L’Époux par supercherie (Louis DE BOISSY)

Comédie en deux actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 9 mars 1744.

 

Personnages

 

LE MARQUIS D’ORVILLE, Mari secret d’Émilie

MILORD BELFORT, cru Mari d’Émilie

ÉMILIE

CONSTANCE, Cousine d’Émilie

LA FLEUR, Valet du Marquis

 

La Scène est en Angleterre, à la Campagne, chez Belfort.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS, LA FLEUR

 

LA FLEUR.

J’ai tremblé pour vos jours ; et mon âme est ravie

De vous voir réchappé de votre maladie,

Votre santé, Monsieur, va reprendre son cours.

LE MARQUIS.

Je me porte assez bien depuis sept ou huit jours,

À quelques vapeurs près, qui me livrent la guerre.

LA FLEUR.

C’est l’effet du Brouillard qui règne en Angleterre :

J’en ai senti l’atteinte, en arrivant ici :

Une de ces vapeurs, ce matin, m’a saisi.

LE MARQUIS.

Va, dans tous les climats on ressent leur puissance.

Les plus folles souvent font leur séjour en France ;

Et les sages en sont attaqués les premiers.

Mais changeons de sujet.

LA FLEUR.

Monsieur, très volontiers.

LE MARQUIS.

Dis, quel sujet t’amène ?

LA FLEUR.

Un de grande importance

Qui même demandait votre convalescence,

Votre Père n’ayant que vous seul d’héritier,

Vous rappelle.

LE MARQUIS.

Et pourquoi ?

LA FLEUR.

C’est pour vous marier.

LE MARQUIS.

Ah Ciel !

LA FLEUR.

Frémissez moins d’une telle nouvelle.

Celle qu’il vous destine, est jeune, riche et belle.

LE MARQUIS.

L’ordre est-il si pressant ?

LA FLEUR.

Oui, vite, embarquons-nous.

Pour la cérémonie, on n’attend plus que vous.

LE MARQUIS.

On m’attendra longtemps. Quel contretemps horrible !

LA FLEUR.

Cet hymen cependant...

LE MARQUIS.

Est l’hymen impossible.

LA FLEUR.

Impossible. Monsieur ! ce discours me surprend.

N’êtes vous pas Garçon ? libre, par conséquent ?

LE MARQUIS.

Non, je ne le suis plus, puisqu’il faut te le dire.

Mon embarras est tel qu’il ne peut se décrire.

LA FLEUR.

J’étais d’abord surpris ; je deviens effrayé.

Vous êtes donc...

LE MARQUIS.

Je suis secrètement lié.

LA FLEUR.

Monsieur a fait ici le choix d’une Compagne,

Sans l’aveu de son Père ?

LE MARQUIS.

Oui, dans cette Campagne,

Et depuis quatre jours, j’ai contracté ces nœuds.

LA FLEUR.

Si je n’appréhendais d’être trop curieux,

Je vous demanderais son nom.

LE MARQUIS.

C’est Émilie.

LA FLEUR.

L’Épouse du Milord ! c’est par plaisanterie.

LE MARQUIS.

Point. Je suis son mari, quoiqu’un autre ait ce nom.

LA FLEUR.

Est-ce une vapeur, là, qui vous offusque ?

LE MARQUIS.

Non.

J’ai l’esprit sans nuage ; et pour preuve sincère

Je vais te dévoiler le fonds de ce mystère.

La cruelle langueur dont j’ai pensé mourir,

Qu’aucun Art ne pouvait connaître ni guérir,

L’Amour en était seul l’origine secrète ;

Et de lui dépendait ma guérison parfaite.

Que dis-je ? je la dois aux bontés de Belfort.

Je ne puis rappeler ce trait qu’avec transport.

S’il se dit mon Ami, c’est bien à juste titre.

Apprends que de mes jours il était seul l’arbitre.

Ses soins, pour les sauver, ont tout sacrifié.

Si je respire encor, c’est grâce à l’amitié.

LA FLEUR.

Déjà, par ce début, mon âme est attendrie.

LE MARQUIS.

Dans le temps que Belfort recherchait Émilie,

Je la vis ; mais à peine un regard me frappa,

Qu’elle embrasa mon cœur, et qu’il l’idolâtra.

Mon ardeur, en naissant, condamnée au silence,

S’accrut par la contrainte ; et cette violence

Me conduisit bientôt aux portes du trépas.

Mon Ami désolé me serrant dans ses bras,

Me conjure instamment de parler et de vivre,

Me dit que si je meurs, il est prêt de me suivre.

Ses yeux plus éclairez que ceux du Médecin

Pénètrent que mon mal vient d’un feu clandestin,

Et sa vive amitié tourne si bien mon âme,

Qu’il arrache l’aveu de ma secrète flamme.

« Vivez (s’écria-t-il) vivez, mon cher Marquis ;

« Je vous cède l’objet dont vous êtes épris.

« L’amitié sans effort vous fait ce sacrifice.

« Émilie est aimable, et je lui rends justice :

« Mais j’admire ses traits sans en être touché.

Du Tombeau, par ces mots, je me vis arraché.

LA FLEUR.

Voilà ce qu’on appelle un Ami véritable.

LE MARQUIS.

Un obstacle cruel, et presque insurmontable,

Arrête cependant son dessein généreux.

Prêts à l’exécuter, nous sentons tous les deux

Qu’aux mains d’un Étranger, la mère d’Émilie

Ne livrera jamais une fille chérie,

L’objet de tous ses soins, et son unique espoir ;

Elle qui met sa joie au plaisir de la voir.

Que fait Belfort ? le jour que l’hymen se prépare,

Son esprit imagine un moyen fou, bizarre ;

Mais le seul qui pouvait causer ma guérison.

Il gagne le Notaire, et sous mon propre nom

Fait dresser le Contrat, et par ce stratagème,

Feignant d’être Témoin, je signe pour moi-même.

LA FLEUR.

Voilà qui va fort bien. Le trait est sans égal.

Mais il n’a pas suffi pour guérir votre mal.

Le soir...

LE MARQUIS.

Tout succéda parfaitement. La suite...

LA FLEUR.

Je crois la deviner ; et je vous félicite.

Ah, le joli Romain ! pour le rendre parfait,

N’est-il pas vrai ? Milord, en confident discret,

Se retire sans bruit, trompant le Domestique,

Après s’être saisi de la lumière unique

Qu’il avait fait laisser dans son appartement,

Crac, vous prenez, Monsieur sa place doucement ;

Et sous le voile heureux de la nuit favorable,

Vous devenez l’Époux de cette Dame aimable ?

Hem ? n’est ce pas ainsi que le tout s’arrangea ?

LE MARQUIS.

Oui, comme tu le dis, la chose se passa.

LA FLEUR.

Mais avec de l’esprit on compose une histoire.

LE MARQUIS.

C’est une vérité.

LA FLEUR.

Que je ne saurais croire.

LE MARQUIS.

Faut-il te l’attester par le plus fort serment ?

LA FLEUR.

Madame est du secret, Monsieur, apparemment ?

LE MARQUIS.

Ma Femme n’en sait rien ; je n’ose l’en instruire.

LA FLEUR, à part.

Je pense pour le coup qu’il est dans le délire.

LE MARQUIS.

Que la foudre à tes yeux m’écrase, si je mens !

LA FLEUR, à part.

Oh ! voilà les vapeurs qui troublent son bon sens.

Par les discours qu’il tient, la chose est avérée ;

Et je n’en doute plus, à sa vue égarée.

LE MARQUIS.

Tu vois qu’en ce Pays tout m’oblige à rester.

LA FLEUR.

Tout vous fait un devoir, Monsieur, de le quitter.

LE MARQUIS.

Plutôt que j’abandonne une Épouse que j’aime,

Il n’est point de parti, ni de moyen extrême,

Que mon cœur ne soit prêt d’embrasser dans ce jour.

Tu dois dans ce dessein seconder mon amour.

LA FLEUR.

Sortons d’un lieu fatal ; et courons en Provence,

Ou vers le Languedoc volons en diligence,

Pour chasser l’humeur noire où vos sens sont plongez.

LE MARQUIS.

Tais-toi, tes seuls propos la font naître.

LA FLEUR.

Songez...

LE MARQUIS.

