Marie (Virginie ANCELOT)

Sous-titre : trois époques

Comédie en trois actes, en prose.

Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 11 octobre 1846.

 

Personnages

 

LE COMTE DE SIVRY, général de l’Empire

DE MELCOURT

CHARLES DARBEL

FORESTIER, riche capitaliste

MARIE, fille de M. de Sivry

ALBERTUSE, COMTESSE D’HORBIGNY, sa cousine

FANNY, jeune modiste, leur protégée

CÉCILE, fille de M. et Madame Forestier

DEUX DOMESTIQUES

 

La scène se passe à Paris. Le premier acte, en 1818, chez M. de Sivry, rue de Rivoli ; le deuxième, en 1826, chez M. Forestier ; le troisième, en 1834, dans le même appartement qu’au premier acte.

 

 

PRÉFACE

 

Mon nom, pour la première fois, est livré au public.

Si je n’ai pas reculé devant les dangers de cette publicité, c’est preuve de crainte et non d’audace.

Entre égaux, on ne se doit que justice ; à plus faible que soi, l’on accorde protection, et l’on est généreux pour qui a besoin d’appui.

Loin d’avoir plus de sévérité à craindre, une femme a donc plus d’indulgence à espérer en se faisant connaître, car on exigera moins.

Un homme développe dès l’enfance, par des études sévères, la force de son intelligence : une rude éducation, de graves intérêts à débattre, des relations avec toutes les classes de la société, et les épreuves de la vie politique, grandissent et multiplient ses émotions et ses pensées.

Une femme s’élève dans la retraite, sous la mystérieuse réserve de sa mère ; ce qu’elle apprend ensuite par elle-même des choses de la vie se borne à des observations sur les salons où son existence est renfermée : comme si tout le bonheur tenait à l’ignorance du vrai, ceux qui l’aiment cherchent à lui en cacher une grande partie, et souvent pour elle la vérité n’apparait tout entière qu’avec le malheur.

On ne lui demandera donc pas plus qu’il ne lui a été donné.

Mais si ce qu’elle a entrevu ou deviné éveille en elle des idées justes, bonnes et utiles, n’y a-t-il pas assez de mal en ce monde ? pourquoi voudrait-on qu’il y eût du bien perdu ? peut-être même est-il, à notre époque, certains détails de la vie intime abandonnés à l’observation des femmes ; car, depuis que la possibilité s’est présentée pour tous les hommes de prendre part aux grands intérêts de la politique, et de s’y faire de hautes renommées, ils sont plus distraits des petits détails de salon, et plus insouciants des petits succès qui suivent de légers ouvrages ; ils semblent même encourager de plus faibles mains à les essayer, comme les opulents propriétaires qui sourient en voyant ramasser les épis oubliés à dessein pour la joie des glaneurs.

D’ailleurs, il y a tant d’individualité dans le talent, et le même objet observé de deux places différentes change tellement d’aspect, qu’un sujet présenterait certainement à une femme d’autres idées que celles qu’il éveillerait dans l’esprit d’un homme.

Deux voyageurs ont beau partir du mémo point : si l’un, libre et fort, court sur tous les chemins, jette son temps et sa vie à tous les dangers et à tous les hasards, et que l’autre chemine craintif et paisible, bornant ses minutieuses observations au modeste sentier qu’il parcourt lentement, n’y pourra-t-il pas découvrir ce qui échapperait à l’ardente impatience du hardi voyageur ? Et, arrivés tous deux au but, le récit de chacun n’aura-t-il pas besoin du secours de l’autre pour être complet ?

L’esprit des femmes voit peut-être mieux ce qui s’examine de près que ce qui se regarde de loin ; ce qui se considère dans les détails que ce qui se juge dans l’ensemble ; ce qui se sent que ce qui se discute. Elles sont sous l’impression des arts bien avant de les comprendre ; elles devinent souvent avant de connaître ; et le cœur des femmes sent quelquefois plus juste dans des choses où l’esprit de l’homme voit toujours plus loin.

Qui dira comme elles ces mille petits secrets de vanité qui les agitent et qui les blessent ? Qui devinera mieux ces innocents mensonges du cœur qui ne trompent que ceux qui les font ? Qui sentira plus profondément le malheur des passions combattues, et le malheur plus grand encore de ces passions trop violentes pour les obstacles, rendues plus puissantes par la force qui les comprime, et qui renversent, brisent et détruisent tout ce qui devait les arrêter ? Qui saura mieux combien est glacé le froid mortel de l’égoïsme, ce vice attaqué par toutes les vertus et toujours le plus fort ? Qui plaisantera plus gaiement de la naïve prétention avec laquelle un imbécile se donne une peine infinie pour être un sot ? Et qui pourra plus vite venger le mérite modeste accablé par l’impertinence, en faisant d’un mot piquant une justice improvisée, condamnant le coupable... au ridicule ?

Peut-être aussi sera-t-il plus facile à la femme de trouver les nuances de sentiment qui vont à l’âme, que les raisonnements qui parlent à l’intelligence ; mais, au spectacle, les émotions vraies font plus d’effet encore que les idées justes, le cœur étant plus facile à entraîner que l’esprit à convaincre.

Un nombre infini d’ouvrages de théâtre présentent toutes les situations où l’homme peut se trouver, montrent ses passions avec toutes leurs nuances, son caractère avec toutes ses variétés ; mais il me semble qu’il reste beaucoup à dire sur les modifications que l’éducation et la situation de la femme dans la société apportent a son caractère, à ses idées et à ses sentiments ; et qu’il y a là des secrets de malheur, de joie, de courage et de vertu qui n’ont point été révélés, et qu’il ne serait pas sans intérêt et sans utilité de faire connaître.

En formant le plan de Marie ou Trois Époques, j’ai donc eu un but et une pensée ; mais ce n’est point d’ajouter quelque chose a tout ce qui a été écrit sur le malheur de la destinée des femmes, telle que la nature, les lois et l’opinion l’ont faite. Non, car je ne sais personne, en ce monde, qui sont exempt de devoirs, de dangers et de chagrins.

Quel homme, pour rester réellement vertueux, n’a pas eu des passions à combattre, des désirs à étouffer, des haines à vaincre, des devoirs à remplir, une conscience à satisfaire plus exigeante que les lois, un cœur à contenter plus délicat que l’opinion ?

Les éléments du bonheur existent, mais dispersés de manière à n’être que rarement réunis ; de plus, l’instabilité des événements et la mobilité des passions varient à l’infini les chances du malheur.

Comment décider si les femmes ont une part plus grande en cet héritage commun à tous, puisque le trouble, le mal et les regrets naissent pour tous de ce choc entre des intérêts, des principes, des devoirs et des passions dont nul n’est exempt ?

C’est de cette lutte continuelle que jaillit le drame de la vie, et ce drame aura par conséquent toujours de féconds sujets dans le sort le plus simple et le plus obscur. L’existence la plus paisible et le caractère le plus calme ont leurs combats intimes, violents et cruels. Que ce soit au nom de la religion, de la vertu, de la bonté ou de la tendresse, est-ce qu’il n’y a pas sans cesse des sacrifices à faire ?

Mais il est naturel que les femmes sentent plus vivement, et peignent d’une manière plus énergique ceux qui leur sont départis. Qui désignera les écueils, les obstacles et les périls d’une route mieux que celui qui l’a parcourue ?

Le caractère de la femme, tel que j’ai cherché à le développer dans ma pièce, est plutôt un type qu’une exception ; aussi n’ai-je voulu, pour l’action du drame, que des circonstances très simples et qui se rencontrent habituellement dans la vie réelle.

Il est rare qu’un mariage se fasse avec toutes les conditions qui peuvent promettre le bonheur ; et la première action de la vie d’une jeune fille est souvent un sacrifice dont elle ne connaît toute la valeur que quand il est devenu irrévocable.

Ainsi, mariée et entourée de dangers, une femme n’a-t-elle pas à traverser ces jours agités de la jeunesse, où les passions parlent si haut qu’elles empêchent souvent de rien entendre.

Puis vient le triste moment où une femme survit à sa beauté, sa seule puissance incontestée ; alors sa situation ressemble assez à celle d’un roi qu’une abdication involontaire condamne au bonheur forcé d’une vie paisible et sans dangers.

J’ai voulu montrer dans mon ouvrage quelques-unes de ces épreuves délicates qui peuvent se trouver dans la vie d’une femme, et commencer parfois avec son premier désir, pour finir avec son dernier regret, et je l’ai présentée s’immolant elle-même à sa tendresse de fille, à ses devoirs de femme, à son amour de mère, sachant vaincre dans ces combats intérieurs de l’âme entre les vertus et les passions, triomphes sans gloire, qui n’ont que le ciel pour témoin, et dont l’histoire n’est inscrite que dans la trace des larmes qu’ils ont coûtées ; et j’ai voulu aussi faire voir cette femme, après tant de sacrifices, restant heureuse seulement par le sentiment noble, élevé et généreux qui remplit son âme ! Mais c’est bien le cas de dire ici : Je sais bien ce que je veux, le ciel sait ce que je peux.

Peut-être est-il une remarque à faire qui trouve naturellement place ici, dans ces idées jetées au hasard sur les femmes, avant une pièce de théâtre qui est le développement du cœur d’une femme, tracé par une d’elles ; et cette remarque, la voici : La vie des femmes est-elle heureuse et digne, leur esprit étendu et élevé, le bonheur de tous y gagne quelque chose, et la jeunesse ne cesse pas, certes, d’avoir toutes ses joies, parce que l’âge mûr évite quelques-uns de ses regrets en échappant à l’ennui par l’étude, le travail et la réflexion ; car ne peut-on pas remarquer que dans les temps chevaleresques, où l’existence des femmes avait quelque chose d’imposant, de noble et de digne, où leur influence était ostensiblement reconnue, il y avait plus d’héroïsme dans les actions des hommes ; que la cupidité et l’avarice dominent surtout dans les temps et dans les pays où les institutions politiques et les habitudes de la vie éloignent les hommes des salons ? Ne semblerait-il pas que l’amour de la gloire passe en première ligne dans la société où les femmes sont quelque chose, comme l’amour de l’argent passe avant tout dans celles où elles ne sont rien ? Et si l’élévation des idées et la délicatesse des sentiments devenaient les premières et les vraies distinctions de ce monde, cela ne vaudrait-il pas bien ce qu’on y voit ?

Voilà de bien graves réflexions, â propos d’un ouvrage bien peu important ; mais la pensée ne suit-elle pas involontairement le premier chemin qui s’ouvre devant elle, et qui la mène, à son insu, loin du point d’où elle est partie ? Souvent ce qui semble le plus futile l’entraîne à des idées pleines de tristesse, et ce qui est sérieux et austère amène après soi l’ironie. Et pourquoi les plus frivoles inutilités n’éveilleraient-elles point parfois de sévères pensées ? N’en vient-il pas de si plaisantes sur ce que le monde regarde comme très grave et très important ?

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon élégant chez M. de Sivry. Porte au fond. Portes latérales, l’une conduisant dans l’appartement de Marie, l’autre dans celui de M. de Sivry. À gauche de l’acteur, une table avec des livres et tout ce qu’il faut pour dessiner ; à droite, un secrétaire ouvert dans lequel on aperçoit une boîte d’acajou.

 

 

Scène première

 

CHARLES, seul

 

Il arrive gaiement par le fond, un bouquet à la main, et parle à la cantonade.

Je vais attendre !

Il place le bouquet dans un vase sur la table, et regarde autour de lui avec gaieté.

Voilà son dessin, sa broderie, ses livres !... tout ici est plein de Marie !... Comme on y est bien !... c’est là que je la vis pour la première fois ; qu’elle me parut charmante !... et depuis... combien j’ai découvert de grâces et de vertus dans Marie ! un esprit si juste et si naïf !... une sensibilité si vive, une douceur si constante ! oh ! pouvais-je ne pas l’aimer ?... Aussi, c’est mon premier, ce sera mon seul amour !... oh ! oui, toujours !...

 

 

Scène II

 

CHARLES, MARIE

 

Elle accourt essoufflée, a entendu les derniers mots de Charles et lui tend la main.

MARIE.

Toujours.

CHARLES.

Chère Marie ! vous êtes donc venue bien vite ?

MARIE, souriant et mettant la main sur son cœur.

Croyez-vous que cela soit nécessaire pour qu’il batte ainsi ?

CHARLES, joyeux.

C’est aujourd’hui !... enfin !

MARIE.

Oh ! je ne l’ai pas oublié !... et d’abord, puisque c’est jour de fête, il me faut ma parure.

Elle prend le bouquet et le place à sa ceinture.

Je le porterai toute la journée, et ce soir je vous le rendrai !... et vous le garderez en souvenir de ce beau jour.

CHARLES.

Voyez comme ce matin le ciel est pur et le soleil brillant !...

MARIE.

Vous savez bien que ce n’est pas le soleil qui fait les beaux jours !... mais il vient pour parer celui-ci ; tant mieux !... Dès cinq heures, tous les oiseaux des Tuileries chantaient plus joyeux qu’à l’ordinaire.

CHARLES.

Et cette nuit, la lune jetait sur vos fenêtres une lumière si vive et si douce !... c’était comme un rayon de bonheur venant du ciel.

MARIE, tendrement.

Charles, comment étiez-vous là, cette nuit, à l’heure où l’on doit dormir ?...

CHARLES.

Comment entendiez-vous les oiseaux, à l’heure où vous dormez  habituellement ?...

MARIE, souriant et soupirant.

C’est que c’est aujourd’hui.

CHARLES.

Ah ! oui ; aujourd’hui, Marie, votre père a promis de fixer le jour de notre mariage. Que de bonheur dans ce mot-là !... unis pour jamais !...

MARIE.

Ne le sommes-nous pas déjà dans nos cœurs ?...

CHARLES.

Il y a un an, Marie, que je vous vis pour la première fois, là, assise près de cette table.

MARIE.

Mon père était ici, lisant la lettre qui vous recommandait à lui.

CHARLES.

Et moi, je contemplais une belle jeune fille qui ne levait pas les yeux de son travail, et pourtant rougissait sous mes regards qu’elle ne voyait pas ! Puis, nos yeux se rencontrèrent, et mon bonheur, ma vie, dépendirent de Marie.

MARIE.

Et le bonheur, la vie de Marie, dépendirent de vous, Charles.

CHARLES.

Bientôt je parlai de mon amour à votre père, qui déjà l’avait deviné.

MARIE.

Et il vous dit : « Le quinze mars est le jour de la naissance de ma fille, et quand ce jour arrivera, si vous vous aimez encore... » Oh ! c’est mal à lui d’avoir dit : si !

CHARLES.

Mais il ajouta : « Alors je vous donnerai Marie. »

MARIE.

Et nous nous aimons bien plus encore qu’il y a six mois.

CHARLES.

Je vous connais davantage ; j’ai appris près de vous tout ce qu’il peut y avoir de charme dans la tendresse unie à la vertu.

MARIE.

Nous savons que tous nos goûts sont semblables : ce qui me plaît le plus, c’est ce que vous aimez le mieux ; en même temps les mêmes pensées viennent à notre esprit, et les mêmes émotions à notre cœur.

CHARLES.

Et pourtant, Marie, vos idées étaient d’abord si sévères que vous repoussiez mes paroles d’amour.

MARIE.

Je devais être craintive, moi, qui n’eus pas de mère pour diriger ma jeunesse ; vous le savez, mon ami, je me suis élevée seule.

CHARLES.

Cette tante dont vous m’avez parlé ?...

MARIE.

Une bonne vieille religieuse, étrangère au monde, encore plus que mon père, qui, lui, général de l’Empereur, ne l’a quitté que forcément, il y a trois ans, lors du départ pour Sainte-Hélène.

CHARLES.

Et qui, depuis, cherchant dans des entreprises d’industrie une vie active dont il s’était fait une habitude et un besoin, semblait vous oublier.

MARIE.

Il m’aime avec tendresse, m’entoure d’un luxe inutile, de maîtres de tous genres : mais les choses de la vie du monde, je les ignore !... pour me conduire, je n’ai pu consulter que ma raison et mon cœur.

CHARLES.

Oh ! qu’ils vous ont bien inspirée !...

MARIE.

Il me semblait qu’il y avait des choses que le cœur d’une jeune fille ne pouvait apprendre que de sa mère, et je passais des heures entières à rêver, incertaine et insouciante de tout !... puis, un jour, cette vie monotone s’anima ; ces mots de tendresse que je chantais sans les comprendre, ils eurent un sens qui fit trembler ma voix ; ces figures que ma main dessinait prirent une expression pour moi, je sentis la poésie, les arts, que, jusqu’alors, je n’avais fait qu’apprendre ; mes journées se composèrent de crainte, d’espoir, de trouble et d’attente !... Je ne devinais pas ce qui avait ainsi changé toute ma vie, ce qui avait donné une âme à tout !... oui, moi, je l’ignorais encore, Charles !...

Souriant.

vous le saviez déjà, vous !...

Elle lui tend la main qu’il baise.

Je vous aimais !...

CHARLES.

Alors il me vint une idée terrible : votre père, disait-on, avait triplé sa fortune ; il devait être ambitieux pour sa fille riche et belle... et moi, je n’avais rien qu’une modeste place ! Oh !... comme je tremblais quand je vins le trouver !... Mais lui, souriant avec une admirable bonté : « Entant, me dit-il, pourquoi tremblez-vous ?... je ne suis qu’un vieux soldat ; mais moi aussi, j’ai eu vingt ans, et je ne l’ai pas tellement oublié que je vous eusse laisse chaque jour près d’une jolie fille, si je ne m’étais dit : Le fils de mon ancien compagnon d’armes peut aussi devenir le mien.

MARIE.

Comme il est bon, mon père !... mais il n’est pas aussi riche qu’on le croit : je sais même que des perles récentes ont fort diminué cette fortune qui vous effrayait.

CHARLES.

Vous croyez ?

MARIE.

Mon père ne me parle pas de ses affaires ; mais je l’en vois parfois très préoccupé ; il reste là, absorbé dans ses calculs !...

Elle va au secrétaire.

Voyez !... des chiffres ! autrefois c’étaient des cartes, des plans !... alors, mon père était plus gai ; il parlait de ses campagnes.

CHARLES.

Que voulez-vous ? trois ans de paix ! plus de batailles !... plus d’ennemis à vaincre ! c’est triste ! que dirons-nous donc, nous, jeunes gens, qui n’avons pas eu notre part de sa gloire ?

MARIE, elle ouvre la boîte qui est dans le secrétaire, et en laisse retomber vivement le couvercle en jetant un cri.

Ah !...

CHARLES.

Qu’est-ce donc ?

MARIE.

Rien ! un enfantillage ! je n’aime pas à voir et à loucher des armes, et cette boîte renferme des pistolets anglais que M. de Melcourt a rapportés pour mon père, à son dernier voyage à Londres.

CHARLES.

Cette frayeur, quand justement nous parlions de gloire !

MARIE.

Oh ! la gloire !... c’est beau !... de loin !... mais elle valait mieux à mon père que tous ces calculs, où il pourrait bien compromettre sa fortune.

CHARLES.

Je suis jeune, j’ai un long avenir de travail, je parviendrai !... et c’est à moi que Marie devra tout ce qu’elle pourra désirer.

MARIE.

Ne me connaissez-vous donc pas encore assez, Charles, pour savoir que votre attachement ne me laisse rien à désirer ?

CHARLES.

Je veux que votre cousine, madame d’Horbigny, si brillante, si élégante, n’excite jamais votre envie ! que vous soyez comme elle !

MARIE, effrayée et gracieuse.

Moi, comme Albertine ? moi, qui la plains si souvent ! moi, qui ne puis la comprendre !

CHARLES.

Madame d’Horbigny, veuve depuis trois ans, court le monde et les fêtes.

MARIE.

Il faut tant de plaisirs pour remplacer le bonheur !... mais moi, qu’ai-je besoin de parure ?... je ne veux être jolie que pour vous ! Que les autres femmes aient des diamants, de riches toilettes, des bals, des succès !... n’ai-je pas mille fois mieux que tout cela ?... votre amour.

CHARLES.

Oh ! que la vie est belle !... quel est le censeur chagrin qui oserait dire que le bonheur n’existe pas.

