Les petites misères de la vie humaine (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 20 octobre 1821.

 

Personnages

 

LORD MOROSE, riche Irlandais

SIR ÉDOUARD, officier de marine

BIDULF, shérif du canton

WILLIAMS, valet de lord Morose

LADY MOROSE, femme de lord Morose

MISS HENRIETTE, sœur de lord Morose

LA COMTESSE DE PORTLAND

JEUNES OFFICIERS, amis d’Édouard

DAMES

PAYSANS

VASSAUX

LA YÉOMANRIE

 

Dans le château de lord Morose, dans l’île de Guernesey.

 

Un très beau salon richement meublé. Portes au fond et portes latérales.

 

 

Scène première

 

SIR ÉDOUARD, LADY MOROSE

 

SIR ÉDOUARD.

Vous daignez donc, milady, pardonner la hardiesse de ma visite ?

LADY MOROSE.

Vous pardonner... eh ! mais j’en suis enchantée... je vous avoue même qu’il y a longtemps que je vous attendais.

SIR ÉDOUARD.

Plût au ciel !... mais j’avais juré de ne reparaître à vos yeux que lorsque je serais digne d’être votre ami... lorsque je vous aurais oubliée.

LADY MOROSE.

Air du vaudeville du Piège.

Voilà pourquoi je vous revois,
J’entends !

SIR ÉDOUARD.

Oui, cette longue absence
Est encor, quoique malgré moi,
Une preuve de ma constance.
Combien ces trois ans me coûtaient !
Ah ! si vous me rendiez justice,
En conscience, ils me devraient
Compter pour trois ans de service.

LADY MOROSE.

Enfin, vous voilà, vous êtes raisonnable... vous êtes notre ami... de plus notre défenseur : que de raisons pour vous bien accueillir !... Dites-moi, Édouard, quelle nouvelle y a-t-il ? et quel était ce vaisseau qui est resté quelque temps en vue de la rade ?

SIR ÉDOUARD.

Je crois que c’est un corsaire qui voulait se ravitailler dans l’île de Guernesey... mais le mauvais temps l’a empêché d’aborder, et a même fait échouer une de ses chaloupes où nous avons trouvé quelques munitions et des habillements...

LADY MOROSE.

Ils sont partis, à la bonne heure ! car nous n’existions pas... nous surtout dont le château est presque au bord de la mer... plus de réunions, plus de société, plus de jeunes gens dans nos bals... c’est une très vilaine chose que la guerre... Vous nous restez, n’est-il pas vrai ? vous dînez avec nous... justement nous avons du monde et je veux vous présenter à lord Morose mon mari.

SIR ÉDOUARD.

Je ne sais si je dois accepter, après la demande que mon père lui a adressée, et la manière dont il nous a répondu.

LADY MOROSE.

Comment ! elle était de vous cette lettre par laquelle on lui demandait en mariage miss Henriette sa sœur... une lettre qui l’a mis dans une colère...

SIR ÉDOUARD.

Eh ! pour quelle raison ?... d’où lui vient cette prévention contre moi... contre quelqu’un qu’il n’a jamais vu ?

LADY MOROSE.

Mais, il aura entendu parler de vous.

Air de Marianne. (Dalayrac.)

Peut-être a-t-il su que naguère
De moi vous étiez amoureux ?

SIR ÉDOUARD.

Je n’en ai jamais fait mystère
Et je le disais en tous lieux.
Je publiais,
Je proclamais
Et mes ardeurs
Ainsi que vos rigueurs.
En quoi, morbleu !
Un tel aveu
À sa colère a-l-il pu donner lieu ?
Il crierait bien plus haut, j’espère,
Et j’en serais moins étonné,
Si jadis vous m’aviez donné
Quelques droits de me taire.

LADY MOROSE.

Sans compter que, dans ses idées, les soins et les détails d’une noce vont encore ajouter à ses chagrins.

SIR ÉDOUARD.

Ses chagrins, dites-vous ?... eh ! qu’a-t-il donc ? bon Dieu !

LADY MOROSE.

Ce qu’il a, mon cher Édouard ? une fortune immense, une habitation magnifique, une santé excellente, une femme qui ne s’occupe que de lui, des enfants qu’il adore et qui lui promettent une heureuse vieillesse... je vous demande s’il y a moyen d’y résister.

SIR ÉDOUARD.

J’entends, il est attaqué du spleen.

LADY MOROSE.

Non, vraiment... il n’a pas le temps de s’ennuyer, et loin d’être dégoûté du monde et des plaisirs, il les aime beaucoup ; mais il a une tournure d’esprit singulière... originale... en un mot, c’est un véritable Anglais. À défaut de malheurs réels, son imagination très susceptible a transformé en chagrins véritables une foule de petites contrariétés qui sont le partage de la condition humaine, et auxquelles l’homme le plus heureux ne peut échapper. Son esprit ingénieux en découvre à chaque pas, à chaque instant du jour. Le plus léger contretemps, le désagrément le plus insensible pour tout autre a le don d’empoisonner tous ses plaisirs, et de lui persuader qu’il est l’être le plus malheureux du monde... C’est ce qu’il appelle les misères de la vie humaine... s’il projette une promenade, une visite inattendue qui le retient à la maison est pour lui un supplice effroyable... s’il attend quelqu’un, une minute de retard le met à la torture... s’il veut écrire, une plume mal taillée, une encre épaisse, le papier qui boit, lui fournissent mille prétextes nouveaux d’exhaler ses douleurs !... La campagne, la ville, la solitude, le grand monde, tout est pour lui une source de tourments à son usage, de chagrins particuliers plus ridicules les uns que les autres et qui finiront par le rendre insupportable à ses amis et à lui-même.

SIR ÉDOUARD.

D’honneur, sa folie est nouvelle.

LADY MOROSE.

J’ai formé vingt fois le projet de le corriger... mais j’avais besoin d’auxiliaire... et puisque vous voilà... il me semble qu’en nous entendant bien, nous pourrions travailler à la fois pour son bonheur... pour le vôtre... Oh ! je ne vous oublie pas... je sais que des avantages réciproques étant la base de toute coalition, il faut d’abord...

SIR ÉDOUARD.

Ah ! madame, pouvez-vous penser ?...

LADY MOROSE.

Air du vaudeville de Sophie Arnould.

Mon Dieu ! je sais m’y connaître :
Dans chaque traité de paix
Chacun jure toujours d’être
Fidèle à ses intérêts.

Ainsi, pour bien nous entendre,
Apprenez donc qu’aujourd’hui
Le parti que je veux prendre
C’est...

On entend sonner très fort.

Mais j’entends mon mari.
Eh ! vite, éloignez-vous d’ici.

SIR ÉDOUARD.

Eh ! mais, mon Dieu ! quel supplice !
Daignez au moins m’expliquer...

LADY MOROSE.

