER.

J’ai cru d’ailleurs que Monsieur le Comte vous tenait compagnie, et cela me tranquillisait.

LUBIN, derrière.

Ahi ! ahi ! je m’enfuis.

LA MARQUISE, examinant le Chevalier.

On m’a dit que vous l’aviez vu, le Comte ?

LE CHEVALIER.

Oui, Madame.

LA MARQUISE, le regardant toujours.

C’est un fort honnête homme.

LE CHEVALIER.

Sans doute, et je le crois même d’un esprit très propre à consoler ceux qui ont du chagrin.

LA MARQUISE.

Il est fort de mes amis.

LE CHEVALIER.

Il est des miens aussi.

LA MARQUISE.

Je ne savais pas que vous le connussiez beaucoup ; il vient ici quelquefois, et c’est presque le seul des amis de feu Monsieur le Marquis que je voie encore ; il m’a paru mériter cette distinction-là ; qu’en dites-vous ?

LE CHEVALIER.

Oui, Madame, vous avez raison, et je pense comme vous ; il est digne d’être excepté.

LA MARQUISE, à Lisette, bas.

Trouvez-vous cet homme-là jaloux, Lisette ?

LE CHEVALIER, à part les premiers mots.

Monsieur le Comte et son mérite m’ennuient.

À la Marquise.

Madame, on a parlé d’une lecture, et si je croyais vous déranger je me retirerais.

LA MARQUISE.

Puisque la conversation vous ennuie, nous allons lire.

LE CHEVALIER.

Vous me faites un étrange compliment.

LA MARQUISE.

Point du tout, et vous allez être content.

À Lisette.

Retirez-vous, Lisette, vous me déplaisez là.

À Hortensius.

Et vous, Monsieur, ne vous écartez point, on va vous rappeler.

Au Chevalier.

Pour vous, Chevalier, j’ai encore un mot à vous dire avant notre lecture ; il s’agit d’un petit éclaircissement qui ne vous regarde point, qui ne touche que moi, et je vous demande en grâce de me répondre avec la dernière naïveté sur la question que je vais vous faire.

LE CHEVALIER.

Voyons, Madame, je vous écoute.

LA MARQUISE.

Le Comte m’aime, je viens de le savoir, et je l’ignorais.

LE CHEVALIER, ironiquement.

Vous l’ignorez ?

LA MARQUISE.

Je dis la vérité, ne m’interrompez point.

LE CHEVALIER.

Cette vérité-là est singulière.

LA MARQUISE.

Je n’y saurais que faire, elle ne laisse pas que d’être ; il est permis aux gens de mauvaise humeur de la trouver comme ils voudront.

LE CHEVALIER.

Je vous demande pardon d’avoir dit ce que j’en pense : continuons.

LA MARQUISE, impatiente.

Vous m’impatientez ! Aviez-vous cet esprit-là avec Angélique ? Elle aurait dû ne vous aimer guère.

LE CHEVALIER.

Je n’en avais point d’autre, mais il était de son goût, et il a le malheur de n’être pas du vôtre ; cela fait une grande différence.

LA MARQUISE.

Vous l’écoutiez donc quand elle vous parlait ; écoutez-moi aussi. Lisette vous a prié de me parler pour le Comte, vous ne l’avez point voulu.

LE CHEVALIER.

Je n’avais garde ; le Comte est un amant, vous m’aviez dit que vous ne les aimiez point ; mais vous êtes la maîtresse.

LA MARQUISE.

Non, je ne la suis point ; peut-on, à votre avis, répondre à l’amour d’un homme qui ne vous plaît pas ? Vous êtes bien particulier !

LE CHEVALIER, riant.

Hé ! Hé ! Hé ! j’admire la peine que vous prenez pour me cacher vos sentiments ; vous craignez que je ne les critique, après ce que vous m’avez dit : mais non, Madame, ne vous gênez point ; je sais combien il vaut de compter avec le cœur humain, et je ne vois rien là que de fort ordinaire.

LA MARQUISE, en colère.

Non, je n’ai de ma vie eu tant d’envie de quereller quelqu’un. Adieu.

LE CHEVALIER, la retenant.

Ah ! Marquise, tout ceci n’est que conversation, et je serais au désespoir de vous chagriner ; achevez, de grâce.

LA MARQUISE.

Je reviens. Vous êtes l’homme du monde le plus estimable, quand vous voulez ; et je ne sais par quelle fatalité vous sortez aujourd’hui d’un caractère naturellement doux et raisonnable ; laissez-moi finir... Je ne sais plus où j’en suis.

LE CHEVALIER.

Au Comte, qui vous déplaît.

LA MARQUISE.

Eh bien, ce Comte qui me déplaît, vous n’avez pas voulu me parler pour lui ; Lisette s’est même imaginé vous voir un air piqué.

LE CHEVALIER.

Il en pouvait être quelque chose.

LA MARQUISE.

Passe pour cela, c’est répondre, et je vous reconnais : sur cet air piqué, elle a pensé que je ne vous déplaisais pas.

LE CHEVALIER salue en riant.

Cela n’est pas difficile à penser.

LA MARQUISE.

Pourquoi ? On ne plaît pas à tout le monde ; or, comme elle a cru que vous me conveniez, elle vous a proposé ma main, comme si cela dépendait d’elle, et il est vrai que souvent je lui laisse assez de pouvoir sur moi ; vous vous êtes, dit-elle, révolté avec dédain contre la proposition.

LE CHEVALIER.

Avec dédain ? voilà ce qu’on appelle du fabuleux, de l’impossible.

LA MARQUISE.

Doucement, voici ma question : avez-vous rejeté l’offre de Lisette, comme piqué de l’amour du Comte, ou comme une chose qu’on rebute ? Était-ce dépit jaloux ? Car enfin, malgré nos conventions, votre cœur aurait pu être tenté du mien : ou bien était-ce vrai dédain ?

LE CHEVALIER.

Commençons par rayer ce dernier, il est incroyable ; pour de la jalousie...

LA MARQUISE.

Parlez hardiment.

