Madame de Sainte-Agnès (Eugène SCRIBE - Antoine-François VARNER)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de Madame, le 20 février 1829.

 

Personnages

 

MONSIEUR DE SAINTE-AGNÈS, receveur-général

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, sa femme

IRÈNE, leur nièce et leur pupille

MONSIEUR D’HÉRISSEL, chef d’escadron, subrogé-tuteur d’Irène

ANATOLE, cousin de monsieur d’Hérissel

UN DOMESTIQUE de madame de Sainte-Agnès

 

La scène se passe auprès des Pyrénées, dans une ville où il y a des eaux minérales.

 

Le théâtre représente un salon de la maison de monsieur de Sainte-Agnès ; porte au fond. Deux portes latérales. La porte, à droite de l’acteur, est celle de l’appartement de madame de Sainte-Agnès. À gauche, celle d’un cabinet. Auprès de cette porte, une table, sur laquelle il y a un livre et une écritoire. Auprès de l’appartement de madame de Sainte-Agnès, une table de toilette.

 

 

Scène première

 

MONSIEUR D’HÉRISSEL, UN DOMESTIQUE

 

D’HÉRISSEL, entrant par le fond.

Monsieur de Sainte-Agnès, le receveur général ?

LE DOMESTIQUE, qui était auprès de la toilette, occupé à ranger.

Il est sorti, monsieur.

D’HÉRISSEL.

Et sa femme ?

LE DOMESTIQUE.

Madame n’est pas visible.

D’HÉRISSEL.

Dites-lui que c’est un ancien ami de son mari, qui, n’ayant que quelques heures à rester en cette ville, désire leur parler d’affaires de famille.

LE DOMESTIQUE.

J’y vais.

D’HÉRISSEL.

D’Hérissel, chef d’escadron.

LE DOMESTIQUE, qui était prêt de sortir, s’arrête.

C’est différent... Madame ne reçoit jamais de militaires, encore moins des chefs d’escadron.

D’HÉRISSEL.

Et qui reçoit-elle donc ?... Ne faut-il pas donner ma démission pour me faire présenter chez elle ?...

Voyant Irène qui sort du cabinet à gauche de l’acteur.

Laisse-nous... voici heureusement quelqu’un de connaissance... ma chère Irène.

 

 

Scène II

 

D’HÉRISSEL, IRÈNE

 

IRÈNE, courant à d’Hérissel.

Monsieur d’Hérissel dans ce pays !

LE DOMESTIQUE, sortant.

Mademoiselle le connaît... c’est différent... je vais toujours en prévenir Madame.

IRÈNE.

Est-ce pour moi que vous venez ?

D’HÉRISSEL.

Oui, ma chère enfant... c’est-à-dire, nous revenons d’Espagne, et, comme mon régiment passe quelques heures dans cette ville, j’ai voulu voir mes amis... Anatole, mon jeune cousin, qui y demeure depuis quelque temps ; et toi, surtout, qui es presque ma pupille... car je suis ton subrogé-tuteur.

IRÈNE.

Vous l’oubliez souvent.

D’HÉRISSEL.

C’est vrai... mais je ne connais rien aux affaires, et celui qu’on t’a donné pour tuteur est un honnête homme qui les entend mieux que moi... Monsieur de Sainte-Agnès, ton oncle, un ami d’enfance, un receveur-général qui a l’habitude d’avoir les fonds des autres mêlés avec les siens, et qui ne se trompe jamais ; ce qui est rare... ainsi, je ne m’informerai pas de ta fortune, mais de ton bonheur... Es-tu contente ?... t’amuses-tu ici ?...

IRÈNE.

Pas beaucoup,

D’HÉRISSEL.

Oh ! cela veut dire que tu t’ennuies.

IRÈNE.

À la mort.

D’HÉRISSEL.

C’est étonnant... ce devrait être une maison agréable. Sainte-Agnès est mon ancien camarade... et je me rappelle son humeur et son caractère... il aimait la joie, les plaisirs.

IRÈNE.

Oui, mais mon oncle n’est pas le maître... il s’est marié... et sa femme le gronde quand on s’amuse.

D’HÉRISSEL.

C’est donc une vieille femme ?

IRÈNE.

Non... elle est jeune encore ; mais elle ne reçoit que des gens graves et sérieux... et elle tient à ce que je sois toujours là, à côté d’elle... Le dessin, la danse, la musique, sont des exercices qui me sont interdits ; mais en revanche, nous avons des cours de morale, des conférences de morale et des assemblées de vieilles femmes où l’on dit du mal de tout le monde.

D’HÉRISSEL.

Quelle austérité !... C’est donc une...

IRÈNE.

Eh ! mon Dieu, oui.

D’HÉRISSEL.

Air : Restez, restez, troupe jolie.

Au portrait que tu viens de faire,
Soudain je l’avais deviné ;
Elle suit la marche ordinaire,
Et je n’en suis pas étonné ;
Car ces dames qui, sur la danse,
S’en vont lançant des interdits,
Classent du moins la médisance
Au nombre des plaisirs permis.

Et, d’après ce que je vois, tu n’es pas à la hauteur de ses principes.

IRÈNE.

Je n’en sais rien... je tâche de ne pas faire de mal. Je remplis mes devoirs avec exactitude ; mais je vais au bal avec mon oncle quand l’occasion s’en présente, et au spectacle quand nous avons une troupe dans l’arrondissement.

D’HÉRISSEL.

Cela me paraît convenable... En ce cas il faut, ma chère Irène, sortir de tutelle : il faut te marier.

IRÈNE.

Oh ! mon Dieu, mon ami, je ne demanderais pas mieux...

D’HÉRISSEL.

Eh bien ! cela me regarde. Je vais en parler à mon ami Sainte-Agnès... à sa femme.

IRÈNE.

Non vraiment.

D’HÉRISSEL.

Et pourquoi ?

IRÈNE.

C’est que déjà ils m’ont proposé plusieurs partis que j’ai tous refusés... pour des raisons... que je ne puis vous dire... si bien que maintenant ma tante est persuadée que je veux rester fille, et entrer au couvent.

D’HÉRISSEL.

Au couvent !

IRÈNE.

Ce qui me fait beaucoup d’honneur à ses yeux... J’ai déjà reçu les compliments de félicitation de toute la société... et maintenant, je ne sais comment faire pour leur déclarer...

D’HÉRISSEL.

Je m’en charge... mais auparavant il faut avoir en moi une confiance entière, et m’expliquer pourquoi tu ASTÉRIE. déjà refusé les partis qu’on te proposait... Pour quelles raisons ?... je te le demande.

IRÈNE.

J’aime mieux que vous ne me le demandiez pas.

D’HÉRISSEL.

Est-ce que ces prétendus avaient des défauts ?

IRÈNE.

Des défauts !... non, ils n’en avaient qu’un... ils avaient tous le même... c’est que je ne les aimais pas.

D’HÉRISSEL.

Ce qui veut dire que peut-être tu en aimais un autre ?

IRÈNE.

J’en ai bien peur.

D’HÉRISSEL.

Et pourquoi donc ?... ne suis-je point là, moi, ton subrogé-tuteur, ton second père !... j’ai voix délibérative au conseil de famille.

IRÈNE.

Oh ! non... j’en mourrais de honte.

D’HÉRISSEL.

Comment !... est-ce que ce choix serait indigne de toi ?

IRÈNE.

Oh ! mon Dieu, non... de la naissance, de la fortune... un caractère charmant.

D’HÉRISSEL.

Il me semble alors qu’il n’y a pas d’obstacle... car à ce que je puis voir... celui-là n’est pas comme les autres prétendus... il n’a pas le défaut dont nous parlions tout à l’heure ?

IRÈNE.

Hélas, non ! mais ce défaut-là c’est moi qui l’ai à ses yeux.

D’HÉRISSEL.

Que dis-tu ?... il ne t’aimerait pas !... ce n’est pas possible.

IRÈNE.

Il ne pense seulement pas à moi... et cependant nous nous voyons toute la journée... car, à la suite d’une longue maladie, venant ici pour prendre les eaux, il s’est fait présenter chez monsieur de Sainte-Agnès qu’il avait connu autrefois à Paris.

D’HÉRISSEL.

Comment ! est-ce que ce serait ?...

IRÈNE.

Je vous en prie, ne m’en demandez pas davantage, et ne cherchez pas à le connaître... je l’oublierai, je vous le jure.

Air : Pour le trouver, j’arrive en Allemagne (d’Yelva).

Mais d’ici là, plus d’hyménée !
Surtout, pour moi, plus de couvent ;
Jugez, si j’y suis condamnée,
Combien le péril est plus grand.
Dans le monde, où je suis distraite,
Parfois, son souvenir m’a fui...
Mais seule, hélas !... seule, et dans la retraite,
J’y serais toujours avec lui...
S’il fallait vivre, hélas ! dans la retraite,
J’y serais toujours avec lui.

D’HÉRISSEL.

Pauvre enfant !... mais j’entends ce cher Sainte-Agnès.

IRÈNE.

Mon tuteur !... je vous laisse... mais songez bien que c’est à vous seul que j’ai confié mon secret.

D’HÉRISSEL.

Sois tranquille... j’ai toujours gardé ceux des autres...

Irène rentre dans le cabinet à gauche.

Pour les miens, c’est différent... ils sont à moi, j’en fais ce que je veux.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR DE SAINTE-AGNÈS, D’HÉRISSEL

 

D’HÉRISSEL.