Non, je veux qu’on m’obéisse,
Et partez sans répliquer. (Bis.)

SIR ÉDOUARD.

Oui, je pars sans répliquer.

Sir Édouard sort.

 

 

Scène II

 

LORD MOROSE, LADY MOROSE

 

LORD MOROSE, en robe de chambre, marchant en grondant et sans regarder sa femme.

Par exemple, celui-là est trop fort.

LADY MOROSE.

Eh ! mon ami ! qu’y a-t-il donc ?

LORD MOROSE.

Il y a madame... ce qu’il y a ? encore une, une des plus grandes misères de la vie humaine... c’est-à-dire que celle-là, il n’y a pas moyen d’y tenir.

LADY MOROSE.

J’entends... il faut vous brûler la cervelle.

LORD MOROSE.

Oh ! ce n’est pas nécessaire, et à la tournure que prennent les choses, il n’y aura pas besoin de cela pour mettre fin à mon existence.

LADY MOROSE.

Ah ! mon Dieu ! qu’avez-vous donc ?

LORD MOROSE.

Ce que j’ai, madame ? je meurs de faim.

LADY MOROSE.

Oh ! cette fois, vous avez raison, et voilà une calamité réelle... Holà ! quelqu’un... le chocolat de milord.

LORD MOROSE.

Eh ! mon Dieu !... on me l’a déjà apporté ; mais concevez-vous une situation plus cruelle que celle d’un homme qui, après avoir attendu deux heures son déjeuner, tombe sur une tasse de chocolat en pleine ébullition !... soixante-deux degrés de température... de sorte que la première gorgée m’emporte la langue et le palais...

LADY MOROSE.

Pour moi qui envisage toujours les malheurs du bon côté... je vois dans celle suite de catastrophes un grand avantage... c’est que vous déjeunerez ici, et que vous prendrez avec moi une tasse de thé !... mais, convenez, mon ami, que vous êtes bien heureux d’éprouver de tels accidents !... sans cela de quoi vous plaindriez-vous ?... et n’est-ce pas, comme nous le lisions l’autre jour, la feuille de rose pliée qui empêchait le sybarite de dormir ?

LORD MOROSE.

Feuille de rose, tant que vous voudrez, mais si j’ai les nerfs plus irritables !... si j’ai une sensibilité plus exquise ! si enfin la feuille de rose pliée produit sur moi le même effet qu’une ronce ou qu’une épine... me défendra-t-on de crier ?

LADY MOROSE.

Non, sans doute... mais que diriez-vous, monsieur, si vous éprouviez des malheurs véritables ?

LORD MOROSE.

Je les supporterais, madame, je les supporterais avec courage.

LADY MOROSE, à part.

C’est ce que nous verrons.

LORD MOROSE.

Enfin, avant de vous connaître, j’avais été veuf ; et tout le monde vous dira comment j’avais pris cela. Dans les coups du sort, dans les revers de fortune... on a une force d’âme, une philosophie qui vous soutiennent... on est là pour être malheureux... on le sait et l’on s’y attend... mais ces tribulations imprévues qui vous poursuivent au milieu des plaisirs ; qui vous atteignent dans les bals, dans les spectacles, dans les concerts !... ces vexations d’autant plus cruelles, qu’elles sont de tous les instants, et qu’elles vous surprennent toujours au moment où l’âme du philosophe y est le moins préparée... je vous demande, madame, comment les supporter ?... Et vous-même, ne l’avez-vous pas éprouvé cent fois ? quand vous entrez, par exemple, dans une salle de bal... avec une robe magnifique, dont les fleurs seules me coûtent cinquante guinées, et que le premier élégant qui s’avance pour vous saluer met le pied sur votre garniture... de sorte qu’au moment où vous vous relevez de votre révérence, la robe se trouve déchirée jusqu’au corsage... est-il au monde une position plus affreuse que la vôtre ?

LADY MOROSE.

Mais, oui... c’est celle du pauvre malheureux qui est cause de cet accident.

LORD MOROSE.

Eh bien ! madame, je vous y prends enfin, voilà comme j’étais hier... voilà ce qui m’est arrivé avec la duchesse de Devonshire... et si je vous citais mille autres contrariétés habituelles, dont une seule suffit souvent pour empoisonner tout le plaisir qu’on s’était promis !... À l’Opéra c’est un homme à larges épaules, haut de six pieds et demi, qui s’assied juste devant vous pendant tout le ballet... il a même des ailes de pigeon qui interceptent les ouvertures de côté, et qui ne vous laissent que des jours de souffrance !... Au bal, vous êtes accompagné par un musicien qui est toujours une mesure avant ou après vous !... Au concert, vous écoutez votre air favori chanté par madame Catalani, et vous entendez votre voisin accompagner le chant avec la voix la plus fausse des trois royaumes !... Au jeu...

LADY MOROSE.

Oh ! c’en est trop, et voilà des tourments dont l’idée seule me fait frémir.

LORD MOROSE.

Air du vaudeville de Rabelais.

Peut-on trouver, je le demande,
Une calamité plus grande,
Et fut-il jamais sous les deux
Un mortel aussi malheureux ?

J’ai du courage, je m’en flatte,
Mais il faudrait, dans maint salon.
La patience de Socrate
Du la constance de Caton,
Quand, dans l’ardeur de votre zèle
Et tout fier de votre secret,
Vous racontez une nouvelle
Que tout le monde connaissait.
Lorsqu’une maille déplorable
S’échappe de votre bas noir.
Et lorsqu’un avis charitable
Vient vous en faire apercevoir.
Et jugez quel tourment j’éprouve
Lorsque, du triomphe assuré,
Avec brelan d’as je me trouve
Tomber sur un brelan carré !
D’être mat aux échecs je tremble ;
Au wisth je perds toujours le rob ;
Sur moi seul enfin je rassemble
Toutes les misères de Job.

Peut-on trouver, je le demande,
Une calamité plus grande,
Et fut-il jamais sous les cieux
Un mortel aussi malheureux ?

Et chez soi, comment peut-on vivre !
D’une porte on entend le cri ;
Et là, c’est un flambeau de cuivre
Qui sillonne un marbre poli.
À table, on a pris pour serviette
Un beau pantalon de nankin !
Le matin, à votre toilette,
Le savon glisse en votre main,
On a la barbe à moitié faite,
Et l’on poursuit sur le parquet
La fugitive savonnette
Qui roule et s’emplit de duvet !
Toujours nouvelle impatience...
Enfin, madame, enfin ce thé
Dont vous flattiez mon espérance,
Vous voyez s’il est apporté.

Il sonne.

Tom ! Williams !... misère nouvelle !
Un valet qu’on appelle en vain ;
Et votre sonnette infidèle
Casse et vous reste dans la main !

Il se jette désespéré dans un fauteuil avec le cordon de la sonnette à la main.

