Mam’zelle fait ses dents (Eugène LABICHE - MARC-MICHEL)

Comédie en un acte, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la Montansier, le 9 avril 1851.

 

Personnages

 

MONSIEUR CHATCHIGNON, rentier, 45 ans

TURPIN frère, ami de Chatchignon

MADAME CHATCHIGNON, 40 ans

LOUISE, sa fille, 6 ans

GUDULE, servante belge

 

La scène est à Paris, chez M. Chatchignon.

 

Le théâtre représente un salon : Gauche du public. Un coffre à bois, tout près de la cheminée qui est au premier plan ; porte au troisième plan ; un fauteuil près de la cheminée. Fond. Porte à deux battants, un fauteuil de chaque côté de la porte ; au milieu du théâtre, un grand guéridon ; un grand fauteuil à coussin mobile a côté du guéridon, a droite. Droite. Premier plan, une petite table basse sur laquelle sont des jouets des gravures d’enfants, et une poupée. Un  tabouret à côté de la petite table. Une croisée au premier plan, une porte au troisième.

 

 

Scène première

 

MADAME CHATCHIGNON, CHATCHIGNON

 

CHATCHIGNON, assis dans le grand fauteuil près du guéridon.

Non, madame Chatchignon !

MADAME CHATCHIGNON, assise près de la cheminée.

Si, monsieur Chatchignon !

CHATCHIGNON.

Je veux et je prétends que ma fille épouse un notaire !

MADAME CHATCHIGNON.

Et moi, je veux et je prétends qu’elle épouse un pharmacien.

CHATCHIGNON, se levant.

Non, madame Chatchignon.

MADAME CHATCHIGNON, se levant.

Si, monsieur Chatchig... en vérité nous sommes fous... une enfant de sept ans !

CHATCHIGNON.

C’est égal... je pose un jalon... elle épousera un notaire !

MADAME CHATCHIGNON.

Vous êtes toujours à me contredire.

CHATCHIGNON.

C’est vous ! ce matin encore, je me suis permis de donner un avis sur la toilette de la petite...

MADAME CHATCHIGNON.

Sa toilette ne vous regarde pas.

CHATCHIGNON.

Voilà qui est fort ! Je suis son père peut-être ?

MADAME CHATCHIGNON.

Comment peut-être ? vous en doutez, monsieur Chatchignon !

CHATCHIGNON.

Mais non ! il ne s’agit pas de ça !... mais avec votre idée d’habiller ma fille à la mode anglaise, vous finirez par me l’enrhumer.

MADAME CHATCHIGNON.

Bah ! vous avez toujours peur !

CHATCHIGNON.

Pauvre petit ange ! quand je la vois aller aux Tuileries les bras nus, les jambes nues... ça me fait grelotter !... Voyons, est-ce que je vais aux Tuileries comme ça, moi ?

MADAME CHATCHIGNON.

Ah ! que c’est bête !

CHATCHIGNON.

Un enfant, voyez-vous, c’est comme un frêle arbrisseau... un myrte ! je compare ma fille à un myrte.

MADAME CHATCHIGNON.

Eh bien ! après ?

CHATCHIGNON.

Au-dessous de dix degrés, ça gèle... et au-dessus ça grille... c’est pourquoi je viens de faire établir un calorifère... Il y a là une bouche de chaleur, et grâce à ce thermomètre...

Il s’en approche.

Tenez, onze degrés... il n’en faut que dix... crac, je ferme.

Il ferme la bouche de chaleur.

Voilà comme on élève les enfants.

MADAME CHATCHIGNON.

Et les vers à soie ! Ah ! tenez, vous êtes absurde !

CHATCHIGNON.

Absurde ! Voilà encore ! Hier, vous m’avez appelé maniaque !

MADAME CHATCHIGNON.

Dame !

CHATCHIGNON.

Avant-hier, patraque... et ce matin, ganache... devant l’enfant !... devant l’enfant ! vous me dépouillez de mon prestige !

MADAME CHATCHIGNON.

C’est votre faute ! vous avez parfois des idées si ridicules !

CHATCHIGNON.

D’accord ! d’accord !

Air : Mes yeux disaient tout le contraire.

Mais a l’œil qui me doit le jour
Ne déflorez pas son idole ;
Et sur mon front laissez, m’amour,
Scintiller ma blanche auréole.
Quand nous serons seuls, sans témoin,
Venez me dire avec mystère :
« Vous êt’s bête a manger du foin ! »
Je ne dirai pas le contraire.

MADAME CHATCHIGNON.

C’est plus fort que moi ! Je ne peux pas me contenir ! je suis si nerveuse !

CHATCHIGNON.

Ah ! oui ! parlons-en !... au moindre bobo de la petite, vous ne connaissez qu’une chose, c’est de vous trouver mal... Tenez, il y a trois jours, ici même... l’enfant est tombée et au lieu de la relever, v’lan ! vous vous pâmez comme une carpe.

MADAME CHATCHIGNON.

Eh bien ! et vous ?

CHATCHIGNON.

Moi, c’est différent... j’avais les pieds à l’eau... dans la moutarde... de façon que cette pauvre petite a été obligée de se relever toute seule... J’avais beau appeler la bonne ! Gudule ! Gudule !... ah bien oui ! vous avez eu l’idée de prendre une Belge ! une bûche ! un pieu ! un poteau ! ça ne remue pas ! tout cela est pour vous dire que je sais relever... non, élever ma fille.

MADAME CHATCHIGNON.

C’est peut-être en fréquentant M. Turpin frère.

CHATCHIGNON.

Turpin frère est mon architecte et mon ami... je vous prie de ne pas en dire de mal.

MADAME CHATCHIGNON.

Un mauvais sujet ! un être immoral, qui vit séparé de sa femme... Tenez, votre Turpin frère, c’est le rebut des hommes !

CHATCHIGNON.

Madame, je vous répète qu’il est mon architecte et mon ami.

MADAME CHATCHIGNON.

Il ne vient ici que pour vous donner de mauvais conseils, ou vous emprunter de l’argent.

CHATCHIGNON.

Ça, j’avoue qu’il est un peu carotteur... mais c’est mon architecte et mon ami.

MADAME CHATCHIGNON, le contrefaisant.

Mon architecte et mon ami... vous répétez toujours la même chose...

CHATCHIGNON, avec colère.

Madame !...

MADAME CHATCHIGNON.

Vous êtes si bonasse !

On entend du bruit dans la coulisse.

CHATCHIGNON.

Ma fille !... Pas devant l’enfant, Madame, pas devant l’enfant !... cachons-lui nos discords ?

 

 

Scène II

 

MONSIEUR ET MADAME CHATCHIGNON, GUDULE, LOUISE, habillée à la mode anglaise, un cerceau à la main

 

Louise et Gudule entrent par le fond. Louise tient d’une main son cerceau et de l’autre le tablier de sa bonne. Gudule tricote.

LOUISE, entrant et traînant Gudule.

Hue ! dada ! hue ! dada !

GUDULE.

Na...

LOUISE.

Bonjour, maman.

GUDULE, parlant très lentement.

Nous venons des Tuileries, savez ?

MADAME CHATCHIGNON.

Bonjour, ma petite fille, bonjour !

CHATCHIGNON, à part.

Sa mère l’accapare... je n’aime pas ça ! Je vous demande s’il est possible d’habiller un enfant comme ça !... Je vais rouvrir la bouche.

Il ouvre la bouche de chaleur.

MADAME CHATCHIGNON, qui a pris une boîte de bonbons et arrêtant Louise qui va y puiser.

Un instant.

À Gudule.

A-t-elle été bien sage ?

GUDULE.

Oh ! oui, Madame... sauf qu’elle s’est fait traîner tout le long du chemin, savez ?

LOUISE.

Maman, c’était pour jouer à la diligence !

MADAME CHATCHIGNON.

Ah ! si c’était pour jouer à la diligence !

Elle ouvre la boîte de bonbons.

CHATCHIGNON, à part.

Elle ne me voit pas... hum ! hum !

LOUISE, à sa mère.

Combien faut-il en prendre ?

MADAME CHATCHIGNON.

Un, c’est assez.

Voyant Louise qui promène sa petite main au-dessus de la boîte.

Qu’est-ce que tu cherches ?

LOUISE.

Tiens ! je cherche le plus gros !

CHATCHIGNON, à part.

Est-elle prodigieuse ! est-elle prodigieuse !

Il tousse.

Hum ! hum !

MADAME CHATCHIGNON.

Eh bien ! tu en prends deux, petite gourmande.

LOUISE.

Il y en a un pour moi et un pour papa qui est enrhumé !

CHATCHIGNON.

Oh ! est-elle gentille ! est-elle gentille !

À Louise qui lui apporte son bonbon.

Dans la bouche à papa... toi-même.

À part.

On mangerait les mains avec !

La mettant sur ses genoux.

Là... maintenant viens sur les noux-noux à pépère.

LOUISE.

Oh ! comme il parle ! on ne dit pas les noux-noux ! on dit les genoux.

CHATCHIGNON.