Eh ! arrivez donc, monsieur le receveur général.

SAINTE-AGNÈS.

Ce cher d’Hérissel...

Ils s’embrassent.

C’est par un officier de ton régiment que j’ai appris ton arrivée.

D’HÉRISSEL.

Embrassons-nous encore.

SAINTE-AGNÈS.

Quel plaisir de revoir un ancien ami !

D’HÉRISSEL.

Un compagnon de folies... qui a partagé toutes mes fredaines.

SAINTE-AGNÈS.

Tais-toi donc.

D’HÉRISSEL.

Pourquoi cela ?... est-ce que tu es devenu sage ? est-ce que tu n’aimes plus le plaisir ?

SAINTE-AGNÈS.

Au contraire, mon ami ; plus que jamais... d’autant mieux que maintenant il est si rare !

D’HÉRISSEL, à part.

Ce qu’on m’a dit est donc vrai ?...

Haut.

Et ta femme...

SAINTE-AGNÈS.

Parle plus bas... Oui, mon ami... j’ai une femme admirable que j’estime ; que j’ai épousée par inclination... car elle est fort bien... et puis une vertu terrible.

D’HÉRISSEL.

Je te fais compliment.

SAINTE-AGNÈS.

Tu es bien bon.

D’HÉRISSEL.

Moi aussi, je me suis marié... j’ai épousé la femme... la femme la plus aimable.

SAINTE-AGNÈS.

Ah ! que tu es heureux !

D’HÉRISSEL.

Dix-huit à vingt ans... légère, étourdie, courant tous les plaisirs... les concerts, les bals, les spectacles... auxquels j’étais toujours obligé de la suivre.

SAINTE-AGNÈS.

Et tu te plains !... Dieu ! que je voudrais être à ta place !

D’HÉRISSEL.

Y penses-tu ?

SAINTE-AGNÈS.

Oui, mon ami... être heureux est, selon moi, l’essentiel en ménage... et jusqu’à présent j’ai trouvé dans le mien de la morale et des principes plus qu’il ne m’en fallait pour mon usage particulier... Mais pour du bonheur, je n’en ai point encore entendu parler.

D’HÉRISSEL.

Comment cela ?

SAINTE-AGNÈS, regardant autour de lui.

Ma femme qui, comme je te le dis, est une femme admirable, est d’une sévérité, d’un rigorisme... qui ne laisse rien passer... Elle m’aime bien, mais elle n’aime pas mes défauts, et comme mes défauts font une partie essentielle de moi-même, j’y tiens.

D’HÉRISSEL.

On tient à ce qu’on a.

SAINTE-AGNÈS.

Air de l’Homme vert.

De tout elle se formalise ;
Elle se fâche au moindre mot,
Et tous les jours me moralise,
Dimanche et fêtes, c’est mon lot.

D’HÉRISSEL.

Ta femme, en son zèle trop franche,
De ses droits me semble abuser ;
Car il est dit que le dimanche,
On doit au moins se reposer.

SAINTE-AGNÈS.

Et pour comble de malheur, elle est la perfection même... ce qui est désespérant, parce que la partie n’est pas égale... elle m’accable de sa supériorité... et je donnerais tout au monde pour qu’elle eût besoin d’indulgence ; ça me donnerait le droit d’en réclamer à mon tour... Mais le moyen de s’attaquer à une vertu aussi formidable... personne n’oserait.

D’HÉRISSEL.

Laisse donc !

SAINTE-AGNÈS.

Je voudrais bien t’y voir, toi qui parles.

D’HÉRISSEL.

Moi !

SAINTE-AGNÈS.

Essaie seulement... tu me feras plaisir.

D’HÉRISSEL.

Quelle folie !... y penses-tu ?

SAINTE-AGNÈS.

Voilà déjà que tu as peur.

D’HÉRISSEL.

Non, mais quand on ne reste que trois heures.

SAINTE-AGNÈS.

Pas davantage ?

D’HÉRISSEL.

Eh ! mon Dieu, oui... ce soir notre régiment se remet en marche.

SAINTE-AGNÈS.

Trois heures... c’est bien peu ; mais c’est au moins le temps de déjeuner... et je t’invite.

D’HÉRISSEL.

Je ne demande pas mieux.

SAINTE-AGNÈS.

Pas ici... à cause de ma femme... ça nous gênerait... parce que le rigorisme et le vin de Champagne... cela va mal ensemble... Mais je cours réunir quelques amis qui seront charmés de te voir... Nous avons ici un de tes cousins, Anatole d’Hérissel... qui était malade, qui est venu prendre les eaux... et que nous voyons souvent.

D’HÉRISSEL.

Comment !... ce serait lui ?...

SAINTE-AGNÈS.

Quoi donc ?...

D’HÉRISSEL.

Non, rien.

SAINT-AGNÈS.

Et nous ferons tous ensemble un petit déjeuner de garçons... tu sais, comme autrefois... c’était là le bon temps.

Air : Amis, voici la riante semaine.

Doux souvenir, qu’un regret accompagne !
Le verre en main je trouvais le bonheur ;
Je n’entendais gronder que le champagne,
Et ce bruit-là ne me faisait pas peur.
Quittant la table après maintes prouesses,
En chancelant, nous étions encor fiers...
Car nous n’avions, pour blâmer nos faiblesses,
Que des amis qui marchaient de travers.

Allons, viens vite.

Il fait un pas pour sortir.

D’HÉRISSEL, le retenant.

Un instant... j’ai à te parler d’affaires... d’Irène, notre pupille.

SAINTE-AGNÈS.

Un charmant enfant, que j’aime beaucoup... mais elle ne veut pas se marier... elle veut aller au couvent... et, dès qu’il s’agit de cette partie-là, c’est sa tante que cela regarde... chacun nos attributions...

D’HÉRISSEL.

Au contraire... c’est qu’elle ne s’en soucie pas.

SAINTE-AGNÈS.

Vraiment !

D’HÉRISSEL.

Il faut alors que tu le déclares à ta femme...

SAINTE-AGNÈS.

Moi !... ah ! bien oui... si j’osais seulement lui en parler... elle serait contre moi d’une belle colère.

D’HÉRISSEL.

Elle !... avec ses principes !

SAINTE-AGNÈS.

Cela n’empêche pas... au contraire, quand c’est à bonne intention, c’est permis... trop heureux encore si j’en étais quitte à si bon marché... Mais quand elle se fâche contre moi... tu ne sais pas de quoi elle est capable...

D’HÉRISSEL.

Et de quoi donc ?

SAINTE-AGNÈS.

Elle me ferait aller à ses conférences de morale... elle m’y ferait aller, mon ami... tu ne la connais pas...

D’HÉRISSEL.

Et tu obéirais ?

SAINTE-AGNÈS.

Il le faut bien... parce que je l’aime, au fond.

Air du Ménage de garçon.

Mais toi, qui n’as aucune entrave.
Aborde ce chapitre-là.

D’HÉRISSEL.

Je le veux bien : moi, je suis brave...
Après déjeuner l’on verra.

SAINTE-AGNÈS.

Non, crois-moi, commence par là.
Dans ma carrière conjugale,
J’ai l’usage, et j’y veux tenir,
De commencer par la morale,
Et de finir par le plaisir.

ENSEMBLE.

Oui, commençons par la morale,
Et puis après, tout au plaisir.

SAINTE-AGNÈS.

La voici... Je vais commander le déjeuner... tu viendras me rejoindre.

Il sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, D’HÉRISSEL

 

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, sortant de son appartement, à la cantonade

Vous direz que je n’y suis pas... Je ne recevrai personne, que monsieur le Recteur et ma marchande de modes.

Elle aperçoit d’Hérissel.

Ah ! mon Dieu ! un militaire !

D’HÉRISSEL.

D’Hérissel... un ami de votre mari.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Je le connais beaucoup, de réputation.

D’HÉRISSEL.

Tant pis, car ma réputation n’est pas mon beau côté... franchement, je vaux mieux qu’elle... et votre mari a dû vous dire...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Oui, monsieur, il m’a souvent parlé de vos anciennes liaisons... et cela prouve combien, dans sa jeunesse, on doit mettre de sollicitude et de discernement dans le choix des premiers principes que l’on adopte... car l’on récolte plus tard selon qu’on a semé.

D’HÉRISSEL.

Il me semble que, pour votre mari, la récolte n’a pas été si mauvaise... une recette générale, quarante mille livres de rente... la réputation d’un homme de talent et d’un honnête homme...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Ce n’est point de cela, monsieur, que j’ai voulu parler...

D’HÉRISSEL.

J’en parle, moi... parce que, certainement, c’est quelque chose dans la vie qu’une bonne maison, une bonne table, une jolie femme dont les grâces et la tournure...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Monsieur, je n’ai pas l’habitude d’entendre de tels discours ; et si vous continuez sur ce ton... je me retire.

D’HÉRISSEL.

Eh ! non, madame, vous pouvez rester... votre pensée va plus loin et plus vite que la mienne... car le diable m’emporte...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Encore, monsieur...

D’HÉRISSEL, se reprenant.

Eh bien, non ; qu’il n’emporte personne, et restons tous les deux... car j’ai à vous parler d’une affaire importante, que j’aborderai sans préambule... Vous croyez que votre nièce veut aller au couvent...

MADAME DE SAINT-AGNÈS.