Peut-on trouver, je le demande,
Une calamité plus grande,
Et fut-il jamais sous les cieux
Un mortel aussi malheureux ?

Il appelle.

Williams... Tom... Williams !

 

 

Scène III

 

LORD MOROSE, LADY MOROSE, WILLIAMS, apportant un plateau avec le thé

 

WILLIAMS.

Voilà, monsieur.

LORD MOROSE.

C’est heureux... savez-vous qu’il y a plus d’un quart d’heure que nous attendons !... savez-vous que votre maître meurt de faim, et que vous mériteriez, monsieur le drôle...

Il s’arrête pour tousser.

LADY MOROSE.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ?

LORD MOROSE.

Encore une nouvelle... que je ne connaissais pas... au plus beau moment d’une colère, se trouver arrêté par une quinte !

À Williams.

Mes lettres, mes journaux...

Il les parcourt.

Que vois-je ?... les deux bourgs se sont déclarés... je suis nommé au parlement.

LADY MOROSE.

Quoi ! mon ami, vous êtes nommé ; vous qui le désiriez tant.

LORD MOROSE, lisant.

« Le ministère vous a soutenu, et vous êtes nommé, il est vrai ; mais c’est à la condition de... de... » Est-il possible de voir une fatalité pareille !

LADY MOROSE.

Qu’y a-t-il donc ?

LORD MOROSE.

Ils n’ont pas mis de poudre... l’encre effacée... et les mois les plus importants qu’il est impossible de lire...

Air : Eh ! ma mère, est-c’ que j’ sais ça ?

Cette soudaine disgrâce
Vient de me faire souffrir
Plus de peine que la place
Ne m’a causé de plaisir.
C’est une misère telle,
Que je préfère vraiment
Une mauvaise nouvelle
Qu’on peut lire couramment.

À la condition de...

À Williams qui l’écoute.

Que faites-vous là ?... préparez tout ce qu’il faut pour ma toilette.

Williams sort.

LADY MOROSE.

Vous allez faire des visites ?

LORD MOROSE.

Vous avez donc oublié déjà

Prêt à s’asseoir.

que nous avons à dîner notre shérif, sir Bidulf, ses deux cousines... enfin, que sais-je ? une vingtaine de personnes ; et vous ne pouvez pas vous imaginer tous les tourments que j’ai soufferts depuis ce matin.

LADY MOROSE.

Et pourquoi donc ?

LORD MOROSE, se levant brusquement.

Vous me le demandez... Comment ! vous attendez du monde à dîner... à la campagne... et vous ne voyez pas cette petite pluie fine, et ce temps qui est pris pour vingt-quatre heures... mais rien ne vous trouble, rien ne vous inquiète ; vous ne sentez pas quelle misère c’est de se promener toute la matinée, de la fenêtre au baromètre, du baromètre à la fenêtre, et de finir par se mettre à table seul... ou avec sa femme, devant un diner de vingt couverts... moi j’en ai la fièvre.

LADY MOROSE.

Soyez tranquille, sir Bidulf viendra... dès qu’il s’agit d’un bon dîner.

LORD MOROSE.

Dites plutôt

S’asseyant à table.

qu’il viendra pour me voir, pour me consoler, c’est le seul homme qui partage mes maux... qui les sente, qui les comprenne.

LADY MOROSE.

Et c’est pour cela que vous voulez lui donner votre sœur, et que vous le préférez à sir Édouard.

LORD MOROSE.

Oui, madame, c’est précisément parce qu’il est aussi malheureux que moi.

LADY MOROSE.

Malheureux... et si je vous prouve, moi... si je vous force à convenir avant la fin de la journée que vous êtes le plus heureux des hommes...

LORD MOROSE.

Me forcer à convenir... oh ! pour celui-là, je vous en défie.

LADY MOROSE.

Air du vaudeville du Petit Courrier.

Si je peux gagner ce pari,
Milord, faites-moi la promesse
Que votre sœur sera maîtresse
De prendre elle-même un mari.
Elle vous croit, sans s’y connaître,
Lié par les nœuds les plus doux ;
Et tout son bonheur serait d’être
Aussi malheureuse que vous.

LORD MOROSE.

Tenez, madame, voilà une des misères les plus insupportables... vouloir me convaincre que je suis heureux dans un moment où je souffre mort et passion.

LADY MOROSE.

Comment cela ?

LORD MOROSE, qui tient un couteau et un morceau de pain sur lesquels il s’acharne depuis quelques minutes.

Quoi ! vous ne voyez pas ?... Est-il au monde un supplice pareil ? vouloir, au cœur de l’hiver, étendre du beurre frais sur du pain tendre... impossible d’établir une union parfaite... à mesure que vous l’écrasez d’un côté... il se relève de l’autre ; et vous voulez me soutenir...

Il jette son pain, son couteau, sa serviette.

Au diable le déjeuner !... Williams... Williams !

 

 

Scène IV

 

LORD MOROSE, LADY MOROSE, HENRIETTE

 

Un domestique entre et enlève la table du déjeuner.

HENRIETTE.

Mon frère, mon frère... sir Bidulf, et ces dames, et madame la comtesse de Portland.

LORD MOROSE.

Comment, comment ?... j’espère qu’on ne les laissera, pas entrer, au moment où je fais ma toilette... la comtesse de Portland, la femme la plus élégante de la cour et que nous recevons pour la première fois, et à laquelle je voulais faire un accueil si brillant !

Criant de toutes ses forces.

Dites que je n’y suis pas... Ah ! mon Dieu ! les voici.

Il est dans le plus grand désordre, sa robe de chambre et sa cravate sont ôtées.

 

 

Scène V

 

LORD MOROSE, LADY MOROSE, HENRIETTE, BIDULF, LA COMTESSE DE PORTLAND, DEUX DAMES en robes très élégantes

 

BIDULF, à lady Morose.

Vous nous trouvez très provinciaux, milady, de venir d’aussi bonne heure ; mais ces dames avaient une telle impatience d’admirer la bibliothèque et le musée de milord...

LORD MOROSE.

Mon Dieu... sir Bidulf... milady... madame la comtesse...

Il veut ôter sa robe de chambre qui est sur un fauteuil, et comme il tient en même temps son habit, son gilet, sa chemise blanche, il laisse tomber plusieurs effets par terre, marche dessus, et les remplit de poussière... plus il met d’empressement à réparer le désordre de son appartement ou de sa toilette, et plus il commet de gaucheries. À lady Morose.

Eh bien ! madame... eh bien ! que dites-vous de celle-là ?

À Bidulf et aux dames.

Je suis honteux, désolé... que vous me surpreniez dans les horreurs de la toilette.

Bas à sa femme.

Rangez donc tout cela, car je n’y suis plus... ma tête se perd... ma vue se trouble... et tout ce que je puis faire est de ne pas me trouver mal.

LADY MOROSE.

On sait qu’à la campagne...

Aux laquais.

Donnez des sièges...