LE CHEVALIER, d’un air embarrassé.

Que diriez-vous, si je m’avisais d’en avoir ?

LA MARQUISE.

Je dirais... que vous seriez jaloux.

LE CHEVALIER.

Oui, mais, Madame, me pardonneriez-vous ce que vous haïssez tant ?

LA MARQUISE.

Vous ne l’étiez donc point ?

Elle le regarde.

Je vous entends, je l’avais bien prévu, et mon injure est avérée.

LE CHEVALIER.

Que parlez-vous d’injure ? Où est-elle ? Est-ce que vous êtes fâchée contre moi ?

LA MARQUISE.

Contre vous, Chevalier ? non, certes ; et pourquoi me fâcherais-je ? Vous ne m’entendez point, c’est à l’impertinente Lisette à qui j’en veux : je n’ai point de part à l’offre qu’elle vous a faite, et il a fallu vous l’apprendre, voilà tout ; d’ailleurs, ayez de l’indifférence ou de la haine pour moi, que m’importe ? J’aime bien mieux cela que de l’amour ; au moins, ne vous y trompez pas.

LE CHEVALIER.

Qui ? moi, Madame, m’y tromper ! Eh ! ce sont ces dispositions-là dans lesquelles je vous ai vue, qui m’ont attaché à vous, vous le savez bien ; et depuis que j’ai perdu Angélique, j’oublierais presque qu’on peut aimer, si vous ne m’en parliez pas.

LA MARQUISE.

Oh ! pour moi, j’en parle sans m’en ressouvenir. Allons, Monsieur Hortensius, approchez, prenez votre place ; lisez-moi quelque chose de gai, qui m’amuse.

 

 

Scène VIII

 

LUBIN, HORTENSIUS, LA MARQUISE, LISETTE, LE CHEVALIER, HORTENSIUS

 

LA MARQUISE.

Chevalier, vous êtes le maître de rester si ma lecture vous convient ; mais vous êtes bien triste, et je veux tâcher de me dissiper.

LE CHEVALIER, sérieux.

Pour moi, Madame, je n’en suis point encore aux lectures amusantes.

Il s’en va.

LA MARQUISE, à Hortensius, quand il est parti.

Qu’est-ce que c’est que votre livre ?

HORTENSIUS.

Ce ne sont que des réflexions très sérieuses.

LA MARQUISE.

Eh bien, que ne parlez-vous donc ? vous êtes bien taciturne ! Pourquoi laisser sortir le Chevalier, puisque ce que vous allez lire lui convient ?

HORTENSIUS appelle le Chevalier.

Monsieur le Chevalier ! Monsieur le Chevalier !

LE CHEVALIER reparaît.

Que me voulez-vous ?

HORTENSIUS.

Madame vous prie de revenir, je ne lirai rien de récréatif.

LA MARQUISE.

Que voulez-vous dire : Madame vous prie ? Je ne prie point : vous avez des réflexions... et vous rappelez Monsieur, voilà tout.

LE CHEVALIER.

Je m’aperçois, Madame, que je faisais une impolitesse de me retirer, et je vais rester, si vous le voulez bien.

LA MARQUISE.

Comme il vous plaira ; asseyons-nous donc.

Ils prennent des sièges.

HORTENSIUS, après avoir toussé, craché, lit.

« La raison est d’un prix à qui tout cède ; c’est elle qui fait notre véritable grandeur ; on a nécessairement toutes les vertus avec elle ; enfin le plus respectable de tous les hommes, ce n’est pas le plus puissant, c’est le plus raisonnable. »

LE CHEVALIER, s’agitant sur son siège.

Ma foi, sur ce pied-là, le plus respectable de tous les hommes a tout l’air de n’être qu’une chimère : quand je dis les hommes, j’entends tout le monde.

LA MARQUISE.

Mais, du moins, y a-t-il des gens qui sont plus raisonnables les uns que les autres.

LE CHEVALIER.

Hum ! disons qui ont moins de folie, cela sera plus sûr.

LA MARQUISE.

Eh ! de grâce, laissez-moi un peu de raison, Chevalier ; je ne saurais convenir que je suis folle, par exemple...

LE CHEVALIER.

Vous, Madame ? Eh ! n’êtes-vous pas exceptée ? cela s’en va sans dire et c’est la règle.

LA MARQUISE.

Je ne suis point tentée de vous remercier ; poursuivons.

HORTENSIUS lit.

« Puisque la raison est un si grand bien, n’oublions rien pour la conserver ; fuyons les passions qui nous la dérobent ; l’amour est une de celles... »

LE CHEVALIER.

L’amour ! l’amour ôte la raison ? cela n’est pas vrai ; je n’ai jamais été plus raisonnable que depuis que j’en ai pour Angélique, et j’en ai excessivement.

LA MARQUISE.

Vous en aurez tant qu’il vous plaira, ce sont vos affaires, et on ne vous en demande pas le compte ; mais l’auteur n’a point tant de tort ; je connais des gens, moi, que l’amour rend bourrus et sauvages, et ces défauts-là n’embellissent personne, je pense.

HORTENSIUS.

Si Monsieur me donnait la licence de parachever, peut-être que...

LE CHEVALIER.

Petit auteur que cela, esprit superficiel...

HORTENSIUS, se levant.

Petit auteur, esprit superficiel ! Un homme qui cite Sénèque pour garant de ce qu’il dit, ainsi que vous le verrez plus bas, folio 24, chapitre V !

LE CHEVALIER.

Fût-ce chapitre mille, Sénèque ne sait ce qu’il dit.

HORTENSIUS.

Cela est impossible.

LA MARQUISE, riant.

En vérité, cela me divertit plus que ma lecture : mais, Monsieur Hortensius, en voilà assez, votre livre ne plaît point au Chevalier, n’en lisons plus ; une autre fois nous serons plus heureux.

LE CHEVALIER.

C’est votre goût, Madame, qui doit décider.

LA MARQUISE.

Mon goût veut bien avoir cette complaisance-là pour le vôtre.

HORTENSIUS, s’en allant.