Si je le crois !... oui, monsieur... et je l’aime trop pour ne pas me réjouir avec elle d’une résolution qui assure à jamais son bonheur, et qui l’honore à tous les yeux.

D’HÉRISSEL.

Je ne disputerai point là-dessus, parce que je n’y entends rien ; quoique, dans mes idées, une épouse et une bonne mère de famille aient bien aussi leur côté honorable.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Il n’y a rien qui le soit plus, monsieur, que de fuir le monde et ses dangers.

D’HÉRISSEL.

Oh ! si vous parlez de dangers, c’est différent... je m’y connais ; et nous pensons, nous autres militaires, qu’il y a plus de mérite à les braver qu’à les fuir ; à rester sur le champ de bataille, qu’à s’en retirer... et ces idées-là... à ce qu’il paraît, sont aussi celles de ma jeune pupille... Je dois donc vous prévenir, madame, que vous vous trompez sur ses intentions.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Non, monsieur... non, on ne se trompe pas sur une résolution aussi efficace. Tous nos amis y comptent ; et quand une volonté est aussi prononcée que celle-là, on n’est plus maître de la changer.

D’HÉRISSEL.

C’est cependant ce qui arrivera... car ce matin... votre nièce me l’a dit positivement.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Comment ! elle oserait...

D’HÉRISSEL.

Au contraire... c’est qu’elle n’ose pas ; et c’est pour cela que je me suis chargé de vous l’annoncer.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

C’est-à-dire que vous l’avez vue... que vous avez causé avec elle... et cela m’explique son changement d’idée. Il suffit du contact du monde... et de ses maximes perverses pour détourner de la bonne voie les âmes les plus pures... et je ne m’étonne plus alors de cette absence de tout principe, de cette immoralité générale, dont nous gémissons tous les jours.

D’HÉRISSEL.

C’est bien de la bonté à vous, et de la commisération en pure perte... car notre siècle que l’on vous peint si dépravé, est-il pire que ceux qui l’ont précédé ? Y voit-on, comme autrefois, le lien conjugal publiquement outragé ?... le scandale en honneur, et en habit brodé ?... Y voit-on, en un mot, les mœurs de la Régence ?... Non ; le vice a cessé d’être de bon ton... on pratique l’amitié, les vertus domestiques... on ne rougit plus d’aimer sa femme ; et même de se montrer avec elle.

Air de la Robe et les Bottes.

Nous n’avons plus le luxe des maîtresses,
Nous n’avons plus le règne des boudoirs ;
On n’affiche plus ses faiblesses,
Et l’on respecte ses devoirs...
Ou, si parfois le vice les outrage,
Il se cache... il craint d’être vu ;
Et malgré lui, c’est un dernier hommage
Qu’il rend encore à la vertu.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Par malheur, dans cet éloge du siècle, vous n’avez oublié que le point principal... le point le plus essentiel de tous... la... d...

D’HÉRISSEL.

Eh ! madame, jamais on n’en eut de plus véritable, de plus éclairée... non celle qui fait les hypocrites, mais celle qui fait les honnêtes gens... non celle qui veut la rigueur et l’intolérance, mais celle qui prêche l’union, la concorde, et l’amour du prochain... Celle-là, madame, chacun la chérit et l’honore... chacun l’aime, car elle sait se rendre aimable... elle est facile, indulgente.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Et c’est justement cette indulgence que je trouve coupable... c’est elle qui perdrait tout... On ne transige point avec le vice, et nous devons être sans pitié... même pour nous.

D’HÉRISSEL.

Oui, madame... mais pour les autres !... si vous êtes infaillible, ils ne le sont pas... que votre vertu descende un peu à leur portée... qu’elle fasse concession à la fragilité humaine ; car nous sommes faibles, sujets à l’erreur... et si l’indulgence est belle, c’est chez ceux qui, comme vous, madame, n’en ont pas besoin... J’ose donc croire que vous n’en voudrez pas à votre nièce de la confiance qu’elle a eue en moi, et que vous lui pardonnerez.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, avec indignation.

Monsieur...

Avec froideur et dignité.

Je verrai... j’examinerai avec des gens bien intentionnés, ce que je dois décider de ma nièce... Mais je croirais me manquer à moi-même, si je m’exposais plus longtemps à entendre de tels propos.

Elle fait la révérence, et veut sortir.

D’HÉRISSEL.

Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.

Non pas, madame, je vous laisse,
À déjeuner plus d’un ami m’attend ;
De leur gaieté, pour tempérer l’ivresse,
Je vais à ce repas bruyant,
Faire parler la raison qui m’enflamme.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Vous ! la raison...

D’HÉRISSEL.

Ah ! j’en puis dépenser ;
Je suis en fonds... car, près de vous, madame,
En écoutant, je viens d’en amasser.
Oui, près de vous, en écoutant, madame,
Pour quelque temps je viens d’en amasser.

Il sort par le fond.

 

 

Scène V

 

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, seule

 

Quelle immoralité !... quel oubli de tous les principes !... Il est vrai que les militaires... mais aussi, comme nous le disions l’autre jour avec monsieur le Recteur... pourquoi y a-t-il des militaires ?

 

 

Scène VI

 

ANATOLE, MADAME DE SAINTE-AGNÈS

 

ANATOLE.

Non, non, je ne peux pas aller avec toi... mais je te reverrai plus tard.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

C’est vous, monsieur Anatole... avec qui parliez-vous là ?

ANATOLE.

Avec un de mes cousins que je viens d’embrasser, monsieur d’Hérissel.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Comment ! il serait possible ?... un pareil homme serait votre parent ?

ANATOLE.

Oui, madame.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Vous qui êtes si sage, si réservé !... qui avez de si bonnes mœurs !... Au surplus, ce n’est pas votre faute... ce qui est du moins en votre pouvoir, c’est de ne pas le fréquenter, et j’espère bien...

ANATOLE.

Ah ! soyez tranquille... et la preuve, c’est qu’il voulait m’emmener à un déjeuner de garçons que lui donne votre mari... j’ai bien mieux aimé venir causer avec vous... je dois déjà tant à vos conseils !

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

En vous les donnant, je crois faire une bonne œuvre.

ANATOLE.

Oh ! oui, madame.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

La jeunesse d’à présent est si dépravée, et l’âge mûr est si pervers...

ANATOLE.

Les pauvres gens !... il n’y a donc plus d’espoir pour eux ?

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Heureusement... et pour ceux qui marchent dans la bonne voie, c’est une idée bien consolante.

ANATOLE.

Oh ! sans doute... mais c’est justement cela qui m’effraie.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Quand on n’a rien à se reprocher...

ANATOLE.

Mais c’est qu’au contraire... tous les jours, et à tous les moments, je me fais des reproches.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Vous, monsieur Anatole... et sur quoi ?

Air de Céline.

Achevez, ouvrez-moi votre âme.

ANATOLE.

J’ai peur.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Vous semblez interdit.

ANATOLE.

De vous scandaliser, madame ;
Car peut-être, dans ce récit,
Il est certaines circonstances...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Continuez, malgré cela :
Je saurai de vos confidences
N’entendre que ce qu’il faudra.

ANATOLE.

Eh bien ! vous répétez sans cesse qu’il faut fuir l’amour... et j’ai déjà aimé quelqu’un.... une première inclination...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Comment ! monsieur...

ANATOLE.

Il faut bien commencer par une... : c’était Irène, votre nièce... elle était si douce, si aimable... j’étais décidé à me déclarer, lorsque vous m’avez appris qu’elle fuyait le monde et le mariage... j’ai vu alors qu’il fallait y renoncer, et j’ai fait tout ce qu’il fallait pour l’oublier.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

C’était bien.

ANATOLE.

Eh ! non madame ; ce fut bien pire ; car à dix-huit ans, on ne peut pas vivre sans aimer... et malgré moi, ça m’est arrivé encore.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Comment, monsieur, une seconde passion ?

ANATOLE.

Ah ! si vous la connaissiez !

Air : Ainsi que vous, je veux, mademoiselle.

Vous approuveriez ma tendresse.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

L’aurais-je vue ?

ANATOLE.

Oh ! non, jamais.
L’esprit, la raison, la sagesse,
L’embellissent de mille attraits.
Sa vertu me semble admirable,
Je lui voue un culte assidu...
Et si je vous semble coupable,
C’est par amour pour la vertu.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

L’intention est bonne ; et puisque vous êtes le maître de vous choisir une compagne... le mariage est un état qu’on peut rendre exemplaire.

ANATOLE.

Hélas ! madame... celle que j’aime ne peut être ma femme.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Pourquoi donc ?

ANATOLE.

Elle n’est plus libre.

SAINTE-AGNÈS.

Bonté divine !... ah ! c’est une chose affreuse !

ANATOLE.

Je le sais... mais le moyen de faire autrement ?

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Il faut lutter contre cette passion coupable... vous éloigner du monde.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

L’isolement rend les âmes plus pures.

ANATOLE.

À mon amour tout cela ne fait rien.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Faites alors quelques bonnes lectures.

ANATOLE.

Pour l’oublier c’est un mauvais moyen.
De ces auteurs la morale est fort belle,
Mais ennuyeuse... et, malgré mes efforts,
Lorsque je les lis, je m’endors,
Et quand je dors, je rêve d’elle.

Aussi j’ai renoncé à résister... ça me donnait trop de peine... je m’abandonne à mon amour, sans but, sans calcul... comme un homme en délire... et si vos conseils ne viennent pas m’aider, c’est fait de moi, je suis perdu à jamais.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

C’est affreux ! monsieur... c’est indigne !...