Sur un mouvement d’impatience de lord Morose, elle fait signe aux laquais de ne pas les donner.

Eh bien ! mesdames, on vient de m’assurer tout à l’heure que les Français s’étaient rembarqués.

BIDULF.

Il ne faudrait pas s’y fier... ce n’est peut-être qu’une ruse... pour venir nous surprendre à l’improviste.

LORD MOROSE, qui pendant ce temps a fait à sa femme des signes pour qu’elle emmène ces dames. À part.

Ma femme ne comprend pas mes signaux de détresse.

LA COMTESSE.

Il faut convenir que c’est une guerre bien malheureuse... nous ne recevons plus le journal de modes.

HENRIETTE.

Plus de musique, plus de contredanses nouvelles.

BIDULF.

Nous ne buvons plus de vin de Champagne... Oh ! le commerce souffre horriblement.

Air du vaudeville de L’Écu de six francs.

Oui, cette fatale campagne
Empêche d’arriver à bord
Et le bordeaux et le Champagne
Et les truffes du Périgord !
Des combats j’ignore les causes ;
Mais comment peut-on, mes amis,
Se brouiller avec un pays
Qui produit de si bonnes choses ?

LORD MOROSE, qui s’est approché de sa femme.

Emmenez donc ces dames, je vous en supplie... vous voyez que je m’habille tout de travers.

LADY MOROSE.

Fort bien.

À part.

Je crois maintenant que je peux agir en toute sûreté... Courons prévenir Édouard et lui donner ses instructions...

Haut.

Je m’aperçois, mesdames, que nous gênons milord, voulez-vous que nous passions au salon... ou que je vous conduise au musée ?

LA COMTESSE.

Nous sommes à vos ordres... Venez-vous, sir Bidulf ?

BIDULF.

J’ai deux mots à dire à milord et je suis à vous.

 

 

Scène VI

 

LORD MOROSE, BIDULF

 

BIDULF.

Eh bien ! mon cher, où en sommes-nous de nos projets ? Avez-vous confié à votre femme... à votre charmante sœur vos intentions... au sujet de ce mariage ?

LORD MOROSE, achevant de s’habiller.

C’est très difficile, parce que ma femme a aussi des vues sur sir Édouard Bettingham... un jeune homme à la mode... un de ses anciens adorateurs.

BIDULF.

Eh bien ! mon ami, est-ce que vous pourriez hésiter entre lui et moi ?

LORD MOROSE.

Non certainement... et vous serez mon beau-frère... mais, voyez-vous, je n’ose engager là-dessus une discussion... dans ce moment où je suis si malheureux, si accablé de contrariétés.

BIDULF.

Eh ! mon ami, vous savez que mon existence est comme la vôtre semée de tribulations... nous nous sommes souvent consolés en nous les racontant, mais si vous voulez que je vous parle franchement... il y a, à côté de nos disgrâces, une foule de petites jouissances que vous n’appréciez pas assez.

LORD MOROSE.

Des jouissances ! des jouissances !... bonté divine !

BIDULF, s’échauffant.

Tenez, par exemple, regardez... être près d’un bon feu, quand il gèle à pierre fendre.

LORD MOROSE.

Oui, on se grille les jambes, et on a le dos gelé.

BIDULF.

S’étendre dans un bon lit, tandis que vous entendez la pluie tomber par torrents.

LORD MOROSE.

Oui... et sentir les plumes de votre oreiller qui vous piquent... vous déchirent... ou votre bonnet de nuit qui s’échappe à moitié, lorsque déjà vous êtes trop assoupi pour le rajuster.

BIDULF.

Ah ! ça, par exemple, c’est affreux, et je ne connais de comparable que ce que j’ai éprouvé tout à l’heure... en entrant chez vous... lorsque j’ai levé le marteau de votre porte... qui venait d’être peint à l’huile.

LORD MOROSE, avec des crispations de main.

Oh !... voilà qui est effroyable... mon ami, mon pauvre ami... Et moi donc hier... à table, chez notre voisin l’alderman, au moment où je venais d’expédier presque à moi tout seul un plat de champignons délicieux... voilà une discussion qui s’élève pour savoir s’ils sont de bonne espèce.

BIDULF.

Oh ! c’en est trop, mon ami, c’en est trop ; il y a de quoi crisper les nerfs... et si vous saviez combien je suis sensible à vos misères...

Air du vaudeville des Maris ont tort.

Je sais quelle est votre existence :
Chagrins, embarras, contretemps ;
De plus une fortune immense...

LORD MOROSE.

La source de tous mes tourments !

BIDULF.

Mais si vos biens vous sont pénibles,
Si vos trésors font vos douleurs,
N’est-il pas des amis sensibles
Prêts à partager vos malheurs ?

LORD MOROSE.

Oui, mon ami, oui vous vivrez avec nous... vous épouserez ma sœur... et, dès aujourd’hui, je ferai entendre raison à ma femme... car la plus grande de mes contrariétés, c’est qu’elle me soutient que je suis heureux ! elle veut même m’en faire convenir... elle croit peut-être que je souffre pour mon plaisir... plût au ciel !

Prenant une prise de tabac.

Air de Préville et Taconnet.

Nul plus que moi, morbleu ! n’est philosophe,
Et je voudrais, je le soutiens,
Contre un revers ou quelque catastrophe
Pouvoir changer mes tourments quotidiens.
Mais où trouver quelque bonne disgrâce ?
Pour en avoir, je le vois bien,
Il faudrait que je les païasse.
Quand ici-bas chacun en a pour rien.

 

 

Scène VII

 

LORD MOROSE, BIDULF, VILLIAMS

 

WILLIAMS, accourant hors d’haleine.

Ah ! milord... milord... si vous saviez ?

LORD MOROSE.

Eh bien ! qu’est-ce ? qu’y a-t-il ?

Se frottant les yeux.

Peste de l’imbécile qui vient là me faire peur !... j’en ai lâché une prise de tabac, que le vent m’a envoyée dans les yeux.

WILLIAMS.

Milord... le vaisseau ennemi qui était en rade... vient de débarquer... je ne vous dirai pas comment ils sont arrivés ni par où ils sont entrés... mais l’équipage est maître du château...

LORD MOROSE.

Qu’est-ce qu’il dit donc là ?... des ennemis dans mon château !

WILLIAMS.

Vous pouvez les voir d’ici dans les allées du parc.

LORD MOROSE.

Comment, il serait possible !... Quel malheur inouï !... quelle catastrophe imprévue !... Et qu’est-ce qu’ils ont fait ?... qu’est-ce qu’ils ont dit ?...

WILLIAMS.

Ils ont d’abord demandé le shérif.

BIDULF.

Ils m’ont demandé !... mon cher ami, je vais tâcher de gagner le poste voisin, par le chemin de traverse.

LORD MOROSE.

Non pas, non pas... Vous savez bien que nous ne devons plus nous quitter.

