Mariage bourgeois (Alfred CAPUS)

Comédie en quatre actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Gymnase, le 5 mars 1898.

 

Personnages

 

PIÉGOY, 50 ans

JACQUES TASSELIN, 40 ans

GUSTAVE TASSELIN, 55 ans

EDMOND TASSELIN, 30 ans

MAURICE, 30 ans

DE LISSAC, 35 ans

GORGET, 60 ans

RAMEL

MADELEINE TASSELIN, 20 ans

SUZANNE TILIER, 20 ans

HENRIETTE, 19 ans

HORTENSE, 36 ans

MADAME TASSELIN, 43 ans

MADAME DE LESTRO, 30 ans

UNE FEMME DE CHAMBRE

UN VALET DE CHAMBRE

 

 

ACTE I

 

Un coin du parc, au Casino de Carville.

 

 

Scène première

 

PIÉGOY, LE DOMESTIQUE, puis DE LISSAC

 

Au lever du rideau, un garçon de café sert Piégoy sur une petite table, à droite.

LE DOMESTIQUE.

Il paraît que la partie a été superbe, hier soir, au casino ?

PIÉGOY.

Il paraît.

LE DOMESTIQUE, à voix basse.

Est-ce vrai que madame de Lestro et madame Tasselin ont perdu dix... ?

PIÉGOY, l’interrompant brutalement.

Qu’est-ce que c’est que ces questions-là ?

LE DOMESTIQUE.

Oh ! pardon...

Il sort.

DE LISSAC, entrant par le fond, très empressé.

Bonjour, Piégoy.

PIÉGOY.

Bonjour, mon petit Lissac.

DE LISSAC.

Ah ! j’en ai perdu de l’argent, hier, dans votre casino !

PIÉGOY.

Non.

DE LISSAC.

Comment ! je n’ai pas perdu ?

PIÉGOY.

Vous avez joué deux coups de cinq francs dans toute la soirée. Vous avez gagné l’un et perdu l’autre.

DE LISSAC.

Je vous assure...

PIÉGOY, avec indulgence.

J’étais là, mon cher, je n’ai pas quitté la salle de jeu.

DE LISSAC, changeant la conversation.

Mademoiselle Gabrielle va bien, aujourd’hui ?

PIÉGOY.

À merveille.

DE LISSAC.

Est-ce que j’aurai le plaisir de l’apercevoir, tout à l’heure, sur la plage ?

PIÉGOY.

Certainement.

DE LISSAC.

Elle est joliment fine et distinguée, votre fille !

PIÉGOY.

Merci, Lissac.

DE LISSAC.

Vous ne songeriez pas à la marier, par hasard ?

PIÉGOY.

Au contraire, j’y songe.

DE LISSAC.

Avez-vous quelqu’un en vue ?

PIÉGOY.

Non. Et vous ?

DE LISSAC.

Je connais un garçon de très bonne famille, jeune, – trente et un ans, – qui aime mademoiselle Gabrielle et qui vous demandera probablement sa main un de ces jours.

PIÉGOY.

Qui ça ?

DE LISSAC.

Moi.

PIÉGOY, riant.

Figurez-vous, mon cher, que dans le temps, avant de vous connaître, j’avais songé à vous comme gendre.

DE LISSAC.

Et depuis que vous me connaissez.

PIÉGOY.

J’ai renoncé à cette idée saugrenue.

DE LISSAC.

En quoi, saugrenue ? Je suis d’une des plus vieilles familles du Poitou.

PIÉGOY.

Moi, je suis d’une des plus vieilles familles de Montmartre.

DE LISSAC.

Est-ce parce que je n’ai qu’une petite fortune ?

PIÉGOY.

Si vous n’aviez qu’une petite fortune, ça me serait bien égal et je vous aurais peut-être donné ma fille ; mais vous n’avez pas de fortune du tout.

DE LISSAC.

Et de quoi est-ce que je vis, alors ?

PIÉGOY.

Du moment que je ne vous donne pas ma fille, ça ne me regarde pas.

DE LISSAC.

Ah ! ça... Piégoy !...

PIÉGOY.

N’insistez pas, il n’y a personne.

DE LISSAC.

Comment se fait-il qu’un homme aussi moderne que vous s’en rapporte, pour juger quelqu’un, à des potins et à des histoires de brigands ?

PIÉGOY.

C’est que j’ai eu l’occasion de les vérifier par moi-même. J’ai connu la grande Lucienne, mon cher.

DE LISSAC.

Eh bien ?

PIÉGOY.

Et Lucienne m’a montré des lettres de vous qui prouvent que vous ne lui deviez pas seulement de la reconnaissance...

DE LISSAC.

Vous tombez mal, mon vieux Piégoy. Mes relations avec Lucienne ont duré trois ans. Elle n’avait à ce moment-là aucune situation, et je me rappelle que chaque fois que j’avais seulement vingt francs, je les lui donnais.

PIÉGOY.

Oui, mais chaque fois que vous en aviez besoin de cent, vous les lui empruntiez... D’ailleurs, avec moi, mon petit, ce n’est pas la peine de vous défendre. Je suis directeur de casino et j’ai eu des... commencements aussi difficiles que vous. C’est pourquoi je suis maintenant très indulgent pour les petites canailleries d’autrui.

DE LISSAC.

Et même pour les vôtres.

PIÉGOY.

Vous me plaisez, Lissac, ma parole !

Prenant son portefeuille.

Tenez, voilà les vingt-cinq louis que vous cherchez à m’emprunter depuis un quart d’heure.

DE LISSAC, interloqué.

Moi ?

PIÉGOY.

Avouez-le.

DE LISSAC.

Ma foi...

Il prend le billet.

PIÉGOY.

Mon petit, je peux me tromper sur le caractère des gens ou sur leur esprit ; mais, au bout de trois minutes d’entretien avec lui, je sais si un homme a besoin d’argent. Voyez-vous, tous les hommes qui cherchent de l’argent, que ce soit cent mille francs ou cent sous, ont les mêmes gestes et le même regard.

DE LISSAC.

Merci, Piégoy... Je vous rendrai ça le...

PIÉGOY, l’arrêtant.

Pas de gasconnade, mon petit.

 

 

Scène II

 

PIÉGOY, DE LISSAC, EDMOND, RAMEL et HENRIETTE

 

EDMOND, apparaissant, une cigarette à la bouche, par la gauche.

Mon cher monsieur Piégoy, mon oncle vous prie de vouloir bien l’attendre encore un instant. Il a quelque chose à vous dire.

PIÉGOY.

Je suis à vos ordres, mon cher maître. Toute votre famille est en bonne santé ? Votre père ? Madame votre mère ? Mademoiselle Madeleine ?

EDMOND.

Tout le monde va bien.

PIÉGOY.

Ces dames me permettront-elles de leur offrir une loge pour ce soir. Nous avons mademoiselle Mitza, de l’Opéra.

EDMOND.

Elles seront enchantées... Je vous remercie, monsieur Piégoy.

PIÉGOY.

À tantôt, mon cher maître.

Sort Edmond.

DE LISSAC.

On dit qu’il épouse la petite Ramel. Est-ce vrai ?

PIÉGOY.

On le dit. Et savez-vous ce qu’il ferait, maître Edmond Tasselin, jeune avocat du plus brillant avenir, neveu de monsieur Tasselin, un des plus solides banquiers de Paris, et fils de monsieur Tasselin, chef de bureau à l’Instruction publique, en épousant mademoiselle Henriette Ramel ?

DE LISSAC.

Non.

PIÉGOY.

Il ferait une bêtise.

DE LISSAC.

Il ferait mieux d’épouser mademoiselle Gabrielle Piégoy ?

PIÉGOY.

Oui, mon petit, cent fois mieux et à tous les points de vue.

DE LISSAC.

Ah ! ah ! Serait-ce l’époux que vous destinez à votre charmante fille ? Vous me navrez, Piégoy.

PIÉGOY.

Tâchez de quitter ces airs narquois quand vous parlez de ma fille, n’est-ce pas ? au moins tant que vous n’aurez pas dépensé mes vingt-cinq louis.

DE LISSAC.

Dites donc, sérieusement, je vous avertis que le mariage est presque fait.

PIÉGOY.

Presque...

Apparaissent Ramel et sa fille.

DE LISSAC.

Voici monsieur Ramel, justement.

PIÉGOY.

En effet.

Il se retourne et s’incline légèrement.

RAMEL.

Bonjour, Lissac.

Ramel n’enlève pas son chapeau, et, en voyant Piégoy, disparaît avec sa fille, mais en saluant de Lissac.

DE LISSAC.

Eh ! il paraît plutôt froid avec vous.

PIÉGOY.

Ce qu’il y a de plus drôle, c’est que c’est un de mes électeurs au Conseil municipal... Il me méprise, il m’appelle tenancier de tripot, il ne me salue pas dans la rue ; mais il vote pour moi. C’est tout ce que je peux lui demander.

Entre Jacques Tasselin.

DE LISSAC.

Je vous laisse.

Il sort.

 

 

Scène III

 

PIÉGOY, JACQUES TASSELIN

 

JACQUES.

J’ai un renseignement à vous demander, Piégoy.

PIÉGOY.

À vos ordres, monsieur Tasselin.

JACQUES.

Combien ma femme a-t-elle perdu, hier, au baccara ?

PIÉGOY.

Madame Tasselin devait avoir sur elle de cinq cents à mille francs environ ; elle m’a emprunté deux mille francs, qu’elle a également perdus.

JACQUES.

Je vais vous les rendre. Mais, à l’avenir, Piégoy, je vous prie instamment de ne plus prêter un sou à madame Tasselin.

PIÉGOY.

C’est entendu. D’ailleurs, quoique directeur de casino, j’aime mieux que les dames ne jouent pas, au cercle.

JACQUES.

La somme en elle-même est insignifiante ; mais ma femme se laisse abominablement gruger par toute cette société de ville d’eaux que nous fréquentons en été. Je suis sûr que madame de Lestro lui doit des sommes énormes. C’est une aventurière, n’est-ce pas, la comtesse de Lestro ?

PIÉGOY.

Une simple aventurière.

JACQUES.

Je vais mettre ordre à tout cela.

PIÉGOY.

Vous avez raison. Oh ! le casino est très mal fréquenté, cette année, je ne me le dissimule pas. Nous sommes envahis par l’élément cosmopolite. Si je vois que ça continue, je prendrai les mesures les plus sévères, comme directeur d’abord, et ensuite comme conseiller municipal.

JACQUES.

Je vous assure que la plage finira par être abandonnée de tous les gens comme il faut.

PIÉGOY.

Je le sais bien. Mais, entre nous, il n’y a rien à faire. Nous sommes littéralement débordés. Heureusement que mon bail expire dans quatre ans, et je ne le renouvellerai certainement pas.

JACQUES.

Et qu’est-ce que vous ferez ?

PIÉGOY.

Rien. Je vivrai de mes rentes.

JACQUES.

Au fait, vous êtes très riche.

PIÉGOY, modeste.

Heu !

JACQUES.

Vous êtes dans trois ou quatre affaires que je connais et qui sont des affaires d’or.

PIÉGOY.

J’ai un certain coup d’œil.

JACQUES, réfléchissant.

Dites-moi, Piégoy, je songe à quelque chose. Voulez-vous mettre des fonds dans une affaire excellente ?

PIÉGOY.

Avec vous, monsieur Tasselin... mais, comment donc !

JACQUES.

Où avais-je donc la tête quand je pensais à d’autres ? Vous êtes tout à fait l’homme qu’il faut.

PIÉGOY.

Vous me flattez.

JACQUES.

Je n’ai pas le temps de vous en parler, en ce moment-ci. Voici ma femme et madame de Lestro, justement. Tâchons de nous retrouver ici dans une heure, nous aurons tout le loisir de causer.

PIÉGOY.

Vous pouvez compter sur moi.

Madame Jacques Tasselin et madame de Lestro entrent par la droite.

 

 

Scène IV

 

PIÉGOY, JACQUES TASSELIN, HORTENSE, MADAME DE LESTRO

 

HORTENSE.

Nous vous cherchions, madame de Lestro et moi.

PIÉGOY.

Mesdames, je suis votre humble serviteur.

MADAME DE LESTRO.

Bonjour, Piégoy.

Elle lui serre la main.

HORTENSE, à Jacques.

Nous voulions vous montrer la liste des invités que nous venons d’arrêter définitivement, sauf votre approbation, mon ami.

JACQUES.

Tout ce que vous faites est bien fait, ma chère. Voyons un peu cette liste...

Il jette un coup d’œil.

Parfait ! parfait !

HORTENSE.

Nous enverrons une invitation à votre fille, mon cher monsieur Piégoy.

PIÉGOY.

Ah ! madame, vous êtes mille fois bonne... C’est une invitation pour... ?

HORTENSE.

Pour une grande soirée... nautique. Nous avons loué un yacht, en Angleterre...

MADAME DE LESTRO.

Ce sera éblouissant.

JACQUES.

Je m’en rapporte à vous.

PIÉGOY.

Mesdames...

MADAME DE LESTRO.

Je vous accompagne, Piégoy... J’ai un mot à vous dire. À tantôt, chère amie.

PIÉGOY, à part.

Elle m’accompagne... C’est cinquante louis qui tombent.

HORTENSE.

Je vous retrouverai aux petits chevaux.

Piégoy sort avec madame de Lestro.

 

 

Scène V

 

JACQUES TASSELIN, HORTENSE

 

HORTENSE.

Alors, mon ami, la liste vous convient comme cela ?

JACQUES.

Mais oui, mais oui.

HORTENSE.

Vous viendrez à notre fête, naturellement ?

JACQUES.

Ce serait avec plaisir. Mais il y a, je le crains, un détail qui m’en empêchera.

HORTENSE.

Ah ! lequel ?

JACQUES.

C’est qu’elle n’aura pas lieu.

HORTENSE, étonnée.

Je ne comprends pas, mon ami. Pourquoi n’aura-t-elle pas lieu ?

JACQUES, sur le ton le plus aimable et le plus doux, toute celle scène.

Parce que je vais vous prier très instamment, ma chère, de vouloir bien la décommander. Vous trouverez un prétexte quelconque pour vos invités : c’est l’enfance de l’art.

HORTENSE.

Et la raison de ce remue-ménage, vous allez bien me faire l’amitié de me la donner, j’espère ?

JACQUES.

Cela fait partie d’un ensemble de réformes que je veux introduire dans notre maison.

HORTENSE.

Voyons un peu.

JACQUES.

Par exemple, vous jouez d’une façon effrénée... Vous jouez au baccara, aux courses ; vous jouez au poker chez vous, à la roulette et au trente et quarante en hiver, et vous perdez continuellement. Si vous gagniez, il n’y aurait que demi-mal. Mais les femmes ne gagnent au jeu que lorsqu’elles n’ont pas le sou.

HORTENSE.

Il faut bien que je m’amuse.

JACQUES.

Vous avez toutes les distractions, ma chère, que peut avoir une femme mariée...

HORTENSE.

Qu’est-ce que cela signifie ?

JACQUES.

Je ne vous en reproche aucune, remarquez.

HORTENSE.

Il serait un peu tard. Je vous préviens que je ne changerai pas mon genre d’existence, à moins que vous ne me fournissiez de bonnes raisons.

JACQUES.

Quel plaisir pouvez-vous y trouver, voilà qui me dépasse.

HORTENSE.

Ce serait trop long à vous expliquer.

JACQUES.

J’ai le temps.

HORTENSE.

Une explication entre nous deux, mon ami ? Où cela nous mènerait-il ? Vous n’y pensez pas ! Depuis huit ou dix ans peut-être, nous ne nous disons que des futilités. Vous me parlez de toilettes, de théâtre, d’expositions, comme si vous me rencontriez par hasard dans un dîner en ville. Je vous réponds sur le même ton. Nous ne sommes pas même des amis, nous sommes des voisins. Je me demande quelquefois pourquoi vous m’avez épousée : ce doit être dans un moment de distraction. Nous vivons en outre sous le régime, si répandu aujourd’hui, de la séparation de corps. Qu’avons-nous donc besoin de nous expliquer davantage, et surtout dans un casino ? Vous voulez que je décommande une fête : je la décommanderai. Désirez-vous autre chose ?

JACQUES.

Oui. Je voudrais bien aussi n’avoir plus autour de nous, pendant les mois d’été, toute cette société de grues et de chevaliers d’industrie.

HORTENSE.

Vous exagérez un peu.

JACQUES.

Enfin, rien que sur cette liste, il y a trois ou quatre femmes qui ne sont reçues nulle part, entre autres madame de Lestro et deux gentlemen qui ont notoirement triché au jeu.

HORTENSE.

Qui donc ?

JACQUES, montrant des noms avec son doigt sur la liste.

Ceux-ci.

HORTENSE.

Ah bah !

JACQUES.

Nous engageons mon frère, ma belle-sœur et leurs enfants à passer les vacances dans notre villa. Supposez-vous que tous ces gens-là soient une fréquentation convenable pour Madeleine et pour la fiancée de mon neveu ?

HORTENSE.

Vous n’avez pas tout à fait tort, mon ami, et nous aviserons. – Mais, à propos de votre neveu Edmond, est-ce que ce mariage ne vous étonne pas un tantinet ?

JACQUES.

Du tout.

HORTENSE.

N’était-il pas question, l’an dernier, d’un autre mariage pour lui ?

JACQUES.

Avec Suzanne Tilier, en effet. Mais, entre nous, il y il là-dessous un petit mystère que je n’ai pas eu la curiosité d’approfondir. Suzanne, à la mort de son père, qui était notre cousin éloigné, était venue habiter chez mon frère. Elle n’avait, je crois, aucune fortune. Il est possible qu’à un moment donné, il ait été question d’un mariage entre elle et Edmond. Bref, un beau jour, Suzanne a annoncé qu’elle avait trouvé une place d’institutrice dans une famille étrangère et elle a disparu.

HORTENSE.

Ce n’est pas très clair.

JACQUES.

Ce n’est pas très clair, en effet. Nous avons la manie de chercher à connaitre les secrets d’un tas d’indifférents, nous ne parvenons même pas à savoir ceux de notre propre famille, des gens qui nous aiment et que nous aimons le plus. Mais là n’est pas la question. Vous aurez la complaisance de vous rappeler ce que je vous ai dit tout à l’heure.

HORTENSE.

Je vous le promets.

TASSELIN, entrant avec madame Tasselin.

Jacques, tu n’as pas vu monsieur Ramel et sa fille ?

HORTENSE.

Je l’ai aperçu tout à l’heure. Il se promène dans l’allée avec monsieur de Lissac et ces messieurs.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

TASSELIN, JACQUES, MADAME TASSELIN

 

TASSELIN.

Enfin, voilà Edmond sur le point de se marier ! Pourvu qu’il n’y ait pas au dernier moment quelque accroc qui dérange tout !

MADAME TASSELIN.

Quel accroc veux-tu qu’il y ait, mon ami ? Ton inquiétude continuelle devient une vraie maladie, je t’assure.

À Jacques.

S’il ne me répète pas dix fois par jour, depuis un mois : « Pourvu que ce mariage se fasse, mon Dieu ! »

JACQUES.

Il a toujours été comme ça.

TASSELIN.

Tu en parles à ton aise, mon cher Jacques, toi qui n’as pas d’enfants, dont la fortune et la situation grandissent sans cesse.

MADAME TASSELIN, à Jacques.

Ne dirait-on pas qu’il lui est arrivé dans la vie des catastrophes épouvantables ? Mais, mon ami, rappelle-toi, il ne t’est jamais rien arrivé... Tu te portes bien, nous nous portons tous bien... Tu es chef de bureau au ministère, où tu n’as rien à faire du matin au soir.

TASSELIN.

Je t’en supplie... ne plaisante pas là-dessus.

MADAME TASSELIN.

Tu as deux mois par an de vacances, que nous passons au bord de la mer, et, aujourd’hui, ton fils fait un très joli mariage. Que peux-tu désirer de plus ?

TASSELIN.

Et Madeleine, quand se mariera-t-elle, mon Dieu ?

JACQUES.

Eh ! rien ne presse... elle a dix-neuf ans.

TASSELIN.

Et demi.

MADAME TASSELIN.

Madeleine se mariera à son tour et elle se mariera bien, je te le promets. Mais, que diable, cesse de te tourmenter, aie un peu de bonne humeur et de confiance...

 

 

Scène VII

 

TASSELIN, JACQUES, MADAME TASSELIN, RAMEL, puis EDMOND

 

RAMEL, il va serrer la main de Jacques, puis de Tasselin et de madame Tasselin.

Je serais resté avec vous tout à l’heure, mais vous étiez avec ce Piégoy que je fuis comme la peste.

JACQUES, riant.

C’est un gaillard très intelligent.

RAMEL.

On dit toujours d’un coquin qu’il est très intelligent, comme on dit toujours d’un honnête homme qu’il est un imbécile.

TASSELIN, à Ramel.

Votre fille est avec vous ?

RAMEL.

Elle bavarde avec la vôtre... Il faudra pourtant que nous fixions, un de ces jours, la date du mariage.

TASSELIN.

J’allais vous le proposer.

RAMEL.

Mon cher monsieur Tasselin, je suis heureux de vous le dire et de vous le redire. Ce mariage entre nos enfants me plaît beaucoup. Vous êtes un honnête homme, comme moi... nos deux familles sont irréprochables...

TASSELIN.

Je m’en flatte.

RAMEL.

Et nous nous sommes entendus tout de suite, parce que nous avons parlé nettement. J’ai horreur des hypocrisies qui accompagnent d’habitude nos mariages bourgeois. Il y a dans le mariage un côté affaire et il ne peut pas en être autrement. Pourquoi, alors, l’entourer de manœuvres sournoises, hypocrites, et chercher à se tromper les uns les autres ? Je vous ai dit carrément : « Je donne deux cent mille francs de dot à ma fille. Combien donnez-vous à votre garçon ? – Cent mille francs seulement, m’avez-vous répondu. » Ça me suffisait, et nous avons échangé nos paroles.

TASSELIN.

Voilà.

RAMEL.

Argent comptant, cela va de soi ?

TASSELIN, désignant Jacques.

Toute ma fortune est placée chez mon frère.

RAMEL, très courtois, à Jacques.

Elle ne risque rien : bonne maison.

À madame Tasselin.

Chère madame Tasselin, j’ai la conviction que je m’entendrai avec vous, comme avec votre mari.

MADAME TASSELIN.

Je n’en doute pas, monsieur Ramel.

RAMEL, à Jacques.

Les affaires, toujours brillantes ?

JACQUES.

Nous ne nous plaignons pas.

Entre Edmond.

RAMEL.