À part.

On ne peut pourtant pas s’abandonner ainsi au désespoir.

Haut.

Je veux bien, par charité, vous aider de mes conseils... mais c’est à condition que vous ne me cacherez rien.

ANATOLE.

Eh ! oui, madame.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

La personne dont vous me parliez connaît-elle votre amour ?

ANATOLE.

Non, madame ; plutôt mourir que lui en parler... je n’ai d’elle qu’un seul gage, un gage qui ne me quitte point, un bracelet... qui lui appartenait.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Et qu’elle vous a donné ?

ANATOLE.

Non, madame, que j’ai pris sans le lui dire, et j’en ai fait faire un tout pareil, que je remettrai à la place dès que je le pourrai.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Et vous osez avouer... remettez-moi ce bracelet sur-le-champ.

ANATOLE.

Oh ! non, madame, je n’oserai jamais... ce serait la compromettre.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Taisez-vous, voici ma nièce.

 

 

Scène VII

 

ANATOLE, MADAME DE SAINTE-AGNÈS, IRÈNE sortant du cabinet à gauche

 

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, d’un ton sévère.

Que demandez-vous, mademoiselle ?... qui vous amène ici ?

IRÈNE.

Rien, ma tante... je venais vous dire qu’il est deux heures ; c’est l’heure où ordinairement nous allons à votre conférence.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, à part.

Et je l’avais oublié !...

À Anatole.

Si vous le voulez, monsieur, vous pouvez nous y accompagner.

ANATOLE.

Ah ! je suis trop heureux... je cours mettre un habit plus décent, et je suis à vos ordres.

Air : de la Disgrâce (du Vieux mari).

Ensemble (Madame de Saint-Agnès et Anatole).

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Je vous permets de nous y suivre.
Et de nous y donner la main.

À part.

Contre l’erreur dont il s’enivre
C’est un remède souverain.

ANATOLE.

À quel espoir mon cœur se livre !
Ah ! pour moi, quel heureux destin !
Il m’est permis de vous y suivre ;
Je reviens vous donner la main.

IRÈNE, à part.

Quoi ! dans ce lieu, qui, d’ennui m’épouvante,
Vous l’emmenez ?

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Eh ! vraiment oui.

IRÈNE.

Pauvre jeune homme ! il paraît que ma tante
Est en colère contre lui.

Ensemble.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Je vous permets de nous y suivre,
Et de nous y donner la main.

À part.

Contre l’erreur dont il s’enivre,
C’est un remède souverain.

ANATOLE.

À quel espoir mon cœur se livre.
Ah ! pour moi, quel heureux destin !
Il m’est permis de vous y suivre ;
Je reviens vous donner la main.

IRÈNE.

Lorsqu’en ces lieux il doit nous suivre,
Bien loin d’en paraître chagrin,
D’un doux espoir son cœur s’enivre,
Gaiement il nous offre la main.

Anatole sort.

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, IRÈNE

 

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Quant à vous, mademoiselle, j’aurai à vous parler... J’ai vu votre ami, votre conseiller... dans un autre moment je vous dirai ce que j’en pense, car je ne veux pas me mettre en colère avant d’aller à ma conférence de morale.

IRÈNE.

Vous avez raison, ma tante... tantôt, en en revenant...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Oui, mademoiselle, nous causerons de vos nouvelles intentions... qui me prouvent que, toute entière aux vanités du monde... Approchez-moi cette toilette.

IRÈNE, approchant la toilette.

Est-ce que vous n’êtes pas bien ainsi ?

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Non, mademoiselle... il y aura beaucoup de monde à cette assemblée... toutes les dames de la ville y seront en grande parure... et je ne veux pas que la simplicité de ma mise fixe sur moi les regards... Il ne faut jamais se faire remarquer.

Elle s’assied devant la toilette.

IRÈNE.

Oui, ma tante.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Du reste, souvenez-vous qu’en pareil lieu, ce n’est pas l’éclat de la parure qui fait quelque chose, mais bien les sentiments qu’on y apporte...

Elle met du rouge.

Voilà un rouge qui ne tient pas du tout.

IRÈNE.

En voici d’autre.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

À la bonne heure...

Mettant du rouge qu’Irène vient de lui donner.

Car on est plus parée, mademoiselle, par la décence et la modestie que par les bijoux les plus précieux.

IRÈNE.

Oui, ma tante... voilà votre écrin.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

C’est bien... ma chaîne...

Irène lui donne une chaîne, que madame de Sainte-Agnès passe à son cou.

Mes bracelets.

IRÈNE, regardant dans l’écrin.

Ah ! mon Dieu ! je n’en vois plus qu’un.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Comment ! qu’est-ce que cela veut dire ?... et qu’est-ce que l’autre est devenu ?

IRÈNE, le cherchant dans le tiroir de sa toilette.

Ne vous fâchez pas, ma tante...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Eh bien ! ce bracelet ?

IRÈNE, cherchant toujours.

Mon Dieu, ma tante... je le sais maintenant, et je me le rappelle... c’est monsieur Anatole...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Monsieur Anatole !

IRÈNE.

Oui, l’autre jour, en examinant votre écrin, que j’étais occupée à serrer... il a cassé un chaînon à ce bracelet... il l’a pris en disant : « Mademoiselle Irène, n’en parlez pas ; je vais le faire raccommoder, et je le remettrai sans qu’on s’en aperçoive... »

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Il serait possible !

IRÈNE.

Il paraît alors qu’il n’est pas fini, et que l’ouvrier l’aura fait attendre... mais on pourrait le lui demander.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Du tout, mademoiselle ; je vous défends de lui en parler... et je ne veux pas de ces parures... je ne veux plus les mettre... Serrez cet écrin sur-le-champ.

IRÈNE.

Mais, ma tante, qu’est-ce que vous avez donc ?... vous voilà toute troublée.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Moi !... eh ! bien, par exemple...

IRÈNE.

Mais, oui, ma tante...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Que voulez-vous dire, mademoiselle ?...

IRÈNE.

Je vous assure, ma tante...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Et pourquoi serais-je troublée ?... quelle idée avez-vous ?... Dieu ! mon mari !...

 

 

Scène IX

 

IRÈNE, SAINTE-AGNÈS, MADAME DE SAINTE-AGNÈS

 

SAINTE-AGNÈS, entrant sans voir sa femme.

Eh ! bien, ma chère nièce, que faisons-nous ce matin ?... Je suis en belle humeur ; car rien ne dispose à la gaieté comme un bon déjeuner.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Il est donc vrai, monsieur ?

SAINTE-AGNÈS, à part.

Ah ! mon Dieu ! ma femme !...

Haut.

Eh bien, oui, je m’en accuse ; j’ai déjeuné avec un ami... et si une bouteille de vin de Champagne est un crime... c’est un crime qui se passe si vite... surtout quand on est plusieurs à le partager...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Vous ne faites pas attention, monsieur, que vous êtes devant des femmes, et cette extrême gaieté...

SAINTE-AGNÈS.

C’est juste.

Air du Piège.

Oui, je l’avoue, à ce joyeux banquet,
Plus d’un convive a perdu l’équilibre ;
Et j’ai peut-être entendu maint couplet
Dont la chute était un peu libre ;
Mais du champagne enfin désabusé,
Pour retrouver la raison, la décence,
Je viens à vous...

À part, à Irène.

Quand on s’est amusé,
Il faut bien faire pénitence.

Je suis chargé de vous offrir les hommages de mon ami d’Hérissel, qui est déjà reparti.

IRÈNE.

Sans nous dire adieu.

SAINTE-AGNÈS.

Son général l’a fait appeler... à son grand regret ; car je vous dirai, madame, qu’il a été ravi de votre conversation, qu’il vous trouve charmante.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Vraiment !

SAINTE-AGNÈS.

Du moins il me l’a dit... et il m’a même avoué que, s’il était resté plus longtemps, il vous aurait fait la cour.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

À moi !

SAINTE-AGNÈS.

Voilà qui m’aurait amusé.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Comment, monsieur !...

SAINTE-AGNÈS.

Du tout... ça m’aurait fâché, et beaucoup... mais, puisqu’il est parti, c’est un malheur.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Encore, monsieur...

SAINTE-AGNÈS.

Mais vous ne m’entendez pas... je veux dire qu’on ne peut pas condamner les gens quand il n’y a pas commencement d’exécution... Si vous aviez été, comme moi, du jury, vous sauriez cela.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Ce que je sais, monsieur... c’est que vous êtes, dans toutes vos actions, d’une inconséquence et d’une étourderie inexcusables.

SAINTE-AGNÈS.

Ne parlons pas d’étourderie, je vous en prie ; car vous, madame, qui êtes si grave et si raisonnable, vous en commettez parfois... témoin ce joli souvenir où vous jetez vos pensées, et que je viens de trouver dans le jardin.

IRÈNE.

Ô ciel !... vous l’avez parcouru ?

SAINTE-AGNÈS.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Le lire ! non pas, s’il vous plaît ;
Je croirais mériter le blâme,
En portant un œil indiscret
Sur les tablettes de Madame.
Ma femme toujours, je le sais,
Sur la morale doit écrire ;

À part.

Et, ma foi, j’en entends assez
Pour n’être pas tenté d’en lire.

Irène prend le souvenir des mains de Sainte-Agnès

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Vous vous trompez ; ce souvenir ne m’appartient pas.