WILLIAMS.

Ensuite, ils m’ont mis en réquisition pour les conduire... ils ont mis en réquisition les clefs de la cave... celles de la salle à manger... celles du billard... il parait qu’ils ont besoin de tout.

LORD MOROSE.

C’est cela... le système des réquisitions... Et ma femme ! où est-elle ? qu’est-elle devenue ? il ne s’agit pas ici de perdre la tête.

BIDULF.

Ah ! mon Dieu !... oui... et votre sœur... je n’y pensais pas... Dieu soit loué, la voici.

 

 

Scène VIII

 

LORD MOROSE, BIDULF, VILLIAMS, MISS HENRIETTE, LADY MOROSE

 

LADY MOROSE et MISS HENRIETTE.

Ah ! milord ! vous ne savez pas... les Français...

LORD MOROSE.

Eh ! mon Dieu ! si... nous le savons de reste...

BIDULF.

J’y suis maintenant... ils n’ont pu débarquer que par la petite rade... j’y ferai placer une batterie.

LADY MOROSE.

Il est bien temps !... Qu’allons-nous devenir ?

LORD MOROSE, en tremblant.

Eh bien... mesdames... mesdames... qu’est-ce que c’est, et d’où vient ce trouble ?... il faut croire qu’on respectera les lois de la guerre.

BIDULF.

Oui, sans doute... Dites-moi, miss Henriette, ont-ils l’air bien méchant ?

MISS HENRIETTE.

À peine ai-je osé les regarder... mais, c’est bien singulier... l’officier général qui les commande... ressemble à quelqu’un de notre connaissance.

LADY MOROSE, lui faisant signe de se taire.

Du silence...

MISS HENRIETTE.

Et je n’ai eu peur que parce qu’on s’est mis à crier : Les Français !... les Français !...

WILLIAMS.

C’est comme moi, je me suis sauvé de confiance.

LORD MOROSE, toujours extrêmement troublé.

Ainsi, vous le voyez, mesdames, il n’y a rien à craindre... du tout... du tout... Du calme, de la fermeté, et songez que vous êtes Anglaises.

BIDULF.

C’est cela !... rappelons le courage britannique... Nous sommes là, d’ailleurs, nous y sommes.

LORD MOROSE.

Oui, je m’en vais... voir par moi-même ce qui en est... et surtout recommander à nos gens... et à nos convives de ne pas me découvrir... parce que un grand propriétaire, vous concevez... les contribuions iraient leur train... Venez, Bidulf, ne me quittez pas... nous revenons dans l’instant.

LADY MOROSE.

Comment, vous partez ?... mais voilà quatre heures, le moment de votre dîner...

LORD MOROSE.

Eh ! il s’agit bien de cela...

 

 

Scène IX

 

MISS HENRIETTE, LADY MOROSE

 

MISS HENRIETTE.

Mais, ma sœur... je n’en reviens pas encore... votre air calme et tranquille, votre physionomie riante... au milieu des dangers qui nous environnent... Et d’où vient que tout à l’heure encore vous me faisiez des signes ?

LADY MOROSE.

Tu le sauras plus tard... va vite au salon... je t’y rejoins dans l’instant.

MISS HENRIETTE.

Mais pourquoi m’empêcher de dire que cet officier français ressemblait à sir Édouard ?

LADY MOROSE.

Ces dames te l’expliqueront... mais, quoi qu’il arrive, ne t’effraie pas, et rappelle-toi que notre usage est de célébrer gaiement les fêtes de Noël.

Air du Ménage de garçon.

À ton frère ne va rien dire ;
Car il s’assit de son salut,
C’est pour son bien que l’on conspire,
Et tel est ici notre but :
Corriger un époux que j’aime...

MISS HENRIETTE.

Ah ! je ne dirai pas un mot.

LADY MOROSE.

Et t’en donner un à toi-même.

MISS HENRIETTE.

Ah ! ma sœur, je suis du complot.
Comment ! ce serait ?...

LADY MOROSE.

Va-t’en... va-t’en... je n’ai pas le temps de t’en dire davantage... tu sens bien que j’ai là mon plan de campagne et mes ordres à donner. C’est moi qui commande les troupes de débarquement.

Miss Henriette sort.

 

 

Scène X

 

LADY MOROSE, seule

 

À merveille !... mon cher époux a donné dans le piège avec une grâce admirable... il est vrai que Bidulf le seconde à ravir... ces dames sont charmées de leurs rôles... sir Édouard et les officiers de son escadre sont enchantés du leur... et nos uniformes français ont produit un effet... moi-même j’en ai eu peur... C’est affreux de tromper son époux... mais c’est pour son bien, et tout le monde n’a pas la même excuse... Voici déjà Bidulf.

 

 

Scène XI

 

LADY MOROSE, BIDULF

 

BIDULF, d’un air très agité.

C’est une horreur... nous n’agirions pas ainsi en pays ennemi.

LADY MOROSE.

Eh ! bon Dieu, qu’y a-t-il donc ?

BIDULF.

Il est des choses qui sont du droit des gens... des choses que les nations civilisées devraient respecter... enfin, madame... notre dîner...

LADY MOROSE.

Que me dites-vous là ?

BIDULF.

Notre dîner... a subi toutes les horreurs de l’invasion... c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire... votre salle à manger a été prise d’assaut par les Français.

LADY MOROSE, à part.

À merveille.

BIDULF.

Et ils ont galamment invité ces dames, qui ont eu l’indignité d’accepter... jusqu’à ma sœur, miss Bidulf, qui a eu la faiblesse... (car j’aime mieux mettre cela sur le compte de la frayeur), qui a eu la faiblesse de mander avec un appétit scandaleux.

LADY MOROSE.

Eh ! mais tant mieux ; c’est autant de pris sur l’ennemi... Et mon mari ?

BIDULF.

Ce n’est pas lui qui se serait assis à table... D’ailleurs, il n’y avait plus de place.

LADY MOROSE.

Ah ! mon Dieu ! lui qui ne peut pas souffrir la moindre contrariété.

BIDULF.

Nous étions là derrière, sans qu’on daignât seulement nous offrir la moindre chose... le plus affreux, c’est que milord n’avait morne pas pris ce matin une tasse de thé, et qu’il mourait de faim dans son propre château, en présence d’un dîner superbe qui était au pillage... Eh ! bon Dieu, que vois-je... c’est lui-même... est-ce qu’ils font desservir les plats par ce pauvre milord ?...

 

 

Scène XII

 

LADY MOROSE, BIDULF, LORD MOROSE, entrant doucement, tenant un pain, un plat avec une volaille froide, un couteau, une bouteille de bordeaux

 

LORD MOROSE, à voix basse.

Chut ! me voici avec des provisions.

LADY MOROSE.

Comment ! mon ami, vous avez osé...

LORD MOROSE.