Vous avez aperçu ma fille, jeune homme ?

EDMOND.

Je n’ai pas eu ce plaisir.

RAMEL.

Ce sera pour tout à l’heure...

Sortant avec Jacques Tasselin, qu’il prend par le bras.

Quelle est votre opinion sur ce procès ridicule que m’intente la commune de Carville ?...

 

 

Scène VIII

 

EDMOND, TASSELIN, MADAME TASSELIN, puis MADELEINE

 

EDMOND, prenant son père par la main.

Écoute...

TASSELIN.

Il est arrivé un malheur ?

EDMOND.

Au contraire.

TASSELIN.

Ah !

EDMOND.

Savez-vous ce que vient de me dire, à l’instant même, Gardet, mon camarade du quartier, élève de l’École polytechnique, qui est ingénieur des ponts et chaussées dans le département, jolie fortune, grosse situation ?

MADAME TASSELIN.

Eh bien ?

EDMOND.

Il vient de me dire qu’il aime Madeleine...

TASSELIN.

Monsieur Gardet ! Ça, c’est une chance !

EDMOND.

N’est-ce pas ? Il n’y a pas à hésiter une seconde.

MADAME TASSELIN.

Tout cela est un peu rapide.

À Edmond.

Tu disposes de ta sœur, il me semble, avec une facilité...

TASSELIN.

Il a raison.

EDMOND.

Ne nous faisons pas d’illusions. Ce mariage est inespéré.

TASSELIN.

Certes, oui.

EDMOND.

Qui avons-nous en vue comme parti possible pour Madeleine ? Personne. Je ne pense pas que vous ayez jamais songé sérieusement à Maurice...

MADAME TASSELIN.

Pourquoi pas ?

TASSELIN.

Il est bien jeune, et puis il n’a aucune position. Dix-huit cents au ministère, où je l’ai fait entrer.

EDMOND.

Il n’est même plus au ministère.

TASSELIN.

Vernot ? Depuis quand ?

EDMOND.

Je te raconterai ça. Il s’est conduit comme un polisson et un nigaud qu’il est.

Paraît Madeleine, une ombrelle à la main. En entendant la dernière phrase d’Edmond, elle fait un mouvement.

TASSELIN, à Madeleine.

Ton frère me donne une grande satisfaction en se mariant, ma chère enfant. Il ne tient plus qu’à toi de me rassurer sur votre avenir à tous deux.

MADELEINE.

Comment cela ?

EDMOND.

Tu as vu plusieurs fois monsieur Gardet, Jules Gardet... Vous avez même déjeuné ensemble chez les Ramel...

MADELEINE.

Oui, je crois.

EDMOND.

C’est mon camarade de quartier latin. Il est ancien élève de l’École polytechnique, d’où il est sorti le second.

TASSELIN.

Presque le premier.

EDMOND.

Aujourd’hui, il est ingénieur des ponts et chaussées dans ce département ; il a donc une de ces situations qui donnent à un homme de l’influence, de l’autorité et une véritable valeur sociale.

TASSELIN.

Tout est là.

EDMOND.

J’ajoute que Gardet est assez riche de sa famille, et, si tu as causé avec lui, tu as dû t’apercevoir que c’est un garçon aimable, au courant des choses et parfaitement élevé.

À sa mère.

N’est-ce pas ?

MADAME TASSELIN.

Évidemment.

EDMOND.

Eh bien ! Madeleine, Gardet ressent pour toi la plus vive inclination, et, si tu l’y autorises, il viendra demander ta main aujourd’hui même.

TASSELIN.

Autorise-le, mon enfant, je t’en supplie.

MADELEINE.

Je t’accorde que monsieur Gardet est un homme distingué ; mais nous n’avons encore échangé que les paroles les plus banales et je n’ai pas pensé à lui en tout dix secondes. Je ne peux pas, dans ces conditions-là, me faire à l’idée qu’il demandera ma main aujourd’hui.

EDMOND.

Il m’avait dit, au contraire, qu’à ce déjeuner, vous aviez causé ensemble sérieusement.

MADELEINE, avec un sourire.

Il l’a peut-être cru.

EDMOND, un peu sec.

Enfin, Gardet te déplaît ? Faut-il le lui dire ? Je veux bien, moi, n’en parlons plus.

TASSELIN.

Oh !

MADELEINE.

Monsieur Gardet ne me déplaît pas du tout, et j’apprendrais demain qu’il épouse une de mes amies que j’en serais enchantée pour elle... Mais, dès qu’il s’agit d’un mari pour moi, personnellement, tu me permettras d’être un peu plus attentive et un peu moins pressée.

TASSELIN.

Ce n’est pas un refus définitif, au moins, mon enfant ?

EDMOND.

Bref, que dois-je répondre ?

MADELEINE.

Tu es assez intime avec lui pour parler franchement. Répète-lui ce que j’ai dit... il n’y a rien que de très naturel et très convenable.

Elle s’éloigne un peu.

EDMOND, à sa mère, à mi-voix.

Madeleine a une arrière-pensée.

MADELEINE, vivement.

Aucune, je t’assure, et tu as tort de dire cela.

MADAME TASSELIN, à Edmond.

Ta sœur te répond, au contraire, ce que la plupart des jeunes filles répondraient à sa place.

EDMOND.

Je ne pense pas.

TASSELIN.

Mon Dieu ! mon Dieu ! comme les choses les plus simples sont difficiles à arranger ! Qu’as-tu contre ce mariage, Madeleine ?

MADELEINE.

Je n’ai rien contre, mais je n’ai rien pour.

TASSELIN.

Alors ?

EDMOND, à Madeleine.

Veux-tu rester encore quelques instants avec moi, Madeleine ?

TASSELIN.

C’est cela.

MADELEINE.

Certainement.

Elle revient en scène.

TASSELIN, emmenant sa femme.

Il va la décider, n’est-ce pas ?

MADAME TASSELIN.

Ce n’est pas impossible.

Ils sortent.

 

 

Scène IX

 

EDMOND, MADELEINE

 

EDMOND, il la prend par le bras.

Je n’ai pas insisté devant papa qui s’imagine, au moindre obstacle, que tout est perdu. Mais, entre nous, nous pouvons parler nettement.

Saisissant les mains de sa sœur.

C’est l’unique souci de ton avenir qui m’a guidé, ma petite Madeleine. Regarde les mariages qui se font autour de nous : combien il y en a peu de jolis, de sympathiques, et, disons le mot, de propres. Nous en connaissons d’odieux que ni toi ni moi n’aurions certes voulu contracter, et c’est un hasard quand aucun des deux époux n’a, dans sa fortune, dans sa famille ou dans sa personne, une tare ou un ridicule.

MADELEINE.

J’en conviens.

EDMOND.

Si tu épousais Gardet, ce serait un mariage irréprochable, un mariage comme le mien.

MADELEINE.

Mon cher Edmond, je serais flattée d’être une exception parmi les jeunes filles de notre monde ; mais je t’avoue qu’il ne me suffirait pas, pour épouser un homme, de n’avoir rien à lui reprocher. Je veux au moins pouvoir me figurer que je serai heureuse. Qui me presse de m’en aller de chez nous ? J’ai dix-neuf ans, j’ai un bon caractère et je ne m’ennuie jamais. Pourquoi risquer toute ma vie sur une chance ? Ce doit être un trop cruel remords de s’apercevoir un jour qu’on s’est marié sans entraînement, sans goût, sans illusions, avec un être grossier ou un imbécile.

EDMOND.

Gardet t’a laissé l’impression d’un imbécile ? Diable ! tu n’es pas commode à contenter.

MADELEINE.

Je ne parle pas pour lui, je ne le connais pas.

EDMOND.

Moi, je le connais depuis quinze ans. C’est tout simplement un des hommes les plus remarquables de notre génération. Je te le dis, tu peux me croire.

MADELEINE.

Quand je le connaîtrai depuis aussi longtemps que toi, je serai peut-être de ton avis.

EDMOND, après un silence et avec un peu d’agacement.

Tu as un travers, ma petite sœur, que tu partages avec beaucoup de tes amies et de jeunes filles d’à présent. Parce que vous avez reçu une éducation plus complète qu’autrefois et qu’on vous laisse plus de liberté, vous bavardez sur tout un peu à tort et à travers. Je vous entends donner votre opinion sur des questions que moi, avocat, je n’aborderai qu’en hésitant, et vous jugez les hommes avec une désinvolture étonnante. De tous les gens que nous fréquentons, sache bien qu’il n’y a personne, – entends-tu ? – absolument personne qui puisse soutenir la comparaison avec Gardet, dont tu as l’air de te moquer. Maurice, par exemple, qui pourtant n’est pas un sot, est un fort petit garçon à coté de lui.

MADELEINE.

Je ne veux pas te contrarier.

EDMOND.

Tu en doutes, n’est-ce pas ?

MADELEINE.

Je n’ai pas d’opinion là-dessus.

EDMOND.

Maurice a un certain esprit facile et léger, et surtout des allures familières qui peuvent égarer un instant sur son compte, mais c’est un garçon qui ne fera que des sottises toute sa vie.

MADELEINE, avec un petit mouvement.

Qu’en sais-tu ?

EDMOND.

Il vient, dans tous les cas, d’en faire une très grosse.

MADELEINE.

Laquelle ?

EDMOND.

Il a donné sa démission d’employé au ministère, ou plutôt il s’est vu forcé de la donner.

MADELEINE.

Forcé de la donner ? Pour quelle raison ?

EDMOND.

Il était couvert de dettes, contractées Dieu sait dans quelles conditions ; poursuivi par ses créanciers qui venaient lui faire des scènes continuelles à son bureau. Et le voilà sur le pavé.

MADELEINE.

Ah !

EDMOND, lui prenant la main et la regardant bien en face.

Ne résiste donc pas davantage, ma petite Madeleine ; ne forme pas des projets qui t’entraîneraient je ne sais où, et épouse Gardet, c’est ce que tu as de mieux à faire.

MADELEINE, retirant sa main.

Je te remercie de ton conseil, mon cher Edmond. Je ne pense pas que je le suivrai, mais enfin, on ne sait pas. En fait de mariage, il ne faut pas faire de pronostics. Ainsi, moi, l’année dernière, à cette époque, si on m’avait demandé avec qui tu te marierais un jour, j’aurais nommé Suzanne immédiatement.

Geste d’Edmond.

Il se trouve que ce n’est pas Suzanne, mais Henriette Ramel que tu épouses... Tu vois que, sur ces matières-là, on ne doit répondre de rien.

EDMOND, brusquement.

Qu’est-ce que tu veux dire ?

MADELEINE.

Pas autre chose que ce que je dis.

EDMOND.

Explique-toi, n’est-ce pas ? Je n’aime pas beaucoup ce genre d’allusions que j’ai remarqué déjà plusieurs fois. Prends garde, en voulant paraître trop clairvoyante, de commettre de lourdes erreurs ou même de véritables vilenies !...

MADELEINE.

N’ai-je pas le droit de m’intéresser à cette pauvre Suzanne qui a disparu depuis un an et que j’aimais comme une sœur.

EDMOND.

Elle n’a pas disparu, elle est partie.

MADELEINE.

Tu sais donc où elle est ?

EDMOND.

On le la dit souvent. Elle est à New-York.

MADELEINE.

Non.

EDMOND.

Et où est-elle ?

MADELEINE.

Je suis convaincue qu’elle est restée en France, et j’ai le pressentiment qu’elle est malheureuse.

EDMOND, avec un rire forcé.

Voilà un roman.

MADELEINE.

Et je suis convaincue aussi que si elle ne m’écrit pas, c’est que quelque chose l’en empêche ou que quelqu’un le lui détend.

EDMOND.

J’aime mieux, pour ton honneur, ne pas chercher à comprendre ce que cela signifie.

MADELEINE.

Mon honneur n’est pas en question là dedans. Il s’agit de Suzanne et non de moi. Tu m’engageais tout à l’heure à ne pas commettre de vilenies. Eh bien ! quand j’ai appris ton mariage, j’ai pensé à Suzanne tout d’un coup ; mille détails me sont revenus à la mémoire et j’ai deviné, par un instinct plus sûr que ton intelligence, que la vilenie, c’est peut-être toi qui la commettais.

EDMOND, avec un accent de colère.

Pense ce qu’il te plaira, mais je te prie de ne pas te mêler de mon mariage.

MADELEINE.

Ne t’es-tu pas mêlé du mien ? Tu as deviné que j’aimais Maurice et que j’étais aimée de lui. Pourquoi essayes-tu sans cesse de lui nuire et de le déconsidérer auprès de mes parents ?

EDMOND.

Il s’en charge bien tout seul.

MADELEINE.

Pourquoi leur présentes-tu un parti pour moi, lorsque tu es sûr que c’est Maurice que je veux épouser ?

EDMOND.

Parce que je ne veux pas que tu commettes une folie pareille, à laquelle nos parents ne consentiront pas, je l’espère.

MADELEINE.

Maurice m’aime depuis plusieurs années ; il est ton camarade de collège, nous nous sommes connus presque enfants. À moins qu’il ne change, je serai sa femme. Tu as choisi ta fiancée, je peux bien choisir mon mari.

Entre Maurice.

 

 

Scène X

 

EDMOND, MADELEINE, MAURICE

 

MAURICE.

Cher ami...

Il lui serre la main.

Mademoiselle...

EDMOND.

Tiens ! c’est toi, Maurice ? Quand es-tu arrivé ?

MAURICE.

J’arrive à l’instant. J’étais libre, je suis venu passer une journée avec vous.

EDMOND.

Descendez-vous avec moi jusqu’à la plage ?

MAURICE.

Je vais d’abord serrer la main de ton père...

EDMOND.

Alors, à tout à l’heure.

Madeleine se dirige vers la porte de gauche, comme pour sortir. Edmond sort par le fond. Madeleine a fait quelques pas, elle se retourne vers Maurice.

 

 

Scène XI

 

MAURICE, MADELEINE

 

MADELEINE.

Est-ce vrai ce que dit Edmond ? Vous avez donné votre démission ?

MAURICE, ton très gai.

C’est très exact. Avant-hier, le chef de division m’a fait appeler dans son cabinet. Il ma regardé avec un œil sévère et m’a dit : « Monsieur Vernot, un employé de ministère peut avoir des dettes, et ce n’est pas la première fois que le fait se produit ; mais il y a des limites à tout. – Ai-je dépassé cette limite, monsieur le chef de division ? – De beaucoup, a-t-il répondu en fronçant les sourcils. Huit mille francs d’oppositions ! Comment peut-on contracter huit mille francs de dettes ? Dans ces conditions-là, je suis obligé de faire mon rapport. » Alors, comme il commençait à m’agacer, je lui ai donné ma démission. M’en voulez-vous, Madeleine ?

MADELEINE.

Non, certes. Je suppose que vous avez réfléchi et que vous n’avez pas cédé à un simple mouvement d’impatience. Je regrette seulement que vous n’ayez pas consulté mon père...

MAURICE.

Je n’ai pas eu le temps.

MADELEINE.

Lui avez-vous écrit la résolution que vous avez prise ?

MAURICE.

Pas encore.

MADELEINE.

J’allais me décider à lui dire aujourd’hui que nous nous aimions et le préparer à votre demande. Je vous avoue que je n’ose plus.

MAURICE.

Attendons, si vous le jugez préférable. Je vous aime et j’ai confiance en vous. Et vous, Madeleine, m’aimez-vous toujours ?

MADELEINE, lui tendant la main.

Je vous aime et je serai votre femme, oui, Maurice. Mais, en ce qui vous concerne, il ne faut pas que vous froissiez, par votre conduite, les habitudes, les idées, les préjugés même de ma famille. Mon père finirait par consentir à me marier avec un homme sans fortune, jamais avec un homme sans fortune et sans position. Vous auriez dû songer à cela.

MAURICE.

J’ai été contraint de faire ce que j’ai fait, il n’y a pas de ma faute. Je ne vous ai pas caché que j’avais des dettes. J’ai dû abandonner mes études de droit, parce que je me suis trouvé sans argent à la mort de mon père, sur le pavé de Paris. J’ai fait des dettes, j’ai fait des bêtises, j’ai fait ce que j’ai pu. Maintenant, je gagne dix-huit cents francs au ministère. C’est très gentil ; mais, quand mes créanciers viennent me relancer à mon bureau, ce n’est pas avec cela que je peux les payer.

MADELEINE.

Je ne vous adresse aucun reproche, Maurice. Seulement, essayons d’être un peu adroits, tous les deux, il n’y a pas de mal à ça. Maman est pour nous et mon père n’a aucune antipathie contre vous, au contraire. C’est Edmond, je le crains, qui nous gênera le plus.

MAURICE.

Il ne m’aime guère.

MADELEINE.

En effet, et il ne m’aime pas beaucoup, non plus. C’est curieux, nous vivons côte à côte et il n’a pas la moindre idée de mon caractère. Il me croit une petite sotte qu’il gouvernera à sa fantaisie ; jamais nous n’avons causé intimement ; je sens qu’il a pour moi une sorte de mépris affectueux qui me choque et qui, à la première occasion où je contrarierais un de ses projets, deviendra peut-être de la haine.

MAURICE.

Nous en viendrons à bout tout de même. Ne vous tourmentez pas parce que j’ai donné ma démission, voilà l’essentiel... Allez, je ne suis pas une exception, parmi nos camarades d’école. Il n’y en a pas un sur dix qui ait suivi la carrière qu’il avait choisie. On nous a tous lancés dans des professions encombrées, où, pour réussir, il aurait fallu trente mille francs de rente. Nous avons presque tous échoué, c’est bien naturel, et aujourd’hui chacun se débrouille comme il peut. Mes deux voisins de classe en rhétorique, qui avaient commencé leurs études de médecine, ont fondé un journal de sport. Melvin, – vous devez vous rappeler Melvin, – qui était toujours le premier en mathématiques et qui a failli entrer à l’École centrale, eh bien ! il est croupier à Monte-Carlo ; et Brunel, qui était notaire, a vendu son étude il y a six mois et il dirige aujourd’hui un café-concert à Limoges. Vous voyez que ce qui m’arrive n’a rien d’anormal ni d’imprévu, et il serait étrange qu’on ne puisse plus gagner sa vie qu’en étant avocat, médecin ou fonctionnaire. – J’expliquerai tout cela à monsieur Tasselin.

MADELEINE.

Arrangez-vous surtout de façon à ne pas le fâcher quand il vous fera des reproches, car il vous fera des reproches. Dès que le terrain sera préparé, je vous ferai signe.

MAURICE.

Nous serons mari et femme, n’est-ce pas, Madeleine ? Vous le jurez ?

MADELEINE, lui tendant la main.

Je le jure.

 

 

Scène XII

 

MAURICE, MADELEINE, PIÉGOY, puis JACQUES TASSELIN

 

PIÉGOY.

Tous mes hommages, mademoiselle... Compliments, monsieur Vernot...

MADELEINE.

Mademoiselle Gabrielle se porte bien ?

PIÉGOY.

À merveille, je vous remercie.

MADELEINE.

Vous lui ferez bien des amitiés de ma part.

PIÉGOY.

Et vous, monsieur Vernot, vous êtes ici pour quelque temps ?

MAURICE.

Deux jours à peine.

PIÉGOY.

On vous verra ce soir au casino ?

MAURICE.

Peut-être.

Entre Jacques Tasselin.

JACQUES.

Ah ! Piégoy !... vous êtes exact.

PIÉGOY.

Je n’ai jamais été en retard de ma vie.

JACQUES serre la main de Vernot.

Vous dînez avec nous, n’est-ce pas ?

MAURICE.

Avec plaisir.

MADELEINE, à Jacques Tasselin.

Où est père ?

JACQUES.

Je viens de l’apercevoir sur la terrasse.

MADELEINE, à Maurice.

Venez, alors.

Elle sort avec Maurice.

 

 

Scène XIII

 

PIÉGOY, JACQUES TASSELIN

 

PIÉGOY, se retournant.

Voilà ce qu’on peut appeler une jeune fille charmante.

JACQUES, distrait.

Charmante !

PIÉGOY.

Vous me croirez, monsieur Tasselin... Il n’y a au monde que les jeunes filles qui soient capables de m’intimider... Vous ne comprenez pas ce sentiment ?

JACQUES.

Très bien.

PIÉGOY.

Ah ! vous pouvez dire que vous avez une famille comme il n’en reste pas beaucoup... Savez-vous que votre neveu est un garçon du plus grand mérite ?

JACQUES.

Il est très instruit... un peu sec.

PIÉGOY.

Il ne se laissera pas mettre dedans facilement. Je l’observe quelquefois, au casino, autour des tables de baccara. Il ne joue jamais, il a le mépris des joueurs, – comme moi !... Le jour où cet homme-là aurait une grosse somme d’argent à sa disposition, il arriverait à tout, à tout, vous m’entendez ? Tandis qu’il épouse mademoiselle Ramel, qui a une dot insignifiante.

JACQUES.

Vous trouvez ?... Deux cent mille francs !

PIÉGOY.

Qu’est-ce que c’est que ça pour un gaillard qui veut faire son chemin et ne pas moisir en route ? Il faudrait un million de dot à votre neveu et le double en espérances ! Voilà mon opinion !

JACQUES.

Ce doit être aussi la sienne.

PIÉGOY.

Enfin ! ça le regarde... Je vous écoute, monsieur Tasselin.

JACQUES.

Asseyez-vous donc, mon cher Piégoy.

PIÉGOY, s’asseyant.

Vous ne vous imaginez pas comme je suis content de faire une affaire avec vous.

JACQUES.

Je cherchais ce matin à qui je la proposerais... Votre nom m’est venu tout d’un coup... « Piégoy, parbleu ! me suis-je dit. Piégoy fera ça en un tour de main ! »

Il lui frappe sur l’épaule.

PIÉGOY.

Tout à votre disposition. Je ne suis pas seulement content que vous ayez songé à moi, monsieur Tasselin, je suis honoré. Parbleu ! des affaires louches, on en trouve tant qu’on veut ; j’en ai assez, ça m’écœure maintenant. Mais des affaires intéressantes, avec un homme tel que vous, c’est ce que je cherche depuis longtemps.

JACQUES.

Je crois que nous allons nous entendre.

PIÉGOY.

Ce que j’admire surtout en vous, monsieur Tasselin, c’est que vous soyez parvenu à constituer une fortune comme la vôtre, tout en gardant la réputation d’un honnête homme. C’est merveilleux. Je ne sais comment vous vous y êtes pris.

JACQUES.

Mais, vous aussi, Piégoy, vous avez une bonne réputation dans votre partie. Allez, il y a la même proportion de coquins et d’honnêtes gens dans tous les métiers.

