L’École des mères (Pierre-Claude NIVELLE DE LA CHAUSSÉE)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Comédie Française, le 27 avril 1744

 

Personnages

 

MONSIEUR ARGANT

MADAME ARGANT

LE MARQUIS, fils de Monsieur et Madame Argant

MARIANNE, fille de Monsieur et Madame Argant

MONSIEUR DOLIGNI PÈRE

MONSIEUR DOLIGNI FILS

ROSETTE, suivante de Madame Argant

LA FLEUR, valet de chambre du Marquis

UN MAÎTRE D’HÔTEL

UN COUREUR

PLUSIEURS LAQUAIS

 

La scène est à Paris, dans la maison de Monsieur et Madame Argant.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MONSIEUR DOLIGNI PÈRE, MONSIEUR DOLIGNI FILS

 

DOLIGNI FILS.

Mon père, en vérité, j’ai peine à vous comprendre.

DOLIGNI PÈRE.

Pourquoi ?

DOLIGNI FILS.

Madame Argant tient sa fille en Couvent ;

Et son dessein n’est pas de se donner un gendre.

DOLIGNI PÈRE.

Projets de femme. Autant en emporte le vent.

Son mari m’a promis de t’accorder sa fille ;

Il va la ramener au sein de sa famille :

Tiens ton cœur et ta main tout prêts à se donner.

DOLIGNI FILS.

Cet ordre rigoureux a de quoi m’étonner.

Permettez que je vous remontre...

DOLIGNI PÈRE.

Doligni, laissons-là des débats importuns.

Tu vas me débiter les mêmes lieux communs

Qu’autrefois nous avons, en pareille rencontre,

Chacun, de père en fils, employés comme toi.

Va, j’ai passé par-là ; tu feras comme moi.

DOLIGNI FILS.

Et si j’aimais ailleurs ?

DOLIGNI PÈRE.

Ma foi, tant pis pour elle.

Il faudrait, en ce cas, devenir infidèle.

DOLIGNI FILS.

Ce n’est donc pas pour moi que vous me mariez ?

DOLIGNI PÈRE.

Pour qui donc ?

DOLIGNI FILS.

Je le croirais presque.

J’ai compté faire un choix que vous approuveriez.

DOLIGNI PÈRE.

L’amour dans un jeune homme est toujours romanesque.

J’aurais été moi-même assez extravagant

Pour épouser aussi ma première amourette,

Si l’on n’eût retenu ma jeunesse indiscrète.

DOLIGNI FILS.

Mais je ne connais point Mademoiselle Argant.

DOLIGNI PÈRE.

Ni moi : mais elle aura vingt mille écus de rente.

DOLIGNI FILS.

Eh ! quand elle en aurait quarante !

DOLIGNI PÈRE.

Ce serait encor mieux.

DOLIGNI FILS.

N’avez-vous pas du bien ?

DOLIGNI PÈRE.

Il le faut augmenter ; sinon, il vient à rien.

DOLIGNI FILS.

J’ignore comme elle est d’esprit et de figure.

DOLIGNI PÈRE.

Elle est riche, à l’égard de l’esprit, je t’assure

Qu’une femme à la longue en a toujours assez.

Elle est jeune, au surplus ; et tout ce que j’en sais,

C’est qu’à quinze ou seize ans on est du moins jolie.

DOLIGNI FILS.

Qui sait si le rapport d’humeurs...

DOLIGNI PÈRE.

Autre folie !

En tout cas, tu feras comme les autres font.

Qui s’embarque, est-il sûr de faire un bon voyage ?

À quoi sert l’examen avant le mariage ?

À rien. Ce n’est qu’après qu’on se connaît à fond.

Las de se composer avec un soin extrême,

Le naturel caché prend alors le dessus ;

Le masque tombe de lui-même,

Et malheureusement on ne le reprend plus.

Mais enfin le bien reste ; et cet ami fidèle,

Sans compter quelquefois la raison qui s’en mêle,

Entre époux qui pourraient se brouiller sans retour,

Sert de médiateur, au défaut de l’amour.

DOLIGNI FILS, à part.

Il cessera d’être inflexible.

 

 

Scène II

 

ROSETTE, DOLIGNI PÈRE, DOLIGNI FILS

 

DOLIGNI PÈRE.

C’est Rosette !

ROSETTE.

Monsieur, ma maîtresse est visible.

DOLIGNI PÈRE.

Bon. Et Monsieur Argant n’arrive donc jamais ?

L’œil du maître est pourtant chez lui fort nécessaire.

ROSETTE.

On l’attend tous les jours.

DOLIGNI PÈRE.

Voilà bien des délais.

ROSETTE.

C’est qu’un mari, pour l’ordinaire,

N’est jamais si pressé de retourner chez lui.

Quoi qu’il en soit, on dit qu’il revient aujourd’hui.

DOLIGNI PÈRE.

Tant mieux, j’en ai l’âme ravie.

C’est le meilleur ami que j’aie eu de ma vie.

Mais allons voir sa femme, et lui faire ma cour.

Doligni, tout est dit. Adieu, jusqu’au retour.

 

 

Scène III

 

DOLIGNI FILS, ROSETTE

 

DOLIGNI FILS, à part.

Il m’aime, je le sais ; c’est sur quoi je me fonde.

ROSETTE.

Qu’est-ce ? Vous n’êtes pas le plus content du monde ?

DOLIGNI FILS.

C’est que je viens d’avoir un entretien fâcheux.

ROSETTE.

Ceux d’un père et d’un fils sont toujours orageux.

DOLIGNI FILS.

J’aime ; et mon père veut que j’en épouse une autre.

ROSETTE.

Il a tort ; et son goût devrait suivre le vôtre.

DOLIGNI FILS.

Ce n’est pas ce qui doit m’embarrasser le plus.

Il s’agit de mes feux. Comment sont-ils reçus ?

Marianne ayant mis en toi sa confiance...

ROSETTE.

Que concluez-vous de cela ?

DOLIGNI FILS.

Si j’ai plu, tu le sais.

ROSETTE.

Mauvaise conséquence.

Nous ne nous faisons point ces confidences-là.

Voyez donc !

DOLIGNI FILS.

Eh ! que diantre avez-vous à vous dire,

Si l’amour et les cœurs soumis à votre empire

De tous vos entretiens ne font pas le sujet ?

ROSETTE.

Oh ! ce n’est pas comme vous autres.

Vous avez vos propos, et nous avons les nôtres.

DOLIGNI FILS.

Sur quoi roulent-ils donc, et quel en est l’objet ?

ROSETTE.

Une mode, une étoffe, une robe nouvelle,

Des gazes, des pompons, des fleurs, une dentelle,

Sont d’abord des sujets qui ne tarissent point.

Quand on est en gaieté, quelquefois on y joint

Des historiettes de fille,

Des contes de Couvent. Enfin, que sais-je, moi ?

On parle, on cause, on jase, on caquette, on babille,

Et l’on rit bien souvent, sans trop savoir pourquoi.

DOLIGNI FILS.

Non, jamais on n’a vu de fille si discrète.

ROSETTE.

Je sers d’exception.

DOLIGNI FILS.

Sois un peu moins secrète.

Le Marquis, par hasard, n’est-il point mon rival ?

ROSETTE.

Qui ? lui !

DOLIGNI FILS.

Sa cousine est si belle !...

Il fait profession d’être un galant banal.

Il peut s’être avisé d’employer auprès d’elle

Ses talents séducteurs.

ROSETTE.

Ils ne produiraient rien.

DOLIGNI FILS.

Ses succès ont cent fois couronné son adresse.

Il ne possède que trop bien

L’art de rendre sensible à sa fausse tendresse ;

Et tant de cœurs conquis, bien ou mal-à-propos,

Troublent le peu d’espoir qui pouvait me séduire.

ROSETTE.

Comment ! vous érigez ce marquis en Héros !

DOLIGNI FILS.

Comment puis-je en effet balancer ou détruire

Tant d’avantages vrais ou faux ?

Mon malheureux amour m’éclaire.

Il ne faut que chercher à plaire,

Pour connaître tous ses défauts.

Peut-être à tort je la soupçonne ;

Mais pour une jeune personne

L’hommage du Marquis est bien éblouissant.

Plaise à l’Amour que je m’abuse.

ROSETTE.

Il est vrai que l’on nous accuse

D’apporter toutes en naissant

Ce malheureux levain de la coquetterie,

Et ce goût effréné pour la galanterie.

Nous pourrions à bon titre en dire autant de vous.

Mais, sans récriminer, croyez que parmi nous

Il est encor des cœurs dignes d’un honnête homme.

D’ailleurs, en vains soupçons votre esprit se consomme ;

Le Marquis choisit mieux.

DOLIGNI FILS.

Eh ! peut-il mieux choisir ?

ROSETTE.

Marianne est sans doute extrêmement aimable :

La bonté de son cœur la rend inestimable.

C’est un trésor. Heureux qui pourra s’en saisir !

Mais enfin, par vous seul, en silence adorée,

Marianne est presque ignorée.

On ne la connaît point à la ville, à la Cour :

Et les gens du bel air ne rendent point les armes,

Si la célébrité n’est jointe avec les charmes.

Chez eux, la gloire a pris la place de l’amour.

Tel est ce cher Marquis d’impression nouvelle.

Un des plus grands travers qui troublent sa cervelle,

C’est qu’aucune Beauté ne saurait le tenter,

Qu’autant qu’elle est de mode, et qu’il voit autour d’elle

La cour la plus brillante. Il aime à supplanter.

Plus le concours est grand, plus il la trouve belle.

Aussi, pour parvenir jusqu’au suprême honneur

De l’avoir sur son compte, il n’est rien qu’il n’emploie.

En un mot, ce qui fait sa gloire et son bonheur,

C’est l’opprobre éclatant dont il couvre sa proie,

Et la rage qu’il porte au sein de ses rivaux.

Voilà le seul exploit digne de ses travaux.

DOLIGNI FILS.

Quels travers ! car il a de l’esprit, ce me semble ?

ROSETTE.

L’esprit et le bon sens vont rarement ensemble.

DOLIGNI FILS.

Tout ce que tu me dis, ne me rassure pas.

ROSETTE.

Parlez-lui donc vous-même ; il tourne ici ses pas.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, DOLIGNI FILS, ROSETTE

 

LE MARQUIS.

Eh ! Bonjour, Doligni... Parbleu, que je t’embrasse.

ROSETTE, à part.

Ces embrassades-là sont aussi du bel air.

LE MARQUIS.

Qu’est-ce donc ? Mon abord te trouble ! il t’embarrasse !

Regardant Rosette.

J’en vois la cause. Allons, rassure-toi, mon cher ;

Je fais profession d’être un rival commode :

Avant qu’il soit peu, dans Paris,

Je veux en amener la mode,

Et mettre les amants sur le pied des maris.

Elle n’est pas si mal, au moins !

DOLIGNI FILS.

Cesse de rire.

Je parlais à Rosette.

LE MARQUIS.

Un honnête homme aura

Toujours quelque chose à lui dire.

DOLIGNI FILS.

Il faut te l’avouer.

LE MARQUIS.

Tout comme il te plaira.

Rosette hausse l’épaule.

Tiens, Rosette rougit ; elle te fait un signe.

ROSETTE.

Notre entretien roulait sur un sujet plus digne.

DOLIGNI FILS.

C’était sur Marianne.

LE MARQUIS.

Ah ! tu fais le discret !

Quand on est tête-à-tête avec elle en secret,

Il est bien malaisé de lui parler d’une autre ;

Il n’est personne alors qu’on ne doive oublier.

ROSETTE.

Point de panégyrique, où je ferai le vôtre.

Ne cherchons point tous deux à nous humilier.

Trêve entre nous de gentillesse.

Si madame vous croit un être si parfait,

Eh ! bien, à la bonne heure ; elle est fort la maîtresse.

Elle peut vous gâter, comme elle a toujours fait.

Mais comme je n’ai pas la même ivresse qu’elle,

Je pourrais m’égayer aux dépens des railleurs :

Ainsi, monsieur, cherchez vos passe-temps ailleurs.

LE MARQUIS.

Quand Rosette se fâche, elle est encor plus belle.

ROSETTE.

Finissez mon éloge, et me laissez en paix.

LE MARQUIS.

Puisque tu fais semblant de le trouver mauvais,

Je ne pousserai pas à bout ta modestie.

La petite cousine était donc, entre vous,

Le sujet prétendu d’un entretien si doux ?

DOLIGNI FILS.

Et vous aussi.

LE MARQUIS.

Qui ? moi ! j’étais de la partie ?

ROSETTE.

Eh ! vraiment oui ; Monsieur en est fort amoureux.

LE MARQUIS.

Ah ! Ah !

ROSETTE.

Comme il vous croit un rival dangereux,

(Car, pour peu que l’on aime, on a peur de son ombre,)

Il me communiquait sa crainte et son erreur.

Il ne pouvait voir sans terreur

Que vous fussiez aussi du nombre

De ceux que Marianne a soumis à ses lois.

LE MARQUIS.

Est-il vrai, Doligni ?

DOLIGNI FILS.

Mais, si j’avais le choix,

J’aimerais mieux ailleurs te voir rendre les armes.

LE MARQUIS.

C’est être en ma faveur un peu trop prévenu.

À Rosette.

Eh ! que lui disais-tu pour calmer ses alarmes ?

ROSETTE.

Mais nous en étions là, quand vous êtes venu ;

Et j’allais à peu près lui dire, ce me semble,

Qu’il ne peut se fonder aucune liaison

Entre deux cœurs qui n’ont ensemble

Aucun de ces rapports qu’exige la raison.

Il faut savoir nous vaincre avec nos propres armes.

S’il se forme entre Amants de ces nœuds pleins de charmes,

Que l’amour et le temps ne font que redoubler,

L’étoile n’y fait rien : voilà tout le mystère ;

C’est qu’au moins par le cœur et par le caractère

Il faut un peu se ressembler.

Venons à Marianne.

LE MARQUIS.

Elle est d’une figure

À faire dans le monde un jour bien du fracas.

ROSETTE.

Sans doute ; et cependant elle n’en fera pas.

LE MARQUIS.

Pourquoi ce malheureux augure ?

Et d’où diable le tires-tu ?

ROSETTE.

Le bon-sens fut toujours ami de la vertu.

Malgré le train qui règne en ce siècle commode,

Marianne suivra celui du bon vieux temps,

Et ne prendra jamais ces travers éclatants

Qu’il faut avoir pour être une femme à la mode.

J’ai dit. Vous entendez cet avis indirect.

Pardonnez, au surplus, si dans cette occurrence

Je n’ai pas eu pour vous le plus profond respect ?

J’y rentre, et je vous fais mon humble révérence.

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, DOLIGNI FILS

 

LE MARQUIS.

Elle a le caquet amusant ;

Mais elle a l’esprit faux.

DOLIGNI FILS.

Pas tant. Mais à présent,

Parlons de Marianne.

LE MARQUIS.

Elle est plus que jolie.

DOLIGNI FILS.

Elle a, comme tu sais, tout ce qui peut charmer.

Marquis, l’aimerais-tu ?

LE MARQUIS.

Qu’entends-tu par aimer ?

DOLIGNI FILS.

Plaît-il ?

LE MARQUIS.

Expliquons-nous.

DOLIGNI FILS.

Quelle est cette folie ?

Ce mot est plus clair que le jour.

Parbleu ! c’est ce qu’on sent pour l’objet qu’on adore.

Aimer... c’est avoir de l’amour.

C’est...

LE MARQUIS.

Est-ce que l’on aime encore ?

DOLIGNI FILS.

Est-ce qu’on n’aime plus ?

LE MARQUIS.

De quel pays viens-tu ?

DOLIGNI FILS.

Du pays où l’on aime.

LE MARQUIS.

Où diantre as-tu vécu ?

DOLIGNI FILS.

Quelle extravagance est la vôtre ?

Vous croiriez qu’il n’est point de véritable amour ?

LE MARQUIS.

De véritable amour ? À l’autre !

Non, je n’en vis jamais à la Ville, à la Cour ;

Et si j’ai beaucoup vu, mais beaucoup.

DOLIGNI FILS, à part.

Quelle tête !

Quant à moi, je soutiens, sans me faire de fête,

Qu’on aime, et que sans doute on aimera toujours.

Le monde est plein d’amants ; il s’en fait tous les jours...

LE MARQUIS.

Que le goût des plaisirs, la fortune, la gloire,

L’intérêt, l’amour-propre, et semblables raisons

Engagent à former entre eux des liaisons

Qui n’ont rien de l’amour que le nom.

DOLIGNI FILS.

J’ose croire

Qu’il en est dont le cœur est vraiment enflammé.

LE MARQUIS.

Dis que l’on feint d’aimer, et de se croire aimé.

DOLIGNI FILS.

Mais Marianne a-t-elle attiré votre hommage ?

LE MARQUIS.

Mais, tout comme d’une autre, on peut s’en amuser.

DOLIGNI FILS.

Ah ! feindre de l’aimer, c’est lui faire un outrage.

Et si son cœur allait se laisser abuser ?

LE MARQUIS.

Eh ! bien, le pis aller, est-ce un si grand dommage ?

DOLIGNI FILS.

Comment, vous ne feriez semblant de l’adorer

Que pour le seul plaisir de la déshonorer,

Et d’en rire après son naufrage ?

Ah ! Marquis, quel projet ! quelle malignité !

Si vous réussissez dans cette indignité,

À vos remords, un jour, craignez de rendre compte.

Croyez que, tôt ou tard, ils ne pardonnent rien.

