L’Oncle Philibert (Jean-François BAYARD - Gustave DE WALLY)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le second Théâtre-Français, le 30 avril 1827.

 

Personnages

 

PHILIBERT

MADAME PHILIBERT, sa belle-sœur

JULES, fils de madame Philibert

ADÈLE, fille de madame Philibert

ERNEST D’APREVAL

MARIANNE

 

La scène est dans la maison de campagne de madame Philibert.

 

Le théâtre représente un salon ; à gauche, sur le premier plan, une fenêtre ; sur le second, un cabinet ; à droite, une table ; entrée par le fond, et sur le second plan, à droite.

 

 

Scène première

 

ADÈLE, JULES

 

Adèle tient une cravache, Jules une queue de billard. Ils entrent en courant.

ADÈLE.

Jules ! Jules ! je t’en prie, montons à cheval ce matin.

JULES.

Non, mademoiselle ; je vais jouer au billard.

ADÈLE.

Mon petit Jules, le tour du parc seulement...

JULES, avec impatience.

Non, non... je ne veux pas.

ADÈLE, avec colère.

Et moi, je le veux !...

 

 

Scène II

 

ADÈLE, MARIANNE, JULES

 

MARIANNE.

Eh bien ! on se dispute ?...

ADÈLE, cachant sa cravache.

Ah ! mon Dieu, Marianne !

JULES.

Tiens ! est-ce que tu as encore peur de ta bonne, toi ?

MARIANNE.

Là, une queue de billard... une cravache... C’est bien, c’est très bien ! voilà une journée qui commence à merveille. Ah ! mademoiselle, quel changement depuis que, pour votre malheur, votre oncle Philibert est venu s’installer dans ce château, que votre mère habite depuis son veuvage ! Vous qui autrefois n’aviez pas de plus grand plaisir que de vous occuper des détails du ménage, de faire de la tapisserie et des confitures...

JULES.

Le bel amusement que de faire des confitures !... Passe encore de les manger...

MARIANNE.

Aujourd’hui, vous n’aimez que le bruit, l’oisiveté, la dissipation ; vous montez à cheval, vous jouez au billard... plus de musique, plus de broderie... de toutes vos habitudes de demoiselle, il ne vous en est resté qu’une, celle de vous mirer sans cesse dans votre psyché pour vous donner des grâces, et de faire deux ou trois toilettes par jour !

JULES.

Tant mieux ; elle a raison.

MARIANNE.

Ah ! elle a raison ?

JULES.

Sans doute... Tu n’y entends rien, ma pauvre Marianne... s’occuper de son ménage, bien tenir son ménage, tu ne sors pas de là... C’est bon pour la femme d’un petit bourgeois, d’un marchand, d’un électeur à cent écus ; mais, quand on doit avoir quinze mille francs de rente, savoir danser, se mettre avec goût et se présenter dans un salon, voilà l’essentiel pour  une jeune personne.

MARIANNE.

À merveille !... Monsieur Philibert ne dirait pas mieux. Au reste, cela ne m’étonne pas, vous prenez son ton, ses manières. À présent, on ne vous voit pas toucher un livre : vous ne savez que jouer, chasser, courir et abîmer les allées du parc avec un tilbury... Est-ce que votre oncle veut faire de vous un cocher ?

JULES.

Il veut faire de moi un jeune homme à la mode !... Depuis dix ans que je pâlis sur le grec et le latin, j’en sais assez pour ma consommation... Ce sont des connaissances agréables, si tu veux... mais quand on a quinze mille francs de rente...

MARIANNE.

Quand on a quinze mille francs de rente et un oncle comme le vôtre pour se diriger, on va tout droit à l’hôpital ! En vérité, je ne conçois pas votre mère ! elle qui ordinairement est si prudente... Le laisser avec vous en partant pour Draguignan, c’est mettre le loup dans la bergerie.

ADÈLE.

Mon Dieu ! ma bonne, comme tu parles de mon oncle ! Ce n’est pas là ce que tu en disais avant son arrivée : toujours gai, mettant tout le monde en train par sa bonne humeur, c’était, à t’entendre, un homme charmant...

MARIANNE.

Et il l’était bien aussi autrefois, mademoiselle ! Des défauts, il en avait, sans doute ; mais aussi que de bonnes qualités ! Quand il passait près de moi, il avait toujours quelque chose d’agréable à me dire : Ma petite Marianne par-ci, ma petite Marianne par-là... Aujourd’hui, s’il me rencontre, il me regarde à peine, et lorsqu’il me parle, c’est pour me dire... Bonjour ma vieille !... Ah ! ce n’est plus le même homme.

JULES.

Pour nous, nous n’avons qu’à nous féliciter de son séjour ici. Auparavant, le château était d’une tristesse ! Maman ne voyait personne, ne recevait personne que nos grands parents... Et des grands parents... c’est fort respectable, mais ce n’est pas amusant.

ADÈLE.

Au lieu qu’à présent, nous n’avons pas le temps de nous ennuyer... Toujours de nouvelles fêtes, de nouvelles invitations... Mon oncle nous conduit dans tous les châteaux des environs...

JULES, relevant sa cravate.

Où il y a des femmes charmantes.

ADÈLE.

Où l’on danse deux ou trois fois par semaine.

MARIANNE.

Reste à savoir comment votre mère prendra tout cela à son retour, elle qui vit si retirée !

JULES.

Bah ! laisse donc, tu radotes, elle en sera enchantée.

MARIANNE.

Ah ! je radote... Ah ! vous vous permettez... Ah ! je... Vous me traitez comme cela, moi qui... moi...

ADÈLE.

Là, là, ne te fâche pas, ma bonne, Jules a voulu te faire entendre...

MARIANNE.

Ah ! je radote !...

ADÈLE.

Que tu ne sais pas ce que tu dis, voilà tout.

MARIANNE.

Hein ? plaît-il ?... Je ne sais pas ce que je dis... je radote... Eh bien ! nous verrons.

JULES.

Ma petite Marianne !...

ADÈLE.

Ma bonne !

MARIANNE.

Non, non, laissez-moi !...

 

 

Scène III

 

ADÈLE, PHILIBERT, JULES, MARIANNE

 

PHILIBERT, entrant, à la cantonade.

Oui, oui, vingt couverts... tout ce qu’il y aura de mieux... et ce soir on dansera sous les grandes charmilles, qui seront illuminées...