SAINTE-AGNÈS.

J’ai vu hier le petit Anatole qui vous en a fait cadeau devant moi, et vous l’avez accepté.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Oui, monsieur... mais depuis j’en ai examiné les ornements qui avaient quelque chose de trop frivole... il y avait en outre des gravures d’après monsieur Girodet.

IRÈNE.

Diane et Endymion... et puis Galatée.

Elle va serrer le petit souvenir dans le tiroir de la toilette.

SAINTE-AGNÈS.

C’est là ce qui vous a scandalisée ?

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Probablement... et je l’ai laissé à Irène, qui s’en est emparée.

SAINTE-AGNÈS.

Vous avez bien fait... parce qu’une demoiselle... c’est plus convenable.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Monsieur...

SAINTE-AGNÈS.

Je veux dire, madame, que tout dépend des idées... et comme elle... n’en a pas.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Qu’est-ce à dire ?

SAINTE-AGNÈS.

Calmez-vous ; cela lui viendra... vous lui en donnerez... mais grâce au ciel, voici Anatole qui vient à mon secours.

 

 

Scène X

 

IRÈNE, MADAME DE SAINTE-AGNÈS, SAINTE-AGNÈS, ANATOLE

 

SAINTE-AGNÈS, allant au devant d’Anatole qui entre par le fond.

Arrive donc, mon cher ami ; car, si tu ne fais pas diversion en ma faveur, je suis battu sur tous les points.

ANATOLE, à madame de Sainte-Agnès.

Me voici à vos ordres, madame, et prêt à vous donner la main.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

C’est inutile, monsieur, j’ai changé d’idée ; et nous n’irons pas.

IRÈNE.

Comment, ma tante, c’est vous qui refusez d’aller à votre conférence ?

SAINTE-AGNÈS, avec intérêt.

Chère amie... est-ce que vous êtes malade ?

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Du tout, monsieur, d’autres devoirs non moins essentiels me forcent à rester chez moi.

ANATOLE.

Je serai donc privé de l’honneur d’accompagner ces dames... et j’en suis désolé.

SAINTE-AGNÈS, bas à Anatole.

Laisse donc... tu en es enchanté.

ANATOLE.

Moi, monsieur !

SAINTE-AGNÈS.

Eh ! oui sans doute... tu me feras peut-être accroire que tu y vas pour ton plaisir ?

ANATOLE.

Certainement.

SAINTE-AGNÈS.

Je comprends bien... parce que toutes les jolies femmes y sont... mais il ne faut pas t’en faire un mérite... car elles seraient au bal, que tu irais tout de même... Après cela je ne t’en fais pas de reproches... j’en ferais autant.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Comment, monsieur...

SAINTE-AGNÈS, regardant sa femme.

Non, non, je m’en ferais pas autant, parce que je suis marié... mais toi, à ton âge, et quand on est amoureux...

IRÈNE.

Amoureux, monsieur Anatole !...

À part.

Il serait vrai !

SAINTE-AGNÈS.

Parbleu, ce n’est pas moi qu’on trompe. Depuis deux mois je m’en suis aperçu... je ne sais pas de qui ; mais il est triste, malheureux... il paraît que c’est une inhumaine.

ANATOLE.

Hélas ! oui.

SAINTE-AGNÈS.

Et elle est bien difficile... car certainement, il est bien gentil... il est aimable, et moi, à coup sûr... si j’étais femme...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Monsieur...

SAINTE-AGNÈS.

C’est une supposition... après cela, il est peut-être trop timide... il n’ose pas... et c’est un tort... il faut oser...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Quels principes !... quels indignes conseils !

SAINTE-AGNÈS.

Des conseils d’ami... car que sait-on ?... peut-être qu’il est aimé... et qu’on ne veut pas en convenir.

IRÈNE.

C’est possible.

SAINTE-AGNÈS.

Ça se voit tous les jours... et qu’est-ce qu’on risque de se déclarer ! on sait à quoi s’en tenir... et on n’a plus qu’à se réjouir ou à se consoler.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Monsieur !...

SAINTE-AGNÈS.

Eh bien, qu’avez-vous donc ?

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Je dis, monsieur, que, si justice était faite, vous mériteriez d’être puni.

ANATOLE.

Croyez, madame, que je suis loin d’approuver de tels principes.

SAINTE-AGNÈS, à part.

Est-il hypocrite !...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

C’est trop de les avoir écoutés... je prie que dorénavant on me fasse grâce de pareils discours... c’est pour en être plus sûre qu’aujourd’hui je ne verrai, ni ne recevrai personne.

ANATOLE.

Moi qui devais dîner chez vous.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Vous êtes tout-à-fait libre... adieu.

Elle sort par le fond.

SAINTE-AGNÈS.

Air de Turenne.

Elle s’en va, laissons-la faire,
Gaiement, nous dînerons tous trois ;
Et puis au spectacle, ma chère,
Nous nous rendrons en tapinois...
Pour moi quelle bonne journée !
Festin, spectacle, tour-à-tour...
Que de plaisirs en un seul jour !
Prenons-en pour toute l’année.

Il prend Irène sous son bras, et sort en l’emmenant aves lui.

 

 

Scène XI

 

ANATOLE, seul

 

Il faut avouer que j’ai bien du malheur... à dix-huit ans passés, n’avoir encore été aimé de personne !... Je ne sais comment font les autres... c’est comme un fait exprès... j’ai distingué d’abord une jeune personne : elle veut aller au couvent... je me mets à en adorer une autre ; elle a un mari, et des principes... toujours des obstacles... ce n’est pourtant pas faute de bonne volonté.

Air du vaudeville de l’Héritière.

À l’aspect d’un joli visage,
Mon cœur éprouve un feu secret ;
Mais bientôt je me décourage,
Et vais auprès d’un autre objet
Chercher l’accueil qu’il me faudrait ;
Et dans mes projets de tendresse,
Plein d’un espoir toujours déçu,
J’eus déjà plus de vingt maîtresses
Qui n’en ont jamais rien su.

Et cependant s’il se trouvait une femme au monde, qui daignât faire attention à moi ! combien je l’aimerais !... mais non ; jamais madame de Sainte-Agnès n’a été si sévère qu’aujourd’hui... jamais elle ne m’a plus maltraité... hâtons-nous de remettre ce bracelet, que je lui ai dérobé ; car si elle s’en apercevait, elle me chasserait de la maison, et j’en mourrais, je crois...

Pendant ce temps, il a ouvert le tiroir de la toilette et l’écrin, et a remis le bracelet.

Que vois-je !...

Il prend le souvenir.

Ce souvenir, qu’avant-hier je lui ai donné, et qui déjà est oublié... là, dans le fond d’un tiroir...

L’ouvrant.

Ah ! mon Dieu !... c’est mon nom... je ne me trompe pas... mon nom, à toutes les pages... et puis, des mots... des lignes entières qui ont été raturées !... est-ce ennuyeux !... on a toujours tant d’envie de lire ce qui est effacé... Voilà une page qui ne l’est pas... ce sont des vers... lisons vite.

Il lit.

« Je voudrais lui parler, et nous voir seuls tous deux.
« Je ne sais ce que je désire,
« Je ne sais ce que je veux ;
« Mais lui, n’a-t-il rien à me dire ? »

C’est de moi qu’elle s’occupait... c’est à moi qu’elle pensait !... je n’ose croire à tant de bonheur, et je cours me jeter à ses pieds... oh ! non... ce serait trop hardi... je n’oserais jamais... mais du moins, je puis lui écrire... il le faut... Madame de Sainte-Agnès a raison... j’étais trop timide, et je ne risque rien maintenant de lui dire que je l’aime.

Il se met à la table, et écrit.

 

 

Scène XII

 

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, ANATOLE, à table et écrivant

 

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Je ne puis me rendre compte de ce que j’éprouve... je ne puis ni m’occuper ni travailler... ni même rester en place... je suis en colère contre tout le monde... je le suis surtout contre moi-même...

Apercevant Anatole.

Ah ! monsieur Anatole.

ANATOLE, à part.

C’est elle.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, à part.

Je suis enchantée de le trouver... je vais le traiter comme il le mérite.

ANATOLE, se levant et pliant la lettre.

Pardon, madame... je vous dérange.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, sèchement.

En aucune façon... je venais chercher ce livre ;

Désignant celui qui est sur la table.

c’est moi qui plutôt vous aurai troublé.

ANATOLE.

Non, madame ; j’écrivais... je composais...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Ah ! Monsieur fait des vers !... il ne lui manquait que cela pour être universel.

ANATOLE, à part.

Dieu ! qu’elle a l’air sévère !... sans ce que je viens de lire, je ne croirais jamais...

Haut.

Du tout, madame... c’est tout uniment de la prose que j’adressais à une personne si bonne, si aimable...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, avec ironie.

Ah ! cette personne-là est aimable ?

ANATOLE, la regardant.

C’est-à-dire aimable... pas toujours... c’est celle dont je vous parlais ce matin.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Il serait possible !

Air : J’ai vu le Parnasse des dames.

Dieu ! quelle audace et quel délire !
Quoi ! sans égard pour la vertu,
Vous, monsieur, vous osez écrire ?...

ANATOLE.

Eh bien ! oui ; j’y suis résolu :
Pourquoi lui cacher ma tendresse ?...
À quoi bon contraindre mes feux ?
Je puis me passer de sagesse...