Sénèque un petit auteur ! Par Jupiter, si je le disais, je croirais faire un blasphème littéraire. Adieu, Monsieur.

LE CHEVALIER.

Serviteur, serviteur.

 

 

Scène IX

 

LE CHEVALIER, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE.

Vous voilà brouillé avec Hortensius, Chevalier ; de quoi vous avisez-vous aussi de médire de Sénèque ?

LE CHEVALIER.

Sénèque et son défenseur ne m’inquiètent pas, pourvu que vous ne preniez pas leur parti, Madame.

LA MARQUISE.

Ah ! je demeurerai neutre, si la querelle continue ; car je m’imagine que vous ne voudrez pas la recommencer ; nos occupations vous ennuient, n’est-il pas vrai ?

LE CHEVALIER.

Il faut être plus tranquille que je ne suis, pour réussir à s’amuser.

LA MARQUISE.

Ne vous gênez point, Chevalier, vivons sans façon ; vous voulez peut-être seul : adieu, je vous laisse.

LE CHEVALIER.

Il n’y a plus de situation qui ne me soit à charge.

LA MARQUISE.

Je voudrais de tout mon cœur pouvoir vous calmer l’esprit.

Elle part lentement.

LE CHEVALIER, pendant qu’elle marche.

Ah ! je m’attendais à plus de repos quand j’ai rompu mon voyage ; je ne ferai plus de projets, je vois bien que je rebute le monde.

LA MARQUISE, s’arrêtant au milieu du théâtre.

Ce que je lui entends dire là me touche ; il ne serait pas généreux de le quitter dans cet état-là.

Elle revient.

Non, Chevalier, vous ne me rebutez point ; ne cédez point à votre douleur : tantôt vous partagiez mes chagrins, vous étiez sensible à la part que je prenais aux vôtres, pourquoi n’êtes-vous plus de même ? C’est cela qui me rebuterait, par exemple, car la véritable amitié veut qu’on fasse quelque chose pour elle, elle veut consoler.

LE CHEVALIER.

Aussi aurait-elle bien du pouvoir sur moi : si je la trouvais, personne au monde n’y serait plus sensible ; j’ai le cœur fait pour elle ; mais où est-elle ? Je m’imaginais l’avoir trouvée, me voilà détrompé, et ce n’est pas sans qu’il en coûte à mon cœur.

LA MARQUISE.

Peut-on de reproche plus injuste que celui que vous me faites ? De quoi vous plaignez-vous, voyons ? d’une chose que vous avez rendue nécessaire : une étourdie vient vous proposer ma main, vous y avez de la répugnance ; à la bonne heure, ce n’est point là ce qui me choque ; un homme qui a aimé Angélique peut trouver les autres femmes bien inférieures, elle a dû vous rendre les yeux très difficiles ; et d’ailleurs tout ce qu’on appelle vanité là-dessus, je n’en suis plus.

LE CHEVALIER.

Ah ! Madame, je regrette Angélique, mais vous m’en auriez consolé, si vous aviez voulu.

LA MARQUISE.

Je n’en ai point de preuve ; car cette répugnance dont je ne me plains point, fallait-il la marquer ouvertement ? Représentez-vous cette action-là de sang-froid ; vous êtes galant homme, jugez-vous ; où est l’amitié dont vous parlez ? Car, encore une fois, ce n’est pas de l’amour que je veux, vous le savez bien, mais l’amitié n’a-t-elle pas ses sentiments, ses délicatesses ? L’amour est bien tendre, Chevalier ; eh bien, croyez qu’elle ménage avec encore plus de scrupule que lui les intérêts de ceux qu’elle unit ensemble. Voilà le portrait que je m’en suis toujours fait, voilà comme je la sens, et comme vous auriez dû la sentir : il me semble que l’on n’en peut rien rabattre, et vous n’en connaissez pas les devoirs comme moi : qu’il vienne quelqu’un me proposer votre main, par exemple, et je vous apprendrai comme on répond là-dessus.

LE CHEVALIER.

Oh ! je suis sûr que vous y seriez plus embarrassé que moi ! car enfin, vous n’accepteriez point la proposition.

LA MARQUISE.

Nous n’y sommes pas, ce quelqu’un n’est pas venu, et ce n’est que pour vous dire combien je vous ménagerais : cependant vous vous plaignez.

LE CHEVALIER.

Eh ! morbleu, Madame, vous m’avez parlé de répugnance, et je ne saurais vous souffrir cette idée-là. Tenez, je trancherai tout d’un coup là-dessus : si je n’aimais pas Angélique, qu’il faut bien que j’oublie, vous n’auriez qu’une chose à craindre avec moi, qui est que mon amitié ne devînt amour, et raisonnablement il n’y aurait que cela à craindre non plus ; c’est là toute la répugnance que je me connais.

LA MARQUISE.

Ah ! pour cela, c’en serait trop ; il ne faut pas, Chevalier, il ne faut pas.

LE CHEVALIER.

Mais ce serait vous rendre justice ; d’ailleurs, d’où peut venir le refus dont vous m’accusez ? car enfin était-il naturel ? C’est que le Comte vous aimait, c’est que vous le souffriez ; j’étais outré de voir cet amour venir traverser un attachement qui devait faire toute ma consolation ; mon amitié n’est point compatible avec cela, ce n’est point une amitié faite comme les autres.

LA MARQUISE.

Eh bien, voilà qui change tout, je ne me plains plus, je suis contente ; ce que vous me dites là, je l’éprouve, je le sens ; c’est là précisément l’amitié que je demande, la voilà, c’est la véritable, elle est délicate, elle est jalouse, elle a droit de l’être ; mais que ne me parliez-vous ? Que n’êtes-vous venu me dire : Qu’est-ce que c’est que le Comte ? Que fait-il chez vous ? Je vous aurais tiré d’inquiétude, et tout cela ne serait point arrivé.

LE CHEVALIER.

Vous ne me verrez point faire d’inclination, à moi ; je n’y songe point avec vous.

LA MARQUISE.