S’approchant.

Eh ! mes enfants, vous voilà...

Il leur donne la main.

ADÈLE et JULES.

Mon oncle !

PHILIBERT, voyant Marianne.

Ah ! bonjour, la vieille.

MARIANNE.

Là ! j’en étais sûre !

PHILIBERT, remontant la scène vivement.

À propos, Laurent, du champagne, entends-tu ? N’oublie pas le champagne !

MARIANNE.

Si l’on ne dirait pas qu’il y a noce au château !

ADÈLE.

Comment ! mon petit oncle, un bal, une illumination...

JULES.

Et un feu d’artifice ?...

PHILIBERT.

Certainement, tout ce que vous voudrez... C’est une fête, une surprise que je ménage à quelqu’un que nous aimons tous.

ADÈLE.

À maman !

PHILIBERT.

Oui, mon enfant.

JULES.

Elle revient ?

PHILIBERT.

Aujourd’hui... J’ai reçu ce matin une lettre.

MARIANNE.

Ah ! que je suis contente !... Madame revient, elle verra...

PHILIBERT.

Oui, n’est-ce pas, elle verra que j’ai embelli sa propriété... enrichi sa cave... formé ses enfants.

MARIANNE.

Ses enfants ! vous les perdez, vous les gâtez...

PHILIBERT.

Ah ! c’est cela, je les perds, je les gâte ! Parce que je ne suis pas toute la journée à crier, à gronder, à sermonner ! Ils seraient bien plus avancés, et moi aussi !... Eh ! morbleu, mes enfants, aimez-moi, et amusez-vous !...

MARIANNE.

La leçon ne commence pas mal !

PHILIBERT.

Tiens, Marianne, regarde donc... Est-elle jolie, ma petite nièce !

MARIANNE.

Elle ne l’oubliera pas... vous le lui répétez toujours.

PHILIBERT.

Et mon neveu !... que de grâce ! que de vivacité ! quelle tournure... Chers enfants, ils me rappellent... Oui, c’est lui... c’est bien lui... voilà ses traits, son air de bonté... son regard, son sourire... Pauvre frère ! Excellent Philibert !... Lui qui était bon époux, bon père, citoyen utile, il est parti... et moi, qui ne suis qu’un bon enfant, je reste !... Il me semble que je le vois encore sur son lit de douleur... il venait de payer mes dettes pour la troisième fois... Mon frère, me dit-il, avec un accent que je n’oublierai jamais, je sens que je vais mourir... je n’ai qu’un regret, c’est de quitter mes enfants ; tu leur serviras de père, n’est-ce pas ? tu me le promets ?... Frère, lui ai-je répondu, sois tranquille ; cette dette-là ce n’est pas comme les autres, je l’acquitterai !... Il m’a serré la main, et tout a été fini.

MARIANNE.

Ce diable d’homme, quand je suis en colère contre lui, il trouve toujours moyen de m’attendrir... Allons-nous-en, car je finirais par être de son avis.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

ADÈLE, PHILIBERT, JULES

 

PHILIBERT, continuant.

Je ne pourrais pas vous donner ma fortune, par une seule raison, mais elle est bonne... c’est que je n’en ai pas... Je ne pouvais point surveiller l’éducation de ma nièce, cela regardait sa mère ; ni celle de mon neveu, parce que, grâce au ciel, je n’ai jamais su un mot de grec ou de latin, et que je ne m’en suis pas plus mal porté pour cela. Mais un beau matin je me suis dit : Philibert, Adèle a dix-sept ans, Jules en a seize ; ils vont bientôt faire leur entrée dans le monde, c’est à toi de les y introduire.

ADÈLE.

Cher oncle !

PHILIBERT.

Oh ! j’ai été léger, étourdi, c’est vrai ; ma jeunesse a duré longtemps, je ne suis pas même bien sûr qu’elle soit finie ; mais si j’ai changé de goûts, d’habitudes, si je vis dans une société qui n’est peut-être pas la plus amusante, mais qui est la bonne, c’est à votre père que je le dois : eh bien ! ces principes, ces conseils qu’il m’a donnés, voici le moment de vous les rendre, je vous emmène tous à Paris.

ADÈLE.

À Paris ?

JULES.

Quel bonheur !

ADÈLE.

Nous irons au bal !

JULES.

Au spectacle, au bois de Boulogne !

PHILIBERT, lui frappant sur l’épaule.

Oui, petit mauvais sujet, au bal, au spectacle, au bois de Boulogne, partout où tu voudras ; je vous présente dans les meilleures maisons, je vous initie aux usages du monde, au bon ton de la société, et je veux que le diable m’emporte, si avant un an d’ici l’on ne cite pas ma nièce comme une des femmes les plus aimables, et mon neveu comme l’un des élégants les plus recherchés de la capitale.

JULES.

Ah ! mon oncle, quelle obligation ne vous avons-nous pas !

PHILIBERT.

Mais ce n’est pas tout, mes enfants, il faut encore que votre mère y consente, et, d’après sa lettre, je crains qu’elle n’ait sur vous d’autres idées ; d’abord, elle ne vient pas seule, et le compagnon de voyage m’a tout l’air d’un prétendu.

ADÈLE, baissant les yeux.

Ah ! mon Dieu !

PHILIBERT.

Cela te fait de la peine ?

ADÈLE.

Mais...

Vivement.

avez-vous le nom du jeune homme ?

PHILIBERT.

Ah ! ah ! petite curieuse ! Ernest d’Apreval, je crois.

ADÈLE.

Nous le connaissons déjà, mon oncle !

JULES.

Il est venu, l’année dernière, passer quelques jours au château.

ADÈLE.

C’est un notaire de Draguignan !

PHILIBERT.

Vrai ! un notaire de Draguignan !

Il rit.

ADÈLE.

Un jeune homme fort aimable, fort poli.

PHILIBERT.

Oui, de la politesse, comme ils en ont dans leur cabinet, c’est-à-dire de la morgue et de l’importance.

JULES.

C’est cela, un peu fier, mais de l’esprit.

PHILIBERT.

Celui qu’ils ont tous, l’esprit des affaires.

JULES.

Oui, mon oncle, un homme qui entend bien son état, qui a de l’instruction, à ce que dit maman.