Oh ! elle m’apprend ma langue !... elle est prodigieuse !

Tirant une boîte de sa poche.

Mais il n’y a pas que maman qui donne des bonbons à sa petite fille.

LOUISE.

Combien faut-il en prendre ?

CHATCHIGNON.

Vingt-neuf !

MADAME CHATCHIGNON.

Vingt-neuf.

Louise prend la boîte et court s’asseoir à droite. Chatchignon la suit, et s’occupe, pendant ce qui suit, à découper une petite gravure.

GUDULE, à part.

Ils vont lui mettre le feu dans le corps, savez ?

MADAME CHATCHIGNON.

Gudule.

GUDULE.

Madame ?

MADAME CHATCHIGNON.

Avez-vous fait toutes mes commissions ?

GUDULE.

Oui, Madame, on va apporter votre bain tout à l’heure.

MADAME CHATCHIGNON.

Vous êtes passée chez ma sœur ?

GUDULE.

Ah ! la pauvre femme !... elle ne viendra pas dîner.

MADAME CHATCHIGNON.

Pourquoi ça ?

GUDULE.

Son petit garçon est malade... il grogne !

CHATCHIGNON.

Mon neveu ! qu’est-ce qu’il a ?

GUDULE.

Il est en train de faire ses dents de sept ans.

CHATCHIGNON.

Ah ! le pauvre enfant ! et qu’est-ce qu’on lui fait ?

GUDULE.

On lui donne le fouet.

MONSIEUR et MADAME CHATCHIGNON.

Comment !

Madame Chatchignon prend une bûche dans la caisse au bois, la met dans la cheminée et s’assied.

GUDULE.

Ils disent que ça attire le sang ailleurs... C’est M. Canivet, leur dentiste.

CHATCHIGNON, indigné.

Oh ! le butor !

GUDULE.

C’est pas un bon remède, savez ? parce que les enfants qui font leurs dents, quand on les contrarie, savez... ça les leurs y fait rentrer en dedans... les dents, savez ?

CHATCHIGNON, à part.

Cette fille m’agace avec son savez !

À Louise.

Pauvre enfant ! toi aussi, tu les feras bientôt tes petites dents... tu seras bien sage, n’est-ce pas ?

LOUISE.

Oui, mais il ne faudra pas me contrarier... savez ?

CHATCHIGNON.

Ah ! savez ! comme Gudule ! elle parle belge ! Elle a des mots charmants !

À Gudule.

Air connu.

A-t-elle eu (c’est probable)
En ch’min
Quelque mot remarquable ?

GUDULE.

J’ crois ben !
Tantôt, sous l’ vestibule,
Ma foi !
Elle m’a dit... Gudule,
Mouch’-moi !

CHATCHIGNON.

Elle t’a dit : Gudule...

GUDULE.

Mouch’-moi !

CHATCHIGNON.

Ah ! joli ! ah ! joli...

À sa femme.

As-tu entendu.

MADAME CHATCHIGNON.

Mon Dieu ! que vous êtes donc bête !

CHATCHIGNON, bas, avec vivacité.

Pas devant l’enfant ! Madame, pas devant l’enfant !

Il pose les ciseaux sur le guéridon, va donner la découpure à sa fille et revient.

MADAME CHATCHIGNON.

Gudule, puisque ma sœur ne vient pas dîner, on mangera le bœuf !

CHATCHIGNON.

Pouah ! le bœuf !

MADAME CHATCHIGNON.

Taisez-vous, on le mettra au gratin, avec des champignons.

CHATCHIGNON.

C’est toujours du bœuf !

MADAME CHATCHIGNON.

Vous l’aimiez autrefois... quand vous veniez chez mon père me faire la cour.

CHATCHIGNON.

Je l’aimais... c’est-à-dire, j’en mangeais... pour te faire la cour.

MADAME CHATCHIGNON.

Et vous me faisiez chanter au dessert cette romance qui vous plaisait tant.

CHATCHIGNON.

Moi ? laquelle ?

MADAME CHATCHIGNON, chantant.

Il pleut, il pleut, bergère.

CHATCHIGNON.

Aïe !... assez ! assez !...

MADAME CHATCHIGNON.

Ah ! vous ne disiez pas assez, le jour où vous êtes tombé à mes pieds en me chantant :

Elle se lève. 

Nous irons chez ton père
Lui demander ta main.

CHATCHIGNON.

Assez ! assez !

À part.

J’aime encore mieux le bœuf !

LOUISE, venant entre eux deux.

Maman, j’ai faim !

CHATCHIGNON, vivement.

Je vais lui faire une tartine ! laisse-moi lui faire une tartine !

MADAME CHATCHIGNON.

Non, ce n’est pas encore l’heure de son goûter.

À Louise.

Je vais te donner un biscuit.

CHATCHIGNON.

Un biscuit !...

LOUISE, bas, à sa mère.

Et tu me feras réciter ma chanson pour ce soir...

MADAME CHATCHIGNON, bas.

Oui, oui... range ta poupée et viens.

Elle entre à droite.

 

 

Scène III

 

CHATCHIGNON, LOUISE, GUDULE

 

CHATCHIGNON, à part.

Elle cherche toutes les occasions de m’amoindrir !... mais elle aura beau faire...

Appelant.

Louise !

LOUISE.

Papa ?

CHATCHIGNON, lui donnant un cornet de bonbons.

Tiens ! mets tout ça dans tes poches...

GUDULE, à part.

Faudra faire cuire des pruneaux, savez !

CHATCHIGNON, à Louise.

Tu aimes bien ton papa, n’est-ce pas ?

LOUISE.

Oh ! oui !

CHATCHIGNON.

Qu’est-ce que tu aimes le mieux de ton papa ou de ta maman ?... ne mens pas !

LOUISE.

Je les aime autant l’un que l’autre.

CHATCHIGNON, au public.

C’est moi qui lui ai dit de dire ça ! mais au fond, elle me préfère.

L’embrassant.

Chère petite !... oh ! comme elle a chaud !

Il court vivement au thermomètre.

treize degrés !... je ferme !

Près de la porte de gauche et avant d’entrer.

Adieu, Louise.

LOUISE.

Adieu, papa !

CHATCHIGNON.

Faites une révérence.

Louise fait la révérence.

Envoyez un baiser.

Louise envoie un baiser.

Elle est prodigieuse ! prodigieuse !

Il entre à gauche.

 

 

Scène IV

 

LOUISE, GUDULE, TURPIN

 

GUDULE.

Est-y bécasse, Monsieur ?

TURPIN, entrant brusquement par le fond.

M. Chatchignon est-il chez lui ?

Louise a pris sa poupée et tout en la faisant marcher, elle remonte en tournant autour de la table.

GUDULE.

Quoi que vous demandez ?

TURPIN, à part.

Pristi ! je suis crotté comme un barbet !

À Louise.

Bonjour, petite espiègle... voulez-vous m’embrasser ?

LOUISE.

Non !

TURPIN.

Pourquoi ?

LOUISE.

Tiens ! tu es trop laid !

Elle sort par la droite en courant.

TURPIN.

Aimable enfant !

 

 

Scène V

 

GUDULE, TURPIN

 

TURPIN, à Gudule qui tricote.

Monsieur Chatchignon est-il chez lui ?

GUDULE.

Monsieur, je vas vous dire...

TURPIN, à part.

Tiens ! une nouvelle figure... je n’avais pas remarqué... elle est gentille la Normande.

Haut.

Tu es Normande, n’est-ce pas ?

GUDULE.

Je ne sais pas... je suis de Mons...

TURPIN.

Un pays de mines ! j’aime la tienne !

Il l’embrasse.

GUDULE, très lentement.

Na... vous v’là ben avancé... vous m’avez fait manquer une maille.

TURPIN.

Tu la porteras sur mon compte... M. Chatchignon est-il chez lui ?

GUDULE.

Il est dans son cabinet... il lit des romans...

TURPIN.

Préviens-le que son ami Turpin frère l’attend au salon.

GUDULE, regardant de tous côtés.

Oùs qu’il est donc votre frère ?

TURPIN.

Moi ? je n’en ai pas... on m’appelle Turpin frère pour me distinguer de ma sœur... morte à la Jamaïque... en 1810.

GUDULE, riant.

Ah ! ah ! farceur !

TURPIN, à part.

Elle a de l’entrain la Normande.

Il l’embrasse.

Va ! dépêche-toi.

À part, la quittant.

Pourvu que Chatchignon consente... c’est sa femme que je redoute.

GUDULE, qui a mis son tricot dans sa poche, et donnant très lentement un coup de poing à Turpin.

Dites donc, vous, allez-vous finir, vous !

TURPIN, étonné.

Hein ? quoi ?

GUDULE.

Dame ! vous m’embrassez !... savez ?

TURPIN.

Moi ?

À part.

Ces Flamandes, on les attaque en janvier, elles se défendent en juillet.

Haut.

Eh bien ! qu’est-ce que tu fais là ?... annonce-moi donc.

GUDULE.

On y va...

À part, se dirigeant très doucement vers le cabinet de Chatchignon.