Renoncez à la gloire, ou plutôt à la honte

D’établir votre honneur sur les débris du sien.

LE MARQUIS.

Le monde a cependant des maximes contraires.

DOLIGNI FILS.

Oui, l’on s’y fait un jeu d’un crime accrédité.

Eh ! que devient la probité ?

LE MARQUIS.

Elle n’est point requise en ces sortes d’affaires.

L’usage et la nature, en faveur des plaisirs,

En ont toujours banni jusqu’au moindre scrupule.

Il s’agit d’arriver au but de ses désirs :

La morale y jouerait un rôle ridicule.

DOLIGNI FILS.

Par ma foi, ce système est plein d’absurdités.

C’est un assassinat que vous préméditez.

LE MARQUIS.

Tu seras, en amour, une excellente dupe.

Mais, pour me réjouir, je t’alarmais exprès.

Marianne, aujourd’hui, n’est point ce qui m’occupe.

Laissons-la marier ; et nous verrons après.

DOLIGNI FILS.

La confidence est fort honnête.

LE MARQUIS.

Quant à présent, j’aspire à certaine conquête,

Dont je fais un peu plus d’état.

Mon choix va t’étonner ; mais prête-moi l’oreille.

Doligni, tu connais cette jeune merveille

Qui remplit tout Paris de son nouvel éclat.

DOLIGNI FILS.

La célèbre Arthénice ?

LE MARQUIS.

Oui ; ce n’est qu’elle-même.

DOLIGNI FILS.

Eh ! Bien ?...

LE MARQUIS.

Eh ! bien ?

DOLIGNI FILS.

J’entends. Ma surprise est extrême,

D’autant plus qu’elle est fine, et que jusques ici,

De mille et mille Amants, pas un n’a réussi.

LE MARQUIS.

Parbleu, je le crois bien... Dispense-moi du reste.

DOLIGNI FILS.

Fort bien.

LE MARQUIS.

Il faut être modeste.

DOLIGNI FILS.

Comment fais-tu pour plaire ? Est-ce un don ? Est-ce un art ?

Mais enseigne-moi donc.

LE MARQUIS.

On peut t’en faire part.

Si tu veux recevoir quelque avis salutaire,

Tu t’en trouveras mieux de toutes les façons.

DOLIGNI FILS.

Je sens tout le besoin que j’ai de tes leçons.

LE MARQUIS.

Il ne faut que refondre un peu ton caractère.

DOLIGNI FILS.

Mais vraiment j’y consens.

LE MARQUIS.

Ton défaut capital

Est l’embarras subit, le trouble machinal,

Qui, sans nulle raison, te saisit et te glace,

Sitôt qu’on te regarde ou qu’on te parle en face.

Crois-moi, tombe plutôt dans l’autre extrémité

Rien ne fait plus de tort que la timidité.

Avec elle, partout, on est hors de sa place ;

Elle suspend, arrête, et fixe les ressorts

De la langue, des yeux, de l’esprit et du corps :

Elle en ôte l’usage ; elle en ôte la grâce ;

Sur tout ce que l’on dit, sur tout ce que l’on fait,

Elle répand un air gauche, épais, et stupide.

Tel qu’on prend pour un sot, parce qu’il est timide,

Aurait de quoi passer pour un homme parfait.

Mais ce n’est pas là tout ; et si tu te proposes

D’avoir des succès éclatants,

Il te faut bien encor d’autres métamorphoses.

Il te manque le ton, l’air et les mœurs du temps :

Le monde où tu vas vivre exige, entre autres choses,

Qu’on soit plus amusant que solide et sensé.

Tu ne saurais parler qu’après avoir pensé.

Tu raisonnes toujours, et jamais tu ne causes.

Déraisonne, morbleu, plutôt que d’ennuyer :

Un peu moins de bon-sens, et plus de badinage.

Un homme qui disserte est un homme à noyer.

La raison, que tu crois un si bel apanage,

Fut toujours le fléau de la société :

Elle en chasse les ris, les jeux et la gaieté ;

Elle y met, à leur place, une langueur mortelle.

On la vante mal-à-propos ;

Quand on a de l’esprit, on peut se passer d’elle ;

La raison, tout au plus, ne convient qu’à des sots.

DOLIGNI FILS.

Tu traites la raison d’une manière étrange.

LE MARQUIS.

J’en suis bien revenu ; je ne prends plus le change.

DOLIGNI FILS.

Il y paraît.

LE MARQUIS.

Pour toi, tâche de profiter.

Je ne me cite pas ; mais on peut m’imiter.

DOLIGNI FILS.

Quelqu’un vient.

LE MARQUIS.

C’est La Fleur.

DOLIGNI FILS.

Adieu, je me retire.

LE MARQUIS.

Sur ce que je t’ai dit, fais tes réflexions.

 

 

Scène VI

 

LA FLEUR, LE MARQUIS

 

LA FLEUR.

Ouf !

LE MARQUIS.

Eh ! bien, mes commissions ?

LA FLEUR.

Oh ! palsembleu, Monsieur, souffrez que je respire.

Si vous continuez ainsi, vous me tuerez.

LE MARQUIS.

Il est vrai qu’avec moi la fatigue est extrême.

LA FLEUR.

Vous autres, que Dieu fit pour être voiturés,

Vous allez à votre aise, et vous parlez de même.

Il n’en est pas ainsi des malheureux piétons.

LE MARQUIS.

Reste en place ; respire ; et point de ces dictons.

LA FLEUR.

Morbleu, je suis bien las de ces courses maudites.

LE MARQUIS.

Quels papiers tiens-tu là ?

LA FLEUR.

La liste des visites.

LE MARQUIS.

J’ai vu celle d’hier.

LA FLEUR.

Elle est de ce matin.

LE MARQUIS.

Bon !

LA FLEUR.

Demandez au suisse ; oui, rien n’est plus certain.

LE MARQUIS.

Eh ! mais, la matinée est un temps solitaire.

LA FLEUR.

Il est certaines gens, pour certaine raison,

Qui vont dès le matin.

LE MARQUIS.

Lis.

LA FLEUR.

Le propriétaire

De votre petite maison.

LE MARQUIS.

Fort bien.

LA FLEUR.

Le tapissier.

LE MARQUIS.

Oui-da !

LA FLEUR.

Le traiteur.

LE MARQUIS.

Peste !

LA FLEUR.

Le loueur de carrosse.

LE MARQUIS.

Après.

LA FLEUR.

Ainsi du reste.

LE MARQUIS.

Ces Messieurs sont venus ?

LA FLEUR.

Non pas eux, mais leurs gens.

LE MARQUIS.

Leurs gens !...

LA FLEUR.

Oui ; ce sont des Sergents ;

Et voici, monsieur, de leur prose,

Et de leurs billets doux.

LE MARQUIS.

Tant mieux.

Il chante.

Je n’en ai jamais vu. Contentez-vous, mes yeux...

LA FLEUR.

Chantez ; c’est bien prendre la chose.

LE MARQUIS, en lui rendant les papiers.

Tiens, fais-en ton profit.

LA FLEUR.

Beau diable de profit !

LE MARQUIS.

D’ailleurs, chez Arthénice as-tu su t’introduire ?

LA FLEUR.

Plus invisiblement que n’eût fait un Esprit.

LE MARQUIS.

Comment se porte-t-on ?

LA FLEUR.

Bien.

LE MARQUIS.

Daigne un peu m’instruire.

Comment a-t-on reçu les bijoux ?

LA FLEUR.

Mal.

LE MARQUIS.

Pourquoi ?

LA FLEUR.

C’est qu’il n’était pas jour chez elle ;

Et qu’ainsi je n’ai pu voir que sa Demoiselle.

Ce n’est pas là mon compte, à moi.

LE MARQUIS.

J’entends, et je t’enjoins de ne jamais rien prendre.

LA FLEUR.

Quoi ! pas même, monsieur, ce qu’on me donnera ?

LE MARQUIS.

Non ; ou bien tu verras ce qui t’arrivera.

LA FLEUR, à part.

Ah ! ce ne sera pas de rendre.

Haut.

On va la marier.

LE MARQUIS.

Tout de bon ?

LA FLEUR.

Tout-à-fait ;

À ce Baron qui la pourchasse :

Il prétend, dès demain, que la noce se fasse.

LE MARQUIS.

Bon !

LA FLEUR.

Un petit Billet vous mettra mieux au fait.

LE MARQUIS, rêvant.

Il faut que tout cela finisse.

À La Fleur, qui rit.

De quoi ris-tu ? Dis donc.

LA FLEUR.

D’un tour assez falot,

Dont la Suivante d’Arthénice

Vient, à votre sujet, de régaler un sot.

J’étais dans l’antichambre à causer avec elle,

En tout bien, tout honneur...

LE MARQUIS.

Eh ! tâche d’abréger.

LA FLEUR.

Nous parlions d’amitié, quand la fausse femelle

A pensé me dévisager.

« Va-t’en, m’a-t-elle dit, au diable, avec ton Maître.

« Depuis assez longtemps, il a dû reconnaître

« Qu’il prend un inutile soin.

« Ma Maîtresse n’en veut, ni de près, ni de loin. »

Alors, tout ébaubi, j’ai détourné la tête :

C’est que le vieux Baron lui-même, à pas de loup,

Venait d’arriver tout-à-coup,

Qui mordant à la grappe, et d’un air tout honnête,

Accompagné pourtant d’un geste cavalier,

M’a flatté, si jamais le hasard me ramène,

Qu’il aurait la bonté de m’épargner la peine

De descendre par l’escalier.

LE MARQUIS.

Je voudrais qu’il osât te faire cette grâce.

LA FLEUR.

Eh ! non pas, s’il vous plaît ; souffrez que je m’en passe.

J’ai volé chez Michel, et de-là chez Passeau.

J’ai vu vos deux habits ; ma foi, rien n’est si beau ;

Je ne crois pas qu’on puisse en avoir de plus lestes.

Après, j’ai, sans aucun délai,

Été chez la Duchapt ; et puis, chez la Bourrai ;

Leurs filles sont après à garnir vos deux vestes ;

L’une est en petit jaune, et l’autre en petit bleu.

LE MARQUIS.

Les aurai-je bientôt ?

LA FLEUR.

Vous les aurez dans peu ;

Mais l’argent à la main.

LE MARQUIS.

Ou Mons La Fleur est ivre,

Ou ces gens sont devenus fous.

Parbleu, je ferais bien, pour leur apprendre à vivre,

De ne m’en plus servir.

LA FLEUR.

C’est ce qu’ils disent tous.

Par l’homme en question j’ai fini mes messages ;

Seriez-vous assez fou pour en tâter encore ?

LE MARQUIS.

Aurai-je de l’argent ?

LA FLEUR.

Oui, mais au poids de l’or.

Il demande un billet du triple, et de bons gages.

LE MARQUIS.

Mais il en a déjà pour plus que je ne dois.

LA FLEUR.

Faute de les avoir retirés dans le mois,

Ils lui sont dévolus. Ignorez-vous l’usage ?

LE MARQUIS.

N’importe. J’ai besoin, en un mot comme en cent,

De deux mille louis.

LA FLEUR.

Quel besoin si pressant

En pouvez-vous avoir ?

LE MARQUIS.

Est-ce donc qu’à mon âge

Il n’est pas naturel de chercher à jouir ?

LA FLEUR.

Sans être libertin, on peut se réjouir.

LE MARQUIS.

Comment donc libertin ? Le suis-je ?

LA FLEUR.

Ah ! mon cher Maître,

Vous l’êtes beaucoup plus, en croyant ne pas l’être.

LE MARQUIS.

Mais encore en quoi donc ? Dis-le-moi ; j’y consens.

LA FLEUR.

Eh ! parbleu, tout vous duit à la fois ; somme toute,

Rien n’y manque, le vin, le jeu, l’amour.

LE MARQUIS.

Sans doute.

Eh ! Ne sont-ce pas là des plaisirs innocents ?

LA FLEUR.

Vous les menez un train de chasse ;

Et vous indisposez le public contre vous.

LE MARQUIS.

Ah ! s’il a de l’humeur, que veux-tu que j’y fasse ?

Peut-on empêcher les jaloux ?

Crois-moi, va, je connais le monde ;

On n’y blâme que ceux qu’on voudrait imiter.

LA FLEUR.

En faux raisonnements votre morale abonde.

Mais, encore une fois, sachez vous limiter.

Si vous ne changez pas tout-à-fait de conduite,

Empêchez que du moins on n’en parle en tous lieux.

Madame votre mère en pourrait être instruite.

Elle a beau vous aimer, elle ouvrira les yeux.

Vous avez une sœur, qu’elle vous sacrifie :

Songez-y ; je vous signifie

Qu’elle pourrait fort bien la tirer du Couvent,

Pour lui faire, avec vous, partager l’héritage,

Et peut-être encor davantage.

Vous savez que Monsieur l’en presse assez souvent.

LE MARQUIS.

Eh ! Ventrebleu ! Va-t’en faire un tour à l’office,

Et rêver, en buvant, aux moyens les plus prompts

De refaire ma bourse et de me mettre en fonds.

Le vin te fournira quelque heureux artifice.

LA FLEUR.

Pour boire, je boirai.

LE MARQUIS.

Va donc, sois diligent.

LA FLEUR.

Je l’entends un peu mieux que tout autre négoce.

LE MARQUIS.

À tel prix que ce soit, il me faut de l’argent.

LA FLEUR.

S’il venait en buvant, je roulerais carrosse.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MADAME ARGANT, ROSETTE

 

MADAME ARGANT.

Le Marquis viendra-t-il ?

ROSETTE.

Un peu de patience.

Je l’ai fait avertir ; il ne tardera pas.

À quelques importuns qui retardent ses pas,

Il achève à présent de donner audience.

MADAME ARGANT.

Ah ! Rosette !

ROSETTE.

Comment ! qui vous fait soupirer ?

MADAME ARGANT.

Mon fils.

ROSETTE.

En quoi, madame, y peut-il conspirer ?

N’êtes-vous pas toujours la plus heureuse mère ?

MADAME ARGANT.

Je crains que ce bonheur ne soit qu’une chimère.

ROSETTE.

De la part du marquis, que s’est-il donc passé ?

Vous serait-il moins cher ?

MADAME ARGANT.

Je rougis de le dire ;

Mon amour va pour lui toujours jusqu’au délire.

ROSETTE.

L’excès en est permis, quand il est bien placé.

MADAME ARGANT.

Eh ! qui me répondra que mon fils le mérite ?

ROSETTE, à part.

Ma foi, ce n’est pas moi. N’allons pas à l’appui

D’un accès de raison qui passera bien vite.

Haut.

Qu’avez-vous découvert qui vous déplaise en lui ?

Il me semble pourtant qu’il est toujours de même.

MADAME ARGANT.

C’est de quoi je me plains.

ROSETTE.

Ma surprise est extrême.

Eh ! peut-il être mieux, sans y perdre ? Il est bien.

À part.

S’il cessait d’être un fat, il ne serait plus rien.

Haut.

Madame, dépouillons les préjugés vulgaires.

MADAME ARGANT.

Il a bien des défauts, ou je me trompe fort.

ROSETTE.

S’il a quelques défauts, ils lui sont nécessaires.

MADAME ARGANT.

Comment ?

ROSETTE.

Je le soutiens, et nous serons d’accord.

Quoi ! Trouvez-vous mauvais qu’il soit l’homme de France

Qui sait le mieux choisir une étoffe de goût ;

Qui s’habille et se met avec une élégance

Qu’on cherche à copier, sans en venir à bout ?

Lui reprocheriez-vous, dans l’humeur où vous êtes,

Qu’il aime un peu le luxe et la frivolité ?

Qu’il cherche à ressembler aux gens de qualité ?

Qu’il aime le plaisir, et contracte des dettes ?

Eh ! n’en voulez-vous pas faire un homme de Cour ?

MADAME ARGANT.

C’est le projet flatteur qu’a formé mon amour.

ROSETTE.

Ne vous plaignez donc point.

MADAME ARGANT.

Mais es-tu bien certaine...

ROSETTE.

Il ira loin. Pour moi, je n’en suis point en peine.

MADAME ARGANT.

J’en accepte l’augure... À propos de cela,

Conçois-tu mon mari ?

ROSETTE.

La demande est nouvelle !

Est-ce qu’on peut jamais concevoir ces gens-là ?

MADAME ARGANT.

Son obstination me paraît bien cruelle.

ROSETTE.

Oui, sa prévention contre un fils si bien né...

MADAME ARGANT.

Est le premier chagrin qu’il m’ait jamais donné.

ROSETTE.

Ce n’est que depuis peu que son humeur varie,

Qu’il a des volontés, et qu’il vous contrarie.

Il lui sied bien, en vérité !

Il faudrait arrêter cette témérité...

Mais vous auriez la paix, si, pour le satisfaire,

(Aux dépens du Marquis, s’entend,)

Vous vouliez retirer, ainsi qu’il le prétend,

Votre fille du Cloître.

MADAME ARGANT.

Il est vrai.

ROSETTE.

Pourquoi faire ?

Pour priver le Marquis de la moitié du bien ?

MADAME ARGANT.

Et m’empêcher par-là de faire un mariage

Où je vois, pour mon fils, le plus grand avantage.

ROSETTE.

Affaire de ménage, où l’homme n’entend rien.

Votre dessein n’est pas de l’en laisser le maître ?

MADAME ARGANT.

Non vraiment ; si cela peut être,

Je prétends que mon fils ait un brillant état.

Je veux, par les grands biens qui sont en ma puissance,

Suppléer au défaut d’une illustre naissance,

Et que dans le grand monde il vive avec éclat.