PIÉGOY, s’inclinant.

Vous me rendez confus... Et alors, de quoi s’agit-il ?

JACQUES.

Avez-vous de l’argent liquide, Piégoy ?

PIÉGOY.

La plus grande partie de mon argent est sous ma main, à ma disposition.

JACQUES.

Immédiatement ?

PIÉGOY.

Immédiatement.

JACQUES.

Vous pourriez donc disposer d’une somme importante d’ici à quelques jours ?

PIÉGOY.

Mais d’ici à ce soir.

JACQUES.

C’est qu’il n’est pas question de quelques billets de mille francs.

PIÉGOY.

Dites-moi le chiffre.

JACQUES.

Deux... trois cent mille francs... peut-être quatre...

PIÉGOY, calme.

J’ai ça. Voyons l’affaire ?

JACQUES, très rond, très bon enfant.

Quand je vous parlais tout à l’heure d’une affaire, mon cher Piégoy, je m’exprimais mal... Il ne s’agit pas d’une affaire plutôt que d’une autre : il s’agit d’un ensemble d’affaires.

PIÉGOY.

Ah !

JACQUES.

Industrielles, commerciales, en même temps que financières.

PIÉGOY.

Une société à fonder ?

JACQUES.

Non, une grande maison qui se dispose à lancer plusieurs entreprises considérables et qui voudrait y intéresser des capitalistes sérieux et énergiques.

PIÉGOY.

Quelle est cette maison ?

JACQUES.

La mienne.

PIÉGOY, étonné.

La vôtre ! Et les entreprises auxquelles vous faites allusion, qu’est-ce que c’est ?

JACQUES.

Elles sont de diverses natures.

PIÉGOY.

Mais, encore...

JACQUES.

Elles comprennent tous les genres d’affaires qui aboutissent dans une maison de banque comme la mienne. À la rentrée, par exemple, nous avons une émission... Vous savez ce que c’est qu’une émission ?

PIÉGOY.

Parfaitement.

JACQUES.

Notre but serait d’attirer les capitaux français dans nos colonies... Avez-vous quelque notion de nos affaires coloniales, Piégoy ?

PIÉGOY.

Je les connais comme ma poche, nos affaires coloniales. Elles ne valent rien.

JACQUES.

Quelle erreur ! C’est l’avenir, au contraire.

PIÉGOY, observant Jacques. Après un silence.

Dites-moi, monsieur Tasselin, quatre cent mille francs, ce sera assez pour tout ça ?

JACQUES, avec un mouvement de joie.

Ce sera suffisant... Vous me les verserez dans le plus bref délai, n’est-ce pas ? Et je vous réponds que voilà un capital qui fructifiera chez moi.

Il lui tape sur l’épaule.

PIÉGOY, l’observant toujours.

Je n’en doute pas et je vous crois très malin, très fort. Seulement...

JACQUES.

Seulement ?

PIÉGOY.

Seulement, moi non plus, je ne suis pas une bête. Tasselin, tout le monde vous croit très riche, et moi-même, je le croyais, il y a un instant.

JACQUES.

Eh bien ?

PIÉGOY.

Tasselin, vous êtes dans de mauvaises affaires !

JACQUES.

Mais...

PIÉGOY.

Tasselin, vous avez besoin d’argent !

JACQUES.

On a toujours besoin d’argent.

PIÉGOY.

Il y a besoin et besoin. Un homme comme vous ne demande une pareille somme à un homme comme moi, que lorsqu’il ne peut plus faire autrement.

JACQUES.

Ah çà ! mon cher, me croyez-vous ruiné, par hasard ? Gardez vos fonds, Piégoy, et bien le bonjour.

Il fait quelques pas.

PIÉGOY.

Tasselin, vous avez le plus grand tort d’essayer de m’entortiller, au lieu de me dire carrément : « Piégoy, j’ai besoin d’argent. Voulez-vous m’en prêter ? » Voilà comment j’aime qu’on me parle.

JACQUES, revenant vers Piégoy, vivement.

Eh bien ! oui... j’ai besoin d’argent.

PIÉGOY, devenant tout à coup très familier.

Asseyez-vous donc, mon petit, nous allons causer.

Jacques s’assied, énervé.

Tout le monde croit votre situation excellente. C’est un point capital. On n’est jamais perdu dans les affaires, quand on a une réputation d’honorabilité. Je ne vous demande pas de détails sur vos opérations. Il y a un fait : elles n ont pas été heureuses.

JACQUES.

Non, depuis un an surtout.

PIÉGOY.

Eh bien ! vous avez eu raison de vous adresser à moi, Tasselin. Je peux vous sauver et je ne demande pas mieux que de le faire, vous m’entendez. J’ai beaucoup d’amitié pour vous. Mais, il y a des conditions.

JACQUES.

Dites quelle espèce ?

PIÉGOY.

Oh ! pas des conditions de garantie. Je m’en moque des garanties, dans une certaine mesure, naturellement. Bref, de ce coté-là, je ne serai pas difficile. Les conditions dont je parle sont des conditions morales, pour ainsi dire.

JACQUES.

Je ne saisis pas très bien. Expliquez-vous donc franchement, à votre tour.

PIÉGOY.

Voici. J’ai une fille, Tasselin : elle est très gentille, très bien élevée, plutôt jolie...

JACQUES.

Charmante !

PIÉGOY.

Et elle aura un million de dot, une vraie dot d’Amérique.

JACQUES.

Diable !

PIÉGOY.

Or, elle n’a été encore demandée en mariage que par des coquins, des aventuriers, ou des nobles ruinés, qui n’ont même plus le moyen de se payer le voyage d’ici à Chicago. Je ne veux de ça comme gendre sous aucun prétexte, et Gabrielle n’épousera jamais, avec mon consentement du moins, qu’un homme sérieux et propre. Elle a justement de l’inclination pour un garçon qui est tout à fait dans cette note-là.

JACQUES.

Qui, sans indiscrétion ?

PIÉGOY.

Votre neveu.

JACQUES.

Edmond ?

PIÉGOY.

Lui-même... Depuis qu’elle soupçonne son mariage avec mademoiselle Ramel, elle a les yeux rouges. Ça me navre, sans que j’en aie l’air... Morbleu !

JACQUES.

Mais, mon pauvre ami, la demande est faite, le mariage est très avancé...

PIÉGOY.

Votre neveu se marie-t-il par amour ? Non, n’est-ce pas ? Ce n’est pas non plus un mariage d’argent, puisque mademoiselle Ramel a deux cent mille francs de dot, une misère. C’est un mariage où il y a un peu de tout cela. Votre neveu épouse cette jeune fille parce qu’elle s’est trouvée là au moment où il avait envie de se marier. Ils n’en mourraient ni l’un ni l’autre si le mariage se rompait.

JACQUES.

Oui, mais il n’y a aucune raison pour ça.

PIÉGOY.

Il y a toujours des raisons pour ça.

JACQUES.

Dites-m’en une.

PIÉGOY, lentement.

Croyez-vous que monsieur Ramel donnerait sa fille à un monsieur qui aurait, je ne dis pas seulement une maîtresse, mais un enfant de cette maîtresse ?

JACQUES.

Que me racontez-vous là ?... Edmond ?...

PIÉGOY.

Monsieur Edmond Tasselin a séduit cette jeune fille qui était ici l’année dernière, mademoiselle Suzanne Tilier, et il lui a fait un enfant. Quand elle est partie de chez votre frère en prétextant un voyage, elle était enceinte de quatre mois. Elle a accouché dans un petit logement que son amant lui a loué rue Cardinet, aux Batignolles. Vous pouvez vous en assurer par vous-même à votre retour à Paris. Maintenant, dans quelles conditions se séparent-ils ? je l’ignore. Bref, il me semble qu’il y a quelque chose à faire avec tout ça.

JACQUES.

II y a sûrement quelque chose à faire. Vous êtes certain de vos renseignements ?

PIÉGOY.

Je les ai pris moi-même. Donc, arrangez-vous, débrouillez-vous, combinez ce que vous voudrez. Jamais la rupture d’un mariage ne s’est présentée sous de meilleurs auspices.

JACQUES.

D’autant plus que je n’aurai vraiment aucun remords. Mademoiselle Ramel est une petite dinde, tandis que votre fille est charmante.

PIÉGOY.

Elle est charmante, elle est vivante, elle est vigoureuse. Elle fera un très beau couple avec votre neveu. Et puis, la bourgeoisie a besoin de se mettre de temps en temps du sang de bohème et de peuple dans les veines.

JACQUES.

Fort bien raisonné.

PIÉGOY.

Je vous parlais d’une condition morale : la voilà. Dès que le mariage sera défait, je me charge du reste. Edmond Tasselin rencontrera ma fille chez vous, et ce serait bien le diable si à nous deux... Convenu ?

JACQUES, lui serrant la main.

Convenu.

PIÉGOY, apercevant Tasselin qui entre.

Chut ! Voici le père du jeune homme...

À Tasselin.

Mes compliments, monsieur Tasselin... Il n’est bruit que de l’heureux mariage de votre fils.

TASSELIN.

Je l’espère, en effet.

PIÉGOY.

J’en suis enchante. Ces événements-là sont la meilleure réclame pour une ville d’eaux. Au revoir, messieurs.

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

TASSELIN, JACQUES TASSELIN

 

TASSELIN.

C’est à propos de ce mariage que je voulais te dire un mot. Je donne cent mille francs à Edmond. Si Madeleine se marie avec Gardet, je lui donnerai aussi cent mille francs. Cela fait deux cent mille que je serai obligé de prendre, sur les trois cents que tu as à moi.

JACQUES.

Trois cent dix mille, à peu près.

TASSELIN.

Toute ma fortune, conservée, agrandie par toi, mon cher Jacques. Je la tiens de notre père, je la rends à mes enfants.

JACQUES.

Ce sont aussi les miens et je ne l’oublierai pas.

TASSELIN.

Alors, je puis passer à ta caisse dans un mois ?

JACQUES.

Avant, si tu veux.

TASSELIN.

Non, dans un mois, ce sera suffisant. Nous accompagnes-tu ?

JACQUES.

Non, je préfère rentrer à la maison. J’ai mal à la tête.

 

 

ACTE II

 

Un petit salon élégamment arrangé chez Suzanne Tilier.

 

 

Scène première

 

EDMOND, LA FEMME DE CHAMBRE, puis SUZANNE

 

EDMOND, il vient d’entrer au lever du rideau et il dépose son chapeau sur un meuble.

Depuis combien de temps Madame est-elle sortie ?

LA FEMME DE CHAMBRE.

Depuis une heure, au moins.

EDMOND.

Avec le petit ?

LA FEMME DE CHAMBRE.

Avec le petit et la nourrice.

EDMOND, s’asseyant.

Ah ! c’est vrai... il y a une nouvelle nourrice.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Elle est arrivée cette semaine.

EDMOND.

Madame en est-elle contente ?

LA FEMME DE CHAMBRE.

Elle en paraît très contente, oui, Monsieur.

EDMOND, un temps.

Personne n’est venu en mon absence ?

LA FEMME DE CHAMBRE.

Personne... j’ai beau chercher... non, pas une seule visite.

EDMOND.

Ah !

LA FEMME DE CHAMBRE, écoutant.

Voici Madame.

Elle s’avance vers la, porte. Entre Suzanne. La femme de chambre sort.

 

 

Scène II

 

EDMOND, SUZANNE

 

SUZANNE, apercevant Edmond et sautant à son cou.

C’est toi ! Ah ! je ne t’attendais pas aujourd’hui. Comment ne m’as-tu pas prévenue ?

EDMOND.

Je ne suis à Paris que de ce matin. Tu n’as pas été souffrante ? Je te trouve un peu pâlie.

SUZANNE.

Non. Je vais bien. J’étais inquiète seulement quand tes lettres étaient en retard. Tu ne m’as écrit que deux fois pendant ce mois-ci.

EDMOND.

J’ai eu toutes sortes d’occupations... D’abord, je ne suis pas resté le mois entier chez mon oncle, comme je le croyais. Il m’a fallu faire un voyage en Bretagne, pour affaires... J’ai perdu un procès que je comptais gagner.

SUZANNE.

Est-ce grave ?

EDMOND.

Ce n’est jamais très grave de perdre un procès. Ce qui l’est davantage, c’est l’ensemble de ma situation, qui ne se dessine pas très bien.

SUZANNE.

En quel sens ?... Si tu es gêné d’argent, tu aurais grand tort de me le cacher. Tu as dépensé beaucoup trop pour mon installation. Nous payons un loyer beaucoup trop cher aussi... Qu’ai-je besoin d’un salon ? Une chambre, une salle à manger, cela me suffirait largement.

EDMOND.

Je veux que tu te trouves bien chez toi.

SUZANNE.

Je déménagerai, ce sera plus raisonnable.

EDMOND.

Qu’est-ce que trois ou quatre cents francs par an de plus ou de moins ? Si je n’avais pas d’autres soucis...

SUZANNE.

Lesquels ? Dis, parle... Qu’y a-t-il ?

EDMOND, hésitant.

Rappelle-toi bien... Tu n’as jamais rencontré dans la rue, par hasard, une figure de connaissance ? Tu n’as pas été vue ?

SUZANNE.

Jamais... Je sors si peu. D’ailleurs, il n’y a aucune raison pour que quelqu’un de la famille vienne dans ce quartier... Est-ce qu’on a des soupçons ?

EDMOND.

Je le crains.

SUZANNE.

On parle de moi quelquefois, dis ?

EDMOND.

Oui, quelquefois.

SUZANNE.

Tes parents doivent être surpris que je ne leur écrive pas ?

EDMOND.

Ils commencent à l’être, en effet.

SUZANNE.

Madeleine, surtout. Je le lui avais tant promis, quand je suis partie.

Presque à mi-voix.

Ma petite Madeleine, je ne la reverrai peut-être plus !...

EDMOND, allant vers elle et la regardant, puis avec une légère brusquerie.

Tu n’as jamais correspondu avec elle ?

SUZANNE, s’éloignant.

Oh ! que me dis-tu ?... Comment une pareille pensée peut-elle te venir ?... J’écrirais à ta sœur en cachette, moi !

EDMOND, avec un certain soupçon.

Ce ne serait pas un crime.

SUZANNE.

Ce serait de ma part une véritable trahison. Sache que je me considérerais comme la dernière des filles si je te faisais le plus petit mensonge, à toi ! Ah ! c’est bien assez d’avoir menti à ta famille, de l’avoir trompée après tous les services qu’elle m’avait rendus, après l’hospitalité qu’elle m’avait donnée quand je suis restée seule ! Quelle faute j’ai commise ! Quelle action odieuse, et que mon amour pour toi n’excuse pas ! Il aurait mieux valu avouer tout, quitte à être chassée, jetée à la porte, comme je le méritais.

EDMOND.

C’eût été de la folie !

SUZANNE.

Non, c’eût été plus noble et plus digne que cette histoire louche que nous avons combinée... Va, va, ne crains rien, en aucune circonstance, ta famille n’entendra parler de moi. Oh ! l’idée que ta mère, que Madeleine, pourraient apprendre ce que j’ai fait, quelle honte ! En y pensant, j’ai la fièvre.

EDMOND.

Pourtant, il faut t’y attendre.

SUZANNE.

Chaque fois que je sors, je regarde autour de moi comme une voleuse.

EDMOND.

Il est fatal qu’on finisse par te rencontrer.

SUZANNE, réfléchissant.

Si je quittais Paris ? Si tu m’envoyais quelque part, en province, pas trop loin, de façon que tu puisses venir me voir souvent ?

EDMOND, avec un mouvement de joie, vite réprimé, mais qui n’échappe pas à Suzanne.

Tiens ! C’est une bonne idée !

SUZANNE, frappée du ton d’Edmond.

Ah !...

Lentement.

Oui, c’est une bonne idée.

EDMOND.

Mais, à faire cela, il faudrait le faire le plus tôt possible.

SUZANNE, le regard sur lui.

Tout de suite, si tu veux.

EDMOND.

Ma foi, c’est probablement ce qu’il y aurait de plus pratique et de...

Il la regarde à son tour.

Qu’as-tu donc ?

SUZANNE, après un silence, elle va près de lui et lui serre le bras.

Edmond ?

EDMOND.

Eh bien ?

SUZANNE, d’une voix changée.

Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui se passe ?

EDMOND, un peu troublé.

Mais rien...

SUZANNE.

Si, il se passe quelque chose, je viens de le sentir brusquement.

EDMOND.

Quel enfantillage ! Je ne m’occupe que de ta situation et de...

SUZANNE, l’interrompant.

Ne cherche pas à te rattraper. Je t’aime trop, je te connais trop ; le moindre de tes gestes, de tes regards, retentit en moi et m’éveille. Dis-moi ce que tu as à me dire, ce que tu es venu pour me dire.

EDMOND, riant avec affectation.

Mais, ma pauvre Suzanne...

SUZANNE, avec force.

Trop tard, Edmond, je t’assure qu’il est trop tard...

Elle le prend par le bras.

Viens, causons tranquillement, tu vois comme je suis calme...

Elle le fait s’asseoir et se penche vers lui.

Je t’écoute.

EDMOND.

Mais il n’y a rien, absolument rien, je te le répète.

SUZANNE.

Je t’en supplie, ne souris pas. Traite-moi sérieusement, gravement. Une jeune fille de vingt-deux ans, élevée comme je l’ai été et qui se donne à un homme de ton âge, sait ce qu’elle risque. Elle sait que son amant ne l’épousera jamais, car il n’avait qu’à demander sa main et il ne l’a pas fait. Je n’ai pas d’illusions de ce côté, tu vois... Ma faute, j’en suis responsable autant que toi, et quand il le faudra, j’en porterai la peine avec courage... Ne crains donc rien et parle !

EDMOND, se levant.

Je ne peux vraiment pas inventer une histoire pour te rassurer.

SUZANNE, avec une fébrilité croissante.

Edmond, Edmond... J’ai tout livré de moi, sans exiger aucun engagement, aucune promesse. Mais je te demande, en échange, de la franchise et de la loyauté. J’y ai droit, tu ne peux pas me les refuser.

Sur un geste d’Edmond.

Veux-tu que je te montre combien je suis préparée à tout ? Eh bien ! j’ai deviné depuis longtemps que tu ne m’aimes plus... Ne proteste pas, c’est inutile. Tu as cessé de m’aimer le jour où j’ai compliqué ton existence. Oh ! je n’oublierai jamais ton regard quand je t’ai appris... tu te rappelles ? Nous étions seuls dans le salon, près du piano ; ta mère et Madeleine étaient encore dans la salle à manger. Je me suis penchée vers toi et je t’ai dit à voix basse, en tremblant : « Je suis enceinte. » Tu es devenu très pâle et tu m’as serré le bras si fort que j’ai failli crier. C’était fini, tu me détestais.

EDMOND, haussant légèrement les épaules.

Si je t’avais détesté, je ne me serais pas conduit comme je l’ai fait.

SUZANNE.

Tu m’as loué un appartement, tu m’as donné de l’argent, mais je n’ai plus été pour toi qu’une femme entretenue. Mon amour, la franchise et la passion avec lesquelles je m’étais livrée, tout cela n’a plus compte. Et depuis la naissance du petit, depuis six mois, tu ne songes qu’à me fuir ; tu inventes mille prétextes pour ne pas venir ici... Tu vois qu’il ne te reste pas grand’chose à m’apprendre...

Elle se rapproche d’Edmond et doucement.

Tu ne veux plus de moi ? Je te gêne ?... Écoute, Edmond, si tu ne me dis pas à l’instant même ce que tu veux faire, tu es un lâche ! Aie pitié de moi, je t’en conjure ; profite de l’exaltation où je suis, tu me feras moins souffrir ! C’est cela, n’est-ce pas ! Tu ne veux plus de moi ?...

Un silence, puis brusquement.

Tu te maries ?... Ah ! j’ai compris... Oui, n’est-ce pas ? C’est ton mariage que tu venais m’annoncer !...

Elle le saisit par l’épaule et lui fait tourner le visage de son côté.

Oh ! c’est vrai ! c’est vrai ! tu te maries !...

Elle va s’asseoir lourdement sur un fauteuil.

EDMOND, la suivant et la prenant entre ses bras.

Ce qui est vrai, Suzanne, c’est que, quoiqu’il arrive, tu n’auras jamais à t’inquiéter ni de ton sort, ni de celui de ton enfant, de notre enfant. Cela, je te le jure.

SUZANNE, se levant.

Oh ! comme tu me connais peu, de ne pas oser me dire la vérité en face, au lieu de te la laisser arracher mot par mot. Me prends-tu pour une petite ouvrière qui se suicidera parce que son amant l’abandonne ? Je suis, Dieu merci, d’une autre race, et la souffrance ne m’effraye pas. Tu peux donc parler hardiment, nettement, comme si tu traitais une affaire dans ton cabinet.

EDMOND.

Oui, tu as raison. Expliquons-nous avec la plus grande franchise. Eh bien ! je suis obligé de prendre une décision immédiate, parce que je n’ai plus d’argent ! Comme avocat, je ne gagne presque rien encore ; chaque mois, j’en suis réduit à emprunter pour le donner ce qu’il faut ici. Dans un an, je serai criblé de dettes, ma position en deviendra plus difficile, et que ferons-nous alors ? Que deviendras-tu ? Iras-tu avouer la vérité à mon père ? Il te faudra choisir entre la gêne la plus rude et le scandale. Nous sommes dans une de ces situations qui, en se prolongeant, aboutissent fatalement à un désastre. Je t’épouserais demain que j’aurai contre moi toute ma famille ; bientôt, ce serait la détresse. La loi de l’argent est inexorable. Tout lui est soumis, même l’amour. Or, de l’argent, je n’ai pas aujourd’hui d’autre moyen de m’en procurer que le mariage : je me marie ! J’assurerai ton avenir, celui du petit, le plus largement que je pourrai ; tant que je vivrai, je serai ton ami et tu pourras compter sur moi... Regarde-moi, Suzanne, je ne mens pas.

SUZANNE.

Que tu mentes ou non, peu m’importe à présent. Tout le mal que tu pouvais me faire est fait ; tu ne m’en feras jamais davantage. Agis comme il te plaira, tu es libre, je ne te gênerai en rien... Tu prétends que tu n’abandonneras pas ton fils... c’est possible. Ce qui est plus sûr, c’est que moi, je ne l’abandonnerai pas !

EDMOND.

Je voudrais surtout, Suzanne, que tu ne doutasses pas de ma tendresse et de mon dévouement.

SUZANNE.