PHILIBERT.

J’y suis ; qui sait les cinq Codes, la Coutume de Draguignan, et le Parfait-Notaire... un pédant.

JULES.

C’est ce que je voulais dire, un pédant.

PHILIBERT.

Et voilà le mari qu’on te destine ! allons, cela ne se peut pas ; un notaire de province ! la singulière idée !

JULES, riant.

Ah ! c’est vrai ; la singulière idée !

PHILIBERT, riant.

Ma pauvre Adèle !

JULES, riant.

Un mari de Draguignan !

ADÈLE.

Non, Monsieur, il ne sera pas mon mari ; certainement... je ne veux pas, on aura beau faire.

JULES.

Laisse donc, tu l’épouseras.

PHILIBERT.

Quant à toi, Jules, ta mère a aussi des vues sur toi, mon garçon ; il paraît qu’elle te destine au barreau.

JULES.

Au barreau !

PHILIBERT.

Et au barreau de Draguignan, peut-être ?

ADÈLE, riant.

Vrai ! mon frère, avocat à Draguignan !

JULES.

Certainement non, je ne le serai pas ; non, mademoiselle, je n’y consentirai jamais.

ADÈLE.

Ni moi non plus.

PHILIBERT.

Voyons, voyons, ne vous désolez pas, je me serai trompé sans doute, ce ne sont que des projets en l’air : votre mère est trop raisonnable pour sacrifier sa fille... car enfin, qu’est-ce qu’il te faut à toi, Adèle ? un agent de change, un banquier, un de ces gens brillants qui font de la dépense, qui font du bruit,

À part.

qui font banqueroute parfois ; le tout est de bien choisir.

JULES, à la fenêtre.

Ma sœur, ma sœur ! voici une voiture qui entre dans la cour.

ADÈLE, remontant la scène.

C’est maman qui arrive ! courons ! Ah ! voilà un jeune homme qui descend !

PHILIBERT.

Le notaire, sans doute.

ADÈLE.

Ah ! mon Dieu, quel négligé ! je me sauve... Si je ne dois pas l’épouser, ce n’est pas une raison pour lui faire peur.

JULES.

Moi, mon oncle, je ne veux pas voir maman avant toi. Cause avec elle, questionne-la.

ADÈLE.

Examinez mon prétendu.

JULES.

Vois si on veut faire de moi un avocat.

ADÈLE.

Si je dois aimer monsieur d’Apreval. Adieu, mon oncle, nous nous en rapportons à vous.

Ils sortent, en courant, par la droite.

 

 

Scène V

 

PHILIBERT, seul

 

Soyez tranquilles... Ces chers enfants ! ils sont d’une douceur, d’une amabilité ! quel dommage si on les enterrait au fond d’une province ! ils sont faits pour Paris, surtout ce petit Jules ! il promet beaucoup... il promet d’être un jour aussi... aussi bon enfant que son oncle... Ah ! ma belle-sœur !

 

 

Scène VI

 

PHILIBERT, MADAME PHILIBERT, ERNEST, entrant par le fond

 

MADAME PHILIBERT.

Marianne ! fais descendre mes enfants... Ah ! mon beau-frère ! mon cher Philibert !... je vous présente monsieur d’Apreval.

PHILIBERT.

Monsieur...

À part.

Une figure qui ne dit rien.

ERNEST, à part.

Il paraît que ma physionomie ne lui revient pas.

MADAME PHILIBERT.

Un ami de ma famille, un notaire unique !... qui a terminé en six mois notre liquidation... Oh ! nous lui devons de la reconnaissance, et j’espère qu’il nous appartiendra bientôt par d’autres liens.

PHILIBERT, à part.

C’est ce que nous verrons.

ERNEST, regardant Philibert par intervalles.

Madame... ce que j’ai fait ne mérite pas tant de bonté.

PHILIBERT, à part.

Oh ! quel ton doucereux !...

ERNEST, à part, même intention.

Il ne me regarde pas.

Haut.

Oui, madame, je m’estimais trop heureux de pouvoir être utile à une famille dont la confiance est un honneur pour moi...

PHILIBERT, à part.

Doucereux et flatteur !

ERNEST, de même.

Et l’espoir de vous appartenir est venu combler tous mes vœux... Je connais mademoiselle votre fille : aimable, sans coquetterie, jolie, sans prétention, elle n’est point de ces femmes qui ne veulent et ne savent que briller... Élevée par vous, elle n’aime ni le bruit, ni la dissipation, et ses goûts sont aussi simples que les miens.

PHILIBERT, à part.

Doucereux, flatteur et raisonnable ! Cela va bien.

MADAME PHILIBERT.

Vous le voyez, mon cher Philibert, c’est un homme sage, rangé, l’époux qui convient à mon Adèle. Quant à Jules, nous avons aussi pensé à lui ; il commencera chez son beau-frère les études qui doivent en faire un avocat.

PHILIBERT, à part.

Pauvre Jules ! avocat en perspective et clerc de notaire par intérim !

ERNEST, à part.

C’est un parti pris, l’oncle ne me dira rien.

MADAME PHILIBERT, à Ernest.

Et Jules mérite tout l’intérêt que vous prenez à lui... Oh ! l’amour maternel ne m’aveugle pas ; mais mes enfants sont bien les plus doux, les plus aimables...

 

 

Scène VII

 

PHILIBERT, MARIANNE, MADAME PHILIBERT, ERNEST

 

MARIANNE.

Ah ! madame, vos enfants...

MADAME PHILIBERT.

Qu’y a-t-il, Marianne ?

MARIANNE.

Si vous saviez comme ils m’ont traitée ! on n’y peut plus tenir.

MADAME PHILIBERT.

Comment ?

ERNEST, à part.

Il paraît que les enfants les plus aimables ont aussi leurs caprices.

MARIANNE.

Je les avertissais de descendre pour vous voir, ils se sont moqués de moi, et m’ont fermé la porte au nez en me disant : Laisse-nous, ma vieille !

PHILIBERT.

Voyez un peu le grand mal !

MADAME PHILIBERT.

Allons, Marianne, console-toi, je vais les gronder. Conduis monsieur à son appartement.

ERNEST.

Souffrez, madame, que je vous reconduise jusqu’au vôtre.

Il remonte la scène en lui donnant la main.

MARIANNE.