ROSETTE.

Rien n’est plus naturel qu’un si grand sacrifice.

Ce projet vous est cher ; vous l’avez résolu.

Il faut bien, à son tour, que Monsieur obéisse.

Vous n’avez que trop fait tout ce qu’il a voulu.

Il en contracterait l’habitude importune.

C’est bien assez d’avoir reçu, dans la maison,

Cette nièce orpheline, et presque sans fortune,

Qu’il vous fit accueillir, par la seule raison

Qu’elle porte son nom.

À part.

Notez, par apostille,

Qu’elle reçoit sa nièce et refuse sa fille.

MADAME ARGANT.

Que dis-tu ?

ROSETTE.

Que c’est vous montrer

La tante la meilleure et la plus généreuse

Qu’on puisse jamais rencontrer.

MADAME ARGANT.

Voilà mon fils.

ROSETTE.

Déjà ! L’aventure est heureuse !

MADAME ARGANT.

Qu’il est mis agréablement !

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS, MADAME ARGANT, ROSETTE

 

LE MARQUIS.

Je me jette à vos pieds. Je suis réellement

Outré, désespéré de m’être fait attendre.

Je devais tout quitter, et ne point m’amuser.

Il lui baise la main.

Me pardonnerez-vous ?

ROSETTE, à part.

Ah ! comme il sait la prendre !

MADAME ARGANT.

Rosette a su vous excuser.

LE MARQUIS.

Rosette !

ROSETTE.

Moi ! Madame !

MADAME ARGANT.

Oui : soyez content d’elle.

Cette fille vous aime.

LE MARQUIS.

Elle me connaît bien.

MADAME ARGANT, à Rosette.

Va, compte qu’il saura récompenser ton zèle.

ROSETTE, à part.

Oui-da !

MADAME ARGANT.

Mais laisse-nous un moment d’entretien.

 

 

Scène III

 

MADAME ARGANT, LE MARQUIS

 

MADAME ARGANT.

J’aurais à vous parler.

LE MARQUIS.

Vous serez mieux assise.

MADAME ARGANT.

Il n’en est pas besoin ; restez.

J’exigerais de vous une entière franchise.

LE MARQUIS.

Mon cœur vous est ouvert.

MADAME ARGANT.

Vous me la promettez ?

LE MARQUIS.

Dans la sincérité mon âme est affermie ;

J’en fais profession, et surtout avec vous.

MADAME ARGANT.

Votre mère ne veut être que votre amie.

LE MARQUIS.

C’est unir à la fois les titres les plus doux.

MADAME ARGANT.

À votre âge, mon fils, et fait comme vous êtes,

Recevant dans le monde un accueil enchanteur,

On a dû vous dresser mille embûches secrètes,

Pour obtenir de vous un hommage flatteur.

Quand vous auriez cédé, par goût ou par faiblesse,

J’excuserais votre jeunesse ;

Je fermerais les yeux. Parlez-moi franchement.

Vous passez pour avoir un tendre attachement :

C’est une Beauté rare, et qu’on m’a fort vantée,

Mais à quoi votre sort ne peut pas être joint...

Vous rougissez, mon fils, et ne répondez point.

Si votre âme, à présent, un peu trop enchantée,

Ne peut abandonner ce dangereux vainqueur,

J’attendrai que le temps vous rende votre cœur,

Et vous mette en état d’entrer sans répugnance

Dans des projets, pour vous, formés dès votre enfance,

Et que, jusqu’à ce jour, je n’ai point négligés.

LE MARQUIS.

Ah ! vous méritez tout ce que vous exigez.

Oui, l’on vous a dit vrai : mais soyez plus tranquille.

C’est un amusement frivole et passager,

Que mon cœur, sans vouloir autrement s’engager,

S’est fait depuis peu par la ville,

Seulement pour remplir un loisir inutile.

Pareil attachement, (si pourtant c’en est un,)

Ne tient qu’autant qu’on veut ; la rupture est facile :

Rien n’est plus simple et plus commun.

De semblables romans n’ont pas pour héroïnes

Des personnes assez divines

Pour fixer, sans retour, ceux qui leur font l’honneur

D’offrir quelque encens à leurs charmes.

C’est l’espoir assuré d’un facile bonheur

Qui fait que l’on s’abaisse à leur rendre les armes.

Elles n’allument point de véritables feux ;

Et l’on est leur Amant, sans en être amoureux.

MADAME ARGANT.

Que le mépris que vous en faites

Augmente mon estime, et mon amour pour vous !

Ah ! mon fils, pardonnez mes frayeurs indiscrètes.

Votre établissement est l’objet le plus doux

Que ma tendresse se propose ;

Et j’y travaille utilement.

LE MARQUIS.

Et c’est sur vous aussi que mon cœur s’en repose.

MADAME ARGANT.

J’ai de l’ambition ; mais pour vous seulement.

LE MARQUIS.

Que ne vous dois-je pas !

MADAME ARGANT.

Écoutez, je vous prie.

Vous aurez tout mon bien, je vous l’ai destiné.

Mais ce n’est pas assez ; et vous n’êtes pas né

Pour vivre et pour passer simplement votre vie

Dans l’indolente oisiveté

D’une opulente obscurité.

LE MARQUIS.

Ce n’est pas là mon plan.

MADAME ARGANT.

Je ne fais aucun doute

Que vous n’ayez dessein de paraître au grand jour ;

Que votre but ne soit de percer à la Cour :

Un bien considérable en aplanit la route.

Mais, pour vous abréger un chemin toujours long,

Il serait un moyen plus facile et plus prompt.

LE MARQUIS.

Et ce moyen qui s’offre à votre prévoyance,

Serait ?

MADAME ARGANT.

Un mariage ; une fille, en un mot,

Qui vous apporterait en dot

Le crédit et l’appui d’une grande alliance.

LE MARQUIS.

On ne peut mieux penser. Vous ne m’étonnez point :

Mais l’hymen, à mon âge, est un état bien grave.

Quoi ! voulez-vous sitôt que je devienne esclave ?

MADAME ARGANT.

Un mari ne l’est pas. Auriez-vous sur ce point

Un peu d’aversion ?

LE MARQUIS.

Moi ! Madame ? Eh ! qu’importe ?

Quand mon aversion serait cent fois plus forte,

Croyez que de ma part, en cela, comme en tout,

Le sacrifice est prêt : ce n’est pas une affaire.

Le désir de vous satisfaire

Me tiendra toujours lieu de penchant et de goût.

Mais mon père ?...

MADAME ARGANT.

Ah ! je sais comment il faut s’y prendre.

Je prévois ses refus ; mais ils ne tiendront pas.

Nous disputons beaucoup. Après bien des débats,

Votre père s’apaise, et finit par se rendre.

Par exemple, il avait fortement décidé

Que vous seriez de Robe.

LE MARQUIS.

Ah ! ciel !

MADAME ARGANT.

Il a cédé.

N’en a-t-il pas été de même

Pour le déterminer à vous faire un état.

Au sujet de ce Marquisat

Sa répugnance était extrême ;

Il ne voulait pas s’y prêter :

Mais vous le désiriez ; c’est sur quoi je me fonde :

Aussi l’ai-je forcé de l’aller acheter.

LE MARQUIS.

Ne faut-il pas avoir un titre dans le monde ?

Mais celui de marquis me flatte infiniment ;

Je vous l’avoue ingénument.

Si vous n’aviez pas eu la bonté de contraindre

Mon père à cet achat, j’eusse été très à plaindre.

MADAME ARGANT.

Cette acquisition l’a longtemps retenu.

LE MARQUIS.

Il est vrai ; c’est ce qui m’étonne.

MADAME ARGANT.

Il arrive aujourd’hui ; l’avis m’en est venu.

LE MARQUIS.

Je crois qu’à son retour la scène sera bonne.

Il ne sera pas mal surpris

De l’état que nous avons pris

Pendant le cours de son absence.

Il ne pourra pas voir, sans jeter les hauts cris,

Ces embellissements et ces meubles de prix.

Il n’a jamais donné dans la magnificence.

Ce nombre de Valets, et ce suisse surtout,

Ne seront pas trop de son goût.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR ARGANT, MADAME ARGANT, LE MARQUIS, UN SUISSE, LAQUAIS

 

MONSIEUR ARGANT.

Voyez cet animal qui m’arrête à la porte !

LE SUISSE.

Que voulez-vous ?

MONSIEUR ARGANT.

Eh ! que t’importe ?

Mais est-ce ici chez moi ?

LE SUISSE.

Çà, Monsieur, votre nom ?

MONSIEUR ARGANT.

Mon nom ?...

LE SUISSE.

Afin qu’on vous annonce.

MONSIEUR ARGANT.

Je n’en connais pas un.

LE SUISSE.

J’attends votre réponse.

UN LAQUAIS, à son camarade.

Connais-tu ça ?

UN AUTRE LAQUAIS.

Moi ! Ma foi, non.

LE MARQUIS.

Ah ! Monsieur, pardonnez... Madame, c’est mon père.

Excusez des Valets...

MONSIEUR ARGANT.

Quel est donc ce mystère ?

MADAME ARGANT.

C’est vous, Monsieur Argant ?

MONSIEUR ARGANT.

Moi-même, Dieu merci,

Qu’une espèce de singe, avec sa barbe torse,

Ne voulait point du tout laisser entrer ici :

Il a presque fallu que j’usasse de force.

LE MARQUIS.

Un suisse, comme un sot, fait toujours son métier.

MONSIEUR ARGANT.

Vous avez pris un Suisse ?

LE MARQUIS.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR ARGANT.

Pour quoi faire ?

LE MARQUIS.

Un Suisse est à la porte un meuble nécessaire.

MONSIEUR ARGANT.

Il ne nous faut qu’un vieux Portier.

Et ce tas de Valets dont l’antichambre est pleine,

Est-il d’ici ?

LE MARQUIS.

Sans doute. Il faut être servi.

MONSIEUR ARGANT.

Mais en faut-il une douzaine ?

LE MARQUIS.

Chacun a son emploi.

MONSIEUR ARGANT.

Fort bien, j’en suis ravi.

Parbleu, pendant deux mois qu’a duré mon voyage,

L’extravagance a fait ici bien du ravage !

LE MARQUIS.

Mais en quoi donc, Monsieur ?

MONSIEUR ARGANT.

Déjà deux ou trois fois

Ce titre de Monsieur a choqué mon oreille.

Vous ne vous serviez pas d’épithète pareille.

Le nom de père est-il devenu trop bourgeois,

Pour pouvoir à présent sortir de votre bouche ?

Il faut que cela soit.

LE MARQUIS.

Ce reproche me touche.

Je croyais vous traiter avec plus de respect ;

Et j’ignore pourquoi monsieur s’en formalise.

MONSIEUR ARGANT.

Ma foi, s’il faut que je le dise,

Ce cérémonial me paraît fort suspect ;

Et c’est la vanité qui l’a mis en usage.

Je sais que chez les grands il est autorisé ;

Que chez les gens d’un moindre étage

Ce ridicule abus s’est impatronisé ;

Il s’est même glissé jusques dans la roture :

Mais il n’est pas moins vrai qu’il blesse la nature.

Pour chez moi, s’il vous plaît, il n’aura point de cours.

Sachez, en m’appelant par mon nom véritable,

Que le titre de père est le plus respectable

Qu’un fils puisse donner à l’auteur de ses jours.

MADAME ARGANT.

Il est vrai ; mais enfin je sais qu’au fond de l’âme

Il ne m’aime pas moins pour m’appeler Madame.

MONSIEUR ARGANT.

Ma femme, quant à vous, je ne m’en mêle pas ;

C’est une affaire à part ; je n’en veux point connaître.

 

 

Scène V

 

UN COUREUR, MONSIEUR ARGANT, MADAME ARGANT, LE MARQUIS

 

MONSIEUR ARGANT.

Quelle est cette autre espèce ? Où s’adressent tes pas ?

LE COUREUR.

Ici.

MONSIEUR ARGANT.

Qu’es-tu ?

LE COUREUR.

Coureur.

MONSIEUR ARGANT.

Qui cherches-tu ?

LE COUREUR.

Mon Maître ?

MONSIEUR ARGANT.

Quel est-il ?

LE COUREUR.

Eh ! parbleu, c’est Monsieur Le Marquis.

MONSIEUR ARGANT.

Quel Marquis ?

LE COUREUR.

Le voilà.

MONSIEUR ARGANT.

Qui donc ?

MADAME ARGANT.

Eh ! c’est mon fils.

MONSIEUR ARGANT.

Lui ?

MADAME ARGANT.

Sans doute.

LE MARQUIS, au Coureur, qui lui donne un billet.

Va-t’en.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR ARGANT, MADAME ARGANT, LE MARQUIS

 

MONSIEUR ARGANT.

C’est ainsi qu’on vous nomme ?

LE MARQUIS.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR ARGANT.

De quel droit ? Mais vous m’étonnez fort.

LE MARQUIS.

Je crois en avoir deux.

MONSIEUR ARGANT.

Qui sont-ils donc ?

LE MARQUIS.

D’abord,

N’avez-vous pas l’honneur d’être né Gentilhomme ?

MONSIEUR ARGANT.

Un peu. Mais est-ce assez pour s’appeler Marquis ?

Argant, vous êtes fou.

MADAME ARGANT.

N’avez-vous pas acquis ?...

MONSIEUR ARGANT.

Et quoi ?

MADAME ARGANT.

Ce Marquisat que nous avions en vue ?

Est-ce que ce n’est pas une affaire conclue ?

MONSIEUR ARGANT.

Un Marquisat !...

MADAME ARGANT.

Est-il acheté ?

MONSIEUR ARGANT.

Ma foi, non.

LE MARQUIS.

Ah ! Madame...

MADAME ARGANT.

Ah ! Monsieur...

MONSIEUR ARGANT.

Il est trop cher.

LE MARQUIS.

Qu’entends-je ?

MONSIEUR ARGANT.

Mais vous ne perdrez rien au change.

MADAME ARGANT.

Mais mon fils en a pris le nom.

MONSIEUR ARGANT.

Palsembleu, qu’il le quitte.

LE MARQUIS.

Ah ! ciel ! est-il possible !

MADAME ARGANT.

Autant qu’à vous, mon fils, cet affront m’est sensible.

MONSIEUR ARGANT.

Entre nous, pourquoi l’a-t-il pris ?

Faut-il, pour satisfaire à ses étourderies,

Être aussi fou que lui ? J’ai, mais à fort bon prix,

Acquis trois bonnes Métairies,

Pays gras, terre à blé.

LE MARQUIS, à part.

Mais quelles gueuseries !

Mon père est bien désespérant !

MONSIEUR ARGANT.

Ces acquisitions, je vous en suis garant,

Valent mieux que dix Seigneuries.

LE MARQUIS.

J’enrage de bon cœur.

MADAME ARGANT, à son fils.

Sachez vous contenir ;

Ou plutôt, laissez-nous ; je vais l’entretenir.

 

 

Scène VII

 

MONSIEUR ARGANT, MADAME ARGANT

 

MADAME ARGANT.

Vous êtes bien cruel !

MONSIEUR ARGANT.

Moi ! La plainte est nouvelle !

MADAME ARGANT.

J’ai cru que vous m’aimiez ; mais vous ne m’aimez point.

MONSIEUR ARGANT.

Fort bien. Mécontentez une femme en un point,

Tout le passé s’oublie, et n’est plus rien pour elle.

MADAME ARGANT.

Oui, je suis une ingrate ; allons, accablez-moi ;

Ne ménagez plus rien. Ah ! que je suis outrée !

MONSIEUR ARGANT.

Ma femme, sans courroux, parlons de bonne foi.

Nous convient-il d’avoir une Terre titrée ?

Que diable ! un Marquisat n’a pas le sens commun.

MADAME ARGANT.

Eh ! pourquoi donc mon fils n’en aurait-il pas un ?

Il n’est pas assez noble, et la Terre est trop chère :

Sont-ce là des raisons d’un homme de bon sens ?

Non, Monsieur ; vous voulez, je le vois, je le sens,

Mortifier le fils, désespérer la mère.

Vous vous lassez de moi.

MONSIEUR ARGANT.

Parlez-vous tout de bon ?

MADAME ARGANT.

Que je suis malheureuse !

MONSIEUR ARGANT.

Ah ! c’est une autre affaire.

Ayons ce Marquisat. Il faut vous satisfaire.

MADAME ARGANT.

Quand mon fils en a pris le titre avec le nom,

Est-il temps d’écouter un frivole scrupule ?

MONSIEUR ARGANT.

Argant sera Marquis.

MADAME ARGANT.

Eh ! sans doute. Autrement

Ce serait le couvrir du plus grand ridicule.

MONSIEUR ARGANT.

Je vais écrire.

MADAME ARGANT.

Promptement...

MONSIEUR ARGANT.

Oui.

MADAME ARGANT.

Je vous attendais avec impatience,

D’autant plus qu’il s’agit d’une grande alliance

Pour mon fils.

MONSIEUR ARGANT.

Je m’en doutais bien.

MADAME ARGANT.

On propose une fille aimable et de naissance,

Et qui même appartient à plus d’une Puissance.

MONSIEUR ARGANT.

C’est-à-dire qu’elle n’a rien.

MADAME ARGANT.

Mon fils est assez riche. Un si grand mariage

Lui procure, entre autre avantage,

Une entrée à la Cour, avec un Régiment.

Il ne trouverait plus d’occasion si belle.

MONSIEUR ARGANT.

Qu’exige-t-on de vous ?