 

 

Scène III

 

CHARLES, MARIE, MELCOURT

 

Melcourt est entré sur les derniers mots et les a entendus.

MELCOURT, avec ironie.

Il aurait certes grand tort !... tous les hommes sont bons, toutes les femmes sont fidèles, et tout est pour le mieux, dans le meilleur des mondes possibles.

MARIE.

Ah ! monsieur de Melcourt !...

CHARLES.

Comme à l’ordinaire, commençant par se moquer de notre bonheur.

MARIE, souriant.

Est-ce par envie ou par regret ?...

MELCOURT.

Peut-être bien l’un et l’autre. Mais je croyais trouver ici M. de Sivry qui m’a demandé, et non venir en tiers dans un entretien qui ne les supporte guère.

MARIE.

Mon père est sorti dès le matin, et n’est pas encore rentré ; je ne l’ai pas vu ce matin.

MELCOURT.

Deux fois il a passé chez moi en mon absence, lui, que ses affaires occupent si exclusivement ! aussi ai-je pensé que des choses importantes lui faisaient souhaiter de me voir, et je suis arrivé en toute hâte.

CHARLES.

Moi aussi, j’étais ici pour l’attendre.

MELCOURT.

Rien que pour cela ?... eh bien ! j’aurais gagé, quand je suis entré, que vous n’attendiez personne ?

MARIE.

Tenez, voilà trois mois, monsieur de Melcourt, que M. Charles, votre ami, vous amena chez mon père ; vous reveniez, nous dit-il, d’un voyage de plusieurs années, entrepris seulement par curiosité...

MELCOURT

Oui... à vingt-trois ans, j’avais assez de Paris ; il m’avait ôté le premier des biens, mes illusions de jeune homme !... je ne devais rien à ce monde qui n’avait pas même pris la peine de me tromper... je partis.

MARIE, souriant.

Mais vous êtes revenu ?...

MELCOURT.

Après quatre années de voyages, me voici de nouveau à Paris ; car si c’est le pays du monde où l’on a le plus de sujets de chagrin, c’est celui où l’on a moins le temps de les sentir.

MARIE.

Ainsi, vous avez vingt-sept ans, de la fortune ?...

MELCOURT.

Depuis peu...

CHARLES.

Tous les plaisirs, tous les succès du monde s’offrent à vous !...

MARIE.

Et cependant, vous ne voyez jamais que le mauvais côté des choses !... cela n’est pas naturel ! les méchants doivent être des malheureux que personne n’a aimés !... mais vous !...

MELCOURT, avec dédain.

Aimé ?... l’amitié, c’est le besoin qu’on a les uns des autres !... et l’amour ?... n’en parlons pas!... vous ne perdrez que trop tôt les idées... que je n’ai plus...

CHARLES et MARIE, ensemble, se regardant.

Jamais !

MARIE.

Depuis trois mois, j’observe, j’hésite ; mais aujourd’hui j’ai deviné monsieur de Melcourt.

MELCOURT.

Vous avez deviné ? Et quoi donc ?...

MARIE.

D’abord, vous êtes bien meilleur que vous ne voulez le paraître.

MELCOURT.

Il y a tant de gens qui veulent paraître meilleurs qu’ils ne sont.

MARIE.

Puis, vous dites toujours du mal des femmes en général.

CHARLES.

Ce qui prouverait que vous avez eu à vous plaindre d’une en particulier.

MELCOURT.

C’est possible.

MARIE.

Ensuite, il y en a une que vous critiquez, que vous blâmez toujours quand elle est là, et que vous ne permettez à personne de blâmer quand elle n’y est pas. Alors, j’ai compris que vous l’aimiez, et que...

MELCOURT.

Oh ! n’achevez pas !... vous vous trompez. Moi ! l’aimer encore ! non, non ! je n’y pense plus depuis longtemps.

MARIE.

Albertine est étourdie, mais son cœur est bon, et je l’ai surprise rougissant à ces mots amers que vous lancez, et qui prouvent que vous l’aimez encore, puisque vous lui en voulez toujours.

MELCOURT, avec ironie.

Moi ! lui en vouloir ? parce qu’elle a fait ce que toute autre eût fait à sa place.

CHARLES, vivement.

Oh ! non ! il est des femmes incapables de cette indigne perfidie !

MELCOURT, avec ironie.

Quoi donc ?... je l’aimais, sa main m’était promise, elle m’avait dit que toute sa tendresse m’appartenait, qu’elle n’aimerait jamais que moi... M. le comte d’Horbigny lui offrit un titre et une fortune... eh bien ! elle accepta, me trompa jusqu’au dernier moment, pour que mon désespoir ne vînt pas troubler ses projets. Eh ! mon Dieu ! que d’autres femmes en ont fait autant !... Celles qui nous restent fidèles, c’est, je le parie, qu’il leur a manqué une bonne occasion de ne pas l’être.

CHARLES.

Oh ! Melcourt !

MARIE.

Voilà qui est si injuste que cela ôterait l’envie de vous servir.

 

 

Scène IV

 

MELCOURT, MARIE, FANNY, CHARLES, MADAME D’HORBIGNY

 

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Madame la comtesse d’Horbigny.

MELCOURT, à Marie.

Adieu, Mademoiselle.

MARIE, le retenant.

Non ; restez, monsieur de Melcourt. Il vaut mieux attendre ici mon père, qui sans doute veut vous parler. D’ailleurs, j’ai l’espoir que cette journée, qui doit fixer mon bonheur, ne sera pas inutile au vôtre.

MADAME D’HORBIGNY, entrant avec Fanny.

Bonjour, Marie ; je vous salue, Messieurs.

À Marie.

Voici Fanny, ta protégée, que j’ai trouvée dans l’antichambre, et qui hésitait à entrer ; mais quand j’ai su qui était avec toi, je l’ai décidée.

MARIE.

Voilà une confiance qui prouve en votre faveur, Messieurs.

MADAME D’HORBIGNY.

C’est selon ! monsieur Charles d’Arbel trouve tout bien... monsieur de Melcourt trouve tout mal ; cela dispense de l’incertitude, et l’on peut, avec ces messieurs, faire tout ce qui passe par la tête, sans s’inquiéter de leur opinion.

CHARLES.

Ah ! Madame !

MARIE.

Avancez, Fanny, avez-vous donc quelque chose à me dire ?

FANNY, avec embarras.

Oui, Mademoiselle, parce que vous m’aviez dit de revenir aujourd’hui au sujet de mon mariage.

MADAME D’HORBIGNY.

Il paraît que tu lui as fait des promesses, que tu t’es occupée de son avenir ? tu es si bonne !

MARIE.

Fanny te doit plus qu’à moi : c’est ta filleule, tu l’as fait élever, tu l’as placée...

Se tournant vers Melcourt.

Mais elle cache tant ce qu’elle fait de bien, qu’elle ne s’en souvient seulement plus elle-même.

MADAME D’HORBIGNY, riant.

Oui, je l’oublie si complètement, que je ne savais plus ce qu’était devenue la pauvre Fanny, lorsque j’appris que tu m’avais remplacée. Il est vrai que je n’ai pas une minute... Les bals, les fêtes, le monde, engagent plus qu’on ne croit. On veut aller quelque part, eh bien ! il se trouve qu’il faut aller partout !... c’est une multitude de devoirs et de plaisirs qui ne peut nous laisser le temps de rien faire, et à peine celui de savoir s’il est bien vrai que nous nous amusons.

MARIE.

Ah ! Albertine !

MELCOURT.

N’interrompez pas madame ; les découvertes que sa franchise nous fait faire...

MARIE.

Ne vous apprendront rien que son âge et sa situation n’excusent.

MADAME D’HORBIGNY.

Merci, Marie ! je dois à ma folie de faire mieux ressortir la raison, quoique je sois ton aînée de six ans, et tu t’acquittes... Mais revenons à Fanny. Tu lui as promis qu’aujourd’hui tu arrangerais son mariage avec Justin, car il paraît qu’il y a un Justin, un garçon horloger.

FANNY.

Hélas ! Madame, il n’y en a plus.

MADAME D’HORBIGNY.

Comment ?... Est-ce que l’inconstance...

MELCOURT.

Serait descendue des salons à la boutique ?... On voit bien qu’il n’y a plus de privilèges !

CHARLES, à Fanny.

Parlez, mon enfant : tout le monde ici s’intéresse à vous ; mademoiselle de Sivry vous avait promis de contribuer à votre mariage, de fournir la toilette de noce, et je voulais être de moitié dans ses projets ; qui donc a pu les déranger ?

FANNY, avec embarras.

Je n’épouserai pas Justin.

MARIE.

Mais c’était un si honnête garçon, disiez-vous, un si bon sujet ! il vous aimait tant !

FANNY.

Tout cela est vrai.

MARIE.

Eh bien ?

FANNY.

Eh bien : je ne l’aime plus, moi !

MELCOURT et CHARLES.

Ah ! ah !

MADAME D’HORBIGNY, riant.

Vraiment ?

MARIE.

Mais ce n’est pas possible.

FANNY.

Il paraît que si, Mademoiselle.

Melcourt rit.

MARIE.

Qu’a-t-il fait pour vous déplaire, et vous forcer ainsi de renoncer à un bon mariage ?

FANNY, d’un ton dédaigneux.

Un bon mariage ?... pour la première demoiselle d’un magasin ?... Savez-vous qu’on a vu souvent des jeunes filles sans fortune épouser des hommes qui avaient cinquante mille livres de rente... Oui, cela s’est vu.

MELCOURT.

Très souvent ! dans les romans.

MADAME D’HORBIGNY, riant.

Est-ce qu’il y aurait quelque riche parti qui se présenterait ?

FANNY, hésitant.

Mais... oui... Madame.

MARIE.

Ah ! Fanny !

MADAME D’HORBIGNY.

Qui est-ce donc ?

FANNY.

Un homme bien comme il faut... car il a de l’argent, qu’il n’en sait que faire.

MADAME D’HORBIGNY.

Un jeune homme ?

FANNY.

Oh ! non !... il faut se défier des jeunes gens ! mais il a plus de quarante ans ; il ne peut pas vouloir me tromper.

MARIE.

Et Justin ?

FANNY.

Justin ?... le pauvre garçon ! je n’y pense plus ; il faut se faire une raison.

MARIE.

Vous faire une raison ?... c’est-à-dire vous consoler, avec de l’argent, du malheur de celui qui vous aime ? Et qui le consolera, lui ?

Jetant les yeux sur madame d’Horbigny.

Non seulement vous lui enlevez l’amour que vous lui aviez promis ; mais l’homme qu’on a trompé devient méfiant, triste, méchant quelquefois... à force d’être malheureux.

MELCOURT, avec amertume.

Qui songe à cela ?... pourvu qu’on s’amuse, qu’on brille !...

MARIE, passant près de madame d’Horbigny.

Ah ! c’est qu’on est étourdie, irréfléchie ! on a tort !... N’est-ce pas, Albertine, que Fanny a tort ? qu’il vient un moment où l’on regrette l’ami sincère qu’on a sacrifié à de folles vanités ?... où l’on pense à son chagrin ?... où l’on sent que tous les plaisirs du monde sont loin de donner autant de bonheur que la joie de celui qu’on aime ?

MADAME D’HORBIGNY, prenant la main de Marie.

Peut-être as-tu raison.

CHARLES, qui a passé à la droite de Melcourt.

Mon ami, vous voyez, le chagrin cède à la voix de Marie... oui, vous serez aimé... votre joie égalera la mienne.

MELCOURT.

Que c’est beau la jeunesse !... on a tant de bonheur dans l’âme, qu’on en veut donner à tout ce qui vous entoure ! Merci, mon ami ; moi, j’ai vieilli vite, le bonheur m’a manqué de parole, et c’est sa faute si je ne crois plus en lui.

DE SIVRY, en dehors.

M. de Melcourt est-il venu ?...

MARIE.

C’est la voix de mon père !... Fanny, éloignez-vous, mais ne quittez pas la maison ; il faut que je vous parle encore... à toi aussi, ma cousine.

Fanny sort.

MADAME D’HORBIGNY.

Oui, Marie, je le reverrai...

MARIE, à demi-voix, à madame d’Horbigny.

Si j’allais arranger... trois mariages... pour le même jour ?...

CHARLES.

Voici M. de Sivry.

MARIE.

Nous reparlerons de tout cela tantôt.

 

 

Scène V

 

CHARLES, MELCOURT, DE SIVRY, MARIE, MADAME D’HORBIGNY

 

DE SIVRY, entrant.

Ah ! monsieur de Melcourt !...

S’adressant aux autres.

Pardon !...

MADAME D’HORBIGNY, frappée de son air triste et préoccupé.

Qu’y a-t-il ?

CHARLES, à part.

Quelle tristesse !

MARIE, allant à lui.

Qu’avez-vous, mon père ?

DE SIVRY, d’un air contraint.

Rien !...

À madame d’Horbigny.

J’ai l’honneur de vous saluer, Madame !... Bonjour, Messieurs.

MARIE.

Mon père... vous êtes souffrant ?

 

DE SIVRY.

Non, mon enfant ! non !... quelques affaires pour lesquelles je voulais vous parler, monsieur de Melcourt, car votre amitié...

MELCOURT.

Vous est toute dévouée, n’en doutez pas.

DE SIVRY, à madame d’Horbigny.

Veuillez m’excuser, Madame ! mais un intérêt important...

MADAME D’HORBIGNY.

Vous gêner avec moi, général, une parente !...

DE SIVRY.

Vous permettez donc ?...

À Melcourt sur le devant, pendant que Marie et madame d’Horbigny vont s’asseoir à droite près du secrétaire, et que Charles cause bas avec elles.

Deux fois, Monsieur, je suis allé chez vous, ce matin ; voici pourquoi : je souhaiterais avoir quelques renseignements positifs sur un homme avec qui vous êtes lié depuis longtemps, il me semble.

MELCOURT.

Qui cela ?

DE SIVRY.

M. Forestier.

MELCOURT.

Oh ! il m’est tort connu !... mais à vous aussi !... il parle de vous comme d’un ami ! n’êtes-vous pas même liés d’intérêts ?

DE SIVRY.

Il y a six mois, le besoin de fonds pour l’exploitation des mines qui m’occupent me fit avoir recours à lui.

MELCOURT.

C’est un bon homme, au fond, mais très habile en affaires ; il se vante de n’en avoir jamais fait que d’excellentes, et de s’être toujours trouvé en bénéfice même dans celles où ses associés étaient en perte.

DE SIVRY, tristement.

C’est-à-dire que leur argent passait de leurs mains dans les siennes.

MELCOURT.

Il entend merveilleusement les affaires.

DE SIVRY, tristement.

Voilà ce que je craignais.

MELCOURT.

Il cache une grande finesse sous des manières simples et communes... Fils de gens du peuple, il ne reçut pas d’éducation ; la délicatesse des formes et du langage lui est inconnue, mais il a de bonnes qualités : mon père l’aida dans le début de sa fortune ; il se le rappelle souvent, et m’assure d’une reconnaissance que jamais, il est vrai, je n’ai eu occasion de mettre à l’épreuve.

DE SIVRY.

Peut-être pourriez-vous ?... Mais j’abuse de vos offres de service.

MELCOURT.

Parlez, Monsieur, c’est à un ami que vous vous adressez.

DE SIVRY.

Il faut donc vous avouer que des embarras survenus dans mes affaires me mettent entièrement à la disposition de M. Forestier ! croyez-vous pouvoir ?...

MELCOURT.

Oui, je me flatte d’en obtenir quelque chose. Je vous le répète, ce n’est pas un méchant homme ! bien au contraire.

DE SIVRY.

Déjà il m’a fait une proposition qui arrangerait tout... mais qu’il ne dépend pas de moi seul d’accepter.

MELCOURT.

Voulez-vous que je le voie, que je lui parle, et que je vous l’amène, quand je l’aurai disposé à faire ce qui pourra vous convenir ?

DE SIVRY.

C’est justement ce que je désirais.

MELCOURT.

Rien n’est plus simple, et j’y vais à l’instant...

DE SIVRY.

Merci, monsieur de Melcourt, merci.

Il le reconduit.

MADAME D’HORBIGNY, à Marie, en se levant.

Je vais faire quelques visites, et je le retrouverai avant dîner.

MARIE.

Oui !... je vais parler à mon père, car c’est le jour fixé pour les arrangements de mon mariage...

Gaiement.

et qui sait ? Au revoir, Albertine.

MADAME D’HORBIGNY.

Adieu donc, chère amie.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

CHARLES, DE SIVRY, MARIE

 

DE SIVRY.

Voulez-vous, monsieur d’Arbel, aller m’attendre dans mon cabinet ? Je désire vous parler, et je vous rejoindrai dès que j’aurai dit quelques mots à ma fille.

CHARLES.

Je suis à vos ordres. Monsieur.

Il sort par la porte à gauche de l’acteur.

 

 

Scène VII

 

DE SIVRY, MARIE

 

MARIE, très gaie.

Eh bien, mon père ?

DE SIVRY, triste.

Marie !

MARIE.

C’est aujourd’hui le jour de ma naissance.

DE SIVRY.

Je ne l’ai pas oublie.

MARIE, gaiement.

Et vous pensez bien que ce n’est pas moi qui l’oublierai.

DE SIVRY.

Toutes mes affections n’ont eu qu’un objet, ma fille !...

MARIE, d’un ton caressant.

Et ce que j’ai le plus aimé, c’est mon père.

DE SIVRY.

Est-il bien vrai ?...

MARIE, hésitant un peu.

Mais... oui !...

DE SIVRY.

Et si je demandais à la tendresse de ma fille un sacrifice ?...

MARIE.

Un sacrifice ?...

DE SIVRY.

Si la nécessité m’obligeait à exiger d’elle...

MARIE.

Quoi donc ?

DE SIVRY.

Il y a quelquefois, mon enfant, de bien rudes éprouves dans la vie ; on forme des projets ; tout semble se réunir pour en rendre l’exécution possible ; puis...

MARIE.

Expliquez-vous...

DE SIVRY.

Oui ; tu peux tout comprendre, Marie.

MARIE.

Que mon père n’ait rien de caché pour moi.

DE SIVRY.

Écoute et lu jugeras. Pendant vingt ans, Marie, nous avons vécu en France pour un seul mot, la gloire !... mais au fond de notre âme, il y en avait un encore plus sacré, l’honneur ! Avant de parer son nom d’un grand éclat, on devait le garder pur !... La gloire, elle nous manque de parole !... L’honneur seul est resté !...  s’il fallait tout perdre, ton père n’y survivrait pas, vois-tu.

MARIE.

Mon Dieu ! qu’y a-t-il donc ?

DE SIVRY.

Tu le sauras.

MARIE.

Oh ! parlez, mon père !... votre tristesse, ce ton solennel, m’inquiètent et m’épouvantent... déjà je soupçonnais...

DE SIVRY.

C’est pour toi surtout que je souffre.

MARIE.

Moi ?... Quel mal peut me menacer tant qu’il me reste mon père !... et lui ?...

DE SIVRY, faisant un mouvement.

Charles !...

MARIE.

Oh ! oui, mon père... c’est encore votre enfant : nous vous aiderons tous deux à supporter vos chagrins... car j’ai deviné !...

DE SIVRY.

Quoi ?

MARIE.

De malheureuses spéculations ont dérangé votre fortune !... qu’importe pour moi ?... entre vous et lui que pourrai-je désirer ?... Nous quitterons Paris ! Ce luxe, ces domestiques, vous ne les aviez que pour moi !... habitué à la vie des camps, vous ne souffrirez pas des privations... et moi, est-ce que je les sentirai, quand vous serez là... tous deux ?...

DE SIVRY, la pressant sur son cœur.

Chère enfant !...

S’écartant et à part.

Ah ! je ne peux pas !... je n’en aurai jamais le courage !...

MARIE.

Aujourd’hui même prenons une résolution : renoncez à ces affaires qui vous ont rendu triste et soucieux !... Il n’y a pas de déshonneur dans la pauvreté. Nous irons dans quelque village !... Oh ! je connais son cœur, il n’hésitera pas à nous suivre, et, comme moi, il sera heureux partout, avec votre tendresse et... mon amour.

DE SIVRY, à part.