Ah ! non, Edmond, n’essaie pas de me consoler par des paroles banales qui doivent servir à tous les hommes. Tu te maries, – voilà le fait. Tu désires, pour l’acquit de ta conscience, être rassuré sur mon avenir... Je t’engage en outre ma parole que si ton mariage se défait, ce ne sera pas par ma faute. Tout est donc parfaitement arrangé. Maintenant, je t’en prie, laisse-moi seule, je suis fatiguée.

Au moment où Edmond se dispose à sortir, entre la bonne avec une carte.

LA BONNE, remettant la carte.

Ce monsieur est là.

SUZANNE, lisant la carte et faisant un petit mouvement de surprise, puis tendant la carte à Edmond.

Tiens !

EDMOND, regardant.

Mon oncle !...

Très agité.

Mon oncle ici !...

À Suzanne.

Voilà ce que je craignais... Je vais le recevoir ; c’est encore ce qu’il y a de plus prudent.

Elle sort par la droite. Edmond à la bonne.

Priez ce monsieur d’entrer.

Edmond reste seul une seconde. Jacques Tasselin entre immédiatement.

 

 

Scène III

 

EDMOND, JACQUES TASSELIN

 

JACQUES.

Ah ! ah ! C’est toi ?

EDMOND.

Je ne vous cache pas, mon oncle, que je suis stupéfait de vous voir ici, et même un peu plus que stupéfait.

JACQUES.

Tu ne m’attendais pas, avoue-le.

EDMOND.

J’espère que vous allez m’expliquer...

JACQUES.

Pourquoi je viens ?

EDMOND.

Oui, et aussi comment vous avez su que vous pouviez me rencontrer dans cette maison.

JACQUES.

Ça, ça n’est pas intéressant pour toi... un simple hasard... une lettre anonyme...

EDMOND.

Vous avez cette lettre anonyme ?

JACQUES.

Je l’ai brûlée.

EDMOND.

Ah ! Et pourquoi ne pas me l’avoir montrée quand vous l’avez reçue ?

JACQUES.

Je ne voulais pas t’inquiéter et je tenais d’abord à m’assurer si ce que contenait cette lettre était exact.

EDMOND.

C’est faux.

JACQUES, souriant.

Tu ne sais pas ce qu’il y a.

EDMOND.

Voyons, qu’y a-t-il ?

JACQUES.

Que tu es l’amant de Suzanne Tilier et que tu as un enfant d’elle.

EDMOND.

J’ai, en effet, une maîtresse ; mais ce n’est pas Suzanne Tilier.

JACQUES.

Pas de cachotteries avec moi, mon cher Edmond, je t’en prie... Il vaut mieux que je sois au courant, ne serait-ce que pour détourner les soupçons de ton père, si, par hasard, une dénonciation se produisait de ce côté.

EDMOND.

Vous avez raison.

JACQUES.

Alors, c’est vrai ?

EDMOND.

C’est vrai.

JACQUES.

Je ne te ferai pas de morale, mon cher ami.

Geste d’Edmond.

Car, avant de créer une situation pareille, tu as dû te rendre compte des conséquences et des responsabilités qu’elle entraîne.

EDMOND.

J’assurerai, en me mariant, la position de Suzanne et de l’enfant.

JACQUES.

Oui. Mais as-tu songé que cela pourrait être justement un obstacle à ce mariage ?

EDMOND.

Suzanne ne dira rien, j’en suis sûr.

JACQUES.

Elle, c’est possible, mais ton futur beau-père, crois-tu qu’il ne se permettra pas quelques petites observations ?

EDMOND.

Il faudrait qu’il sût...

JACQUES.

Eh ! mon pauvre ami, il saura ! T’imagines-tu que celui ou ceux qui m’ont averti, moi, ne l’avertiront pas, lui ? Il est évident que quelqu’un a intérêt à rompre ton mariage.

EDMOND.

Je voudrais bien savoir quel est le gredin qui se mêle de mes affaires !

JACQUES.

Il faut toujours s’attendre à ce que quelqu’un se mêle de vos affaires.

EDMOND, réfléchissant.

Serait-ce pour cela que monsieur Ramel a quitté Carville avant nous ?

JACQUES.

Méfie-toi.

EDMOND.

Je vais faire partir Suzanne en province, avec le petit, en manière de précaution.

JACQUES.

Tu feras bien.

EDMOND.

Vous ne l’avez pas vu, monsieur Ramel, depuis la lettre ?

JACQUES.

Non, mais agis comme s’il savait tout.

EDMOND.

Cela m’expliquerait certains détails, deux ou trois mots qu’il m’a dits, une attitude embarrassée, la dernière fois que je l’ai vu.

JACQUES.

Bah ! que le diable l’emporte !... S’il n’est pas content, on se passera de lui.

EDMOND.

Vous ne supposez pas que j’épouserai sa fille sans son consentement ?

JACQUES.

Non, mais tu en épouseras une autre.

EDMOND.

Comme vous y allez !

JACQUES.

Ah ça ! entre nous, est-ce que tu trouves ce mariage si avantageux ?

EDMOND.

Mais oui.

JACQUES.

Cent cinquante mille francs de dot.

EDMOND.

Deux cents !

JACQUES.

Peuh !

EDMOND, riant.

Vous avez mieux ?

JACQUES.

Je ne vois pas tout de suite... mais il me semble qu’en regardant autour de nous... Mademoiselle Bérot... Je cite au hasard.

EDMOND.

Elle est fiancée.

JACQUES.

Mademoiselle Méran...

EDMOND.

Elle est mariée depuis un mois, mademoiselle Méran ; vous n’avez pas la main heureuse.

JACQUES.

Et bien d’autres... Mademoiselle Piégoy...

EDMOND.

Mademoiselle Piégoy ?

JACQUES.

Je me suis laissé dire qu’elle avait un million de dot.

EDMOND, riant.

Sans compter le nom de son père... le vieux nom des Piégoy...

JACQUES.

Les femmes se marient précisément pour changer de nom.

EDMOND.

Merci bien. Mais on n’épouse les filles de ces gens-là que quand on ne peut pas faire autrement.

JACQUES, naïvement.

Alors, vraiment, Piégoy !... Notre conseiller municipal... ?

EDMOND.

Il est très gentil, mais c’est un individu absolument déconsidéré, taré...

JACQUES.

Es-tu certain ?

EDMOND.

Il a passé deux fois en correctionnelle.

JACQUES.

Il a été acquitté les deux fois.

EDMOND.

Deux acquittements valent une condamnation.

JACQUES.

Ce que je t’en dis !... Je me moque de Piégoy, tu penses bien. Mais j’avoue qu’il ne me déplaît pas.

EDMOND.

Parbleu ! à moi non plus... Il est pittoresque, il a de la verve.

JACQUES.

Et trois ou quatre millions de fortune.

EDMOND.

Tant que ça !

JACQUES.

Au moins... C’est un homme qui fera un jour quelque chose ; il a de l’avenir.

EDMOND.

Il a surtout un passé.

JACQUES.

Bah ! il a mal commencé sa vie, il la finira peut-être très honnêtement... Et, en matière d’honnêteté, c’est comme en matière de jeu : qu’importe qu’on perde en commençant, pourvu qu’on se rattrape à la fin !

EDMOND, riant.

Vous aviez raison de dire tout à l’heure que vous ne me faisiez pas de morale...

À la bonne qui est entrée sur ces derniers mots, bas.

Dites à Madame que je vais revenir...

Il sort avec Jacques Tasselin.

 

 

Scène IV

 

LA BONNE, SUZANNE, puis SUZANNE, seule

 

LA BONNE, allant à la porte de l’alcôve.

Madame...

SUZANNE, entrant.

Ils sont partis ?

LA BONNE.

Monsieur a dit qu’il allait revenir.

SUZANNE.

Bien.

Sort la bonne. Suzanne va s’asseoir sur un fauteuil.

Allons, soyons courageuse ! Qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je vais devenir ? Ça, par exemple, je serais curieuse de le savoir...

Se tournant vers l’alcôve

Pauvre petit ! Je lui raconterai tout ça quand je serai vieille, et ça lui sera peut-être bien égal.

Revient la bonne.

 

 

Scène V

 

SUZANNE, LA BONNE

 

LA BONNE.

C’est un monsieur qui désire voir Madame.

SUZANNE.

Qui ?

LA BONNE.

Monsieur Ramel... Il dit que Madame le connaît.

SUZANNE, cherchant.

Ramel... Oh ! mais c’est le père d’Henriette !... Que me veut-il ?

À la bonne.

Introduisez ce monsieur.

Sort la bonne.

Henriette ! C’est peut-être elle qu’il épouse...

Entre Ramel.

 

 

Scène VI

 

RAMEL, SUZANNE

 

RAMEL, s’avançant et s’inclinant.

Excusez-moi, mademoiselle... Je commence par vous promettre sur l’honneur que ma démarche auprès de vous n’est connue de qui que ce soit. Les raisons qui vous ont forcée de revenir à Paris ou à ne pas le quitter ont dû être graves. Il ne m’appartient pas de les discuter.

SUZANNE.

Je vous remercie en tous cas de votre discrétion, monsieur, et je vous écoute.

Elle fait signe à monsieur Ramel de s’asseoir.

RAMEL, s’asseyant.

Voici d’abord, – et je vous dois cette explication, – de quelle façon un peu bizarre j’ai été mis au courant de votre situation. Je me trouvais au casino de Carville, dans la salle de bal, avec ma fille et quelques personnes, entre autres mademoiselle Madeleine Tasselin, qui était votre amie aussi, je crois ?

SUZANNE.

Oui, monsieur. Après ?

RAMEL.

Je donnais justement le bras à Madeleine, et nous passions devant un groupe de trois messieurs dont l’un prononçait mon nom. Je les regardai instinctivement ; je ne les connaissais pas. Je n’attachai pas d’importance à cet incident ; mais, quelques minutes après, dans le tournoiement des invités et des danseurs, les trois mêmes messieurs se retrouvaient auprès de moi, et, très distinctement, prononcèrent mon nom encore une fois. Je prêtai l’oreille, et ce bout de conversation m’arriva : « Sait-il la liaison d’Edmond Tasselin et de Suzanne Tilier ? – Comment ! fit un autre, Suzanne Tilier n’est pas en Amérique ? – Elle est si peu en Amérique, reprit le premier, – que je l’ai rencontrée ; cet hiver rue Cardinet, sortant de la maison qui est au coin de la rue Legendre. »

SUZANNE.

C’est bizarre, en effet.

RAMEL.

Je m’éloignai, craignant que Madeleine, qui était à deux pas de moi, ne finisse par entendre ; je la reconduisis auprès de ses parents et je réfléchis. Ce n’était certainement pas le pur hasard qui avait placé à mon côté ces messieurs que je ne connaissais pas. Ils parlaient évidemment pour moi... On n’avait pas osé m’envoyer une lettre anonyme, ce qui est un moyen dont on se méfie toujours ; on m’avait fait assister à une conversation anonyme, ce qui est beaucoup plus adroit...

SUZANNE.

Je regrette vivement ce malentendu, monsieur. Les renseignements que l’on vous a donné d’une façon aussi singulière ne sont pas seulement malveillants, ils sont faux.

RAMEL.

Faux ?

SUZANNE.

Faux, de tous points.

RAMEL, soupçonneux.

Pourtant, – excusez-moi d’insister, – je sais qu’Edmond vient souvent vous voir.

SUZANNE.

Je ne le cache pas. Monsieur Edmond Tasselin a, je crois, de l’amitié pour moi ; je me suis confiée à lui en diverses occasions, et, tout à l’heure encore, il est venu me voir pour m’annoncer son mariage.

RAMEL.

Il est fiancé avec ma fille, en effet.

SUZANNE.

Je suis bien désolée d’avoir, à mon insu, failli le compromettre. Ce sont ses visites ici qui ont amené une confusion que je déplore, car elle aurait pu nuire à ce mariage.

RAMEL.

Cela l’aurait rompu tout à fait. Si ce que j’ai entendu avait été vrai, jamais ma fille n’épouserait monsieur Edmond Tasselin. J’ai sur certaines matières des principes avec lesquels nulle considération ne me fera transiger.

SUZANNE.

Heureusement, cette erreur ne pouvait être de longue durée...

Riant.

Moi, la maîtresse de monsieur Edmond !... Il faudra que je lui dise ça, quand je le verrai... Ah ! ah !

Elle continue à rire d’un rire qui devient peu à peu nerveux.

Nous en rirons ensemble.

RAMEL, prenant congé.

Voulez-vous me permettre, mademoiselle, de vous serrer la main. Et, encore une fois, je vous supplie de m’excuser ; mais, quand on entend affirmer une chose avec tant d’assurance...

SUZANNE.

Adieu, monsieur.

RAMEL.

Adieu, mademoiselle.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

EDMOND, SUZANNE

 

EDMOND.

C’est monsieur Ramel, n’est-ce pas ? Je l’ai aperçu qui descendait d’un fiacre. Alors, je suis remonté. Qu’est-ce qu’il t’a dit ? Il sait tout ?

SUZANNE.

Oui. On lui a raconté, je ne sais qui, que tu étais mon amant... Il est venu me demander si c’était vrai.

EDMOND.

Ah !

SUZANNE.

Mais, rassure-toi. Je lui ai répondu que c’était faux... Et il est parti convaincu qu’on t’avait calomnié... Il ne te refusera pas sa fille pour si peu.

EDMOND.

Tu t’es conduite, Suzanne, avec une générosité qui fait de moi ton obligé pour la vie.

SUZANNE.

Tu es content, c’est l’essentiel.

EDMOND.

Quoi qu’il arrive, j’aurai toujours pour toi l’affection la plus tendre.

SUZANNE, sans répondre.

Que t’a dit ton oncle ?

EDMOND.

Rien de grave.

SUZANNE.

Tant mieux.

EDMOND.

À propos, la nourrice est rentrée.

SUZANNE.

Ah !

Elle va à la porte de droite. Edmond la suit. Quand ils ont disparu tous les deux, la porte de gauche s’ouvre. La bonne entre et introduit Madeleine.

 

 

Scène VIII

 

EDMOND, MADELEINE

 

EDMOND.

Toi ? Que viens-tu faire ici ?

MADELEINE.

Je viens voir Suzanne.

EDMOND, brusquement.

Suzanne n’habite pas Paris.

MADELEINE.

Pardon, je sais qu’elle y est.

EDMOND.

Comment le sais-tu ?

MADELEINE.

Je l’ai appris par des gens qui le disaient devant moi, il y a quelques jours.

EDMOND.

Je n’en crois rien.

MADELEINE.

Cela est pourtant.

EDMOND.

Quel mensonge as-tu raconté chez nous pour pouvoir venir toute seule dans cette maison ?

Silence de Madeleine.

Tu te rends coupable d’un véritable espionnage. De quel droit te mêles-tu de mes affaires ?

MADELEINE.

Je ne m’en mêle pas. C’est l’affection seule que j’ai pour Suzanne qui m’a fait accourir ici, lorsqu’un hasard m’en a appris son adresse. Tu te mariais ; j’ai deviné sa désolation, la solitude affreuse où elle allait rester, j’ai senti quelle avait peut-être besoin d’une amie. Voilà pourquoi je suis venue, pas pour autre chose.

EDMOND.

Et qui te dit que Suzanne veuille le revoir ?

MADELEINE.

J’en suis sûre.

EDMOND.

Comment ne sens-tu pas, au contraire, que tu t’exposes à la blesser cruellement ?

MADELEINE.

En quoi ? Quand nous aurons causé cinq minutes, elle comprendra que je l’aime toujours et qu’elle peut avoir confiance en moi !

EDMOND.

C’est inouï de ne pas te rendre compte que tu mettrais Suzanne dans la position la plus pénible et la plus humiliante !...

MADELEINE.

Je me charge de ne pas l’humilier. Dis-lui seulement que je suis là et que je désire la voir. Si elle refuse, je ne ferai plus aucune tentative, et, sois tranquille, votre secret ne courra pas les rues avec moi. Mais je veux, avant de m’en aller, lui faire savoir que je suis à côté d’elle et quelle n’a qu’à ouvrir une porte pour m’embrasser.

EDMOND, d’une voix moins dure.

C’est impossible, Madeleine, je te l’assure. Un de ces jours, je t’expliquerai tout cela ; mais, sois bien convaincue que ta présence ne peut être d’aucune utilité à personne, au contraire.

MADELEINE.

Je t’avertis, Edmond, que si tu m’empêches aujourd’hui de voir Suzanne, je reviendrai jusqu’à ce que je la rencontre.

EDMOND.

Non, ma petite Madeleine, tu ne reviendras pas, du moins, je l’espère ; car je vais te prier, entends-moi bien, te prier de t’en tenir là ! Voyons, sois raisonnable et va-t’en. Réfléchis à ce que cette démarche a de grave et d’anormal pour une jeune fille de ton âge.

MADELEINE.

J’ai réfléchi avant de la faire... Je me suis bien interrogée sur les conséquences qu’elle pouvait avoir et sur les véritables sentiments qui me l’inspiraient.

EDMOND.

Je crains un peu pour toi que ce ne soit tout simplement la curiosité, le goût du romanesque et de l’imprévu...

MADELEINE.

Tu te trompes... Tu me juges mal, tu m’as toujours jugée très mal... Mais, que m’importe ? Je suis rassurée par ma conscience. Maman m’a appris, – et je lui en garde une reconnaissance ardente, – à ne pas me conduire uniquement d’après les habitudes et les préjugés courants ; à ne pas m’en rapporter, sans réserve, à l’opinion d’autrui, et à tenir compte surtout de la mienne.

EDMOND.

T’a-t-elle conseillé aussi de faire des visites clandestines ? de mentir à ton père et à ta mère ?

MADELEINE.

Qui te dit que je leur mentirai ?

EDMOND.

Apprends, Madeleine, que si tu commettais la moindre indiscrétion, tu me ferais une injure mortelle.

Changement de ton et prenant les mains de Madeleine.

Est-il possible, ma petite Madeleine, qu’un frère et une sœur se parlent comme nous le faisons ! Nous sommes donc ennemis ?

MADELEINE.

Non, certes, mon cher Edmond ! Ah ! si tu essayais de me montrer un peu de confiance, un peu de considération, je ne serais pas longue à t’aimer profondément ! Je souffre beaucoup, je te jure, de nous sentir si loin l’un de l’autre... Un seul mot de toi nous rapprocherait à jamais.

EDMOND.

Je t’aime bien, ma petite sœur, n’en doute pas...

MADELEINE.

Voici une occasion où nos deux cœurs pourraient se réunir. Au lieu de vouloir que je m’en aille, Edmond, va-t’en toi-même. Laisse-moi seule avec Suzanne et aie confiance en moi... Je suis capable, crois-le bien, de garder ton secret, même pour nos parents.

EDMOND, réfléchissant.

Non, petite sœur, et cette fois-ci non, et très définitivement non... Je prends mon chapeau et je t’accompagne ; nous allons sortir ensemble...

MADELEINE, tristement.

Tant pis !

EDMOND.

Et tu renonces, j’aime à le croire, à cette idée de revenir ?

MADELEINE.

Non.

EDMOND.

Tu reviendras ?

MADELEINE.

Oui.

EDMOND, avec colère.

Mais, ma parole, il y a là un manque de pudeur qui est vraiment scandaleux !

MADELEINE.

T’es-tu bien préoccupé de ma pudeur, lorsque, pendant des mois, tu as fait la cour à Suzanne, à mon côté, sous mes yeux ? Elle en rougissait elle-même et n’osait plus me parler de toi... Tu la poursuivais partout ; je t’ai vu l’embrasser malgré elle, lui prendre la main... Qui sait ce que tu lui disais à l’oreille, si près de moi que j’étais obligée de reculer pour ne pas entendre ? Ah ! tu te souciais bien de ma pudeur, à ces moments-là ! Et un beau jour, quand j’étais bien convaincue que vous alliez vous marier, Suzanne m’annonce en sanglotant qu’elle part pour l’Amérique ! Et, un an après, tu en épouses une autre ! Et tu ne veux pas que j’aie compris quelque chose, si peu que ce soit ?... Ah ! non, véritablement, tu en demandes trop aux jeunes filles !

EDMOND, très pâle.

En voilà assez ; je n’ai pas besoin de tes leçons et de tes observations... je connais mon devoir et ce que mon honneur me commande de faire.

MADELEINE.

Le devoir, l’honneur !... des mots à qui on fait dire tout ce qu’on veut, comme aux perroquets !

EDMOND, il a mis son chapeau sur la tête et conduisant Madeleine à la porte.

Sortons !

MADELEINE.

Vas-tu me chasser ?

EDMOND.

Je veux que tu sortes, entends-tu ; je suis ici chez moi !

MADELEINE, appelant.

Suzanne !

EDMOND.

Ah ça ! veux-tu le taire !

Il l’entraîne à la porte, par le bras. Entre Suzanne.

 

 

Scène IX

 

EDMOND, MADELEINE, SUZANNE

 

SUZANNE, entrant et apercevant Madeleine.

Toi ! Madeleine !

MADELEINE, allant se jeter dans ses bras.

Suzanne ! ma chère Suzanne !

Se retournant vers son frère.

Tu vois qu’il n’y a pas de mal.

EDMOND, avec menace.

Nous verrons bien !

Il sort rapidement.

 

 

Scène X

 

MADELEINE, SUZANNE

 

SUZANNE.

Est-ce possible ? Toi ici ?

MADELEINE.

Par exemple, j’ai eu de la peine. Il a fallu le hasard... Ah ! tu te caches bien ! C’est vrai que tu ne voulais plus me voir ?

SUZANNE.

Je ne voulais plus te voir, je ne voulais plus voir personne.

Elle a une crise de larmes et va s’asseoir sur le canapé.

MADELEINE, la prenant entre ses bras.

Ne pleure plus... Nous nous sommes retrouvées, c’est l’important, n’est-ce pas ? Ne cache pas ta figure, regarde-moi.

SUZANNE, la figure dans les mains.

Oh ! je n’ose pas... Qu’est-ce que tu penses ?

MADELEINE.

J’ai pensé que tu devais être malheureuse, ma pauvre Suzanne, voilà tout. Ce n’est pas à moi à juger ta conduite... Va, tu peux tout me dire, et je ne suis pas une petite hypocrite à qui l’on a appris à faire l’ignorante et qui baisse les yeux au moindre mot.

SUZANNE, se tournant vers elle.

Que de fois j’ai été sur le point de t’écrire !

MADELEINE.

Voilà ce que tu aurais dû faire ! C’est ce qui m’étonnait le plus, de ne pas recevoir de lettres de toi...

SUZANNE.

Edmond me l’avait défendu avec tant de force, tant d’insistance !

MADELEINE.

Ça ne m’étonne pas.