Croyez-vous que je me laisserai piller impunément... tandis que le général ennemi avait le dos tourné... j’ai trouvé sur un buffet cette volaille... cette bouteille de bordeaux.

À Bidulf.

Vous avez faim... moi aussi... vite à table... nous avons besoin de forces... car il en faut pour supporter l’adversité...

À Lady Morose.

Milady, oserai-je vous offrir ?...

LADY MOROSE.

Je vous rends grâces... je suis au désespoir...

L’arrêtant un moment où il va manger.

Mais... attendez donc, mon ami, je ne souffrirai pas... vous n’avez ni assiettes, ni linge... vous qui aimez vos aises...

LORD MOROSE, prenant une cuisse de volaille.

Qu’est-ce que cela fait ?

LADY MOROSE.

Cette volaille est presque froide... vous ne pouvez les souffrir.

LORD MOROSE, la mangeant.

Que je l’aime ou non, il s’agit bien de cela... les femmes n’ont jamais l’esprit du moment... Elle est excellente cette volaille...

Parlant à Bidulf, la bouche pleine.

Mais savez-vous une chose bien singulière dans ces Français ?...

BIDULF, mangeant toujours.

Quoi donc ?

LORD MOROSE.

Vous n’avez pas remarqué comme ils parlaient un bon anglais, et comme ils buvaient du porter.

BIDULF.

Oh ! ils en buvaient... Cela me rappelle que je meurs de soif.

LORD MOROSE, prenant la bouteille, et sortant un tire-bouchon de sa poche.

Attendez... attendez...

LADY MOROSE.

Ah ! mon Dieu ! qu’avez-vous fait ! vous qui appeliez cela hier une des plus grandes calamités... retirer un bouchon... dont la moitié vous reste dans la main, et l’autre dans la bouteille... il y a de quoi faire frémir.

LORD MOROSE.

Par exemple ! s’il fallait faire attention à cela...

Il enfonce avec le doigt le bouchon dans la bouteille et va pour s’en verser un verre.

LADY MOROSE, l’arrêtant.

Du tout, cette bouteille-là va sentir le bouchon, et c’est votre antipathie... il faut la renvoyer... Williams !...

LORD MOROSE.

La renvoyer... une fille unique !...

Il boit deux coups très vivement.

Délicieux, excellent... et il ne sent rien, ce vin, car je ne sais pas pourquoi vous vous faites comme cela des idées...

BIDULF, regardant par la fenêtre.

Ah ! mon Dieu !

LORD MOROSE, effrayé et posant son verre rapidement.

Qu’est-ce que c’est ? une seconde invasion ?

BIDULF.

Non... mon ami... mais une idée qui me vient.

LORD MOROSE.

Une idée qui vous vient... c’est aujourd’hui le jour aux événements... Voyons, mon ami... dites-moi votre idée... mais ne me faites pas de révolution.

BIDULF.

Je m’aperçois qu’ils n’ont pas posé de sentinelle à la petite porte du château.

LORD et LADY MOROSE.

Eh bien ?

BIDULF.

Si je pouvais m’échapper sans être vu... gagner le poste le plus voisin... rassembler un bataillon de la yeomanrie, et revenir surprendre l’état-major ?

LADY MOROSE.

Ah ! mon Dieu !

LORD MOROSE.

Deux bataillons, mon ami, deux bataillons, ça serait plus sûr.

BIDULF.

Ensuite nous aurons bon marché du corps d’armée.

LORD MOROSE.

Idée sublime ! Nous sauvons l’Angleterre. Vite à l’exécution. Ah ! mon Dieu, si cela pouvait réussir... ce cher Bidulf !...

Le regardant sortir.

Allez donc, allez donc... Dieu ! comme il court mal... Ah ! les maudits Français !...

Se retournant et apercevant Lady Morose qui le regarde tranquillement et les bras croisés.

En vérité, madame, j’admire votre sang-froid dans une crise comme celle-ci.

LADY MOROSE.

Et moi, milord, la fermeté... la force d’âme que vous déployez dans l’adversité ! Vous aviez raison ce matin... on supporte les malheurs réels avec plus de constance...

LORD MOROSE.

Eh ! morbleu ! vous prenez bien votre temps... Du reste je crois que jusqu’à présent je n’ai manqué ni décourage... ni de philosophie... et cependant, je n’avais jamais encore éprouvé de malheurs aussi grands que ceux dont je viens d’être accablé.

LADY MOROSE.

Ah ! vous n’en connaissiez pas de plus grands ?

À part.

Allons, allons, milord, je vois que vous ne vous doutiez pas de votre bonheur, et qu’il faut vous apprendre à l’apprécier.

ÉDOUARD, en dehors.

Qu’on abatte la chaumière chinoise et le petit bois... qui gêneraient les mouvements de notre cavalerie.

LADY MOROSE, haut.

Voici le général ennemi qui vient de ce côté.

 

 

Scène XIII

 

LORD MOROSE, LADY MOROSE, SIR ÉDOUARD, en uniforme d’officier français

 

SIR ÉDOUARD, haut.

Que l’on pratique des embrasures dans les murs du château pour y établir l’artillerie.

LORD MOROSE, bas à sa femme.

Comment ! bouleverser à la fois et mon château et mon parc !

LADY MOROSE, de même.

Taisez-vous donc, ce sont des précautions militaires indispensables.

SIR ÉDOUARD.

Qu’on cherche le maître de cette maison, et surtout le shérif du canton... je leur apprendrai à ne pas se trouver à leur poste pour nous fournir des logements.

LORD MOROSE, bas.

Ah ! mon Dieu, s’il découvre qui je suis...

SIR ÉDOUARD, apercevant lady Morose.

Eh ! mais que vois-je ?... et comment une aussi aimable personne avait-elle échappé jusqu’ici à nos regards ? Madame habite-t-elle ce château ? est-elle mariée ?...

LORD MOROSE, bas à sa femme.

Dites que non.

LADY MOROSE.

Non... monsieur.

SIR ÉDOUARD.

Je suis désolé que mademoiselle ne nous ait pas fait l’honneur de paraître au dîner que nous venons de donner aux plus jolies femmes du canton... elle seule y manquait... un petit repas sans façon... mais qui était fort gai, car nous avons été accueillis, surtout par ces dames, avec une franchise, une cordialité... c’est un pays charmant que l’Angleterre.

LORD MOROSE, à part.

Goddam !

SIR ÉDOUARD.

Jusqu’à ces bons paysans à qui nous venons de distribuer de la bière et du vin, et qui crient maintenant : Vivent les Français ! comme s’ils n’avaient fait autre chose de leur vie.

LORD MOROSE, de même.

Dieux ! quel échec pour l’esprit national !

SIR ÉDOUARD.

Nous avoirs, en outre, trouvé dans ce château deux petits garçons charmants, qui ont osé nous répondre avec une audace, une fierté...