Les séparer !... c’est impossible !... oh ! que je souffre !...

MARIE.

Vous ne répondez pas, mon père ?...

DE SIVRY, à part.

Que lui dire ?...

MARIE.

Et M. Charles, qui vous attend, là, dans votre cabinet ?... Oh ! il pensera comme moi ! voyez-le, mon père !... laissez nous vous consoler, et vous faire oublier tout le reste !... Si le monde méprise ceux qui sont pauvres, qu’importe à ceux qui n’ont pas besoin du monde ?

DE SIVRY.

Toujours bonne !... chère Marie !...

MARIE.

Ce jour, mon père, vous l’aviez désigné depuis longtemps...

DE SIVRY.

Pour la joie... et non pour le malheur.

MARIE.

La fortune nous quitte ?... mais le bonheur vient ; allez, ce n’est pas un mauvais jour.

DE SIVRY

Ce jour déjà, Marie, il fut autrefois bien funeste pour moi !... la mère mourut... pour l’avoir donné la vie !

MARIE.

Ma pauvre mère !...

DE SIVRY.

Malade et convaincue qu’elle ne survivrait pas à ses souffrances, sa tendresse de mère s’étendit sur le moment où elle ne serait plus là !... sa dernière pensée fut pour son enfant, car je trouvai dans son secrétaire ce papier cacheté qui porte ces mots, écrits d’une main mourante : « À ma fille ! »

Il a tiré le papier de sa poche.

Voilà pourquoi j’avais choisi le jour de la naissance pour fixer ton sort ! je souhaitais que tout le rendit solennel et imposant pour toi !... que ce jour-là, ta mère me vît, du haut du ciel, assurer ton bonheur, et qu’elle nous bénît tous deux.

MARIE.

Cet espoir n’est pas perdu, mon père.

DE SIVRY.

La fortune...

MARIE.

J’y renonce sans peine.

DE SIVRY.

Et... s’il fallait...

MARIE.

Quoi donc, mon père ?...

DE SIVRY.

Renoncer... à Charles ?...

MARIE.

Oh !... cela... c’est impossible !...

DE SIVRY.

Il t’en coûterait beaucoup ?...

MARIE.

Rien !... que ma vie !...

DE SIVRY.

La vie !... ah !...

À part.

Comme elle l’aime ! je ne parlerai pas !... non !... je ne puis parler !...

MARIE, inquiète et troublée.

Mon père !...

DE SIVRY.

Tiens, mon enfant, prends ce papier : le moment est venu où tu dois le lire ; je ne sais pas, moi, ce que te demandait ta pauvre mère !... Adieu, ma fille !...

Il lui remet le papier cacheté et sort par la porte de gauche.

 

 

Scène VIII

 

MARIE, seule

 

Il sort... il ne s’explique pas ! oh ! mon Dieu ! et cette lettre ! quel trouble s’empare de moi !... ma mère !...

Elle ouvre la lettre et lit.

« Mon enfant, toi que j’aime et qui ne me connaîtras pas, que l’âme de ta mère communique au moins à la tienne une de ses pensées ; reçois de mon cœur, qui va cesser de battre, cette tendresse pour ton père qui fut mon seul bonheur en ce monde. J’étais pauvre, sans parents, abandonnée : il me recueillit !... Il y a dans son cœur des trésors de dévouement et d’affection qui valent plus que les richesses qu’il me donna, et ce que je regrette en mourant, c’est la dette de reconnaissance et d’amour que je te laisse à acquitter envers lui !... Mais, je t’en supplie, ma fille, que ce dernier vœu de ta mère soit religieusement accompli !... Tout pour le bonheur de celui à qui je dus tout le mien ! et les bénédictions de ta mère descendront sur toi du ciel, où je vais prier pour vous deux. Ta mère. »

Elle baisse la tête et essuie une larme.

Ma pauvre mère !...

Elle reste silencieuse et pensive.

 

 

Scène IX

 

MARIE, CHARLES

 

CHARLES.

Ô ciel ! Marie, que viens je d’apprendre ?...

MARIE.

Quoi donc ?

CHARLES.

J’étais là, attendant votre père avec impatience, car c’était de notre mariage qu’il devait me parler... eh bien ! il n’en parle pas.

MARIE.

Comment ?

CHARLES.

Je veux l’interroger, mais il semble ne pas m’entendre et me dit : Un riche mariage s’offre pour ma fille, qui la mettrait dans une position très brillante...

MARIE.

Un mariage ?...

CHARLES.

Votre père ajoute, il est vrai, que j’ai sa parole, que vous êtes libre, et que rien au monde ne le déciderait à forcer votre consentement ; mais il voudrait vous voir heureuse, répète-t-il, et...

MARIE.

Eh bien ?...

CHARLES.

Et moi qui n’ai rien...

MARIE.

Rien ?... et mon amour, Charles ?...

CHARLES.

Ah ! je respire !... mon cœur était si troublé... je ne sais quel effroi s’était emparé de moi ; je suis venu tremblant, désespéré...

MARIE, d’un ton de reproche.

Ah !...

CHARLES.

Pardon, Marie... ma vie dépend de vous...

MARIE.

Des soupçons !... Quand on s’aime comme nous et qu’on s’est dit : Toujours !...

CHARLES.

Oh ! oui... toujours !...

 

 

Scène X

 

MELCOURT, MARIE, CHARLES

 

MELCOURT, entrant sur le dernier mot.

Toujours !...

Charles quitte vivement la main de Marie.

Je viens encore mal à propos, et de plus, cette fois, je ne suis pas seul.

CHARLES.

Je me retire.

MARIE.

Et moi, je vais près de mon père !... À bientôt, Charles.

Marie et Charles sortent après avoir salué Melcourt ; Charles par le fond, Marie par la porte à gauche.

 

 

Scène XI

 

MELCOURT, puis FORESTIER

 

MELCOURT.

J’ai bien fait de devancer M. Forestier !... le père au désespoir !... la fille parlant d’amour ! chacun pour soi !... voilà le monde !

À M. Forestier qui entre.

Arrivez, Monsieur, et veuillez attendre ici que j’aie prévenu le général.

FORESTIER.

Répétez-lui ce que je viens de vous dire ; mon dernier mot est dans la lettre que je lui ai écrite ce matin ; sa réponse est incompréhensible !... Ces gens du monde n’entendent rien aux affaires, et quand ils parlent de nous autres qui avons fait fortune, ils nous traitent de sots et d’imbéciles !... Mais à quoi diable sert donc leur esprit ? je vous le demande... Voyez le général, monsieur de Melcourt, et faites-lui bien sentir que je propose une affaire excellente pour lui.

MELCOURT.

Allons ! j’y vais, Monsieur.

 

 

Scène XII

 

FORESTIER, seul

 

Enfin, ce que je cherchais depuis des années vient s’offrir à moi !... tous mes vœux peuvent être comblés... j’ai poursuivi la fortune avec acharnement, je désire avec autant d’ardeur la considération qui s’attache au rang et à la famille ! Eh bien ! je l’aurai ; mon argent me servira à l’obtenir !... Ah ! ils seront bien attrapés, ceux qui disent : Il est riche, mais il est commun ! mais il a pour parents de pauvres gens grossiers !... Ah ! bien oui !... un comte, un général ! une famille noble, considérée !... voilà ce qu’un peu d’adresse va m’assurer !... Mais c’est un coup de partie qui ne se retrouverait peut-être jamais, si je le manquais aujourd’hui !... il faut que ce mariage se fasse : il le faut pour moi ; il le faut pour le général qui est perdu sans cela ; il le faut aussi pour cette jeune fille qui est vraiment charmante !... Depuis que je la connais, que de fois me suis-je dit : C’est là la femme qu’il me faut !... cette idée m’a poursuivi !... Marie a vraiment fait impression sur moi !... j’ai travaille vingt ans pour être heureux ; eh bien ! il me semble maintenant que si je n’obtenais pas cette jeune fille, il me resterait toujours quelque chose à regretter... Il faut donc réussir !... elle hésitera peut-être ?... nous saurons la contraindre à consentir à son bonheur. Voici sûrement M. de Sivry ?... tenons-nous bien !... Oh ! sa fille !...

 

 

Scène XIII

 

MARIE, FORESTIER

 

FORESTIER, à part.

Toujours jolie !... mais bien triste !...

MARIE, à elle-même.

Mon pauvre père !...

FORESTIER.

M. de Sivry vous envoie-t-il m’apporter sa réponse ?...

MARIE.

Quelqu’un !... pardon, Monsieur.

Elle veut s’éloigner.

FORESTIER.

Oh ! ne vous éloignez pas !... j’attends ici monsieur votre père.

MARIE.

Plongé dans un profond chagrin, il ne veut recevoir personne.

FORESTIER.

Pourtant, M. de Melcourt...

MARIE.

Lui seul était attendu, et il est venu, il y a peu d’instants.

FORESTIER.

Excusez mes questions... c’était de ma part qu’il venait... qu’a-t-il dit ?

MARIE.

Je n’ai pu comprendre...

FORESTIER.

Comment ?...

MARIE.

J’ai seulement entendu mon père répondre : Je refuse, et qu’on me laisse !...

FORESTIER.

Mais vous savez ce qu’il refusait ainsi ?

MARIE.

Non, Monsieur.

FORESTIER.

Ah !...

MARIE.

Alors, mon père a congédié M. de Melcourt ; puis il m’a embrassée sans dire un mot... mais une larme est tombée sur mon front... et je venais ici sans savoir où j’allais... le cœur serré, la tête brûlante... je n’avais jamais vu pleurer mon père. Monsieur !... oh !... il ne m’a pas tout dit !... que me cache-t-il ?...

FORESTIER.

Bien des choses !... d’abord... mais je n’y puis rien concevoir...

MARIE.

Tous les secrets de mon père vous sont-ils donc connus ?

FORESTIER.

Oui, et de plus moi seul je pouvais réparer ses malheurs.

MARIE.

Vous ! ah ! Monsieur !...

FORESTIER.

Moi... et vous !

MARIE.

Comment ?

FORESTIER.

Quel motif peut-il avoir eu de vous laisser ignorer ?...

MARIE.

Quoi donc ?

FORESTIER.

Que votre mariage avec un homme riche pouvait...

MARIE.

N’achevez pas, Monsieur !... mon père n’a pas osé le dire, parce qu’il savait...

FORESTIER.

À votre tour, Mademoiselle, n’achevez pas ! cet arrêt est pénible !... que celui qu’il condamne ne l’entende pas au moins de votre bouche !

MARIE.

Quoi ! vous, Monsieur !...

FORESTIER.

J’avais cru... que si mon mérite, mon affection, ne suffisaient pas à obtenir grâce pour moi, la tendresse d’une fille pour son père parlerait en ma faveur.

MARIE, avec étonnement.

Est-il possible !...

FORESTIER.

J’ai soixante mille livres de rente, de plus, trois cent mille francs dans les usines qu’exploite M. de Sivry ; l’affaire va mal entre ses mains ; si je retire mes fonds, qu’il s’est engagé à me rendre ces jours-ci, il est perdu.

MARIE.

Oh ! vous ne serez pas si cruel !...

FORESTIER.

Je lui ai fait une offre magnifique : il garde sa réputation intacte, de la fortune ; vous, Mademoiselle, vous aurez le luxe auquel vous êtes habituée, et même davantage : bijoux, voiture, tout ce qu’aiment tant les femmes !... un mari qui n’est pas encore trop mal !... un nom... diable, ce n’est pas un nom du faubourg Saint-Germain, c’est vrai ; mais allez voir à la Bourse, ce nom-là vaut de l’or, et, de notre temps, il n’y a de réel que la richesse !... l’argent est le roi du monde.

MARIE.

C’est possible.

FORESTIER.

C’est vrai ! À vingt ans, je n’avais pas le sou, et je m’aperçus que le plus ou le moins de considération dépendait du plus ou du moins de ce métal blanc et jaune, dont je manquais absolument. Je me dis : il faut faire fortune !... Cela ma pris vingt ans, c’est beaucoup, mais enfin j’ai réussi ! maintenant, je veux que mon argent me donne le plus de jouissances possibles ; mais je ne suis pas un égoïste, moi ! je pense qu’être heureux à deux, c’est être heureux deux fois, et je veux faire partager ma richesse à une jeune et belle femme, bonne, aimable et bien élevée !... la jeunesse amène la joie ; j’aime à m’amuser et je n’en ai pas encore eu le temps !... De plus, je veux m’allier à un homme honorable ; je le sauve d’un malheur certain, et je me charge à la fois de la fortune du père et du bonheur de la fille.

MARIE.

Et si, malgré sa tendresse pour son père, il était impossible à la fille d’accepter ?...

FORESTIER.

Rien n’est impossible, puisqu’elle est libre !

MARIE.

Mais...

FORESTIER.

Eh bien ?...

MARIE.

Libre... oui... mais si son cœur...

FORESTIER.

S’était déjà donné ?...

MARIE.

Vous-même... vous refuseriez, n’est-ce pas ?

FORESTIER.

Cela dépend.

MARIE.

Si elle vous disait : Avant le malheur qui vient de nous frapper... un projet de mariage...

FORESTIER.

Que de projets de ce genre ne voyons-nous pas manquer chaque jour !

MARIE.

Un jeune homme...

FORESTIER.

Sans fortune, je le parie ?...

MARIE.

Sans fortune !

FORESTIER.

Qui ne peut donc sauver son père !

MARIE.

Mais qu’elle aimait, Monsieur... cet aveu...

FORESTIER.

Eh bien, cet aveu...

MARIE.

Ne doit-il pas prouver...

FORESTIER.

Qu’elle est incapable de tromper.

MARIE.

Qu’elle ne peut être à un autre...

FORESTIER.

Oh !...

MARIE.

Sans mourir de chagrin.

FORESTIER.

On ne meurt pas de chagrin dans un élégant hôtel, avec une loge aux Italiens et des bals.

MARIE.

Monsieur !...

FORESTIER, à part.

Il y a des idées romanesques dans celle jolie tête-là, parce qu’elle ne sait pas toute la vérité : quelle qu’elle soit, il faut qu’elle la connaisse.

Haut.

M. de Sivry s’est trompé dans ses spéculations.

MARIE.

Je le sais.

FORESTIER.

Il est ruiné.

MARIE.

Avec sa retraite, nous vivrons dans un village.

FORESTIER.

Lui !... il ne vivra pas... il ne pourra pas y vivre.

MARIE.

Dès sa jeunesse, il fut accoutumé aux privations.

FORESTIER.

Il en est une à laquelle il ne pourra pas, il ne voudra pas s’habituer.

MARIE.

Qu’entends-je ?

FORESTIER.

Vous dites que vous avez vu pleurer votre père ? Croyez-vous donc que ces larmes coulaient pour sa fortune ?

MARIE.

Pour sa fille, sans doute ?

FORESTIER.

Pour un bien... plus cher peut-être pour lui que son enfant.

MARIE.

Lequel ?

FORESTIER.

L’honneur !

MARIE.

L’honneur ?

FORESTIER.

M. de Sivry ne perd pas seulement ce qu’il possédait, mais encore ce que la confiance des autres avait placé dans ses mains.

MARIE.

Il ne me l’a point dit.

FORESTIER.

C’est tout simple ! il craignait de vous affliger !... mais je le sais, moi ! Des gens qui croyaient en son honneur, et qui avaient raison d’y croire, lui ont remis leurs intérêts, leur fortune ; ils perdront tout !... Bon nombre de fripons dans ce monde spéculent sur la crédulité : comment ne pas confondre avec eux l’homme qui vous enlève ce que votre bonne foi lui avait confié ?

MARIE.

Oh ! Monsieur !

FORESTIER.

Qui saura distinguer au juste l’intrigant qui vous vole votre argent, de l’honnête homme malheureux qui vous le fait perdre ? Le monde ne se donne pas la peine d’y regarder de si près, et tous deux sont également déshonorés.

MARIE.

Ô ciel ! c’était cela !

FORESTIER.

Comprenez-vous maintenant ?

MARIE.

Ah ! je comprends tout !... cette larme brûlante dans des yeux qui n’en avaient jamais versé... ce morne désespoir !... Et vous pourriez le sauver, Monsieur ?

FORESTIER.

Je l’espère.

MARIE.

Vous le pouvez ?... Ah ! vous le voudrez, n’est-ce pas ?... vous le sauverez !... vous rendrez au bonheur le meilleur des hommes, et toute une famille qui bénira votre nom !

FORESTIER.

Je ne demande pas mieux ! cette famille devenant la mienne, ce sera mon devoir.

MARIE.

Mais vous voyez bien que c’est impossible, puisque mon père ne l’a pas ordonné.

FORESTIER.

Il a manqué de courage devant les larmes de sa fille.

MARIE.

Il m’aime donc bien ? car le courage, il n’en manquait pas autrefois, quand il fallait risquer sa vie.

FORESTIER.

Oh ! certes, il ne manquerait pas encore de celui-là.

MARIE.

Sa vie ?... Il disait, ce matin : Je l’ai exposée vingt ans pour la gloire ; mais l’honneur m’est plus cher encore !... Ah !... mon bonheur, s’il le payait d’un tel prix ?... Oh ! mon Dieu !

FORESTIER, à part.

Que dit-elle ? Après tout ! j’ai voulu la forcer d’être heureuse et riche, mais si elle ne veut pas...

MARIE.

Monsieur, n’a-t-on point parlé quelquefois de gens à qui le dérangement de leurs affaires donnait l’idée de s’ôter la vie ?

FORESTIER.

Hélas ! trop souvent.

Un domestique entre.

MARIE.

Que voulez-vous ?

LE DOMESTIQUE.

Monsieur demande tous ses papiers, et...

Il approche du secrétaire, et va pour prendre la boîte d’acajou.

MARIE, avec terreur.

Et cette boîte ?

LE DOMESTIQUE.

Il m’a bien expliqué que c’était cela qu’il voulait.

Marie a posé la main sur la boîte.

MARIE, à part.

Je devine tout ! mon père ! il voit le déshonneur pour lui, ou le désespoir pour sa fille...

FORESTIER, à part, de l’autre coté du théâtre.

Oh ! oui ! insister davantage ne serait pas bien... pas délicat, peut-être.

MARIE, à elle-même.

Oh ! son adieu !... mais c’était un dernier adieu !... il veut mourir, et j’hésiterais ?... Non !... oh ! je n’hésite pas !... ma mère, tu le vois, je n’hésite pas !... Joseph, allez...

LE DOMESTIQUE.

Mais monsieur la demande.

MARIE.

Non ; laissez !... c’est moi qui la lui porterai. Joseph, allez, et dites-lui !

Joseph s’éloigne.

Dites-lui aussi...

Joseph s’arrête : elle a l’air de prendre une résolution.

Dites-lui que je le prie de recevoir M. Forestier, qui va lui parler... à l’instant.

Marie fait un geste au domestique qui sort.

FORESTIER, étonné.

Moi ?

MARIE, à Forestier.

Allez trouver mon père, Monsieur !

FORESTIER.

Que lui dirai-je ?

MARIE, avec effort.

Vous lui direz... que vous êtes envoyé par moi.

FORESTIER.

Pour ?

MARIE.

Pour le remercier.

FORESTIER.

Le remercier...

MARIE.

De... ce qu’il vous donne... la main de sa fille.

FORESTIER, avec joie.

Ah ! que je vous rende grâce d’abord !

MARIE.

Allez, Monsieur, allez trouver mon père.

FORESTIER.

Quoi ! vous ordonnez...

MARIE.

Je vous en prie.

FORESTIER.

J’obéis.

 

 

Scène XIV

 

MARIE, seule

 

Ô ma mère ! du haut du ciel, bénis la malheureuse enfant !... Il se serait tué !... J’ai fait mon devoir !... mais lui !... lui !... que du moins un dernier adieu... qu’il sache ce qui se passe là !...

Elle se place au secrétaire, et écrit en prononçant haut les phrases de sa lettre.

« Vous savez combien je vous aimais ?... Le mal affreux qui serre mon cœur me tuera, j’espère... une longue vie avec une pareille douleur... ce serait un affreux supplice... mais le devoir a parlé !... Priez le ciel pour moi, et qu’il me donne force et courage... et que la vertu nous console... de notre amour. »

Elle se lève vivement.