SUZANNE.

Qu’as-tu dit à ta mère, quand tu es sortie ?

MADELEINE.

J’avais de la musique à acheter ; seulement... dame ! en rentrant tout à l’heure, je serai bien obligée de faire un mensonge ; ça, c’est le plus grave... Enfin ! J’ai pris un fiacre près de chez nous et j’ai dit au cocher : « Rue Cardinet, au coin de la rue Legendre. » C’est l’adresse que j’avais surprise à Carville dans la salle de bal, entendant des gens qui parlaient de toi.

SUZANNE.

Ah ! oui...

MADELEINE.

Je songeais en route : « Pourvu que Suzanne soit là sous son nom !... » Sans ça, il m’aurait fallu faire un tas de recherches... Je t’ai trouvée tout de suite... Quelle chance !

SUZANNE.

Je suis bien heureuse aussi de t’avoir revue, avant de nous quitter tout à fait.

MADELEINE.

Comment ! nous quitter... ?

SUZANNE.

Je vais partir...

MADELEINE.

Mais, pas du tout ! Voilà une idée... je ne veux pas que tu partes...

SUZANNE.

Il le faut pourtant...

MADELEINE.

Jamais, tu m’entends... Ça, par exemple !

SUZANNE.

Edmond se marie ; il vaut mieux que je disparaisse.

MADELEINE.

Tu sais qui il épouse ?

SUZANNE.

Oui.

MADELEINE.

Cette petite niaise d’Henriette... Henriette Ramel, tu te la rappelles... On ne peut pas dire qu’elle soit laide, mais elle est purement insignifiante. Ah ! on ne s’amusera pas beaucoup dans ce ménage-là, et ça m’étonnerait si on m’y voyait souvent ! – Au lieu de prendre une fille intelligente, courageuse et belle comme toi ! Il n’aime pas Henriette ; il l’épouse pour sa dot, pour des questions de relations, d’argent... C’est honteux... mais c’est encore plus bête.

SUZANNE.

Il est libre : je ne le gênerai en rien, je le lui ai promis.

MADELEINE.

Va, tu as raison. Laissons-le faire. – Puis, voici à quoi je pense... Dès qu’il sera marié et qu’on ne pourra plus t’accuser de vouloir te venger de lui, j’avouerai tout à ma mère... c’est ce qu’il y a de plus simple... Elle est si bonne, elle a tant d’indulgence et de raison... Elle te pardonnera, et nous trouverons une combinaison pour ne plus nous quitter.

SUZANNE.

Ce serait trop beau, ma pauvre Madeleine ; mais c’est, hélas ! aussi impossible que de supprimer le passé... Et quoique j’aime ta mère de tout mon cœur, j’aimerais mieux mourir de faim que de paraître devant elle.

MADELEINE.

Elle viendrait te voir elle-même, si elle apprenait que tu es ici.

SUZANNE.

Oh ! quand je songe à mon départ de chez toi, à la honteuse comédie qu’Edmond m’a forcée à jouer !...

MADELEINE.

Ce n’est pas de ta faute.

SUZANNE.

Non, je ne pourrai jamais oublier cela... Mes bagages tout préparés comme pour un voyage lointain, ta mère et toi qui m’avez accompagnée jusqu’à la gare... mon départ pour le Havre... la dépêche que je vous ai envoyée de là-bas... que de lâchetés ! que de mensonges ! Puis, mon retour à Paris. Et alors les inquiétudes et les soupçons qui ont commencé... Non ! non ! vois-tu, c’est bien fini ! Je ne veux plus même en parler...

Changeant de ton.

Et toi, Madeleine, tu ne me racontes rien de ta vie ?... Maurice ?...

MADELEINE.

Maurice ! Je ne l’ai pas vu depuis deux mois... Personne ne sait ce qu’il devient.

SUZANNE.

Où est-il ?

MADELEINE.

À Paris, probablement. Il a perdu sa place au ministère. Il doit chercher de l’argent, se débattre. Je veux être sa femme et je ne sais pas s’il y a de quoi manger...

SUZANNE.

Est-ce que ta famille s’oppose ?...

MADELEINE.

Que Maurice revienne seulement, je me charge bien d’obtenir le consentement de mon père. Nous sommes encore quelques jeunes filles qui ne cherchons pas uniquement l’argent dans le mariage.

SUZANNE.

Alors, toi non plus, tu n’es pas heureuse ?

MADELEINE.

Non, et tu vois que si j’essaye de te consoler, il faudra que tu me consoles aussi ; à présent, c’est assez de larmes, examinons bien la situation et soyons pratiques. Nous disons que tu vas rester toute seule.

SUZANNE.

Toute seule, avec le petit.

MADELEINE, étonnée.

Quel petit ?

SUZANNE, souriant.

Mais, l’enfant.

MADELEINE.

L’enfant ?... Quel enfant ?

SUZANNE.

Le mien.

MADELEINE, avec un cri.

Tu as un enfant ?

SUZANNE.

Comment, tu ne le savais pas ?

MADELEINE.

Mais non... Je savais bien que tu étais... l’amie d’Edmond ; que tu partais... avec lui... mais l’enfant !... Comment aurais-je deviné que tu avais un enfant ? Ah ! que tu es gentille ! Je t’aime encore plus ! – Est-ce une fille ou un garçon ?

SUZANNE.

Un garçon.

MADELEINE.

Il est ici ? montre-le-moi vite.

SUZANNE.

La nourrice vient de le coucher...

Elle désigne la porte du fond.

Il doit dormir.

MADELEINE.

Je ne le réveillerai pas, je te le promets. Je voudrais seulement le voir. Un enfant de toi et de mon frère ! Mais je suis sa tante, après tout, à ce monsieur.

SUZANNE, allant au fond.

Chut !

Elle ouvre la porte du fond. On aperçoit le berceau.

Regarde !

MADELEINE, s’approchant sur la pointe des pieds.

Voyons... Oh ! qu’il est beau !... Il te ressemble bien plus qu’à Edmond.

Elle se penche sur le berceau, embrasse le petit et revient en scène en disant.

Je ne l’ai pas réveillé.

SUZANNE.

Fermons la porte, maintenant.

Elle referme la porte de l’alcôve.

MADELEINE.

Comment s’appelle-t-il ?

SUZANNE.

Pierre.

MADELEINE.

Est-il baptisé ?

SUZANNE.

Pas encore.

MADELEINE.

Nous le baptiserons, je serai sa marraine.

Prenant la main de Suzanne et avec une lenteur décidée.

Écoute-moi, Suzanne, Edmond criera tant qu’il voudra, je ne te laisserai pas partir. Ce petit a une famille, la nôtre : il ne faut pas l’en séparer. Comment m’y prendrai-je ? Je l’ignore. Mais je réussirai... Qui nous donnerait de l’espérance, si ce n’était pas un bel enfant comme ça ?

SUZANNE.

Oh ! Madeleine... chère, chère Madeleine !... Mon amie !...

MADELEINE, gravement.

Je ne suis pas ton amie, je suis ta sœur.

 

 

ACTE III

 

Chez Jacques Tasselin.

Grand bureau, meublé, en partie, avec des meubles de salon, donnant sur une galerie. Galerie séparée du bureau par une porte roulante. À droite, en rotonde, une petite porte, à peine visible ; grande porte d’entrée, au fond. Contre la porte, un petit téléphone d’appartement. Grand bureau Empire, à droite.

Au lever du rideau, on n’aperçoit pas la galerie.

 

 

Scène première

 

MAURICE, GORGET puis JACQUES

 

Au lever du rideau. Gorget, vieil employé, type avec lunettes, plume derrière l’oreille, arrange sur le bureau Empire des lettres et des papiers, tout eu causant avec Maurice.

GORGET.

Monsieur Tasselin vous a donné rendez-vous, mon cher monsieur Vernot ?

MAURICE, col de la redingote cachant la chemise. Air besogneux.

À trois heures.

GORGET.

Vous êtes sûr que c’est pour aujourd’hui ?

MAURICE.

Parfaitement sûr. Monsieur Tasselin a même donné l’ordre de m’introduire dans son cabinet.

GORGET.

Attendez-le, alors.

Le regardant.

Et les affaires, mon cher monsieur Maurice, comment vont-elles, les affaires ?

MAURICE.

Mal.

GORGET.

Ah ! ah !... En effet, je me suis laissé dire que vous aviez quitté le ministère.

MAURICE.

C’est vrai.

GORGET.

Et où êtes-vous, maintenant ?

MAURICE.

Nulle part.

GORGET.

Vous cherchez une place ?

MAURICE.

Oui, mon pauvre Gorget, je cherche une place... Il n’y a rien de libre ici ?

GORGET.

Je ne vois pas... Nous aurions plutôt trop d’employés. Et puis, vous ne connaissez pas la banque ?

MAURICE.

J’apprendrai.

GORGET, hochant la tête.

Heu !... Et, en attendant, j’ai comme un soupçon que vous n’avez pas le sou.

MAURICE.

Vous l’avez dit.

GORGET, paternel.

À votre âge, ce n’est pas grave...

MAURICE.

C’est grave à tous les âges.

GORGET, à son oreille et d’un air sentencieux.

Il vaut mieux n’avoir pas d’argent que d’en avoir trop.

MAURICE, souriant.

Pourtant, à l’heure des repas...

GORGET, même jeu.

Il vaut mieux ne pas dîner que de dîner deux fois... Voilà quarante ans que je suis employé, tantôt chez un banquier, tantôt chez un autre. J’ai vécu toute ma vie au milieu de gens qui jonglaient avec des millions. Eh bien ! j’ai remarqué une chose : quand on a trop d’argent, c’est comme quand on a trop de sang. Il se produit un phénomène analogue à celui de l’apoplexie...

La petite porte de droite s’ouvre. Entre Jacques, un peu nerveux, visiblement.

Voici monsieur Tasselin.

JACQUES, à Maurice.

Ah ! c’est vous, mon ami ?... Un instant, vous permettez...

Il lit les lettres que lui tend Gorget.

GORGET, bas, à Maurice.

Si c’est pour lui emprunter de l’argent, ne vous gênez pas devant moi.

JACQUES, après avoir déchirer nerveusement deux ou trois lettres.

Gorget ?

GORGET.

Patron ?

JACQUES.

Piégoy n’est pas encore venu ?

GORGET.

Non, patron.

JACQUES, même jeu.

A-t-on passé chez lui ?

GORGET.

Oui, il était sorti.

JACQUES.

Ah !

Sonnette du téléphone.

GORGET, s’avançant vers le téléphone.

Attendez...

JACQUES.

C’est le caissier qui m’appelle...

Il va au petit téléphone d’appartement.

Allô !... C’est vous ?... Bon ! Aujourd’hui ?... Je sais bien que c’est aujourd’hui... Combien déjà ? Je ne me rappelle pas exactement... Quarante et un mille... Je vais vous envoyer la somme... Est-ce tout ce qu’il y a à payer ? Bon !

Il ferme le téléphone. Se tournant vers Maurice.

Dites-moi, mon cher ami, je suis terriblement occupé pour le quart d’heure ; nous n’aurons jamais le temps de causer...

MAURICE.

Je reviendrai un autre jour, monsieur Tasselin ; je ne veux pas vous déranger.

JACQUES.

Mais non... revenez simplement dans une heure ou une heure et demie... à la fermeture du bureau.

MAURICE.

Comme vous voudrez.

JACQUES.

À tout à l’heure donc, mon ami ; à tout à l’heure.

Il le reconduit jusqu’à la porte du fond.

 

 

Scène II

 

JACQUES, GORGET

 

JACQUES.

Tu es allé à la Bourse ?

GORGET.

J’en arrive.

JACQUES.

Sait-on quelque chose ?

GORGET.

Vaguement.

JACQUES.

Qu’est-ce que tu as entendu ?

GORGET.

Des bruits... Nertany disait au milieu d’un groupe : « Je crois que Tasselin est fichu ! »

JACQUES.

Ce fripon !

GORGET.

Enfin, où en sommes-nous ?

JACQUES, avec un soupir.

Ah ! mon vieux Gorget !...

GORGET.

Vous savez bien que vous pouvez tout me dire, à moi... Voilà presque vingt ans que je suis avec vous... Êtes-vous fichu, oui ou non ?

JACQUES.

Pas encore. Voici la situation exacte. Depuis trois jours, j’ai remboursé sans sourciller trois cent quatre-vingt mille francs. Cela a redonné une certaine confiance. Quand on a vu que je remboursais à caisse ouverte, il y a eu un arrêt. Aujourd’hui, je n’ai qu’un seul paiement à faire : quarante et un mille francs.

Touchant un portefeuille.

Si on vient les chercher, ils sont là.

GORGET.

Bien.

JACQUES.

Mais, après cela, je suis épuisé... plus rien... que des affaires dont quelques-unes sont excellentes, mais pour lesquelles il me faut du temps, de la tranquillité...

GORGET.

Et de l’argent.

JACQUES.

Donc, pas d’illusion. Si je ne trouve pas cinq ou six cent mille francs aujourd’hui ou demain, c’est le saut... la fin. Heureusement, les cinq ou six cent mille francs, je crois que je les tiens.

GORGET.

Ah !

JACQUES.

Tu connais Piégoy ?

GORGET.

L’homme des cercles ?

JACQUES.

Oui.

GORGET.

Je le connais un peu... Il vous a promis ?...

JACQUES.

Sous certaines conditions qui vont se réaliser... C’est ma dernière ressource ; si elle me manque, il ne me reste plus qu’à me faire sauter la cervelle.

GORGET.

C’est gai.

Hésitant.

Est-ce que la fortune de votre frère est compromise dans cet... accident ?

JACQUES, portant la main à son front, d’une voix sourde.

Eh ! oui... et c’est cela qui m’affole, qui me torture le plus ! Trois cent mille francs ! Dans le suprême effort que j’ai fait l’autre jour, je les ai trouvés, ces trois cent mille francs, je les ai eus à un moment donné dans mon portefeuille. J’avais envie d’aller les lui rendre. Mais c’était renoncer à la lutte, m’abandonner sans rémission, perdre tout espoir de me refaire...

GORGET.

C’eut été de la démence ! Ce pauvre monsieur Tasselin ! Il serait plutôt amusant à voir, s’il assistait à notre conversation.

JACQUES, sévèrement.

Tâche de ne pas dire des sottises, je te jure.

GORGET.

Si on ne peut plus plaisanter...

JACQUES.

Pas là-dessus.

GORGET.

Bon ! bon ! D’ailleurs, puisque nous avons Piégoy...

Tirant un étui de sa poche.

Vous permettez que j’allume une cigarette ?

JACQUES.

Va.

GORGET.

En voulez-vous une ?

JACQUES.

Merci. En être arrivé là, moi !

GORGET, à mi-voix.

C’était inévitable...

JACQUES, haussant les épaules avec colère.

Inévitable !... C’est-à-dire que j’ai été victime depuis six mois de fatalités inouïes et dont il n’y a pas d’exemple.

GORGET.

En quelques années, vous aviez gagné cinq millions... C’était trop de chance. Or, qu’est-ce que la chance ? C’est un vol inconscient. Il est donc assez juste qu’elle soit punie un jour comme le vol.

JACQUES.

Tu as des théories stupides.

GORGET.

Elles sont le résultat d’une expérience financière de plus de trente ans. Tout homme est capable d’absorber une quantité d’argent déterminée. Lorsqu’il la dépasse, il est étouffe infailliblement. Vous n’étiez pas capable de supporter cinq millions, voilà ce que cela prouve... Moi, si j’avais plus de trois cents francs par mois à dépenser, je serais perdu.

JACQUES.

Imbécile ! Tes conseils, heureusement, sont meilleurs que tes théories.

GORGET.

Et c’est aujourd’hui qu’il doit vous donner sa réponse, Piégoy ?

JACQUES, tirant sa montre.

J’ai rendez-vous ici avec lui dans une demi-heure.

Entre un domestique par le fond.

LE DOMESTIQUE.

Madame fait demander si l’on peut ouvrir la porte de la galerie, comme tous les jeudis.

Il désigne la baie de gauche.

JACQUES.

Pas encore, dans un instant.

LE DOMESTIQUE.

Madame fait demander aussi si elle ne dérangerait pas Monsieur en venant lui parler.

JACQUES.

Du tout. Qu’elle vienne.

Le domestique sort.

GORCET.

Je vous laisse, alors, patron.

JACQUES.

Va faire un tour dans les bureaux ; et puis, tiens... réponds à ces lettres.

Il lui remet deux ou trois papiers. Hortense entre par le fond, pendant que Gorget sort par la petite porte de droite.

 

 

Scène III

 

JACQUES, HORTENSE

 

HORTENSE.

Je ne vous dérange pas, mon ami ?

JACQUES.

D’autant moins, ma chère, que j’ai aussi quelque chose à vous dire. Je vous écoute.

HORTENSE.

Non, commencez vous-même.

JACQUES.

Après vous.

HORTENSE.

Vous devez vous douter un peu de ce que j’ai à vous dire ?

JACQUES.

Vous n’avez plus d’argent ?

HORTENSE.

Pas l’ombre. Vous avez l’habitude de me donner, au commencement de chaque hiver, un petit supplément de fonds.

JACQUES.

Mais nous sommes au mois d’octobre. L’hiver n’est pas commencé.

HORTENSE.

Il l’est pour moi.

JACQUES.

Ah ! Et de combien avez-vous besoin ?

HORTENSE.

Vingt mille, à peu près.

JACQUES, avec un haut-le-corps.

Vous dites ?

HORTENSE.

Vingt mille, en chiffres ronds ; mais, en réalité, dix-neuf mille huit cents et quelques francs me suffiraient.

JACQUES.

Vous êtes folle ! Pardon, ma chère, mille pardons... Mais je croyais qu’il s’agissait de deux ou trois billets de mille. Comment, avec votre budget, avez-vous pu faire vingt mille francs de dettes en moins d’un an ?

HORTENSE.

Que voulez-vous que je fasse ?

JACQUES.

Ne plaisantez pas. Il n’y a pas de quoi, je vous assure.

HORTENSE.

J’ai eu, à diverses reprises, des dettes beaucoup plus fortes et vous ne m’en avez pas tant dit.

JACQUES, à mi-voix.

Autrefois n’est pas aujourd’hui.

HORTENSE.

Quelle différence voyez-vous ? Expliquez-la-moi ; je ne demande pas mieux qu’à me laisser convaincre.

S’asseyant.

Que se passe-t-il ?

JACQUES, hésitant.

Rien... Oh ! rien...

HORTENSE.

Ah !

JACQUES.

Rien de grave, enfin.

HORTENSE.

Vous êtes toujours content de vos affaires ?

JACQUES.

Mais toujours.

HORTENSE.

Comme par le passé ?

JACQUES.

Comme par le passé. N’ayez aucune inquiétude.

HORTENSE.

À propos de quoi en aurais-je ? Vous ne m’avez jamais rien confié, même de nos intérêts communs. Vous seriez ruiné un de ces jours, – c’est une simple supposition, – je suis convaincue que j’apprendrais cet événement par le concierge.

JACQUES.

Rassurez-vous sur ce point.

HORTENSE.

Alors, tout va bien ?

JACQUES.

À merveille.

HORTENSE.

Je ne demande pas mieux, remarquez. – Et mon argent ?

JACQUES.

Vous l’aurez.

HORTENSE.

Quand ?

JACQUES.

Un de ces jours... Et si je me suis permis, ma chère, de vous faire quelques observations, c’est que, dans les situations même les plus brillantes, vingt mille francs de plus ou de moins représentent quelque chose.

HORTENSE.

Il n’y a rien de tel que de s’entendre, mon ami, et d’avoir confiance l’un dans l’autre. Je vous promets à l’avenir de faire attention. À votre tour... Je vous écoute.

JACQUES.

Ah !... Eh bien ! ma chère, j’attends monsieur Piégoy cet après-midi, dans un instant.

HORTENSE.

Monsieur Piégoy, le directeur du casino de Carville ?

JACQUES.

En personne... Et il me serait agréable que vous l’invitiez à dîner demain ou après-demain, ainsi que mademoiselle Gabrielle, sa fille.

HORTENSE.

Bon.

JACQUES.

Cela ne vous ennuie pas ?

HORTENSE.

Du tout !

JACQUES.

Vous êtes étonnée ?

HORTENSE.

En aucune façon. Monsieur Piégoy est un homme charmant ; c’est notre voisin de campagne, sa fille est fort distinguée, il est bien naturel que nous dînions ensemble.

JACQUES.

Il n’y a pas d’autre raison.

HORTENSE.

Cela saute aux yeux. Nous ne serons que nous quatre à ce dîner ?

JACQUES.

Nous quatre... À moins que je n’invite aussi Edmond.

HORTENSE.

Votre neveu ?

JACQUES.

Oui.

HORTENSE, flegmatiquement.

Invitez-le donc... Désirez-vous que je lui écrive ?

JACQUES.

Je m’en charge...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Piégoy.

JACQUES.

Faites entrer.

Le domestique sort. À Hortense.

Je n’ai pas besoin de vous prier de faire cela le plus gracieusement du monde.

HORTENSE.

C’est toujours comme ça que j’invite.

Entre Piégoy.

 

 

Scène IV

 

JACQUES, HORTENSE, PIÉGOY

 

PIÉGOY, à Hortense.

Tous mes hommages, madame... Bonjour, Tasselin...

HORTENSE.

J’allais justement vous écrire, monsieur Piégoy.

PIÉGOY.

À moi, madame ?

HORTENSE.

Voulez-vous me faire l’amitié de venir dîner un de ces jours à la maison, avec mademoiselle Gabrielle ?

PIEGOY, regardant Jacques.

Un de ces jours ?

HORTENSE.

Demain, par exemple, si vous étiez libre.

JACQUES.

Tout à fait dans l’intimité, mon cher Piégoy ; il n’y aura que mon neveu Edmond et nous.

PIÉGOY, à Hortense.

Mais, madame, avec le plus grand plaisir.

HORTENSE, lui tendant la main.

Alors, nous comptons sur vous ?

PIÉGOY.

Trop flatté, madame.

HORTENSE.

Au revoir, monsieur Piégoy.

PIÉGOY.

À demain, madame.

 

 

Scène V

 

JACQUES, PIÉGOY

 

PIÉGOY.

Il y a donc du nouveau ?

JACQUES.

Oui, tout va à merveille. Je suis allé hier chez mademoiselle Tilier. Vous étiez bien informé, Piégoy.

PIÉGOY.

N’est-ce pas ?... Et vous avez vu mademoiselle Tilier ?

JACQUES.

Non, mais j’ai rencontré mon neveu.

PIÉGOY.

Chez elle ?