Vraiment je vous le défends bien, ce ne sont pas là nos conditions ; je serais jalouse aussi, moi, jalouse comme nous l’entendons.

LE CHEVALIER.

Vous, Madame ?

LA MARQUISE.

Est-ce que je ne l’étais pas de cette façon-là tantôt ? votre réponse à Lisette n’avait-elle pas dû me choquer ?

LE CHEVALIER.

Vous m’avez pourtant dit de cruelles choses.

LA MARQUISE.

Eh ! à qui en dit-on, si ce n’est aux gens qu’on aime, et qui semblent n’y pas répondre ?

LE CHEVALIER.

Dois-je vous en croire ? Que vous me tranquillisez, ma chère Marquise !

LA MARQUISE.

Écoutez, je n’avais pas moins besoin de cette explication-là que vous.

LE CHEVALIER.

Que vous me charmez ! Que vous me donnez de joie !

Il lui baise la main.

LA MARQUISE, riant.

On le prendrait pour mon amant, de la manière dont il me remercie.

LE CHEVALIER.

Ma foi, je défie un amant de vous aimer plus que je fais ; je n’aurais jamais cru que l’amitié allât si loin, cela est surprenant ; l’amour est moins vif.

LA MARQUISE.

Et cependant il n’y a rien de trop.

LE CHEVALIER.

Non, il n’y a rien de trop ; mais il me reste une grâce à vous demander. Gardez-vous Hortensius ? Je crois qu’il est fâché de me voir ici, et je sais lire aussi bien que lui.

LA MARQUISE.

Eh bien, Chevalier, il faut le renvoyer ; voilà toute la façon qu’il faut y faire.

LE CHEVALIER.

Et le Comte, qu’en ferons-nous ? Il m’inquiète un peu.

LA MARQUISE.

On le congédiera aussi ; je veux que vous soyez content, je veux vous mettre en repos. Donnez-moi la main, je serais bien aise de me promener dans le jardin.

LE CHEVALIER.

Allons, Marquise.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

HORTENSIUS, seul

 

N’est-ce pas une chose étrange, qu’un homme comme moi n’ait point de fortune ! Posséder le grec et le latin, et ne pas posséder dix pistoles ? Ô divin Homère ! Ô Virgile ! et vous gentil Anacréon ! Vos doctes interprètes ont de la peine à vivre ; bientôt je n’aurai plus d’asile : j’ai vu la Marquise irritée contre le Chevalier ; mais incontinent je l’ai vue dans le jardin discourir avec lui de la manière la plus bénévole. Quels solécismes de conduite ! Est-ce que l’amour m’expulserait d’ici ?

 

 

Scène II

 

HORTENSIUS, LISETTE, LUBIN

 

LUBIN, gaillardement.

Tiens, Lisette, le voilà bien à propos pour lui faire nos adieux.

En riant.

Ah, ah, ah !

HORTENSIUS.

À qui en veut cet étourdi-là, avec son transport de joie ?

LUBIN.

Allons, gai, camarade Docteur ; comment va la philosophie ?

HORTENSIUS.

Pourquoi me faites-vous cette question-là ?

LUBIN.

Ma foi, je n’en sais rien, si ce n’est pour entrer en conversation.

LISETTE.

Allons, allons, venons au fait.

LUBIN.

Encore un petit mot, Docteur : n’avez-vous jamais couché dans la rue ?

HORTENSIUS.

Que signifie ce discours ?

LUBIN.

C’est que cette nuit vous en aurez le plaisir ; le vent de bise vous en dira deux mots.

LISETTE.

N’amusons point davantage Monsieur Hortensius. Tenez, Monsieur, voilà de l’or que Madame m’a chargé de vous donner, moyennant quoi, comme elle prend congé de vous, vous pouvez prendre congé d’elle. À mon égard, je salue votre érudition, et je suis votre très humble servante.

Elle lui fait la révérence.

LUBIN.

Et moi votre serviteur.

HORTENSIUS.

Quoi, Madame me renvoie ?

LISETTE.

Non pas, Monsieur, elle vous prie seulement de vous retirer.

LUBIN.

Et vous qui êtes honnête, vous ne refuserez rien aux prières de Madame.

HORTENSIUS.

Savez-vous la raison de cela, Mademoiselle Lisette ?

LISETTE.

Non : mais en gros je soupçonne que cela pourrait venir de ce que vous l’ennuyez.

LUBIN.

Et en détail, de ce que nous sommes bien aises de nous aimer en paix, en dépit de la philosophie que vous avez dans la tête.

LISETTE.

Tais-toi.

HORTENSIUS.

J’entends, c’est que Madame la Marquise et Monsieur le Chevalier ont de l’inclination l’un pour l’autre.

LISETTE.

Je n’en sais rien, ce ne sont pas mes affaires.

LUBIN.

Eh bien ! tout coup vaille, quand ce serait de l’inclination, quand ce serait des passions, des soupirs, des flammes, et de la noce après : il n’y a rien de si gaillard ; on a un cœur, on s’en sert, cela est naturel.

LISETTE, à Lubin.

Finis tes sottises.

À Hortensius.

Vous voilà averti, Monsieur ; je crois que cela suffit.

LUBIN.

Adieu, touchez là, et partez ferme ; il n’y aura pas de mal à doubler le pas.

HORTENSIUS.

Dites à Madame que je me conformerai à ses ordres.

 

 

Scène III

 

LISETTE, LUBIN

 

LISETTE.

Enfin, le voilà congédié ; c’est pourtant un amant que je perds.

LUBIN.

Un amant ! Quoi ! ce vieux radoteur t’aimait ?

LISETTE.

Sans doute ; il voulait me faire des arguments.

LUBIN.

Hum !

LISETTE.

Des arguments, te dis-je ; mais je les ai fort bien repoussés avec d’autres.

LUBIN.

Des arguments ! Voudrais-tu bien m’en pousser un, pour voir ce que c’est ?

LISETTE.

Il n’y a rien de si aisé. Tiens, en voilà un : tu es un joli garçon, par exemple.

LUBIN.

Cela est vrai.

LISETTE.