Quelqu’un !

Elle place la lettre dans le tiroir du secrétaire.

 

 

Scène XV

 

MARIE, MADAME D’HORBIGNY

 

MADAME D’HORBIGNY.

Je suis de parole ; me voici de retour.

MARIE.

Ah !

MADAME D’HORBIGNY.

Et j’aperçois ton père avec M. Forestier.

MARIE, à part.

Mon Dieu ! soutenez mon courage.

 

 

Scène XVI

 

MARIE, DE SIVRY, MADAME D’HORBIGNY, FORESTIER, MELCOURT

 

Melcourt est entre par le fond ; M. de Sivry et Forestier par la porte de gauche.

FORESTIER, joyeux.

Eh bien ! il n’a pas fallu longtemps, nous sommes d’accord !... Faites-moi votre compliment, madame la comtesse.

MADAME D’HORBIGNY.

Et de quoi donc, Monsieur, faut-il que je vous complimente ?

MELCOURT.

M. de Sivry me semble rassuré.

DE SIVRY, les yeux fixés sur Marie.

Oui, je dois l’être... car, Marie, ce que m’a dit M. Forestier ?...

MARIE.

Est vrai, mon père.

DE SIVRY.

Allons !...

S’adressant à Melcourt et à madame d’Horbigny.

Je vous fais part du mariage de ma fille avec M. Forestier.

 

 

Scène XVII

 

MARIE, DE SIVRY, MADAME D’HORBIGNY, FORESTIER, MELCOURT, CHARLES, arrivant au fond et entendant cela

 

CHARLES, à part.

Ciel !

FORESTIER.

Des affaires importantes se terminent ainsi à la satisfaction de tous.

DE SIVRY, remarquant l’émotion de Marie, et lui prenant la main.

Marie, vous pâlissez.

MARIE, essayant de sourire.

Non, mon père ! je suis... bien !... c’est volontairement que j’épouse M. Forestier.

CHARLES, à part.

Volontairement !...

MELCOURT.

Encore une !

MADAME D’HORBIGNY, à part.

Elle qui me blâmait tant !

CHARLES.

Sortons ! sortons !

FORESTIER, à lui-même.

Enfin voilà toutes mes espérances réalisées à jamais !

MARIE.

Oh ! mes beaux rêves !... perdus sans retour !

Son père témoigne quelque inquiétude ; elle se jette dans ses bras.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MADAME D’HORBIGNY, MELCOURT, MARIE

 

MARIE.

Eh bien ! Albertine, me voici comme toi ; des bals tous les jours ! pas une heure de repos ! pas une minute de raison !

MELCOURT.

C’est la vie de tout le monde ; vous, seulement, Madame, vous aviez imaginé de vivre comme personne : huit ans de mariage... perdus.

MADAME D’HORBIGNY.

Oui, mais cet hiver, Marie se jette dans le tourbillon avec une telle fureur, qu’on dirait vraiment qu’elle veut, en quelques mois, réparer ces huit années de sagesse.

MARIE.

J’ai vingt-cinq ans.

MELCOURT.

C’est le plus bel âge !... la beauté n’a encore rien perdu, et l’esprit a déjà beaucoup gagné !

MADAME D’HORBIGNY.

N’est-ce pas ? je me le dis tous les jours ! Savez-vous que c’est effrayant de vieillir ? heureusement on en est encore bien loin, à notre âge !... car nous sommes du même âge.

MARIE, souriant.

À présent !

MELCOURT.

Oui, car autrefois... mais il paraît, Mesdames, que l’une de vous va plus vite que l’autre.

MARIE.

Ne voyez-vous pas ce que c’est, monsieur de Melcourt ?... la vieillesse effraye tant la comtesse d’Horbigny, elle a si grand’ peur, qu’elle commence déjà à reculer.

MELCOURT, riant.

Ah ! ah ! c’est juste.

MADAME D’HORBIGNY, à part.

Il applaudit à ses malices ! il l’encourage !

Haut.

Si chacun disait toute la vérité ?

MARIE.

Eh bien ?

MADAME D’HORBIGNY.

Est-ce qu’on ne pourrait pas penser qu’il est des femmes qui n’ont pas peur, elles, que rien n’effraie, ni l’idée que leur esprit n’est qu’un petit trait malin qui va blesser au hasard, même leurs amis, ni la réflexion que leur insatiable désir de plaire...

MELCOURT, d’un ton galant, en regardant Marie.

Il y en a qui plaisent sans le vouloir, sans y songer.

MADAME D’HORBIGNY, à part.

Allons ! c’est Marie qui l’occupe maintenant.

Haut.

Oui, il en est dont la coquetterie donne à tous des espérances.

MARIE.

Pourquoi pas ?... ou est contente d’être jolie, on cherche à être aimable... Eh bien ! on s’amuse ! et, si l’on plaît, s’il se trouve des gens qui nous aiment, permis à eux ! Ils peuvent même espérer à leur aise, cela n’engage à rien.

MADAME D’HORBIGNY.

Est-ce Marie qui parle ainsi ?

MELCOURT.

Sans doute ! formée par ce monde où la première condition est de plaire, d’éblouir, d’avoir des succès à tout prix, pour l’étonnement des sots, le dépit des envieux et l’admiration de tous.

MADAME D’HORBIGNY, à part.

L’un est devenu fat, et l’autre coquette !... Ils s’entendent à merveille !

MARIE.

Ces folies ?... Eh bien ! elles remplissent la vie ! Sais-tu que ce soir j’ai trois bals ?... je vais à tous ! le dernier finira au jour : puis, demain, à peine une heure pour aller prendre l’air au bois ! Mon mari m’a fait présent d’une délicieuse calèche ! C’est tout au plus si l’on a le temps nécessaire pour la toilette ; on est toujours en retard ! mais rien n’est de mauvais goût comme d’arriver trop tôt, n’est-il pas vrai ? Il faut paraître n’avoir qu’une minute, arrachée à l’empressement de ceux qui nous entourent, qui nous obsèdent !... N’est-ce pas comme cela qu’on doit dire, monsieur de Melcourt ?

MELCOURT.

Certainement.

MARIE.

Oui !... des bals !... des fêtes !... ce tourbillon qui emporte mes heures, mes pensées, me fait du bien ! Cette foule, ce bruit, ce mouvement, cela soulage ! Mais comment se fait-il que ces salons soient si pleins, ces jeunes femmes si empressées, ces assemblées si nombreuses ! Y a-t-il donc tant de gens qui cherchent à s’étourdir, qui ont des idées à fuir ou des souvenirs à oublier ?

MELCOURT.

Que dites-vous ?

MARIE, souriant avec amertume.

Rien ! rien ! si ce n’est que nous allons tous au bal ce soir, et que je compte sur beaucoup de plaisir.

MADAME D’HORBIGNY.

Je ne prends pas, comme toi, les choses au sérieux ou en folie !... car, depuis quelques mois, ton caractère est devenu si inégal, si fantasque, que, pour ne pas se brouiller avec toi, il faut vraiment toute mon amitié.

MELCOURT.

Vous voulez dire toute votre insouciance.

MADAME D’HORBIGNY.

C’est possible !... oui, moi, je ne pense guère qu’à une chose, m’amuser ! Je suis restée indépendante par goût et par calcul ; dans le mariage, il faut n’avoir jamais qu’une volonté à deux, et j’en ai toujours plusieurs à moi toute seule.

MELCOURT.

Puis, il faut donner une part de sa tendresse, et...

MADAME D’HORBIGNY

Mon Dieu ! je n’ai jamais haï ni adoré personne ; je vois le monde comme un spectacle : du bon ! du mauvais ! Les premières loges sont chères et dangereuses ; mais une bonne place, tout voir et ne s’inquiéter de rien... c’est ce qu’il faut !... les prétentions et les travers ne manquent pas ; on débusque la vanité d’une position ? elle s’installe dans une autre. On établit l’égalité ? chacun se croit le premier !... On n’ose plus être vain de sa noblesse ? on l’est de son argent. N’y a-t-il pas toujours de quoi rire, et la sottise et la vanité donnent-elles jamais leur démission ?

MARIE, souriant.

Et nous avons, nous, le spectacle d’un philosophe en robe de bal.

MADAME D’HORBIGNY.

Cela vaut mieux que d’être agitée, folle ou triste ! Du reste, voici quelqu’un à qui on ne reprochera pas de vivre d’une vie rêveuse et idéale... ton mari.

 

 

Scène II

 

MELCOURT, FORESTIER, MARIE, MADAME D’HORBIGNY

 

FORESTIER, à Melcourt, d’un ton sec.

Bonjour, monsieur de Melcourt !

À madame d’Horbigny.

Ah ! je vous salue, belle cousine.

Regardant Marie.

Bien ! bien ! à la bonne heure ! voilà une toilette ! Enfin, vous vous êtes décidée à vous parer de vos diamants ! j’ai donc le plaisir de vous voir mise comme une femme qui a cent mille livres de rentes et un mari qui ne lui refuse rien !... Vraiment, vous avez parfois des toilettes si simples qu’on pourrait croire que je ne suis pas riche ou que je suis avare ! et Dieu merci ! l’argent ne vous manque pas !

MARIE.

Votre générosité envers moi et envers mon père a toujours excité ma reconnaissance.

FORESTIER.

Votre père veut vivre à la campagne ? eh bien ! je l’ai installé, comme un prince, dans la belle terre que j’ai achetée à douze lieues de Paris. Vous allez dans le monde ? je veux que vous ayez les plus riches parures, qu’on dise : Quelle est donc cette femme qui a les plus beaux diamants, les plus beaux chevaux ?... c’est la femme de Forestier... de M. le baron Forestier ; car, vous ne savez pas ? je viens de me faire faire baron ! c’est une surprise que je vous ménageais ! Ce soir, au bal, on annoncera madame la baronne Forestier !... ça fait bien, n’est-ce pas ?

MELCOURT.

Oh ! certainement ! les titres aujourd’hui sont comme ces vieilles armures de nos pères, qui ne servent plus, mais que chacun s’amuse à essayer.

FORESTIER, à sa femme qui rit.

Allez-vous encore, Madame, vous moquer de mes idées, applaudir aux sarcasmes de Monsieur et me contrarier ?

MARIE.

Moi ? oh ! jamais, Monsieur !

FORESTIER.

Dans les grandes occasions, je ne dis pas, et même, vous vous soumettez de bonne grâce dans les petites.

MADAME D’HORBIGNY.

Voilà le nec plus ultra de l’obéissance féminine, il me semble ! et vous avez grand tort de vous plaindre.

FORESTIER, à Marie.

Soit ! mais au fond, vous avez de l’antipathie pour les gens qui me plaisent... et de l’amitié pour ceux qui me sont désagréables.

MARIE.

Est-ce parce que j’ai pris à mon service, depuis trois mois, cette pauvre Fanny ?

MADAME D’HORBIGNY.

J’ai été la première à te dire que tu ne devais pas avoir cette jeune fille chez toi.

MARIE.

Tu sais que, dans les premières années de mon mariage, je n’avais plus entendu parler d’elle, ni de son Justin, ni de l’homme riche quelle s’était flattée d’épouser.

Mouvement de Forestier ; madame d’Horbigny le regarde en souriant.

MADAME D’HORBIGNY.

Pour échapper aux railleries de ses compagnes, elle quitta Paris avec une dame anglaise et voyagea plusieurs années.

MARIE.

Je la trouvai pauvre et malade ; elle revint près de moi, triste et découragée. Je lui offris un asile, elle accepta ; il y a si peu de ressources pour une pauvre fille !... M. Forestier, que j’avais eu le tort de ne pas consulter sur cette affaire, me parut d’abord mécontent ; mais il me semblait qu’il avait fini par la prendre aussi en amitié.

MADAME D’HORBIGNY, regardant Forestier avec malice.

À vrai dire, je le croyais aussi.

FORESTIER.

Ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

MARIE.

De quoi donc ?

FORESTIER.

De quoi ? tenez, pour ne citer qu’un exemple, M. Charles d’Arbel.

MARIE.

M. d’Arbel !

MADAME D’HORBIGNY, à Forestier.

Vous l’avez pris dans une singulière affection.

FORESTIER.

Et ma femme, dans une haine singulière ! écoutez : au moment où, voulant me retirer entièrement des affaires, j’allais en terminer une très importante, l’homme avec qui je traitais meurt, et laisse son bien à un neveu : ce neveu était M. d’Arbel, que je ne connaissais pas du tout.

MARIE.

Pauvre neveu, qui se trouva tout à coup riche héritier.

FORESTIER.

Oui, mais qui, simple, bon, honnête, s’en rapporta complètement à moi, et me témoigna tant de confiance, qu’il était impossible de ne pas prendre de l’amitié pour lui ; si vous saviez tout l’intérêt qu’il m’a montré !... Pourtant, comme il aimait l’étude, la retraite, j’ai eu beaucoup de peine à le décider à venir ici.

MELCOURT.

Vraiment ?

FORESTIER.

J’ai été obligé de l’y contraindre ! et je m’en suis presque repenti ! Marie le reçoit mal ; il s’en est aperçu, car je vois qu’il a de l’éloignement pour elle ; ils sont sans cesse à se dire des mots aigres et piquants, et tout cela, parce que je l’aime, moi, ce jeune homme.

MADAME D’HORBIGNY.

Ah ! ah !

FORESTIER, à Marie.

Tâchez donc, ma chère, d’être plus aimable ce soir ! il va venir.

MARIE.

Encore ?

FORESTIER.

En ce moment même, j’attends de lui un nouveau service.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. d’Arbel.

 

 

Scène III

 

MELCOURT, CHARLES, FORESTIER, MARIE, MADAME D’HORBIGNY

 

FORESTIER.

Ah ! mon ami ! j’annonçais votre visite à ces dames.

Charles salue d’un air très froid.

Je vous dirai d’abord que j’ai disposé de votre soirée ; vous accompagnerez ces dames au bal, car je ne peux pas y aller.

MARIE, vivement.

M. de Melcourt doit nous y retrouver.

FORESTIER.

Cela n’empêche pas !...

À part.

Toujours M. de Melcourt.

Haut.

Au reste, monsieur d’Arbel, j’attends plus encore de votre complaisance, et j’ose dire, de votre amitié ; car, voyez-vous, moi, je vous regarde comme un ami ! Mes relations d’affaires avec les hommes ont été nombreuses ; eh bien ! vous êtes le seul vraiment désintéressé, bon et loyal, que j’aie rencontré : de plus, il y a dans vos manières un air d’intérêt, d’affection pour moi, auquel je suis très sensible !... À présent que je suis riche, que je suis à la veille de n’avoir plus rien à faire, qu’est-ce qu’il me faut à moi ? des amis.

CHARLES.

Que puis-je pour vous obliger ?

FORESTIER.

D’abord, je suis contraint d’avouer ce que je cachais encore, c’est que ce voyage à Bordeaux, dont je parlais depuis quelque temps.

À sa femme.

et où vous avez refusé de m’accompagner, est forcément très prochain ; je pars cette nuit.

MARIE.

Cette nuit ?

FORESTIER.

Ce sera mon dernier voyage, et désormais je ne vous quitterai plus. Dans quelques mois, tout sera pour jamais fini : plus d’affaires, plus de spéculations ; mais, jusque-là, j’ai encore quelques intérêts ici, et j’ai compté sur M. d’Arbel pour y veiller en mon absence.

MARIE, vivement.

Y pensez-vous, Monsieur ?

CHARLES.

Pour ce qui regarde vos intérêts, je suis à vos ordres. Mais pour accompagner ces dames au bal, vous voudrez bien m’en dispenser, je l’espère.

MADAME D’HORBIGNY.

M. d’Arbel est aimable !

FORESTIER.

Oh ! ce refus me contrarie ! au reste, arrangez-vous avec elles : il faut que je vous quitte pour quelques instants ; vous voudrez bien m’attendre ici, n’est-il pas vrai ?

MARIE.

Il est indispensable que je rentre chez moi, et vous me permettrez de laisser à ma cousine le soin de tenir compagnie à ces messieurs.

MADAME D’HORBIGNY.

Moi ? pas le moins du monde !... nous ne partirons point pour le bal avant une heure, je vais l’employer à faire une visite.

À demi-voix, à Marie.

Rester avec ces messieurs ! l’un ne s’occupe que de lui, l’autre ne s’occupe de personne ! Ils sont vraiment bien amusants !...

MELCOURT.

Mon Dieu ! que personne ne se gène ! nous attendrons fort patiemment ensemble.

Marie salue et sort par une porte latérale ; madame d’Horbigny sort par le fond, ainsi que Forestier.

 

 

Scène IV

 

MELCOURT, CHARLES

 

MELCOURT.

Je me trouve seul avec vous pour la première fois depuis que vous êtes à Paris, Charles ; il me semble que vous me fuyez.

CHARLES.

Moi ?...

MELCOURT.

Depuis trois mois, vous venez ici et vous allez dans le monde, mais sans faire attention à ce qui s’y passe, sans voir seulement les gens qui sont à vos côtés, et moi pas plus que les autres.

CHARLES.

Ah ! je n’ai pas oublié, Melcourt, que nous fûmes amis.

MELCOURT.

Je ne vous ai pas revu depuis ce triste jour où vous vouliez vous tuer, m’a-t-on dit, parce qu’elle était infidèle, comme si l’on se tuait pour cela !... Toutes les bonnes raisons que vous m’aviez données pour justifier sa cousine d’avoir épousé le comte d’Horbigny, il paraît qu’elles étaient bien loin, quand Marie épousa M. Forestier ?

CHARLES.

Oh ! que j’ai souffert !

MELCOURT.

Sans doute ; l’expérience s’achète par le malheur : on arrive dans le monde avec des vertus et des passions ; c’est moitié plus qu’il n’en faut pour être dupe et malheureux.

Avec intention.

Mais les gens d’esprit mettent vite cela de côté, et rendent aux autres ce qu’ils en ont reçu : ils ont été trompés ? eh bien ! ils trompent à leur tour, n’est-il pas vrai ?

CHARLES.

Moi, tromper quelqu’un ?

MELCOURT.

Pourquoi pas ? un mari, par exemple !

CHARLES.

Comment l’entendez-vous ?

MELCOURT.

Parbleu, comme tout le monde l’entend. On surprend son amitié pendant qu’il est occupé ailleurs ; car M. Forestier, ennuyé de sa femme autant qu’elle est ennuyée de lui, cherche des distractions et les choisit de manière à ne pas faire grand honneur à la délicatesse de son goût ; mais il est fort confiant, il vous attire chez lui, et une fois admis dans l’intimité de la femme qu’on aime...

CHARLES, vivement.

Arrêtez !... je suis honnête homme, Monsieur, et je n’ai donné à personne le droit d’en douter.

MELCOURT.

Qui dit le contraire ?... Est-ce qu’il ne vous est jamais arrivé de rencontrer des hommes ayant séduit la femme de leur ami, ou supplanté cet ami dans l’emploi qu’il sollicitait, ou profité de ses mauvaises spéculations, et qui n’en sont pas moins reçus partout comme de fort honnêtes gens ?

CHARLES.

Vous êtes dans l’erreur ! et ce que vous dites fût-il vrai, mes idées, mes principes...

MELCOURT.

Des principes ! des vertus ! mais alors, vivez dans la retraite ! ne vous jetez pas dans ce tourbillon à la suite d’une femme vaine et coquette ! Voyez plutôt : dans le monde, les gens vertueux, quand il s’en trouve, sont toujours maussades... comme vous, au reste.

CHARLES.

Ah !...

MELCOURT.

Et c’est tout simple !... ils voient les autres réussir par de petits moyens qui leur répugnent, et avec des vices qui les dégoûtent : ils prennent de l’humeur, en reconnaissant que leur vertu est une monnaie d’or qui n’a pas cours ! Mon Dieu ! on ne les comprend même pas. Moi, je vous ai cru, je l’avoue, le projet arrêté de reprendre vos anciens droits sur le cœur de Marie.

CHARLES.

D’abord, je suis loin de l’aimer maintenant.

MELCOURT.

Comment donc ôtes-vous ici ?

CHARLES.