MADAME ARGANT.

Eh ! mais apparemment

Que j’assure mon bien.

MONSIEUR ARGANT.

C’est une bagatelle...

Et ma fille ?...

MADAME ARGANT.

Allez-vous encore, à ce sujet,

Réveiller le procès que nous avions ensemble,

Au lieu d’embrasser mon projet ?

MONSIEUR ARGANT.

Mais, ma femme...

MADAME ARGANT.

Mais quoi ! tout est dit, ce me semble.

Dans cet asile heureux, et par elle chéri,

Où le Ciel doit avoir accoutumé sa vie,

J’aurai soin de lui faire un sort digne d’envie.

Où peut-elle être mieux ?

MONSIEUR ARGANT.

Avec un bon mari.

MADAME ARGANT.

Rien n’est plus incertain. Mais qui vient nous surprendre ?

C’est Monsieur Doligni. Je vous laisse avec lui.

Songez que l’on attend ma réponse aujourd’hui.

 

 

Scène VIII

 

DOLIGNI PÈRE, MONSIEUR ARGANT

 

DOLIGNI PÈRE.

Vous voilà de retour. On vient de me l’apprendre :

Aussitôt l’amitié vers vous m’a fait voler.

Vous avez du chagrin, je pense ?

MONSIEUR ARGANT.

Ma femme...

DOLIGNI PÈRE.

Eh ! bien, quoi donc ?

MONSIEUR ARGANT.

Vient de me désoler.

DOLIGNI PÈRE.

Sitôt ?

MONSIEUR ARGANT.

J’arrive à peine, après deux mois d’absence...

DOLIGNI PÈRE.

C’est pour se remettre au courant.

Puis-je vous consoler ?

MONSIEUR ARGANT.

Non.

DOLIGNI PÈRE.

Pourquoi, je vous prie ?

Vous me revoyez donc d’un œil bien différent ?

MONSIEUR ARGANT.

Mon amitié pour vous ne s’est point affaiblie.

Puis-je me consoler, quand moi-même je crains

De vous plonger bientôt dans les plus grands chagrins.

DOLIGNI PÈRE.

Je n’en prends jamais pour mon compte ;

Je n’ai que ceux de mes amis.

MONSIEUR ARGANT.

Ma femme, et j’en rougis de honte,

Me veut faire manquer à ce que j’ai promis.

Éprise, pour son fils, d’une amitié trop tendre,

Elle pense à lui seul, et ne veut point de gendre.

DOLIGNI PÈRE.

Je le savais déjà. Je vous dirai de plus,

Que je vous rends votre promesse.

MONSIEUR ARGANT.

Vous croyez que ma femme en sera la maîtresse ?

DOLIGNI PÈRE.

N’ayez point, là-dessus, de débats superflus.

Par une autre raison qui n’est pas moins contraire,

Ce mariage-là n’aurait pas pu se faire.

Mon fils, à ce sujet, implore ma pitié.

Il aime éperdument une jeune personne

Digne de sa tendresse et de mon amitié.

MONSIEUR ARGANT.

Il a donc votre aveu ?

DOLIGNI PÈRE.

Mais oui, je le lui donne.

MONSIEUR ARGANT.

Hélas !

DOLIGNI PÈRE.

Son choix fera mon bonheur et le sien.

MONSIEUR ARGANT.

J’espérais pour ma fille une chaîne si belle,

Et qu’un jour votre fils serait aussi le mien.

D’ailleurs, cette beauté qu’il aime, quelle est-elle ?

DOLIGNI PÈRE.

Marianne.

MONSIEUR ARGANT.

Ma nièce ?

DOLIGNI PÈRE.

Oui, depuis quatre mois,

Il n’a pas pu la voir sans y fixer son choix.

MONSIEUR ARGANT.

Marianne est l’objet dont son âme est charmée ?

DOLIGNI PÈRE.

La présence décide ; on se prend par les yeux :

S’il eût vu votre fille, il l’eût sans doute aimée.

MONSIEUR ARGANT.

Son choix revient au même : il n’en sera pas mieux.

Voyez en même temps ma douleur et ma joie.

Ouvrez-moi votre sein ; que mon cœur s’y déploie :

Comme un dépôt sacré, recevez un secret

Que ma tendre amitié vous taisait à regret.

Cette jeune orpheline, où tant de beauté brille,

Que votre fils adore, et que vous chérissez...

DOLIGNI PÈRE.

Eh ! bien... Vous vous attendrissez.

MONSIEUR ARGANT.

Cette nièce...

DOLIGNI PÈRE.

Achevez.

MONSIEUR ARGANT.

Marianne est ma fille.

DOLIGNI PÈRE.

Que m’apprenez-vous là ?

MONSIEUR ARGANT.

Mon amour paternel

A trouvé le moyen, à l’insu de sa mère,

De retirer ici cette fille si chère,

Qu’elle voulait laisser dans un Cloître éternel.

Marianne se croit la fille de mon frère,

Et n’imagine pas qu’elle soit chez son père.

DOLIGNI PÈRE.

Bon !

MONSIEUR ARGANT.

Elle est dans la bonne foi.

DOLIGNI PÈRE.

Comment a-t-elle pu vous croire ?

MONSIEUR ARGANT.

Je n’ai pas eu de peine à forger une histoire.

Feu mon frère eut toujours le même nom que moi.

C’est ce qui m’a servi ; d’autant plus que ma fille,

Qui fut mise au Couvent dès l’âge de deux ans,

N’a pas trop entendu parler de sa famille,

Et n’a vu de sa vie aucun de ses parents.

Ne pouvant engager mon épouse obstinée

D’aller, jusqu’à Poitiers, voir cette infortunée,

Et n’étant que trop sûr qu’elle veut, malgré moi,

Immoler à son fils cette triste victime,

Le détour que j’ai pris m’a paru légitime.

C’est la nécessité qui m’en a fait la loi ;

Et c’est, pour m’excuser, sur quoi je me retranche.

DOLIGNI PÈRE.

Le scrupule est plaisant ! Vous me faites pitié.

Eh ! trompez sans regret votre chère moitié.

Attraper une femme, est prendre sa revanche.

MONSIEUR ARGANT.

En un mot, j’ai pris ce détour.

DOLIGNI PÈRE.

Il est assez bon, ce me semble.

MONSIEUR ARGANT.

Et je n’ai si longtemps retardé mon retour,

Que pour les mieux laisser s’accoutumer ensemble.

Marianne a de quoi charmer ;

Et je m’en vais savoir si, pendant mon absence,

Ses charmes et son innocence,

De son aveugle mère ont pu la faire aimer...

La voici qui paraît. Laissez-nous, je vous prie.

Surtout ne dites point ce que je vous confie ;

Pas même à votre fils.

 

 

Scène IX

 

MARIANNE, MONSIEUR ARGANT

 

MONSIEUR ARGANT.

Comment vont nos projets ?

Apprends-moi quel succès a couronné ton zèle.

Sur le cœur de ta tante as-tu fait des progrès ?

Dis-moi, ma chère nièce, es-tu bien avec elle ?

Tu sais ce qu’en partant d’ici,

Je t’ai recommandé comme un point nécessaire.

MARIANNE.

J’ai fait ce que j’ai pu.

MONSIEUR ARGANT.

Tout a donc réussi,

Car tu plairas toujours à qui tu voudras plaire.

MARIANNE.

Présumez un peu moins de mon faible talent.

Il est vrai qu’en cherchant à remplir votre attente,

Qu’en tâchant de gagner l’amitié de ma tante,

Je ne me faisais point un effort violent.

Que dis-je ? un sentiment que je ne puis comprendre,

À mon obéissance a servi de soutien ;

Et mon cœur, étonné de se trouver si tendre,

N’a, je crois, rien omis pour mériter le sien ;

Mais...

MONSIEUR ARGANT.

L’heureuse nouvelle ! Achève ton ouvrage.

Je ne te dis qu’un mot ; qu’il serve à t’animer.

Mariage, fortune, espérance, héritage,

Tout dépend de ma femme, et de s’en faire aimer.

Je ne puis rien pour toi.

MARIANNE.

Quelle erreur est la vôtre !

MONSIEUR ARGANT.

Par des arrangements que la fortune a faits,

Ma femme est ta ressource ; et tu n’en as point d’autre.

MARIANNE.

Il faut donc renoncer à ses moindres bienfaits.

MONSIEUR ARGANT.

Comment donc ?

MARIANNE.

Étouffez une douce espérance,

Qui n’a servi qu’à vous tromper.

De tout ce que j’ai fait, rien n’a pu dissiper,

Ni vaincre son indifférence.

C’est un projet flatteur qui ne peut s’accomplir.

Je connais trop son cœur ; il m’est inaccessible :

Ce n’est que pour son fils qu’il peut être sensible :

Il l’occupe, et n’y laisse aucun vide à remplir.

Loin d’entrer avec lui dans le moindre partage,

Je ne sais si mes soins ne m’ont pas fait haïr.

Ne me forcez donc pas d’insister davantage.

MONSIEUR ARGANT.

Eh ! que veux-tu de moi ?

MARIANNE.

Que vous me laissiez fuir,

Et rentrer au Couvent d’où vous m’avez tirée.

MONSIEUR ARGANT.

Je ne puis.

MARIANNE.

Accordez cette grâce à mes pleurs.

En vous la demandant mon âme est déchirée.

Vous m’aimez : je prévois avec quelles douleurs

Vous supporterez ma retraite.

MONSIEUR ARGANT.

Ne t’imagine pas non plus que je m’y prête.

J’ai de fortes raisons pour ne pas consentir

À te laisser aller suivre une folle envie.

MARIANNE.

Ah ! n’appréhendez pas qu’un jour le repentir

Vienne dans mon désert empoisonner ma vie.

Je trouverai de quoi fixer tous mes désirs

Dans sa tranquillité profonde.

C’est lorsqu’on a du moins un peu connu le monde

Qu’on peut, dans la retraite, avoir de vrais plaisirs.

Que je m’en vais l’aimer ! Qu’elle me sera chère !

Je n’y sentirai plus le poids de ma misère.

Hélas ! je l’ignorais dans mon obscurité :

J’y vivais sans me voir sans cesse humiliée

Par le défaut de bien, de rang, de qualité :

Permettez qu’à jamais j’y puisse être oubliée.

MONSIEUR ARGANT.

Non ; c’est un dessein pris, où je suis affermi :

Je te veux marier ; et je t’ai destinée

Au fils de mon meilleur ami.

Nous avons tous les deux conclu cet hyménée.

S’il est à ton gré, comme au mien,

Si Doligni te plaît... tu rougis ! Ah ! fort bien.

La pudeur fut toujours la première des grâces.

J’en tire un bon augure. Il sera ton époux...

Quel est cet inconnu qui marche sur nos traces ?

 

 

Scène X

 

UN MAÎTRE D’HÔTEL, MONSIEUR ARGANT, MARIANNE

 

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Mademoiselle, un mot.

MARIANNE.

Que vous plaît-il ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Tout doux.

Ce vieux Monsieur-là, sauf son respect et le vôtre,

Eh ! bien... est-ce Monsieur ?

MARIANNE.

Oui.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Lui ? j’en suis ravi.

MONSIEUR ARGANT.

Quel est cet importun ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Autant vaut-il qu’un autre.

MARIANNE.

C’est le Maître d’Hôtel.

LE MAÎTRE D’HÔTEL, mettant sa serviette sur l’épaule.

Monsieur, on a servi.

MONSIEUR ARGANT, à Marianne.

Présente-moi... je crains de faire des bévues.

Que diable ! À chaque pas je tombe ici des nues.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

MONSIEUR ARGANT, DOLIGNI PÈRE

 

DOLIGNI PÈRE.

Vous rêvez ?

MONSIEUR ARGANT.

J’ai de quoi. Depuis trente ans au plus,

Que dépourvu de biens, (car jamais je n’en eus,)

Je m’en fus à la Martinique,

Où j’épousai Madame Argant,

Il faut que mon esprit soit devenu Gothique,

Ou Paris bien extravagant.

DOLIGNI PÈRE.

Ami, c’est l’un et l’autre. Après trente ans d’absence,

À peine revenu depuis six mois en France,

Dont vous avez passé le tiers hors de Paris,

Tout vous y paraît neuf. Ne soyez pas surpris,

Si vous n’en savez plus les êtres.

Mais rendons-nous justice, et n’ayons plus d’humeurs.

Nous sommes vieux, les temps amènent d’autres mœurs.

Avions-nous conservé celles de nos ancêtres ?

Nos enfants, à leur tour, occupent le tapis.

Tout roule, et roulera toujours de mal en pis.

Par une extravagance, une autre est abolie.

D’âge en âge on ne fait que changer de folie.

MONSIEUR ARGANT.

Je le vois bien. Il faut qu’au sujet du dîner,

Je vous fasse un aveu naïf et véritable.

Excepté le rôti, je n’ai pu deviner

Le nom d’aucun des plats qu’on a servis à table.

DOLIGNI PÈRE.

Je n’en ai pas, non plus, reconnu la moitié.

Tout change de nature, à force de mélange.

MONSIEUR ARGANT.

Il faut être sorcier pour savoir ce qu’on mange.

C’est encore au dessert où j’ai ri de pitié,

De nous voir assommés d’un fatras de verrailles,

Garni de marmousets et d’arbustes confus,

Qui font un bois-taillis, où l’on ne se voit plus

Qu’au travers de mille broussailles.

Et tout cet attirail, pièce à pièce apporté

Par un maître Valet, par d’autres escorté,

Est une heure à ranger sur le lieu de la scène ;

Et tient, en attendant, tout le monde à la gêne.

Quels convives d’ailleurs ! Je veux être pendu,

Oui, si j’ai rien compris, si j’ai rien entendu

À l’étrange jargon qu’ils parlaient tous ensemble.

Tous les fous de Paris étaient de ce repas.

DOLIGNI PÈRE.

Doucement. Vous n’y pensez pas.

Ce sont de beaux esprits que le Marquis rassemble,

Et qui dans votre hôtel ont ouvert leur bureau.

MONSIEUR ARGANT.

Miséricorde ! Quel fléau !

Quel déluge maudit d’insectes incommodes !

Rien n’y manque. J’en dois remercier mon fils.

Je ne m’attendais pas de trouver mon logis

Plein de chevaux, de chiens, d’auteurs et de pagodes.

Mais enfin laissons-là ces propos superflus ;

Revenons au sujet qui me touche le plus.

C’est Marianne. Eh ! bien, m’avez-vous fait la grâce

De parler à ma femme ?

DOLIGNI PÈRE.

Oui ; mais je ne tiens rien.

Elle veut au marquis assurer tout son bien ;

Et je ne compte pas que ce dessein lui passe,

À moins que votre fille...

MONSIEUR ARGANT.

Il n’est donc plus d’espoir.

J’espérais que ses soins, sa tendresse et ses charmes,

Sur le cœur de ma femme auraient plus de pouvoir :

Elle n’a recueilli que des sujets de larmes.

DOLIGNI PÈRE.

Mais peut-on s’empêcher de s’en laisser charmer ?

MONSIEUR ARGANT.

Elle aurait dû s’en faire aimer.

Hélas ! je rapportais cette douce espérance.

Quel retour ! je ne puis y penser sans effroi.

Loin de répondre à l’apparence,

Le projet et le piège ont tourné contre moi.

Votre position est fâcheuse.

MONSIEUR ARGANT.

Ah ! sans doute.

DOLIGNI PÈRE.

Votre embarras est des plus grands ;

Et pour vous en tirer, il faut qu’il vous en coûte.

Aimez-vous votre femme ?

MONSIEUR ARGANT.

Autant que mes enfants.

Je ne puis ni ne veux me brouiller avec elle.

Eh ! depuis notre hymen, l’union la plus belle

A resserré des nœuds que l’amour a formés.

D’ailleurs, je lui dois tout. Je n’avais rien au monde.

Malgré ma misère profonde,

Et nombre de rivaux plus dignes d’être aimés,

Je lui plus. Il fallut vaincre la résistance

De parents qui pouvaient s’opposer à son choix.

Elle n’avait pas l’âge indiqué par les lois.

Cependant mon bonheur, ou plutôt sa constance,

Après bien des refus et de mortels ennuis,

Me rendit possesseur d’une épouse adorable,

Qui jouissait déjà d’un bien considérable,

Que des successions ont augmenté depuis.

Je m’en souviens sans cesse avec reconnaissance.

DOLIGNI PÈRE.

Je prévois qu’à la fin il faudra, malgré vous,

Renvoyer votre fille au Couvent.

MONSIEUR ARGANT.

Entre nous,

Ce sacrifice-là n’est pas en ma puissance.

Ma fille... Non, monsieur, je ne puis m’en priver.

Pour la sacrifier, la victime est trop chère.

DOLIGNI PÈRE.

Eh ! bien, quoi qu’il puisse arriver,

Votre fille est chez vous, déclarez-vous son père.

Si vous prétendez la garder,

Il faut bien, tôt ou tard, découvrir ce mystère.

Si vous n’osez le hasarder,

Je vous offre mon ministère.

Une femme en courroux m’embarrasse fort peu.

Entre la mienne et moi la paix était si rare,

Que je ne suis pas neuf en pareille bagarre.

Moi, j’oppose à leur premier feu

Un flegme des plus salutaires.

Il en est, sans comparaison,

Tout comme des enfants mutins et volontaires :

Quand la force leur manque, ils entendent raison.

Au surplus, vous touchez au moment de la crise.