Madame de Sainte-Agnès fait un geste qui exprime sa colère.

Celle que j’aime en a pour deux.

D’ailleurs, vous ne savez pas ce que je lui dis... ce sont peut-être des choses très raisonnables... vous pouvez en juger.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, le repoussant fièrement.

Monsieur... quelle hardiesse !

ANATOLE.

J’aurais retranché ce qui vous aurait déplu, avant de la lui envoyer.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

La lui envoyer !... vous auriez une pareille idée !... vous osez penser qu’elle pourrait la recevoir... après ce que vous m’avez dit ce matin... que c’était la vertu, la sagesse, la perfection même.

ANATOLE.

Du tout, madame... je n’ai point dit qu’elle fût parfaite... elle a aussi des défauts ; elle en a beaucoup.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Comment, monsieur !...

ANATOI.E.

Oui, madame ; on ne sait jamais si elle vous aime ou si elle vous déteste... elle est d’une rigueur... d’une sévérité excessive... elle est capricieuse, bizarre...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

À merveille... il paraît que l’amour ne vous aveugle pas.

ANATOLE.

Ça n’y fait rien, madame, en eût-elle plus encore, ça ne m’empêcherait pas de l’adorer... on chérit les défauts de ceux qu’on aime... un seul regard fait oublier tous leurs torts... et dans ce moment même, s’il faut vous le dire... quoique malheureux, quoique repoussé par ses dédains, je l’aime plus que jamais.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Monsieur...

ANATOLE.

Oh ! vous ne pouvez pas vous fâcher pour elle.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Non ; mais je puis me dispenser d’entendre pour elle de pareilles déclarations... car, si c’était à moi qu’on eût osé les adresser... je sais bien ce que j’aurais répondu.

ANATOLE, lui présentant la lettre.

Eh bien, madame, dites-le moi... car c’est pour vous que cette lettre était écrite.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Quel excès d’audace !

SAINTE-AGNÈS, en dehors.

Sois tranquille, j’arrangerai tout cela.

ANATOLE.

Dieu !... monsieur de Sainte-Agnès !

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Monsieur, gardez cette lettre... je le veux... je l’exige... ou je ne vous reverrai jamais.

ANATOLE, à ses genoux.

Non, madame... plutôt mourir... il faut que mon sort se décide.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Et mon mari que j’entends.

ANATOLE.

Ça m’est égal... nous nous battrons... il me tuera... mais vous prendrez cette lettre... ou je resterai là à vos genoux.

Il met la lettre dans la main de madame de Sainte-Agnès.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Eh ! monsieur, levez-vous.

ANATOLE, se levant, et s’enfuyant dans ·y le cabinet à gauche.

Ah ! je vous remercie... je suis le plus heureux des hommes.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Que dit-il ?... quelle imprudence !... je n’ai point consenti... je n’ai point accepté... Dieu ! mon mari...

Elle cache la lettre dans le livre qui est sur la table.

 

 

Scène XIII

 

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, SAINTE-AGNÈS

 

SAINTE-AGNÈS, à la cantonade.

Quand je te répète que je me charge de tout, et que je vais le demander à ta tante... Ah ! la voici... je venais vous dire, chère amie... que... ce soir... j’avais envie  d’aller au spectacle.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Eh bien, monsieur...

SAINTE-AGNÈS, à part.

Cela ne la fâche pas ; c’est étonnant...

Haut.

Une représentation au profit des pauvres de l’arrondissement... Monsieur le maire que vous connaissez, et qui passe pour un homme très charitable, a contribué lui-même pour sa part en donnant...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Quoi donc ?

SAINTE-AGNÈS.

Son autorisation... Ma nièce aussi désirerait y aller... autant que vous y consentiriez.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Dès qu’elle est avec vous, monsieur...

SAINTE-AGNÈS.

Comment ! vous y consentez ?...

À part.

et sans un sermon préalable.

Air du vaudeville de la Somnambule.

C’est tout au plus si j’ose encore y croire.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Je n’ai rien à dire, vraiment,
Quand il s’agit d’une œuvre méritoire,
Et quand surtout le spectacle est décent.

SAINTE-AGNÈS.

Il n’en est point, ma chère amie,
Où l’on ait moins de dangers à courir...
Des amateurs jouant la comédie,
Ça ne peut pas compter pour un plaisir.

Regardant sa femme.

Mais qu’avez-vous ?... je vous vois toute émue.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Oui, en effet... je m’occupais... je lisais un ouvrage qui m’avait beaucoup attachée.

SAINTE-AGNÈS, regardant le livre qui est sur la table.

Celui-ci, sans doute.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, voulant passer pour le prendre.

Oui, monsieur... ce sont des pensées spirituelles.

SAINTE-AGNÈS, le prenant.

Du tout... il n’y a rien de spirituel là-dedans... c’est le Manuel des Receveurs Généraux.

Il veut lui passer le livre, et le livre s’entr’ouvre.

Si vraiment, il paraît qu’il contient quelque chose d’intéressant...

Il prend la lettre.

Une lettre... sans adresse ! Qu’est-ce que cela signifie ?

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Je n’en sais rien.

SAINTE-AGNÈS.

Il y a un moyen de s’en assurer... c’est de la lire.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Arrêtez, monsieur... gardez-vous de l’ouvrir : on pourrait croire que c’est moi qui l’ai décachetée.

SAINTE-AGNÈS.

Eh bien... où serait le mal ?... il y en a donc dans cette lettre ?... vous savez donc ce qu’elle contient ?

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Non, monsieur ; mais je m’en doute.

SAINTE-AGNÈS.

Est-ce que, par hasard... ce serait une déclaration ?

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, baissant les yeux.

C’est possible.

SAINTE-AGNÈS.

Une déclaration !... à vous, madame ?... eh bien, par exemple...

Air de Marianne.

Et moi, qui, plein de confiance,
Croyais qu’on n’oserait jamais.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, fièrement.

Vous ne supposez pas, je pense...

SAINTE-AGNÈS.

Non, madame... je vous connais.

À part.

C’est jovial,
Original...
Et franchement, ce devrait m’être égal.
Je le croyais,
Je le disais ;
Et cependant, ça me fait
De l’effet.
Si déjà l’on se trouve à plaindre,
Quand seulement on craint malheur ;
Comment font tant de gens d’honneur
Qui n’ont plus rien à craindre ?

C’est pour cela que je veux savoir quel est l’audacieux...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Si je devais me taire... si cette personne était liée avec vous par les nœuds de l’amitié ?...

SAINTE-AGNÈS.

Un ami !... je m’en doutais... en pareil cas ce sont toujours les amis... Mais qui diable a pu être le mien à ce point-là ?... est-ce que par hasard ce serait ce coquin de d’Hérissel ?... Vous êtes troublée...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Monsieur.

SAINTE-AGNÈS, vivement.

C’est lui... et s’il n’était pas à dix lieues d’ici... s’il n’était pas parti pour longtemps...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, à part.

Parti !... laissons-lui son erreur.

SAINTE-AGNÈS.

Voyez-vous le sournois... lui qui s’en défendait ce matin quand je l’en ai défié.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Comment, monsieur !

SAINTE-AGNÈS.

Non, madame ; non, du tout... je lui ai dit, au contraire, que je prendrais fort mal les choses... et pour vous le prouver, je m’en vais lui écrire à l’instant même.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

J’espère, monsieur, que vous n’en ferez rien... et, si vous m’aimez, vous ne lui parlerez jamais de cette affaire... je vous le demande ; je l’exige... D’ailleurs, monsieur, on doit de l’indulgence à ceux qui nous ont offensés ; et je vous prie de lui pardonner... comme moi-même je lui pardonne.

SAINTE-AGNÈS.

Vous qui êtes parfaite, à la bonne heure... mais moi, qui ne le suis pas, je tiens à m’expliquer.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Par lettres !... par correspondance !... pour prolonger un scandale, qu’il vaut mieux assoupir... Fi, monsieur ! ce n’est point bien ; ce n’est point charitable ! s’il était ici, à la bonne heure ;... on pourrait... mais comme il n’y est plus... comme il n’y reviendra plus...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur d’Hérissel.

SAINTE-AGNÈS, se frottant les mains.

Quel bonheur !

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, à part.

C’est fait de moi !

 

 

Scène XIV

 

MONSIEUR D’HÉRISSEL, MADAME DE SAINTE-AGNÈS, SAINTE-AGNÈS

 

SAINTE-AGNÈS, à d’Hérissel qui entre.

Arrivez donc ici, monsieur l’homme de bien.

D’HÉRISSEL.

Tu es étonné de me revoir. Mon régiment était déjà à cheval, et nous allions partir, lorsque le général nous a annoncé que nous restions ici un mois en garnison.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Grand Dieu !

D’HÉRISSEL.

J’en suis enchanté... et toi aussi, ça te fait plaisir, n’est-il pas vrai ?

SAINTE-AGNÈS.

Du tout, monsieur.

D’HÉRISSEL.

Et pourquoi donc ?

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Ô mon Dieu ! inspire-moi quelque moyen qui puisse nous sauver.

SAINTE-AGNÈS.

Tu me demandes pourquoi ?... Apprenez, monsieur, qu’il y a des devoirs, des droits qu’il faut respecter... ceux de l’amitié d’abord, et plus encore ceux de la morale.

D’HÉRISSEL.

Ah ! ça, qu’est-ce qui te prend donc ?...

À part.

Est-ce qu’il s’en mêle aussi ?