J’étais parti, décidé à ne jamais la revoir, et j’aurais tenu ma promesse ! Je passai plusieurs années en Allemagne. Pourtant, s’il faut tout dire, son souvenir ne pouvait me quitter : ce qui sans cesse occupait ma pensée, c’était la peine que je prenais à chercher comment ce cœur si naïf et si tendre avait pu, comme les autres, devenir intéressé et perfide ; je voulais me figurer quels pouvaient être ses sentiments et ses idées. Enfin, je fus contraint, il y a quelques mois, de venir à Paris : mon intention était d’y terminer promptement mes affaires et de m’en éloigner de nouveau. Un jour, le lendemain de mon arrivée, c’était par une de ces belles soirées d’automne ; la foule se pressait aux Tuileries, je m’y étais arrêté, et je regardais malgré moi ces fenêtres de la rue de Rivoli, où jadis j’avais si souvent vu Marie ; je me souvenais de toutes ces belles espérances, de tous ces projets formés dans ma jeunesse pour ma vie tout entière, et brisés par les mains de cette jeune fille, à qui mon amour avait confié tout mon bonheur. Je la voyais encore fraîche, naïve et joyeuse !... une voix à mes côtés me fit tressaillir, et mes regards tombèrent sur une jeune femme pâle et triste qui caressait un enfant... c’était Marie avec sa fille !... Ce que j’éprouvai, je ne puis le dire !... L’idée de lui parler ne me vint pas ; je tremblais, il me semblait que j’allais mourir ! Ce qui se passa, je n’en sais rien. Quand je revins à moi, j’étais à l’autre extrémité des Tuileries, la tête appuyée dans mes mains et le visage couvert de larmes.

MELCOURT.

Ah ! et vous dites que vous ne l’aimez plus ?

CHARLES.

Le lendemain, il se trouva que c’était son mari avec qui j’avais affaire ; je lui laissai le soin de tout arranger à son gré, et, au bout de peu de temps, sa confiance m’initia à tous les détails de sa vie intérieure. Marie, folle des bals, des fêtes, des plaisirs, négligeait son enfant, contrariait son mari. Je la revis moi-même au milieu de ce monde où elle cherchait à plaire ; ses yeux me rencontrèrent sans que son cœur fût ému, sans qu’un souvenir de notre amour éveillât un regret. Entourée de jeunes fous, souriant à leurs propos, elle ne se souvint plus seulement qu’elle m’avait aimé ; légère, coquette, maligne, enivrée de ces louanges qu’elle cherche avec avidité, ce n’est plus Marie... rien ne me rappelle la jeune fille que j’adorais, et je vous jure qu’une pareille femme est sans danger pour moi.

MELCOURT.

Et je vous crois aussi peu dangereux pour elle ; des mots aigres échangés parfois entre vous m’ont prouvé qu’il ne lui reste au cœur que cet éloignement et ce dépit qu’on ressent pour ceux envers qui l’on a eu des torts. Mais, faut-il vous dire toute ma pensée ? éloignez-vous de Marie : votre indifférence ne me paraît pas assez assurée pour que vous ne puissiez lui devoir de nouveaux chagrins.

CHARLES.

Vous vous trompez. Elle peut faire maintenant tout ce qui lui plaira sans que j’en prenne aucun souci. Avant peu, je serai séparé d’elle pour toujours, et sans regrets, je vous le proteste.

MELCOURT.

Vous ferez bien ! car vous me semblez plus disposé à vous irriter du mal qu’à en profiler.

CHARLES.

Que voulez-vous dire ?

MELCOURT.

Madame Forestier est devenue une étourdie qui ira vite et loin.

CHARLES.

Comment ?

MELCOURT.

Voici la marche ordinaire : une femme qui ne peut aimer son mari se chagrine d’abord, s’ennuie ensuite, puis se jette dans le monde pour s’étourdir et se distraire : Marie en est là ! mais ce bruit sans intérêt, cette foule indifférente, cette cohue, où l’esprit ne peut trouver place, et où le cœur est inutile, une femme distinguée n’y lient pas longtemps ! Qui remplace alors ce mouvement de tous les jours, je vous le demande ? Marie n’est plus la simple et bonne Marie ; c’est une femme vaine et coquette, elle en a la frivolité ; un homme du monde un peu adroit lui en fera facilement avoir les torts.

CHARLES.

Oh ! ce serait affreux !

MELCOURT.

Voilà un grand mot pour une chose très ordinaire.

CHARLES.

Profiter du malheur ou de la folie d’une femme ?

MELCOURT.

Pourquoi pas ?

CHARLES.

Lui faire oublier ses devoirs ?

MELCOURT.

Si elle consent à ne s’en plus souvenir !

CHARLES.

Auriez-vous le projet de l’attaquer ?

MELCOURT.

Auriez-vous celui de la défendre ?

CHARLES.

Ah ! ne le tentez pas.

MELCOURT.

Des menaces ?... diable ! cela rendrait l’entreprise plus piquante.

CHARLES.

Ces projets de séduction ne sont plus de notre temps : la société est d’une sévérité qui ne les tolère plus.

MELCOURT, souriant avec ironie.

Oh ! certes !... elle ne permet plus d’attacher de l’importance à l’amour, et ce siècle, qui perfectionne tout, en a banni le sentiment moral qui l’excusait. Nos jeunes gens, pour échapper aux passions profondes, ont fait d’une noble affection quelque chose de moins qu’un plaisir ; mais enfin, tel qu’il est, caprice ou passe-temps, il occupe encore une bonne place dans la vie ! Le ministre, en préparant ses projets de lois, l’ambassadeur, en rédigeant ses protocoles, le juge, au milieu de ses procès, les plus grands hommes, comme les plus vulgaires, rêvent encore à leurs idées ou à leurs espérances d’amour. Seulement on met l’égoïsme à la place du dévouement ; la grossièreté à la place de la tendresse ; on recouvre le tout d’hypocrisie... et l’on appelle cela de la vertu !... voilà toute la différence.

CHARLES.

Ah !... je connais, de notre temps, Monsieur, des gens vertueux, irréprochables ; et ceux dont vous parlez, dont vous adoptez les principes, il faut empêcher qu’ils approchent de ces femmes faibles ou frivoles pour lesquelles ils peuvent devenir dangereux.

MELCOURT.

Que vous importe ?

CHARLES.

Non, Marie ne vous écoutera pas ! vous ne...

MELCOURT.

Vous êtes fou, mon ami... et vous l’aimez encore.

CHARLES.

Non, Monsieur, je ne suis pas fou, et je ne l’aime plus ! mais je ne sais pas pourquoi, depuis que vous parlez, tout mon cœur se révolte contre vous. Celui qui la séduirait, qui la rendrait coupable... eh bien ! malheur à lui ! il aurait ma vie ou j’aurais la sienne !

MELCOURT.

Quelle plaisanterie !

CHARLES.

Et pourtant, Marie, je la hais, je la méprise.

Marie est entrée par la porte de gauche et s’est arrêtée ; Melcourt l’aperçoit.

MELCOURT.

Arrêtez !

CHARLES.

Ah ! c’est juste ! sortons, sortons.

 

 

Scène V

 

MARIE, seule

 

Elle est restée immobile au fond, et s’avance dès qu’ils sont sortis.

Haïe !... méprisée !... puis, des mots cruels qui me frappent, des regards qui me déchirent... et des bals, des fêtes, du bruit ! tout cela passe et repasse dans mon esprit... je ne me sens plus penser... je ne me sens plus vivre !... Est-ce bien moi ?... pauvre Marie !...

 

 

Scène VI

 

MARIE, FORESTIER, CHARLES

 

FORESTIER, amenant d’Arbel presque de force.

Eh ! non, monsieur d’Arbel, mille fois non !... vous rentrerez... Que signifie cette querelle avec M. de Melcourt ?

CHARLES.

Rien, rien, je vous jure.

FORESTIER.

C’est un fat qui se moque de tout, et qui se soucie autant de la réputation d’une femme, que...

Apercevant Marie.

Ah ! vous êtes ici, Madame ?

MARIE.

Je me retire.

FORESTIER.

Non, restez ! je ne suis pas fâché, avant mon départ, de vous dire une fois ce que je pense ; car, voyez-vous bien, ce M. de Melcourt, sans cesse sur vos pas...

MARIE.

Éloignez-le si vous voulez, Monsieur ; recevez ou chassez qui vous plaira, je n’oppose aucune volonté à la vôtre, aucun désir, aucun regret !... que m’importe ce qui se passe ici ?... ce que vous ordonnez chez vous ? ce que vous exigez de moi ? Mon sort est... ce qu’il est !... je me soumets, je ne crains ni n’espère plus rien.

CHARLES, à part.

Que dit-elle ?

FORESTIER, avec étonnement.

Que signifie cela ? on croirait, à vous entendre, que vous êtes désolée, désespérée ? que je suis, moi, cruel, injuste, méchant ?

MARIE.

Oh ! non, non, je ne dis pas cela !

FORESTIER.

Je sais bien que la différence de nos âges, de notre éducation, de nos idées, a jeté du froid entre nous : puis... mais j’ai cherché, j’ai désiré votre bonheur !

Avec amitié.

Marie, avez-vous été si malheureuse avec moi ?

MARIE, d’un ton affectueux.

Pardonnez ! depuis quelque temps, je ne suis pas bien ; mon humeur s’en ressent... mais je ne veux pas que vous me croyiez ingrate envers vous !... non ; vous m’avez rendue heureuse, et c’est moi qui ai tort !

FORESTIER.

Peut-être la vie que vous menez est-elle trop fatigante ?... ces veilles continuelles...

S’adressant à Charles.

pour une femme qui n’y est pas habituée ?

CHARLES.

Comment ? chaque jour ne voit-il pas, depuis longtemps, les plaisirs et les fêtes se succéder pour madame ?

FORESTIER.

Longtemps ? eh ! mon Dieu ! non ; c’est depuis trois mois seulement.

CHARLES.

Depuis trois mois ?

MARIE, voulant interrompre son mari.

Il fallait, disait-on, faire comme tout le monde ; puis, vous-même vous le souhaitiez... et jamais je ne vous vis si content que le jour où, parce pour le bal, je vous priai de m’y conduire.

FORESTIER.

Oui, sans doute, je croyais que notre maison allait devenir animée et joyeuse ; que vous recevriez mes amis, que vous jouiriez enfin des avantages de notre fortune, avantages que vous avez toujours paru dédaigner, et que vous renonceriez à cette vie solitaire que je ne pouvais vous faire quitter.

CHARLES, un peu vivement.

Quoi ! Madame, vous avez passé des années dans la retraite ?

MARIE, cherchant à empêcher son mari de reprendre, et souriant.

Qu’y a-t-il là d’extraordinaire ? que des femmes vivent ainsi, et trouvent dans la solitude un bonheur que le monde ne donne pas.

FORESTIER.

Il était joli, votre bonheur ! comment vous trouvais-je quand j’allais vous surprendre dans celle petite chambre où vous passiez vos journées ?

CHARLES, avec un intérêt qu’il cherche à cacher.

Comment donc ?

MARIE.

À lire, à peindre, à chanter... que peut-on faire de mieux quand on est seule ?

FORESTIER, à Charles.

Imaginez-vous que je lui avais donné les plus beaux meubles dans un appartement magnifique, un boudoir délicieux : eh bien ! où avait elle confiné sa vie ?

MARIE.

Mais qu’importe à monsieur ?

CHARLES.

Oh ! si fait ! si fait !...

À Forestier.

Continuez, je vous prie.

FORESTIER.

Oui, quand ce ne serait que pour la singularité du fait ! Figurez-vous que, du matin au soir, elle se tenait dans une petite chambre, sans autres ornements que quelques vieux meubles apportés de chez son père, un secrétaire, une table, un vase avec un bouquet de fleurs séchées !... un dessin... toujours le même, qu’elle recommençait quand il était fini !... deux ou trois antiques romances qu’elle répétait sans cesse !

CHARLES, ému par ce qu’il vient d’entendre, à part.

Oh ! mon Dieu ! serait-il possible !

MARIE, souriant.

Les femmes sont si capricieuses, si bizarres !

FORESTIER.

Je sais qu’il faut respecter leurs caprices, et j’avais fini par vous laisser faire !...

À Charles.

Toujours seule, dans sa retraite, ou bien assise aux Tuileries, avec son entant, et perpétuellement à la même place !... devant les fenêtres de l’appartement qu’elle occupait, dans la rue de Rivoli, avant notre mariage.

MARIE.

En vérité, je ne me doutais guère qu’on donnait quelque attention à des choses que je faisais, moi, sans réflexion, sans...

FORESTIER.

Oh ! je ne me rappelle tout cela que par l’effet que cela produisit sur vous.

CHARLES.

Quel effet ? qu’arriva-t-il ?

MARIE.

Mais rien ! rien du tout !

FORESTIER.

Rien ? par exemple !.... quand un jour, il y a trois mois, on vous ramena mourante des Tuileries, où vous vous étiez trouvée mal !...

CHARLES.

Des Tuileries ? il y a trois mois ? et malade ?...

FORESTIER.

Elle l’était déjà ; mais comme elle ne se plaignait jamais, je ne m’étais pas aperçu de son changement. Sa cousine m’avertit, et je compris que cette vie triste et monotone ne convenait pas plus à son âge qu’à notre situation. Des gens riches comme nous qui ne voyaient personne, c’était ridicule ! et moi qui m’étais marié pour m’amuser... j’en étais pour mes frais !

CHARLES.

Mais... cette maladie ?

MARIE.

C’était fort peu de chose !... un violent accès de fièvre, de délire ! mais le calme... et la raison revinrent bientôt !

FORESTIER.

Grâce à ce que je fermai sans retour la porte de la cellule, et que j’exigeai absolument les distractions !... mais on ne s’en est pas mal trouvé !... car, Dieu merci ! on court maintenant après elles avec une telle ardeur, que cela a plutôt l’air d’une folie que d’un plaisir ! Pourtant, je ne dirais rien là-dessus, si les assiduités d’un fat n’avaient été remarquées ; et tenez, votre cousine elle-même semble en prendre de l’humeur... je ne sais pas trop pourquoi !...

MARIE.

Oh ! je ne pensais pas, je l’avoue, que j’aurais jamais à me défendre... pour M. de Melcourt.

FORESTIER.

Que voulez-vous ? ce qui m’a été dit m’a rappelé notre mariage...

MARIE.

Notre mariage ?

FORESTIER.

Votre connaissance avec M. de Melcourt l’avait précédé ; vous deviez épouser un jeune homme... dont on ne ma jamais dit le nom ?

MARIE.

Jamais vous ne me l’avez demandé.

FORESTIER.

C’est vrai ; sans cesse occupé d’affaires importantes, plein de confiance en vous d’ailleurs...

MARIE.

Ai-je donc mérite de la perdre ?

FORESTIER.

Je suis bien loin de penser cela ; mais enfin, si ce jeune homme était M. de Melcourt !...

CHARLES.

Qui donc vous a dit qu’un jeune homme ?...

MARIE.

Ne se fait-il pas chaque jour des projets de mariage qui peuvent manquer ! rien n’est plus commun, et...

CHARLES.

Et l’on trompe celui que l’on épouse !...

FORESTIER.

Ah ! Marie n’a trompé personne, Monsieur ; je dois lui rendre cette justice ! je pensais, moi, que cette idée de jeune fille ne pouvait laisser des traces bien profondes, et je n’y attachai pas grande importance, je l’avoue ; je crus que l’opulence, les plaisirs et mon affection lui feraient tout oublier ! Mais Marie, toujours triste et malade... mais ce Melcourt qui revient sans cesse depuis quelque temps, mais mon départ...

MARIE.

Monsieur !... votre inquiétude serait un outrage !

FORESTIER.

Je ne veux pas vous offenser !... mais si celui qui dut vous épouser est là...

MARIE.

Je renonçai à lui en vous donnant ma main, et je vous réponds que je puis le revoir sans danger.

FORESTIER.

Mais il vous aimait !

MARIE.

Il ne m’a point pardonnée sans doute !...

FORESTIER.

Soit ! parce qu’il ignore les circonstances... mais on s’explique, on parle !...

MARIE, avec dignité.

On se tait, Monsieur !

FORESTIER.

Bah ! si l’on se voit tous les jours, la vérité peut échapper.

MARIE.

On doit la retenir.

FORESTIER.

On dit : Je me suis mariée malgré moi !

MARIE.

Non, Monsieur, on ne le dit pas.

FORESTIER.

Laissez donc ! est-ce que je ne connais pas le cœur humain ? Un beau jour il y a un moment de confiance ; on dit : « Je repoussais la fortune ; j’aurais préféré la misère avec celui que j’aimais ; ne me croyez ni perfide, ni infidèle !... mais mon père !... il était déshonoré !... il voulait se tuer !... le pistolet approchait de son front !... ma main ne put le détourner qu’en se donnant à un autre !... »

Se tournant vers Charles.

Car, voyez-vous bien, mon ami, voilà la vérité !

CHARLES, très ému.

Ah !

FORESTIER.

Et quand on a dit cela, quand il sait tout... et il le saura, s’il ne le sait déjà !... Eh bien ! qu’arrivera-t-il ?

MARIE.

Monsieur !... Monsieur !... par grâce !...

FORESTIER.

Qu’avez-vous donc ?

UN DOMESTIQUE, entrant.

Les chevaux de poste viennent d’arriver, et il y a là quelqu’un qui désirerait parler à M. le baron avant son départ ; il dit que c’est très important.

FORESTIER.

Ah ! oui, j’y vais... mais les chevaux de poste attendront, je ne suis pas encore disposé à partir... je vous reverrai, ma chère amie, et vous aussi, monsieur d’Arbel ! je reviens dans un instant.

Bas à Charles.

Parlez-lui en mon absence, et tâchez qu’elle me délivre de ce Melcourt.

 

 

Scène VII

 

MARIE, CHARLES

 

MARIE, à elle-même.

Seule avec lui !... ah ! sortons !...

CHARLES.

Marie ! vous éloigner !... me quitter !...

MARIE.

Adieu !

CHARLES.

Oh ! vous resterez ! vous saurez ce que mon cœur renferme... vous m’entendrez vous dire ce qu’il y a d’amour...

MARIE, agitée et contrainte.

Silence !...

CHARLES.

Après huit années de souffrances, de regrets et de douleurs, vous m’écouterez !

MARIE.

Je ne veux, je ne peux rien entendre ! le passé !... il est oublié !... n’en parlons plus ! n’en parlons jamais ! M. d’Arbel est l’ami de mon mari ; c’est à ce titre qu’il vient chez moi, que je le vois ! mais rien de plus !... s’il disait un mot, je me croirais obligée de le fuir.

CHARLES.

Ah ! pourquoi le craindre ?

MARIE.

Moi ! le craindre ?... mais où voyez-vous cela ?

CHARLES.

Pourquoi ce trouble ? cette contrainte ?

MARIE, parlant très vivement.

Moi !... mais je suis calme !... très calme !... Pourquoi serais-je troublée ?... autrefois !... peut-être !... Une jeune fille a des idées, des impressions, des sentiments qui peuvent l’agiter !... mais une femme mariée ?... elle sait qu’elle a des devoirs ; qu’y manquer est impossible !... qu’un regard, un mot, peuvent donner des espérances ! qu’elle doit veiller sur ses moindres paroles !...

CHARLES.

Marie ! arrêtez !

MARIE.

Je ne suis pas libre, moi ! j’ai un mari à qui je dois de la reconnaissance, de l’affection ! quant à de l’amour, je n’en ai pas... je n’en ai pour personne !

CHARLES.

Ah ! vous cherchez à vous tromper vous-même.

MARIE.

Que dites-vous ?

CHARLES.

Ne sentez-vous pas, Marie, qu’il y a des paroles qui ne trompent pas ?... Ce que vous voulez me cacher, ne viens-je pas de l’apprendre ? ce que vous éprouvez, est-ce que je ne l’éprouve pas moi-même ?

MARIE, troublée.

Non ! non !

CHARLES.

Ah ! pendant huit ans, j’ai trop souffert de mon erreur ! La vérité ! je la veux tout entière !... Je la veux de la bouche de Marie !

MARIE.

Jamais !...

CHARLES.

Grâce pour moi qui t’aimais encore en te voyant infidèle et parjure !... Répète-moi que tu n’as jamais cessé de m’aimer !...