Songez que votre femme, au gré de son espoir,

Va remplir le projet dont elle est trop éprise ;

Que, sans doute, on fera les accords dès ce soir ;

Qu’il est temps de parler en père de famille,

En maître, s’il le faut, et si vous le pouvez.

MONSIEUR ARGANT.

Que j’appréhende !...

DOLIGNI PÈRE.

Quoi ! qu’est-ce que vous avez ?

MONSIEUR ARGANT.

Et si ma femme allait faire enlever sa fille,

Et se rendre en secret maîtresse de son sort !

Voilà ce que je crains, si je romps le silence.

Supposé que l’accès d’un aveugle transport

Ne la contraigne point à cette violence,

Les persécutions feront le même effet ;

Et sa mauvaise humeur ne cessant de s’accroître,

Obligera ma fille à préférer le cloître.

DOLIGNI PÈRE.

Il faudra tenir bon : peut-être...

MONSIEUR ARGANT.

C’est un fait.

Je voudrais conserver la paix dans ma famille...

Il me vient un moyen. S’il est de votre goût,

Il pourrait concilier tout,

Et faire marier ma fille.

Sa légitime peut monter

À douze mille écus de rente ;

Eh ! Bien, seriez-vous homme à vous en contenter ?

DOLIGNI PÈRE.

Ceci change la thèse ; elle est bien différente.

MONSIEUR ARGANT.

Je le sais, je n’osais presque vous en parler.

DOLIGNI PÈRE.

Allons, je le veux bien, pour vous tirer de peine.

MONSIEUR ARGANT.

Ah ! mon cher...

DOLIGNI PÈRE.

Ce n’est pas l’intérêt qui me mène.

Je n’accepte pourtant que comme un pis-aller.

MONSIEUR ARGANT.

Mais Marianne vient...

 

 

Scène II

 

MARIANNE, MONSIEUR ARGANT, DOLIGNI PÈRE

 

MARIANNE.

Madame Argant m’envoie...

MONSIEUR ARGANT.

Tant mieux ; j’en ai bien de la joie.

MARIANNE.

Ah ! mon oncle, le diriez-vous ?

Pour la première fois, elle m’a caressée,

M’a donné les noms les plus doux.

DOLIGNI PÈRE.

Elle est donc bien intéressée

Au succès du message.

MARIANNE.

Elle en espère tout.

Vous me portez, dit-elle, une amitié si tendre

Qu’il n’est rien, près de vous, dont je ne vienne à bout ;

Et si je réussis, elle m’a fait entendre

Qu’elle aurait soin de mon destin.

C’est au sujet de mon cousin...

MONSIEUR ARGANT.

Justement.

MARIANNE.

Et pour sa fortune,

Que je viens, au hasard de vous être importune...

MONSIEUR ARGANT.

Ah ! si c’est pour Argant, le sort en est jeté.

Que veut-elle ? quelle est cette grâce si grande ?

MARIANNE.

C’est l’hymen de son fils, tel qu’il est projeté.

MONSIEUR ARGANT.

Marianne, est-ce à toi d’appuyer sa demande ?

MARIANNE.

À qui donc ? Pour tous deux, j’implore vos bontés.

C’est l’établissement le plus considérable...

Vous la désespérez, si vous n’y consentez ;

C’est faire à votre fils un tort irréparable.

MONSIEUR ARGANT.

Prétendre que son fils soit le seul possesseur

Et l’unique héritier de toute sa fortune !

Et ma fille ?

MARIANNE.

Est-il vrai que vous en ayez une ?

MONSIEUR ARGANT.

Oui. Si le frère a tout, que deviendra la sœur ?

Loin de prendre parti pour elle,

Je te vois la première à la persécuter.

MARIANNE.

Moi, je ne lui veux point de mal ; et si mon zèle...

MONSIEUR ARGANT.

Mais, tiens : pour me résoudre, et pour m’exécuter,

Je m’en rapporte à toi. Tu sais ce qu’on propose ;

Supposé que tu sois cet enfant malheureux

À qui sa mère apprête un sort si rigoureux,

Prends sa place un moment, fais-en ta propre cause,

Et ne consulte ici que ton propre intérêt.

MARIANNE.

Je me serais déjà prononcé mon arrêt.

MONSIEUR ARGANT.

Quoi ! malgré les soupirs et les larmes d’un père...

MARIANNE.

Pourrais-je assurer mieux le repos de ses jours,

Qu’en cédant au malheur de déplaire à ma mère ?

À quoi me servirait de m’obstiner toujours

À braver mon destin ? Quelle en serait l’issue ?

D’aliéner vos cœurs, d’en écarter l’amour,

De déchirer toujours le sein qui m’a conçue,

De me faire encor plus haïr de jour en jour.

Pourquoi me consulter dans cette conjoncture ?

Toute autre, et votre fille aussi,

Vous en dirait autant ; et je ne sers ici

Que d’interprète à la nature.

MONSIEUR ARGANT, à Marianne.

Tu me perces le cœur.

À Doligni.

Jugez donc si j’ai lieu

De déclarer son sort.

DOLIGNI PÈRE.

C’est votre femme ; adieu.

MONSIEUR ARGANT.

Ne vous éloignez pas.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR ARGANT, MADAME ARGANT, MARIANNE

 

MADAME ARGANT.

Eh ! bien, votre entremise

A-t-elle eu la faveur que je m’en suis promise ?

Ce que j’en attendais était des plus aisés.

MONSIEUR ARGANT.

Ah ! vous pouvez compter sur elle en toute chose.

On ne peut mieux plaider une méchante cause.

MADAME ARGANT.

Eh ! l’a-t-elle gagnée ?... Eh ! quoi ! vous vous taisez ?

MONSIEUR ARGANT.

Qu’exigez-vous de moi ?

MADAME ARGANT.

Quel est donc ce langage ?

MONSIEUR ARGANT.

Ne vous souvient-il plus qu’un fils trop fortuné

N’a pas été l’unique gage

Dont notre heureux hymen ait été couronné ?

Permettez que je vous rappelle

Qu’il en fut encor un conçu dans votre sein.

Voyez quel est votre dessein,

Si vous en conservez un souvenir fidèle ?

MADAME ARGANT.

Je pourrais avoir quelque tort :

Mais cette fille enfin dont vous plaignez le sort,

Quand nous l’envoyâmes en France,

Pour être élevée en Couvent,

Était dans sa plus tendre enfance.

MONSIEUR ARGANT.

Hélas ! je me le suis reproché bien souvent.

MADAME ARGANT.

Depuis, je ne l’ai point revue.

Dans mon cœur, il est vrai, l’absence a triomphé.

L’éloignement, l’oubli, le temps, ont étouffé

La tendresse que j’aurais eue,

Si vous aviez laissé cet enfant sous mes yeux ;

Vous n’auriez jamais eu de reproche à me faire.

Eh ! je ne demandais pas mieux.

Vous ne voulûtes pas ; il a fallu vous plaire ;

Et mon fils en a profité.

MARIANNE.

Mais ma tante a raison ; elle se justifie.

C’est votre faute à vous.

MONSIEUR ARGANT, à Marianne.

Laisse-moi, je te prie.

Vous verrez que c’est moi qui manque d’équité !

Tout se peut réparer. Daignez voir votre fille ;

Que je vous la présente ; accordez-moi ce bien.

MADAME ARGANT.

Que faire d’un enfant qui n’est au fait de rien,

Qui n’a jamais vécu qu’à l’ombre d’une grille,

Qui, sans doute, en a pris l’air, l’esprit et le goût ?

Monsieur, il n’est plus temps. Et j’ose vous répondre

Que, de la tête aux pieds, il faudrait la refondre,

Et qu’on n’en viendrait pas à bout.

Qui vient tard dans le monde, y joue un triste rôle.

Pour apprendre à s’y comporter,

Un parloir de province est une pauvre école.

MARIANNE.

Sans doute.

MONSIEUR ARGANT.

À Marianne on peut s’en rapporter.

Elle sort du Couvent. Voyez un peu ma nièce ;

Oui, voyez comme elle est : vous connaissez aussi

Son esprit et sa gentillesse ;

Elle a tout-à-fait réussi.

MADAME ARGANT.

On ne compare point une personne unique.

MONSIEUR ARGANT.

Vous pouviez épargner cet éloge ironique.

MADAME ARGANT.

Il vous plaît au surplus de me faire un procès

Bien gratuit, au sujet de cette préférence

Que j’accorde à mon fils.

MONSIEUR ARGANT.

Mais oui, c’est un excès.

MADAME ARGANT.

Est-ce une nouveauté ? Suis-je la seule en France ?

Nous avons deux enfants : mais l’usage m’absout,

Si j’en laisse un des deux au fond d’une clôture.

MONSIEUR ARGANT.

L’égalité, Madame, est la loi de nature.

Il n’en faut avoir qu’un, quand on veut qu’il ait tout.

MADAME ARGANT.

Pouvez-vous mieux placer mon espoir et le vôtre ?

Il est bien naturel, quand on a le bonheur

D’avoir reçu du ciel un fils comme le nôtre,

De chercher à s’en faire honneur.

MONSIEUR ARGANT.

La nature sans doute en a fait un prodige !

MADAME ARGANT.

Elle a versé sur lui ses plus précieux dons.

Il peut aller à tout, si nous le secondons.

MONSIEUR ARGANT.

Peut-on donner dans ce prestige ?

MADAME ARGANT.

Il est homme d’esprit.

MONSIEUR ARGANT.

Qui diable ne l’est pas ?

MADAME ARGANT.

Homme d’esprit !

MONSIEUR ARGANT.

Mais oui ; rien n’est plus ordinaire.

C’est un titre banal. On ne peut faire un pas

Qu’on ne voit accorder ce nom imaginaire

À tout venant, à gens qui ne sont bien souvent

Que des cerveaux brûlés, des têtes à l’évent,

Que les plus fats de tous les hommes.

Ce qu’on prend pour esprit, dans le siècle où nous sommes,

N’est, ou je me trompe fort,

Qu’une frivole effervescence,

Qu’un accès, une fièvre, un délire, un transport,

Que l’on nomme autrement, faute de connaissance.

Proverbes, quolibets, folles allusions,

Pointes, frivolités plaisamment habillées,

Quelque superficie, et des expressions

Artistement entortillées ;

Joignez-y le ton suffisant :

Voilà les qualités de l’esprit d’à-présent.

Pour moi, mon avis est, dût-il paraître étrange,

Que ces petits messieurs, qui sont si florissants,

Feraient un marché d’or, s’ils donnaient, en échange,

Tout ce qu’ils ont d’esprit pour un peu de bon-sens.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, MONSIEUR ARGANT, MADAME ARGANT, MARIANNE

 

LE MARQUIS.

Mais, Madame, à propos, suivant toute apparence,

Mon mariage projeté

Pourrait ce soir être arrêté.

MADAME ARGANT.

J’en ai du moins quelque espérance.

LE MARQUIS.

J’en ai reçu vingt compliments ;

Et nous ne songeons pas aux présents qu’il faut faire.

Ne trouveriez-vous pas qu’il serait nécessaire

D’aller, chez l’empereur, choisir des diamants ?

Il convient d’envoyer demain les pierreries :

C’est l’ordre ; et l’on ne peut, quand on est régulier,

Manquer à ces galanteries.

MADAME ARGANT.

Il est vrai ; j’allais l’oublier.

Vous avez bien raison ; c’est penser à merveille.

MONSIEUR ARGANT.

Il mérite toujours des éloges nouveaux.

LE MARQUIS.

Je vais donc commander qu’on mette vos chevaux.

MONSIEUR ARGANT.

Doucement ; j’ai deux mots à vous dire à l’oreille.

Argant, vous avez une sœur.

MADAME ARGANT, à Monsieur Argant.

Est-ce là son affaire ?

Au marquis.

Allez, je vais vous suivre.

MONSIEUR ARGANT.

Avec elle, avec vous, je me flattais de vivre ;

Je comptais de passer des jours pleins de douceur,

Et mourir satisfait de son sort et du vôtre.

Elle a part, comme vous, à ma tendre amitié.

Je ne sais point aimer l’un aux dépens de l’autre.

Vous partagez tous deux mon cœur par la moitié.

L’égalité devrait régner dans tout le reste.

Souffrirez-vous qu’elle ait un destin si funeste ?

Parlez. Mes sentiments vous sont assez connus.

Parlez donc ; qu’entre nous votre bouche prononce.

Au fond de votre cœur cherchez votre réponse,

Et non pas dans des yeux un peu trop prévenus.

LE MARQUIS.

C’est à vous l’un et l’autre à régler sa fortune.

Je ne sais point blâmer la générosité.

MONSIEUR ARGANT.

La générosité ! Mais ce n’en est point une ;

Ce que j’exige ici n’est que de l’équité.

LE MARQUIS.

De ces distinctions je vous laisse le maître.

Quant à moi, j’ai, Monsieur, un trop profond respect

Pour donner des avis à ceux qui m’ont fait naître.

MONSIEUR ARGANT.

Tant de ménagement vous rend un peu suspect.

LE MARQUIS.

Ce n’est pas qu’une sœur, que je n’ai jamais vue,

Ne m’intéresse aussi. Vous n’avez pas besoin

De me piquer d’honneur. Le sang parle de loin :

Mais...

MONSIEUR ARGANT.

Eh ! bien, quelle est donc cette crainte imprévue ?

Daigneriez-vous m’en éclaircir ?

LE MARQUIS.

Quand vous me demandez à moi mon entremise...

Et... si j’ai le malheur de ne pas réussir,

D’échouer dans cette entreprise,

Eh ! bien, vous m’en accuserez.

Qu’en arrivera-t-il ? Que vous me haïrez.

Cette affaire est trop délicate.

Et madame, d’ailleurs, paraît tacitement

M’ordonner assez nettement

De ne m’en pas mêler.

MONSIEUR ARGANT.

Votre prudence éclate !

LE MARQUIS.

Mon silence pourtant n’empêche pas mes vœux.

Je serai de l’avis que vous prendrez tous deux.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR ARGANT, MADAME ARGANT, MARIANNE

 

MADAME ARGANT.

Ainsi, vous n’avez point de reproche à lui faire.

MONSIEUR ARGANT, à part.

Il faut d’un autre sens retourner cette affaire.

Haut.

Nous avons, ou plutôt vous avez en bon bien,

Cinquante mille écus de rente

Francs et quittes de tout ; du moins je ne dois rien.

Je crois que, pour Argant, la chose est différente.

N’importe. De sa sœur diminuez la part.

Faites à votre fils le plus gros avantage.

Je me restreins pour elle au tiers, et même au quart.

Avec sa légitime on voudra bien la prendre ;

Et même l’on aura des grâces à vous rendre.

MADAME ARGANT.

Que me dites-vous là ?

MONSIEUR ARGANT.

N’en doutez nullement.

MADAME ARGANT.

Qui voudrait s’en charger ?

MONSIEUR ARGANT.

Acceptez seulement.

MADAME ARGANT, à part.

C’est encore un prétexte, une ruse nouvelle,

Pour m’engager toujours, sur ce trompeur espoir,

À retirer ma fille.

MONSIEUR ARGANT.

Eh ! bien ?

MADAME ARGANT.

Il faudra voir.

Auriez-vous par hasard quelque parti pour elle ?

MONSIEUR ARGANT.

Oui.

MADAME ARGANT.

J’ai bien de la peine à me l’imaginer.

Est-ce une affaire sûre et prompte à terminer ?

MONSIEUR ARGANT.

Dès aujourd’hui.

Bas à Marianne.

Va dire à Doligni qu’il vienne.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR ARGANT, MADAME ARGANT

 

MADAME ARGANT.

Mais est-ce un sujet qui convienne ?

MONSIEUR ARGANT.

À merveille.

MADAME ARGANT, à part.

Tant pis.

MONSIEUR ARGANT.

Je suis sa caution.

MADAME ARGANT, à part.

Ah ! je crains bien de m’être un peu trop avancée.

MONSIEUR ARGANT, à part.

Il faut frapper le coup.

MADAME ARGANT, à part.

Quelle est donc sa pensée ?

Cette fille, en un mot, que la prévention

La plus injuste et la plus dure

A peinte à votre idée avec tous les défauts

Qu’on peut puiser au fond d’une clôture...

MADAME ARGANT.

Eh ! bien ?

 

 

Scène VII

 

DOLIGNI PÈRE, MARIANNE, MONSIEUR ARGANT, MADAME ARGANT

 

MONSIEUR ARGANT.

Quels qu’ils soient, vrais ou faux,

Telle qu’elle est enfin, on offre de la prendre ;

Et le fils de monsieur, si vous le permettez...

MARIANNE, à part.

Ah ! ciel !

MONSIEUR ARGANT.

Avec plaisir deviendra votre gendre.

MADAME ARGANT, bas à Monsieur Argant.

Quoi ! le fils de Monsieur... vous me compromettez.

MONSIEUR ARGANT.

Oui, lui-même, à ce prix.

MARIANNE, à part.

Dieux ! que viens-je d’entendre ?

Ah ! quelle trahison !

MADAME ARGANT.

Monsieur nous fait honneur.

DOLIGNI PÈRE.

Ce sera pour mon fils le comble du bonheur.

MADAME ARGANT, à part.

Je sais qu’il aime ailleurs ;

Haut.

feignons. Il faut se rendre.

DOLIGNI PÈRE.

Mon fils ne peut jamais être mieux assorti.

MADAME ARGANT, à Marianne.

Qu’on le fasse venir.

MARIANNE.

Madame, il est sorti.

MADAME ARGANT.

Tout à l’heure il était là-dedans ; qu’on y voie.

MARIANNE.