Songe, songe toi-même à respecter ma flamme.

LA FLEUR, à part.

Gardons de l’obstiner, j’irriterais son âme,

Et ne ferais qu’aigrir son mal encor plus fort.

LE MARQUIS.

Il faut, sans perdre temps, que je parle à Belfort,

Que je règle avec lui,... Je le vois qui s’avance.

Laisse-nous ; et surtout, garde bien le silence.

LA FLEUR, à part, en s’en allant.

C’est, de sa maladie, un effet trop certain.

Quel assaut pour son Père ! Il mourra de chagrin.

 

 

Scène II

 

BELFORT, LE MARQUIS

 

BELFORT.

Eh bien, quelle nouvelle as-tu reçu de France ?

Ton Père...

LE MARQUIS.

M’assassine : il veut qu’en diligence

Je parte, pour aller épouser un Parti,

Que, sans me consulter, sa rigueur m’a choisi.

Juge de l’embarras, où cet ordre me livre.

Comment parer ce coup ? Quel chemin dois-je suivre ?

BELFORT.

Mais prends, si tu m’en crois, dans cette extrémité,

Celui qui t’est prescrit par la nécessité

Retourne en ton Pays, et laisse-moi ta Femme.

Son état ne doit pas inquiéter ton âme,

Compte que j’en aurai le même soin que toi.

J’ai le titre d’Époux, j’en remplirai l’emploi.

LE MARQUIS.

Épargne ton Ami ; laisse le badinage.

BELFORT.

Mais fais donc éclater ton secret mariage.

LE MARQUIS.

Ah : voilà le parti que choisirait mon cœur ;

Mais il craint, en parlant, d’exposer son bonheur.

Je vois de tous côtés une affreuse tempête.

De ma Femme, d’abord, la Famille m’arrête.

Ce nœud va lui paraître un outrage mortel ;

Elle me poursuivra peut-être en criminel.

BELFORT.

Je suis le plus coupable ; et sur moi tout l’orage.…

LE MARQUIS.

Cette crainte pour toi me retient davantage

Émilie elle même intimide mes sens.

Je la redoute, Ami, plus que tous ses Parents.

Si je fais cet aveu, je crains avec justice,

Je crains qu’il ne l’offense et qu’elle ne rougisse

De me voir Possesseur d’un bien que j’ai surpris.

Son indignation en deviendra le prix.

Elle va me haïr.

BELFORT.

On excuse une audace

Que l’amour a causée, et que l’hymen efface.

D’Orville, à cet égard dissipe ton effroi.

Si son cœur doit haïr quelqu’un, ce sera moi.

Choisi pour son Époux, j’ai cédé sa personne.

Voilà ce que jamais le Sexe ne pardonne.

Il vaut mieux près de lui manquer de probité,

Outrager sa vertu, qu’offenser sa fierté.

LE MARQUIS.

Il faut donc me résoudre à rompre le silence.

Mais par délicatesse encore je balance ;

Et je voudrais, avant de la tirer d’erreur,

Je voudrais par degrés m’assurer de son cœur.

Je crains qu’elle ne t’aime.

BELFORT.

On est assez aimable

Pour lui plaire en effet.

LE MARQUIS.

Ma crainte est raisonnable.

BELFORT.

Ah ! d’un plus juste soin tu te dois occuper,

Et ton premier devoir est de la détromper.

Plus tu laisses ta Femme en cette erreur blâmable,

Et plus, à son égard, ton cœur se rend coupable.

LE MARQUIS.

Il est vrai. Faisons-lui cet aveu de moitié.

L’amour sera plus fort, aidé de l’amitié :

Car je n’aurai jamais, moi seul, cette assurance.

BELFORT.

Va, tu me fais pitié.

LE MARQUIS.

Je tremble, plus j’y pense

BELFORT.

Quel cœur pusillanime ! Et quel Mari poltron !

LE MARQUIS.

Il n’en fut jamais un dans ma position.

Tu dois, toi qui le sais, excuser mes alarmes.

D’Émilie, il est vrai, je possède les charmes ;

Je jouis, comme Époux, du plus heureux succès :

Mais, Milord, comme Amant, je n’ai fait nul progrès ;

Et j’ignore comment on prendra mon hommage.

J’en suis, pour ainsi dire, à mon apprentissage.

Tes raisons cependant l’emportent sur ma peur ;

Et je vais, de ce pas, lui découvrir mon cœur.

J’entends du bruit. C’est-elle. Ah ! ma frayeur redouble.

Ne m’abandonne pas ; soutien-moi dans mon trouble.

BELFORT.

Bon, Personne ne vient, tu te moques de moi.

Je suis embarrassé dans le fonds plus que toi.

J’aime en secret aussi.

LE MARQUIS.

Comment ? ton cœur soupire ?

BELFORT.

Non : il brûle gaiement, quoiqu’il n’ose le dire.

LE MARQUIS.

Quel est l’objet caché ?...

BELFORT.

La Parente...

LE MARQUIS.

De qui ?

BELFORT.

Ne devines-tu pas ?

LE MARQUIS.

Est-ce d’Émilie ?

BELFORT.

Oui.

Tu me protégeras, puisqu’elle est ta Cousine.

Constance est enjouée ; et j’ai l’humeur badine.

Nos deux cœurs sont unis déjà par la gaieté.

Mais parle, si tu veux que je sois écouté.

Découvrir ton état, c’est me servir moi-même.

J’attends qu’il soit connu pour avouer que j’aime.

LE MARQUIS.

Cette raison suffit pour m’enhardir. Va-t’en.

Ma Femme, pour le coup, paraît... Demeure, atten...

Je tremble à son aspect.

BELFORT.

Adieu, je me retire

À part.

Sa situation est neuve, et me fait rire.

 

 

Scène III

 

ÉMILIE, BELFORT, LE MARQUIS

 

ÉMILIE, à Belfort.

Quand j’entre, vous sortez ?

BELFORT.

Je m’en vais revenir.

D’Orville, en attendant, veut vous entretenir.

Il sort en riant.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, ÉMILIE

 

ÉMILIE.

À lui plaire, j’ai beau mettre mon soin suprême,

Il m’évite toujours, et ricane de même.

Je suis apparemment ridicule à ses yeux ?

De quatre jours d’hymen, c’est l’effet merveilleux

LE MARQUIS.

Madame, pouvez-vous concevoir cette idée ?

Je dois, pour mon Ami...

ÉMILIE.

Monsieur, elle est fondée.

Vos yeux sont les témoins de son mépris pour moi,

LE MARQUIS.

Son estime pour vous est parfaite ; et je dois...

ÉMILIE.

S’il était vrai, Monsieur, aurait-il ces manières ?

LE MARQUIS.

Je conviens avec vous qu’elles sont singulières.

Mais ce tort apparent est pardonnable au fonds ;

Il est même appuyé sur de fortes raisons.

ÉMILIE.

Des raisons ! faites-moi l’honneur de m’en instruire.

LE MARQUIS.

Vous l’ordonnez ? je vais... Je crains de vous les dire.

ÉMILIE.

Vous craignez ?

LE MARQUIS.

Ah ! bien loin que vous m’intimidiez,

Madame, j’ai besoin que vous m’encouragiez.

De grâce, accordez-moi toute votre indulgence ;

Ou je serai forcé de garder le silence.

ÉMILIE.

Mon Époux, à ce compte, est donc bien criminel ?

LE MARQUIS.

Pardonnez à l’amour, qui seul l’a rendu tel.

ÉMILIE.

Quoi ! Belfort aime ailleurs ?

LE MARQUIS.

Belfort le peut sans crime.

ÉMILIE.

Du grand monde, voilà l’ordinaire maxime !

À vous en croire aussi, je devrais l’imiter.

LE MARQUIS.

Sans doute.

ÉMILIE.

Vous riez ?

LE MARQUIS.

Non. Daignez m’écouter.

ÉMILIE.

L’Ami de mon Époux lui-même me conseille…

LE MARQUIS.

Souffrez...

ÉMILIE.

À vos discours, je ferme mon oreille.

Je ne m’étonne plus s’il fuit partout mes yeux.

Mais je dois étouffer un soupçon odieux.

Si Belfort m’a trompée, insultée, ou trahie,

J’aime mieux l’ignorer que d’en être éclaircie.