Marie veut l’empêcher de parler, il continue.

Ces larmes versées pendant tant d’années... cette main qui tremble dans la mienne... ce trouble... ce silence même... tout ne le dit-il pas ?

MARIE.

Laissez-moi donc le taire !

CHARLES.

N’est-ce pas ma vie tout entière qui dépend de Marie ! n’est-ce pas toute son âme que jadis elle m’avait donnée ? Pour un cœur comme le sien peut-il y avoir deux amours ? c’est moi qu’elle regrettait, qu’elle aime encore !... Ah ! je n’en puis douter !... parlez, Marie !

MARIE.

Oh ! non ! non ! laissez-moi !... puisque je ne peux rien vous cacher, ni rien vous apprendre... adieu !

CHARLES, reculant.

Quelqu’un !

MARIE.

Ah ! c’est Fanny !

 

 

Scène VIII

 

FANNY, MARIE, CHARLES

 

FANNY.

Pardon ! je croyais trouver Madame seule !... Je vais me retirer.

MARIE.

Avez-vous donc quelque chose de si important à m’apprendre ? mon Dieu ! vous avez l’air toute troublée !

FANNY.

On le serait à moins ! Je viens dire à Madame qu’il faut que je quitte sa maison.

MARIE.

Me quitter ?... et pourquoi ?...

FANNY.

Je ne peux pas, je ne dois pas y rester plus longtemps.

MARIE.

Ah ! je comprends... c’est ma faute.

FANNY.

Non, ce n’est pas Madame qui est cause...

MARIE, à Charles.

J’ai des torts envers elle, cette pauvre Fanny !... Oh ! oh ! c’est que j’étais bien brusque, bien impatiente !... je l’ai grondée... elle n’a pas été heureuse près de moi ! c’est mal !... mais, voyez-vous, quand on ne peut rien pour son bonheur à soi, on n’a pas de courage pour s’occuper de celui des autres ! Je réparerai cela, Fanny, et je vous tiendrai compte du passe !

CHARLES.

Qu’elle est bonne !

FANNY.

Ah ! cette bonté... je ne l’accepterai pas...

MARIE.

Comment, Fanny, vous m’en voulez encore ?

FANNY.

Moi ? vous en vouloir ?... au contraire !... et je me sens prête à pleurer !

MARIE.

Que ! malheur vous arrive-t-il donc ?

FANNY.

Ce n’est pas seulement à moi qu’un malheur peut arriver si je reste.

MARIE.

À qui encore ?

FANNY.

Hélas ! c’est à vous aussi, Madame.

MARIE.

À moi ?

CHARLES.

Un malheur à madame ! parlez, mon enfant, parlez vite.

FANNY.

C’est que je n’ose...

MARIE, souriant.

Ne craignez pas de parler devant M. d’Arbel. Si je dois entendre quelque chose de fâcheux, hâtez-vous de le dire pendant qu’un ami est là pour me consoler.

FANNY.

Eh bien ! je parlerai ! Madame est si bonne !... Il faut que je m’éloigne, car je sens bien qu’en demeurant près de monsieur...

MARIE.

Monsieur ?

FANNY.

Oui, le mari de Madame ! oh ! il me connaît depuis longtemps, et c’est ce qui me faisait hésiter à entrer chez vous, quand vous m’avez recueillie dans ma misère ! Autrefois même, il m’avait promis de m’épouser... mais il me préféra Madame, c’était bien naturel.

MARIE.

Qu’entends-je ?

FANNY.

Que vous dirai-je ? À présent, si je l’en crois, il n’est pas heureux... et, en me voyant sans cesse...

CHARLES.

Oh !

FANNY.

Il faut que je parte.

MARIE.

C’est bon, Fanny ! c’est bon ! Laissez-nous.

FANNY.

Est-ce que Madame refuserait ?

MARIE, d’un ton amical.

Sortez, Fanny, sortez ; vous êtes une honnête fille ! Plus tard, nous causerons... Allez !

 

 

Scène IX

 

MARIE, CHARLES

 

MARIE, avec un sourire amer.

Tant de sacrifices ! s’être condamnée à ce cruel mariage, et se voir trompée sans combat !... Nous repoussons celui que rien ne peut remplacer pour nous !... Nous renfermons souvent dans notre cœur un secret qui nous tue !

CHARLES, d’un ton ironique.

Oh ! vous êtes à l’abri de ce chagrin, vous qui n’aimiez pas, disiez-vous tout à l’heure.

MARIE.

Moi !

CHARLES.

Vous qui n’avez jamais souffert !

MARIE.

Mon Dieu !

CHARLES.

Qui n’eûtes pas un regret.

MARIE.

Oh ! ne dites pas cela ! ce que je veux cacher m’échapperait... car il y a là un poids, une douleur...

CHARLES.

Non !... non !... vous n’aimez rien !

MARIE.

Ce mal qui brise mon cœur depuis huit années...

CHARLES.

Vous êtes si heureuse !

MARIE.

C’est plus que je n’en puis supporter.

CHARLES.

Ah ! vous ne regrettiez pas notre amour !

MARIE.

Ô mon Dieu ! moi qui fus prête à céder à mon désespoir ! Ma force, ma santé, ma vie, se sont usées dans cette lutte cruelle ; parfois me croyant coupable, parfois me sentant généreuse. Écoutez, Charles ! Dans les premiers temps de mon mariage, quand mon père fut sauvé du déshonneur, que je vis sa vieillesse heureuse et paisible, j’eus du courage, je médisais : C’est une noble action... elle m’a tant coûté !

CHARLES.

Et vous viviez solitaire, dédaignant cette opulence que vous aviez payée si cher ?

MARIE.

Quand j’étais seule dans cette retraite, où je m’étais entourée des objets qui nous avaient vus ensemble, il me semblait vous revoir !... Je vous parlais, je vous entendais... et la vie pouvait encore se supporter ainsi... Mais ici, au milieu du luxe, le front paré de diamants, oh ! c’est alors que je souffrais... mon cœur se serrait, je rougissais... Il me semblait que j’avais rendu votre amour pour tout cela !... Je me sentais mourir.

CHARLES.

Chère, bien chère Marie !

MARIE.

Et cependant, je ne savais pas encore ce que c’était que souffrir ! souffrir ! Ah ! ce qu’une femme éprouve en se voyant haïe et méprisée de ce qu’elle aime... nul ne le dira !... Quand je vous revis la haine au cœur, le mépris dans les yeux, ma douleur fut plus forte que ma raison ! mes idées se troublèrent ; je voulus fuir ma pensée, mes souvenirs et moi-même. Je cherchai le mouvement, le bruit, la foule !... avec la mort dans l’âme... je me parais, je riais, j’étais folle.

CHARLES.

Oh ! ne le vois-tu pas, Marie ? Tu es mon bien mon trésor ! tu m’appartiens !... Séparés, nous vivions encore des mêmes pensées, des mêmes douleurs ! Je souffrais quand tu souffrais ! Je pleurais quand tu pleurais ! Nous n’avons eu tous deux de bonheur que les jours passés ensemble ! Joie, larmes, désespoir, tout nous fut commun ! Une seule vie est la nôtre ! Nous séparer, c’est impossible... tu m’appartiens !

MARIE.

Que dites-vous ?

CHARLES.

Ne crois pas que je t’aie retrouvée pour laisser encore au sort le pouvoir de nous désunir !... oh ! ne pense pas à un nouveau sacrifice ! Le premier, tu l’as fait à ton père... À qui ferais-tu celui-ci ? À un homme pour qui tout peut te remplacer !... Rien ne te remplacerait jamais pour moi !

MARIE.

Il est certaines idées qu’il faut repousser. Placée entre tous les malheurs et toutes les séductions, l’amour peut perdre une femme.

CHARLES.

La sauver de l’isolement, des regrets, da désespoir.

MARIE.

Charles, taisez-vous !

CHARLES.

Laisse-moi te supplier !... te demander mon bonheur, ma vie, qui dépendent de toi seule !

MARIE.

Oh ! ne voyez-vous pas que je puis vous écouter, vous aimer plus que mes devoirs... plus que tout au monde ?

CHARLES.

Non ! non ! tu me repousseras !... tu me laisseras mourir... Tu ne m’aimes pas !

MARIE.

Je ne l’aime pas !

CHARLES.

Tu ne ferais rien pour mon bonheur !

MARIE.

Son bonheur !

CHARLES.

C’est le seul qui existe pour moi.

MARIE.

Heureux !... il serait heureux !...

CHARLES.

Mille fois plus que je ne puis le dire !...

MARIE.

Mon Dieu ! pardonnez-moi... ou donnez-moi des forces pour lui résister... Charles ! je t’aime !

CHARLES.

Marie !

FORESTIER, en dehors.

Joseph, avez-vous dit à Madame que je veux lui parler ?

Charles s’éloigne de Marie.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Monsieur dispose tout pour son départ ; il voudrait voir Madame.

MARIE.

J’y vais.

Le domestique sort.

Charles, éloignez-vous pour quelques moments.

CHARLES.

Mais... je vous reverrai ?

MARIE.

Oui... bientôt !

CHARLES.

Et... pour ne plus vous quitter ?

MARIE.

Peut-être ; allez, Charles, allez !

CHARLES.

Oh ! que de bonheur !

Il sort.

 

 

Scène X

 

MARIE, seule

 

Oui, je l’aime !... mais je ne serai ni fausse ni perfide... si je suis sans force contre l’amour, j’en aurai du moins contre ses dangers et ses malheurs ! Mon mari saura tout ! je vais tout lui avouer ! la crainte ne m’arrêtera pas ; que le monde et lui me maudissent et me repoussent !... j’accepte tous les maux que j’aurai mérités pour Charles !

 

 

Scène XI

 

FORESTIER, MARIE

 

FORESTIER.

Ne voulez-vous donc pas me voir avant mon départ ?

MARIE.

Au contraire. Monsieur... j’allais vous trouver ; oui, je voulais vous voir, il le faut !... il faut que je vous parle... que je vous fasse un aveu... nécessaire.

FORESTIER.

Parlez !... mais auparavant, dites-moi, ne vous ai-je pas offensée tantôt ?

MARIE.

En quoi donc ?

FORESTIER.

Ce que j’ai dit devant M. Charles... c’était un peu indiscret.

MARIE, balbutiant.

Comment ?

FORESTIER.

Tenez, Marie, j’ai peur qu’au milieu de toutes nos richesses vous ne soyez pas heureuse ; vous ne me l’avez jamais dit, bonne et sage comme vous l’êtes.

MARIE, à part.

Ah ! il faut que je parle.

FORESTIER.

Mais votre père, qui vous bénit chaque jour, il ne faut pas qu’il sache que vous pleurez ; il en aurait trop de chagrin.

MARIE.

Mon père !...

FORESTIER.

Je le verrai demain ; je passerai quelques heures avec lui, avez-vous à me charger de quelque chose ?

MARIE, à part.

Oh ! que dirait-il, s’il savait ?... Mon pauvre père !

FORESTIER.

Vous ne m’écoutez pas... Et notre fille, notre petite Cécile vous la soignerez bien en mon absence ?

MARIE.

Ma fille !...

FORESTIER.

Cette chère enfant !

MARIE.

Cet hiver... oui... je l’ai négligée !

FORESTIER.

Les bals, les fêtes... cela prenait bien du temps !... mais vous êtes une bonne mère, Marie !... puis, elle est si gentille ! C’est tout votre portrait !... elle sera bien jolie !...

MARIE.

Pauvre petite ! que deviendra-t-elle ?...

FORESTIER.

Ce qu’elle deviendra ?... une jeune fille charmante qui ne manquera pas de maris, je vous le jure !... L’héritière de gens très riches, très considères... car la considération... c’est quelque chose ! la probité du père... les vertus de la mère... eh bien ! cela compte pour les enfants.

MARIE, à part.

Ô mon Dieu !...

FORESTIER.

Mais vous me répondez à peine !... quelque chose vous occupe ?... vous vouliez me parler ?... qu’avez-vous à me dire ?

MARIE.

Oui... je voulais... mais je ne sais plus vraiment...

FORESTIER.

De quoi est-il question ?

MARIE, très troublée.

Oui, de quoi est-il question ?... de mon père... de ma fille, n’est-ce pas ?

FORESTIER, la regardant avec étonnement.

De nous tous qui vous aimons, dont le bonheur dépend de vous, qui pouvons tous être heureux si vous êtes contente.

MARIE, lui prenant à main.

Répétez-moi cela !

FORESTIER.

Cette agitation... ce trouble... qu’avez-vous ?

MARIE.

Parlez-moi de ma fille... de mon père... de mes devoirs... de vous !

FORESTIER.

Qu’en est-il besoin ? Si tout à l’heure j’ai rappelé le passé, si j’ai montré de la défiance, pardonnez-le-moi ! quelquefois je suis chagriné de ne pas vous plaire... puis, cet éloignement que vous sembliez me témoigner m’a entraîné peut-être dans des démarches, dans des torts...

MARIE.

Monsieur...

FORESTIER.

Je vous le répète, pardonnez-moi ! En ménage, quand on s’aime, la femme est sûre de n’être pas malheureuse et le mari de n’être pas ridicule ! c’est beaucoup.

MARIE.

Hélas !

FORESTIER.

Moi, je ne sais que le positif de la vie : je suis ignorant de toutes ces petites susceptibilités du cœur d’une femme ; je vous aurai affligée, troublée, avec mes soupçons ? eh bien ! voyez comme je vous aime et vous estime !... vous allez rester seule à Paris pendant des mois entiers !

MARIE.

Moi !... rester seule !...

FORESTIER.

Sans doute ! Je vous laisse avec regret, mais sans crainte. Et maintenant... permettez : vous aviez quelque chose à me dire... Et vous ne dites rien ?... il faut pourtant parler.

MARIE.

Non ! il faut se taire.

FORESTIER.

Comment ?

MARIE.

Si un désir insensé... mais non, je ne dois point parler, je ne parlerai pas.

FORESTIER, à part.

Que me cache-t-elle ?

 

 

Scène XII

 

FORESTIER, MARIE, MADAME D’HORBIGNY, MELCOURT

 

MADAME D’HORBIGNY.

Je me suis un peu oubliée ; nous arriverons tard au bal !... Ah ! dites-moi, ce que je viens d’apprendre de M. de Sivry est-il vrai ?

MELCOURT.

Sans aucun doute.

MARIE.

Mon père ?

MADAME D’HORBIGNY.

Encore une obligation que vous aura notre famille, monsieur Forestier !

MARIE.

Qu’est-ce donc ?

FORESTIER.

C’est une surprise que je vous avais gardée pour demain matin, après mon départ : votre père s’ennuyait un peu dans la retraite, et pourtant ne voulait pas venir à Paris.

MADAME D’HORBIGNY.

Il pensait que la patrie qu’il a servie vingt ans avec honneur n’aurait pas dû l’oublier.

MELCOURT.

Oh ! la patrie a quelquefois besoin qu’on aide sa mémoire, et M. Forestier s’en est chargé.

MARIE.

Comment cela ?

FORESTIER.

J’ai fait valoir les droits du général, son nom glorieux à la guerre et irréprochable dans les affaires : non seulement, il rentre dans l’armée, mais il obtient un commandement.

MARIE.

Ce nouveau sujet de reconnaissance...

FORESTIER.

Je veux faire le bonheur de tous ceux que vous aimez !

À demi-voix.

Ne pourrai-je donc rien pour le vôtre ?

MARIE, comme prenant une résolution.

Oui, vous pouvez... me promettez-vous de faire ce que je vous demanderai ?

FORESTIER.

Je vous en donne ma parole.

 

 

Scène XIII

 

CHARLES, FORESTIER, MARIE, MADAME D’HORBIGNY, MELCOURT

 

Charles semble contrarié de voir tout ce monde.

FORESTIER, allant au-devant de lui.

Eh ! mon ami ! venez donc, que je vous fasse mes adieux et que je vous recommande encore Marie...

MELCOURT.

À lui ?

MADAME D’HORBIGNY.

Mais vous disiez, ce matin, qu’ils étaient ennemis.

FORESTIER.

Ce matin... mais j’espère qu’à présent...

MADAME D’HORBIGNY.

Ah !

MELCOURT, à Charles.

Vous avez vu madame ? vous vous êtes expliqués ?

CHARLES.

Mais... oui.

FORESTIER.

Sûrement, Monsieur ; je l’avais chargé de plaider ma cause.

MELCOURT, à part.

Et je gage qu’il a gagné la sienne...

Haut.

À merveille !

MARIE, qui a été très attentive au ton et aux mots de Melcourt, d’un ton grave et digne.

Oui, à merveille, monsieur de Melcourt ! car j’ai appris les dangers que peut courir une femme entraînée par son cœur ;

Elle regarde Charles.

je sais maintenant que, malgré ses principes et ses devoirs, elle irait plus loin qu’elle ne voudrait... et qu’il est des périls auxquels on n’échappe que par la fuite.

CHARLES, à part.

Que veut-elle dire ?

FORESTIER, saisissant la main de Charles.

Ah ! que c’est bien à vous !

MELCOURT.

Si j’entends quelque chose aux femmes...

MARIE.

Les femmes, Monsieur ? on les comprend rarement ; on les calomnie quelquefois et on les accuse toujours !... ainsi méconnues et découragées, elles sont faibles et peuvent devenir coupables ! estimées, aimées, elles trouvent des forces pour les sacrifices... mais leur courage est tout dans le cœur !... Monsieur Forestier, je pars avec vous.

FORESTIER.

Vraiment ? oh ! quel bonheur !

CHARLES, à part.

Ciel !

MADAME D’HORBIGNY.

Cela ressemblera à un enlèvement,  et au milieu de l’hiver... c’est une grande folie.

MELCOURT.

Une grande sagesse !

FORESTIER, serrant la main à Charles.

C’est pourtant à vous que je dois cela, mon ami ! que je vous ai d’obligation !...

 

 

ACTE III

 

Même décoration qu’au premier acte, mêmes ornements et mêmes meubles.

 

 

Scène première

 

FANNY, MELCOURT

 

Au lever du rideau, Fanny arrange des fleurs dans un vase ; Melcourt entre.

MELCOURT.

Madame la baronne Forestier est-elle visible ?

FANNY.

Pas encore, Monsieur ; mais cela ne tardera pas : veuillez attendre un moment.

MELCOURT.

Jamais il n’y eut plus de difficultés pour la voir que depuis une année qu’elle est veuve.

FANNY.

Madame a fait elle-même l’éducation de mademoiselle Cécile, sa fille ; elle ne la quitte presque pas, et, dans cet instant encore, elle est avec elle.

MELCOURT.

Mais cela ne pourra pas être toujours ainsi : le mariage de madame Forestier avec M. Charles d’Arbel...

FANNY.

Le contrat se signe aujourd’hui même, et c’est justement parce que le mariage devait se faire, parce qu’il ne laissera plus à madame la possibilité de disposer de tout son temps pour sa fille, que, pendant cette année de deuil, elle ne l’a pas quittée : aussi mademoiselle Cécile, à seize ans, a-t-elle des talents et une instruction rares !...

MELCOURT.

Ce n’est plus un enfant, mais une charmante fille.

FANNY.

Madame est si bonne !... que je suis sûre que c’est autant pour ne pas être distraite de l’éducation de sa fille, que par respect pour les convenances, qu’elle n’a pas voulu recevoir M. Charles d’Arbel, durant tout le temps de son deuil !... mais, aujourd’hui que la consigne est levée, il est venu de bon matin, je vous assure.

MELCOURT.

Je crois pardieu bien qu’il est pressé, depuis dix-sept années qu’il attend !

FANNY.

Et madame avait deviné sa visite, car elle était ici de bonne heure ; elle avait tout préparé !... Est-ce que cet appartement ne vous rappelle rien ?...

 

 

Scène II

 

FANNY, MARIE, qui est entrée et a entendu la dernière phrase, MELCOURT

 

MARIE, à Melcourt.

Comment ? vous ne vous souvenez pas, monsieur de Melcourt ?

Fanny est sortie à l’entrée de sa maîtresse.

Nous sommés ici dans le même lieu où j’ai connu Charles autrefois ; voilà le salon où je le recevais étant jeune fille ; la table où je dessinais à ses côtés, le secrétaire... car j’avais gardé tous ces meubles !... Dans un autre temps, j’en avais paré une petite retraite !...