LORD MOROSE.

Ah ! mon Dieu ! leur serait-il arrivé quelque chose ?

SIR ÉDOUARD.

Du tout... nous les avons envoyés à bord du vaisseau français... et ils feront d’excellents mousses.

LORD MOROSE, bas à sa femme.

Mes fils... mousses... deux petits milords !... mais pariez donc, madame, dites qu’ils vous appartiennent, que ce sont vos enfants.

LADY MOROSE, de même.

Comment ! monsieur, mes enfants !... vous m’avez fait dire tout à l’heure que je n’étais pas mariée... quelle idée aurait-il de moi ?

LORD MOROSE, de même.

Eh ! il s’agit bien de son opinion !

SIR ÉDOUARD, à lady Morose.

Quel est cet homme qui vous parle bas avec tant de feu et de vivacité ?

LADY MOROSE.

C’est... l’intendant de ce château.

SIR ÉDOUARD, l’examinant.

Ah ! l’intendant de lord Morose... je ne sais, mais la présence de cet homme me donne des soupçons que je veux éclaircir...

À lord Morose.

Laissez-nous.

LORD MOROSE.

Comment ! que je vous laisse.

Faisant à sa femme des signes de s’en aller.

LADY MOROSE, à sir Édouard.

Permettez alors que je me retire.

LORD MOROSE, à part.

C’est bien... il ne s’attendait pas à cela.

SIR ÉDOUARD, retenant lady Morose.

Non, restez, je vous prie... il me suffit que monsieur ne puisse nous entendre.

Lady Morose fait signe de la main à son mari de se retirer un peu, et de ne rien craindre. Lord Morose en témoignant son impatience s’éloigne à gauche de quelques pas. Sir Édouard et lady Morose sont à droite sur le devant du théâtre.

SIR ÉDOUARD, à voix basse.

Le pauvre milord... je lui fais une frayeur !

LADY MOROSE, de même.

Dont il vous remerciera plus tard... Mais nous n’avons pas de temps à perdre... je dois vous prévenir que Bidulf s’est échappé... qu’il est allé chercher un bataillon de la yeomanrie... et il ne faudrait pas que les choses allassent plus loin.

LORD MOROSE, qui a cherché à entendre.

Comme ma femme lui en dit !

SIR ÉDOUARD.

Soyez tranquille... ils peuvent venir hardiment, je les défie de trouver un seul Français... je vais licencier mes troupes.

LADY MOROSE.

À merveille.

SIR ÉDOUARD.

Et vous croyez, madame, que tantôt il ne me gardera pas rancune et voudra bien me pardonner ?

LADY MOROSE.

Cela me regarde, et je m’en charge... continuez, monsieur le général, à rendre mon mari bien malheureux, et je réponds de votre bonheur.

SIR ÉDOUARD.

Ah ! madame.

Air du vaudeville de Turenne.

Ah ! mon habit, que je vous remercie !

LORD MOROSE, à part avec colère.

À peine si je me connais !

SIR ÉDOUARD.

Je n’en aurais jamais, je le parie,
Tant obtenu lorsque j’étais Anglais,
Mais à présent que je me forme,
De nos voisins je conçois le crédit,
Puisqu’en amour on réussit
Rien qu’en portant leur uniforme.

Il sort en courant.

 

 

Scène XIV

 

LORD MOROSE, LADY MOROSE

 

LORD MOROSE.

À merveille, madame... réunissez-vous à mes ennemis pour m’outrager, pour m’accabler.

LADY MOROSE.

Eh ! non, mon ami... c’est pour vous sauver ce que j’en fais ! Apprenez que votre air contraint, embarrassé lui avait donné des doutes... il soupçonnait la vérité... et ce n’est qu’à ma prière qu’il a consenti à vous épargner et à vous garder comme otage.

LORD MOROSE.

Comment ! otage ?...

LADY MOROSE.

Oui, monsieur, il ne se croit pas en sûreté dans le château... il redoute quelque ruse, et à la première tentative que l’on fera contre eux...

LORD MOROSE.

Ah ! mon Dieu ! et cet imbécile de Bidulf qui va arriver avec ces deux bataillons de yeomanrie... que sais-je ?... une jolie idée qu’il a eu là... il va nous faire fusiller pour le moins.

LADY MOROSE.

Eh bien ! mon ami... voyons, ne nous décourageons pas... Dans les coups du sort, comme vous disiez ce matin... il faut s’attendre à tout, nous sommes là pour être malheureux.

LORD MOROSE.

Mais c’est qu’il est impossible de l’être à ce point-là... ma personne, ma fortune, ma femme, mes enfants, perdre tout à la fois... comme par un fait exprès.

LADY MOROSE.

Eh bien !... tout peut se réparer... rien n’est encore perdu.

LORD MOROSE.

Que dites-vous ?

LADY MOROSE.

Oui, mon ami... nous avons des ressources... des espérances que vous ne connaissez pas... apprenez...

 

 

Scène XV

 

LORD MOROSE, LADY MOROSE, WILLIAMS

 

WILLIAMS.

Milord... milord... tout est perdu.

LORD MOROSE.

Eh ! pourquoi ?...

WILLIAMS.

Je n’en sais rien, mais voilà un homme enveloppé dans un manteau, qui m’a remis d’un air mystérieux.... cette lettre... « Donne cela à milord ou à milady, » qu’il m’a dit à voix basse... et voilà...

Il donne la lettre à lady Morose et pose sur la table un paquet qu’il tire de dessous sa redingote.

LADY MOROSE.

C’est de sir Édouard Bettingham ; c’est de lui que je voulais vous parler... sa frégate est de l’autre côté des rochers qui bordent la petite rade.

Elle lit.

« Toutes les issues du château sont gardées, excepté la petite grille du parc, que sans doute ils ne connaissent pas... »

LORD MOROSE, montrant la porte à gauche.

À merveille, cette porte y conduit.

LADY MOROSE, continuant.

« C’est là que je vous attendrai avec plusieurs de mes gens pour vous conduire à la frégate... que votre mari se hâte ; car l’ordre est donné de le faire prendre... »

S’interrompant et cherchant à lire.

Non, de le faire pendre... prendre... pendre... justement ce mot-là qui est mal écrit...

La nuit vient par gradation.

LORD MOROSE.

Eh ! madame ! qu’est-ce que cela fait ?

LADY MOROSE.

Mais non... monsieur, j’aime à savoir ce qu’il y a, et vous aviez raison tantôt, c’est plus désagréable que la chose elle-même.

LORD MOROSE.

Il s’agit bien de cela ! pour Dieu ! ne perdons pas de temps...

LADY MOROSE.

Oui... Vite à votre toilette...

LORD MOROSE, pendant que sa femme l’aide à ôter son habit.

Trop heureux de trouver sir Édouard... mais quitter ainsi mes amis... mon pays...

Regardant autour de lui.

mon pauvre château...