J’aime pas qu’on m’embrasse.

TURPIN, la suivant de l’œil.

Mais regardez-la donc... ça fait trois pas sur un pavé !...

Lui criant.

Ne te presse pas !... repose-toi en route !

GUDULE.

J’aime pas qu’on m’embrasse ! savez ?...

Elle disparaît à gauche.

 

 

Scène VI

 

TURPIN, seul

 

Ah ! je suis dans un embarras... hier, vers sept heures du soir, je me promenais devant le Château-d’Eau avec Trébuchard... un jeune homme riche... dont je suis l’ami... et l’architecte ; il n’a pas de maisons, mais je suis son architecte, je venais de lui offrir... de me payer un cigare... qu’il avait accepté. Tout à coup passent deux petites femmes charmantes, je les suis... escorté de Trébuchard... un jeune homme riche, mais... melon ! J’engage la conversation : pardon, Mesdames, vous ne seriez pas de Melun par hasard ? Elles me répondent qu’elles sont Espagnoles... C’est une couleur, je les crois passementières. Arrivés devant le Gymnase, je leur propose d’entrer... chez le marchand de galette. Cette galanterie les fait sourire et elles acceptent à dîner pour le lendemain, sept heures, au banquet d’Anacréon ! c’est pour aujourd’hui !... mais patatras ! voilà que Trébuchard qui devait venir... payer... m’écrit ce matin : « Ne compte pas sur moi, j’ai la jaunisse. » Alors j’ai pensé à Chatchignon... il est riche, il est romanesque, il a une femme mûre... très embêtante... ça le distraira... c’est un service à lui rendre... Il paiera la carte.

 

 

Scène VII

 

CHATCHIGNON, TURPIN

 

CHATCHIGNON, à la cantonade.

Tu dis qu’on me demande ? tiens ! c’est Turpin frère ! ce cher Turpin frère... mon architecte... mon ami !

TURPIN.

Je te dérange ?

CHATCHIGNON.

Non. J’étais en train de lire Malek-Adhel... de Madame Cottin, une plume de feu, j’en suis quand ils sont dans le désert... tu sais ?

TURPIN.

Oui... non... il ne s’agit pas de ça.

CHATCHIGNON.

Ils meurent de soif... et Mathilde lui dit : ô prince... ne me touchez pas.

TURPIN.

La gaillarde !

CHATCHIGNON.

Et lui... il lui répond... ô princesse !...

TURPIN, à part.

Ah çà ! est-ce qu’il va me raconter les six volumes !

Haut.

Mon cher, je viens te demander un service.

CHATCHIGNON.

Parle.

À part.

Si je l’invitais à dîner... il nous aiderait à manger le bœuf.

TURPIN.

Chatchignon, il faut que tu me fasses l’amitié de venir dîner avec moi.

CHATCHIGNON.

Ah ! bah !... tu m’invites !... toi !

TURPIN.

Pourquoi pas ?

CHATCHIGNON, gaiement.

Tiens ! c’est ma femme qui le mangera !

TURPIN.

Quoi ?

CHATCHIGNON.

Le bœuf... Est-ce que tu as beaucoup de monde ?

TURPIN.

Nous serons quatre.

Avec mystère.

dont deux dames.

CHATCHIGNON.

Comment !

TURPIN.

Partie carrée !... gueux, gueux !

CHATCHIGNON, sévèrement.

Turpin !

TURPIN.

Eh bien ! quoi ? ne vas-tu pas cornichonner ?

CHATCHIGNON.

J’ai proféré des serments... au pied des autels !

TURPIN.

Gros bêta ! tu as chipé ça à la veuve Cottin ?

CHATCHIGNON.

Une plume de feu... c’est possible ! mais je n’irai pas, ne compte pas sur moi.

TURPIN, à part.

C’est ce que nous allons voir.

Haut.

Chatchignon !... rien n’échappe à l’œil d’un ami.

CHATCHIGNON.

Que veux-tu dire ?

TURPIN.

Chatchignon !... depuis longtemps je lis dans ton cœur... tu y couves une passion mélancolique et concentrée...

CHATCHIGNON.

Moi ? ce n’est pas vrai !

TURPIN.

Chatchignon !... pourquoi vas-tu tous les soirs au café Vauvenargues ?

CHATCHIGNON, à part.

Ah ! mon Dieu ! se douterait-il ?

Haut.

J’aime cet écrivain... une plume de feu !...

TURPIN.

Grimace !... grimace !... c’est pour faufiler des billets doux à mademoiselle Agathe, la dame du comptoir.

CHATCHIGNON.

Chut ! tu vas me perdre.

TURPIN.

Ah ! tu vois bien !

CHATCHIGNON, montrant le billet.

Voilà le premier... il est platonique... un bouquet à Chloris...

TURPIN.

Il est fané, ton bouquet.

CHATCHIGNON.

Voilà huit jours que je le couve dans ma poche !...

Il l’y remet.

TURPIN.

Chatchignon... si je te faisais dîner avec elle !

CHATCHIGNON.

Comment ! ces deux dames ?

TURPIN.

C’est mademoiselle Agathe et une de ses amies.

CHATCHIGNON.

Oh ! tais-toi, oh ! tais-toi.

TURPIN.

Elles doivent se trouver à sept heures, au banquet d’Anacréon.

CHATCHIGNON.

D’Anacréon ! oh ! tais-toi, oh ! tais-toi.

TURPIN.

Puis-je compter sur toi ?

CHATCHIGNON.

Turpin frère... tu es mon ami, mon architecte... tu ne voudrais pas me faire transgresser.

TURPIN.

Ah ! la pauvre fille que lui dire ?

CHATCHIGNON.

Comment ! elle croit donc m’y trouver ?

TURPIN.

Elle ne vient que pour toi.

CHATCHIGNON.

Diable ! le fait est que ça serait d’une malhonnêteté.

TURPIN.

Tu ne pourrais plus te représenter au café Vauvenargues.

CHATCHIGNON.

C’est vrai... après tout, de quoi s’agit-il ? de dîner.

TURPIN.

Voilà tout ! et, au rôti, tu lui serviras ton poulet... entre deux truffes.

CHATCHIGNON, gaiement.

Tiens ! ça fera un poulet truffé ! mais je ne veux pas transgresser... Je serai platonique comme Malek-Adhel.

TURPIN, à part.

Ça, ça m’est égal... pourvu qu’il paie la carte.

CHATCHIGNON.

Eh ! bien, oui ; mais ma femme !

TURPIN.

Tu lui feras un conte, une histoire, un canard...

CHATCHIGNON, à lui-même.

Un canard.

TURPIN.

Pendant ce temps-là, je voudrais bien relever les boucles de ma chevelure.

CHATCHIGNON.

Là, dans mon cabinet de toilette...

TURPIN, à part.

Si je pouvais lui pincer un pantalon... le mien est bien crotté.

Ensemble.

Air des Culottières.

Tâche de chercher dans ta tête
Un truc singeant la vérité ;
Dans ton cabinet de toilette
Je vais... chercher de mon côté.

CHATCHIGNON.

Oui, je vais me creuser la tête ;
Cher ami, mais en vérité
C’est drôle comme je suis bête
Quand je cherche sans être aidé.

Turpin entre à gauche.

 

 

Scène VIII

 

CHATCHIGNON, puis MADAME CHATCHIGNON

 

CHATCHIGNON, seul.

Il s’agit d’arranger une petite histoire bien naturelle ; voyons donc... voyons donc... Si je lui disais que je vais me faire couper les cheveux ?... Non ! ce n’est pas bon ! cherchons autre chose.

MADAME CHATCHIGNON, entrant et allant à la cheminée.

Chatchignon, où avez-vous mis les clefs de la cave ?

CHATCHIGNON.

Je ne sais pas.

À part.

Sapristi ! je n’ai rien trouvé.

Haut, avec embarras.

 C’est toi, ma bonne amie, bonjour, ma bonne amie.

MADAME CHATCHIGNON.

Qu’est-ce que vous avez donc ?

CHATCHIGNON.

Moi... rien... absolument rien... je te dis bonjour.

MADAME CHATCHIGNON.

Je vous assure que vous avez quelque chose.

CHATCHIGNON.

Non... c’est-à-dire... un événement... une circonstance qui m’arrive.

MADAME CHATCHIGNON.

Quoi donc ?

CHATCHIGNON, à part.

Je n’ai encore rien trouvé.

Haut, à sa femme.

Eh bien ! ma bonne amie... je crois qu’il me sera impossible de dîner avec toi.

MADAME CHATCHIGNON.

Et pourquoi ça ?

CHATCHIGNON.

Pourquoi ? tu me demandes pourquoi ?... voilà, je...

À part.

Je ne trouve rien.

Haut.

D’abord, ce n’est pas ma faute... Dieu m’est témoin...

MADAME CHATCHIGNON.

Vous êtes témoin ?

CHATCHIGNON.

Hein ? oui ! voilà, je suis témoin.

MADAME CHATCHIGNON.

D’un mariage ?

CHATCHIGNON.

Précisément.

À part.