Ma vieille ! des enfants que j’ai élevés ! Depuis que vous m’avez appelée ainsi, tout le monde s’en mêle dans la maison.

ERNEST, qui a redescendu la scène.

Monsieur Philibert, j’ose espérer que vous ne me refuserez pas votre aveu.

Il salue.

PHILIBERT, saluant aussi.

Monsieur...

ERNEST, à part.

Décidément, je ne lui plais pas.

Il salue encore, fait un signe à Marianne, et sort.

MARIANNE.

Ma vieille ! vous ne disiez pas cela autrefois.

Elle sort, en grondant, par la droite, avec Ernest.

 

 

Scène VIII

 

PHILIBERT, seul

 

Et voilà l’individu que j’aurais pour neveu, qui entrerait dans la famille des Philibert ?... non, certainement... D’abord, il me déplaît... ensuite, ma nièce a trop bon goût...

 

 

Scène IX

 

JULES, PHILIBERT, ADÈLE

 

Ils entr’ouvrent la porte du fond.

ADÈLE.

Mon oncle, vous êtes seul ?

JULES.

Ils sont sortis ?

PHILIBERT.

Ah, vous voilà !

ADÈLE, accourant.

Vous avez vu mon prétendu ?

JULES.

Tu as parlé à maman ?

ADÈLE.

Comment est-il ? me convient-il ?

JULES.

Que dit-elle ? que veut-elle faire de moi ?

PHILIBERT.

Un instant, mes amis, un instant ! Pour ton prétendu, nous l’avons bien jugé. Quant au physique, il est laid ; quant au moral... c’est un notaire !... un homme tout matériel !... qui te fait l’honneur de t’épouser, parce qu’il n’aime pas les femmes brillantes !

ADÈLE.

C’est bien flatteur pour moi.

PHILIBERT.

Au fait, il a raison ; il n’est pas très brillant, le pauvre garçon ! Pour toi, Jules, c’est un parti arrêté, l’année prochaine, en avant Cujas et Barthole. Si ce n’était que cela, il n’y aurait pas grand mal ; car enfin, faire son droit, ce n’est pas faire grand’chose... Tu aurais toujours là trois années devant toi... et à Paris, il y a de la ressource... les spectacles, les cafés, le bal d’Idalie dans mon temps, la Chaumière aujourd’hui, et puis les étudiants, en général tous gaillards qui entendent la vie humaine !... Mais c’est bien différent, tu feras ton droit en province, sous la surveillance de monsieur d’Apreval ; et, pour distraction, tu copieras les actes de ton beau-frère.

JULES.

Ah ! pour celui-là, c’est trop fort !

PHILIBERT.

Au reste, voyez ! je ne voudrais pas me reprocher de vous faire prendre une détermination à la légère... Je sais bien qu’à la place de Jules le diable ne me ferait pas faire avocat, et que, pour tous les trésors du monde, à la tienne, je n’épouserais pas monsieur d’Apreval... Mais, enfin, consultez-vous bien ; réfléchissez bien : je ne veux pas vous influencer.

ADÈLE.

Mon oncle !

JULES.

Écoute donc !...

PHILIBERT.

Non, mes enfants ! non, je ne veux pas vous influencer.

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

JULES, ADÈLE

 

JULES.

Oh ! c’est tout réfléchi, tout considéré. Monsieur d’Apreval... vous croyez... mais nous verrons. Je ne suis pas une petite fille, moi ! vous ne me mènerez pas comme ma sœur.

ADÈLE.

Hein ? qu’est-ce que tu dis là ? comme moi ! mais je ne veux pas qu’il me mène du tout, entends-tu ! Je ne serai pas sa femme.

JULES.

Ni moi son clerc. La belle figure que je ferais dans son étude ! On lui en donnera des jeunes gens comme moi. Tiens, Adèle ! il n’y a qu’un parti à prendre.

ADÈLE.

Lequel ?

JULES.

Nous ne sommes plus des enfants.

ADÈLE.

Je crois bien !

JULES.

À dix-sept ans, on a de la raison... ou on n’en aura jamais.

ADÈLE.

C’est juste... ou on n’en aura jamais.

JULES.

Il faut aller trouver maman...

ADÈLE.

Allons trouver maman.

JULES.

Lui dire tout simplement que la profession d’avocat ne me convient pas...

ADÈLE.

Que je ne veux pas du mari qu’elle me propose.

JULES.

Que si monsieur d’Apreval compte sur moi pour garnir son étude, il court grand risque de la voir rester vide...

ADÈLE.

Que s’il compte sur moi pour se marier, il court grand risque de mourir garçon...

JULES.

Allons, viens ! nous avons la raison pour nous ; et, morbleu ! il faudra bien que maman !...

ADÈLE.

Certainement, il faudra bien !...

JULES

Ah ! mon Dieu ! la voici !

ADÈLE.

Je suis toute tremblante !

JULES.

C’est singulier ! cela me fait un drôle d’effet !

 

 

Scène XI

 

JULES, MADAME PHILIBERT, ADÈLE

 

MADAME PHILIBERT, entrant par la droite.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ? Est-ce que ma présence vous fait peur ?... Adèle !...

Adèle l’embrasse.

Et toi, Jules ! tu ne me dis rien ?... Pourquoi ne pas venir à moi comme à ton ordinaire ?...

JULES, l’embrassant.

Me voici, maman !...

MADAME PHILIBERT.

Je le vois, vous craignez mes reproches pour votre conduite avec Marianne...

JULES, à part.

Aïe ! le sermon !

MADAME PHILIBERT.

Pauvre femme ! la traiter ainsi ! elle qui vous a élevés ! Elle en pleurait presque !... Oh ! c’est fort mal !... et dans quel moment encore, Adèle ! lorsque je venais de faire ton éloge à ton prétendu !

ADÈLE.

Ah ! mon Dieu !

MADAME PHILIBERT.

Oui, ma fille ; car, enfin, il faut bien que tu le saches, ce voyage que je viens de faire, c’était pour toi, c’était pour prendre des renseignements sur monsieur Ernest... Son caractère, son rang dans le monde, sa famille, tout me convient ; il ne te déplaît pas, puisque tu en disais toi-même beaucoup de bien l’année dernière... Ainsi donc, j’ai donné ma parole, c’est une affaire conclue.

JULES, faisant des signes à sa sœur.