Il doit avoir pris son parti.

MADAME ARGANT.

Allez, vous dis-je, allez ; faites qu’on me l’envoie.

MARIANNE, à part.

Bon ; le voici qui vient.

MONSIEUR ARGANT, bas, à Doligni père.

Il n’est pas averti.

 

 

Scène VIII

 

DOLIGNI FILS, MONSIEUR ARGANT, MADAME ARGANT, DOLIGNI PÈRE, MARIANNE

 

MADAME ARGANT.

Messieurs, il vous plaira de garder le silence :

Faites-vous cette violence.

Qu’ici l’autorité se taise absolument ;

Qu’il soit libre. Je veux qu’il parle en assurance ;

Autrement, marché nul : je vous le dis d’avance,

Je reprends ma parole et mon consentement.

DOLIGNI FILS.

Le Marquis vous attend avec impatience.

MADAME ARGANT.

Monsieur, j’aurais besoin d’un éclaircissement.

On daigne rechercher pour vous notre alliance.

DOLIGNI FILS.

Vous voyez mon saisissement.

MADAME ARGANT.

La désireriez-vous ?

DOLIGNI FILS.

Ah ! si je la désire !

Si je soupire après ce précieux instant !

C’est avec plus d’ardeur que je ne puis le dire.

MARIANNE, à part.

Qui n’eût cru qu’il m’aimait ?

MADAME ARGANT.

Eh ! bien, soyez content.

L’amitié qui nous lie avec votre famille,

M’engage à remplir votre espoir.

MARIANNE, à part.

Hélas ! c’en est donc fait.

MADAME ARGANT.

Il m’est bien doux de voir

Qu’à tout autre parti vous préfériez ma fille.

DOLIGNI FILS.

Votre fille !

MADAME ARGANT.

Eh ! qui donc ?

DOLIGNI FILS.

La foudre m’a frappé.

Ah ! ciel ! quelle erreur m’a trompé !

MADAME ARGANT.

Dans quel trouble vous vois-je ?

DOLIGNI FILS.

Il est inexprimable.

On ne peut être plus confus.

Vous m’accordez sans doute un bien inestimable.

À son père, qui lui fait des signes.

Mon père, épargnez-vous ces signes superflus :

Je ne puis, mon désordre a trop su me confondre.

MADAME ARGANT, à Doligni père.

De grâce, laissez donc...

À Doligni fils.

Ne pourrai-je savoir ?...

DOLIGNI FILS.

L’excès de vos bontés ne pouvait se prévoir :

Je suis désespéré de n’y pouvoir répondre.

DOLIGNI PÈRE, bas, à son fils.

Tu ne sais pas le bien que tu vas refuser.

DOLIGNI FILS, à son père.

Je n’en veux point.

À Monsieur Argant.

L’amour dans mon cœur trop sensible

A mis à votre choix un obstacle invincible.

Ce n’est qu’en me perdant que je puis m’excuser.

J’ai cru qu’il s’agissait de l’objet que j’adore.

Ah ! je fais à ses yeux un éclat indiscret :

Mais la nécessité m’arrache mon secret.

MADAME ARGANT.

En est-ce un pour l’objet de vos feux ?

DOLIGNI FILS.

Il l’ignore.

MADAME ARGANT.

Eh ! Monsieur, quel est-il ?

DOLIGNI FILS, montrant Marianne.

Il est devant vos yeux.

MARIANNE.

Ah ! Monsieur, vous devez préférer ma cousine.

MADAME ARGANT, à Messieurs Argant et Doligni père.

Tâchez une autre fois de vous arranger mieux.

MONSIEUR ARGANT.

La méprise n’est pas telle qu’on l’imagine.

Sachez, à votre tour...

MADAME ARGANT, en s’en allant.

Ah ! ne m’arrêtez plus.

Allez, vous auriez dû m’épargner ce refus.

 

 

Scène IX

 

MONSIEUR ARGANT, DOLIGNI PÈRE, DOLIGNI FILS, MARIANNE

 

DOLIGNI FILS, à Monsieur Argant.

Ah ! Monsieur, pardonnez...

MONSIEUR ARGANT.

Il faut que je l’embrasse.

DOLIGNI FILS.

Comment donc ?

MONSIEUR ARGANT.

Ses refus ont montré son amour.

Il vient d’en donner sans détour

La preuve la plus sûre et la plus efficace.

S’il avait accepté, j’en serais moins content.

DOLIGNI FILS.

Vous me permettez donc de demeurer constant ?

MONSIEUR ARGANT, à Doligni père.

Sans doute. Allons rêver au parti qu’il faut prendre.

À Doligni fils.

Ton bonheur n’est que suspendu.

Ne t’embarrasse pas, va, tu seras mon gendre.

DOLIGNI PÈRE.

Oui, tranquillise-toi.

DOLIGNI FILS.

J’aurai mal entendu.

Doligni père emmène son fils.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS, LA FLEUR

 

LE MARQUIS.

Il s’en mêle encor à son âge !

Eh ! que ferons-nous donc, nous autres jeunes gens,

Si la vieillesse n’est pas sage ?

LA FLEUR.

Jugeons un peu moins vite, ou soyons indulgents.

Supposé que l’amour ait part à ce mystère,

Il me semble qu’un fils devrait, avec raison,

Ignorer ou cacher les faiblesses d’un père.

LE MARQUIS.

Est-ce ma faute, à moi, si toute la maison

En parle ? Mais cela ne m’embarrasse guère.

N’est-il venu personne apporter un billet ?

Il doit en venir un ; j’en suis fort inquiet.

LA FLEUR.

Je n’ai rien vu.

LE MARQUIS.

Tant pis.

LA FLEUR.

Mais à propos, j’espère...

LE MARQUIS.

Eh ! bien, voyons, qu’espères-tu ?

LA FLEUR.

Qu’enfin nous allons prendre un autre train de vie.

LE MARQUIS.

Et par quelle raison ?

LA FLEUR.

Parce qu’on vous marie.

LE MARQUIS.

Qu’y fait le mariage ?

LA FLEUR.

Il a cette vertu

D’amender les gens de votre âge.

La raison les attend au fond de leur ménage.

L’hymen est ordinairement

Le tombeau du libertinage,

À moins qu’on n’ait le diable au corps.

LE MARQUIS.

Assurément ;

Oui, l’exemple me rendra sage.

LA FLEUR.

Vous vivrez comme auparavant ?

LE MARQUIS.

Au contraire. Je vais m’enterrer tout vivant,

Renoncer au plaisir qui convient à mon âge,

Consacrer à l’ennui le cours de mes beaux ans,

Commencer mon hiver au fort de mon printemps,

M’enfoncer, m’abîmer au fond de mon ménage,

Pour y végéter comme un sot.

LA FLEUR.

Ah ! pauvre malheureuse !

LE MARQUIS.

Hem !

LA FLEUR.

Moi, je ne dis mot.

On entend quelque bruit.

LE MARQUIS, seul.

Va donc voir ce qu’on veut. L’attente est un supplice.

Ah ! si ce pouvait être un billet d’Arthénice !

LA FLEUR.

Tenez, c’est un billet joliment tortillé.

LE MARQUIS, lisant à part.

« Mes résolutions sont prises.

« Venez où vous savez à huit heures précises. »

LA FLEUR, à part.

Comme il a l’air émoustillé !

LE MARQUIS, continuant.

« Malgré tous mes parents... la maudite cohorte !...

« Pour vous suivre ce soir, je les tromperai tous.

« Je sens que mon devoir en murmure... qu’importe ?

« Mais l’on n’est plus à soi, lorsque l’on est à vous. »

Ah ! pour moi quel bonheur, ou plutôt quelle gloire !

Ne perdons point de temps.

Il tire un écrin de sa poche.

LA FLEUR.

Quelle est donc cette histoire ?

LE MARQUIS.

Avec ces diamants va faire de l’argent ;

Cours emprunter dessus à l’un de nos corsaires

Les deux mille louis qui me sont nécessaires.

Viens me les apporter : surtout, sois diligent.

J’ai des ordres encore à te donner ensuite.

Voici Madame Argant, sauve-toi, prends la fuite.

 

 

Scène II

 

MADAME ARGANT, LE MARQUIS

 

MADAME ARGANT.

Où va-t-il porter ces écrins ?

LE MARQUIS.

Chez un metteur en œuvre.

MADAME ARGANT.

Eh ! pourquoi donc ?

LE MARQUIS.

Je crains

Pour quelques diamants, qui, du moins à ma vue,

Paraissent en danger. Pour ne rien hasarder,

J’envoie en faire la revue.

Il s’en perd bien souvent, faute d’y regarder.

MADAME ARGANT.

C’est bien fait. Ce présent n’est il pas fort honnête ?

LE MARQUIS.

Honnête ! Ah ! pour le moins ; et j’en suis très content.

MADAME ARGANT.

Je brûle de le voir orner votre conquête.

Votre père obstiné m’embarrasse pourtant ;

Il paraît opposer la même résistance.

En vain j’ai de sa nièce employé l’assistance.

Ce refus me paraît d’autant plus surprenant

Qu’elle a sur mon époux un empire étonnant ;

Et que, pour ainsi dire, elle en est adorée.

Vous souriez ?

LE MARQUIS.

Qui ? moi !

MADAME ARGANT.

Peut-on savoir pourquoi ?

LE MARQUIS.

Ce n’est rien.

MADAME ARGANT.

Une mère aussi tendre que moi,

De votre confiance a droit d’être honorée.

De grâce, dites-moi...

LE MARQUIS.

Daignez me dispenser...

MADAME ARGANT.

Non ; vous m’inquiétez. Plus vous voulez vous taire,

Plus vous me donnez à penser ;

Je veux absolument entrer dans ce mystère.

LE MARQUIS.

Il ne fallait pas moins que cet ordre absolu

Pour vous sacrifier toute ma répugnance.

Si je me détermine à rompre le silence,

Daignez vous souvenir que vous l’avez voulu.

Mais cependant, Madame, il faudrait me promettre...

MADAME ARGANT.

Eh ! quoi ?

LE MARQUIS.

De ne me point commettre.

MADAME ARGANT.

Je m’en garderai bien.

LE MARQUIS.

J’ose vous en prier.

D’ailleurs, quoi qu’il en soit de cette confidence,

Croyez que je n’en tire aucune conséquence.

Le fait en question est assez singulier.

Marianne, entre nous, vous est-elle connue ?

Oui, lorsqu’avec mon père elle est ici venue,

Saviez-vous, comme un fait bien sûr et bien constant,

Qu’il existait encore en France

Une autre Demoiselle Argant ?

MADAME ARGANT.

Sans doute.

LE MARQUIS.

En aviez-vous une entière assurance ?

MADAME ARGANT.

Mon mari le disait.

LE MARQUIS.

J’entends.

MADAME ARGANT.

Oui, je crois, dans mon jeune temps,

Avoir ouï parler du père et de la fille.

D’ailleurs, nous habitions des lieux trop différents

Pour être bien au fait du sort de vos parents.

Je n’ai pas autrement connu votre famille.

LE MARQUIS.

Il y paraît.

MADAME ARGANT.

En quoi ?

LE MARQUIS.

Surtout point de courroux.

MADAME ARGANT.

Je n’entends rien à ce mystère.

LE MARQUIS.

Ni moi non plus. Mais, entre nous,

Marianne n’est point la nièce de mon père.

MADAME ARGANT.

Elle ne serait point sa nièce ?

LE MARQUIS.

Eh ! vraiment non ;

Et j’ignore à quel titre elle en a pris le nom.

MADAME ARGANT.

Ah ! quelle découverte !

LE MARQUIS, à part.

Il l’entend à merveille !

MADAME ARGANT.

Mais avant que d’aller plus loin,

Qui peut vous avoir fait une histoire pareille ?

D’où la sait-on ? Comment ? Quel en est le témoin ?

LE MARQUIS.

Un ancien Valet de feu votre beau-frère,

En buvant chez le Suisse, a fort innocemment

Révélé tout ce beau mystère.

Il convient qu’effectivement

Son maître eut une fille unique,

Qu’on nommait Marianne.

MADAME ARGANT.

Après ?

LE MARQUIS.

Mais il prétend

Qu’elle est morte avant lui, que rien n’est plus constant ;

Que c’est une histoire publique ;

Et qu’enfin cette nièce aurait plus de vingt ans.

MADAME ARGANT.

Mais vraiment je me le rappelle.

LE MARQUIS.

Tous deux sont morts depuis longtemps.

Il est sûr de son fait. Ce ne peut pas être elle.

Mais je vous jure encor que je pense trop bien

Pour oser en conclure rien.

MADAME ARGANT, à part.

Quoi ! chez moi ! sous mes yeux ! Feignons de n’en rien croire,

Et ne dégradons point le père aux yeux du fils.

Haut.

Non ; plus je pense à cette histoire,

Plus je vois que ce sont autant de faux avis.

Je connais mon mari. Vingt ans d’expérience

Doivent, sur cet article, assurer mon repos.

Pouvez-vous honorer de la moindre croyance

Des rapports de valets, toujours ivres ou sots ?

Qu’ils n’aillent pas plus loin. Imposez-leur silence ;

Et du premier d’entre eux qui ne se taira pas,

En le chassant d’ici, punissez l’insolence.

LE MARQUIS.

Madame...

MADAME ARGANT.

N’ayons point là-dessus de débats :

Il le faut ; je le veux : la chose est expliquée.

LE MARQUIS.

Vous serez obéie.

MADAME ARGANT, à part.

Ah ! que je suis piquée !

Haut.

Mon mari comblera mes vœux.

L’honneur de s’allier à des gens d’importance,

Quand il se verra devant eux,

Indubitablement vaincra sa résistance.

À part.

Je saurai l’y forcer.

Haut.

Je viens de recevoir

Un billet d’assez bon augure.

Chez le comte d’Ausbourg on nous attend ce soir.

Il est oncle de la future.

C’est chez lui qu’on s’assemble ; et l’on y soupera.

LE MARQUIS.

Fort bien.

MADAME ARGANT.

Vous savez sa demeure.

LE MARQUIS.

Mes gens la chercheront.

MADAME ARGANT.

Arrivez de bonne heure.

LE MARQUIS.

Mais... au sortir de l’Opéra.

MADAME ARGANT.

Si vous veniez plutôt ?

LE MARQUIS.

Ah ! ce n’est pas l’usage ;

Et partout où l’on soupe, il faut arriver tard.

MADAME ARGANT.

Oui ; mais l’occasion mérite quelque égard,

Quand il s’agit d’un mariage.

LE MARQUIS.

Je m’acheminerai, quand il en sera temps.

MADAME ARGANT.

Faites donc pour le mieux.

LE MARQUIS.

Vous serez tous contents.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, seul

 

Rien n’est plus ravissant que cette conjoncture.

Deux rendez-vous ensemble ! un d’hymen, un d’amour.

Ceci veut de l’ordre... Oui... Chacun aura son tour ;

Et j’aurai mis à fin ma première aventure,

Quand... C’est La Fleur.

 

 

Scène IV

 

LA FLEUR, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Où sont mes deux mille louis ?

LA FLEUR.

Dans votre cabinet.

LE MARQUIS.

Bon ! je m’en réjouis.

Allons, preste, à cheval.

LA FLEUR.

Quelle affaire nous presse ?

LE MARQUIS.

Va-t’en faire arranger la petite maison ;

Commande un souper propre, et suivant la saison ;

Fais-y porter d’ici du vin de chaque espèce ;

Que tout soit à la glace, et qu’on fasse grand feu

Qu’on éclaire partout.

LA FLEUR.

La fête sera belle !

Et la future y sera-t-elle ?

LE MARQUIS.

Point de sotte demande.

LA FLEUR.

Allons.

LE MARQUIS.

Attends un peu.

Que voulais-je dire ?... Ah !...

LA FLEUR.

Ma surprise est extrême.

LE MARQUIS.

Que ma chaise de poste y soit, et des relais.

Fais-y porter aussi...

LA FLEUR.

Voilà bien des apprêts !

LE MARQUIS.

Combien ? Deux habits d’homme et du linge de même.

LA FLEUR.

Des habits et du linge ?

LE MARQUIS.

Oui. Fais ce qu’on te dit.

LA FLEUR.

Est-ce que vous voulez y faire une retraite ?

LE MARQUIS.

Tout comme il me plaira. Que rien ne t’inquiète.

La curiosité te travaille l’esprit.

LA FLEUR.

Mais, monsieur, tout ceci... franchement, à vrai dire,

Un jour comme aujourd’hui, me donne du tintouin.

LE MARQUIS.

C’est bien à toi d’en prendre ! Ah ! parbleu, je t’admire !

Fait-il tout-à-fait nuit ?

LA FLEUR.

Bon ! le jour est bien loin.

LE MARQUIS.

Qu’on mette les chevaux à la voiture grise.

Eh ! bien, va donc.

LA FLEUR, à part.

Allons. Il a de l’argent frais ;

Je n’en serai jamais payé que par surprise.

LE MARQUIS.

Tu ne pars pas ?

LA FLEUR.

Je m’en y vais.

À part.

Oui, risquons le paquet.

LE MARQUIS.

Qui diable te retarde ?

LA FLEUR.

Vous allez me gronder.

LE MARQUIS.

Tu peux le mériter.

LA FLEUR.

C’est qu’avec votre argent...

LE MARQUIS.

Quoi ?

LA FLEUR.

Je viens d’acquitter

Pour vous, en votre nom, une dette criarde.

LE MARQUIS.

Eh ! qui t’en a prié ?

LA FLEUR.

La pitié, le besoin.