Je le haïrais trop ; et je dois par honneur

Écarter ce qui peut le noircir dans mon cœur.

LE MARQUIS.

Craindre de le haïr, Ah ! c’est l’aimer, Madame.

ÉMILIE.

Je l’aime aussi.

LE MARQUIS.

Tant pis.

ÉMILIE.

Comment ? Monsieur me blâme

D’aimer mon Mari.

LE MARQUIS.

Non : je le désire fort.

ÉMILIE.

Tout coupable qu’il est, je dois chérir Belfort.

LE MARQUIS.

Vous ne le devez pas.

ÉMILIE.

Vous changez de langage.

LE MARQUIS.

Je voudrais et ne puis vous en dire davantage.

ÉMILIE.

Vous pâlissez, Marquis ? Vous trouveriez-vous mal ?

LE MARQUIS.

Mais je ne suis pas bien.

À part.

Voilà le trait fatal

Que j’ai craint.

ÉMILIE.

C’est encore un reste de faiblesse.

LE MARQUIS.

Votre Cousine vient, Madame, et je vous laisse.

 

 

Scène V

 

CONSTANCE, ÉMILIE

 

CONSTANCE.

Que vois-je ! Le Marquis sort pâle et tout tremblant ?

Vous-même, vous avez l’air triste et mécontent ?

ÉMILIE.

La santé du Marquis n’est pas bien rétablie :

Sa raison s’en ressent, je la crois affaiblie.

CONSTANCE.

Vous n’aidez pas, je crois, à la fortifier.

ÉMILIE.

Sa conversation est d’un tour singulier.

CONSTANCE.

Les façons de Milord le sont bien davantage.

Quoiqu’en santé parfaite, il n’en est pas plus sage.

Je crois, fi je voulais, qu’il me ferait la cour :

Il me fuit à toute heure.

ÉMILIE.

Et me fuit tout le jour.

CONSTANCE.

À ce qu’il me paraît, il ne se contraint guère ;

Sa conduite avec vous est surtout cavalière :

Trois jours après la noce, il vous néglige ainsi ?

C’est prendre un peu trop-tôt les airs d’un vrai Mari,

Et vous avez sujet de paraître rêveuse.

ÉMILIE.

Je crains, à dire vrai, de n’être pas heureuse.

CONSTANCE.

Le Marquis, à coup sûr, s’il était votre époux,

Serait plus empressé, plus attentif pour vous ;

Il vous tient Milady, fidèle compagnie :

Loin d’en être jaloux, votre Mari l’en prie.

ÉMILIE.

Il est vrai qu’on dirait, à les voir tous les deux,

Qu’ils sont, pour m’offenser, d’intelligence entre eux ;

Belfort est infidèle et je viens de l’apprendre.

CONSTANCE.

De qui donc ?

ÉMILIE.

Du Marquis, qui me l’a fait entendre,

Mais d’un ton de complice et d’un air interdit,

Comme un homme égaré, qui ne sait ce qu’il dit

Accablé sous le poids du crime qu’il confesse,

Au point qu’il était prêt de tomber en faiblesse,

Et qu’il m’a fait pitié tant il était défait.

CONSTANCE.

Il avait à vous dire au fond plus d’un secret ;

Mais Belfort qui vous trompe, est plus digne de blâme,

L’autre aspire du moins à consoler votre âme.

Mon Sexe à de tels soins est toujours obligé ;

Il est doux d’être plaint, quand on est négligé.

Pour démêler chez vous un point que j’appréhende,

Puis-je dans ce moment vous faire une demande ?

Belfort est fait pour plaire et pour surprendre un cœur,

Parlez ; l’aimeriez-vous d’une sincère ardeur ?

ÉMILIE.

Puisqu’il faut vous ouvrir mon âme avec franchise,

Je chéris mon Époux, sans que j’en sois éprise ;

Mon orgueil est sensible à ses mépris choquants,

Mais mon cœur est tranquille, aussi bien que mes sens.

CONSTANCE.

Bon, j’entends ; vous l’aimez par simple bienséance,

Et comme à la rigueur. Dans cette circonstance

Voilà ce qui pouvait vous arriver de mieux ;

Votre sort en ce cas est moins disgracieux.

Le grand point dans la vie, autant qu’on en est maître,

Est d’embellir l’état où le Ciel nous fait naître.

Le tout, pour vivre heureux, dépend de s’arranger.

Il n’en est point par là, qu’on ne puisse changer.

Vous pouvez après tout, rendre le votre aimable ;

Vous n’avez qu’à saisir le côté favorable.

Milady, pour trancher les discours superflus,

Regardez votre Époux comme s’il n’était plus,

Et vivez sur le pied d’une Veuve à la mode,

Qu’aucun soin ne retient, qu’aucun frein n’incommode ;

Qui toujours, du plaisir suit les impressions,

Mais qui défend son cœur des grandes passions,

Et court, d’un pied léger, après les ris sans cesse,

Sans s’écarter jamais des lois de la sagesse.

ÉMILIE.

Je goûte ce conseil ; je peux suivre ce plan,

D’autant mieux que Belfort n’est jaloux, ni tyran.

Je paierai son mépris et son peu de tendresse,

D’un dédain décoré de froide politesse,

Telle que je l’aurais pour un homme inconnu.

CONSTANCE.

L’indifférence alors devient une vertu.

ÉMILIE.

Oui, je sens tout le prix d’une leçon si sage :

Pour commencer d’abord à la mettre en usage,

Le voilà qui revient et je l’entends monter,

Je veux le prévenir et sors pour l’éviter.

De me fuir le premier, il n’aura pas la gloire !

La retraite pour moi devient une victoire.

 

 

Scène VI

 

BELFORT, CONSTANCE

 

BELFORT, à part.

La voilà, par bonheur, seule présentement.

Parlons-lui.

Haut.

Ma Cousine, arrêtez un moment.

J’ai pour vous une Lettre.

CONSTANCE.

Et de qui je vous prie ?

BELFORT.

Ne vous alarmez pas. La Mère d’Émilie

Vous l’écrit.

CONSTANCE.

C’est ma Tante ? Ah ! donnez ce billet.

Milord me permet-il... ?

BELFORT.

Oui, Milord vous permet.

Constance lit bas.

Comment donc ? en lisant la lettre d’une Tante,

Vous riez, rougissez ? La chose est donc plaisante ?

CONSTANCE.

Vous allez en juger. On vient de me marquer

Que je dois sur le champ vous la communiquer.

Elle donne la Lettre à Belfort.

BELFORT lit.

« Il s’offre pour vous, ma Nièce, un parti que je crois très convenable. Milord Fauster qui vous a vu chez moi, a pris pour vous une belle passion, et vous demande en mariage. Il est riche ; il vous aime. Voilà deux grandes qualités pour vous rendre heureuse, vous qui n’avez que la beauté pour dot et la jeunesse pour héritage. Milord, mon Gendre connaît particulièrement ce vieux Seigneur. Montrez-lui ma lettre et consultez-le là-dessus. Je sais qu’il s’intéresse à vous, et je crois qu’il sera de mon avis..

À part.

Je n’en suis point du tout.

CONSTANCE.

Eh bien ! sur cette affaire,

Parlez, que me conseillez-vous ?

BELFORT.

De n’en rien faire.

CONSTANCE.

Mais ce parti pour moi paraît avantageux.

BELFORT

Fauster a soixante ans ; de plus, il est gouteux,

Et ce serait un meurtre : Ô ma belle Cousine !

CONSTANCE.

Songez, mon cher Parent, que je suis orpheline,

Et sans biens...

BELFORT.

Vos yeux seuls valent des millions.

CONSTANCE.

Ce n’est qu’un doux propos, et des réflexions

Plus sages...

BELFORT.

Sentez mieux tout le prix d’être aimable.

J’ai pour vous, moi qui parle, un parti plus sortable,

Et préférable en tout à votre vieux Fauster.

Celui donc il s’agit, a beaucoup de mon air :

Il est de mon humeur, au printemps de son âge,

Il doit sur son Rival avoir tout l’avantage ;

Il est plus généreux et non moins opulent,

D’aussi bonne maison et beaucoup plus galant.

CONSTANCE.

Mais Milord Fauster m’aime.

BELFORT.

Et l’autre vous adore.