Allons, Adèle, c’est le moment, prononce-toi.

MADAME PHILIBERT.

Quant à toi, Jules, nous nous sommes aussi occupés de ton avenir, mon ami ; voici l’âge où il te faut choisir un état ; tu as des moyens ; je t’ai souvent entendu vanter la profession d’avocat ; je suis charmée que ton goût s’accorde avec le mien : cette année tu commenceras à travailler.

ADÈLE, faisant des signes à Jules.

Eh bien ! Jules, tu ne dis rien ; allons, du courage !

MADAME PHILIBERT.

Qu’est-ce donc ?

JULES.

Ah ! rien, maman... c’est que... c’est que... Adèle voulait vous parler...

ADÈLE, effrayée.

Moi... non, ce n’est pas vrai, je n’ai rien dit.

MADAME PHILIBERT.

Allons, mes enfants, c’est bien ; je vois que nous sommes d’accord, et que je peux annoncer à monsieur Ernest...

PHILIBERT, en dehors.

C’est bien, c’est bien, asseyez-vous dans le salon... je vais vous l’envoyer...

 

 

Scène XII

 

JULES, MADAME PHILIBERT, PHILIBERT, ADÈLE

 

PHILIBERT, entrant.

Ah ! ma sœur... c’est un brave homme, un fermier, je crois, qui vient d’arriver avec un sac d’argent... je l’ai fait entrer dans le salon... parce qu’un sac d’argent ne doit jamais faire antichambre... et vous allez compter avec lui tout de suite, parce qu’il ne faut jamais faire attendre les gens qui viennent payer... ceux qui viennent recevoir, à la bonne heure !

MADAME PHILIBERT, riant.

Je ne fais attendre personne, moi !... j’y vais. Adieu, mes enfants, madame d’Apreval, mon petit avocat... Adieu...

Elle sort.

 

 

Scène XIII

 

JULES, PHILIBERT, ADÈLE

 

PHILIBERT.

Comment ! madame d’Apreval, mon petit avocat ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce que vous avez changé d’avis ?

ADÈLE.

Non, mon oncle... mais... c’est que maman m’a ordonné de l’épouser.

PHILIBERT, à Adèle.

Et qu’as-tu répondu ?

JULES, vivement.

Rien, mon oncle ; elle n’a pas soufflé le mot !

PHILIBERT.

Et toi ?

ADÈLE, vivement.

Ni lui non plus.

PHILIBERT.

Il paraît que vous êtes braves tous les deux !...

À part.

S’il leur avait fallu soutenir comme moi vingt créanciers...

Haut, à Adèle.

Tu aimes donc monsieur Ernest ?

ADÈLE.

Moi ! je ne veux pas le voir.

PHILIBERT, à Jules.

Tu as donc du goût pour les dossiers ?...

JULES.

Moi ! je les ai en horreur.

PHILIBERT.

Eh ! que diable alors ?

JULES.

Que veux-tu, mon oncle ? quand je suis avec toi, je sens bien que j’ai raison ; mais quand maman me parle, je ne sais... l’habitude... le respect... il me semble que j’ai tort.

PHILIBERT.

Voyez un peu où nous mène ce beau système d’éducation ! Voilà deux enfants qui n’osent se plaindre, sacrifiés, malheureux pour toute la vie !

ADÈLE.

Oh ! oui, je serai bien malheureuse !

JULES.

C’est une tyrannie !

PHILIBERT.

Pauvres enfants ! ils me font une peine... Voyons, mes amis, du courage, tout n’est pas perdu.

JULES, lui sautant au cou.

Ah ! mon petit oncle, parle pour nous.

ADÈLE.

Oh ! oui, n’est-ce pas ?

PHILIBERT.

Un instant... si je parle à votre mère, elle n’a qu’à s’imaginer que je vous ai monté la tête ! moi qui, au contraire, vous ai retenus, vous ai engagés à réfléchir mûrement... il vaudrait mieux que cela vînt de vous.

ADÈLE.

Je n’oserai jamais.

JULES.

Ni moi.

PHILIBERT.

Si vous n’osez pas lui parler, écrivez-lui.

JULES.

À la bonne heure ! c’est différent.

ADÈLE.

Tiens ! je n’y pensais pas... écrivons-lui...

Courante la table.

Je vais faire la lettre.

JULES, la suivant.

Non, mademoiselle, c’est moi.

PHILIBERT.

Eh bien ! mon garçon, voilà du papier, de l’encre.

JULES, à la table.

Soyez tranquille... J’aurai bientôt fait... Je vais lui dire... je vais lui dire...

ADÈLE, de l’autre côté de la table.

C’est cela, dis-lui... Qu’est-ce que nous lui dirons, mon oncle ?

JULES.

Oui, qu’est-ce que nous lui dirons ?

PHILIBERT.

Parbleu ! te voilà bien embarrassé,’ toi qui fais parler tous les jours Cicéron ou Démosthène, tu ne peux pas tourner une lettre à ta mère ! Faites donc faire des études à vos enfants !... Il faudra encore que ce soit moi...

ADÈLE.

Ah ! oui.

JULES.

Tu serais si aimable !

PHILIBERT.

Allons ! assieds-toi, et écris :

Dictant.

Ma chère maman.

JULES, écrivant.

« Ma chère maman. »

PHILIBERT, rêvant.

C’est qu’il faudrait quelque chose de poli, de bien tourné... M’y voilà...

Dictant.

« Ma chère maman, toute réflexion faite, Adèle ne veut pas épouser monsieur Ernest, et moi je ne veux pas me faire avocat. Vos enfants soumis et respectueux. » Parce qu’il faut toujours avoir pour sa mère beaucoup de respect, beaucoup de soumission, n’oubliez jamais cela... « Vos enfants soumis et respectueux. Jules et Adèle. » Signez tous les deux... Il ne s’agit plus que de la faire parvenir à son adresse... Ah !... justement, Marianne...

 

 

Scène XIV

 

ADÈLE, PHILIBERT, JULES, MARIANNE, ensuite ERNEST

 

PHILIBERT.

Tiens, ma vieille, voici une lettre pour ma belle-sœur.

MARIANNE.

Pour madame ? comment ?

PHILIBERT.

Ne t’inquiète pas.

ADÈLE, apercevant Ernest.