JACQUES.

Parfaitement.

PIÉGOY.

Ah ! ah !... Il a été étonné ?

JACQUES.

Assez...

PIÉGOY.

Comment avez-vous expliqué votre démarche ?

JACQUES.

Par l’intérêt que je lui porte, – qui, d’ailleurs, est très réel, – par le désir d’éviter, si c’est possible, un scandale à la veille de son mariage.

PIÉGOY.

Et ensuite ?

JACQUES.

Ensuite, je lui ai appris que son futur beau-père était, aussi bien que moi, au courant de sa situation.

PIÉGOY.

Il a dû bondir ?

JACQUES.

C’est un garçon qui ne bondit pas pour si peu... Bref, je lui ai démontré que, dans ces conditions, son mariage avec mademoiselle Ramel était fort compromis.

PIÉGOY.

Qu’est-ce qu’il disait ?

JACQUES.

Il réfléchissait... Alors, par la marche naturelle de la conversation, j’ai été amené à lui parler de vous.

PIÉGOY.

Bon !

JACQUES.

Et j’ai constaté avec joie qu’il avait la plus grande estime pour votre intelligence, mon cher Piégoy.

Il lui tape sur l’épaule.

PIÉGOY.

Ne nous attendrissons pas, Tasselin.

JACQUES.

Le voyant en si bonnes dispositions, je l’ai invité à dîner avec vous et votre fille. Il a accepté, nous sommes sortis ensemble. Mais, ce n’est pas tout. Figurez-vous qu’en tournant la rue Cardinet, nous avons aperçu monsieur Ramel...

PIÉGOY.

Qui se rendait chez mademoiselle Tilier ?

JACQUES.

Vous l’avez dit. Edmond est remonté aussitôt chez Suzanne, et moi, je suis parti. A-t-il vu monsieur Ramel ? l’a-t-il évité ? Je l’ignore. Ce qu’il y a de certain, aujourd’hui, c’est que monsieur Ramel ne passera pas outre, comme on pouvait le craindre un instant. Et du caractère que je lui connais, jamais il ne consentira au mariage...

PIÉGOY.

C’est probable.

JACQUES.

C’est certain ; d’autant mieux qu’Edmond n’est pas entraîné vers la jeune fille par une de ces passions qui brisent tous les obstacles.

PIÉGOY.

Tasselin, vous avez manœuvré admirablement, et surtout très vite.

JACQUES, changeant de ton.

C’est que je suis pressé.

PIÉGOY, riant.

En effet, je n’y pensais plus... Ça croule un peu, ici ?

JACQUES.

Oh ! crouler n’est pas le mot.

PIÉGOY.

Si, c’est le mot. Vous êtes très bas ! Mais, ne craignez rien, ce n’est pas cela qui m’empêche de vous rendre service, au contraire. J’aime les cas désespérés, et c’est une grande satisfaction pour moi de me dire : « Voilà un homme d’une honorabilité parfaite, estimé de tout le monde, beaucoup plus estimé et beaucoup plus honorable que moi. Eh bien ! sans moi, cet homme ferait le plongeon... Il serait ruiné, déconsidéré, traîné devant les tribunaux. C’est moi, Piégoy, qui le sauve, non seulement de la ruine, mais du déshonneur ! »

JACQUES, lui tendant la main.

Vous me sauvez la vie !

PIÉGOY.

Je le sais.

JACQUES, à voix haute.

Quand aurai-je de l’argent ?

PIÉGOY, en dessous avec intention.

L’argent ?... Je vous donnerai ça vers la fin du mois.

JACQUES, avec un geste de désespoir.

La fin du mois !

PIÉGOY, riant.

Là ! Là !... N’ayez pas peur !... Vous l’aurez tout de suite, l’argent. Je voulais vérifier un détail.

JACQUES.

Je me livre à vous entièrement. Il me le faut demain matin, au plus tard.

PIÉGOY.

Vous aurez trois cent mille aujourd’hui même, le temps de passer chez moi, et le reste ! demain. Quand je me suis décidé à quelque chose, j’exécute immédiatement. J’apporterai une forme de reçu que j’ai rédigé et la liste des garanties plus ou moins solides que vous pouvez me fournir... À tout à l’heure, mon vieux Tasselin... Ne me reconduisez pas.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

JACQUES, seul, puis LE DOMESTIQUE

 

JACQUES, seul.

Il me semble que je sors d’un cauchemar... Sauvé ! C’est à ne pas croire ! Je suis sauvé !

Il pousse un large soupir.

Ouf !

Il s’assied une seconde sur un fauteuil en s’essuyant le front avec son mouchoir. Puis, il se lève et va appuyer sur un bouton électrique. Entre le domestique.

Est-ce que Madame a déjà du monde ?

LE DOMESTIQUE.

Monsieur Tasselin, monsieur Edmond et mademoiselle Madeleine viennent d’arriver.

JACQUES.

Ah ! tant mieux, je vais les voir.

Le domestique tire la porte. On aperçoit la galerie en enfilade. Pendant ce temps, Jacques fait quelques pas, l’air chargé, la figure rayonnante. Quand la galerie est ouverte, Jacques aperçoit Edmond et Tasselin, va à leur rencontre avec empressement.

 

 

Scène VII

 

JACQUES, TASSELIN, EDMOND

 

JACQUES, à son frère.

Ah ! mon cher Gustave, mon bon Gustave, que je suis content de te voir !

À Edmond.

Bonjour, Edmond, quoi de nouveau, au Palais ?

Geste d’Edmond.

Entrez donc ! Madeleine est avec vous ?

TASSELIN.

Elle est avec sa tante.

JACQUES.

J’irai l’embrasser tout à l’heure.

À son frère, lui prenant la main.

Et toi, qu’as-tu ? Tu parais souffrant...

EDMOND.

Il se fait une bile affreuse pour des bêtises.

TASSELIN.

Je suis horriblement préoccupé, tu sais bien pourquoi ? Monsieur Ramel devait nous donner une réponse définitive, il y a quinze jours... Je n’ai aucune nouvelle de lui. Est-il seulement revenu à Paris ? Je l’ignore. Je commence à croire que ce mariage ne se fera pas ; ce qui serait un vrai désastre.

JACQUES.

Allons donc ! Edmond se mariera comme il voudra... Si ce n’est pas avec mademoiselle Ramel, ce sera avec une autre.

TASSELIN.

Madeleine m’inquiète beaucoup de son côté.

À Edmond.

Pourquoi s’obstine-t-elle à refuser Gardet ? T’en doutes-tu ?

EDMOND.

Ma mère et toi, vous avez laissé Madeleine se former un caractère trop indépendant. Il suffit qu’on lui donne un conseil, une indication, pour qu’elle ne les suive pas.

TASSELIN, se désolant.

Ah ! j’ai les plus fâcheux pressentiments !

JACQUES.

C’est vrai, ma parole, que tu te forges des ennuis à plaisir. Morbleu ! dans la vie tout s’arrange ! On ne s’imagine pas avec quelle facilité tout s’arrange.

TASSELIN.

Enfin, nous verrons bien... À propos, cet argent que je t’ai demandé...

JACQUES.

Eh bien ?

TASSELIN.

Eh bien ! du moment que le mariage d’Edmond est reculé, je n’en ai pas besoin tout de suite. Je le prendrai plus tard.

JACQUES.

Quand tu voudras ! Combien m’as-tu demandé déjà, je ne me rappelle plus.

TASSELIN.

Cent mille francs, ou cent vingt mille, tout au plus.

JACQUES.

Veux-tu davantage ?

TASSELIN.

Non... à moins que Madeleine ne se décide... auquel cas il me faudra retirer également le montant de sa dot.

JACQUES.

À ton aise... Tu n’as qu’un signe à faire.

Regardant sa montre.

Ah ! diable, il faut que je parle à Gorget qui est au bureau. Je vous laisse un instant...

Bas à Edmond en passant près de lui, pendant que Tasselin s’est assis sur un fauteuil.

Tu vois... ton père ni ta mère ne savent rien... Tu dînes demain à la maison avec Piégoy, n’oublie pas.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

EDMOND, TASSELIN

 

EDMOND, il s’approche du fauteuil sur lequel Tasselin est assis et le touche du doigt avec intention.

À ta place, je le retirerais,

TASSELIN.

Quoi ?

EDMOND.

L’argent.

TASSELIN.

Et pour quelle raison, mon Dieu ?

EDMOND.

Pour le placer ailleurs.

TASSELIN.

Je ne comprends pas.

EDMOND.

Toute ta fortune est chez mon oncle ?

TASSELIN.

À peu de chose près.

EDMOND, avec insistance.

Eh bien ! puisqu’il t’offre de la retirer de chez lui et puisque tu as un prétexte pour le faire, fais-le.

TASSELIN, se levant brusquement.

Explique-toi, au nom du ciel.

EDMOND.

Il court des bruits fâcheux sur la situation financière de la maison.

TASSELIN.

Allons donc ! C’est une calomnie ! C’est une infamie !

EDMOND.

N’importe. Reprends ton argent, et le plus tôt possible. Tu ne t’en repentiras pas.

TASSELIN.

J’ai dans mon frère une confiance illimitée. C’est le plus honnête homme du monde. Il est incapable de faire tort d’un sou à personne et surtout à moi. – Et qu’est-ce qu’on dit ?

EDMOND.

On dit qu’il est dans de mauvaises affaires.

TASSELIN.

S’il était dans de mauvaises affaires, je le saurais.

EDMOND, froidement.

Je t’ai prévenu. Le reste te regarde.

TASSELIN.

Des infamies, je le répète, de véritables infamies ! Jacques n’est pas un spéculateur. Il ne joue pas à la Bourse !... Comment aurait-il perdu une fortune énorme, honnêtement, loyalement gagnée ?

EDMOND.

Je ne sais rien. Je te fais part des bruits qui courent, voilà tout.

TASSELIN.

Tant pis pour ceux qui les font courir...

Un temps.

Vraiment ? tu me conseilles de retirer mon argent ?

EDMOND.

Oui.

TASSELIN, avec agitation.

Il faut que j’aie un entretien avec Jacques. Je verrai bien de quoi il retourne.

EDMOND.

C’est le plus sage.

TASSELIN.

Ah ! il ne nous manquerait plus que ça ! Ton mariage démoli, celui de ta sœur renvoyé Dieu sait quand ! Mon pauvre enfant, je suis navré !

EDMOND.

N’exagère pas. Et d’abord, je ne considère pas du tout mon mariage comme raté.

TASSELIN.

Pourquoi alors monsieur Ramel ne nous donne-t-il plus signe de vie ?...

Apercevant Ramel qui arrive par la galerie.

Eh ! c’est lui !...

 

 

Scène IX

 

EDMOND, TASSELIN, RAMEL

 

RAMEL.

Je sors de chez vous, cher monsieur... On m’a dit que vous étiez chez votre belle-sœur ; je me suis rappelé que c’était son jour...

Il serre la main d’Edmond.

TASSELIN.

Enchanté, tout à fait enchanté, cher monsieur... Et vous êtes à Paris depuis peu de temps, je suppose ?

RAMEL.

Depuis hier seulement, hier matin. Je suis resté à Carville jusqu’à l’ouverture de la chasse. Je suis un vieux chasseur, moi, et j’ai demandé à ma fille un petit supplément de patience...

Allant à Tasselin.

Maintenant, il faut nous occuper de marier ces enfants...

Mouvement d’Edmond.

J’espère, jeune homme, que vous commencez à trouver le temps long.

EDMOND.

Ma foi, je ne vous le cache pas.

TASSELIN.

Mon cher monsieur Ramel, vous me comblez de joie !

Il lui serre la main vigoureusement.

RAMEL.

Nous allons fixer la date. Voulez-vous dans un mois jour par jour ?

TASSELIN.

Je le crois bien ! Avez-vous eu la bonne idée d’emmener votre fille ?

RAMEL.

Elle est avec votre belle-sœur et son amie Madeleine.

TASSELIN.

Je vais l’embrasser.

Il avance vers la galerie, disparaît un instant et revient avec madame Tasselin, Hortense, Madeleine, Henriette. Pendant cet intervalle, Ramel dit à Edmond.

RAMEL, bas.

J’ai vu hier mademoiselle Tilier... Excusez-moi, mon ami, de vous avoir donné cette marque de défiance, mais la chose avait trop d’importance pour moi.

Geste d’Edmond.

Mademoiselle Tilier ma rassuré complètement, et elle peut être tranquille, je lui garderai son secret. Elle me fait d’ailleurs l’effet d’une personne qui a conservé, malgré sa faute, de la tenue, et même une certaine honnêteté.

 

 

Scène X

 

EDMOND, TASSELIN, RAMEL, MADAME TASSELIN, HORTENSE, MADELEINE, HENRIETTE

 

TASSELIN, à Henriette.

Voici votre père, chère enfant.

MADAME TASSELIN, s’avançant vers Ramel.

Je suis heureuse, cher monsieur Ramel, très heureuse, croyez-le bien.

HENRIETTE, qui donne le bras à Madeleine.

Nous voilà belles-sœurs, Madeleine... Cette fois-ci, c’est entendu.

MADELEINE.

Tant mieux !

RAMEL, à Hortense.

Verrons-nous votre mari, cet après-midi, chère madame ?

HORTENSE.

Oh ! certainement... il ne va pas tarder.

RAMEL.

J’aurais un petit renseignement financier à lui demander.

HORTENSE.

Vous arrivez de Carville, cher monsieur ?

RAMEL.

Directement. À propos de Carville, vous savez, Tasselin, que mon procès avec la commune est arrangé... la commune se désiste.

TASSELIN.

Tant mieux !

RAMEL.

Et, pour être juste, je dois avouer que c’est grâce à l’éloquence de notre nouveau conseiller municipal, de Piégoy.

TASSELIN.

Ah bah !

RAMEL.

Mais oui... Je commence à revenir de mes préventions contre lui... Sérieusement, il a parlé l’autre jour avec un véritable bon sens. À la prochaine occasion, je le remercierai.

Madeleine et Edmond doivent se trouver à ce moment près l’un de l’autre. Ramel est à côté de Tasselin et Henriette a un peu remonté.

EDMOND, bas, à Madeleine.

Je voudrais te parler.

MADELEINE, même jeu.

Qu’y a-t-il ?

EDMOND, tout ce dialogue très vivement.

Notre situation vis-à-vis l’un de l’autre est des plus pénibles. Elle ne peut se prolonger. Que comptes-tu faire ?

MADELEINE.

En quel sens ?

EDMOND.

Tu peux, d’un mot, rompre mon mariage... Je ne veux pas rester sous cette menace et je te prie de me dire tes intentions.

MADELEINE.

Marie-toi. Tu ne rencontreras pas d’obstacles, ni de mon côté, ni du côté de Suzanne.

EDMOND.

Je désire un engagement formel de ta part, que tu ne révéleras rien à nos parents.

MADELEINE.

Je regrette, mais je ne peux pas m’engager à cela.

EDMOND.

Tu veux donc me nuire ? Tu es donc mon ennemie ?

MADELEINE.

Non, Edmond. Je ne veux pas plus te nuire que Suzanne ne veut se venger : elle est trop généreuse et trop fière pour cela.

EDMOND.

Qui me le prouve ?

MADELEINE.

Elle te l’a prouvé hier, il me semble. Quant à moi, ce que je te jure, c’est que ton ménage ne sera jamais troublé par ma faute. Que t’importe donc ce que je ferai plus tard ? Va, marie-toi en toute sécurité et agis, à partir d’aujourd’hui, comme si tu n’avais jamais connu Suzanne, comme si tu n’avais pas d’enfant.

Elle s’éloigne.

HORTENSE.

Une tasse de thé, monsieur Ramel ?

RAMEL.

Mais certainement.

HORTENSE.

Priez mon mari de venir nous rejoindre dans la galerie... Venez-vous m’aider à servir, ma chère Henriette ?

HENRIETTE.

Oui, madame...

Hortense et Henriette, suivies de Ramel, puis de monsieur et madame Tasselin et d’Edmond, rentrent dans la galerie. Madeleine reste la dernière : mais elle est encore visible de la scène, au moment où le domestique, ouvrant la porte du fond, introduit Maurice.

LE DOMESTIQUE, à Maurice.

Monsieur vous prie de l’attendre ici.

MAURICE, entrant.

Vous lui avez fait passer ma carte ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, monsieur.

Il sort. Au son de la voix de Maurice, Madeleine s’est retournée brusquement et revient en scène.

 

 

Scène XI

 

MAURICE, MADELEINE

 

MADELEINE.

Vous, Maurice !

MAURICE, très embarrassé.

Madeleine... oui... c’est moi...

MADELEINE.

Pourquoi ne vous voit-on plus ? Vous n’êtes pourtant pas brouillé avec mon père ? Quelle raison avez-vous de ne plus venir à la maison ?

MAURICE.

Ah ! Madeleine, je souffre beaucoup de ne pas vous voir.

MADELEINE.

Qui vous en empêche ? Si vous avez des ennuis, il est étrange que vous n’osiez pas vous confier à moi. Ne vous ai-je pas juré d’être votre femme ?

MAURICE.

Bientôt, j’espère, Madeleine, je serai en position d’aller trouver monsieur Tasselin... et de...

Il a une attitude gênée et fait un petit mouvement vers la porte.

MADELEINE, se rapprochant de lui.

Oh ! mon Dieu !... je m’aperçois bien que vous n’avez pas une belle redingote, Maurice... ni des bottines vernies... Ce n’est pas la peine d’avoir honte pour cela.

MAURICE.

Madeleine !

MADELEINE, riant.

On ne peut pas changer de redingote tous les jours...

Sérieuse.

Venez demander ma main à mon père, Maurice. Edmond ne fera plus aucune opposition, je vous le garantis. Quant à mon père, je m’en charge. Eh ! croyez-vous que je me sois jamais interrogée sur les chances que nous avions d’être riches ou pauvres ? Vous n’avez pas d’argent : vous prendrez celui que j’ai et vous tâcherez de bien vous en servir. Pour le reste, rapportons-nous-en au hasard et à notre étoile.

MAURICE.

Je vous aime tant, ma chère Madeleine, tant !

MADELEINE.

Racontez-moi un peu tout ce que vous avez fait depuis tout ce temps-là ?

MAURICE.

J’ai cherché une place.

Reprenant peu à peu le ton gai du premier acte.

On ne s’imagine pas ce que c’est que de chercher une place dans Paris !...

MADELEINE.

Une place de quoi cherchiez-vous ?

MAURICE.

Si je l’avais su, j’aurais été moins embarrassé. Ce que j’ai attendu d’heures dans des antichambres, c’est fantastique !

MADELEINE.

Vous n’avez pas pu vous procurer des lettres de recommandation ?

MAURICE.

Quand on a des lettres de recommandation, on vous fait encore attendre plus longtemps. J’ai été employé deux jours dans une maison de soieries, à la comptabilité... la troisième jour, j’ai fait une erreur de chiffres et on m’a mis à la porte... J’ai raté une place de deux cents francs par mois chez un commissionnaire en fruits, à la Halle... J’ai même envoyé des articles dans des journaux...

MADELEINE.

Ils ont paru ?

MAURICE.

Non.

MADELEINE.

Tout cela s’arrangera, Maurice, et je vous porterai bonheur. Sans compter que j’ai besoin de vous parler, car j’ai un secret à vous confier.

MAURICE.

Un secret ?

MADELEINE.

Un gros. – À bientôt, n’est-ce pas ?

Elle lui tend la main. Maurice la pose sur ses lèvres. Entre Piégoy.

 

 

Scène XII

 

MAURICE, MADELEINE, PIÉGOY

 

PIÉGOY.

Mes respects, mademoiselle.

MADELEINE.

Bonjour, monsieur.

Elle sort par la galerie.

PIÉGOY, à Maurice.

Et vous, jeune homme, qu’est-ce que vous devenez ?

MAURICE.

Pas grand’chose.

PIÉGOY, l’examinant.

Hum !... je le vois bien...

Touchant le bout de son vêtement.

Je connais ces cols, j’en ai eu...

Il tire son portefeuille.

...Billet de vingt-cinq louis ?

MAURICE.

Oh ! monsieur Piégoy !...

PIÉGOY.

Prenez donc... Ne vous gênez pas.

MAURICE.

Je ne sais comment vous remercier.

PIÉGOY.

Bagatelles... Et venez me voir... je vous donnerai un tuyau. Au revoir.

Il lui serre la main. Maurice sort par le fond, pendant que Ramel arrive par la galerie.

 

 

Scène XIII

 

PIÉGOY, RAMEL

 

RAMEL.

Ah ! Ma foi, monsieur Piégoy, je ne suis pas fâché de vous rencontrer.

PIÉGOY.

Et moi, monsieur Ramel, j’en suis honoré.

RAMEL.

Vous m’avez évité bien des ennuis avec votre satané Conseil municipal.

PIÉGOY.

Ce n’était que justice et vous étiez dans votre droit.

RAMEL.

N’importe, je vous en remercie.

PIÉGOY.

De mon côté, monsieur Ramel, j’ai appris, – oh ! tout à fait par hasard, – que vous votiez pour moi... Permettez-moi également de vous remercier.

RAMEL.

Il m’est arrivé à diverses reprises, – je suis très franc, – de m’exprimer sur votre compte avec une certaine partialité... Je le regrette aujourd’hui.

PIÉGOY.

Vous ne me connaissiez pas.

RAMEL.

Il est vrai...

PIÉGOY.

Et vous aviez une méfiance bien naturelle. Vous êtes un bourgeois ; moi, j’exerce une de ces professions qui ne sont ni classées, ni étiquetées, une de ces professions qui sont en train de se former aujourd’hui, les autres ne suffisant plus, et qui seront bientôt aussi régulières que le notariat ou la magistrature...

RAMEL, poliment.

C’est possible... Vous êtes très intelligent.

PIÉGOY.

J’ai surtout une vertu, la plus grande vertu sociale : l’activité.

RAMEL.

Monsieur Piégoy, je serai heureux de faire un jour plus ample connaissance avec vous. Nous sommes voisins de campagne à Carville, nous nous reverrons...

PIÉGOY, s’inclinant.

Mille fois aimable, monsieur Ramel...

RAMEL, à part.

Il est parfait.

Haut.

Où demeurez-vous à Paris ?

PIÉGOY.

Voici ma carte...

Il la lui remet.

RAMEL.

Je vous enverrai le mois prochain une invitation pour le mariage de ma fille.

PIÉGOY.

Comment ! mademoiselle Ramel se marie ? J’ignorais. Mes félicitations...

RAMEL.

Ma fille épouse monsieur Edmond Tasselin, que vous connaissez. Au revoir, monsieur Piégoy.