Je vous apprends pour lui ce secret qu’on ignore.

Attendant que pour tel il s’ose présenter,

Il m’a chargé de le représenter.

De cet emploi charmant, je m’acquitte avec joie,

Souffrez qu’à vos regards mon transport se déploie,

Et persuadez-vous dans cet heureux moment

Que je suis en effet moi-même votre Amant.

En cette qualité, j’ose belle Constance,

Vous déclarer un feu si plein de violence,

Que les flots d’un torrent sont moins impétueux,

Et ma rapide ardeur...

CONSTANCE.

Passe vite comme eux.

BELFORT.

Non. Votre nom, Constance, en fait le caractère ;

Elle sera durable, autant qu’elle est sincère,

Et mon cœur...

CONSTANCE.

Votre cœur prend le ton langoureux.

BELFORT.

Non : de son naturel mon amour est joyeux.

Des soupirs, des langueurs vous êtes ennemie,

Et je le suis aussi. Tout Amant triste ennuie :

C’est un tort qui jamais ne peut être excusé.

L’Amour est un Enfant qui veut être amusé :

Quand il joue et qu’il rit, il est charmant, aimable ;

Mais vient-il à pleurer ? il est insupportable.

Tenons-le vous et moi toujours en belle humeur ;

Il s’en portera mieux. Bon, ce souris flatteur

Me dit que mon esprit persuade le votre,

Et que, pensant de même, ils sont faits l’un pour l’autre.

Jusqu’au jour de l’Hymen inventons mille jeux,

Dansons, rions, chantons à l’unisson tous deux ;

Par des transports de joie exprimons nos tendresses,

Faisons-nous joliment cent douces politesses.

Il lui baise la main.

CONSTANCE.

Doucement mon Cousin, vous êtes trop poli.

BELFORT.

C’est l’Amant transporté qui vous témoigne ici...

CONSTANCE.

Le Cousin et l’Amant prennent trop de licence,

Et c’est à ce dernier que j’impose silence.

BELFORT.

Songez que cet Amant doit être votre époux.

CONSTANCE.

Ce n’est-là qu’un prétexte...

BELFORT.

Ah ! désabusez vous :

À cet époux enfin donnerez-vous la Pomme ?

Répondez.

CONSTANCE.

Non, Milord.

BELFORT.

Pourquoi ?

CONSTANCE.

C’est un jeune homme.

BELFORT.

Mais par cet avantage il vous conviendra mieux.

CONSTANCE.

Par prudence mon cœur préfère le plus vieux.

Mon sort sera plus doux.

BELFORT.

De l’humeur dont vous êtes,

Pouvez-vous bien, Ô Ciel ! penser comme vous faites.

CONSTANCE.

Oui l’enjouement chez moi n’exclut pas le bon sens.

Les exemples me font craindre les jeunes gens.

Chez les femmes d’autrui ces Messieurs sont aimables,

Mais près des leurs, Milord, ils sont insupportables,

Méprisants, sans égards, infidèles, cruels.

BELFORT.

Il en est quelques-uns, mais tous ne sont pas tels.

Mon Ami...

CONSTANCE.

M’est suspect.

BELFORT.

Songez qu’il me ressemble.

CONSTANCE.

C’est par cette raison qu’à l’accepter je tremble.

BELFORT.

La crainte est obligeante et l’aveu des plus doux.

CONSTANCE.

Mais vous méritez bien qu’on parle ainsi de vous,

Et l’air dont vous vivez ici près d’Émilie,

Depuis le peu de temps qu’un même sort vous lie ;

Me fait avec raison craindre un malheur pareil.

Si vous étiez plus sage et suiviez mon conseil,

Vous négligeriez moins une Épouse si belle.

BELFORT.

C’est pour ne pas user l’amour que j’ai pour elle

Je l’évite le jour, comme il faut tout prévoir,

Exprès pour la trouver plus aimable le soir.

CONSTANCE.

Un oubli si blâmable, un tort de cette espèce

Est fort mal excusé par une gentillesse.

BELFORT.

Mais si la vérité justifiait mes torts,

L’Amant en question vous plairait-il alors ?

CONSTANCE.

Vous supposez toujours des choses incroyables.

L’Amour peut bien souvent se repaître de fables :

Mais l’Hymen est un Dieu plein de solidité.

Il établit ses droits sur la réalité.

Milord Fauster est vieux, mais du moins il existe :

Et je vais à ma Tante...

BELFORT.

Arrêtez-vous. J’insiste.

L’époux pour qui je parle, est réel de tout point :

Il est des plus vivants, ou je ne le suis point.

CONSTANCE.

S’il était vrai, Monsieur, on le verrait paraître.

BELFORT.

Puisque vous exigez qu’il se fasse connaître,

Il va, sans plus tarder, se montrer à vos yeux,

Vous le voyez.

CONSTANCE.

Où donc ?

BELFORT.

Devant vous ; en ces lieux.

CONSTANCE.

Je n’y vois que vous seul.

BELFORT.

Et c’est aussi moi-même.

CONSTANCE.

Vous !

BELFORT

Oui : c’est moi qui suis mon Ami qui vous aime.

CONSTANCE.

Ah ! Vous me convenez, Monsieur, parfaitement.

Un homme marié, qui l’est nouvellement.

BELFORT.

Vous vous l’imaginez, ainsi que tout le monde.

Voilà le préjugé, voilà comme on se fonde,

Comme on croit de léger sur la trompeuse foi

D’une vaine apparence.

CONSTANCE.

Il est vrai, je le crois

Sur la foi simplement d’un contrat qui vous lie ;

Dont je suis le témoin. C’est une minutie.

BELFORT.

Et si je vous prouvais, moi, que je suis garçon ?

CONSTANCE.

Je n’ai plus rien à dire et le trait est fort bon.

BELFORT.

L’aveu que je vous fais est des plus véritables.

Que je sois le dernier de tous les misérables,

Si je suis marié dans le fonds.

CONSTANCE.

Vains propos.

BELFORT.

Pour vous désabuser, apprenez-en deux mots.

CONSTANCE.

Je ne veux rien apprendre et rougissez dans l’âme.

BELFORT.

Sachez...

CONSTANCE.

 Allez, Monsieur, allez voir votre femme,

Vous jeter à ses pieds, lui demander pardon,

Et pour elle écoutant l’estime et la raison,

Tirez-la du chagrin dont elle est dévorée.

Car vous le causez seul, j’en suis assez assurée :

Ce reproche doit vous percer d’un vif remord.

Un écart de l’esprit peut s’excuser, Milord,

Mais les fautes du cœur jamais ne se pardonnent,

Et plus que vos discours, vos procédés m’étonnent.

Ce n’est qu’avec douleur que j’en suis le témoin,

Et vous fuir désormais sera mon premier soin.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

BELFORT, seul

 

Vous êtes dans l’erreur ; mais elle a pris la fuite.

N’importe, de mes feux elle est toujours instruite.

J’ai franchi le plus fort de la difficulté,

Et ma raison vaincra son incrédulité.

 

 

Scène VIII

 

LA FLEUR, BELFORT

 

LA FLEUR.

Ah ! Monsieur...

BELFORT.

Qu’as-tu donc ?

LA FLEUR.

La douleur la plus grande ;

Mon Maître... Hélas !

BELFORT.

Eh bien ! Achève.

LA FLEUR.

J’appréhende

Qu’il n’ait perdu, Monsieur, l’esprit entièrement.

J’ai beau faire, le mal empire à tout moment.

BELFORT.

Dis, quel mal ?

LA FLEUR.

Ses Vapeurs qui toujours le tourmentent :

Et depuis qu’il a vu Madame, elles augmentent.

Il est dans un état qui fait compassion.

BELFORT, à part.

Elle aura mal reçu sa déclaration.

LA FLEUR.

Il se lève, il s’assied, il se calme, il s’agite,

Il se plaint, il se tait, il prie, il jure ensuite,

Se promène à grands pas, il devient furieux,

Et puis on voit des pleurs qui coulent de ses yeux.

J’ai voulu doucement lui parler de son père,

Il m’a par un soufflet supplié de me taire,

J’ai cru devoir me rendre à cette instance-là.

BELFORT.

Ses vapeurs ne sont rien, si ce n’est que cela.

LA FLEUR.

Oh ! ma joue a trouvé cette épreuve très forte.