MELCOURT.

Et ce matin, quand Charles est revenu, il a tout retrouvé avec le cœur de Marie !... il a dû être bien heureux !...

MARIE.

Sa joie m’a rendu toute ma joie de jeune fille !... il nous a semblé que toutes ces années... que je ne veux pas compter... ces années de séparation, c’était un mauvais rêve, et que nous nous éveillions pour le bonheur.

MELCOURT.

Moi aussi, je me souviens !... je suis venu là, jadis, le cœur blessé et l’esprit disposé à tout voir en mal ; puis, le temps m’apprit à vous connaître !... un jour... il y a huit années, je vis qu’il n’était pas d’infortunes et de douleurs si grandes qu’un cœur comme le vôtre ne pût vaincre avec courage !... La vertu raccommode avec les hommes !... Quand je vous vis tout sacrifier à vos devoirs, quand, depuis ce voyage à Bordeaux, je vous retrouvai calme et paraissant heureuse au milieu de tant de sacrifices, je devins meilleur... et cela, seulement, je crois, pour avoir le droit d’être votre ami.

MARIE, d’un ton gracieux et affectueux.

Vous voyez tout ce qu’on gagne à bien faire !... Mais, mon ami, vous me louez plus que je ne mérite : si les premières années de mon mariage furent pénibles, s’il me fallut du courage, un jour, le jour de ce départ, le reste ne me coûta plus ! Séparée de Charles, je savais que sa tendresse et son estime m’appartenaient, qu’il ne doutait plus de mon cœur !... la vie fut douce et paisible !... les séductions qui entourent une jeune femme, elles n’existaient pas pour celle qui avait résisté à l’amour !... Mes devoirs me furent faciles ; ma fille charma mes journées ; mon mari... il fut heureux !... et maintenant je vais être à celui que j’ai tant aimé !... Oh !... je n’ai pas à me plaindre du sort !...

MELCOURT.

Enfin ! la vertu aura donc sa récompense sur la terre !

MARIE.

Et le chagrin passé rend le bonheur plus vif !... tout ce qui me le rappelle aujourd’hui me semble ajouter quelque chose à ma joie !...

Elle s’assied devant le secrétaire.

Voyez-vous ce secrétaire ?... C’était ici que j’écrivais à Charles, quand notre mariage était arrangé !... Eh bien ! ce matin, je lui ai écrit là, pour lui dire : Venez !... comme autrefois !... et comme autrefois, il est venu !...

MELCOURT.

Il vous arme tant !

MARIE, tirant des papiers du secrétaire.

Et cette lettre ?... oh ! mon ami, quel souvenir !... quand, pour sauver mon père, je promis ma main, j’écrivis cette lettre pour Charles !... mais je ne pus la lui remettre ; il ignora ma douleur et me crut coupable !... La voilà ! je veux la garder ! je souffrais tant, lorsque je l’écrivis, et je suis si heureuse en la revoyant aujourd’hui ! Voilà encore d’autres lettres écrites par des amis... par mon père... par ma fille, durant cette séparation de deux mois qui eut lieu, il y a un an.

MELCOURT.

Pendant la maladie de M. Forestier, ce mal contagieux, qui ne vous effraya point pour vous, mais qui fit trembler votre cœur de mère !

MARIE.

Ce sont les seuls moments où ma chère Cécile fut loin de moi : Albertine, madame d’Horbigny, dont le cœur est bon, quoi que vous en disiez...

MELCOURT.

Oui, elle se chargea de votre fille, c’est vrai... mais ce fut quelque chose de nouveau pour elle que de jouer un rôle de mère ; et que ne donnerait-elle pas pour vaincre cet ennui quelle cherche à dissiper dans le monde, depuis tant d’années, et dont les plaisirs sont plutôt la cause que le remède !

MARIE.

Ma fille fut parfaitement avec elle pendant ces deux mois ; et Cécile a même pris pour madame d’Horbigny une si tendre amitié, que la mienne s’en augmente encore.

Elle renferme ses papiers.

Toutes ces vieilles lettres sont comme un inventaire du passé.

MELCOURT.

Heureux qui peut, ainsi que vous, ne trouver dans le temps écoulé que de nobles souvenirs et non de tristes idées.

MARIE, qui s’est levée, tendant la main à Melcourt.

Il m’aime encore !... notre amitié nous reste !... des sentiments vrais, des mots qui viennent du cœur et qui sont gravés là !... c’est tout ce que la vie a de bon !... et quand elle nous a laissé cela, nous n’avons rien à lui reprocher.

MELCOURT.

Demandez à madame d’Horbigny si les années que le temps lui apporte la laissent d’aussi bonne humeur que vous ?...

MARIE.

Ma cousine ?... des années ?... mais elle les oublie si bien, qu’elle croit que les autres n’y pensent plus !... Elle n’aura jamais que vingt ans.

MELCOURT.

Elle n’a pourtant guère ménagé sa jeunesse, pour vouloir qu’elle lui serve toujours.

MARIE.

Oh !... pauvre amie !... elle n’a rien aimé ! et maintenant que les jouissances de vanité s’en vont, elle cherche encore ce monde qui n’a plus pour elle que des déceptions !... Je la plains !...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Madame la comtesse d’Horbigny.

MARIE.

Ah !...

 

 

Scène III

 

MADAME D’HORBIGNY, MARIE, MELCOURT

 

MADAME D’HORBIGNY.

Enfin, je te rencontre ! je suis venue deux fois hier, je n’ai trouvé que ta fille, ma chère petite Cécile, que j’aime tant, surtout depuis les deux mois où tu me l’as confiée : connaissez-vous, monsieur Melcourt, rien de plus aimable que cette enfant ?... Mais où est-elle donc ?...

MARIE.

Là, tout près ; mais si elle sait que tu es ici, je parie que nous allons la voir arriver, car elle a conservé une grande reconnaissance du temps passé près de toi.

MADAME D’HORBIGNY.

C’est qu’entre nous soit dit, elle s’amusait un peu plus que chez toi : je lui avais caché que la maladie de son père était dangereuse, et j’inventais chaque jour quelque distraction ? c’est toujours deux mois de plaisir qu’elle a gagnés !... Mais que fais-tu donc, toi, depuis quelque temps ? impossible de te trouver... tu es invisible pour tes amis !...

MARIE.

Mille affaires viennent prendre tout mon temps dans des jours comme ceux-ci.

MADAME D’HORBIGNY.

Mais c’est qu’il aurait fallu justement que des jours comme ceux-ci ne vinssent pas avant que je t’eusse parlé.

MARIE.

Pourquoi cela ?

MELCOURT.

Vous allez voir que madame voulait être juge, ou conseil au moins, dans tous les apprêts, achats, corbeille et accessoires obligés d’un mariage.

MARIE.

Pas d’un mariage comme le nôtre.

MADAME D’HORBIGNY.

Oh ! vous êtes à mille lieues de la vérité !... mais je vais tout dire... même devant M. de Melcourt ! c’est notre ami ?

MELCOURT.

J’espère que madame Forestier n’en doute pas.

MADAME D’HORBIGNY.

Oui, et quant à moi, je sais à merveille que nous ne nous entendons sur rien, que nous ne nous épargnons par les malices et les épigrammes, et que nous ne nous aimons guère ; mais il y a si longtemps que cela dure que nous sommes d’anciens amis.

MELCOURT, avec ironie.

Assurément !...

MADAME D’HORBIGNY.

Alors donc, je parle !... Écoute, Marie, prends bien garde en épousant M. d’Arbel.

MARIE.

Comment ! que je prenne garde !...

MADAME D’HORBIGNY.

Je sais que tu l’aimes depuis longtemps, et qu’il le mérite. C’est un homme aimable, d’une figure charmante, car il ne change pas le moins du monde ; il est toujours jeune ! enfin c’est un des hommes les plus agréables qu’on puisse rencontrer.

MARIE, riant.

Est-ce pour cela qu’il ne faut plus l’aimer ?...

MADAME D’HORBIGNY.

Non, ma chère !... mais... auras-tu le courage d’entendre la vérité ?...

MARIE.

Voyons, parle !...

MADAME D’HORBIGNY.

Eh bien ! s’il faut le dire tout, j’ai des raisons de croire qu’il aime... une autre que toi.

MARIE.

Ciel ! est-il possible ?...

MELCOURT.

Non !... cela ne peut être !... puisque ce matin encore...

MARIE, un peu rassurée.

Mais oui !... ce matin, là, il me répétait que notre mariage ferait son bonheur.

MADAME D’HORBIGNY.

Écoute ; j’ai cru que la délicatesse m’obligerait à te faire cette confidence, et si je ne l’ai pas faite plus tôt, c’est que tu avais positivement défendu qu’on parlât de M. d’Arbel, qu’on prononçât même son nom ; voilà pourquoi j’ai hésité jusqu’à ce moment ; Charles se regarde comme engagé avec toi, il t’épousera... mais il a dans le cœur une passion... une vraie passion... malheureuse...

MARIE, vivement.

Mais sais-tu, Albertine, ce que tu dis là ?... sais-tu que c’est ma vie que tu détruis d’un mot ?... que je ne survivrais pas à la tendresse de Charles ?... que je mourrais ?

MELCOURT.

Quelle autre femme pourrait vous remplacer pour lui ?

MARIE.

Ah ! je ne le laisserais pas à celle qu’il me préfère ! ses serments sont à moi ! aujourd’hui nous serons unis, elle ne le verra plus, elle ne se réjouira pas de ma douleur !

MADAME D’HORBIGNY.

Eh ! mon Dieu ! elle n’eut jamais une semblable idée !... elle lui a plu sans le vouloir !... elle ne l’aime pas !...

MARIE.

Tu vois donc bien qu’il m’aime encore, moi qui l’aime tant !

MADAME D’HORBIGNY.

Je crus d’abord que c’était pour me parler de toi qu’il me cherchait.

MARIE, étonnée.

Qu’il te cherchait ?...

Riant.

Quoi !... ce serait ?...

MADAME D’HORBIGNY.

Qu’y a-t-il là de surprenant et de risible ?... comme toi je suis veuve ; je suis plus jeune que toi.

MARIE.

Plus jeune !...

MELCOURT, souriant.

Sans doute ! Cela devait arriver... avec le temps !

MADAME D’HORBIGNY.

Enfin, je le trouvais toujours sur mes pas ; et comme tu lui avais interdit ta présence, moi j’en avais pitié !... je lui disais combien ton mari t’aimait, car ton mari vivait encore, et c’est pour cela que le cœur de M. Charles chercha des consolations, et que je ne refusai pas de lui en donner ! Longtemps nous parlâmes de toi : d’abord il était triste, mais sa mélancolie se dissipa ; il devint gai, joyeux même !... il parut avoir oublié le passé ; il parlait d’espérance et de bonheur à venir : il cherchait à me plaire, lui qui, jusque là, n’avait fait de frais pour personne !... Pourtant, jamais il ne m’avoua son amour !... seulement un jour, il avait, disait-il, un secret à me confier, d’où dépendait le reste de sa vie ; il allait parler enfin !... ce jour-là nous apprîmes la mort de M. Forestier... tu étais libre... il ne me parla pas !... Mais, qui vient ici ?... Ah ! c’est Cécile ?...

 

 

Scène IV

 

MADAME D’HORBIGNY, CÉCILE, MARIE, MELCOURT

 

CÉCILE, accourant.

Maman ! maman !... si vous saviez tout ce qui arrive là-bas ?...

MARIE.

Quoi donc ?

CÉCILE, allant embrasser madame d’Horbigny.

Ah ! vous voilà !...

À Melcourt.

Bonjour, monsieur Melcourt.

MADAME D’HORBIGNY.

Qu’arrive-t-il ?

CÉCILE.

Des choses superbes !... on dit que ce sont des cadeaux de noces !... Qui donc est la mariée ?...

MELCOURT.

Madame votre mère.

CÉCILE, avec un mouvement de chagrin.

Ah ! ma mère !

Se jetant dans ses bras.

Vous m’aimerez toujours ?... vous ne vous séparerez pas de moi ?

MARIE.

Ma Cécile ! me séparer de toi ! mais c’est impossible !... notre enfant, c’est la moitié de nous-même. Dans des jours de tristesse, la douce voix de ma fille, ses jeux, sa gaieté, ranimaient mon cœur !... et quand le bonheur vient, je t’oublierais !... oh ! non !

CÉCILE.

Alors, quel plaisir, chère maman ! nous serons deux pour vous aimer.

MADAME D’HORBIGNY.

Qu’elle est gentille !

MARIE.

Quoique je fusse bien sûre que les nouveaux liens où je vais m’engager ne nuiraient ni à ma tendresse ni à ton bonheur, j’hésitais à t’en parler. Maintenant, ma Cécile, tu sauras tout. Ma confiance va l’initier aux secrets de mon cœur. Tu n’es plus une enfant, et c’est de moi seule que tu dois tout apprendre.

CÉCILE.

Oh ! maman, je suis bien contente ! en vous voyant heureuse, il me semble que je le serai davantage : car toujours ma joie a dépendu de la vôtre ; votre bonheur est un présage du mien !... Maman, moi aussi, j’ai une confidence à vous faire.

MARIE.

Toi ?

MELCOURT.

Ne gênons pas ces douces effusions. Madame d’Horbigny, veuillez accepter mon bras.

À Marie.

Nous reviendrons.

MADAME D’HORBIGNY, à Marie.

J’ai dû te faire part de ce que je crois la vérité ; si je me suis trompée...

MARIE.

Oh ! je ne puis pas t’en vouloir.

Melcourt et madame d’Horbigny sortent.

 

 

Scène V

 

CÉCILE, MARIE

 

MARIE, rêveuse, à elle-même.

Ce qu’Albertine m’a dit... je n’y crois pas, certes... et cela m’a troublée pourtant.

CÉCILE.

Là ! vous voilà rêveuse, et oubliant que je suis près de vous... ce que c’est qu’une mariée !

MARIE.

N’as-tu pas dit que tu as quelque chose à me confier ?

CÉCILE.

Oh ! cela n’est pas pressé... mais votre mariage ?...

MARIE.

Oui, tu as raison. Viens là, mon enfant !

Elle s’assied, Cécile s’assied auprès d’elle sur un siège plus bas.

CÉCILE.

Que je suis bien ainsi !... Ce sera toujours ma place... toujours à vos côtés, n’est-ce pas ?

MARIE.

Oh ! certes ! Mais écoute, ma fille : depuis un an, nous ne nous sommes pas quittées un seul instant, ton cœur et ton esprit se sont développés ; ta raison même a devancé ton âge, et je me suis inquiétée, je l’avoue, d’avoir succéder si vite à l’insouciance d’une enfant le sérieux d’une jeune fille. Cependant, c’est heureux peut-être ?... Je ne craindrai pas de te dire qu’après toi, ce que j’aime le plus au monde, c’est celui à qui je vais m’unir.

CÉCILE.

Et je ne l’ai jamais vu !

MARIE.

C’est pour cela que je dis : après toi ! car je n’ai rien voulu distraire de ces jours qui t’appartiennent encore exclusivement ; et je m’en applaudis ! À présent, Cécile, nous verrons plus de monde, et, dans les avantages de mon bonheur, je compte pour beaucoup la possibilité d’assurer le tien.

CÉCILE.

Comment ?

MARIE.

Je veux penser à ton mariage.

CÉCILE, faisant un mouvement.

Me marier ! moi !

MARIE.

J’éclairerai la raison, sans commander à ton cœur. Je ne pense pas moi, qu’il faille interdire tout examen et tonte réflexion à une jeune fille, et la jeter ensuite dans le monde, ignorante des devoirs et des dangers qui l’attendent. Non ! il ne faut pas même qu’elle croie que le bonheur récompense toujours la vertu ; mais il faut qu’elle sache que les sacrifices qu’on lui fait laissent de douces impressions à l’âme, et que la situation des femmes est telle que le dévouement est une des lois de leur destinée, comme fille, comme femme et comme mère. Pourtant, et c’est là qu’est ma joie, chère enfant ! tout me fait espérer que ta vie sera une belle exception. Tu choisiras toi-même.

CÉCILE.

Quoi ! maman... si quelqu’un me plaisait... si j’aimais ?...

MARIE.

Oh ! je suis sûre que ma Cécile n’éprouvera de sympathie que pour un noble caractère !... et alors, le mariage, ce lien si souvent malheureux, peut donner à la jeunesse un tel bonheur, que la douceur s’en répande jusque sur les froides années de la vieillesse !... La vie est un seul et unique souvenir !

CÉCILE.

Mon Dieu ! qu’on doit être heureux en ce monde !

MARIE.

Une grande fortune, ma Cécile, aplanit bien des difficultés !... et tu seras très riche.

CÉCILE.

Ah ! quelle joie !

MARIE.

Comment ? est-ce que tu aimerais l’argent ?

CÉCILE.

Ce n’est pas pour moi !

MARIE.

Pour qui donc ?

CÉCILE, avec finesse et gaieté.

Nous parlerons de cela plus tard... Aujourd’hui, maman, c’est de vous, de votre mariage qu’il s’agit. Pour le mien, nous verrons après. Il me suffit de savoir qu’on respectera ma volonté, qu’on approuvera mon choix, et qu’on me permettra de faire valoir les droits et le mérite de celui qui me plaît.

MARIE.

Qui te plaît ?

CÉCILE, souriant.

Ou qui me plaira.

MARIE.

Oui ; car tu ne peux avoir encore aucune idée de ce genre, n’est-ce pas, ma fille ?

CÉCILE, gaiement.

Puisque je réserve mes confidences...

MARIE.

Mais, tu ne connais personne !... Il n’est pas venu de jeunes gens à la maison depuis plus d’une année.

CÉCILE, avec gaieté et un petit air important.

C’est cela !... je ne connais personne !... je n’ai pas vu de jeunes gens !... je suis encore un enfant !... Vous oubliez, ma belle maman, que vous venez de me traiter en personne raisonnable, et que je le suis !... Vous oubliez que je l’étais déjà depuis longtemps !... que l’année dernière, pendant deux mois, j’ai été presque maîtresse de toutes mes actions, et que je voyais tous les jours une foule de beaux jeunes gens aux eaux de Baden, où m’avait menée notre cousine, madame d’Horbigny, et où j’étais vraiment plus raisonnable qu’elle ; car souvent, j’aurais mieux aimé rester à la maison, que de courir dans toutes ces parties de plaisir dont elle ne voulait pas manquer une seule.

MARIE.

Et c’est là ? aux eaux de Baden ? Eh bien ! mais, dis-moi donc cela, je veux tout savoir.

CÉCILE, souriant.

Décidément, vous ne saurez rien aujourd’hui. Ce serait mal à moi de vous distraire. Soyez toute à votre prétendu, madame la mariée. Je veux que vous fassiez de la toilette.

MARIE.

Nous avons le temps de songer à ma toilette ; c’est de toi que je veux m’occuper : ce que tu viens de me dire...

CÉCILE.

Encore une fois, non, maman; je ne vous dirai rien aujourd’hui !... Et les cadeaux que vous n’avez pas encore vus !... tout cela pour vous occuper de moi ! Oh ! je ne veux pas le souffrir. Je vais vous aider à vous parer.

MARIE.

Ta gaieté me fait du bien. Je la regrettais depuis longtemps : elle eût manqué à un jour comme celui-ci !

CÉCILE.

Et il n’y manquera rien !... oui, j’étais triste... et ma tristesse s’est dissipée comme par enchantement. C’est un bon présage.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Le notaire de madame la baronne est arrivé.

MARIE.

Qu’il entre dans mon cabinet, où j’irai le retrouver.

Le domestique sort.

Adieu, ma Cécile ; dans peu d’instants, tu viendras me rejoindre.

CÉCILE.

Oui ; à bientôt !

Elles s’embrassent.

MARIE, en sortant par la gauche.

Il faut que je sache ce grand secret.