J’aime tout ce qui est joli, ainsi je t’aime : c’est là ce que l’on appelle un argument.

LUBIN.

Pardi, tu n’as que faire du Docteur pour cela, je t’en ferai aussi bien qu’un autre. Gageons un petit baiser que je t’en donne une douzaine.

LISETTE.

Je gagerai quand nous serons mariés, parce que je serai bien aise de perdre.

LUBIN.

Bon ! quand nous serons mariés, j’aurai toujours gagné sans faire de gageure.

LISETTE.

Paix ! j’entends quelqu’un qui vient ; je crois que c’est Monsieur le Comte : Madame m’a chargé d’un compliment pour lui, qui ne le réjouira pas.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, LISETTE, LUBIN

 

LE COMTE, d’un air ému.

Bonjour, Lisette ; je viens de rencontrer Hortensius, qui m’a dit des choses bien singulières. La Marquise le renvoie, à ce qu’il dit, parce qu’elle aime le Chevalier, et qu’elle l’épouse. Cela est-il vrai ? Je vous prie de m’instruire...

LISETTE.

Mais, Monsieur le Comte, je ne crois pas que cela soit, et je n’y vois pas encore d’apparence : Hortensius lui déplaît, elle le congédie ; voilà tout ce que j’en puis dire.

LE COMTE, à Lubin.

Et toi, n’en sais-tu pas davantage ?

LUBIN.

Non, Monsieur le Comte, je ne sais que mon amour pour Lisette : voilà toutes mes nouvelles.

LISETTE.

Madame la Marquise est si peu disposée à se marier, qu’elle ne veut pas même voir d’amants : elle m’a dit de vous prier de ne point vous obstiner à l’aimer.

LE COMTE.

Non plus qu’à la voir, sans doute ?

LISETTE.

Mais je crois que cela revient au même.

LUBIN.

Oui, qui dit l’un dit l’autre.

LE COMTE.

Que les femmes sont inconcevables ! Le Chevalier est ici, apparemment ?

LISETTE.

Je crois qu’oui.

LUBIN.

Leurs sentiments d’amitié ne permettent pas qu’ils se séparent.

LE COMTE.

Ah ! avertissez, je vous prie, le Chevalier, que je voudrais lui dire un mot.

LISETTE.

J’y vais de ce pas, Monsieur le Comte.

Lubin sort avec Lisette, en saluant le Comte.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, seul

 

Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce de l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre ? Le Chevalier va venir, interrogeons son cœur pour en tirer la vérité. Je vais me servir d’un stratagème, qui, tout commun qu’il est, ne laisse pas souvent que de réussir.

 

 

Scène VI

 

LE CHEVALIER, LE COMTE

 

LE CHEVALIER.

On m’a dit que vous me demandiez ; puis-je vous rendre quelque service, Monsieur ?

LE COMTE.

Oui, Chevalier, vous pouvez véritablement m’obliger.

LE CHEVALIER.

Pardi, si je le puis, cela vaut fait.

LE COMTE.

Vous m’avez dit que vous n’aimiez pas la Marquise.

LE CHEVALIER.

Que dites-vous là ? je l’aime de tout mon cœur.

LE COMTE.

J’entends que vous n’aviez point d’amour pour elle.

LE CHEVALIER.

Ah ! c’est une autre affaire, et je me suis expliqué là-dessus.

LE COMTE.

Je le sais, mais êtes-vous dans les mêmes sentiments ? Ne s’agit-il point à présent d’amour, absolument ?

LE CHEVALIER, riant.

Eh ! mais, en vérité, par où jugez-vous qu’il y en ait ? Qu’est-ce que c’est que cette idée-là ?

LE COMTE.

Moi, je n’en juge point, je vous le demande.

LE CHEVALIER.

Hum ! vous avez pourtant la mine d’un homme qui le croit.

LE COMTE.

Eh bien, débarrassez-vous de cela ; dites-moi oui ou non.

LE CHEVALIER, riant.

Eh, eh ! Monsieur le Comte, un homme d’esprit comme vous ne doit point faire de chicane sur les mots ; le oui et le non, qui ne se sont point présentés à moi, ne valent pas mieux que le langage que je vous tiens ; c’est la même chose, assurément : il y a entre la Marquise et moi une amitié et des sentiments vraiment respectables. Êtes-vous content ? Cela est-il net ? Voilà du français.

LE COMTE, à part.

Pas trop... On ne saurait mieux dire, et j’ai tort ; mais il faut pardonner aux amants, ils se méfient de tout.

LE CHEVALIER.

Je sais ce qu’ils sont par mon expérience. Revenons à vous et à vos amours, je m’intéresse beaucoup à ce qui vous regarde ; mais n’allez pas encore empoisonner ce que je vais vous dire ; ouvrez-moi votre cœur. Est-ce que vous voulez continuer d’aimer la Marquise ?

LE COMTE.

Toujours.

LE CHEVALIER.

Entre nous ; il est étonnant que vous ne vous lassiez point de son indifférence. Parbleu, il faut quelques sentiments dans une femme. Vous hait-elle ? on combat sa haine ; ne lui déplaisez-vous pas ? on espère ; mais une femme qui ne répond rien, comment se conduire avec elle ? par où prendre son cœur ? un cœur qui ne se remue ni pour ni contre, qui n’est ni ami ni ennemi, qui n’est rien, qui est mort, le ressuscite-t-on ? Je n’en crois rien : et c’est pourtant ce que vous voulez faire.

LE COMTE, finement.

Non, non, Chevalier, je vous parle confidemment, à mon tour. Je n’en suis pas tout à fait réduit à une entreprise si chimérique, et le cœur de la Marquise n’est pas si mort que vous le pensez : m’entendez-vous ? Vous êtes distrait.

LE CHEVALIER.

Vous vous trompez, je n’ai jamais eu plus d’attention.

LE COMTE.

Elle savait mon amour, je lui en parlais, elle écoutait.

LE CHEVALIER.

Elle écoutait ?

LE COMTE.

Oui, je lui demandais du retour.

LE CHEVALIER.