LE MARQUIS.

Je te trouve plaisant de prendre tant de soin !

LA FLEUR.

Vous avez de l’argent.

LE MARQUIS.

Qu’importe ?

Emprunter pour payer, parbleu, rien n’est plus fou.

LA FLEUR.

C’était un pauvre Erre ; il n’avait pas le sou :

Et puis six cens écus, la somme n’est pas forte.

Me le pardonnez-vous ?

LE MARQUIS.

Il faut bien.

LA FLEUR.

Mais d’honneur...

LE MARQUIS.

Oui. Quel est ce coquin de créancier ?

LA FLEUR.

La Fleur.

LE MARQUIS.

Toi ?

LA FLEUR.

Moi.

LE MARQUIS.

Mons de La Fleur, vous n’aurez plus la bourse.

Va.

LA FLEUR.

Droit au cabinet dirigeons notre course.

Et vite et vite, allons nous payer par nos mains.

 

 

Scène V

 

MARIANNE, LE MARQUIS

 

MARIANNE, à part.

D’où viennent tout-à-coup de si cruels dédains ?

D’abord, en me voyant, comme elle s’est aigrie !

Il faut absolument quitter cette maison.

LE MARQUIS.

Vous rêvez ?

MARIANNE.

Il est vrai.

LE MARQUIS.

Ce n’est pas sans raison.

Mais il faut vous laisser dans votre rêverie.

Vous avez besoin d’y penser.

MARIANNE.

Pourriez-vous m’éclaircir ?...

LE MARQUIS.

Daignez m’en dispenser.

Ma chère petite cousine,

Tout ne réussit pas toujours selon nos vœux.

Il arrive par fois des contretemps fâcheux ;

Pour y remédier, il faut être bien fine ;

Mais comme vous avez un esprit infini,

Vous vous en tirerez. C’est ce que je désire.

 

 

Scène VI

 

MARIANNE, seule

 

Quoi ! tout le monde ici se trouve réuni

Pour me désespérer ! mais qu’a-t-il voulu dire ?

Quelqu’un adresse ici ses pas.

 

 

Scène VII

 

ROSETTE, MARIANNE

 

MARIANNE.

Rosette, si tu peux, tire-moi d’embarras.

Ma tante est contre moi d’une colère extrême.

Qu’ai-je dit ? qu’ai-je fait ? que m’est-il arrivé ?

J’ai beau m’examiner moi-même ;

Dans le fond de mon cœur, hélas ! Je n’ai trouvé

Que zèle, que respect, que tendresse pour elle.

ROSETTE.

J’ignore à quel sujet cet accès de rigueur

La prend d’une façon si brusque et si cruelle ;

D’autant plus qu’une fois, d’abondance de cœur,

Elle disait, j’oublie en quelle conjoncture :

« Il faudra s’en laisser charmer ;

« Cette petite créature

« Finira par se faire aimer. »

Il faut bien que le diable ait ici fait des siennes :

Je ne connais que lui pour jouer de ces tours.

Mais vos recherches et les miennes

Ne nous avancent pas ; il faut d’autres secours :

Vous ne savez pas tout. Je me suis évadée

Pour vous dire à quel point madame est en courroux ;

En un mot, elle est dans l’idée

De vous faire enlever, de s’assurer de vous.

MARIANNE.

Qu’on me ramène où l’on m’a prise.

ROSETTE.

Monsieur adresse ici ses pas.

Voyez si vous pourrez parer cette entreprise ;

Et surtout ne me nommez pas.

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR ARGANT, MARIANNE

 

MONSIEUR ARGANT.

Marianne ! Et pourquoi te trouvé-je éplorée ?

MARIANNE.

Hélas ! mon oncle, au nom de la tendre amitié

Dont par vous seul ici je me trouve honorée,

De grâce, dites-moi, par bonté, par pitié,

Qu’est-ce donc qui se passe à mon désavantage ?

Il doit m’être, en ce jour, arrivé des malheurs ;

Tout inconnus qu’ils sont, ils m’arrachent des pleurs.

Ne me les laissez pas ignorer davantage ;

Innocente, ou coupable, instruisez-moi de tout.

MONSIEUR ARGANT.

De quoi ?

MARIANNE.

Cette infortune est réelle et publique.

MONSIEUR ARGANT.

C’est une énigme obscure, ou plutôt chimérique,

Dont je ne puis venir à bout.

Je ne te connais point de nouvelle infortune.

MARIANNE.

Ah ! vous dissimulez.

MONSIEUR ARGANT.

Non, je n’en sache aucune.

MARIANNE.

Pourquoi donc, à présent, attiré-je les yeux

De tout ce qui nous environne ?

D’où viennent ces regards furtifs et curieux

Qu’on attache en secret sur toute ma personne ?

MONSIEUR ARGANT.

Eh ! mais, tout cela vient du plaisir de te voir ;

C’est qu’ici tout le monde t’aime.

MARIANNE.

Quoi donc ! ai-je changé ? Ne suis-je plus la même ?

Ils ont d’autres motifs que je ne puis savoir.

Et par quelle aventure, à nulle autre pareille,

N’est-ce que d’aujourd’hui qu’on m’examine ainsi ;

Et qu’en me regardant tout le monde d’ici

Sourit avec malice, et se parle à l’oreille ?

Et ma tante elle-même, avec la dureté

La plus grande et la plus cruelle,

Vient de me chasser de chez elle.

Elle a poussé la cruauté

Jusques à me défendre à jamais sa présence.

MONSIEUR ARGANT.

D’où pourrait lui venir un courroux si soudain ?

MARIANNE.

Et moi, toute éperdue, examinant en vain

Ma triste et timide innocence,

Je suis venue ici ; j’ai trouvé votre fils,

Qui m’a dit quelques mots, où je n’ai rien compris.

À peine il m’a laissée incertaine et flottante,

Au milieu de mon trouble et du plus grand effroi,

Qu’alors on est venu m’avertir que ma tante,

Toujours de plus en plus en courroux contre moi,

Veut se débarrasser de ma vue importune,

Et me faire enlever.

MONSIEUR ARGANT.

Ah ! tout est découvert ;

Un indiscret ami nous perd :

Elle sait tout.

MARIANNE.

Quoi donc ?

MONSIEUR ARGANT.

Grand dieu ! quelle infortune !

Mon secret est trahi.

MARIANNE.

Quel est donc ce regret ?

MONSIEUR ARGANT.

Je vois que j’ai commis une imprudence extrême.

MARIANNE.

Daignez m’en éclaircir... vous parlez de secret !

MONSIEUR ARGANT.

Il faut que je le cherche... Ah ! le voici lui-même.

 

 

Scène IX

 

DOLIGNI PÈRE, MONSIEUR ARGANT, MARIANNE

 

MONSIEUR ARGANT.

Cruel ! qu’avez-vous fait ?

DOLIGNI PÈRE.

Qui ? moi ! Qu’est-ce que c’est ?

MONSIEUR ARGANT.

Eh ! morbleu, l’on sait tout.

DOLIGNI PÈRE.

Doucement, s’il vous plaît.

MONSIEUR ARGANT.

Je suis désespéré.

DOLIGNI PÈRE.

Quel courroux est le vôtre !

MONSIEUR ARGANT.

Votre indiscrétion...

DOLIGNI PÈRE.

Quoi ?

MONSIEUR ARGANT.

Nous perd l’un et l’autre.

Vous aviez mon secret !

DOLIGNI PÈRE.

Il est encor entier.

MONSIEUR ARGANT.

Ma femme est furieuse.

DOLIGNI PÈRE.

Elle fait son métier.

MONSIEUR ARGANT.

Que la plaisanterie est ici mal placée !

Je vous dis que ma femme est si fort courroucée

Contre elle et contre moi, qu’elle est dans le dessein,

Comme je l’ai prévu, d’user de violence,

De me l’arracher de mon sein,

De la mettre en lieu sûr.

DOLIGNI PÈRE.

Ah ! quelle turbulence !

Parbleu, c’est qu’elle sait, à n’en pouvoir douter,

Que ce n’est point là votre nièce.

Votre femme croit vous ôter

Une jeune et tendre Maîtresse.

MARIANNE, à Doligni père.

Qu’entends-je ? Que m’apprenez-vous ?

À Monsieur Argant.

Ce n’est pas sur la foi du lien le plus doux

Que je suis chez vous et chez elle ?

Eh ! pourquoi donc ici m’avez-vous fait venir ?...

Ciel ! je frémis de tout ce que je me rappelle.

Ah ! cessez de me retenir.

De toutes les horreurs j’éprouve la plus noire.

Ah ! Dieu ! peut-on former un si cruel projet ?

Du plus affreux roman je me vois le sujet.

DOLIGNI PÈRE.

Elle ne sait donc pas sa véritable histoire ?

MONSIEUR ARGANT.

Eh ! non. Vous me jetez dans un autre embarras.

MARIANNE.

Je veux savoir de qui j’ai reçu la naissance.

Remettez-moi sous leur puissance ;

Quels que soient mes parents...

MONSIEUR ARGANT.

Dans peu tu le sauras.

MARIANNE.

Parlez ; je ne veux plus languir dans cette attente.

Je vais m’aller jeter aux genoux de ma tante...

Quel nom m’échappe encor !

DOLIGNI PÈRE.

Elle vient de partir.

MONSIEUR ARGANT.

Attends.

MARIANNE.

De cette horreur faites-moi donc sortir ;

La fin n’en peut être trop prompte.

MONSIEUR ARGANT.

Crains d’apprendre ton sort.

MARIANNE.

Je ne crains que la honte

De nourrir plus longtemps l’opprobre où je me vois.

MONSIEUR ARGANT.

Modère donc un peu les accents de ta voix.

MARIANNE.

Non ; c’est au désespoir à rétablir ma gloire ;

Je ne puis faire trop d’éclat.

MONSIEUR ARGANT.

Je suis moins criminel que tu ne l’oses croire.

Sois instruite de ton état.

Cette vive amitié qui t’outrage et te blesse,

Trouvera dans ton âme un retour éternel ;

Apprends que toute ma tendresse

N’est que de l’amour paternel.

Ah !... ma fille...

MARIANNE.

Qui ! vous... mon père ?

Eh ! pourquoi si longtemps me cacher mon bonheur ?

MONSIEUR ARGANT.

Peut-être ne vas-tu que changer de malheur.

MARIANNE.

J’entrevois à présent le fond de ce mystère.

Puisque j’ai le bonheur de vous appartenir,

Le sort peut, à son gré, régler mon avenir.

Il m’a plus fait de bien qu’il n’en saurait détruire.

MONSIEUR ARGANT.

Non ; j’ai pris mon parti, puisqu’on me pousse à bout

Mais pour toi, laisse-moi le soin de te conduire.

Argant n’envahira point tout.

Je m’en vais déclarer qu’il n’est point fils unique ;

Que nous avons encor une fille à pourvoir.

Je ne souffrirai point qu’un abus tyrannique,

Qu’un usage cruel, au gré de son pouvoir,

Me réduise à pleurer ma fille infortunée :

J’empêcherai plutôt cet injuste hyménée ;

Je comptais obtenir ce qu’il faut arracher.

Pour la première fois je vais parler en maître.

MARIANNE.

Quel malheur est le mien !

MONSIEUR ARGANT.

On te viendra chercher.

Quand il en sera temps, je te ferai paraître.

MARIANNE.

Eh ! pourquoi voulez-vous que je sois à jamais

Le fléau de ceux que j’adore ?

Joignez à vos bontés la grâce que j’implore ;

Et souffrez qu’en partant je vous rende la paix.

MONSIEUR ARGANT.

On m’attend ; obéis. Et vous, ami fidèle,

Ne m’abandonnez pas ; daignez prendre soin d’elle.

Restez ; je vous remets en main

Ce que j’ai de plus cher.

DOLIGNI PÈRE.

Partez ; mais en chemin...

MONSIEUR ARGANT.

Eh ! bien, quoi ?

DOLIGNI PÈRE.

N’allez pas user votre courage.

MONSIEUR ARGANT.

Oh ! j’en aurai de reste.

DOLIGNI PÈRE.

On est brave de loin...

Le ciel lui soit en aide ! Il en a bien besoin.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LA FLEUR, seul

 

La bonne femme est folle, ou le diable s’en mêle.

Comment donc ! eh ! pour qui madame me prend-elle ?

Pour un benêt de précepteur ?

J’eusse été bien venu, quand j’en serais capable.

Mais a-t-on jamais fait payer au serviteur

Les sottises du Maître ? Il est assez probable

Que je ne perdais pas dessus, grâce à mes soins ;

Et j’allais m’arranger pour y perdre encor moins.

Serviteur ; on me chasse : où diantre faire voile ?

 

 

Scène II

 

ROSETTE, LA FLEUR

 

ROSETTE.

La Fleur, que fais-tu là ?

LA FLEUR.

Je maudis mon étoile.

ROSETTE.

Ton étoile ! Comment ? Est ce qu’en bonne foi

Tu crois en avoir une à toi ?

Qu’as-tu ? Qu’arrive-t-il dans tes affaires ?

LA FLEUR.

J’ai

Que Madame m’a fait agréer mon congé.

ROSETTE.

Ton congé, mon enfant ?

LA FLEUR.

Oui, pour présent de noce.

ROSETTE.

Qu’as-tu fait ?

LA FLEUR.

Moi ?

ROSETTE.

Tu mens.

LA FLEUR.

Mon crime est d’être un sot.

ROSETTE.

Eh ! bien, tu mens encor.

LA FLEUR.

On m’impute un négoce

Que mon Maître a bâclé, sans m’en dire un seul mot ;

Et la prévention demeurant la plus forte,

L’innocence est mise à la porte ;

On m’oblige, avec elle, à prendre mon parti :

Je vais lui chercher un refuge.

ROSETTE.

Regrette moins ton Maître ; il t’aurait perverti.

D’ailleurs, peut-on savoir d’où vient tout ce grabuge ?

 

 

Scène III

 

MADAME ARGANT, ROSETTE, LA FLEUR

 

MADAME ARGANT.

Comment, ce misérable est encore en ces lieux !

Fidèle confident d’un trop coupable Maître...

Va-t’en.

LA FLEUR.

En vérité, madame, il est à naître...

MADAME ARGANT.

Tais-toi ; sors ; et jamais ne parois à mes yeux.

 

 

Scène IV

 

MADAME ARGANT, ROSETTE

 

ROSETTE.

M’est-il permis d’entrer dans vos douleurs secrètes ?

D’où viennent donc ces pleurs qui coulent malgré vous ?

Je ne vous vis jamais dans l’état où vous êtes.

MADAME ARGANT.

On ne reçut jamais de plus sensibles coups.

On vient d’empoisonner le bonheur de ma vie...

Mon cœur est suffoqué... je ne puis respirer.

Rosette lui donne un fauteuil.

Avec indignité ma tendresse est trahie.

Ai-je assez de sujets de me désespérer ?

L’objet dont je n’étais que trop préoccupée,

Que j’aimais du plus tendre, ou du plus fol amour,

Mon fils... Ce n’est qu’un fourbe. Il m’a toujours trompée.

Sa perfidie enfin éclate au plus grand jour.

Ce qui vient d’arriver ne m’en laisse aucun doute.

Je faisais tout pour lui : Rosette, tu le sais ;

Et je craignais toujours de n’en pas faire assez.

J’aurais donné mon sang jusqu’à la moindre goutte

Pour assurer le sort, la fortune et l’état

Du cruel qui m’a fait l’offense la plus noire.

Une famille illustre ouvrait à cet ingrat

Le chemin le plus sûr qui conduit à la gloire ;

Dans leur sein, dans leurs bras il allait être admis ;

Il allait devenir leur plus chère espérance,

L’objet de tous leurs soins. Ah ! quelle différence !

Ils vont être à jamais ses plus grands ennemis.

ROSETTE.

Aurait-il refusé cette grande alliance ?

MADAME ARGANT.

Apprends comment il s’est perdu.

Nous étions assemblés ; il était attendu.

Moi-même j’aspirais, avec impatience,

Au plaisir de le voir, de jouir des effets

Que devait produire sa vue.

Je comptais les moments... Attente superflue !

Au mépris des serments que le traître m’a faits

D’étouffer un amour qu’il condamnait lui-même ;

De l’erreur de ses sens loin d’être détrompé,

Il y sacrifiait ; et n’était occupé

Que du soin d’enlever cette fille qu’il aime.

Ne sachant que penser d’un retard indiscret,

Pour l’excuser encor je faisais mon possible ;

Enfin, l’on est venu m’en instruire en secret.

Non, un coup de poignard m’eût été moins sensible.

Alors, pleurant de rage, il a fallu sortir.

Juge de mon état, de la douleur amère,

De la confusion que j’ai dû ressentir.

Je suis désespérée... Ô déplorable mère !

C’en est fait, je n’ai plus de fils.

ROSETTE.

On pourra le sauver.

MADAME ARGANT.

Ah ! la raison m’éclaire,

Je pénètre plus loin que jamais je ne fis.

Supposé que l’on puisse apaiser cette affaire,

Et dérober sa tête aux rigueurs de la loi,

En est-il moins perdu pour moi,

Sitôt qu’il ne peut plus mériter ma tendresse ?

Sous les dehors trompeurs d’un caractère heureux,

Je vois qu’il a toujours abusé ma faiblesse.

Ce trait de lumière est affreux.

Ah ! grand dieu ! que j’étais cruellement séduite !

J’en mourrai de douleur.

ROSETTE.

Mais il pourrait un jour...

MADAME ARGANT.