Ah ! monsieur Ernest !... Je ne peux pas rester, je crois qu’il me déplaît.

PHILIBERT.

Ni moi, il m’ennuie d’avance.

JULES.

Ni moi, il a l’air trop pédant.

MARIANNE.

Voilà un jeune homme qui est reçu en ami.

ERNEST, entrant.

Mademoiselle, depuis ce matin j’ai eu le malheur de ne pouvoir vous rencontrer, mais...

ADÈLE.

Pardon, monsieur, une affaire indispensable ma mère qui m’attend... J’ai l’honneur de vous saluer.

Elle sort.

ERNEST, se tournant vers Philibert.

Je vous fais mon compliment, vous avez une nièce charmante, et...

PHILIBERT.

Pardon, monsieur, je suis forcé d’accompagner Adèle.

Il sort.

ERNEST, se tournant vers Jules.

Il paraît, monsieur Jules, que madame votre mère a l’intention...

JULES.

Pardon, monsieur, je suis forcé d’accompagner mon oncle.

Il sort par la droite.

 

 

Scène XV

 

ERNEST, MARIANNE

 

ERNEST.

Allons, voilà un accueil encourageant... Ah ! ceci passe les bornes ; on dirait qu’ils veulent se moquer de moi.

MARIANNE.

On dirait ! pauvre jeune homme !

ERNEST.

Si c’est ainsi qu’on reçoit un prétendu ! La jeune personne prétexte une affaire, l’oncle me tourne le dos, le beau-frère me regarde à peine ; ils me laissent là... comme un client. Au fait, si je leur déplais, ils n’ont qu’à le dire ; je ne suis pas joli garçon, je le sais, mais on en aime qui ne me valent pas.

MARIANNE.

Oh ça, c’est vrai !

ERNEST.

Je ne suis pas un génie ; mais, pour être notaire, je ne suis pas un sot.

MARIANNE.

Je vous demande pardon, monsieur.

ERNEST.

Comment ?

MARIANNE.

C’est précisément parce que vous êtes notaire.

ERNEST.

Que je suis un sot ?

MARIANNE.

Non ; que vous déplaisez à monsieur Philibert. D’ailleurs, vous paraissez si doux, si raisonnable, que même sans cela...

ERNEST.

Mais Adèle, mais Jules, ne doivent pas penser comme leur oncle ?

MARIANNE.

C’est ce qui vous trompe ; on ne pense plus, on ne voit plus que d’après monsieur Philibert. Auparavant, on était d’une simplicité... maintenant on ne rêve plus que luxe et plaisir ; on veut vivre à Paris... Auparavant, on était fort bien disposé pour vous...

ERNEST.

Comment ?

MARIANNE.

Oui, monsieur, je le lui ai entendu dire moi-même.

ERNEST, vivement.

Vous croyez donc que sans l’oncle je ne lui aurais pas déplu ?

MARIANNE.

Au contraire.

ERNEST, de même.

Que c’est lui seul qui leur a monté la tête contre moi ?

MARIANNE.

Certainement.

ERNEST.

S’il en est ainsi, nous allons voir... Ah ! je suis trop raisonnable ! S’il ne faut qu’être mauvais sujet pour plaire à l’oncle, morbleu ! je le serai.

MARIANNE.

Qu’est-ce qu’il dit donc ?

ERNE5T.

J’ai des souvenirs, j’ai été jeune comme un autre... J’aperçois Jules : je cours le rejoindre, je commence par lui. Ah ! mon cher monsieur Philibert, vous me contrariez dans mes amours, vous me blessez dans mon amour-propre ! mais je suis piqué au jeu, et, malgré vous, j’épouserai Adèle, ne fût-ce que pour venger l’honneur du corps respectable des notaires.

Il sort par le fond.

MARIANNE, seule.

Ah çà ! mais je n’y conçois plus rien ; il a l’air aussi fou que les autres. Est-ce que cela se gagne ?

 

 

Scène XVI

 

MARIANNE, MADAME PHILIBERT, entrant par la droite

 

MADAME PHILIBERT.

Eh bien ! Marianne, où sont mes enfants ?

MARIANNE.

Ils viennent de sortir avec leur oncle, madame ; mais voici une lettre qu’ils m’ont chargée de vous remettre.

MADAME PHILIBERT, lisant.

Une lettre ! qu’est-ce que cela veut dire ? comment ! l’écriture de Jules !... Je n’en puis revenir ! Mes enfants m’écrire ainsi !

MARIANNE.

Cela ne m’étonne pas, madame, monsieur Philibert était là : c’est lui qui l’aura dictée.

MADAME PHILIBERT.

Philibert ! par quel motif ?...

MARIANNE.

Parce que monsieur Ernest lui déplaît, et qu’il a décidé dans sa tête que monsieur Jules ne serait pas avocat.

MADAME PHILIBERT.

Ah ! il a décidé... mais je trouve fort plaisant que mon beau-frère se mêle de ce qui ne le regarde pas, et...

MARIANNE.

Le voici qui vient, madame.

MADAME PHILIBERT.

C’est bon. Je vais lui parler, laisse-nous.

 

 

Scène XVII

 

MARIANNE, MADAME PHILIBERT, PHILIBERT

 

PHILIBERT.

Voyons un peu l’effet qu’a produit la lettre.

MARIANNE, à part.

Je m’en vais ; l’entrevue sera chaude.

Elle sort.

MADAME PHILIBERT.

Ah ! c’est vous !... j’ai des remerciements à vous faire.

PHILIBERT, à part.

De l’ironie ! le baromètre m’a l’air à la tempête.

MADAME PHILIBERT, lui donnant la lettre.

Tenez, monsieur, lisez...

PHILIBERT, la parcourant.

Eh bien ! madame ?

MADAME PHILIBERT.

Comment trouvez-vous cette lettre ?

PHILIBERT.

Moi !... mais elle n’est pas mal !... un style clair, simple.

MADAME PHILIBERT.

Et poli surtout !

PHILIBERT.

N’est-ce pas ?

MADAME PHILIBERT.

Et ce n’est pas vous qui leur mettez dans la tête de pareilles idées, qui leur prêchez la désobéissance, la révolte ?

PHILIBERT.

Je ne prêche jamais... ce n’est pas mon genre.

MADAME PHILIBERT.

Quoi ! vous me soutiendrez que, sans vous, mes enfants...