SAINTE-AGNÈS.

Toi !... un homme marié... qui as une jolie femme... car on dit qu’elle est très jolie, ta femme... eh bien ! qu’est-ce que tu dirais, si je lui faisais la cour ?

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, voulant l’arrêter.

Monsieur...

SAINTE-AGNÈS.

Non, madame... il faut que je le confonde.

À d’Hérissel.

Enfin réponds... si je lui faisais la cour ?... si, par exemple, je lui adressais une déclaration... qu’est-ce que tu ferais ?

D’HÉRISSEL.

Je prierais d’abord ma femme de ne pas m’en parler.

SAINTE-AGNÈS.

Ce serait peut-être le mieux... mais si elle ne le pouvait pas ?... si l’indignation lui faisait rompre le silence ?

D’HÉRISSEL.

Je la prierais alors de se défendre elle-même et de te congédier le plus honnêtement possible.

SAINTE-AGNÈS.

Vous l’entendez, madame ; il vient de prononcer lui même son arrêt.

D’HÉRISSEL.

Que veux-tu dire ?

SAINTE-AGNÈS.

Cette lettre te l’expliquera... je te la rends.

D’HÉRISSEL étonné et la prenant.

Cette lettre...

SAINTE-AGNÈS.

Oui, cette déclaration que tu as écrite à ma femme... et que tu lui as remise.

D’HÉRISSEL.

Moi !

SAINTE-AGNÈS.

Ne vas-tu pas faire l’étonné ?... elle en est convenue elle-même... elle me l’a avoué... et tu vois encore son émotion... ce qui est tout naturel quand on n’a pas encore l’habitude.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Ah ! je n’y survivrai pas.

D’HÉRISSEL.

Quoi, madame !... cette lettre d’amour, surprise entre vos mains... vous avez avoué que c’était moi ?...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Dans le premier trouble... j’ai dit... du moins je pensais... je croyais...

D’HÉRISSEL.

Alors, madame, je n’ai plus rien à dire... et je suis bien forcé d’en convenir...

À Sainte-Agnès.

La lettre est de moi.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Grand Dieu !

SAINTE-AGNÈS.

Vous en convenez donc enfin...

Il passe entre madame de Sainte-Agnès et d’Hérissel.

Air des Scythes.

Des mœurs du temps exemples déplorables !
Où vous conduit la dépravation ?
À des penchants, à des projets coupables !

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, à son mari, avec impatience.

Eh ! monsieur... trêve de sermon.

SAINTE-AGNÈS, de même.

Eh ! madame... c’est la leçon
Que tous les jours, ici, vous m’avez faite.
Je suis heureux, en docile écolier,
D’avoir quelqu’un à qui je la répète ;
C’est un moyen de ne pas l’oublier.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Terminons, de grâce, cette discussion que je ne pourrais supporter plus longtemps... je vous prie surtout de ne point en vouloir à monsieur d’Hérissel... qui, lui-même, doit m’accuser.

D’HÉRISSEL.

Non, madame... et si mon ami veut seulement nous laisser un instant, et me permettre de vous expliquer mes intentions...

SAINTE-AGNÈS.

Non pas, non pas... il n’est pas nécessaire que cela aille plus loin... Voilà déjà ma femme qui t’excuse, et qui me prêche l’indulgence... ce qui ne lui était jamais arrivé pour personne.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Monsieur...

SAINTE-AGNÈS.

Il n’y a que cela peut-être qui pourrait me donner des soupçons.

D’HÉRISSEL.

Je te répète qu’ils sont absurdes ; et que je n’ai que deux mots à dire à ta femme...

SAINTE-AGNÈS.

Tu ne lui parleras pas, je te le défends, et à elle aussi... et pour en être plus sûr... tu vas venir avec moi.

Air du vaudeville de l’Actrice.

Ce n’est pas, certes, que je tremble ;
Mais je ne voudrais pas, mon cher,
Tous les deux vous laisser ensemble :
Il pourrait m’en coûter trop cher.
Tantôt, dans un joyeux délire,
À déjeuner, pour t’égayer,
Je régalais... ça doit suffire ;
Je ne veux pas toujours payer.

Il emmène d’Hérissel.

À madame de Sainte-Agnès qui veut le suivre.

Restez, madame, ne vous dérangez pas... je reviens à l’instant.

Il sort avec d’Hérissel.

 

 

Scène XV

 

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, seule

 

Quelle aventure !... j’y aurais succombé, si le ciel n’était pas venu à mon secours... Mais ce monsieur d’Hérissel... me voilà tout à fait à sa discrétion... en lisant cette lettre, que va-t-il penser de moi ?... comment le dissuader ?... Devrait-il être permis que des personnes bien intentionnées fussent jamais compromises à ce point-là ?

 

 

Scène XVI

 

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, ANATOLE, sortant du cabinet

 

ANATOLE, à part.

J’ai vu sortir le mari...

Haut.

Eh bien ! madame ?...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Comment ! monsieur, c’est encore vous ?

ANATOLE.

Oui, madame, je viens chercher la réponse.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

La réponse !... il ne manquait plus que cela, après votre indigne conduite !... votre affreuse lettre !...

ANATOLE.

Affreuse !

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Oui, monsieur, car elle est tombée entre les mains de mon mari...

ANATOLE.

Dieu !

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Le ciel a permis qu’un autre fût accusé... qu’il en soit béni... mais je n’en suis pas plus tranquille pour cela ; car cette lettre... que, heureusement, je n’ai pas lue...

ANATOLE.

Quel dommage !... Je m’en vais vous la dire... je la sais par cœur.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Non, monsieur ; je ne veux ni l’entendre ni la connaître... mais je veux savoir ce qu’elle contient... et j’espère au moins qu’il n’y avait rien qui pût me compromettre.

ANATOLE.

Oh ! non, madame... rassurez-vous : je n’y parlais que de mon amour.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Est-il possible !... je suppose au moins que c’était dans des termes convenables.

ANATOLE.

Oh ! sans doute... tout ce qu’il y avait de plus tendre et de plus passionné.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Quelle imprudence !... au moins, monsieur, vous ne l’avez pas signée ?

ANATOLE.

Me croyez-vous capable d’écrire une lettre anonyme ?

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Eh ! monsieur, on ne signe jamais ces lettres-là !...

ANATOLE.

Je n’en savais rien, madame... c’est la première ; mais du reste je m’en souviens bien... je ne vous y ai tutoyée qu’une fois.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Me tutoyer ! miséricorde !...

ANATOLE.

Une seule fois, madame.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

C’est mille fois trop... Que va penser monsieur d’Hérissel ?

ANATOLE.

Ce n’est pas ma faute... c’est dans cet endroit où je vous remerciais de vos bontés...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

De mes bontés !... et de quel droit, monsieur, osez-vous me calomnier ainsi... et mentir à votre propre conscience ?

ANATOLE.

Pardon, madame, je n’aurais jamais eu cette hardiesse sans ce souvenir...

Il le tire de sa poche et le montre à madame de Sainte-Agnès.

sur lequel j’ai eu l’indiscrétion de jeter les yeux... et où j’ai vu que vous aviez daigné vous occuper de moi... tenez, lisez plutôt.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, prenant le souvenir.

Ce souvenir... eh ! mais ce n’est pas mon écriture... c’est celle de ma nièce.

ANATOLE.

Irène !... il serait possible !...

À part.

Ah ! qu’ai-je fait...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Ma nièce !... quel oubli de toutes les bienséances !... une jeune fille de son âge !... oser vous aimer !... l’écrire !... Je vais la trouver, et lui apprendre...

ANATOLE.

Non, madame ; je ne souffrirai pas que pour moi elle soit grondée, elle soit compromise... Que j’étais ingrat !... elle seule daignait s’occuper de moi... daignait me plaindre... tandis que vous, madame, vous, dont je croyais être aimé, vous n’aviez pour moi que de l’indifférence, que de la haine.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Oui, monsieur ; c’est ce que je vous dois... c’est ce que vous méritez... Je vous hais plus que je ne peux le dire...

ANATOLE.

Je ne le vois que trop ; et vous serez satisfaite... tant de mépris étouffent mon amour... je veux vous bannir de mon cœur, vous oublier...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Il y a longtemps que vous auriez dû le faire.

ANATOLE.

J’en aimerai... j’en épouserai une autre... et si votre nièce... si Irène était libre...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Jamais, monsieur... jamais je n’y donnerai mon consentement... vous ne l’épouserez pas... elle ira au couvent... c’est ma volonté... et dès aujourd’hui vous ne la verrez plus.

ANATOLE.

Quelle injustice !... quelle tyrannie !

 

 

Scène XVII

 

MADAME DESAINTE-AGNÈS, D’HÉRISSEL, ANATOLE

 

D’HÉRISSEL, entrant sur les derniers mots de madame de Sainte-Agnès.

Eh ! mais, qu’entends-je !... on se dispute...

À madame de Sainte-Agnès.

de l’émotion... de la colère... vous, madame !...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Ah ! mon Dieu !... me voilà compromise de toutes les manières.

D’HÉRISSEL.

Madame, j’avais su échapper à votre mari... et j’accourais...

Voyant Anatole qui est près de la table, la tête entre ses mains.

Mais qu’a donc mon jeune cousin ?...

ANATOLE.

La forcer d’entrer au couvent ! quelle indignité !

D’HÉRISSEL.

Au couvent !... eh, qui donc !

ANATOLE.