Comme il voit cependant que je gagne la porte,

Très sagement de peur d’être encore battu,

D’une voix égarée, il me crie ; « Où vas-tu ?

« J’ai besoin de toi... Non... Sors... un moment, demeure.

« Va dire de ma part à Milord tout à l’heure

« Qu’il faut que je lui parle indispensablement,

« Et qu’il monte au plus vite à mon appartement.

BELFORT.

J’y cours.

LA FLEUR.

Auparavant permettez que mon zèle,

Vous prévienne, Monsieur, sur sa vapeur nouvelle,

Il tient depuis tantôt sur Madame, et sur vous

Des discours si nouveaux, fait des contes si fous,

Que je n’ose les dire et qu’ils vont vous surprendre.

BELFORT.

Quels que soient ces discours, tu peux me les apprendre.

LA FLEUR.

Il dit, Monsieur, il dit qu’il est secrètement

L’Époux de votre Femme.

BELFORT.

Il le dit ?

LA FLEUR.

Oui vraiment.

BELFORT, éclatant de rire.

Ah ! rien n’est si plaisant qu’une pareille idée !

LA FLEUR.

Il soutient qu’à ses feux vos bontés l’ont cédée.

BELFORT, riant toujours.

Ah ! comme de son bien il peut en disposer.

J’aurais tort là-dessus de lui rien refuser.

LA FLEUR.

Vous riez de son mal, quand vous devez le plaindre !

BELFORT.

Va, ce mal dans le fonds n’est pas beaucoup à craindre.

LA FLEUR.

Il fait, à chaque instant, de violents progrès,

Et j’appréhende tout de son dernier accès.

Sachez qu’il est jaloux, mais jaloux à la rage.

BELFORT.

De qui ?

LA FLEUR.

De vous.

BELFORT.

D’Orville à ce coup n’est passage.

LA FLEUR.

Votre Épouse vous aime, il le trouve mauvais.

Vous l’obligeriez fort de ne la voir jamais.

BELFORT.

La chose est trop bouffonne, et permets-moi d’en rire.

LA FLEUR.

Mais vous riez toujours, quoi qu’on puisse vous dire.

BELFORT.

Le moyen que je tienne à ce dernier trait-ci ?

LA FLEUR.

Je pense que Monsieur a des vapeurs aussi ?

Pardon, si ma franchise...

BELFORT.

Oh ! loin que tu m’offenses

Tout ce que tu me dis, et tout ce que tu penses,

Me divertit si fort que j’éclate en vrai fou.

LA FLEUR.

Ne vous contraignez pas. Riez tout votre saoul.

Vos Vapeurs sont du moins joyeuses, agréables,

Et telles qu’on les voit dans nos Français aimables.

Leur caractère plaît par un je ne sais quoi,

Ah ! leur force me gagne et s’empare de moi.

À présent, comme à vous, l’aventure me semble

Très comique en effet, et rions-en ensemble.

Il rit avec Belfort.

BELFORT.

Viens, montons chez ton Maître, et quand il l’apprendra,

Lui-même, j’en suis sûr, comme nous en rira.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ÉMILIE, seule

 

De mon doute, à la fin, je suis trop éclaircie.

Du Marquis languissant la longue maladie,

D’un violent amour était l’effet secret ;

Et de ce feu fatal, c’est moi qui suis l’objet !

Voilà ce que j’ai craint, et ce qui me déchire.

La Fleur vient d’engager Marton à me le dire,

Pour presser le départ de son Maître attendu.

Ma raison en frémit ; mon cœur en est ému.

Je ne puis surmonter, ni démêler mon trouble.

On vient... C’est le Marquis. Son aspect le redouble.

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS, ÉMILIE

 

LE MARQUIS.

Madame, je ne puis me taire plus longtemps.

Je dois vous révéler des secrets importants.

J’ose, pour mon bonheur, pour votre propre gloire,

Vous prier de vouloir m’écouter et me croire.

ÉMILIE.

Moi, pour votre avantage, et pour votre repos,

Je dois trancher d’abord d’inutiles propos,

Et vous presser, Monsieur, de retourner en France.

Je sais qu’on vous attend ; partez en diligence.

LE MARQUIS.

Ce discours me surprend. Qui peut vous avoir dit ?...

ÉMILIE.

Un Valet très zélé.

LE MARQUIS.

Je demeure interdit.

À part.

Le Maraud !

ÉMILIE.

Vous devez croire un avis sincère,

Et suivre sans délai les volontés d’un Père.

LE MARQUIS.

Un devoir plus sacré me défend de partir.

ÉMILIE.

Vous ne pouvez rester sans lui désobéir.

LE MARQUIS.

L’estime et la raison, l’honneur et la droiture,

Tout m’en fait une Loi dans cette conjoncture.

ÉMILIE.

Eh ! qu’allez-vous, Marquis, vous mettre dans l’esprit ?

Revenez à vous-même ; et songez qu’il s’agit

D’un Hymen, d’une épouse aimable, jeune et belle,

Qui vous doit...

LE MARQUIS.

Je le sais, Madame ; et c’est pour elle,

Pour elle uniquement que je dois tout quitter.

ÉMILIE.

Eh, partez donc, Monsieur.

LE MARQUIS.

 Je dois plutôt rester

Pour ne pas m’éloigner d’une épouse si chère.

ÉMILIE.

Mais vous n’y songez pas, votre raison s’altère.

LE MARQUIS.

Vous-même en ce moment vous êtes dans l’erreur ;

Et pour la dissiper...

ÉMILIE.

Vous m’affligez, Monsieur.

Votre état...

LE MARQUIS.

Justement est un point qu’on ignore.

C’est trop vous le cacher ; Apprenez que j’adore...

ÉMILIE.

Je vois que votre esprit s’égare tout-à-fait.

LE MARQUIS.

Non : daignez jusqu’au bout entendre mon secret.

ÉMILIE.

À mes sages conseils, cédez plutôt vous-même.

Vous devez...

LE MARQUIS.

Je ne puis, Madame, je vous aime.

ÉMILIE.

Monsieur !

LE MARQUIS.

D’un front si fier cessez de vous armer.

Sachez en même temps que je dois vous aimer.

C’est un devoir chez moi, dont rien ne me dispense,

ÉMILIE.

Ah ! c’est pousser, Monsieur, trop loin l’extravagance ;

Et je sors.

LE MARQUIS.

Arrêtez.

ÉMILIE.

J’en ai trop écouté.

LE MARQUIS.

Vous me désespérez par cette cruauté.

De grâce accordez-moi le temps de vous instruire,

Il faut que je vous parle enfin, ou que j’expire.

ÉMILIE.

Mais comprenez-vous bien ce que vous demandez ?

LE MARQUIS.

Oui, Madame, je meurs, si vous ne m’entendez.

Vous m’avez vu mourant, vous en étiez la cause ;

Et pour peu qu’à mes vœux vôtre âme encor s’oppose,

Dans mon premier état je m’en vais retomber.

Tous mes sens affaiblis sont prêts à succomber.

ÉMILIE, à part.

Il m’alarme.

Haut.

Ah ! Marquis, calmez la violence...

LE MARQUIS.

Ma vie ici dépend de votre complaisance.

Souffrez qu’à vos genoux...

ÉMILIE, l’arrêtant.

Asseyez-vous plutôt,

Vous en avez besoin. Vous êtes...

LE MARQUIS.

Non : il faut...

ÉMILIE.

Vous n’êtes pas, Marquis, en état de m’apprendre...

LE MARQUIS.

Pardonnez-moi. Sur vous j’ai le droit le plus tendre,

Sachez qu’un nœud secret que j’avoue en tremblant...

ÉMILIE.

Il faut que malgré moi je vous laisse un instant.

LE MARQUIS.

Pour ne pas m’écouter, Ah ! c’est une défaite,

Et vous voulez ma mort.

ÉMILIE.

Non, Marquis, je souhaite,

Que vous viviez.

LE MARQUIS.

Madame, ayez donc...

ÉMILIE, troublé.

On verra...

Quand vous serez plus calme, on vous écoutera...

Votre trouble est trop grand ; et le mien est extrême.

Adieu.

À part, en s’en allant.