 

 

Scène VI

 

CÉCILE, seule

 

Que je suis contente !... Dès que maman sera mariée, je lui avouerai tout. Elle saura que, dans ce voyage, mon cœur s’est donné pour jamais au meilleur, au plus aimable des hommes ; que depuis un an, je le regrette et je l’attends... car il m’aime ! j’en suis sûre ; mais je ne sais pourquoi, je n’aurais peut-être jamais osé en parler à ma mère, sans son mariage à elle. Maintenant, je lui conterai toute la vérité. Oh ! je n’ai rien oublié !... C’était au bal : tout à coup il m’aperçut, et n’acheva pas sa phrase commencée ; et ses regards, pendant toute la soirée, ne me quittèrent pas un seul instant. Moi, je me sentis troublée. Personne ne m’avait jamais regardée ainsi ! Quand madame d’Horbigny, qui le connaissait déjà, lui permit de venir nous voir, je fus bien contente, et lui, il parut enchanté ! Il vint bien plutôt qu’il n’avait dit... et pourtant, je l’attendais déjà ; il était troublé, et moi, je me sentais rougir. Alors, je devinai tout de suite que nous nous aimions, car j’avais entendu dire à ma cousine que c’est toujours comme cela que l’amour commence. Ensuite, nous passâmes toutes nos journées ensemble. Ah ! il n’eût pas ainsi oublié tout le beau monde de Baden pour rester près de moi, et il n’eut pas souffert autant que moi quand je partis, s’il ne m’eût pas aimée ! Aussi, depuis ce temps, tous mes plaisirs d’autrefois ont cessé de m’amuser, et je ne sais comment il peut se faire que je sois devenue en même temps plus triste et plus heureuse. C’est qu’il reviendra, puisqu’il m’aime.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. Charles d’Arbel.

 

 

Scène VII

 

CÉCILE, CHARLES

 

CÉCILE.

Est-il possible ? lui !

CHARLES.

Cécile !...

CÉCILE, allant à lui.

Ah ! j’en étais sûre ! je sentais bien qu’aujourd’hui était le jour du bonheur ! Enfin, je vous revois ! oh ! comme vous vous êtes fait attendre !... un an, c’était trop long !... et je n’osais parler de vous, même à ma mère. C’est la seule pensée de ma vie que je ne lui aie pas dite ; aussi, je n’y pouvais plus tenir, j’ai parlé.

CHARLES.

Quoi ! qu’avez vous dit ? à qui avez-vous parlé ?

CÉCILE, avec étonnement.

Mais à ma mère.

CHARLES.

Que lui avez-vous dit ?

CÉCILE.

Je ne sais comment cela s’est fait : ma mère parlait de mon bonheur ; alors tout de suite j’ai pensé à vous.

CHARLES, avec tendresse.

Ah ! Cécile ! est-il possible !... mon souvenir...

CÉCILE.

Je ne vous ai pas encore nommé, mais elle sait déjà que, loin d’elle, j’ai connu quelqu’un que je regrette tous les jours ; car dans cette solitude où j’ai vécu depuis un an, il me semblait chaque matin que la journée ne se passerait pas sans vous voir, et le soir, j’étais quelquefois si triste que ma mère disait : « Qu’as-tu donc, Cécile ? » et je ne répondais pas... il aurait fallu dire... « C’est qu’il n’est pas venu. »

CHARLES, troublé, vivement et avec tendresse.

Ah !... je ne vous oubliais pas ! moi ! votre image toujours... présente... ne me quittait pas un instant.

CÉCILE.

Mais vous êtes là : mes regrets, mes craintes, tout a disparu, comme si ce n’était rien qu’une année de chagrin. Je ne sens plus que ma joie : elle est revenue tout entière avec vous ! et quand ma mère...

CHARLES.

À votre âge, on est si heureux !... on espère tout ce qu’on désire !...

CÉCILE.

Quel trouble !... qu’avez-vous ?...

CHARLES.

Mais au mien ! le passé !... ah ! il faut que vous le connaissiez... le moment est venu où je dois tout vous expliquer.

CÉCILE.

Mon Dieu !... que vais-je apprendre ?...

 

 

Scène VIII

 

CÉCILE, MADAME D’HORBIGNY, CHARLES

 

MADAME D’HORBIGNY.

Ah !... vous êtes ensemble !... Eh bien ! tu sais tout, Cécile ?... es-tu contente ?...

CÉCILE.

De quoi ?

MADAME D’HORBIGNY.

De ce que M. Charles épouse ta mère !...

CÉCILE.

Ma mère !...

MADAME D’HORBIGNY.

Sans doute : est-ce que tout à l’heure elle ne t’a pas dit que c’était lui ?...

CÉCILE.

Ma mère !...

MADAME D’HORBIGNY.

Ce matin, je m’étais décidée à lui faire quelques objections ; mais elle n’a pas paru en tenir compte : quand on aime... comme elle surtout... car on peut dire que cet attachement-là est toute sa vie !...

CÉCILE, à part.

Ô mon Dieu !

MADAME D’HORBIGNY.

On ne consulte que son cœur : et d’ailleurs, qui est-ce qui écoute les conseils ?... Les conseils ne font plaisir qu’à ceux qui les donnent. Mais j’entends, je crois, la voix de Marie... Eh bien ! Cécile, qu’est-ce donc ? est-ce que tu pleures ?

CÉCILE, avec effort.

Non ! non !... je ne pleure pas !... je n’ai pas de chagrin !... mais je souffre... j’ai besoin d’air... de repos !...

Elle s’appuie sur le bras de madame d’Horbigny.

CHARLES, à part.

Hélas !...

MADAME D’HORBIGNY.

On dirait que tu vas te trouver mal...

CÉCILE.

Oui... emmenez-moi... oh ! je vous en supplie !... emmenez-moi d’ici ?... j’entends manière... qu’elle ne me voie pas !... allons...

MADAME D’HORBIGNY.

Viens prendre l’air... un éblouissement... ce ne sera rien...

Elle emmène Cécile par la droite.

CHARLES, à part.

Oh !... que je souffre !... Marie !...

 

 

Scène IX

 

MARIE, CHARLES

 

MARIE, entrant.

Tout est prêt... ah ! c’est vous ?... quel bonheur !...

Elle lui tend la main.

En attendant nos témoins qui ne vont pas tarder, causons un peu, Charles, là, comme autrefois !...

Ils se placent à droite, près du secrétaire.

Depuis bien longtemps, mon ami, je n’ai pas eu une pensée que je dusse vous cacher, et vous savez qu’un seul sentiment a rempli toute ma vie !...

CHARLES.

Et moi, Marie !... vous connaissez mon amour...

MARIE.

Oui... pourtant...

CHARLES.

Pourtant ?...

MARIE.

Si vous aviez une pensée qui me fût inconnue ?...

CHARLES.

Moi !...

MARIE.

Ne craignez pas de tout m’apprendre ! alors nous étions séparés pour toujours !... Moi-même, j’ai désiré... qu’une autre fût pour vous... ce que je ne pouvais être... Oui, j’ai désire qu’elle vous aimât... j’ai eu ce courage !... votre bonheur m’était si cher !...

CHARLES.

Bonne Marie !

MARIE.

Et mon désir... ne fut-il jamais exaucé ?... dites-le-moi, Charles ?...

CHARLES.

Je ne cherchai jamais à remplacer celle qui ne pouvait avoir de rivale dans mon cœur, à qui j’appartenais, quoiqu’elle ne pût m’appartenir... celle à qui nulle ne ressemblait pour moi... si ce n’est peut-être...

MARIE, avec anxiété.

Ah !... il est une femme, Charles, qui vous a rappelé mes traits...

ma tendresse... peut-être...

Essayant de sourire avec indifférence.

Eh bien ! convenez-en donc, mon ami !... aimer une femme... à cause de sa ressemblance avec moi... mais... ce n’est pas être infidèle !...

CHARLES.

Pourtant ce n’était pas Marie !... nous n’avions pas des années d’amour et de douleur pour nous lier à jamais !... mais elle me rappelait...

MARIE.

Quoi donc ?... parlez, je vous en prie.

CHARLES.

Elle me rappelait nos premiers jours d’espérance, qui furent si beaux.

MARIE.

Elle était bien jeune ?...

CHARLES.

Dans les premières années de la première jeunesse ! rieuse, confiante et gaie comme vous autrefois ; souvent, en la regardant, je croyais vous voir à cet âge, et peut-être est-ce à cette illusion seule que je dus l’idée...

MARIE.

L’idée... de l’aimer, n’est-ce pas ?...

CHARLES.

Non... seulement... mais ne parlons pas de cela, Marie.

MARIE.

Oh !... si fait !... continuez, Charles !... vous avez dit que seulement...

CHARLES.

Marie !...

MARIE.

Continuez !...

CHARLES.

Eh bien !... seulement, je crus lire dans son cœur ce sentiment naïf que jadis j’avais lu dans vos yeux.

MARIE.

Et... alors ?...

CHARLES.

Alors... j’appris que Marie était libre.

MARIE.

Sans regrets ?

CHARLES.

Oh ! avec bonheur !

MARIE.

Elle était jeune, elle !... les larmes n’avaient pas éteint le feu de ses regards ; son cœur ne s’était pas flétri sous le poids du chagrin !... ce n’était pas le reste d’une vie malheureuse, qu’elle vous offrait !... c’était la jeunesse, la beauté, la joie, qu’elle aurait unies à votre destinée.

CHARLES, troublé.

Au nom du ciel !... cessez ce cruel langage !...

MARIE.

Ah ! vous avez pâli, Charles !... si vous l’aimiez ?...

CHARLES, tendrement.

Marie... ma belle Marie !... soyez mon amie, ma compagne, ma femme ! voilà tous mes vœux !... votre amour est mon bien, et tant d’années de regrets et d’attente ont payé mon bonheur !

MARIE.

Eh ! bien ! je vous crois, Charles, et je suis la plus heureuse des femmes.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. de Melcourt.

MARIE.

Voilà déjà un de nos témoins.

 

 

Scène X

 

MELCOURT, MADAME D’HORBIGNY, CÉCILE, MARIE, CHARLES

 

MELCOURT, entrant.

Et certes celui qui partage le mieux votre joie.

MADAME D’HORBIGNY.

Allons, viens donc, Cécile !... tu es bien maintenant.

MARIE.

Oh ! oui, arrive, Cécile !... venez, mes amis !... Me voici donc au milieu de tout ce que j’aime ! que la vie sera belle ainsi !... toujours ensemble !...

MELCOURT.

C’est le moyen de ne pas s’apercevoir qu’on vieillit.

MADAME D’HORBIGNY.

Vieillir !... et où allez-vous chercher ces mots-là, monsieur de Melcourt ? Ah ! si j’étais de l’Académie !... comme je les ferais supprimer !...

MELCOURT, souriant.

Et la vieillesse aussi ?

MADAME D’HORBIGNY.

Il n’y a que les maladroits qui vieillissent ! Le temps est un poltron qui n’attaque point quand on fait bonne contenance ; on lui tient tête, on se moque de lui !... et s’il veut nous entraîner... eh bien !... on se retient.

MARIE, souriant.

C’est ce que nous ferons ; nous serons en force pour lui résister !... viens, ma Cécile !...

À madame d’Horbigny et à Melcourt.

Il y a encore son bonheur dont nous devons nous occuper ?

Mouvement de Cécile : Marie l’examine.

Mais comme elle est paie aujourd’hui !...

MADAME D’HORBIGNY, à Cécile.

Ne sois donc pas ainsi troublée comme un enfant ! Ce mot de mariage a vraiment quelque chose de miraculeux ! quand on le prononce pour la première fois devant une jeune fille, elle est toute bouleversée, même lorsque ce n’est pas d’elle qu’il s’agit.

MELCOURT.

C’est un pressentiment.

MADAME D’HORBIGNY.

Pourquoi cette émotion ?... Vraiment, Marie, ta fille est d’une sensibilité !... je te l’ai dit souvent, si tu m’avais écoutée, son éducation eût été toute différente.

CÉCILE, s’efforçant de sourire.

Ma bonne mère !

MARIE.

Avant peu ton sort aussi changera... tu pourras choisir... il n’y aura pas d’obstacles... Ta jeunesse, à toi, sera heureuse !...

Cécile essuie une larme sans que sa mère la voie.

et il est des femmes dont les belles années se sont passées dans les larmes !...

Elle regarde sa fille.

Dieu !

CHARLES, à part.

Quel supplice !

MADAME D’HORBIGNY, à mi-voix à Melcourt.

Ce pauvre Charles !... comme il est troublé !...

Haut à Cécile.

Voyons donc, Cécile ! quelle figure tu fais !... pourquoi ne parles-tu pas à M. d’Arbel ?... c’est une ancienne connaissance... et tu étais si contente avec lui.

MARIE, se retournant avec surprise.

Comment ?... mais... Cécile ne connaît pas Monsieur.

MADAME D’HORBIGNY.

Si fait ! si fait ! ils étaient les meilleurs amis du monde aux eaux de Baden, l’année dernière.

MARIE, stupéfaite.

Aux eaux de Baden !

MELCOURT, à part.

Mon Dieu ! qu’est-ce que j’entrevois ?

MADAME D’HORBIGNY.

Tu sais bien que tu me l’avais confiée pendant la maladie de M. Forestier, et que nous avons passé six semaines à Baden ?... M. d’Arbel ne nous a presque pas quittées...

MARIE, avec une douleur concentrée.

Ah !...

MADAME D’HORBIGNY.

Imagine qu’ils jouaient comme des enfants !... Cécile était d’une gaieté folle !... et M. Charles... c’est, à vrai dire, le seul moment où il se soit montré tout à fait aimable !... C’est l’époque dont je l’ai parlé tantôt.

MARIE, à elle-même, avec angoisse.

Quelle idée !... mais non !... cela n’est pas possible !... Oh !... non ! non !...

MADAME D’HORBIGNY.

Et, depuis ce temps, que de fois Cécile m’a dit : Est-ce qu’on ne reverra plus M. d’Arbel ?...

MARIE.

Ah !... Cécile disait cela ?...

MADAME D’HORBIGNY.

Je ne savais que répondre ; tu avais exigé de lui une année d’absence.

MARIE, froide et digne.

Et j’ai bien fait ; n’est-ce pas, monsieur d’Arbel ?...

CHARLES, dans le plus grand trouble.

Marie !...

MARIE.

Silence !...

Tirant madame d’Horbigny à l’écart.

Je me souviens ; ce matin, tu m’as dit quoique chose... il le voyait chaque jour !... d’abord il était triste... puis il devint joyeux !...

MADAME D’HORBIGNY.

Sans doute !... mais ce matin tu ne m’écoutais pas.

MARIE.

Il avait oublié le passé ?... il pariait d’avenir ? Je n’étais pas veuve, alors... et Cécile était là !...

MADAME D’HORBIGNY.

Je te répète que nous avons passé près de deux mois tous les jours ensemble.

MARIE.

Oh ! mon Dieu !... il est donc vrai ?... ah ! je le disais à l’instant, il est des femmes... bien malheureuses, pour qui le sort est sans pitié !...

MELCOURT.

Que dites-vous ?

MARIE.

Oui !... il en est qui n’avaient pas mérité peut-être une destinée si cruelle !... Moi, j’en connais une de ces femmes dont toute la vie fut affreuse !... Si vous saviez ?...

MELCOURT.

Quelles idées...

MARIE.

Elle allait être à l’époux que son cœur avait choisi !... toute son âme, elle la lui avait donnée !... puis, vint un jour... un jour affreux, où il fallut choisir entre son amant et son père, où il fallut devenir une fille dénaturée, ou une amante infidèle !...

CÉCILE.

Ah ! ce jour dût être affreux !...

MARIE, vivement.

Comment savez-vous cela ?... Non, vous ne comprendrez jamais ni sa douleur ni son courage !... Le sacrifice qui lui était commandé, elle le fit !... et pourtant rien ne peut exprimer la souffrance de son âme... cette souffrance horrible à laquelle elle ne céda point... dont elle triompha pour remplir son devoir de fille !... Elle écrivit alors à celui qu’elle aimait... lui apprit qu’elle renonçait à lui !... cette lettre... la voici !...

Elle va au secrétaire, et prend à lettre.

Je veux que vous y voyiez ce que peut le courage quand il est soutenu par la tendresse filiale !... Écoutez !... mais non !...

À elle-même.

cette épreuve...

Haut.

C’est vous qui lirez, Cécile !...

CÉCILE.

Moi ?...

MARIE.

Oui !...

À part.

Voyons !...

MELCOURT, à part.

Que veut-elle faire ?...

CHARLES, à part.

Je tremble !...

MARIE.

Lisez, Cécile... lisez !... c’est votre mère qui vous l’ordonne.

Elle lui a remis la lettre.

CÉCILE, lisant d’une voix émue.

« Vous savez combien je vous aimais ! oui, toute mon âme était à vous, mon ami !... »

Elle lève involontairement les yeux sur Charles.

MARIE, l’examinant avec anxiété.

Elle le regarde !...

CÉCILE, lisant.

« Le mal affreux qui serre mon cœur me tuera, j’espère !... »

Elle regarde encore Charles.

MARIE, à part, avec désespoir.

Oh ! oui !... plus de doute !... c’est elle !...

CÉCILE, lisant.

« Une longue vie avec une pareille douleur, ce serait un affreux supplice, Charles !... »

À ce nom elle s’interrompt.

MARIE.

Oui, Charles !... il s’appelait Charles !... continuez.

Cécile essuie une larme ; Marie dit à part.

Elle pleure !...

CÉCILE, lisant.

« Que de larmes retomberont sur mon cœur !... car il faudra les cacher !... »

Sa voix s’affaiblit.

MARIE, à part.

Oh !... comme elle souffrirait !... elle aussi !...

CÉCILE, lisant.

« Et si la mort ne vient pas, que de longues années il me faudra souffrir... moi qui suis si jeune ! »

MARIE, à part.

Si jeune !... ma Cécile qui devait être si heureuse !...

CÉCILE, lisant.

« Mais le devoir a parlé ; et, quel que soit l’avenir, je ne murmurerai pas contre la Providence, si elle assure un bonheur qui m’est plus cher que le mien !... »

En lisant ces phrases, sa voix s’est raffermie.

MARIE, à part, avec joie.

Sa voix se rassure !... bien !... bien !...

CÉCILE, lisant.

« Mon ami, priez le ciel pour moi !...

Elle est très émue.

qu’il me donne force et courage !... »

MARIE, à part.

Dieu ! on dirait que la vie va la quitter aussi !...

CÉCILE, lisant.

« Et que la vertu nous console de notre amour !... »

Elle tend la lettre à Charles.

MARIE, prenant la lettre, et soutenant sa fille.

Ma fille !...

CÉCILE, se jetant dans ses bras.

Ma mère !...

MARIE, l’embrassant avec transport, et se tournant vers Melcourt et madame d’Horbigny.

C’est ma fille !... c’est mon enfant !... toute petite, elle reposait sur mon cœur pour le consoler !... quand elle souffrait, son premier cri était ! Ma mère !... et j’étais là !... Oh ! comme on souffre des douleurs de son enfant !... comme on l’aime !... Un jour... ah ! je ne l’oublierai jamais... un mal affreux la tenait mourante sur son berceau... tout était fini... avait-on dit !... mais je sentais, moi, qu’elle ne pouvait pas mourir sans sa mère !... je la réchauffai... je devinai son mal... je le guéris... elle ouvrit ses yeux... me tendit ses petits bras... Mon Dieu ! tu m’as donné un pareil moment, et j’ai osé me plaindre du sort !... et je perdrais le bien que tu m’as rendu !... Cécile, ma fille, ses fraîches couleurs, son doux sourire... sa joie naïve... qui me rendrait tout cela ?... sa vie serait donc aussi affreuse que la mienne ?... mais son bonheur ? j’en dois compte au ciel !... à elle-même... à moi qui suis sa mère... sa mère !

Elle pousse sa fille dans les bras de Charles.

Vous ne me quitterez jamais ?...

Charles et Cécile veulent tomber à ses pieds ; elle les arrête, embrasse sa fille, et se tournant vers Melcourt et madame d’Horbigny.

Elle sera heureuse !...

MADAME D’HORBIGNY.

C’était Cécile !...

MELCOURT, à Marie.

Eh quoi !... toujours des sacrifices !... où sera donc la récompense ?

MARIE, radieuse, mettant la main sur son cœur.

Là !...

Levant la main vers le ciel.

Et là !...

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