Elle trouve pour moi.

MADAME CHATCHIGNON.

Allons donc ! à cinq heures du soir.

CHATCHIGNON.

Non ! pas d’un mariage ! que c’est bête... à cinq heures du soir je suis témoin...

MADAME CHATCHIGNON.

D’un duel ?

CHATCHIGNON.

Précisément.

À part.

Elle trouve pour moi.

MADAME CHATCHIGNON.

Comment !

CHATCHIGNON.

Oh ! mais d’un petit duel... ne t’effraie pas... un duel de rien du tout, tu connais bien le petit Lespérut ?

MADAME CHATCHIGNON.

Non.

CHATCHIGNON.

Eh bien ! il a donné un soufflet à un tambour du trente-deuxième. Ça ne sera rien, nous arrangerons l’affaire.

MADAME CHATCHIGNON.

Comment te trouves-tu mêlé là dedans... un père de famille ?

CHATCHIGNON.

Que veux-tu ? il y a des circonstances où un homme ne peut pas reculer... et nous avons tous rendez-vous à sept heures avec ses témoins... trois tambours !

MADAME CHATCHIGNON.

À sept heures ? tu as le temps de dîner... Je vais te faire servir le bœuf.

CHATCHIGNON, vivement.

Non, merci, ne te dérange pas... je n’ai pas faim... l’émotion... Cet affreux événement !... Ces trois tambours...

MADAME CHATCHIGNON.

Chatchignon, promets-moi de ne pas faire d’imprudence ?

CHATCHIGNON.

Rassure-toi, je serai platonique.

MADAME CHATCHIGNON.

Hein ?

CHATCHIGNON.

Rien !... mon gilet blanc ! Gudule ! où est mon gilet blanc ? Gudule ! Gudule ! J’y vais, car cette fille est d’une lenteur...

À part.

Elle a assez bien gobé les trois tambours !

Il sort à droite.

 

 

Scène IX

 

MADAME CHATCHIGNON, puis TURPIN

 

MADAME CHATCHIGNON.

Quelle contrariété ! aujourd’hui surtout... quinze avril... je me faisais une fête de dîner en famille... et ce duel dont il ne m’avait pas parlé... c’est extraordinaire.

TURPIN, sort du cabinet avec un habit noir, des gants blancs et un élégant paletot sous le bras.

Là ! au moins je suis présentable... Voilà comme je comprends l’amitié : tout partager !

MADAME CHATCHIGNON, à part.

Ah ! M. Turpin ici ! je ne m’étonne plus !

TURPIN, l’apercevant, à part.

Madame Chatchignon ! pourvu qu’elle ne reconnaisse pas l’habit...

Saluant.

Madame...

MADAME CHATCHIGNON.

Eh bien, Monsieur, vous emmenez donc mon mari ?

TURPIN.

Oui... c’est bien malgré moi.

MADAME CHATCHIGNON.

Il s’agit sans doute d’une affaire très importante ?

TURPIN.

Oh ! extrêmement importante !

À part.

Il paraît qu’il n’a pas osé lui pousser son petit canard... Je vais lui rendre ce service-là.

Haut.

Figurez-vous, Madame, que sa maison recule...

MADAME CHATCHIGNON.

Quelle maison ?

TURPIN.

Il ne vous a pas conté l’affaire ?

MADAME CHATCHIGNON.

Non.

TURPIN.

Très bien.

Reprenant.

Figurez-vous, Madame, que, sa maison recule... rue du Gros-Chenet... Elle recule de trois mètres soixante douze. C’est énorme !... or, la ville de Paris ne veut pas autoriser les réparations.

MADAME CHATCHIGNON.

Ah ! et c’est pour ça ?

TURPIN.

Oui, voilà ce que c’est que d’employer du moellon... Ah ! Madame, n’employez jamais de moellon ! Alors le préfet de la Seine a nommé une commission, l’agent-voyer a fait son rapport... Il est contre nous l’agent-voyer... la réunion est pour ce soir... et vous comprenez...

MADAME CHATCHIGNON.

Très bien ! très bien !

TURPIN.

Je vois que Madame saisit parfaitement l’affaire.

À part.

Elle avale ça comme du petit lait... Bonne femme !

MADAME CHATCHIGNON, à part.

Ah ! monsieur Chatchignon, nous allons voir.

 

 

Scène X

 

MADAME CHATCHIGNON, TURPIN, CHATCHIGNON

 

CHATCHIGNON, il est habillé.

Je suis prêt ! maintenant mon chapeau, et partons ! Adieu, chère amie !

MADAME CHATCHIGNON, à son mari.

Mon ami, raconte donc à Monsieur le motif qui t’empêche de dîner avec nous,

CHATCHIGNON.

Volontiers !

TURPIN, à part.

Ah ! bigre ! est-ce que, de son côté ?

CHATCHIGNON.

Il n’y a rien de plus simple... tu connais bien le petit Lespérut ?

TURPIN.

Oui... l’agent-voyer !

CHATCHIGNON.

Non... le marchand de savon... il a donné un soufflet à un tambour du trente deuxième dans la maison...

TURPIN.

Rue du Gros-Chenet qui recule.

Il fait des signes et tousse.

Hum ! hum !... Tu sais bien ! ta maison recule...

CHATCHIGNON, à sa femme.

Ah ! oui !... c’est une autre affaire... il y a deux affaires, différentes... mais qui se tiennent... elles sont liées ensemble par un...

TURPIN.

Par un lien, qui...

CHATCHIGNON.

Qui les lie...

TURPIN.

Suivez-moi bien... Le tambour a épousé une Lespérut.

CHATCHIGNON.

Oui, c’est ça... rue du Gros-Chenet...

TURPIN.

Qui recule ! – L’agent-voyer vexé, dit...

CHATCHIGNON.

Voilà une maison qui sort de l’alignement...

TURPIN.

Alors le tambour... recule...

CHATCHIGNON.

De trois mètres soixante-douze.

TURPIN.

Nous barbotons ! nous barbotons.

CHATCHIGNON.

Et... naturellement le marchand de savon lui donne un soufflet...

MADAME CHATCHIGNON.

Oui, tout cela est parfaitement clair.

TURPIN.

C’est limpide !

CHATCHIGNON.

C’est limpide !

TURPIN.

Allons chercher un fiacre.

Saluant madame Chatchignon.

Madame, j’ai bien l’honneur.

Bas, à Chatchignon.

Elle avalerait les pyramides !

Il sort.

 

 

Scène XI

 

CHATCHIGNON, MADAME CHATCHIGNON

 

CHATCHIGNON.

Sois tranquille Bobonne, je rentrerai de bonne heure.

MADAME CHATCHIGNON.

Vous ne sortirez pas... je ne suis pas votre dupe !

CHATCHIGNON.

Comment !

MADAME CHATCHIGNON.

Il vous sied bien de faire le séducteur !

CHATCHIGNON.

Je t’assure, bonne amie...

MADAME CHATCHIGNON.

Avec cette tournure... et cette figure !

CHATCHIGNON.

Madame !

MADAME CHATCHIGNON.

Il est inutile de garder votre habit... vous ne sortirez pas ! je ne le veux pas !

CHATCHIGNON.

Ah ! c’est trop fort !... je vais chercher mon chapeau.

Ensemble.

Air : Un peu de patience (Pont Cassé).

Oubliez-vous qu’aux dames
Ce mot n’est pas permis !
Est-ce en un club de femmes
Que vous l’avez appris ?

MADAME CHATCHIGNON.

Oui, Monsieur, c’est aux dames,
Que ce mot est permis,
Lorsque d’honnêtes femmes
Ont de pareils maris !

 

 

Scène XII

 

MADAME CHATCHIGNON, puis LOUISE, puis CHATCHIGNON

 

MADAME CHATCHIGNON, tombant sur un fauteuil.

Après douze ans de mariage ! j’en mourrai !

Elle pleure.

LOUISE, entre par le fond en sautant à la corde.

Trois, quatre, cinq ! j’en ai fait cinq. Oh ! maman qui pleure... tu t’es fait du bobo ?

MADAME CHATCHIGNON, essuyant ses yeux.

Non, c’est ton père... il veut nous quitter... s’en aller.

LOUISE.

Où donc ?

MADAME CHATCHIGNON.

Mais... aux Tuileries.

LOUISE.

Tout seul... sans Gudule ? maman faut lui défendre... il tomberait dans le bassin et les gros oiseaux blancs le mangeraient.

CHATCHIGNON, rentrant et avec dignité.

Ah ! je ne sortirai pas !... Madame, voici mon chapeau !

Il le pose sur le guéridon.

LOUISE.

Oh ! vilain papa ! qui fait de la peine à maman !

CHATCHIGNON, à part.

Elle a intrigué auprès de sa fille ! quelle petitesse !

LOUISE, câlinant.

Tu veux donc quitter ta petite Louise ?

CHATCHIGNON, prenant une grosse voix.

Il le faut je le dois !

LOUISE, câlinant.

Dis donc, petit papa... raconte-moi Peau-d’âne.