Je ne sais plus ce que je dis moi-même.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, seul

 

J’étouffe, je me meurs, je suis au désespoir ;

Et mon état présent ne peut se concevoir.

J’ai frémi de parler ; j’expire de me taire.

Cet aveu si terrible, et que je n’ai pu faire,

Est un poids accablant qui fait gémir mon cœur :

Mais un juste courroux se mêle à ma douleur.

C’est la Fleur aujourd’hui, ce brouillon, cet infâme,

Qui des ordres d’un Père a seul instruit ma femme,

Il me tarde déjà qu’il ne s’offre à mes yeux.

Rien ne peut le soustraire au transport furieux

Dont je suis justement... Mais je le vois paraître.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, LA FLEUR

 

LE MARQUIS.

Te voilà donc, Maraud ? je te tiens, double traitre

Ne crois pas m’échapper.

LA FLEUR.

D’où vient donc ce courroux ?

Ah ! Monsieur, arrêtez. J’embrasse vos genoux.

Que vous ai-je donc fait ?

LE MARQUIS.

J’admire la demande !

Ce que tu m’as fait ?

LA FLEUR.

Oui.

LE MARQUIS.

Ton impudence est grande ;

Et je vais...

 

 

Scène V

 

BELFORT, LE MARQUIS, LA FLEUR

 

LA FLEUR, à Belfort.

Ah ! je touche à mes derniers instants ;

Monsieur, vite au secours ; ne perdez pas de temps ;

Mon Maître pour le coup est dans la frénésie :

Arrêtez sa fureur, ou c’est fait de ma vie.

BELFORT, arrêtant le Marquis.

Quel est donc ton dessein ? Qui cause ces transports ?

LE MARQUIS.

Un trop juste sujet. Laisse, au travers du corps ;

Laisse que je lui passe à l’instant mon épée.

LA FLEUR.

Dans le noir vertigo dont sa tête est frappée,

Il est homme à le faire, et sans ménager rien.

LE MARQUIS, à Belfort.

N’arrête plus mon bras.

LA FLEUR.

Monsieur, tenez le bien.

BELFORT.

Dis-moi donc le sujet du courroux qui t’anime.

LE MARQUIS.

Après l’avoir puni, je t’apprendrai son crime.

LA FLEUR.

Ah ! c’est contre les lois.

BELFORT.

Il a raison, Marquis.

Informe-nous du moins de ce qu’il a commis.

LE MARQUIS.

Par ses soins généreux, ma femme vient d’apprendre

Qu’on veut me marier ; et sans vouloir entendre

Ce malheureux secret qui nous pèse à tous deux,

Elle m’ordonne, Ami, d’abandonner ces lieux.

LA FLEUR.

Monsieur, en conscience, eh, pouvais-je la croire ?

J’ai pensé franchement (pardonnez mon erreur)

Qu’elle était le produit d’une sombre vapeur

Qui troublait votre esprit.

LE MARQUIS.

C’est un nouvel outrage.

Ah ! je vais te prouver, Maraud, que je suis sage.

BELFORT.

C’est le prouver fort mal.

À la Fleur.

Sauve-toi.

LA FLEUR.

J’obéis.

 

 

Scène VI

 

BELFORT, LE MARQUIS

 

BELFORT.

Ne t’en prends qu’à toi seul, si ta Femme, Marquis,

Ne t’a point écouté.

LE MARQUIS.

Moi, j’ai porté l’audace

Jusqu’à lui déclarer ma passion en face ;

Mais elle m’a, Belfort, interrompu toujours.

Je te dirai bien plus. Elle a, sur mes discours,

Elle a crû que j’avais la raison altérée ;

Et plaignant mon malheur, elle s’est retirée.

BELFORT.

Elle te croit donc fou ? Je t’en sais compliment.

LE MARQUIS.

Je ne badine pas, elle le croit vraiment ;

Et je le deviendrai, pour peu qu’elle persiste...

BELFORT.

Console-toi, mon cher, du malheur qui t’attriste.

Constance, à qui je viens, pour hâter mon bonheur,

D’éclaircir mon destin, me fait le même honneur,

Et me croit, qui plus est, un fort malhonnête homme.

Mais ce n’est pas assez de ce coup qui m’assomme ;

Apprends un nouveau trait qui n’est pas moins fatal :

Ta Femme, en te quittant, vient de se trouver mal ;

Et de cet accident, c’est-moi qu’on croit coupable.

LE MARQUIS.

Ciel ! ce que tu me dis, est-il bien véritable ?

BELFORT.

Oui, Marton, tout en pleurs m’a parlé de sa part ;

« Milord, m’a-t’elle dit, accourez sans retard.

« Tous nos secours sont vains auprès de votre Femme

« Monsieur peut seul guérir les vapeurs de Madame.

Adieu, j’y vole.

LE MARQUIS.

Attends.

BELFORT.

Non : je m’y suis mal pris.

J’ai révolté son cœur par d’injustes mépris,

Et par des procédés choquants, désagréables,

Au lieu de l’engager par des façons aimables.

Je vais changer de ton ; et près d’elle à présent

Je serai si poli, je serai si galant,

Et fi rempli d’ardeur...

LE MARQUIS.

Souffre que je t’arrête.

Il ne faut pas outrer. Il suffit d’être honnête.

BELFORT.

Non, ce n’est pas assez ; je dois aller plus loin.

Je veux la ramener par le plus tendre soin ;

Je m’en fais un devoir.

LE MARQUIS.

Je ne puis le permettre.

BELFORT.

Mais c’est le seul moyen, d’Orville, de la mettre

En état de t’entendre, et de te pardonner.

À ce point, par degrés, je prétends l’amener,

Et, pour te mieux servir, gagner sa confiance.

LE MARQUIS.

L’épreuve est délicate, et mon esprit balance.

BELFORT.

Moi, je n’hésite plus ; et malgré tes efforts...

LE MARQUIS.

Mais ton devoir t’oblige...

BELFORT.

À réparer mes torts.

Contre moi, tu le sais, toute la maison crie ;

Tout le monde me blâme en plaignant Émilie.

LE MARQUIS.

Ah ! ma Femme t’adore : elle prévient tes pas.

BELFORT.

Sors ; je dois être seul.

LE MARQUIS.

Je ne te quitte pas.

 

 

Scène VII

 

LE MARQUIS, BELFORT, ÉMILIE

 

BELFORT, courant au-devant d’Émilie.

Quoi ! vous sortez, Madame, en l’état où vous êtes ?

Je suis confus des soins et des pas que vous faites.

Que ne m’attendiez-vous dans votre appartement ?

ÉMILIE.

Je pourrai vous parler ici plus librement,

BELFORT.

Votre santé m’est chère, et je ne puis trop prendre...

ÉMILIE.

Le plaisir de vous voir suffit pour me la rendre.

Mais je vous croyais seul ?

BELFORT.

Et je le suis aussi.

LE MARQUIS.

Il est triste pour moi d’être de trop ici.

ÉMILIE.

Je vous ai cru parti, Monsieur.

LE MARQUIS.

Non, Madame.

BELFORT.

Tous deux, vous le savez, nous ne formons qu’une âme.

Mon cœur peut devant lui s’épancher sans détour.

Je veux qu’il soit témoin de mon juste retour,

Et du regret que j’ai de vous avoir choquée.

ÉMILIE.

Si vous m’étiez moins cher, je serais moins piquée.

Mais je vous vois, Belfort, et je ne la suis plus.

BELFORT.

Je demeure enchanté.

LE MARQUIS.

Moi, je reste confus.

BELFORT.

Je ne puis m’excuser qu’à force de tendresse,

Qu’en redoublant de soin, d’égard, de politesse.

Je dois, pour réparer le temps que j’ai perdu,

Bas au Marquis.

Ne vous quitter jamais... Fais-je bien ? Qu’en dis-tu ?

LE MARQUIS, bas.

Non, tu t’échauffes trop.

BELFORT, bas au Marquis.

Mais l’action l’exige.

À Émilie, lui prenant la main.

Je ne veux plus songer qu’à vous.

LE MARQUIS.

Plus froid, te dis-je.

ÉMILIE, à Belfort.

Tiendrez-vous parole ?

BELFORT, lui baisant la main.

Oui, voilà ma caution.

LE MARQUIS, le tirant par la manche.

Doucement, vous passez votre commission ;

Et ce baiser, morbleu...