 

 

Scène XIV

 

PIÉGOY, seul, puis JACQUES TASSELIN

 

PIÉGOY, faisant un geste de fureur.

Ah ! il épouse mademoiselle Ramel. Mais on se moque de moi, ici !

Il boutonne sa redingote avec violence, comme pour garder son argent. Entre Jacques Tasselin, par la petite porte de droite.

JACQUES, empressé.

On m’a dit que vous étiez arrivé, cher ami...

PIÉGOY, ricanant.

Oui.

JACQUES.

Vous avez apporté... ?

PIÉGOY, toujours ricanant.

L’argent ? Il est dans mon portefeuille...

JACQUES.

Tout va bien...

Il va à l’entrée de la galerie et tire la porte, puis revient vers Piégoy qui le regarde faire, les bras croisés.

Maintenant, nous sommes seuls.

PIÉGOY, frappant de son geste familier Jacques sur l’épaule.

Regardez-moi en face, mon petit, et écoutez ce que je vais vous dire... J’ai là dans mon portefeuille un chèque de trois cent mille francs ; mais, jamais, vous entendez, au grand jamais, vous n’en verrez un traître sou !

JACQUES, balbutiant.

Qu’est-ce que vous dites ?

PIÉGOY.

Vous avez été roulé, Tasselin, ou bien vous avez essayé de me rouler. Votre neveu épouse mademoiselle Ramel dans un mois...

JACQUES.

Vous vous trompez ! Je vous affirme que vous vous trompez !

PIÉGOY.

Allons donc ! Je viens d’être invité à la noce. Dans ces conditions-là, mon petit, j’ai l’honneur de vous tirer ma révérence.

Il s’éloigne.

JACQUES, le retenant par le bras.

Il y a un malentendu, Piégoy... je vous certifie qu’il y a un malentendu... Quand monsieur Ramel saura la vérité...

PIÉGOY.

Monsieur Ramel sait la vérité... puisqu’il est allé hier chez la jeune personne. Votre neveu a dû lui raconter des histoires et le retourner comme un gant... Ce qu’il a dit, je m’en moque. Il n’y a qu’une chose qui m’intéresse : le mariage est décidé, et ma fille va pleurer comme une bête.

JACQUES.

Je suis sûr de le rompre, ce mariage, d’ici à un mois !

PIÉGOY.

Vous ne romprez rien du tout. Nous sommes battus, il n’y a qu’à s’incliner. Bonsoir !

JACQUES, suppliant.

Piégoy !

PIÉGOY, se retournant.

Ah çà ! vous ne pensez pas que je mettais une pareille somme dans votre maison, uniquement pour le plaisir de vous obliger ? Nous faisions une affaire, l’affaire a raté : chacun tire son épingle.

JACQUES.

Votre argent n’est pas perdu, vous le savez bien.

PIÉGOY.

Il serait archi-perdu si j’avais la bêtise de vous le donner. Vous êtes claqué, mon petit ; je connais votre situation aussi bien que vous.

JACQUES, allant frapper sur un cartonnier.

J’ai là dix affaires qui valent de l’or !

PIÉGOY.

Des blagues !

JACQUES.

Mon crédit sur la place de Paris...

PIÉGOY.

Des blagues !

JACQUES, perdant la tête.

J’ai la dot de ma femme... Je vendrai...

PIÉGOY.

Des blagues ! des blagues !

JACQUES.

Piégoy, voulez-vous que je me jette à vos genoux ? Il me faut cet argent... il me le faut... Vous êtes un brave homme, Piégoy, moi aussi... je me referai avec vous, je le sens et je vous aurai une reconnaissance éternelle...

Il lui prend la main.

PIÉGOY, faiblement.

N’essayez pas de m’entortiller.

JACQUES.

Vous m’aurez sauvé la vie, mon ami... Ce serait affreux de me refuser cet argent... J’y comptais... j’y comptais absolument... Ce serait affreux...

PIÉGOY, prêt à céder.

Bah ! vous vous en tirerez sans moi !

JACQUES.

Non ! j’ai tout épuisé... Il ne me reste que vous... La fortune même de mon frère, de mon pauvre frère, est engloutie. Trois cent mille francs...

PIÉGOY, levant la tête.

Vous avez perdu la fortune de monsieur Tasselin ?

JACQUES.

Toute... une fatalité effroyable.

PIÉGOY, changeant brusquement de ton.

Mais alors, monsieur Tasselin est ruiné ?

JACQUES.

Oui !

PIÉGOY.

Alors, votre neveu n’aura pas de dot ?

JACQUES.

Si vous ne venez pas à mon secours...

PIÉGOY.

Mais, sacrebleu, non, je ne viendrai pas à votre secours ! Jamais monsieur Ramel ne donnera sa fille à quelqu’un qui n’a pas le sou !

JACQUES, atterré.

Piégoy, vous feriez un calcul pareil !

PIÉGOY.

Il est tout naturel, mon calcul, il est moral !

JACQUES.

Vous entreriez dans une famille à la faveur d’un pareil désastre... Moi... perdu, déshonoré !...

PIÉGOY.

Vous n’êtes que l’oncle d’Edmond ; mon oncle à moi en a fait bien d’autres... Bonsoir, Tasselin !

JACQUES, se jetant presque à ses pieds.

Je vous en supplie, je vous en conjure...

PIÉGOY, très net, très brutal.

Assez ! Nous sommes des gens d’affaires, de chiffres... pas de balivernes... Et puis, vous me la baillez belle ! Vous me parlez de votre famille, et c’est vous qui l’avez ruinée avec une inconscience, avec un cynisme inouïs ! Vous avez volé votre frère, il n’y a pas d’autre mot ! Volé ! Eh bien, moi, Piégoy, qui ne suis qu’un tenancier de tripot, moi qui ne suis pas un bourgeois comme vous, je n’aurais jamais commis une saleté pareille !... Adieu, mon petit !

Il sort.

 

 

Scène XV

 

JACQUES TASSELIN, seul, puis GORGET

 

Jacques Tasselin passe sa main sur son front, en tremblant, hésite une seconde, puis se précipite vers son bureau, ouvre un tiroir, prend un revolver, vérifie s’il y a des cartouches et le dirige vers lui. La petite porte de droite s’ouvre. Paraît Gorget.

GORGET.

Qu’est-ce qui se passe ?

Il court à lui et lui enlève le revolver de la main.

JACQUES.

Laisse-moi me tuer.

GORGET.

Tout à l’heure... Alors, Piégoy ?... Rien à faire ?

JACQUES.

Qu’à me faire sauter.

Se laissant tomber sur un fauteuil.

Ah ! mon pauvre Gorget, quand tu me prédisais toutes sortes de catastrophes, tu ne t’attendais pas à celle-là !

GORGET.

On peut prévoir que l’orage va éclater ; on ne peut pas dire où la foudre tombera.

JACQUES, se levant.

Allons, donne que j’en finisse !

GORGET, enfermant le revolver dans te tiroir.

Ça n’arrangerait rien de vous faire sauter la cervelle... C’est démodé... ça ne se fait plus. Le véritable revolver du financier...

Il va prendre une brochure qui est sur le bureau.

le voici !

JACQUES.

Qu’est-ce que c’est ?...

GORGET.

C’est l’Indicateur des chemins de fer. Le train du Nord part à six heures cinquante-cinq. Allez-vous-en, patron, et bon voyage !

JACQUES.

Moi, fuir comme un vulgaire filou ! Ah ! non... Survivre à cette honte, au scandale, au déshonneur, jamais !

GORGET.

Que vous surviviez au déshonneur ou que le déshonneur vous survive, c’est la même chose.

JACQUES.

La mort lave tout.

GORCET.

Et ne nettoie rien... Vous avez englouti votre fortune, celle de votre famille ; il faut les refaire toutes les deux... Que diable ! vous avez quarante-quatre ans, vous vous portez bien... Prenez les quelques billets de mille qui vous restent, et en route pour l’Australie !... C’est là qu’on va, maintenant !

JACQUES.

Tu es fou !

GORGET.

Est-ce que cela ne vous donne pas du courage de vous dire : « Un jour, bientôt, peut-être, je pourrai restituer à mon frère cette fortune que j’ai perdue, et il me pardonnera ? »

JACQUES.

Mon pauvre Gustave !...

GORGET.

Vous ne seriez pas le premier qui vous seriez refait là-bas... J’étais chez Massard, il y a bien longtemps... il voulait se faire sauter la tête comme vous... Je lui ai donné le même conseil que je vous donne... Aujourd’hui, il est revenu, il a liquidé sa situation et il jouit de la considération générale... Et Borzen !... et Morin !... et bien d’autres... Morin est à Melbourne... il a quinze mille têtes de bétail... Si vous le voyez, vous lui direz bien des choses de ma part...

JACQUES.

Mais, malheureux, quand même je serais assez lâche pour m’enfuir, avec quoi ? J’ai tout donné, il ne me reste pas cinq cents francs.

GORGET.

Les quarante et un mille que vous aviez tout à l’heure.

JACQUES.

Je les ai donnés au caissier.

GORGET.

Est-on venu les prendre ?

JACQUES.

Je n’en sais rien... je vais voir.

Il se précipite au téléphone.

GORGET.

Non, moi... c’est plus prudent...

Il prend l’appareil.

Allô ! Est-on venu toucher les quarante et un mille ?... Non... Non ? Très bien.

JACQUES.

On n’a pas touché ?...

GORGET.

Allô ! Apportez l’argent immédiatement... Si on se présente, vous enverrez ici... Oui... de la part de monsieur Tasselin... Dépêchez-vous...

Il dépose l’appareil.

Le train est à six heures cinquante-cinq... il en est quatre et demie... le temps de brûler quelques papiers...

JACQUES, machinalement.

Ceux-ci... tiens !

Le caissier apparaît par la petite porte, remet des billets à Tasselin qui les serre dans son portefeuille. Le caissier s’en va.

GORGET.

Dans cinq ans, vous aurez un million.

JACQUES, les larmes aux yeux.

Mon vieux Gorget, tu verras mon frère demain, tu lui expliqueras... Tu diras à ma femme... n’importe quoi...

GORGET.

Soyez tranquille.

JACQUES.

Que je te paie ton mois, au moins...

Il donne des billets à Gorget.

GORGET.

Ce n’est pas de refus. D’ailleurs, je me retire des affaires, moi aussi... Je vais aller vivre à la campagne.

Gorget jette des papiers au feu. Jacques Tasselin. très pâle, met d’autres papiers dans sa poche, va ouvrir une armoire. Désordre çà et là, les papiers flambent.

Ah ! je vais vous chercher votre pardessus... et un chapeau de voyage.

Il sort un instant par la droite. Jacques Tasselin consulte fébrilement L’Indicateur. Gorget entre avec un pardessus sous le bras et un chapeau à la main. Il aide Jacques à passer le pardessus. Au moment où il a passé la manche, on frappe à la porte du fond.

 

 

Scène XVI

 

JACQUES TASSELIN, GORGET, TASSELIN

 

TASSELIN.

C’est moi, mon cher Jacques.

JACQUES.

Mon frère !

GORGET.

Il faut lui ouvrir.

TASSELIN.

Est-ce que je te dérange ?

JACQUES, d’une voix étranglée.

Non... non... J’allais...

TASSELIN.

Tu sortais ?

JACQUES.

Oui, je suis obligé de sortir pour un... instant. Je te reverrai demain... ou tout à l’heure.

TASSELIN.

Je n’ai qu’un mot à te dire...

JACQUES.

Ah !... Je t’écoute... Tu peux parler devant Gorget.

TASSELIN.

C’est au sujet de ces cent mille francs que je t’ai demandés... Le mariage d’Edmond est fixé, on va signer le contrat.

JACQUES.

Quand te faut-il l’argent ?

TASSELIN.

Le plus tôt possible. Tu m’as offert tantôt de me le donner... si tu peux, ça me fera plaisir.

GORGET, regardant l’heure.

La caisse doit être fermée... Je vais voir...

Il appuie sur le bouton du téléphone.

Allô ! Ah ! bon !...

Il replace l’appareil. À Jacques Tasselin.

Le caissier vient de partir... il est plus de cinq heures.

JACQUES, à son frère.

À demain, alors, mon bon Gustave, à la première heure.

GORGET.

À partir de dix heures du matin.

TASSELIN, hésitant.

Tu ne peux pas me donner cette somme aujourd’hui ?

JACQUES.

Oh ! je te la donnerais bien s’il te la fallait à toute force ; mais je suppose que tu n’es pas à un jour près, n’est-ce pas ?

TASSELIN, avec effort.

Ne m’en veux pas d’insister, Jacques. Mais, j’ai quelque chose sur le cœur, j’ai besoin de te le dire.

JACQUES, affectant la gaieté.

Quoi donc, mon Dieu ?

TASSELIN.

Des bruits circulent sur ta maison... J’ai entendu parler... cet après-midi, par diverses personnes, de grandes pertes que tu aurais faites...

JACQUES.

C’est de la malveillance, courante dans les affaires.

GORGET.

Peuh !

Il allume une cigarette et s’assied sur le fauteuil qui est en face du bureau, mettant des papiers en ordre, tranquillement, durant toute la scène.

TASSELIN.

Oh ! je n’ai pas cru à ces racontars... Mais tu sais combien je suis inquiet, impressionnable, timide et hésitant dans la vie... Ce n’est pas de ma faute. Alors, je te supplie de me rassurer.

JACQUES.

Comment ?

TASSELIN.

Fournis-moi une preuve, – cela doit t’être facile, – une preuve, n’importe laquelle, que ces bruits ne reposent sur rien... que ta situation n’est pas menacée... Je te demande encore une fois pardon de cette insistance, mais je n’y puis plus tenir... le moindre soupçon là-dessus m’est horriblement douloureux.

JACQUES.

Eh ! quelle preuve veux-tu ? Je suis là... tout marche chez moi comme à l’ordinaire. Mes opérations suivent leur cours normal.

TASSELIN, appuyant.

Donne-moi mes cent mille francs ce soir, mon cher Jacques.

JACQUES.

Je vais te donner un chèque... Où est mon carnet de chèques, Gorget ?

GORGET, cherchant.

Le carnet de chèques... où l’avez-vous mis ?

TASSELIN, regarde tout autour de lui, pendant que Gorget ouvre un tiroir ; son œil s’arrête un instant sur la cheminée, où flambent encore des papiers ; il remarque le désordre des papiers, le cartonnier ouvert. Sa main rencontre l’Indicateur des chemins de fer. Il le lit machinalement à la page entrouverte, puis il passe sa main sur son front et s’avance vers son frère, et, d’une voix sourde.

Il y a quelque chose, Jacques... Dis-moi la vérité.

JACQUES.

Mais tu rêves... il n’y a rien, moins que rien... Je vais te signer un chèque que tu iras toucher demain.

TASSELIN, la voix plus assurée.

Non. Une maison comme la tienne a cent mille francs dans sa caisse, en billets ou au moins en valeurs. Tu as la clef de cette caisse ; je suis ton frère, tu possèdes toute ma fortune et j’ai le droit de ne pas être traité comme le premier client venu qu’on renvoie parce que les bureaux sont termes.

Jacques, à bout de force, très pâle et comme prêt à s’évanouir, les jambes tremblantes, se laisse tomber sur une chaise. Son frère s’approche de lui, l’examine une seconde, puis porte ses deux mains à sa tête, et d’une voix rauque.

Qu’as-tu ? Parle ! Tu es ruiné ? Parle donc, malheureux !

JACQUES, défaillant.

Pardonne-moi ! pardonne-moi !

TASSELIN.

Tu as tout perdu ? Ta fortune ! La mienne !

JACQUES, se levant péniblement.

Mon cher Gustave, je te jure...

TASSELIN lui saute à la gorge.

Misérable ! Scélérat !

GORGET, intervenant.

Monsieur Tasselin !

TASSELIN, fou de colère.

Alors, c’est vrai ? Tu m’as dévalisé ! Tu m’as volé ! Bandit ! Bandit ! Bandit !

Il se rue sur lui.

JACQUES, suffoque.

Ah ! tu m’étouffes !

TASSELIN, le lâchant.

Est-ce que je deviens fou ! C’est toi, toi, mon frère, qui as fait cela ! Quelle honte !

JACQUES.

Une fatalité effroyable...

TASSELIN.

C’est la réponse de tous les fripons ! Combien de victimes vas-tu faire, sans compter ta propre famille, voleur ! voleur !

Montrant l’indicateur.

Et tu t’en allais. Tu levais le pied comme un banquier véreux, avec de l’argent dans ta poche ! Eh bien, non, tu ne partiras pas, c’est moi qui te le jure ! Tu subiras la peine de ton infamie !

JACQUES, jetant son chapeau sur une chaise.

Ah ! oui, tiens, j’aime mieux cela ! Je suis à bout de forces. Le voici, l’argent que j’emportais...

Il prend son portefeuille et le pose sur le bureau.

Il y a quelques billets de mille francs... Je les gardais pour essayer de me refaire, mais je n’y tiens plus... Prends, prends tout...

TASSELIN, dont la colère tombe tout à coup.

Eh ! malheureux, crois-tu que c’est ma fortune seulement que je regrette, que je pleure ! C’est l’affection fraternelle que je te portais, c’est notre nom que nous avions jusqu’ici conservé sans souillures ! C’est toute notre famille détruite par ton crime ! le déshonneur qui s’y introduit pour la première fois !... El ma pauvre Madeleine qui n’est plus aujourd’hui qu’une fille sans dot, sans avenir ! La situation d’Edmond compromise !...

JACQUES.

Que veux-tu que je fasse ?... Parle... j’obéirai...

TASSELIN.

Le sais-je ?... Le sais-je ?... Oh ! quel désastre !...

JACQUES.

Prends toujours l’argent qui est là...

Avec fermeté.

Moi, il ne me faut plus rien.

TASSELIN.

Je ne veux pas que tu meures. Ta mort ne serait qu’une catastrophe de plus... Fais ce que tu allais faire quand je suis entré. Va-t’en !

JACQUES.

Non.

Lui tendant le portefeuille.

Prends, te dis-je, prends !

TASSELIN.

Que m’importent à présent quelques billets de banque ? Il vaut mieux que tu vives et que tu ne sois pas traîné devant les tribunaux. Va-t’en ! Va-t’en !

GORGET, tirant sa montre.

Il est l’heure.

TASSELIN, indiquant la porte à son frère.

Allons ! Fuis ! Demain, il sera peut-être trop tard.

JACQUES, marchant péniblement.

Pardonne-moi, mon pauvre frère !...

Silence de Tasselin.

Pardonne-moi, je t’en conjure. Si tu savais ce que j’ai souffert quand j’ai tout vu crouler autour de moi... Et je souffrais surtout en pensant à toi, à vous tous, à notre famille... Adieu !... Je ne te reverrai peut-être plus jamais, mon ami... Je serai seul, tout seul, bien loin de vous...

TASSELIN, ému.

Adieu, Jacques.

Les deux frères s’avancent timidement l’un vers l’autre et s’embrassent en sanglotant.

GORGET.

Adieu, patron !

JACQUES, lui serrant la main.

Adieu !

Il met son pardessus, son chapeau, prend son portefeuille et sort, sans se retourner, par la petite porte de droite.

TASSELIN, quand Jacques est parti.

Ah ! Gorget, j’ai vieilli de dix ans en une heure !

GORGET, à part.

Il a vieilli de trois cent mille francs !

 

 

ACTE IV

 

Chez Tasselin. Un petit salon.

 

 

Scène première

 

TASSELIN, MADAME TASSELIN, MADELEINE

 

TASSELIN, sur un canapé, l’air découragé.

Non, je ne crois pas que jamais autant de catastrophes, autant de malheurs, soient tombés à la fois sur un homme.

MADAME TASSELIN.

Console-toi, mon ami, voyons...

TASSELIN.

Et voilà le dernier coup ! Edmond a une liaison pareille, un enfant... C’est la fin de tout !

MADAME TASSELIN.

C’est une situation grave, j’en conviens. Mais il vaut mieux que nous la connaissions. Et quoique Madeleine ait eu le plus grand tort de faire à mon insu une aussi délicate démarche, le sentiment qui l’y a poussé n’est pas blâmable ; au contraire, il est noble.

À Madeleine.

En tout cas, tu auras pris là, mon enfant, une forte leçon, quelque chose comme une leçon d’existence. Ce sont les meilleures.

MADELEINE.

Je n’avais plus le courage d’inventer des mensonges chaque fois que j’allais voir Suzanne. J’ai dit à Edmond que je vous mettrais au courant, qu’il m’était impossible de ne pas le faire.

TASSELIN.

Comment allons-nous sortir de là ?

MADELEINE.

Vous m’avez promis de ne pas faire de reproches à mon frère.

TASSELIN.

À quoi cela nous mènerait-il ?

MADELEINE.

Surtout avec Edmond. Quoi qu’on lui dise, en voilà un qui n’agira qu’à sa tête !...

TASSELIN, à sa femme.

Tu as revu Suzanne ?

MADAME TASSELIN.

Oui.

TASSELIN, à mi-voix.

Pauvre fille !

MADAME TASSELIN.

Et je lui ai pardonné, parce que, malgré sa faute qui a été immense, elle s’est montrée désintéressée et vaillante, parce qu’il n’y a eu chez elle aucun calcul et qu’elle a véritablement souffert.

TASSELIN, après un temps.

Et cet enfant, comment est-il ?

MADELEINE.

Si gentil, si doux ! Peut-on n’être pas fier d’être le père d’un pareil enfant ?

TASSELIN.

Edmond s’est créé là des responsabilités qui m’épouvantent, et maintenant que nous sommes ruinés...

MADELEINE, l’interrompant.

Suzanne ne demande rien et ne demandera jamais rien. Elle adore son fils et elle l’élèvera bien toute seule, en travaillant. D’ailleurs, il a six mois, ce petit ; à cet âge, on n’a pas besoin de père, une mère suffit. Il faut seulement que vous me donniez la permission de continuer à la revoir.

TASSELIN.

Eh ! mes enfants, croyez-vous que si nous étions riches, c’est moi qui empêcherais Edmond de faire son devoir et même d’épouser Suzanne ?

MADELEINE, riant.

Ah ! ah ! Edmond épouser une fille pauvre !... Je n’ai pas de craintes pour lui de ce côté-là...

MADAME TASSELIN.

Ne juge pas ton frère trop sévèrement, mon enfant.

MADELEINE.

Pour ce que ça le touche !... Est-ce qu’on l’apercevra aujourd’hui, monsieur mon frère ?

TASSELIN.

Je l’attends. Il travaille en ce moment du matin au soir pour tâcher de débrouiller les affaires de Jacques, que ce malheureux a laissées Dieu sait dans quel état.