Non, quand la confiance est une fois détruite,

C’en est fait pour jamais ; il n’est plus de retour.

Rosette, laisse-nous.

 

 

Scène V

 

MADAME ARGANT, MONSIEUR ARGANT

 

MADAME ARGANT, se levant.

Eh ! bien, quelle nouvelle ?

En a-t-on ? L’aventure est-elle aussi cruelle

Qu’on le dit ?

MONSIEUR ARGANT.

Je vous en réponds.

Avec son bel esprit qui vous avait séduite,

Votre fils, comme un sot, a donné tout de suite

Dans un piège grossier tendu par des fripons ;

Et le premier exploit de ses premières armes

Est un enlèvement bien conditionné.

Dans un asile détourné

Il croyait emmener, sans trouble et sans alarmes,

Son illustre conquête ; il n’avait rien prévu ;

Lorsque trahi par elle et pris au dépourvu,

On est venu troubler sa joie.

L’indiscret, qui pouvait échapper sans éclat,

Au lieu d’abandonner sa proie,

À tous les assaillants a livré le combat :

Mais, étant le plus faible, il a fallu se rendre.

Il est entre leurs mains, pris, et même blessé.

MADAME ARGANT.

Blessé ! Le malheureux ! Quel parti faut-il prendre ?

MONSIEUR ARGANT.

Mais Doligni, que j’ai laissé,

Croit avoir quelque espoir d’empêcher les poursuites ;

Et, comme il est intelligent,

Peut-être avec beaucoup d’argent

Cette aventure-là n’aura pas d’autres suites.

MADAME ARGANT.

Les suites n’en seront funestes que pour moi.

Idole de mon cœur ! Malheureuse chimère !

Fils indigne ! Ah ! le ciel te devait une mère

Incapable d’avoir le moindre amour pour toi.

Est-ce au fond de mon sein qu’il a puisé ces vices ?

Pour lui seul j’ai laissé ma fille dans l’oubli ;

La moitié de mon sang y reste enseveli ;

Je faisais à l’ingrat les plus grands sacrifices :

Et voilà tout le fruit que je vais retirer !

Ma honte est mon salaire ! Hélas ! qui l’eût pu croire ?

Pour détacher mon cœur, il faut le déchirer :

Mais je remporterai cette affreuse victoire.

Va, ma haine commence où mon erreur finit.

À Monsieur Argant.

Triomphez... le Ciel me punit.

MONSIEUR ARGANT.

Eh ! ne séparez point mon intérêt du vôtre.

Sans nous rien reprocher, gémissons l’un et l’autre

Sur les égarements de ce fils trop ingrat.

Si je l’ai toujours vu d’un œil un peu sévère,

Je n’en avais pas moins des entrailles de père ;

Je l’aimais comme vous ; mais avec moins d’éclat.

Je tenais ma tendresse un peu plus renfermée ;

Et je ne demandais à votre âme charmée,

Que de cacher l’excès de son enchantement.

Hélas ! si quelquefois je vous en ai blâmée,

Excusez le motif ; trop sûre d’être aimée,

La jeunesse abuse aisément

Du faible qu’on a pour ses charmes.

Plus les enfants sont chers, plus il est dangereux

De leur trop laisser voir tout ce qu’on sent pour eux.

Je gémis du sujet qui fait couler vos larmes :

Votre courroux est juste ; Argant l’a mérité.

Mais si vous le voyez, comme je l’envisage,

Au milieu des transports et des fougues d’un âge

Où la raison n’est pas à sa maturité,

Vous devez conserver un rayon d’espérance.

Je l’ai laissé confus, honteux, mortifié.

Je vois que son état est digne de pitié.

Un malheur instruit mieux qu’aucune remontrance.

Il peut se corriger. Il est encore à temps.

Ce qu’il vient d’essuyer finira son ivresse.

Eh ! croyez qu’il n’est point de plus sûre sagesse

Que celle qu’on acquiert à ses propres dépens.

MADAME ARGANT.

Discourez un peu moins, et montrez-vous plus sage.

MONSIEUR ARGANT.

Moi ?

MADAME ARGANT.

Sans doute.

MONSIEUR ARGANT.

Eh ! mais, s’il vous plaît,

Qui peut me procurer cet avis à mon âge ?

MADAME ARGANT.

Vous ne l’ignorez pas.

MONSIEUR ARGANT.

Je ne sais ce que c’est ;

Je n’en ai, je vous jure, aucune connaissance.

MADAME ARGANT.

À quoi sert d’affecter cette fausse innocence ?

Eh ! comment voulez-vous que je ne sache pas,

Ce qu’ici personne n’ignore ?

MONSIEUR ARGANT.

Voyons, que savez-vous encore ?

MADAME ARGANT.

Que votre fils n’a fait que marcher sur vos pas.

Monsieur, vous lui traciez une route assez belle !

Sans doute il vous sied bien de prendre son parti,

Puisqu’en effet c’est vous qui l’avez perverti !

MONSIEUR ARGANT.

J’entends ; voilà l’effet d’un rapport infidèle !

MADAME ARGANT.

Eh ! quel moyen, hélas ! de n’être pas séduit

Par l’exemple effréné des faiblesses d’un père ?

Quel caractère heureux n’en serait pas détruit ?

Ah ! c’est, de plus en plus, ce qui me désespère.

Qui recevra mes pleurs ? Qui fermera mes yeux ?

MONSIEUR ARGANT.

Vous vous abandonnez à de fausses alarmes.

Calmez-vous sur mon compte ; et jugez un peu mieux...

Mais on vient ; suspendez vos larmes.

 

 

Scène VI

 

DOLIGNI PÈRE, MONSIEUR ARGANT, MADAME ARGANT

 

MONSIEUR ARGANT.

Quoi ! déjà de retour !

DOLIGNI PÈRE.

Oui, vraiment, me voilà.

MONSIEUR ARGANT.

Vous n’aurez pu conclure avec ces coquins-là ;

Leurs propositions sans doute vous effrayent ?

DOLIGNI PÈRE.

J’ai trouvé, par bonheur, de ces gens qui se payent

De raison et d’argent comptant.

À l’honneur de leur fille il n’en faut plus qu’autant.

J’ai réglé, moyennant une somme assez forte,

Dont ces honnêtes gens sont contents.

MONSIEUR ARGANT.

Eh ! qu’importe ?

DOLIGNI PÈRE.

Si vous le trouvez bon, sans perdre un seul moment,

Il faut aller signer et consommer l’affaire.

Ce n’est pas loin d’ici ; c’est chez votre notaire,

Où l’acte est tout dressé.

MONSIEUR ARGANT.

Courons-y promptement ;

À Madame Argant.

Supposé, cependant, que cela vous convienne.

MADAME ARGANT.

Allez, messieurs.

MONSIEUR ARGANT.

Partons.

 

 

Scène VII

 

MADAME ARGANT, seule

 

Et nous, réglons aussi

L’affaire qui me reste à terminer ici.

Rosette ? Holà, quelqu’un ? Que Marianne vienne.

Voyons donc ce que c’est ; perçons l’obscurité,

Dont le mystère ici couvre la vérité.

Quoi ! tout ce qui m’est cher s’unit et se rassemble

Pour me faire essuyer tous les malheurs ensemble !

Mon époux et mon fils !... J’adorais deux ingrats !...

Ma rivale paraît... Ne la ménageons pas.

Je te rendrai du moins outrage pour outrage.

Sachons qui de nous deux doit imposer la loi.

 

 

Scène VIII

 

MARIANNE, MADAME ARGANT

 

MARIANNE, à part.

Que s’est-il donc passé ? Je vois, sur son visage,

Tous les traits du courroux qui va tomber sur moi.

MADAME ARGANT.

Approchez... N’êtes-vous point lasse

Du plaisir de semer le divorce en ces lieux ?

N’en pouvez-vous jouir, si ce n’est sous mes yeux ?

Voulez-vous me réduire à vous demander grâce ?

Ou faut-il vous céder ? Prononcez entre nous.

MARIANNE, à part.

Sans doute que j’ai fait rompre ce mariage.

MADAME ARGANT.

Répondez donc ?

MARIANNE.

Hélas ! je tombe à vos genoux.

MADAME ARGANT.

Portez ailleurs ce faux hommage.

Levez-vous. Les soupirs, les pleurs sont superflus.

Ce ne sont pas toujours des preuves d’innocence.

MARIANNE.

Disposez de mon sort. Que voulez-vous de plus ?

N’est-il pas en votre puissance ?

Ordonnez ; et comptez sur une obéissance

Qui servira du moins à me justifier.

Délivrez-vous de ma présence.

Je ne demande, hélas ! qu’à me sacrifier.

MADAME ARGANT.

Qu’à vous sacrifier ! Est-ce ici votre place ?

MARIANNE.

Je n’ai que du malheur ; vous pouvez m’en punir.

MADAME ARGANT.

Mais le malheur, ici, vous a-t-il fait venir ?

MARIANNE.

Accusez mon erreur et non pas mon audace.

Madame, on m’a trompée en m’amenant ici :

C’est une vérité qui peut être attestée.

Si j’avais été libre, y serais-je restée ?

D’aujourd’hui seulement mon sort est éclairci.

Et dès que je l’ai su, j’ai tout mis en usage

Pour qu’on me laissât fuir. Je n’ai pu l’obtenir.

Ai-je rien de plus cher que de vous réunir ?

MADAME ARGANT, à part.

Ô Ciel ! d’une rivale est-ce là le langage ?

J’ai peine à résister à son air ingénu.

Haut.

Cette énigme est assez difficile à comprendre.

Votre sort, dites-vous, vous était inconnu ?

Quel est donc ce Roman ?

MARIANNE.

On a dû vous l’apprendre.

Vous savez qui je suis.

MADAME ARGANT.

C’est un secret pour moi.

MARIANNE.

On ne vous a point dit qui j’étais ?

MADAME ARGANT.

Je l’ignore.

D’où vous vient ce nouvel effroi ?

MARIANNE.

Je frémis d’une erreur où je vous vois encore.

MADAME ARGANT.

Cherchez donc à la dissiper.

MARIANNE, à part, en regardant partout.

Hélas ! je ne vois point mon père.

MADAME ARGANT.

Mais ne vous flattez pas de pouvoir me tromper.

MARIANNE, à part.

Cet abandon me désespère.

MADAME ARGANT.

Que cherchent vos regards ? Épargnez-vous ces soins.

Parlez en liberté, nous sommes sans témoins.

MARIANNE.

Quand vous me connaîtrez...

MADAME ARGANT.

Quelle est votre fortune ?

MARIANNE.

Qui ? moi ! je n’en possède et n’en prétends aucune.

MADAME ARGANT.

Que faisiez-vous auparavant ?

MARIANNE.

Je menais hors du monde une vie inconnue.

MADAME ARGANT.

Continuez.

MARIANNE.

Dans un Couvent,

Depuis que je suis née, on m’a toujours tenue.

Fixez-y mon destin. Je suis prête à partir.

J’offre d’y retourner, pour n’en jamais sortir.

MADAME ARGANT, à part.

Je n’en avais jamais été si bien frappée.

Haut.

Comptez sur mes secours...

À part.

On peut l’avoir trompée...

Haut.

Je vous les offre volontiers.

Quel fut votre Couvent ? Parlez avec franchise.

MARIANNE.

Vous pouvez le connaître.

MADAME ARGANT.

Où vous avait-on mise ?

MARIANNE.

Mais c’était auprès de Poitiers.

MADAME ARGANT.

De Poitiers, dites-vous ?

À part.

Useraient-ils d’adresse ?

Haut.

C’est un fait qui peut être aisément éclairci.

MARIANNE.

Je le sais.

MADAME ARGANT, à part.

En effet, serait-elle ma nièce ?

Haut.

C’est le même Couvent où ma fille est aussi.

À part.

Que je suis coupable envers elle.

Haut.

Vous l’avez donc vue ?

MARIANNE.

Oui.

MADAME ARGANT.

Si vous la connaissez,

(Je suis mère, excusez des désirs empressés ;)

Vous pouvez m’en tracer une image fidèle.

Faites-moi son portrait... Quoi ! vous ne l’osez pas ?

Je ne me flatte point qu’elle ait autant d’appas

Que vous en avez en partage.

MARIANNE.

Ne me pressez pas davantage

De vous entretenir de ses faibles attraits.

MADAME ARGANT.

En serait-elle dépourvue ?...

Vous rougissez toujours, et vous baissez la vue.

MARIANNE.

Connaissez-la par d’autres traits

Plus précieux, plus chers et pour vous et pour elle :

C’est sa soumission et son profond respect.

Cet éloge n’est point suspect.

Quels que soient vos desseins, elle y sera fidèle.

Votre fille, à jamais, saura s’y conformer.

Vos projets lui sont tous aussi chers qu’à vous-même.

Il me reste à vous informer...

MADAME ARGANT.

De quoi donc ? Achevez.

MARIANNE.

De sa tendresse extrême.

 

 

Scène IX

 

MONSIEUR ARGANT, DOLIGNI PÈRE, au fond du théâtre, MADAME ARGANT, MARIANNE

 

MADAME ARGANT.

Eh ! pour qui ?

MARIANNE.

Le demandez-vous !

Pour une mère qu’elle adore.

MADAME ARGANT.

Moi ! puis-je mériter des sentiments si doux ?

Elle ne m’a point vue encore.

MARIANNE.

Hélas ! pardonnez-moi.

MADAME ARGANT.

Que dites-vous ? Comment ?

Éclaircissez en ce moment

Le mystère que vous me faites.

Seriez-vous !... Plût au ciel !... Dites-moi qui vous êtes.

Ma nièce... si j’en crois des transports pleins d’appas,

Vous devez m’être bien plus chère.

MONSIEUR ARGANT, s’approchant.

Votre cœur ne vous trompe pas.

Embrassez votre fille.

MADAME ARGANT, embrassant sa fille, qui se jette à ses genoux.

Ô trop heureuse mère !

MARIANNE.

Qu’il m’est doux de me voir entre des bras si chers !

MADAME ARGANT.

Pardonnez-moi tous deux, et partagez ma joie.

Dans la félicité que le Ciel me renvoie,

Je retrouve au-delà de tout ce que je perds.

MONSIEUR ARGANT.

Vous me pardonnez donc cette ruse innocente !

MADAME ARGANT.

Si je vous la pardonne ! Elle fait mon bonheur.

DOLIGNI PÈRE.

Nous en voilà pourtant venus à notre honneur !

MONSIEUR ARGANT.

Ma femme, il faut aussi que mon fils s’en ressente.

Sous le poids de sa faute il paraît abattu.

Je crois, pour l’avenir, qu’on peut tout s’en promettre.

Il n’oserait paraître. Ah ! daignez lui permettre

De venir à vos pieds reprendre sa vertu.

MADAME ARGANT.

Je ne puis.

MARIANNE.

Oserais-je, en faveur de mon frère,

Unir ma faible voix à celle de mon père ?

Pour qui réservez-vous un généreux pardon ?

Me refuserez-vous une première grâce ?

MADAME ARGANT.

L’ingratitude la plus basse

Mérite un entier abandon.

À Doligni père.

Appelez votre fils ; qu’il vienne en diligence.

Doligni va pour faire avancer son fils.

MONSIEUR ARGANT.

Je croirais que c’est trop écouter la vengeance,

Et que le châtiment d’un si cher criminel

Doit être passager et non pas éternel.

 

 

Scène X

 

DOLIGNI PÈRE, DOLIGNI FILS, MONSIEUR ARGANT, MADAME ARGANT, MARIANNE

 

MADAME ARGANT, à Doligni père.

Monsieur, voici ma fille et ma seule héritière.

Je déshérite Argant ; j’en prononce l’arrêt :

Ma fille occupera sa place toute entière.

Je sais que votre fils l’adore, et qu’il lui plaît.

Ne vous en cachez point. Leur amour m’intéresse.

Qu’ils recueillent tous deux le fruit de leur tendresse.

MARIANNE.

Eh ! Madame, croyez le serment que j’en fais,

S’il en coûte si cher à mon malheureux frère,

J’aime mieux, avec lui, pleurer votre colère,

Que d’en accepter les bienfaits.

MADAME ARGANT.

Eh ! que veux-tu ?

MARIANNE.

Sa grâce. Elle sera la mienne.

Si vous l’abandonnez, que faut-il qu’il devienne ?

MADAME ARGANT.

Il n’aurait pas parlé de même en ta faveur.

MARIANNE.

Il m’aimera... Craignez l’effet de sa douleur,

Et de son désespoir extrême.

MADAME ARGANT.

Qui me garantira ce retour sur lui-même ?

MARIANNE.

Sa faute et ses remords.

MADAME ARGANT.

Tu m’imposes la loi.

Puisse ce malheureux te prendre pour exemple !

Mais avant qu’un pardon plus ample

Lui fasse partager ma tendresse avec toi,

Je veux d’un œil sévère observer sa conduite.

L’ingrat, jusqu’à ce jour, ne m’a que trop séduite.

À Doligni fils.

Vous, recevez ma fille et vivez avec nous :

Je ne puis me résoudre à me séparer d’elle ;

C’est la condition que j’exige de vous.

DOLIGNI FILS.

C’est rendre encor plus chère une union si belle.

MONSIEUR ARGANT.

Enfin, vous me voyez au comble de mes vœux.

En aimant ses enfants, c’est soi-même qu’on aime ;

Mais, pour jouir d’un sort parfaitement heureux,

Il faut s’en faire aimer de même.

Comptez qu’on ne parvient à ce bonheur suprême,

Qu’en partageant son âme également entre eux.

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