CHATCHIGNON, la prenant dans ses bras.

Tu veux que je te raconte Peau-d’âne ?... Est-elle gentille !... Il était une princesse...

La reposant à terre.

Mais non ! Turpin va revenir.

Haut, sèchement.

Mademoiselle, n’insistez pas... ce serait me désobliger !

LOUISE.

Eh bien ! les gros oiseaux te mangeront et ça s’ra bien fait !

CHATCHIGNON, à part.

Les gros oiseaux ! que veut-elle dire ?

 

 

Scène XIII

 

MADAME CHATCHIGNON, LOUISE, CHATCHIGNON, TURPIN, puis GUDULE

 

TURPIN.

Le fiacre est en bas.

Il pose son chapeau sur une chaise au fond.

MADAME CHATCHIGNON, à son mari.

Ainsi, Monsieur, c’est bien décidé ?

CHATCHIGNON.

Oui, Madame, il faut que je sorte et je sortirai.

LOUISE, à part.

Ce n’est pas bien sûr.

Elle prend le chapeau de son père qui est sur le guéridon et le cache sournoisement dans le coffre à bois, sur lequel elle s’assoit.

TURPIN, bas, à Chatchignon.

Beau caractère !... quel nez !... quel nez !...

CHATCHIGNON.

Adieu, Madame !

MADAME CHATCHIGNON.

Adieu, Monsieur !

CHATCHIGNON.

Eh bien ? mon chapeau ? où est donc mon chapeau ! Madame je l’avais posé là.

MADAME CHATCHIGNON.

Vous ne me l’avez pas donné à garder !

CHATCHIGNON.

Vous espérez m’empêcher de sortir... heureusement j’en ai d’autres, j’en ai trois...

MADAME CHATCHIGNON.

Oh ! partez, Monsieur.

Allant à la chambre de gauche, et en rapportant un chapeau.

Tenez, en voici un chapeau... je ne vous retiens pas.

CHATCHIGNON.

Ah ! c’est bien heureux !

Examinant le chapeau.

Mais ce n’est pas celui-là, je veux l’autre, mon numéro un, mon soie.

Il le pose avec colère sur le guéridon.

Où diable est passé mon soie ?

Trouvant le chapeau de Turpin.

Ah ! le voilà !

TURPIN.

Un instant ! c’est le mien.

Chatchignon et Turpin se mettent à chercher dessus et dessous les meubles.

CHATCHIGNON.

C’est incroyable !

TURPIN.

C’est fabuleux !

Pendant ce petit jeu, Louise tout en jouant, prend le second chapeau de son père et celui de Turpin et les jette tous les deux par la fenêtre. Puis elle s’assoit sur son tabouret à droite et ouvre un livre.

CHATCHIGNON.

Enfin ! puisqu’il ne se retrouve pas, je vais mettre mon feutre, mon numéro deux.

Il va au guéridon.

Ah ! c’est trop fort !

Avec colère.

Madame, mon numéro deux.

MADAME CHATCHIGNON, assise et lisant un journal.

Vous m’ennuyez avec vos chapeaux.

CHATCHIGNON.

Louise, tu n’as pas vu mon numéro deux ?

LOUISE.

Non papa... je regarde les images.

GUDULE, entrant par la droite.

Madame, votre bain vient d’arriver.

MADAME CHATCHIGNON.

Adieu, Monsieur, mais croyez que je ne suis pas dupe de vos prétendues affaires... Gudule, suivez-moi.

Elle sort à droite.

TURPIN, à part.

Quel nez ! quel nez !

CHATCHIGNON, à part.

Après tout, je ne ferai pas de mal... puisque je serai platonique.

Haut.

Gudule !

GUDULE.

Monsieur ?

CHATCHIGNON.

Mon chapeau gris... mon numéro trois.

GUDULE.

J’y cours !...

Elle marche lentement.

CHATCHIGNON.

J’y cours !... allons ! j’y vais moi-même !

Il entre à gauche.

GUDULE, niaisement.

J’ai oublié de le brosser, savez ?

CHATCHIGNON, rapportant le chapeau.

Ah ! grande cruche !

Regardant dans l’intérieur.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

GUDULE.

C’est des toiles d’araignées.

CHATCHIGNON.

Va-t’en ! tu m’agaces !

GUDULE.

Je m’en vas.

À part.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

Elle sort.

CHATCHIGNON, mettant son chapeau après l’avoir secoué.

Au moins, celui-là, on ne viendra pas me le prendre sur la tête... viens !...

TURPIN, qui cherche son chapeau depuis un instant.

Ah ! bigre ! ah ! sapristi !

CHATCHIGNON.

Quoi donc ?

TURPIN.

Le mien !... il était là... sur la chaise !... ah çà, on fait donc le chapeau ici ?

LOUISE, assise et battant des mains.

Ah ! c’est bien fait ! c’est bien fait !

CHATCHIGNON, se retournant.

Hein ?

LOUISE.

Je regarde les images... c’est le petit Poucet qui a caché les bottes de sept lieues.

TURPIN, à part.

Après ça un vieux chapeau !

À Chatchignon.

Tu m’en paieras un neuf en route !

CHATCHIGNON.

Adieu, Louise, sois bien sage.

Il l’embrasse.

TURPIN.

Viens donc !... viens donc !...

LOUISE, le retenant par la basque de son habit.

Tu ne vas pas embrasser maman ?

CHATCHIGNON.

Non... tu l’embrasseras pour moi.

TURPIN, s’asseyant au fond.

Ah ! mais, je vais m’asseoir !...

LOUISE, à part.

Il croit qu’il va s’en aller.

CHATCHIGNON, remontant vers le fond.

Adieu, petite chérie !

TURPINN.

Filons ! filons !

Au moment où Turpin et Chatchignon vont franchir le seuil de la porte, Louise pousse un cri.

LOUISE.

Holà ! là ! hôôô là ! là ! là ! là !!

CHATCHIGNON, revenant.

Hein ?... qu’y a-t-il ?

LOUISE.

Je ne sais pas... j’ai du bobo !

CHATCHIGNON.

Où çà !

LOUISE.

À mes petites dents. Holà ! là ! là !

CHATCHIGNON, la prenant dans ses bras.

Ah ! mon Dieu ! pauvre enfant !

TURPIN.

Ça ne sera rien !

LOUISE.

Oh ! si ! ça sera beaucoup...

Elle pleure.

Hââââ !

CHATCHIGNON.

Elle pleure ! elle souffre ! je ne sais que lui faire !

Il la tient dans ses bras et parcourt la scène et appelle.

Gudule ! madame Chatchignon ! Gudule !

GUDULE, entrant.

Quoi qu’y a ?

CHATCHIGNON.

Arrive vite ! la petite est malade.

GUDULE.

Malade... Voyons voir ?

Elle la prend dans ses bras. À Louise.

Ousque ça vous fait mal ?

LOUISE.

Là !

GUDULE.

Parbleu ! c’est pas malin... Mam’zelle fait ses dents.

CHATCHIGNON.

Ah ! mon Dieu ! ses dents !

À Turpin.

Vite ! va chercher ma femme.

TURPIN.

J’y cours !

Il se dirige vers la porte de droite.

GUDULE, à Chatchignon.

Monsieur !

CHATCHIGNON.

Hein ?

GUDULE.

C’est que Madame est dans le bain, savez-vous ?

CHATCHIGNON.

Dans le bain !...

Courant après Turpin.

Pristi ! Turpin, arrête !

TURPIN.

Parbleu ! on sait ce que c’est qu’un bain !

CHATCHIGNON.

Toi, Gudule, vas-y.

GUDULE.

Oui Monsieur.

Mettant la petite dans les bras de Turpin.

Tenez, prenez ça, vous.

Elle sort.

TURPIN.

Moi, merci !

À part.

Comme c’est agréable, et les passementières qui nous attendent.

Il berce la petite avec rage.

CHATCHIGNON.

Aies-en bien soin !... moi, je cours chez le médecin, le pharmacien...

Louise s’accroche à l’habit de Chatchignon ; Turpin la pose à terre.

LOUISE.

Non... je ne veux pas que tu me quittes !... pas toi !

CHATCHIGNON.

Non... eh ! bien, non !... je ne te quitterai pas... Turpin, mon ami, cours, ne perds pas une minute.

Louise geint et se cache la figure tout en riant au public, au moment où Chatchignon se retourne de son côté.

TURPIN.

Comment ! moi ?’il pleut à verse.

CHATCHIGNON.

Je t’en supplie !

Même jeu de Louise.

TURPIN.

Allons ! donne-moi le chapeau !

Il prend le chapeau sur la tête de Chatchignon, à part.

Est-il embêtant avec sa fille !

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

LOUISE, CHATCHIGNON

 

CHATCHIGNON.

Pauvre petite ! tu souffres beaucoup ?

LOUISE.

Oui... j’ai du bobo !

CHATCHIGNON.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

Retroussant ses manches machinalement.

Qu’est-ce que je pourrais donc faire pour lui attirer le sang ailleurs ?

LOUISE, se sauvant effrayée en mettant ses mains derrière son dos.