PHILIBERT.

D’abord, je ne soutiens rien, moi ; mais ne nous emportons pas... Ce matin, ils sont venus me trouver en pleurant !

MADAME PHILIBERT.

En pleurant !

PHILIBERT.

Oui, ma sœur ! Et quand vos enfants pleurent, moi, je m’attendris... parce que l’amitié... la sympathie... mon frère, enfin... D’ailleurs, c’est plus fort que moi.

MADAME PHILIBERT.

Je sais que vous êtes un excellent homme ; mais pourquoi ces larmes ?... pourquoi ?...

PHILIBERT.

Pourquoi ? vous me le demandez ! et le mariage d’Adèle, et la profession de Jules... Si vous aviez vu leur désespoir ! ils étaient prêts à faire des folies...

MADAME PHILIBERT.

Des folies ?

PHILIBERT.

Oui ; mais je les ai retenus, je les ai calmés, je leur ai dit : « Mes enfants, vous avez une bonne mère, une mère qui vous aime, qui ne vous sacrifiera pas... vous n’osez lui parler ; écrivez-lui, mais bien poliment, bien respectueusement... » C’est ce qu’ils ont fait... Eh bien ! madame, voyez maintenant, prononcez, ai-je eu tort ?

MADAME PHILIBERT.

Non, sans doute, mon cher Philibert ! vous m’avez bien jugée mais ce n’est point sacrifier Adèle que de lui donner pour mari un honnête homme.

PHILIBERT.

Un honnête homme ! un honnête homme ! comme si cela suffisait ! Votre cousin Pastoureau était un honnête homme aussi ?

MADAME PHILIBERT.

Sans doute.

PHILIBERT.

Et si votre père vous eût forcée de l’épouser, auriez-vous été heureuse avec lui ?

MADAME PHILIBERT.

Mais...

PHILIBERT.

Eh bien ! votre fille est, vis-à-vis de monsieur Ernest, précisément dans la position où vous étiez avec le cousin Pastoureau. Quant à Jules...

MADAME PHILIBERT.

J’en veux faire un avocat... Y a-t-il une plus belle carrière que celle du barreau ?

PHILIBERT.

Elle est superbe ! Traîner sa robe sur les degrés du palais... avaler la poussière d’un vieux dossier... s’égosiller pour des clients qui vous paient mal, ou des avoués qui ne vous paient pas... c’est magnifique ! Du reste, peu importe que le jeune homme ait du goût ou non pour la chicane !...

MADAME PHILIBERT.

Écoutez ! je ne prétends pas forcer l’inclination de mon fils, s’il a pour le barreau une aversion insurmontable...

PHILIBERT.

Insurmontable, c’est le mot.

MADAME PHILIBERT.

Eh bien ! il est jeune encore, et il y a d’autres carrières. Pour ma fille, c’est différent ; je suis engagée.

PHILIBERT.

Eh bien ! l’on se dégage.

MADAME PHILIBERT, riant.

Ah ! l’on se dégage !... Tenez, mon cher Philibert, pour un bal, un dîner, une partie de plaisir, je m’en rapporterais entièrement à vous ; mais, pour rompre ou conclure un mariage, c’est différent ; ces choses-là ne sont pas de votre compétence.

PHILIBERT.

Ah ! vous croyez !

MADAME PHILIBERT.

J’en suis sûre, vous n’y entendez rien.

PHILIBERT.

Mais ma sœur...

MADAME PHILIBERT.

Non, mon cher Philibert ! croyez-moi, vous n’y entendez rien...

Elle sort en riant, par la droite.

 

 

Scène XVIII

 

PHILIBERT, seul

 

Ah ! je n’y entends rien ! c’est ce que nous allons voir. Oh ! je sais bien ce qui l’arrête... elle n’ose pas congédier le jeune homme. Eh bien ! c’est un service que je lui rendrai ; je vais renvoyer le prétendu, moi... ce n’est pas difficile... j’ai passé par là... Je me souviens encore du temps où l’on me disait à moi-même : « Monsieur Philibert, vous êtes bien aimable, bien gai ; vous avez un ton charmant : vous plaisez à toute la famille ; mais la jeune personne... Vous concevez... » Ce qui voulait dire : Prenez votre chapeau, et allez-vous-en.

 

 

Scène XIX

 

PHILIBERT, ERNEST

 

ERNEST.

L’oncle est seul... bravo !...

PHILIBERT.

Ah ! le voici !

ERNEST.

Monsieur Philibert, j’étais impatient de vous parler...

PHILIBERT.

Monsieur ! vous ne pouviez arriver plus à propos... car, moi, j’ai à vous parler aussi...

ERNEST.

En vérité ?... tant mieux ! Expliquez-vous de grâce...

PHILIBERT.

Monsieur Ernest ! vous êtes bien aimable... vous avez un ton charmant...

ERNEST, d’un air dégagé.

Parbleu ! je le sais bien.

PHILIBERT.

Vous plaisez beaucoup à toute la famille... mais la jeune personne... vous concevez...

ERNEST.

Je comprends.

PHILIBERT.

Ah !...

À part.

Il paraît qu’il sait ce que le compliment veut dire.

ERNEST.

Tenez, monsieur Philibert, parlez avec franchise : ce n’est pas cela du tout... je ne suis ni aimable, ni gai... mon ton ne vous semble pas charmant ; et je ne plais pas plus à la famille qu’à votre nièce.

PHILIBERT.

Ma foi, mon cher monsieur, à parler franchement, c’est vrai, oh ! c’est vrai.

ERNEST.

Eh bien ! j’en étais sûr... Vous me mettez à mon aise. Que diable aussi, avec leur sagesse, leur prudence, leurs bonnes manières, je savais bien qu’ils ne feraient de moi qu’un imbécile... J’avais l’air gauche et bête, hein, n’est-ce pas ?

PHILIBERT.

Permettez... je ne dis pas...

ERNEST.

Oh ! dites, dites toujours !... Que voulez-vous ? je ne sais pas porter un masque, moi ; aussi, mon père se fâchera s’il veut ; madame Philibert me renverra, si je ne lui conviens pas ; mais je n’y puis plus tenir, et, désormais, je veux paraître ce que je suis ; plus de contrainte, plus de déguisement.

PHILIBERT.