C’est l’usage ; et à cela quelle réponse ?

LE COMTE.

On me disait de l’attendre.

LE CHEVALIER.

C’est qu’il était tout venu.

LE COMTE, à part.

Il l’aime... Cependant aujourd’hui elle ne veut pas me voir, j’attribue cela à ce que j’avais été quelques jours sans paraître, avant que vous arrivassiez : la Marquise est la femme de France la plus fière.

LE CHEVALIER.

Ah ! je la trouve passablement humiliée d’avoir cette fierté-là.

LE COMTE.

Je vous ai prié tantôt de me raccommoder avec elle, et je vous en prie encore.

LE CHEVALIER.

Eh ! vous vous moquez, cette femme-là vous adore.

LE COMTE.

Je ne dis pas cela.

LE CHEVALIER.

Et moi, qui ne m’en soucie guère, je le dis pour vous.

LE COMTE.

Ce qui m’en plaît, c’est que vous le dites sans jalousie.

LE CHEVALIER.

Oh ! parbleu, si cela vous plaît, vous êtes servi à souhait ; car je vous dirai que j’en suis charmé, que je vous en félicite, et que je vous embrasserais volontiers.

LE COMTE.

Embrassez donc, mon cher.

LE CHEVALIER.

Ah ! ce n’est pas la peine ; il me suffit de m’en réjouir sincèrement, et je vais vous en donner des preuves qui ne seront point équivoques.

LE COMTE.

Je voudrais bien vous en donner de ma reconnaissance, moi ; et si vous étiez d’humeur à accepter celle que j’imagine, ce serait alors que je serais bien sûr de vous. À l’égard de la Marquise...

LE CHEVALIER.

Comte, finissons : vous autres amants, vous n’avez que votre amour et ses intérêts dans la tête, et toutes ces folies-là n’amusent point les autres. Parlons d’autre chose : de quoi s’agit-il ?

LE COMTE.

Dites-moi, mon cher, auriez-vous renoncé au mariage ?

LE CHEVALIER.

Oh ! parbleu, c’en est trop : faut-il que j’y renonce pour vous mettre en repos ? Non, Monsieur ; je vous demande grâce pour ma postérité, s’il vous plaît. Je n’irai point sur vos brisées, mais qu’on me trouve un parti convenable, et demain je me marie ; et qui plus est, c’est que cette Marquise, qui ne vous sort pas de l’esprit, tenez, je m’engage à la prier de la fête.

LE COMTE.

Ma foi, Chevalier, vous me ravissez ; je sens bien que j’ai affaire au plus franc de tous les hommes ; vos dispositions me charment. Mon cher ami, continuons : vous connaissez ma sœur ; que pensez-vous d’elle ?

LE CHEVALIER.

Ce que j’en pense ?... Votre question me fait ressouvenir qu’il y a longtemps que je ne l’ai vue, et qu’il faut que vous me présentiez à elle.

LE COMTE.

Vous m’avez dit cent fois qu’elle était digne d’être aimée du plus honnête homme : on l’estime, vous connaissez son bien, vous lui plairez, j’en suis sûr ; et si vous ne voulez qu’un parti convenable, en voilà un.

LE CHEVALIER.

En voilà un... vous avez raison... oui... votre idée est admirable : elle est amie de la Marquise, n’est-ce pas ?

LE COMTE.

Je crois qu’oui.

LE CHEVALIER.

Allons, cela est bon, et je veux que ce soit moi qui lui annonce la chose. Je crois que c’est elle qui entre, retirez-vous pour quelques moments dans ce cabinet ; vous allez voir ce qu’un rival de mon espèce est capable de faire, et vous paraîtrez quand je vous appellerai. Partez, point de remerciement, un jaloux n’en mérite point.

 

 

Scène VII

 

LE CHEVALIER, seul

 

Parbleu, Madame, je suis donc cet ami qui devait vous tenir lieu de tout : vous m’avez joué, femme que vous êtes ; mais vous allez voir combien je m’en soucie.

 

 

Scène VIII

 

LA MARQUISE, LE CHEVALIER

 

LA MARQUISE.

Le Comte, dit-on, était avec vous, Chevalier. Vous avez été bien longtemps ensemble, de quoi donc était-il question ?

LE CHEVALIER, sérieusement.

De pures visions de sa part, Marquise ; mais des visions qui m’ont chagriné, parce qu’elles vous intéressent, et dont la première a d’abord été de me demander si je vous aimais.

LA MARQUISE.

Mais je crois que cela n’est pas douteux.

LE CHEVALIER.

Sans difficulté : mais prenez garde, il parlait d’amour, et non pas d’amitié.

LA MARQUISE.

Ah ! il parlait d’amour ? Il est bien curieux : à votre place, je n’aurais pas seulement voulu les distinguer, qu’il devine.

LE CHEVALIER.

Non pas, Marquise, il n’y avait pas moyen de jouer là-dessus, car il vous enveloppait dans ses soupçons, et vous faisait pour moi le cœur plus tendre que je ne mérite ; vous voyez bien que cela était sérieux ; il fallait une réponse décisive, aussi l’ai-je faite, et l’ai bien assuré qu’il se trompait et qu’absolument il ne s’agissait point d’amour entre nous deux, absolument.

LA MARQUISE.

Mais croyez-vous l’avoir persuadé, et croyez-vous lui avoir dit cela d’un ton bien vrai, du ton d’un homme qui le sent ?

LE CHEVALIER.

Oh ! ne craignez rien, je l’ai dit de l’air dont on dit la vérité. Comment donc, je serais très fâché, à cause de vous, que le commerce de notre amitié rendît vos sentiments équivoques ; mon attachement pour vous est trop délicat, pour profiter de l’honneur que cela me ferait ; mais j’y ai mis bon ordre, et cela par une chose tout à fait imprévue : vous connaissez sa sœur, elle est riche, très aimable, et de vos amies, même.

LA MARQUISE.

Assez médiocrement.

LE CHEVALIER.