BELFORT, bas au Marquis.

Mais il est nécessaire.

Je dois le répéter.

À Émilie, lui rebaisant la main.

Ce garant est sincère.

LE MARQUIS, bas à Belfort.

Poursuis, Bourreau ; tu ris, tu trouves très plaisant

De m’avoir fait Mari, pour être son Amant !

BELFORT.

En ce moment je goûte une joie infinie.

Mais la partagez-vous ? parlez, belle Émilie.

LE MARQUIS.

Pour le coup, ton amour aurait tort d’en douter ;

Dans les yeux de Madame, on la voit éclater.

ÉMILIE.

J’en fais gloire, Monsieur, bien loin que je m’en cache

J’aime trop mon Époux.

BELFORT.

L’aveu qu’il vous arrache

Met le comble à mes vœux, et je ne conçois pas

Comment j’ai pu deux jours négliger tant d’appas,

Me pardonnez-vous bien un oubli si blâmable ?

ÉMILIE.

Oui, fussiez-vous encor mille fois plus coupable.

Mais laissons le passé ; ne songeons qu’au présent.

LE MARQUIS.

Madame, pour tous deux ce présent est charmant.

Pour moi, je vous l’avoue, il est moins agréable.

ÉMILIE.

Mais vous le trouveriez en France plus aimable :

Mon cœur, pour votre bien, vous y voudrait déjà.

LE MARQUIS, d’un air piqué.

Rien n’est plus obligeant pour moi que ce vœu-là :

Je vous en remercie, et de toute mon âme.

BELFORT.

Ne parlons que de joie et de plaisir, Madame.

Je veux, ce soir, je veux donner ici le Bal.

Nous l’ouvrirons tous deux.

LE MARQUIS.

Moi, j’y danserai mal.

BELFORT.

Je prétends célébrer cette heureuse journée

Comme le premier jour d’un nouvel hyménée.

J’ai répandu l’ennui sur un front si charmant ;

J’y veux, aux yeux de tous, rappeler l’enjouement.

Mes torts ont éclaté, l’offense est solennelle :

La réparation le doit être comme elle,

Je vois tout ordonner. Souffrez auparavant

Que je vous reconduise à votre appartement.

ÉMILIE.

Oui, je veux en chemin vous prier d’une chose.

BELFORT, lui donnant la main.

Que de ma volonté la vôtre en tout dispose.

Adieu, prépare-toi, Marquis, à bien fauter.

 

 

Scène VIII

 

LE MARQUIS, LA FLEUR

 

LE MARQUIS.

La cruelle, en partant, ne daigne pas jeter

Un regard seulement sur ma triste personne.

Mais Belfort l’accompagne, et mon cœur en frissonne

Va, la Fleur, sui leurs pas. Imagine un moyen

Pour ramener Belfort, et rompre l’entretien.

LA FLEUR.

J’y vole... Mais, Monsieur, vous les quittez à peine

Quel prétexte, avec eux, voulez-vous que je prenne ?

LE MARQUIS.

Quel prétexte, Maraud ? Il en est cent pour un.

Pour me servir, le Sot, n’a pas le sens commun.

S’il montre de l’esprit, c’est toujours pour me nuire.

Joins Belfort au plus vite ; et tout bas va lui dire

Que j’ai besoin de lui, qu’à l’instant, dans ces lieux,

Il vient de m’arriver un accident fâcheux.

Dépêche-toi, Maraud, et vole sur ses traces.

 

 

Scène IX

 

LE MARQUIS, seul

 

J’ai toutes les rigueurs, il a toutes les grâces ;

On l’adore, on me hait ; on le cherche, on me fuit ;

Quand on ne le voit pas, on se meurt, on languit ;

Et sitôt qu’on lui parle, ou qu’il vient à paraître,

Le mal s’évanouit et l’on se sent renaître.

On n’a des sentiments et des yeux que pour lui.

Il n’a qu’à dire un mot pour dissiper l’ennui ;

Ce seul mot est payé de mille prévenances,

Et je ne puis avoir les moindres préférences.

Dès que j’ouvre la bouche, on répond froidement,

Et toujours pour me faire un mauvais compliment.

Que dis-je ? En cet instant ou je suis à la gêne,

Ou je gémis tout seul et dévore ma peine,

Il la conduit chez elle, il lui donne la main,

Et l’on a des secrets à lui dire en chemin ?

 

 

Scène X

 

LA FLEUR, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Belfort vient-il ? Réponds, tranquillise mon âme.

LA FLEUR.

Il ne peut pas, Monsieur, quitter sitôt Madame.

Ils sont (je les ai vus) ils sont présentement

Tous deux dans des transports, dans un ravissement

Qu’on ne peut exprimer.

LE MARQUIS.

J’étouffe, je suffoque.

LA FLEUR.

Pour lien, pour garant d’une paix réciproque,

Elle vient, à son bras, d’attacher, à mes yeux,

Un Bracelet tissu de ses propres cheveux.

« Mon cher petit Mari, tenez, gardez, dit-elle,

« Gardez-bien ce doux gage ; et soyez-moi fidèle.

Tous deux en même temps viennent de s’embrasser.

LE MARQUIS.

Tais-toi. Ce malheureux est fait pour m’annoncer

Des choses, des détails toujours désagréables.

LA FLEUR.

Est-ce ma faute à moi s’ils ne sont pas aimables ?

Suis-je maître du sort et des événements ?

S’ils dépendaient de moi, je les rendrais charmants.

Un Courrier cependant a suspendu leur joie,

Je crois que vers Milord le Parlement l’envoie.

L’affaire est sérieuse, à ce que j’ai compris.

Milord a paru même embarrassé, surpris,

Et je les ai laissez tous trois en conférence.

LE MARQUIS.

Je respire, ces mots soulagent ma souffrance.

 

 

Scène XI

 

CONSTANCE, LE MARQUIS

 

CONSTANCE.

Ah ! Marquis, quel retour ! quel changement heureux !

Ma Cousine est enfin au comble de ses vœux.

Tout le monde applaudit au bonheur qu’elle goûte ;

Et Milord repentant... Vous le savez, sans doute ?

Et la chose est publique.

LE MARQUIS.

Oui, j’en suis informé.

CONSTANCE.

Vous en êtes surpris ; vous en êtes charmé ?

LE MARQUIS, troublé.

Non... Si fait...

CONSTANCE.

Mêlez donc votre joie à la nôtre.

Vous y devez, Monsieur, prendre part.

LE MARQUIS.

Plus qu’un autre.

CONSTANCE.

Vous me le témoignez d’un air bien sérieux.

Allons, que la gaieté paraisse dans vos yeux.

LE MARQUIS.

Mon visage est ingrat pour exprimer la joie :

Plus j’en suis pénétré, moins elle se déploie.

CONSTANCE.

Belfort va devenir l’exemple des Époux.

 

 

Scène XII

 

LE MARQUIS, CONSTANCE, BELFORT

 

CONSTANCE, à Belfort.

Vous venez à propos, et je parlais de vous.

En bien présentement vous vous faites connaître ;

Et vous voilà, Monsieur, tel qu’un Mari doit être.

Je vous rends mon estime.

BELFORT.

Un tel prix m’est bien doux.

C’est le seul, c’est l’unique, où j’aspire entre nous.

Dans les empressements que j’ai pour Émilie,

Vous voyez le tableau, vous voyez la copie

De tous ceux que j’aurai pour vous que je chéris,

Constamment chaque jour, quand nous serons unis

CONSTANCE.

Comment ? vous revenez encore à vos folies ?

BELFORT.

Oh ! pour m’en corriger, elles sont trop jolies.

CONSTANCE.

Osez-vous bien tout haut ?...

BELFORT.

Oui, d’Orville est discret,

Et pour un tel Ami je n’ai rien de secret.

CONSTANCE.

Mais je ne reviens point de ma surprise extrême.

Ce changement, Monsieur, qui s’est fait en vous-même,

Ces soins pour votre Femme, et ces transports subits,

N’étaient donc que joués, et n’étaient pas sentis ?

BELFORT.

J’ai fait exactement ce que je devais faire.

Ne m’estimez pas moins. C’est au fonds un mystère,

Dont j’ai voulu tantôt en vain vous éclaircir.