MADAME TASSELIN.

Tu n’as pas reçu d’autres nouvelles de lui ?

TASSELIN.

Que sa lettre d’avant-hier. Il part d’Anvers, il doit être parti.

MADAME TASSELIN.

Et où va-t-il ?

TASSELIN.

En Australie. Une fois arrivé là-bas, il m’écrira encore.

MADELEINE.

Que devient ma tante dans tout cela ?

TASSELIN.

Je crois qu’une partie, une bien faible partie de sa dot, reste intacte. Quel désastre irréparable pour toute la famille !

MADAME TASSELIN.

Irréparable, non !

MADELELNE.

Certes !

TASSELIN.

Ah ! mes enfants, que vous me faites de la peine avec vos illusions !... Irréparable, – vous m’entendez ? – irréparable ! Je ne parle pas seulement pour moi, dont la carrière est arrêtée net : je serai toute ma vie chef de bureau.

MADAME TASSELIN.

Comment ! ta carrière est compromise parce que ton frère t’a emporté ton argent ?

TASSELIN.

On voit que tu ne connais pas les bureaux. Elle l’est presque autant que si c’était moi qui eusse emporté l’argent de mon frère.

MADAME TASSELIN.

Nous vivrons avec tes appointements, et plus tard avec ta retraite.

TASSELIN.

Quant à ma décoration, il n’y faut plus penser, naturellement. On ne décore jamais un homme qui vient de perdre trois cent mille francs.

MADELEINE va prendre, en riant, une fleur et la passe à la boutonnière de Tasselin.

Mets toujours ça, en attendant.

TASSELIN.

N’affecte pas la gaieté, ma chère enfant, tu ne me consoleras pas.

MADELEINE.

Mais, je n’affecte rien, je te prie de le croire ; je ne suis pas désolée du tout.

TASSELIN.

Tu n’es pas désolée ?

MADELEINE.

Pas le moins du monde.

TASSELIN, à sa femme.

Et toi ?

MADAME TASSELIN.

Moi, non plus.

TASSELIN.

L’avenir ne vous épouvante pas, toutes les deux ?

MADAME TASSELIN.

Du tout.

MADELEINE.

Il est très brillant, l’avenir. Voilà mon opinion.

TASSELIN.

Pauvre enfant !... tu n’as pas l’air de te douter que ton frère ni toi, vous n’avez plus un sou de dot ?

MADELEINE.

Nous ne sommes pas les seuls.

TASSELIN.

Une fortune qui venait de mon père, qui la tenait de son père, à lui !... Nous l’avions tous religieusement respectée... Il me semble que j’ai commis un sacrilège en la perdant.

À Madeleine.

Que vas-tu faire ? Que va faire Edmond ?

MADAME : TASSELIN.

As-tu revu monsieur Ramel ?

TASSELIN.

Je n’ai pas à le revoir. Dans la dernière entrevue que nous avons eue ensemble, le projet de mariage a été rompu d’un commun accord et sans rémission possible. Je n’ai pas songé à résister une seconde. Monsieur Ramel donnait sa fille à un homme dans telles et telles conditions. Brusquement les conditions changent du tout au tout, l’engagement ne tient plus. Il fallait s’y attendre.

MADELEINE.

En ce qui me concerne, je n’ai jamais trouvé le mariage très heureux pour Edmond.

TASSELIN.

Oh !

MADELEINE.

Henriette Ramel est une petite niaise.

TASSELIN, levant les bras au ciel.

Oh !

MADAME TASSELIN.

Ma foi, je ne suis pas loin de partager cet avis.

TASSELIN.

Je ne veux pas discuter. Je n’ai pas ma tête à moi.

MADELEINE, s’approchant de son père.

Il va falloir pourtant que tu rassembles tes idées.

TASSELIN, relevant le front, déjà inquiet.

Qu’y a-t-il, mon Dieu ?

MADELEINE.

Tu ne t’occupes que du mariage d’Edmond. Eh bien, et le mien ?

TASSELIN.

Comment, le tien ! Et avec qui ?

MADELEINE, doucement.

Avec Maurice.

TASSELLN.

Avec Maurice !

MADELEINE.

Nous avons toujours dû nous marier ensemble, tu dois te le rappeler. N’est-ce pas, maman ?

MADAME TASSELIN.

C’est exact.

TASSELIN.

Mais, malheureuse enfant, tu ne sais donc pas que Maurice n’a plus aucune position, aucune fortune ? Que...

MADELEINE, à son père.

Ne parle pas si haut, le voici.

Entre Maurice.

 

 

Scène II

 

TASSELIN, MADAME TASSELIN, MADELEINE, MAURICE

 

MAURICE, à madame Tasselin.

Madame...

À Tasselin.

Comment vous portez-vous, aujourd’hui, monsieur Tasselin ?

TASSELIN.

Assez bien, mon ami, je vous remercie.

MAURICE.

Je viens faire auprès de vous une démarche...

TASSELIN.

Eh ! je sais, mon cher ami... En principe, je ne demande pas mieux... Et, autrefois, je n’étais pas opposé à ce mariage, vous le savez, mes enfants. Mais il s’est passé, depuis, des événements tels que je suis obligé, à mon grand regret...

Il s’arrête.

MAURICE.

Ce sont ces événements, au contraire, monsieur Tasselin, qui m’ont enlevé toute hésitation.

TASSELIN.

Eh ! que deviendrez-vous, si j’avais la faiblesse de consentir ? Madeleine, sans dot... vous, sans situation...

MAURICE.

Pardon...

TASSELIN.

Vous avez une situation ?

MADELEINE, souriant.

Superbe.

TASSELIN.

Où ça ?

MAURICE.

Dans le haut du faubourg Saint-Denis.

TASSELIN, étonné.

Je veux dire... dans quelle partie ?

MAURICE.

Messieurs Allard et Cie... Fers et fontes... machines à vapeur... C’est un ancien ami de mon père qui dirige la maison. Je l’ai retrouvé par hasard ; il m’a mis à la comptabilité.

TASSELIN.

Combien gagnez-vous ?

MAURICE.

Trois cents francs par mois.

MADELEINE.

C’est énorme.

MADAME TASSELIN.

C’est fort joli.

TASSELIN, levant les bras au ciel.

Eh ! ce n’est rien... ou, du moins, c’est fort peu de chose !... Qu’est-ce que vous aviez au ministère ?

MAURICE.

Cent cinquante francs, juste la moitié.

TASSELIN.

Mais ces cent cinquante francs-là valaient mieux que vos trois cents !

MADAME TASSELIN.

Pourquoi ?

TASSELIN.

Ils étaient assurés ; ils faisaient de vous un fonctionnaire ! Si je n’avais pas mes appointements et ma pension de retraite en perspective ; si j’étais dans l’industrie ou dans le commerce, que me resterait-il aujourd’hui que ma fortune est engloutie ?

MAURICE.

Si votre fortune avait été dans le commerce ou dans l’industrie, vous ne l’auriez peut-être pas perdue.

TASSELIN.

Vous êtes des enfants, tous les deux... Vous ne savez pas ce que c’est que les préoccupations d’un ménage et de la vie matérielle... les aléas de toutes sortes, la santé...

MADELEINE.

Nous nous portons très bien.

TASSELIN.

En ce moment. Mais si Maurice venait à tomber malade, que ferais-tu ?

MADELEINE.

Je le soignerais.

TASSELIN.

Et vos vieux jours, mes enfants ?... Pensez-vous seulement à vos vieux jours ?

MADELEINE.

J’ai vingt ans. Si on ne risque rien dans la vie, on ne mérite pas le bonheur.

TASSELIN, à sa femme.

Tu approuverais cette folie ?

MADAME TASSELIN.

Ce ne serait une folie que s’ils ne s’aimaient pas.

 

 

Scène III

 

TASSELIN, MADAME TASSELIN, MADELEINE, MAURICE, HORTENSE

 

HORTENSE, entrant très vite.

Bonjour, mes amis... Je viens vous faire mes adieux...

MADAME TASSELIN.

Vous quittez Paris ?

HORTENSE.

Que voulez-vous que je devienne au milieu de cette débâcle ?

TASSELIN.

Vous avez des intérêts à surveiller, ma chère Hortense. Vous êtes créancière de la liquidation de Jacques.

HORTENSE.

Vous surveillerez ces intérêts mieux que moi. Je n’entends rien à ces affaires.

TASSELIN.

Il me faudrait une procuration.

HORTENSE.

Nous la rédigerons ensemble.

TASSELIN.

Certains papiers...

HORTENSE.

Je vous les apporte, précisément.

TASSELIN.

Voyons...

Il va à une table avec Hortense.

MAURICE, à Madeleine, à droite, en aparté.

Je suis heureux, Madeleine, profondément heureux... Il ne s’agit plus que d’affronter la mine renfrognée d’Edmond.

HORTENSE.

Ce n’est pas cela qui me gêne... Edmond a autre chose à faire qu’à s’occuper de nous. Maintenant, Maurice, je veux que vous me fassiez une promesse.

MAURICE.

Laquelle ?

MADELEINE.

C’est que Suzanne sera reçue chez nous sans arrière-pensée, comme mon amie la plus intime. Je vous ai raconté son histoire...

MAURICE.

Mais, certes, Madeleine ! J’ai la plus vive sympathie pour elle. Notre maison sera la sienne.

MADELEINE.

Merci, Maurice.

TASSELIN, à Hortense.

Voulez-vous lire la lettre que j’ai reçue de lui ?

HORTENSE.

Non, c’est inutile. Je ne veux plus en entendre parler ; car, il y a une chose que je ne lui pardonnerai jamais, c’est de n’avoir pas eu, à aucun moment de sa vie, la moindre confiance en moi. Quand ses affaires ont commencé à mal marcher, croyez-vous seulement qu’il m’en ait dit un mot ? Il me montrait toujours sa même figure souriante ; il avait le même calme, les mêmes gestes paisibles d’un homme qui est sûr de l’avenir. Il m’a jouée, moi, sa femme, exactement comme il aurait fait d’un de ses collègues. Je ne le connais plus.

MADAME TASSELIN.

Et où allez- vous, ma chère Hortense ?

HORTENSE.

Dans le Midi, avec madame de Lestro. J’ai vendu un tas de bijoux inutiles et j’ai réuni une assez jolie somme. J’irai la dépenser, en attendant d’avoir une idée. Sans compter que je reviendrai peut-être très riche.

MADAME TASSELIN.

Ah !

HORTENSE.

Oui, ma chère... Connaissez-vous ça ?... Au fait, vous ne devez pas connaître. – Monsieur Vernot ?

MAURICE.

Madame...

HORTENSE.

Regardez.

MAURICE.

Oui, c’est...

HORTENSE.

Lisez... Rouge... Noire... C’est un système.

MAURICE.

Ah ! oui, un système pour la roulette.

HORTENSE.

Voilà trois semaines que je l’étudié avec madame de Lestro. Je crois que c’est une vraie trouvaille. Vous ne vous imaginez pas comme j’ai confiance.

MADAME TASSELIN.

Bonne chance.

 

 

Scène IV

 

TASSELIN, MADAME TASSELIN, MADELEINE, MAURICE, HORTENSE, EDMOND

 

TASSELIN.

Ah ! c’est toi ?... Eh bien ! qu’as-tu fait aujourd’hui ?

EDMOND.

Beaucoup de choses.

TASSELIN.

Il n’y a rien de grave ?

EDMOND.

Si.

TASSELIN.

Ah ! mon Dieu !... Que peut-il nous arriver encore ?

EDMOND, à Maurice fait mine de s’en aller.

Oh ! tu n’es pas de trop. Tu peux rester...

Regardant Madeleine.

maintenant.

TASSELIN.

Nous t’écoutons, mon enfant. Dépêche-toi, au nom du ciel !

EDMOND.

Voici, en gros. Plusieurs créanciers de mon oncle ont déposé des plaintes contre lui. Le parquet est saisi de l’affaire, une instruction est déjà ouverte. Si nous n’obtenons pas le désistement des plaignants, mon oncle sera condamné par contumace.

TASSELIN.

Par contumace !

EDMOND.

Naturellement, puisqu’il est en fuite. J’ai appris aussi au Palais que tu allais être convoqué bientôt.

TASSELIN.

Moi ?

EDMOND.

Chez le juge d’instruction chargé de l’affaire.

TASSELIN, affolé.

Je vais être convoqué chez un juge d’instruction !

EDMOND.

Tu recevras la citation ce soir ou demain.

TASSELIN.

Mais ce que tu me dis est épouvantable !

EDMOND.

C’est fort simple, au contraire.

TASSELIN.

Une condamnation par contumace, après le scandale qui a déjà eu lieu ! Notre nom en police correctionnelle ! C’est ma situation au ministère perdue irrévocablement ! C’est ma démission presque forcée.

EDMOND.

Peut-être pas. Mais il ne faut pas nous dissimuler cependant que c’est de la dernière gravité. Je ne croyais pas que cela tournerait si mal.

TASSELIN.

As-tu vu des créanciers ?

EDMOND.

Deux ou trois. Mais je n’aperçois aucun moyen de les désintéresser, même en partie.

TASSELIN.

C’est à se jeter la tête contre les murs !...

Entre la bonne qui remet une carte à Tasselin.

Piégoy ?... Le directeur du casino de Carville ?... Ce monsieur est là.

À Edmond.

Faut-il le recevoir ?

EDMOND, réfléchissant.

Piégoy... mais certainement !

Signe de Tasselin à la bonne.

En tous cas, cela ne peut avoir aucun inconvénient.

 

 

Scène V

 

TASSELIN, MADAME TASSELIN, MADELEINE, MAURICE, HORTENSE, EDMOND, PIÉGOY

 

TASSELIN.

Cher monsieur Piégoy...

PIÉGOY.

Cher monsieur...

Il lui serre la main.

Mesdames... Mon cher maître...

Il serre la main d’Edmond.

TASSELIN.

Et qu’y a-t-ii pour votre service, cher monsieur Piégoy ?

PIÉGOY.

J’aurais quelques mots à dire à maitre Edmond Tasselin. Mais il s’agit d’une question qui vous touche de près, la liquidation de Jacques Tasselin, votre frère.

TASSELIN.

Vous avez des nouvelles à nous donner ?

PIÉGOY.

D’assez importantes. Et si monsieur Edmond veut bien m’accorder un entretien...

EDMOND.

Certes !

TASSELIN.

Avez-vous besoin de moi ?

PIÉGOY.

Du tout. Il s’agit de procédures, de droit...

TASSELIN.

Bon.

PIÉGOY.

Votre fils vous répétera ce que nous aurons dit.

TASSELIN.

Restez ici. Nous allons vous laisser.

PIÉGOY.

C’est cela.

Mouvement de sortie. Piégoy à Maurice qui passe près de lui.

Bonjour, jeune homme. Les affaires vont mieux, il me semble ?

MAURICE.

Beaucoup mieux.

Il lui serre la main.

PIÉGOY, à Madeleine.

Tous mes respects, mademoiselle.

MADELEINE.

Mes compliments, monsieur Piégoy.

Tout le monde sort.

 

 

Scène VI

 

EDMOND, PIÉGOY

 

EDMOND, faisant signe à Piégoy de s’asseoir.

Je vous écoute.

PIÉGOY.

Ainsi que je vous le disais tout à l’heure, il s’agit de la liquidation de votre oncle, monsieur Jacques Tasselin. Vous vous demanderez peut-être comment je me trouve mêlé à cela ? C’est bien simple. J’avais été amené autrefois à étudier la situation financière de Tasselin : je la connais à fond. Quelques-unes des affaires qu’il laisse en train sont bonnes ; d’autres, au contraire, ne reposent sur rien de sérieux. J’ai calculé le pour et le contre ; j’ai rendu visite, de ma propre autorité, aux créanciers les plus enragés, sans m’occuper de votre père, naturellement, qui est une des plus grosses victimes.

EDMOND.

Eh bien !

PIÉGOY.

Et j’ai acquis la certitude qu’avec une somme assez ronde, deux cent ou deux cent cinquante mille francs peut-être, vous obtiendriez le désistement de ces gens-là, qui aimeront mieux toucher une partie de leurs fonds que de tout perdre, en obtenant une condamnation platonique.

EDMOND.

Mais, quand même, il resterait encore le Parquet.

PIÉGOY.

Devant le retrait des plaintes, le Parquet arrêterait vraisemblablement les poursuites, surtout avec les influences dont vous disposez, – et moi aussi.

EDMOND.

Vous ?

PIÉGOY.

J’ai connu beaucoup de magistrats dans ma vie.

EDMOND.

Ce que vous dites est fort possible, en effet, mais nous n’avons pas trois cent mille francs.

PIÉGOY.

Désirez-vous que je vous les prête ?

EDMOND.

Vous ?

PIÉGOY.

Moi. Je me mets entièrement à votre disposition : j’ai beaucoup de sympathie pour vous.

EDMOND.

Je ne pourrai jamais vous rendre une pareille somme.

PIÉGOY, un silence.

Je vais vous indiquer un moyen, si vous voulez.

EDMOND.

Lequel ?

PIÉGOY.

Ma fille a un million de dot.

Mouvement d’Edmond.

Vous en serez quitte pour ne toucher que sept cent mille francs.

EDMOND, un temps.

Mon cher monsieur Piégoy, quoique votre proposition n’ait rien que de très flatteur pour moi, vous comprendrez les sentiments qui m’empêchent de vous répondre immédiatement.

PIÉGOY.

Je les comprends, mais j’insiste. Ce n’est pas le rôle d’un père de jeter sa fille à la tête d’un jeune homme ; mais, moi, ce ne sont pas les préjugés qui m’étouffent et je n’ai pas ce genre stupide d’amour-propre. Je vous le dis donc brutalement : vous plaisez à Gabrielle. C’est la principale raison pour laquelle je vous l’offre. Mais je vous l’offre aussi parce que vous êtes un monsieur, un homme de valeur et que je n’ai été entouré jusqu’à présent que de fripouilles. Venez-vous dîner à la maison demain ?

EDMOND, riant.

Oh ! cela, avec plaisir.

PIÉGOY.

Ma fille est charmante, vous pourriez l’épouser par amour. Parbleu ! je sais bien ce qu’on pourra vous dire de ce mariage. L’origine de ma fortune ? L’exploitation des imbéciles ? Mais les imbéciles ont toujours été exploités, et c’est justice. Le jour où ils cesseraient de l’être, ils triompheraient, et le monde serait perdu. D’ailleurs, je viens de céder le bail du casino de Carville et je me retire de deux ou trois entreprises du même genre dans lesquelles j’avais des intérêts. Mon nom ne paraîtra plus.

EDMOND.

Ah !

PIÉGOY.

Qu’est-ce qu’on peut vous dire encore contre moi ? Vous raconter des histoires sur ma jeunesse ? me traiter d’irrégulier, de déclassé ? Mais les déclassés sont tellement nombreux qu’ils commencent à former une classe, avec ses riches et ses pauvres, ses vainqueurs et ses vaincus. N’écoutez pas cela, mon petit ; laissez parler les nigauds, et épousez ma fille. À un homme comme vous, organisé comme vous l’êtes, il faut de l’argent. C’est l’arme toute-puissante. Si elle vous manque, vous serez battu à plate couture.

EDMOND.

C’est vrai.

PIÉGOY.

Et vous aurez encore un avantage avec un beau-père comme moi.

Lui frappant sur l’épaule.

C’est que vous ne serez pas obligé de lui cacher quoi que ce soit.

EDMOND.

Je ne saisis pas très bien.

PIÉGOY.

Vous avez une maîtresse et un enfant, je le sais. Nous ferons notre devoir envers eux, cela va de soi.

EDMOND.

Je n’ai jamais songé à ne pas le faire, je vous prie de le croire.

PIÉGOY, changeant de ton.

Et même, tenez, à ce propos, et pendant que nous y sommes, ma foi, je vais vous dire ce que j’ai sur le cœur. Je suis pour la franchise, la netteté. Vous me paraissez très carré aussi dans votre genre, je suis sûr que vous ne vous fâcherez pas.

EDMOND.

Je vous le promets.

PIÉGOY.

Eh bien ! là... je trouve que dans cette histoire, vous vous êtes très mal conduit. Et quoique je vous donne ma fille, ça ne m’empêche pas de vous blâmer énergiquement.

EDMOND.

Il y a des circonstances où...

PIÉGOY.

N’importe. J’aime mieux que vous ayez fait ça que moi. Je dis moi à dessein, parce qu’il m’est arrivé dans ma jeunesse la même aventure qu’à vous. J’ai séduit une jeune fille dans une famille d’ouvriers et nous avons eu un enfant. Seulement, moi, j’ai épousé la jeune fille, j’ai légitimé la gosse, et c’est cette gosse-là que je vous offre aujourd’hui. Chacun a sa petite morale, n’est-ce pas ? Vous êtes incapable de faire tort d’un sou à personne, tandis que moi j’ai roule un tas de gens. En revanche, il y a certaines actions que je ne commettrais pas, la tête sur le billot, et qui vous semblent toutes naturelles. Nous ne sommes parfaits ni l’un ni l’autre, voilà ce que ça prouve. Tant mieux pour ceux qui le sont. Maintenant que nous nous connaissons tous les deux, n’en parlons plus. Vos parents consentiront-ils à votre mariage ?

EDMOND.

Ma mère et ma sœur ont beaucoup de sympathie pour mademoiselle Gabrielle.

PIÉGOY.

Vous avez une mère et une sœur parfaites. Ça, il n’y a rien à dire.

Riant.

Et j’irai plus loin, mon petit, elles valent mieux que vous et même votre père, sauf le respect que je lui dois. Voulez-vous mon opinion ? La bourgeoisie sera sauvée par les femmes.

Entre Tasselin.

 

 

Scène VII

 

EDMOND, PIÉGOY, TASSELIN

 

TASSELIN.

Eh bien ? Avez-vous décidé quelque chose ?

EDMOND.

Oui.

PIÉGOY.

Tout est arrangé. La situation de votre frère sera liquidée à l’amiable. Il n’y aura aucun scandale et l’honneur sera sauf.

TASSELIN.

Ah ! mon Dieu !... Comment avez-vous fait ?

PIÉGOY.

Votre fils vous expliquera cela.

TASSELIN, allant serrer les mains de Piégoy avec effusion.

Et vos affaires, monsieur Piégoy, en êtes-vous toujours content ?

PIÉGOY.

Mes affaires ?... Je les liquide, moi aussi. Je vais vivre de mes rentes et devenir un bon bourgeois.

Il serre la main et prend congé de Tasselin et d’Edmond pendant que le rideau tombe.

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