Non ! je ne veux pas ! je ne veux pas !

CHATCHIGNON.

Oh ! sois tranquille ! je n’emploierai pas la méthode Canivet !... tiens, mets-toi là... comme ça.

Il l’assied dans le fauteuil de gauche, approche un autre fauteuil sur lequel il lui pose les pieds, et prend le coussin du grand fauteuil qu’il place derrière son dos.

Et ce coussin... Où as-tu mal ?

LOUISE.

Partout !... dans la tête... dans les pieds... dans les bras... dans les cheveux...

CHATCHIGNON, à part.

Ah ! mon Dieu ! serait-ce un rhumatisme articulaire ?... Et sa mère qui ne vient pas !

Il va chercher le tabouret qui est à droite.

Air de Perrinette (L. Puget).

LOUISE, à part.

Pauvre papa ; voyez donc !
Comm’ ça lui fait de la peine !

CHATCHIGNON, désolé, revenant, et s’asseyant près d’elle sur le tabouret.

En attendant que l’on vienne,
Veux-tu manger un bonbon ?

LOUISE,

Non, merci !

CHATCHIGNON.

Pauvre chérie !
Ton mal est donc sérieux.

LOUISE.

N’aie pas peur, je suis guérie !
Tiens ! je sens que ça va mieux.

CHATCHIGNON, joyeux, se levant.

Tout à fait ?

LOUISE, le faisant asseoir.

Oh !... pas si vite !
Ça va mieux, quand j’te vois la...
Mais... ne laisse pas ta petite
Ou bien mon mal me reprendra.

CHATCHIGNON.

Ta maman va venir.

LOUISE.

Et tu resteras avec elle ?

CHATCHIGNON.

C’est impossible !... j’ai promis... mais je te rapporterai du dessert.

LOUISE, repoussant du pied le fauteuil et se levant.

Ah ! tu vas donc dîner en ville ?

CHATCHIGNON.

Oui... non... c’est-à-dire.

À part.

Je me suis coupé !

LOUISE.

Sans maman ? Dieu ! que c’est vilain ! fi !... fi !...

CHATCHIGNON, reportant le fauteuil au fond.

Je t’expliquerai ça, à mon retour... Tu connais bien le petit Lespérut, le tambour... Il a don né un soufflet à un marchand de savon du trente deuxième.

À part, avec emphase.

Rougir devant sa fille ! Dieu ! quelle abomination !...

Louise emporte le tabouret à droite et s’assied dessus.

Allons, adieu, ma petite fille.

Il reporte le coussin dans le grand fauteuil du milieu.

Sois bien sage... ne te mets pas entre deux airs.

LOUISE.

Comment ! tu t’en vas ?

CHATCHIGNON.

Puisque tu ne souffres plus.

LOUISE.

Si !... ça me reprend ! holà ! là ! là !

CHATCHIGNON, empressé.

Ça lui reprend ! ah ! mon Dieu !

LOUISE, pleurant.

J’ai du chagrin !... mouche-moi mon chagrin !

CHATCHIGNON, à part.

Mouche-moi mon chagrin ! a-t-elle des mots !

Haut.

Voyons, ne pleure pas... si tu es bien gentille, je te mènerai voir le calorifère ?

LOUISE, pleurant.

Non !

CHATCHIGNON.

Je vais te faire sonner ma montre ?

LOUISE, de même.

Non !... je veux que tu me racontes Peau-d’âne.

CHATCHIGNON.

Peau-d’âne ! tu n’y penses pas ?

LOUISE, pleurant.

Faut pas me contrarier !... je fais mes dents !... tu me les feras pousser en dedans... mes dents.

CHATCHIGNON.

Eh ! bien oui ! eh ! bien oui ! je vais te raconter Peau-d’âne... Il était une fois une princesse, belle comme le jour.

Tout à coup.

Ah ! mon Dieu ! mais tu as froid ! tu es gelée !

Appelant.

Gudule ! Gudule !

 

 

Scène XV

 

LOUISE, CHATCHIGNON, GUDULE

 

GUDULE, entre lentement en tricotant.

Monsieur ?

CHATCHIGNON, tout en couvrant sa fille.

Vite ! ouvre la bouche !

GUDULE.

Plaît-il.

CHATCHIGNON, prenant sa fille dans ses bras.

Non ! sur mon lit... tu seras mieux... pauvre petite !

À Gudule en emportant sa fille à gauche.

Mais ouvre donc la bouche !

Il disparaît.

GUDULE, seule.

Oui, monsieur. En v’là une idée !...

Elle se plante au milieu du théâtre, et ouvre une bouche énorme.

CHATCHIGNON, rentrant à la cantonade.

Non... non... je ne m’en vais pas.

Il donne un tour de clé à la porte Apercevant Gudule.

Eh bien ! qu’est-ce que tu fais là ?

Il ouvre aussi la bouche en l’imitant.

GUDULE.

Vous m’avez dit d’ouvrir la bouche !

CHATCHIGNON.

La bouche de chaleur, triple cruche !

Il court l’ouvrir et revient vivement à Gudule qui est descendue sur le devant.

Eh bien ! ma femme... tu l’as vue ?

GUDULE, tout en tricotant.

Ah ! oui, Monsieur... je ne sais pas ce qu’elle a ; quand j’y ai dit : Madame, votre petite fait ses dents... elle a coulé au fond de son bain.

CHATCHIGNON.

Allons, bon ! elle s’est trouvée mal !

GUDULE.

Alors, je lui ai crié : Madame, ça n’sera rien !

CHATCHIGNON.

Qu’est-ce qu’elle t’a répondu ?

GUDULE.

Elle m’a répondu : glou, glou, glou, comme une bouteille qui s’emplit.

CHATCHIGNON.

Est-il possible ! mais ma femme qui se noie !

Il tombe sur un fauteuil.

GUDULE, lui tapant dans les mains.

Oh ! non, Monsieur... Madame sait nager... elle est revenue en dessus, et je l’ai ressortie de l’eau.

CHATCHIGNON.

Ah ! et elle s’habille ! elle va venir ?

GUDULE.

Oh ! faut pas l’attendre.

CHATCHIGNON.

Pourquoi ça ?

GUDULE.

Elle est en train de perdre connaissance.

CHATCHIGNON.

Et tu la laisses-là ? J’y cours.

LOUISE, criant et frappant à la porte de la chambre à gauche.

Papa ! papa !...

CHATCHIGNON, répondant.

Me voilà !

Perdant la tête, à Gudule.)

Cette enfant... impossible !... toi, va... mais va donc ! tape-lui dans les mains !

GUDULE.

N’poussez pas !

CHATCHIGNON, la poussant.

Mais va donc !...

Elle sort à droite.

 

 

Scène XVI

 

CHATCHIGNON, TURPIN

 

TURPIN, chargé de bouteilles et de paquets qu’il met dans les mains de Chatchignon.

Voilà ! sirop de gomme, sirop de mûres, sirop de guimauve, graine de lin... et ton chapeau !

Il le met sur la tête de Chatchignon.

CHATCHIGNON, posant les bouteilles sur la cheminée.

Ah ! mon ami, si tu savais...

TURPIN, descendant à gauche.

Le pharmacien a ordonné un cataplasme...

CHATCHIGNON.

Il s’agit bien de cela... maintenant c’est la mère elle se trouve mal.

TURPIN, à part.

En v’là une famille !

CHATCHIGNON, le faisant reculer autour de la table par la droite.

J’en perds la tête ! retourne vite chez le pharmacien.

TURPIN, idem.

Ah ! mais non !... permets ! il tombe des cascades !

CHATCHIGNON, idem.

Ça m’est égal... rapporte des sels, de l’éther vite ! vite !

TURPIN, bas à Chatchignon.

Il est sept heures, nous ne pouvons pas faire attendre mademoiselle Agathe.

CHATCHIGNON.

Dès que tu seras revenu... dès que ma femme sera revenue, nous partirons.

TURPIN.

Allons ! donne-moi le chapeau !

Il reprend le chapeau sur la tête de Chatchignon. À part.

Si ça continue je demande des appointements.

Chatchignon se dirige vers la chambre de gauche.

CHATCHIGNON.

Quelle journée !...

Louise frappe à la porte.

 

 

Scène XVII

 

CHATCHIGNON, LOUISE, GUDULE

 

GUDULE, paraissant à la porte de droite.

Monsieur !...

Chatchignon se retourne.

J’y ai tapé dans les mains, ça ne lui fait rien !

CHATCHIGNON, allant à droite.

J’y vais !

GUDULE, riant, et le retenant par la basque de son habit.

Elle gigote toujours... c’est comique !

CHATCHIGNON, furieux, la menaçant.

Gudule !...

GUDULE.

Monsieur ?...

CHATCHIGNON, se contenant.

Demain je me donnerai une heure pour te rosser !...

GUDULE.

Bien, Monsieur...

CHATCHIGNON, en entrant à droite.

Fais le cataplasme, fais le cataplasme.

Louise frappe de nouveau.

 

 

Scène XVIII

 

LOUISE, GUDULE, puis TURPIN

 

GUDULE.