Pardon ; présentement je n’ai pas ce loisir.

Une Affaire d’état demande ma présence ;

Et je n’ai pas voulu partir, belle Constance,

Sans avoir pris congé de Vous et du Marquis.

LE MARQUIS.

Tu pars ?

BELFORT.

Oui ; Serviteur.

LE MARQUIS.

Arrête.

BELFORT.

Je ne puis

Te parler plus longtemps, ni rester davantage.

Madame, en vous quittant, je vous parais volage,

Haïssable, bizarre, et même extravagant.

Mais quand je reviendrai, vous me verrez charmant,

Sage, aimable, discret, digne enfin de vos charmes ;

Et je vous forcerai de me rendre les armes.

CONSTANCE.

Je n’ai rien à répondre à de pareils adieux.

BELFORT.

D’Orville vous tiendra compagnie en ces lieux.

Au Marquis.

Je te laisse le soin de divertir ces Dames.

Le talent d’un François est d’amuser les Femmes.

LE MARQUIS, retenant Belfort.

Émilie...

BELFORT, bas au Marquis.

Eh ! ce soir tu la détromperas.

LE MARQUIS.

Je n’aurai plus ce droit, quand tu n’y seras pas.

À mon état cruel tu dois être sensible.

Recule ton voyage.

BELFORT.

Il ne m’est pas possible.

Je vais au Parlement, où je suis appelé.

LE MARQUIS.

Qu’il attende.

BELFORT.

Comment ? Quand il est assemblé ?

LE MARQUIS.

Je te conjure, Ami...

BELFORT.

Tes instances sont vaines.

Adieu. Je reviendrai, Marquis, dans trois semaines.

LE MARQUIS.

Trois semaines ! Milord, ah ! c’est pour en mourir.

BELFORT.

Laisse-moi ; car je crains de me voir retenir

Par un autre embarras, qui n’est pas moins étrange.

Émilie aujourd’hui veut me suivre.

LE MARQUIS.

Qu’entends-je ?

BELFORT.

Ce qui redouble encor ma crainte à ce sujet,

Je sais qu’elle s’apprête à partir en effet.

LE MARQUIS.

C’est un nouveau motif qui veut que je t’arrête.

BELFORT.

Elle vient. Je ne puis éviter la tempête.

 

 

Scène XIII

 

LE MARQUIS, BELFORT, ÉMILIE, CONSTANCE, LA FLEUR

 

ÉMILIE, à Belfort.

Monsieur, me voilà prête à marcher sur vos pas ;

Et j’ai tout disposé pour ne vous quitter pas.

BELFORT.

Un tel empressement de votre part me flatte.

Mais, Madame, je pars pour affaire, à la hâte ;

Et vous me jetteriez dans un dérangement...

ÉMILIE.

Je vous prouve par-là mon tendre attachement.

BELFORT.

Mon cœur en est touché d’une façon très vive ;

Mais...

ÉMILIE.

Quoique vous disiez, il faut que je vous suive.

BELFORT.

Vous m’embarrassez fort. Je n’ose commander ;

Mais je vous prie en grâce, et daignez m’accorder

Ce qu’un juste motif...

ÉMILIE.

Ma raison est meilleure.

BELFORT.

Constance, le Marquis, tout le monde demeure.

ÉMILIE.

Excusez-moi, Monsieur ; nous allons tous partir.

Avec Milord Fauster Constance va s’unir.

Et puisqu’au Parlement vous allez prendre place,

Je dois suivre vos pas. J’aurais mauvaise grâce

De rester seule ici, quand vous serez absent.

Pour Monsieur, vous savez très positivement

Qu’il y peut demeurer beaucoup moins que personne.

BELFORT.

Il le peut comme Ami.

ÉMILIE.

Puisqu’il l’est, je m’étonne

Que vous ne pressiez pas vous-même son départ,

Qui, pour son propre bien, ne veut point de retard.

CONSTANCE.

Milord, à ce discours il n’est point de réplique.

Partons.

BELFORT.

Pardonnez-moi. Je dois...

ÉMILIE, montrant la Fleur.

Ce Domestique,

Pour hâter son rappel, exprès est envoyé ;

Et vous êtes instruit, puisqu’il l’a publié,

Que l’hymen de son Maître en France se dispose.

LA FLEUR, à part.

J’ai tout gâté tantôt, et réparons la chose.

ÉMILIE.

N’est-il pas vrai, la Fleur, que son Père l’attend,

Pour former ce lien ?

LA FLEUR.

Oui, rien n’est plus constant.

Mais j’ai, depuis tantôt, appris une nouvelle

Qui change ce projet, et fait taire mon zèle.

Ici, depuis trois jours, mon Maître est marié.

ÉMILIE.

Marié !

LA FLEUR.

Comme vous, je me suis récrié.

ÉMILIE.

Son Père blâmera peut-être sa conduite.

Pour moi, j’en suis charmée,

Avec une joie contrainte, et mêlée d’un dépit caché.

et je l’en félicite.

LE MARQUIS.

Mon sort sera parfait, si j’ai votre agrément.

CONSTANCE.

Nous n’avons rien appris d’un nœud si surprenant.

LA FLEUR, à Constance.

Vous étiez de la noce.

ÉMILIE.

À mon tour, ma surprise...

LA FLEUR.

Vous en étiez aussi, Madame la Marquise.

CONSTANCE.

Il faut qu’une vapeur ait troublé son cerveau :

C’est un mal général.

ÉMILIE, à la Fleur.

À qui dans ce Château

A-t-il donc pu s’unir ?

LE MARQUIS, à part.

Je tremble.

BELFORT, à part.

Je frissonne.

LA FLEUR.

C’est, Madame...

ÉMILIE.

À qui donc ?

LA FLEUR.

C’est à votre Personne.

ÉMILIE.

À moi ? Quelle folie !

CONSTANCE, éclatant de rire.

Ah, le trait est charmant !

À Émilie.

Sur ce nouvel hymen, je vous fais compliment.

Vous l’avez contracté, l’on vient de vous le dire ;

Mais vous n’en savez rien ; et c’est ce que j’admire.

LA FLEUR.

Le Contrat est garant de tout ce que je dis.

Il est fait sous le nom de Monsieur le Marquis ;

Et Milord est lui-même inventeur de la ruse.

ÉMILIE, à Belfort.

Vous ne démentez point la Fleur qui vous accuse ?

BELFORT.

Il dit la vérité. D’Orville est votre Époux.

LE MARQUIS.

Je me jette à vos pieds.

BELFORT.

Je tombe à vos genoux.

LA FLEUR.

Je m’y prosterne aussi.

ÉMILIE.

Je doute si je veille.

Je n’ose en croire ici ma vue et mon oreille.

LE MARQUIS.

Faites grâce à l’amour.

BELFORT.

Excusez l’amitié...

LE MARQUIS.

D’un Mari tout-à-vous ; ma Femme, ayez pitié.

CONSTANCE.

Mais leur ton me séduit ; je commence à les croire.

BELFORT.

Pour le bonheur commun...

LE MARQUIS.

Pour votre propre gloire...

Je meurs à vos genoux, si je ne vous fléchis.

ÉMILIE.

Mes sens sont à la fois révoltés et ravis.

Je brûle de parler, et je ne puis rien dire.

Mon orgueil est blessé ; mais ma vertu respire.

LE MARQUIS.

Aurais-je le bonheur de n’être point haï ?

Ah ! ne rougissez pas d’aimer votre mari.

ÉMILIE.

Non, je n’en rougis plus ; tout haut je le publie.

Ce qu’a fait l’amitié, l’amour le ratifie.

LE MARQUIS.

Tous mes vœux sont comblez par un aveu si doux.

De votre choix enfin je me vois votre Époux ;

Et de ce seul instant qui guérit mes alarmes,

Je compte mon bonheur, je possède vos charmes.

LA FLEUR.

La victoire est à nous, et je suis triomphant.

CONSTANCE, à Émilie.

Ah ! ma joie est égale à mon étonnement.

BELFORT, à Constance.

Eh bien, vous le voyez, je suis libre, Constance.

Je ne vous mentais pas. J’attends la préférence.

CONSTANCE.

Mais puis-je bien compter sur vous ?

BELFORT.

Oui, tout-à-fait.

Quand on est Ami tendre, on est Mari parfait.

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