Mademoiselle Irène.

D’HÉRISSEL.

Il serait possible !

ANATOLE.

Oui, mon cousin ; exprès pour me tourmenter... pour me rendre malheureux... mais les obstacles augmenteront mon amour... et dès qu’on me la refuse... cela suffit... car je suis obstiné.

D’HÉRISSEL.

Qu’est-ce que tu dis là ?... tu l’aimerais !...

ANATOLE.

Oui, sans doute, ça m’est revenu, et plus fort que jamais.

D’HÉRISSEL.

Eh bien, mon ami, apprends qu’elle t’aime aussi... elle me l’a avoué...

ANATOLE.

Eh ! mon Dieu, je le sais bien... et c’est pour cela que madame veut nous séparer... veut nous désunir... veut l’envoyer au couvent.

D’HÉRISSEL.

Tu te trompes... déjà, ce matin, Madame m’a promis qu’elle renoncerait à ces idées-là.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

J’ai dit, monsieur, que je verrais... que je consulterais...

D’HÉRISSEL.

Mais, depuis, j’ai pensé que vous étiez décidée.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Qui a pu vous le faire croire ?

D’HÉRISSEL.

Une lettre que j’ai là, et dont nous pouvons prendre connaissance.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Du tout, monsieur, du tout... ce n’est pas nécessaire... je n’ai jamais prétendu contrarier les inclinations de ma nièce.

D’HÉRISSEL.

C’est ce que je me suis toujours dit...

Bas à Anatole.

Laisse-nous... maintenant le reste me regarde.

ANATOLE.

Comment, vous croyez...

D’HÉRISSEL.

Va-t’en, te dis-je, je me charge de tout.

Anatole sort.

Madame de Sainte-Agnès.

 

 

Scène XVIII

 

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, MONSIEUR D’HÉRISSEL

 

D’HÉRISSEL.

Combien je vous remercie, madame, de ce que vous voulez bien faire pour votre nièce !

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Mais, monsieur...

D’HÉRISSEL.

C’est moi, maintenant, qui suis votre débiteur ; et, pendant que nous sommes seuls... que votre mari n’y est pas, je me hâte de vous faire une restitution.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Ah ! monsieur, qu’avez-vous pensé ?

D’HÉRISSEL.

J’ai pensé à vous rendre service, madame, et pas autre chose... je vous rends cette lettre qui n’a point quitté mon portefeuille.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Ainsi, monsieur, vous ne l’avez point lue ?

D’HÉRISSEL.

Non assurément... je me suis fait un raisonnement... je me suis dit : « De deux choses l’une, ou j’ai écrit cette lettre, puisqu’une personne de foi l’affirme ; et alors je dois savoir ce qu’elle contient... ou je ne l’ai point écrite ; ce que je serais assez tenté de croire... et alors je n’ai point le droit de l’ouvrir. » Et c’est à vous d’en faire ce que vous voudrez... Eh bien, vous la refusez ?

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Non, monsieur... mais avant de la reprendre, je voudrais, et ne sais comment vous expliquer... car vous allez avoir de moi de mauvaises pensées.

D’HÉRISSEL.

Moi, madame !... je n’ai point le droit d’être sévère... ce que je réclame, au contraire, c’est votre indulgence... je suis l’ami de votre mari, et voudrais être le vôtre... si vous m’en jugez digne.

En ce moment monsieur de Sainte-Agnès entre par le fond avec Irène et Anatole ; mais il leur fait signe de s’arrêter, en voyant d’Hérissel et sa femme en tête-à-tête.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Ah ! monsieur ! pouvez-vous en douter ?...

Voulant prendre la lettre.

Donnez, donnez, de grâce...

 

 

Scène XIX

 

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, MONSIEUR DE SAINTE-AGNÈS, IRÈNE, MONSIEUR D’HÉRISSEL, ANATOLE

 

SAINTE-AGNÈS, passant entre eux deux, et saisissant la lettre.

Non, madame... c’est moi qui m’en empare.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Ciel ! mon mari !

IRÈNE.

Ma tante qui reçoit des lettres.

ANATOLE, à part.

Comment, encore une !

SAINTE-AGNÈS.

Cette fois vous n’étiez point forcée de la recevoir... c’est vous-même qui l’acceptiez... qui la demandiez.

D’HÉRISSEL.

C’est à moi de t’expliquer...

SAINTE-AGNÈS.

Cela suffit, monsieur... cela passe les bornes... j’ai pu pardonner une première fois, mais une seconde c’est différent... et nous allons voir.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Que faites-vous ?

SAINTE-AGNÈS, décachetant la lettre.

J’ouvre cette lettre pour savoir à quoi m’en tenir.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Arrêtez, de grâce, et ne commettez point une indiscrétion inutile... elle n’est point de Monsieur.

SAINTE-AGNÈS.

Et de qui donc ?

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

D’Anatole.

ANATOLE, étonné.

C’est la mienne.

IRÈNE, avec reproche.

Comment, monsieur ?

SAINTE-AGNÈS, vivement.

À d’autres ; je n’en crois pas un mot.

Regardant au bas de la lettre.

Si vraiment. « Anatole d’Hérissel. »

Lisant.

« Vous que j’aime depuis si longtemps sans oser vous le dire, pardonnez aujourd’hui une audace que vos bontés seules ont fait naître... »

S’interrompant.

Vos bontés ! à qui cela est-il adressé ?

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, vivement.

À qui ?... à Irène... votre nièce.

ANATOLE, de même.

Oui, monsieur.

IRÈNE, SAINTE-AGNÈS et D’HÉRISSEL.

Il serait possible !

SAINTE-AGNÈS, continuant.

« J’ai lu ce souvenir... où mon nom est tracé... où ton cœur s’est trahi. »

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, présentant le souvenir à son mari.

Tenez, monsieur... ce souvenir, le voilà... reconnaissez-vous l’écriture de votre nièce ?

SAINTE-AGNÈS, l’examinant.

Oui, vraiment, c’est bien cela, et les phrases les plus tendres.

IRÈNE, d’un air suppliant.

Mon oncle, de grâce...

À madame de Sainte Agnès.

Non, ma tante, ne croyez pas...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Fi ! mademoiselle...

IRÈNE.

Comment, monsieur Anatole, vous avez eu l’indiscrétion...

ANATOLE.

Ne m’en accusez pas, puisque je lui dois mon bonheur.

D’HÉRISSEL, faisant passer Irène auprès d’Anatole.

Ces chers enfants !

SAINTE-AGNÈS.

Mais ce pauvre d’Hérissel que vous accusiez...

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Je croyais que monsieur était seul capable d’une telle audace... mais je me trompais... tout le monde est sujet à l’erreur.

SAINTE-AGNÈS.

À qui le dites-vous ?...

À d’Hérissel.

Mais toi qui en convenais...

D’HÉRISSEL.

Pour te faire plaisir... d’après ce que tu m’avais demandé ce matin.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Comment, monsieur...

SAINTE-AGNÈS.

C’est bien !... c’est bien ; pas d’autres explications... j’ai décidément un ami et une femme comme on n’en voit pas.

ANATOLE.

Et moi aussi.

IRÈNE.

Et nous ne savons, ma tante, comment vous en témoigner notre reconnaissance.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS, passant auprès d’Irène.

Prouvez-la moi, ma nièce, en remplissant vos devoirs... et fuyant surtout le monde et ses maximes perverses... et en vous répétant...

D’HÉRISSEL.

Ce que nous disions ce matin : qu’ici-bas on ne peut répondre de rien, et que la vertu la plus sévère a souvent elle-même besoin d’indulgence.

Vaudeville.

Air du vaudeville de la Haine d’une Femme.

IRÈNE.

C’est la bonté, c’est l’indulgence,
Qui seules donnent le bonheur ;
Tous ces censeurs pleins d’exigence
Sont toujours de mauvaise humeur ;
L’espèce humaine qu’ils corrigent,
Par ses torts les rend furieux.
Ô vous, que nos défauts affligent,
Pour être heureux, fermez les yeux.

D’HÉRISSEL.

Je crois qu’au sein de la richesse,
Le malheur n’est point oublié ;
Je crois à la délicatesse,
À la constance, à l’amitié.
Contre mes erreurs on s’élève ;
Mais moi, j’y tiens tant que je peux...
Et si le bonheur est un rêve,
Pour être heureux fermons les yeux.

ANATOLE.

Il est bien des esprits funèbres
Qui voudraient, craignant la clarté,
Cacher sous d’épaisses ténèbres
Le flambeau de la vérité...
Ô vous, Goth, Visigoth, Étrusque,
Que le soleil rend malheureux,
Si la lumière vous offusque,
Pour être heureux fermez les yeux.

SAINTE-AGNÈS.

Grands seigneurs, vous, qui semblez croire
Aux éloges de vos flatteurs ;
Bourgeois, qui lisez le mémoire
Des médecins, des procureurs ;
Crésus, qu’on appelle un génie,
Milord, dont on reçoit les vœux ;
Mari, dont la femme est jolie...
Pour être heureux, fermez les yeux.

MADAME DE SAINTE-AGNÈS.

Dans plus d’un sujet, sur la scène,
On peut tout dire aux spectateurs ;
Dans d’autres, on se tait, sous peine
D’exciter de graves rigueurs.
Qu’ici, notre destin vous touche ;
Daignez, en public généreux,
Quand d’autres nous ferment la bouche,
Sur nos défauts fermer les yeux.

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