Oui Monsieur... je vas faire le cataplasme.

Elle prend une casserole dans la cheminée et le prépare.

LOUISE, frappant de nouveau.

Gudule ! ouvre moi !

GUDULE, sans se déranger.

Tiens ! vous êtes là, mam’zelle ?

LOUISE, en dehors.

Maman est malade ! je veux voir maman !

GUDULE, ouvrant la porte.

Ne pleurez pas, Mademoiselle, ça ne sera rien !

LOUISE, entrant.

Mais dis-moi ce qu’elle a ?

GUDULE.

C’est la peur... à cause que vous faites vos dents.

LOUISE.

Comment ! c’est pour ça ?

Tirant Gudule par son tablier.

Viens par ici.

GUDULE.

Non, j’ai pas le temps de jouer à la diligence.

LOUISE.

Tu vas aller trouver maman.

GUDULE.

Faut que je fasse le cataplasme.

LOUISE, tapant du pied.

Écoute donc !... tu lui diras tout bas, tout bas dans l’oreille, que je n’ai rien, que je fais mes dents pour de rire.

GUDULE.

Ah bah !

LOUISE.

C’est pour empêcher papa de sortir... chut !

GUDULE, riant.

Ah ! ah ! ah ! elle s’est fichue de Monsieur !

LOUISE.

Mais va donc !

GUDULE.

Eh bien ! et le cataplasme...

LOUISE.

Puisque je n’ai rien.

GUDULE.

C’est égal, on m’a dit de faire le cataplasme.

Elle se dirige vers la cheminée.

LOUISE.

Est-elle bête ! est-elle bête !

TURPIN, entrant chargé de pharmacie.

Dieu que j’ai chaud !

À Gudule.

Tenez v’là l’éther, le vinaigre.

GUDULE.

Je vas porter ça à Madame.

TURPIN, posant le chapeau gris sur le guéridon du milieu.

Attendez donc...

Remettant des bouteilles sur les bras de Gudule, au fond, à droite.

Sirop de gomme... sirop de mûres... sirop de guimauve... sirop de groseilles...

À part.

Il entend son affaire, le pharmacien !

LOUISE, s’est emparée du chapeau gris et l’a caché sous le coussin du grand fauteuil qui est près du guéridon. À part.

Il n’y en a plus, c’est le dernier !

GUDULE.

Merci !

Lui mettant la casserole dans les mains.

Tenez, tournez ça, vous !

TURPIN.

Hein ?

GUDULE.

C’est le cataplasme... tournez... mais tournez donc !

Elle sort.

 

 

Scène XIX

 

LOUISE, TURPIN

 

TURPIN, en gants blancs et la casserole à la main.

Tournez.

Tournant.

En voilà une partie de plaisir... faire des cataplasmes, courir comme un commissionnaire et par un temps ! Ah ! les jambes me rentrent ! je n’en peux plus !

Il tombe dans le grand fauteuil.

LOUISE, à part.

Bien ! sur le chapeau à papa !

TURPIN.

Sept heures un quart !... où diable est Chatchignon ?

LOUISE, s’appuyant sur le guéridon.

Bonjour... tu fais la dînette ?

TURPIN.

Oui, ma petite demoiselle, je travaille pour vous.

À part.

Que le diable t’emporte, va !

LOUISE.

Dis donc, je voudrais bien te demander quelque chose ?

TURPIN.

À moi ?... voyons ?

LOUISE.

Qu’est-ce que c’est qu’un carotteur ?

TURPIN.

Un carotteur !

À part.

Tiens, quelle drôle d’idée !

Haut.

Un carotteur est celui qui prend les joujoux aux autres, les bonbons aux autres, les sucres d’orge aux autres... enfin c’est un pas grand’chose.

LOUISE.

Papa a dit que tu étais un carotteur.

TURPIN, faisant un bond.

Fichtre !...

Il jette du cataplasme sur son gilet et se lève.

Allons, bon ! sur mon gilet !

LOUISE.

Et Gudule t’a appelé vieille carriole.

TURPIN.

Oh ! la Normande aussi !

LOUISE, à part.

Y bisque ! y rage ! y mange du fromage !

Elle sort par le fond en lui faisant ratisse.

TURPIN.

Et je fais des cataplasmes pour cette famille ! attends ! attends !

Il jette la casserole avec colère par la fenêtre. Se calmant.

Je suis bien bon de me fâcher !... je mettrai tout ça sur la carte.

 

 

Scène XX

 

TURPIN, CHATCHIGNON

 

CHATCHIGNON, entrant par la droite.

Ma femme va mieux... la crise est passée... l’heure du berger a sonné, partons !

Il prend Turpin par le bras.

TOUS DEUX, chantant.

Un moment de peine,
Un moment de gêne,

Remontant.

Nous fait mieux sentir
L’heure du plaisir !...

TURPIN.

Eh bien ! le chapeau ? où est le chapeau ? Ah ! pristi ! je l’aurai laissé chez le pharmacien. Attends-moi !

Il sort vivement.

 

 

Scène XXI

 

CHATCHIGNON, puis GUDULE

 

CHATCHIGNON, courant vivement après Turpin à la porte du fond.

Turpin !... Turpin !... Ah !... il est déjà bien loin !...

Revenant à la fenêtre et criant.

Dis donc... achète-m’en un... chez mon chapelier, au bout de la rue... tu diras que c’est pour moi !...

Revenant joyeux en scène.

Voyons si je n’ai rien oublié.

Se fouillant.

Ma bourse... Ah ! sapristi ! mon poulet ! ma lettre à mademoiselle Agathe ! où diable ai-je pu la fourrer ?

GUDULE, paraissant à la porte de droite et s’y accotant.

Monsieur !

CHATCHIGNON.

Hein ?

GUDULE.

Venez... que je vous parle dans l’oreille.

CHATCHIGNON, à part.

Qu’est-ce qu’elle me veut encore cette grande bête-là...

Haut.

Voyons, quoi ?

GUDULE.

Monsieur... votre fille s’est fichue de vous.

CHATCHIGNON.

Comment ?

GUDULE.

Elle ne fait pas ses dents... c’est une gosse.

CHATCHIGNON.

Pas possible !

GUDULE.

Vous avez gobé ça... ah ! vous êtes ben de vot’ pays, allez !

CHATCHIGNON.

Qui te l’a dit ?

GUDULE.

C’est elle.

CHATCHIGNON.

Mais dans quel but ?

GUDULE.

Pour vous empêcher de sortir donc ! à la chienlie ! lie ! lie !

Elle va s’asseoir près de la cheminée et tricote.

CHATCHIGNON.

Veux-tu te taire !...

À lui-même.

Ah ! c’est comme ça !... on s’est joué de moi !... sa mère était du complot sans doute... j’avais des remords... je n’en ai plus ! je sortirai... sans chapeau s’il le faut ! et je serai... très Manon Lescaut... s’il le faut !

 

 

Scène XXII

 

CHATCHIGNON, GUDULE, LOUISE, entrant par la droite avec une tartine de confiture, et se dirigeant vers Gudule

 

CHATCHIGNON, haut, d’un ton gourmé.

Ah ! c’est vous... je suis bien aise de vous voir... approchez, mademoiselle Chatchignon, approchez.

LOUISE.

Me voilà, papa.

CHATCHIGNON, ironique.

Il paraît que vous allez mieux ?

LOUISE.

Oh ! oui, papa... c’est si bon, les confitures !

CHATCHIGNON.

Alors, vous me permettrez... peut-être... de sortir ?

LOUISE.

Tu t’en vas ?...

Portant la main à sa bouche et feignant de pleurer.

Holà ! là ! là !... mes petites dents.

CHATCHIGNON.

Non, Mademoiselle, non, Mademoiselle ! ça ne prend plus !

D’un air qu’il cherche à rendre formidable.

Je sais tout !... et je suis très mécontent... je ne sais quelle pénitence vous infliger !...

Tout à coup.

Mademoiselle ! retournez votre tartine ! vous la mangerez du côté du pain !

GUDULE, à part, terrifiée.

Oh !

LOUISE.

Oui, papa !

Elle retourne sa tartine, et mord dedans, en étouffant ses sanglots, elle va s’appuyer contre l’avant-scène de gauche.

GUDULE, se levant.

Vous êtes ben sévère, savez !

Elle passe derrière la table.

CHATCHIGNON.

Il y a des circonstances où il faut savoir frapper fort.

LOUISE.

Oh ! il est bien méchant, papa !

CHATCHIGNON, à Gudule.

Mais enfin pourquoi m’avoir trompé ?

LOUISE.

Tiens ! c’était pour te faire rester avec moi et avec maman.

GUDULE.

Bédame !

CHATCHIGNON.

Ah ! au fait.

Gudule repasse à gauche.

LOUISE, allant à Chatchignon.

Mais si je ne t’avais pas aimé, je t’aurais laissé partir... Ça m’aurait été bien égal, va !

CHATCHIGNON, à part.

C’est juste. Est-elle logicienne !

LOUISE.