Dans la joie qu’il a eu de perdre ses soupçons, le Comte me l’a proposée ; et comme il y a des instants et des réflexions qui nous déterminent tout d’un coup, ma foi j’ai pris mon parti ; nous sommes d’accord, et je dois l’épouser. Ce n’est pas là tout, c’est que je me suis encore chargé de vous parler en faveur du Comte, et je vous en parle du mieux qu’il m’est possible ; vous n’aurez pas le cœur inexorable, et je ne crois pas la proposition fâcheuse.

LA MARQUISE, froidement.

Non, Monsieur ; je vous avoue que le Comte ne m’a jamais déplu.

LE CHEVALIER.

Ne vous a jamais déplu ! C’est fort bien fait. Mais pourquoi donc m’avez-vous dit le contraire ?

LA MARQUISE.

C’est que je voulais me le cacher à moi-même, et il l’ignore aussi.

LE CHEVALIER.

Point du tout, Madame, car il vous écoute.

LA MARQUISE.

Lui ?

 

 

Scène IX

 

LA MARQUISE, LE CHEVALIER, LE COMTE

 

LE COMTE.

J’ai suivi les conseils du Chevalier, Madame ; permettez que mes transports vous marquent la joie où je suis.

Il se jette aux genoux de la Marquise.

LA MARQUISE.

Levez-vous, Comte, vous pouvez espérer.

LE COMTE.

Que je suis heureux ! et toi, Chevalier, que ne te dois-je pas ? Mais, Madame, achevez de me rendre le plus content de tous les hommes. Chevalier, joignez vos prières aux miennes.

LE CHEVALIER, d’un air agité.

Vous n’en avez pas besoin, Monsieur ; j’avais promis de parler pour vous ; j’ai tenu parole, je vous laisse ensemble, je me retire.

À part.

Je me meurs.

LE COMTE.

J’irai te retrouver chez toi.

 

 

Scène X

 

LA MARQUISE, LE COMTE

 

LE COMTE.

Madame, il y a longtemps que mon cœur est à vous ; consentez à mon bonheur ; que cette aventure-ci vous détermine : souvent il n’en faut pas davantage. J’ai ce soir affaire chez mon notaire, je pourrais vous l’amener ici, nous y souperions avec ma sœur qui doit venir vous voir ; le Chevalier s’y trouverait ; vous verriez ce qu’il vous plairait de faire ; des articles sont bientôt passés, et ils n’engagent qu’autant qu’on veut ; ne me refusez pas, je vous en conjure.

LA MARQUISE.

Je ne saurais vous répondre, je me sens un peu indisposée ; laissez-moi me reposer, je vous prie.

LE COMTE.

Je vais toujours prendre les mesures qui pourront vous engager à m’assurer vos bontés.

 

 

Scène XI

 

LA MARQUISE, seule

 

Ah ! je ne sais où j’en suis ; respirons ; d’où vient que je soupire ? les larmes me coulent des yeux ; je me sens saisie de la tristesse la plus profonde, et je ne sais pourquoi. Qu’ai-je affaire de l’amitié du Chevalier ? L’ingrat qu’il est, il se marie : l’infidélité d’un amant ne me toucherait point, celle d’un ami me désespère ; le Comte m’aime, j’ai dit qu’il ne me déplaisait pas ; mais où ai-je donc été chercher tout cela ?

 

 

Scène XII

 

LA MARQUISE, LISETTE

 

LISETTE.

Madame, je vous avertis qu’on vient de renvoyer Madame la Comtesse, mais elle a dit qu’elle repasserait sur le soir ; voulez-vous y être ?

LA MARQUISE.

Non, jamais, Lisette ; je ne saurais.

LISETTE.

Êtes-vous indisposée ? Madame, vous avez l’air bien abattue ; qu’avez-vous donc ?

LA MARQUISE.

Hélas ! Lisette, on me persécute, on veut que je me marie.

LISETTE.

Vous marier ! À qui donc ?

LA MARQUISE.

Au plus haïssable de tous les hommes ; à un homme que le hasard a destiné pour me faire du mal, et pour m’arracher, malgré moi, des discours que j’ai tenus, sans savoir ce que je disais.

LISETTE.

Mais il n’est venu que le Comte.

LA MARQUISE.

Eh ! c’est lui-même.

LISETTE.

Et vous l’épousez ?

LA MARQUISE.

Je n’en sais rien ; je te dis qu’il le prétend.

LISETTE.

Il le prétend ? Mais qu’est-ce que c’est donc que cette aventure-là ? Elle ne ressemble à rien.

LA MARQUISE.

Je ne saurais te la mieux dire ; c’est le Chevalier, c’est ce misanthrope-là qui est cause de cela : il m’a fâché, le Comte en a profité, je ne sais comment ; ils veulent souper ce soir ici ; ils ont parlé de notaire, d’articles ; je les laissais dire ; le Chevalier est sorti, il se marie aussi ; le Comte lui donne sa sœur ; car il ne manquait qu’une sœur, pour achever de me déplaire, à cet homme-là...

LISETTE.

Quand le Chevalier l’épouserait, que vous importe ?

LA MARQUISE.

Veux-tu que je sois la belle-sœur d’un homme qui m’est devenu insupportable ?

LISETTE.

Hé ! mort de ma vie ! ne la soyez pas, renvoyez le Comte !

LA MARQUISE.

Hé ! sur quel prétexte ! Car enfin, quoiqu’il me fâche, je n’ai pourtant rien à lui reprocher.

LISETTE.

Oh ! je m’y perds, Madame ; je n’y comprends plus rien.

LA MARQUISE.

Ni moi non plus : je ne sais plus où j’en suis, je ne saurais me démêler, je me meurs ! Qu’est-ce que c’est donc que cet état-là ?

LISETTE.

Mais c’est, je crois, ce maudit Chevalier qui est cause de tout cela ; et pour moi je crois que cet homme-là vous aime.

LA MARQUISE.

Eh ! non, Lisette ; on voit bien que tu te trompes.

LISETTE.

Voulez-vous m’en croire, Madame ? ne le revoyez plus.

LA MARQUISE.