LADY MOROSE.

Eh ! monsieur, que pouvez-vous y regretter ? n’y étiez-vous pas le plus malheureux des hommes ?

LORD MOROSE, prêt à mettre l’autre habit.

Moi ! malheureux !... eh ! qu’est-ce qu’il me manquait ? qu’avais-je à désirer ? richesses... honneurs... dignités, bonheur domestique... tout m’était offert...

LADY MOROSE.

Et ces chagrins... ces contrariétés de tous les instants...

LORD MOROSE.

Eh bien !... j’avais tort... mais connaissez-vous une misère comparable à celle-ci : découvrir qu’on était heureux, au moment où on ne l’est plus ! où on ne peut plus l’être !

LADY MOROSE, à Williams.

Williams, ouvre cette porte, et vois si personne ne peut nous surprendre. Ah ! mon Dieu ! votre manteau qui est à l’envers !

LORD MOROSE, impatienté.

À l’envers... à l’endroit... dépêchons... ah ! mon Dieu !

LADY MOROSE.

Pourquoi vous affliger ?... moi j’ai bon espoir...

Lord Morose fait un signe d’impatience.

Et que diriez-vous, mon ami, si vous alliez retrouver en un instant vos enfants... votre château... votre fortune ?

LORD MOROSE.

Ah ! je serais... ce que j’étais... le plus heureux des hommes.

LADY MOROSE, avec joie.

Vous en convenez donc enfin... eh bien ! venez, partons... rien ne s’oppose à notre fuite.

Ils vont pour sortir, on entend un bruit de tambours et de trompettes.

LORD MOROSE.

Joliment... ça commence bien.

Le jour se fait vivement, toutes les portes s’ouvrent.

 

 

Scène XVI

 

SIR ÉDOUARD, en officier anglais, MISS HENRIETTE, LA COMTESSE DE PORTLAND, TOUTES LES AUTRES DAMES, PAYSANS, VASSAUX, etc.

 

Ils paraissent en tenant des bouquets et entourent lord Morose.

CHŒUR, accompagné par les fanfares et les tambours.

Air : Je suis le petit tambour d’ la gard’ nationale.

Nous venons d’un cœur joyeux,
Des hameaux du voisinage,
Vous présenter notre hommage,
Oui, notre hommage et nos vœux.

LORD MOROSE, étonné.

Mais quel est donc ce mystère ?

LADY MOROSE.

Chaque ami, chaque parent
Vient ici d’un cœur sincère
Fêter votre nouveau rang.
Heureux époux, heureux père,
De plus nommé député.
Vous conviendrez, je l’espère,
De votre félicité.

CHŒUR.

Nous venons d’un cœur joyeux, etc.

LORD MOROSE, à sa femme, qui pendant le chœur précédent a eu l’air de tout lui expliquer.

Quoi ! tout ce que vous me dites là ?...

LADY MOROSE.

Est la vérité même... et voilà sir Édouard à qui, d’après votre promesse de ce matin, vous ne pouvez refuser la main de votre sœur.

LORD MOROSE.

Quoi ! je suis chez moi... parmi mes amis... et mon fils Arthur n’est pas mousse... tout cela n’est pas possible, et je n’ose croire encore...

On entend un nouveau, bruit de tambour.

Hein ! déjà ! qu’est-ce que c’est que cela ?

 

 

Scène XVII

 

SIR ÉDOUARD, MISS HENRIETTE, LA COMTESSE DE PORTLAND, LES AUTRES DAMES, PAYSANS, VASSAUX, etc., BIDULF, à la tête de la YEOMANRIE

 

Ils ont tous les pieds poudreux et ont l’air accablé de fatigue et de chaleur.

Même air.

Où sont-ils, où sont-ils donc ?
En tous lieux je les demande,
Ces Français, qu’on nous les rende,
Ou c’est fait d’ mon bataillon.
En courant à perdre haleine
J’ai visité, Dieu merci !
Et les bosquets et la plaine
Sans trouver un ennemi.
Je n’en puis plus, je le jure.

Montrant un de ses hommes qui s’assoit sur une chaise.

C’est le trentième soldat
Que déjà la courbature
Aura mis hors de combat.

Ensemble.

CHŒUR.

Où sont-ils, où sont-ils donc ? etc.

LES PAYSANS et LES VASSAUX.

Nous venons d’un cœur joyeux, etc.

LADY MOROSE.

Des ennemis, sir Bidulf... il n’y en a plus... il n’y a ici que des amis.

BIDULF, apercevant sir Édouard.

Que vois-je ? le général français !

LORD MOROSE.

Que nous avons fait prisonnier...

Montrant miss Henriette.

et qui s’engage parmi nous.

BIDULF.

Quoi ! malgré votre promesse, et notre ancienne amitié ?

LORD MOROSE.

Que voulez-vous, mon pauvre ami, c’est dans votre intérêt : ma sœur a l’air de l’aimer... et vous en conviendrez, vous qui vous y connaissez : épouser une femme contre son gré, c’est s’exposer à une des plus grandes misères de la vie sociale...

Vaudeville.

Air du vaudeville de L’Homme vert.

SIR ÉDOUARD, à lord Morose.

Combien votre erreur était grande !
On se plaint du destin jaloux,
Et ce bonheur que l’on demande
Presque toujours est près de nous.
Des enfants qu’on doit à soi-même,
De vrais amis comme en voilà...
Femme jolie, et qui nous aime,
Croyez-moi, le bonheur est là.

BIDULF.

L’un dans sa caisse et son registre
Trouve l’objet de tous ses vœux ;
Un autre, dès qu’il est ministre,
S’imagine qu’il est heureux...
Il est un bien plus intrinsèque
Que toujours mon cœur préféra...
Le plum-pudding et le bifteck,
Pour moi le vrai bonheur est là !

MISS HENRIETTE, à sir Édouard.

Nous allons entrer en ménage ;
Mais d’un Anglais sombre et jaloux
N’allez pas prendre le langage ;
Et quand vous serez mon époux,
Point de soupçon, de défiance,
Ne voyez que ce qu’il faudra...
Enfin ! que je me croie en France,
On dit que le bonheur est là.

LORD MOROSE.

En France, où le peuple est futile,
Sitôt qu’il chante, il est heureux ;
Mais le nôtre est plus difficile,
Et pour lui plaire il faut bien mieux :
Ce bon peuple, avant tout, réclame
Le coup de poing... et cætera...
Et le droit de vendre sa femme ;
Pour lui le vrai bonheur est là.

LADY MOROSE, au public.

Quoique nous soyons philosophes
(Du moins à ce que dit milord),
N’allez pas à nos catastrophes
En joindre une plus grande encor.

Montrant lord Morose.

Pour finir ses destins contraires
Et les tourments qu’il éprouva,
Daignez rire de ses misères :
Pour lui, le vrai bonheur est là. 

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