Je n’aurais pas caché tes chapeaux.

CHATCHIGNON et GUDULE.

Comment !

LOUISE.

Il y en a un sous le coussin du grand fauteuil et l’autre dans le coffre à bois.

CHATCHIGNON, prenant le chapeau sous le coussin du fauteuil.

Par exemple !

GUDULE, qui a tiré l’autre du coffre à bois.

À la chi-en-lie ! lie ! lie !

CHATCHIGNON, avec colère.

Gudule !

Il lui jette le chapeau gris.

LOUISE.

Papa ?

CHATCHIGNON.

Que voulez-vous encore ?

LOUISE.

Je peux retourner ma tartine ?

CHATCHIGNON.

Du tout, Mademoiselle ! c’est très vilain !... allez la manger dans un coin... à l’envers ! à l’envers !

Elle remonte à l’angle de gauche et tourne le dos au public. À part.

Ne mollissons pas ! Et quant à sa mère... sa complice...

 

 

Scène XXIII

 

CHATCHIGNON, GUDULE, LOUISE, MADAME CHATCHIGNON

 

MADAME CHATCHIGNON, entrant très agitée.

Ah ! vous voilà, Monsieur.

CHATCHIGNON.

Ah ! vous voilà, Madame ! Venez-vous encore apprendre à votre fille à se moquer de son père ?

MADAME CHATCHIGNON.

Il vous sied bien de parler, Monsieur, après votre conduite !

CHATCHIGNON.

Ma conduite ?

MADAME CHATCHIGNON, bas, lui montrant une lettre.

Tenez !... lisez !... et rougissez !...

CHATCHIGNON, à part.

Ma lettre à Agathe !

MADAME CHATCHIGNON.

Eh bien ! Monsieur !

CHATCHIGNON, vivement.

Pas devant l’enfant, Madame, pas devant l’enfant !

MADAME CHATCHIGNON, avec menace.

Ah ! Chatchignon.

CHATCHIGNON.

Une scène de jalousie pour me retenir ?

MADAME CHATCHIGNON.

Vous retenir ; mais je suis enchantée de dîner seule. Gudule, servez-moi, Monsieur dîne en ville !

Elle se jette dans le fauteuil qui est près du guéridon, et tourne avec humeur le dos à son mari. Gudule, pendant ce qui suit met la nappe et deux couverts.

CHATCHIGNON.

Oui, Madame, j’y dînerai !

Il se jette dans un fauteuil près de la cheminée et tourne le dos à sa femme.

GUDULE, à part.

Ils ne sont pas d’accord, savez ?

Elle sort à gauche. Un temps, pendant lequel Louise redescend pas à pas entre les deux fauteuils.

LOUISE, à part.

Oh ! papa et maman qui se boudent.

Haut.

Dieu que c’est vilain de bouder !...

À Chatchignon, lui touchant le bras.

Papa !...

CHATCHIGNON.

Laissez-moi, Mademoiselle !

LOUISE, de même, à sa mère.

Maman !...

MADAME CHATCHIGNON.

Taisez-vous !

LOUISE, à part.

Me taire ?... Oh ! non !...

Elle est placée entre eux deux et chante en les regardant alternativement.

Premier couplet.

Il pleut, il pleut, bergère ;
Presse tes blancs moutons ;
Allons, sous ma chaumière,
Bergère, vite allons !

MADAME CHATCHIGNON, émue.

Cet air...

CHATCHIGNON, ému.

Ces paroles...

LOUISE, continuant.

J’entends, sur le feuillage,
L’eau qui tombe à grand bruit ;
Voici, voici l’orage,
Voila l’éclair qui luit !

Pendant le couplet M. et madame Chatchignon se sont retournés peu à peu, Gudule apporte un plateau tout servi, et le pose sur le guéridon.

CHATCHIGNON, à Louise.

Qui est-ce qui t’a appris ça ?

LOUISE.

C’est petite mère... pour le quinze avril.

CHATCHIGNON, sans comprendre.

Le quinze avril ?

LOUISE.

Mais, oui ! c’est l’anniversaire du jour... que tu t’es marié avec maman.

MADAME CHATCHIGNON, se levant avec explosion.

Il l’a oublié !

GUDULE, avec un sanglot bruyant.

Il l’a oublié !

CHATCHIGNON, à Gudule.

Tais-toi donc, grosse bête.

LOUISE.

Et tu veux t’en aller !... fi ! que c’est vilain !... On te retournera ta tartine.

CHATCHIGNON.

Ma tartine !... ah ! charmant ! encore un que j’écrirai !

LOUISE.

Si tu avais été bien sage... Depuis un mois, maman travaille en cachette... pour toi...

Elle lui montre une paire de pantoufles.

CHATCHIGNON, les prenant.

Est-il possible !... ces pantoufles.

GUDULE, pleurant.

Et cette paire de bas de laine que je vous ons tricotée...

Elle la lui donne.

LOUISE.

Et moi, cette petite bourse...

Elle la lui remet.

CHATCHIGNON.

Ah ! Gudule !... ma fille !... ma femme !...

À part, avec remords.

Je fus trop coupable !

GUDULE, pleurant.

Madame est servie !

Mouvement retenu de Chatchignon et de sa femme vers la table. Gudule parle bas à Louise.

LOUISE, prenant son père par la main.

Deuxième couplet.

Soupons, prends cette chaise,
Tu seras près de moi.

Allant à sa mère.

Ce flambeau de mélèze
Brûlera devant toi.

CHATCHIGNON, à sa femme.

Ne rougis pas, bergère,
Ma mère et moi demain,
Nous irons chez ton père,
Lui demander ta main.

Il s’agenouille.

MADAME CHATCHIGNON.

Ah ! Augustin !

CHATCHIGNON.

Ah ! Thérésina !...

LOUISE, sautant et battant des mains.

Bravo, papa !...

CHATCHIGNON.

C’est fini ! je reste avec vous...

Pendant que Gudule lui passe sa robe de chambre. Louise, montée sur le fauteuil, lui pose sa calotte sur la tête.

Je mange le bœuf en famille, près de ma femme, de ma fille, au coin du feu, c’est encore ce qu’il y a de meilleur !...

Il prend Louise sur ses bras.

LOUISE, bas.

Ne dis rien... maman te fera du café...

CHATCHIGNON.

Je te donnerai un canard.

GUDULE.

À table !

Elle roule la table en avant.

TOUS.

À table !...

CHATCHIGNON, à Louise.

Toi, près de papa et maman... toujours !...

Il s’assoit à gauche, Louise en face du public, sur une chaise haute, madame Chatchignon, à droite.

Et, si, parfois, il s’élève entre nous quelque petit nuage... eh ! bien ! elle sera là... comme un trait d’union...

Il tient de la main gauche celle de Louise et donne la droite à sa femme.

N’est-ce pas, ma femme ?

MADAME CHATCHIGNON, de même.

Oh ! oui !

GUDULE.

J’en pleure, savez !

 

 

Scène XXIV

 

CHATCHIGNON, GUDULE, LOUISE, MADAME CHATCHIGNON, TURPIN, avec quatre chapeaux

 

TURPIN, entrant.

En voilà des chapeaux... deux que j’ai achetés... deux sous la fenêtre... ça fait quatre... filons !

Voyant tout le monde.

Oh !...

Il ne sait où les cacher.

Madame, j’ai bien l’honneur...

CHATCHIGNON.

Turpin, as-tu vu jouer Robert-le-Diable ?

TURPIN.

Pourquoi ?

CHATCHIGNON.

Robert, c’est moi... Alice, c’est ma fille... et Bertram, c’est toi. – Adieu Bertrand.

TURPIN, à part, tournant ses quatre chapeaux.

Animal, qui me laisse là, avec cinq heures de fiacre, un banquet d’Anacréon, et quatre chapeaux...

GUDULE.

Tenez, en v’là encore deux... ça fait six...

Elle lui remet deux chapeaux, l’un dans l’autre.

TOUS, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah ! ah !

TURPIN, bas, à Chatchignon.

Mais, sacrebleu ! et Mademoiselle Agathe...

CHATCHIGNON.

Tu lui diras que je fais mes dents.

TURPIN, à part, furieux.

J’étais sûr qu’il cornichonnerait !

Il se coiffe sans y prendre garde du double chapeau donné par Gudule.

TOUS, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !

CHATCHIGNON.

Eh ! bien ! Louise, où vas-tu ?... Tu ne manges pas ta soupe ?

LOUISE.

Elle est trop chaude...souffle-la, papa... je reviens.

Elle vient sur le devant.

Air : Je suis modeste et soumise (Cendrillon).

Au public, montrant son père.

Mon papa n’était pas sage,
Mais j’ai su le corriger...

Indiquant son père et sa mère.

La paix est dans le ménage,

Au public.

Voudriez-vous la déranger ?
Dans vos yeux, je le devine,
Vous ne serez pas méchants...
Il ne faut pas que l’on chagrine

Portant la main à sa joue.

La petit’ qui fait ses dents.

TOUS.

Il ne faut pas que l’on chagrine, etc.

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