Eh ! laisse-moi, Lisette, tu me persécutes aussi ! Ne me laissera-t-on jamais en repos ? En vérité, la situation où je me trouve est bien triste !

LISETTE.

Votre situation, je la regarde comme une énigme.

 

 

Scène XIII

 

LA MARQUISE, LISETTE, LUBIN

 

LUBIN.

Madame, Monsieur le Chevalier, qui est dans un état à faire compassion...

LA MARQUISE.

Que veut-il dire ? demande-lui ce qu’il a, Lisette.

LUBIN.

Hélas ! je crois que son bon sens s’en va : tantôt il marche, tantôt il s’arrête ; il regarde le ciel, comme s’il ne l’avait jamais vu ; il dit un mot, il en bredouille un autre, et il m’envoie savoir si vous voulez bien qu’il vous voie.

LA MARQUISE.

Ne me conseilles-tu pas de le voir ? Oui, n’est-ce pas ?

LISETTE.

Oui, Madame ; du ton dont vous me le demandez, je vous le conseille.

LUBIN.

Il avait d’abord fait un billet pour vous, qu’il m’a donné.

LA MARQUISE.

Voyons donc.

LUBIN.

Tout à l’heure, Madame. Quand j’ai eu ce billet, il a couru après moi : Rends-moi le papier. Je l’ai rendu. Tiens, va le porter. Je l’ai donc repris. Rapporte le papier. Je l’ai rapporté ; ensuite, il a laissé tomber le billet en se promenant, et je l’ai ramassé sans qu’il l’ait vu, afin de vous l’apporter comme à sa bonne amie, pour voir ce qu’il a, et s’il y a quelque remède à sa peine.

LA MARQUISE.

Montre donc.

LUBIN.

Le voici ; et tenez, voilà l’écrivain qui arrive.

 

 

Scène XIV

 

LA MARQUISE, LE CHEVALIER, LISETTE

 

LA MARQUISE, à Lisette.

Sors, il sera peut-être bien aise de n’avoir point de témoins, d’être seul.

 

 

Scène XV

 

LE CHEVALIER, LA MARQUISE

 

LE CHEVALIER prend de longs détours.

Je viens prendre congé de vous, et vous dire adieu, Madame.

LA MARQUISE.

Vous, Monsieur le Chevalier ? et où allez-vous donc ?

LE CHEVALIER.

Où j’allais quand vous m’avez arrêté.

LA MARQUISE.

Mon dessein n’était pas de vous arrêter pour si peu de temps.

LE CHEVALIER.

Ni le mien de vous quitter si tôt, assurément.

LA MARQUISE.

Pourquoi donc me quittez-vous ?

LE CHEVALIER.

Pourquoi je vous quitte ? Eh ! Marquise, que vous importe de me perdre, dès que vous épousez le Comte ?

LA MARQUISE.

Tenez, Chevalier, vous verrez qu’il y a encore du malentendu dans cette querelle-là : ne précipitez rien, je ne veux point que vous partiez, j’aime mieux avoir tort.

LE CHEVALIER.

Non, Marquise, c’en est fait ; il ne m’est plus possible de rester, mon cœur ne serait plus content du vôtre.

LA MARQUISE, avec douleur.

Je crois que vous vous trompez.

LE CHEVALIER.

Si vous saviez combien je vous dis vrai ! combien nos sentiments sont différents !...

LA MARQUISE.

Pourquoi différents. Il faudrait donner un peu plus d’étendue à ce que vous dites là, Chevalier ; je ne vous entends pas bien.

LE CHEVALIER.

Ce n’est qu’un seul mot qui m’arrête.

LA MARQUISE, avec un peu d’embarras.

Je ne puis deviner, si vous ne me le dites.

LE CHEVALIER.

Tantôt je m’étais expliqué dans un billet que je vous avais écrit.

LA MARQUISE.

À propos de billet, vous me faites ressouvenir que l’on m’en a apporté un quand vous êtes venu.

LE CHEVALIER, intrigué.

Et de qui est-il, Madame ?

LA MARQUISE.

Je vous le dirai.

                Elle lit.

« Je devais, Madame, regretter Angélique toute ma vie ; cependant, le croiriez-vous ? je pars aussi pénétré d’amour pour vous que je le fus jamais pour elle. »

LE CHEVALIER.

Ce que vous lisez là, Madame, me regarde-t-il ?

LA MARQUISE.

Tenez, Chevalier, n’est-ce pas là le mot qui vous arrête ?

LE CHEVALIER.

C’est mon billet ! Ah ! Marquise, que voulez-vous que je devienne ?

LA MARQUISE.

Je rougis, Chevalier, c’est vous répondre.

LE CHEVALIER, lui baisant la main.

Mon amour pour vous durera autant que ma vie.

LA MARQUISE.

Je ne vous le pardonne qu’à cette condition-là.

 

 

Scène XVI

 

LA MARQUISE, LE CHEVALIER, LE COMTE

 

LE COMTE.

Que vois-je, Monsieur le Chevalier ? voilà de grands transports !

LE CHEVALIER.

Il est vrai, Monsieur le Comte ; quand vous me disiez que j’aimais Madame, vous connaissiez mieux mon cœur que moi ; mais j’étais dans la bonne foi, et je suis sûr de vous paraître excusable.

LE COMTE.

Et vous, Madame ?

LA MARQUISE.

Je ne croyais pas l’amitié si dangereuse.

LE COMTE.

Ah ! Ciel !

 

 

Scène XVII

 

LA MARQUISE, LE CHEVALIER, LISETTE, LUBIN

 

LISETTE.

Madame, il y a là-bas un notaire que le Comte a amené.

LE CHEVALIER.

Le retiendrons-nous, Madame ?

LA MARQUISE.

Faites, je ne me mêle plus de rien.

LISETTE, au Chevalier.

Ah ! je commence à comprendre : le Comte s’en va, le notaire reste, et vous vous mariez.

LUBIN.

Et nous aussi, et il faudra que votre contrat fasse la fondation du nôtre : n’est-ce pas, Lisette ? Allons, de la joie !

PDF