Comment ? je n’y suis plus du tout, moi...

ERNEST.

D’ailleurs, à quoi bon ces ruses, ces détours ? Pourquoi tromper monsieur Philibert ? Parbleu ! il sait bien qu’un jeune homme... est un jeune homme.

PHILIBERT.

Ah ça ! je ne comprends pas...

ERNEST.

Comment ! vous n’avez pas senti tout de suite quelque chose là qui vous disait... Voilà un bon enfant ?

PHILIBERT.

Non, ma parole d’honneur.

ERNEST.

Eh bien ! moi, je vous aurais reconnu d’abord.

PHILIBERT.

Vous êtes trop aimable ; mais expliquez-moi...

ERNEST.

Tenez, vous m’avez cru bien rangé, bien froid, bien raisonnable.

PHILIBERT.

Eh bien !

ERNEST.

Eh bien ! ce n’est pas cela du tout... Entre nous, je ne connais personne qui ait autant vécu que moi.

PHILIBERT.

Ah ! laissez donc.

ERNEST.

Personne !

PHILIBERT.

Laissez donc !

ERNEST.

Non... pas même vous.

PHILIBERT.

Eh bien ! il n’a pas de vanité.

ERNEST.

Certainement, vous n’avez pas fait autant de dettes que moi.

PHILIBERT.

Oh ! par exemple, c’est un peu fort !

ERNEST.

Vous n’avez pas eu contre vous trois prises de corps...

PHILIBERT, s’animant.

J’en ai eu quatre.

ERNEST.

Vous n’avez pas été à Sainte-Pélagie comme moi.

PHILIBERT, de même.

Allez demander de mes nouvelles au corridor rouge, numéros 12, 15 et 28.

ERNEST.

Vous ne vous êtes pas battu en duel six, sept fois...

PHILIBERT, de même.

Le restaurateur de la porte Maillot ne me connaît pas ! Informez-vous de Philibert.

Se reprenant.

Ah çà ! qu’est-ce que je dis là, moi ?... Mais comment ma belle-sœur a-t-elle pu penser...

ERNEST.

Rien de plus naturel... madame Philibert habite la province, et c’est à Paris que je faisais mes escapades. Mais tout se découvre à la fin. Mon père fut instruit de ma conduite... Les pères sont si singuliers !... le mien s’avisa de trouver mauvais que j’eusse des dettes, que je fisse mon droit chez Lepage, à la Chaumière, à l’Odéon, car il voulait aussi faire de moi un avocat.

PHILIBERT.

Ils ont tous la même manie !

ERNEST.

Un beau matin il entra chez moi, me signifia qu’il fallait partir ; et, une heure après, je me trouvai au fond d’une berline, sur la route de Draguignan, en tête-à-tête paternel.

PHILIBERT.

Pauvre jeune homme !

ERNEST.

À Draguignan l’on n’est point farceur. Je fis contre fortune bon cœur, je pris l’étude de mon père. Il fallut me contraindre pour conserver ma clientèle ; et, grâce à la nécessité, autant qu’au manque d’occasions, j’eus bientôt la réputation du jeune homme le plus rangé du département du Var.

PHILIBERT.

Ma foi, mon ami, j’en conviens, j’y ai été trompé moi-même tout le premier... vous jouez votre rôle à merveille...

ERNEST.

C’est égal ! je ne veux plus tromper personne.

PHILIBERT.

Vous ferez bien...

ERNEST.

On saura que j’ai été, que je suis encore, et que je serai toujours un bon vivant !

PHILIBERT.

Cela vaut mieux.

ERNEST.

Je déplairai peut-être à mon père, à madame Philibert...

PHILIBERT.

Bah !

ERNEST.

Pourvu que je vous plaise, à vous et à votre nièce... j’épouserai !...

PHILIBERT.

Diable !... attendez donc... ma nièce... C’est que si vous êtes tout ce que vous venez de dire...

ERNEST.

Oh ! non... la raison, le mariage, tout cela change un peu... Mais je veux être dorénavant semblable à vous.

PHILIBERT.

À la bonne heure !

 

 

Scène XX

 

PHILIBERT, ERNEST, JULES

 

JULES, accourant par le fond.

Eh bien ! mais je vous attends !... vous ne venez pas... dépêchez-vous donc... le billard est libre...

PHILIBERT.

Comment ! vous jouez au billard ?

ERNEST.

Si je joue au billard ?... J’y ai perdu assez d’argent, Dieu merci !...

PHILIBERT.

Eh ! mais, c’est un jeune homme charmant ! Que ne le disiez-vous plus tôt ! nous avons ici un billard excellent, que j’ai fait venir de Paris... des blouses d’une justesse !...

ERNEST.

Tant mieux ! j’espère vous y gagner quelques parties.

PHILIBERT.

Vous croyez ?... voulez-vous venir ?

ERNEST.

Très volontiers.

JULES.

Tiens !... moi qui devais jouer avec monsieur Ernest... C’est égal ! je suis de la partie.

ERNEST.

Allons...

Apercevant Adèle, à part.

Ah ! mon Dieu ! Adèle !...

Haut.

Eh bien ! voulez-vous monter au billard ? je vous suis.

PHILIBERT.

Oui, jeune homme ; et je vais vous prouver qu’au billard du moins je suis encore votre maître...

Lui tendant la main.

Venez vite, Ernest, mon ami, mon cher neveu !...

ERNEST, lui donnant la main.

Mon cher oncle !...

PHILIBERT, en sortant.

Eh bien ! ayez donc des préventions !...

Adèle est entrée à droite et s’est arrêtée dans le fond ; Philibert sort ; Jules court à elle.

JULES.

Ah ! ma petite, si tu savais... Monsieur Ernest... il est très bien à présent !... Dépêchez-vous, monsieur Ernest... je suis mon oncle au billard, et nous vous attendons !

Il sort.

ERNEST.

C’est bien ! je suis à vous.

 

 

Scène XXI

 

ADÈLE, ERNEST

 

ERNEST.

Maintenant, effrayons la nièce.

ADÈLE.

Ah ! mon Dieu !... s’il sait que je l’ai refusé !...

Elle fait un mouvement pour sortir.

ERNEST, la retenant.

De grâce, mademoiselle, pourquoi fuir ma présence ?... Vous le voyez, votre oncle me traite déjà en ami, en neveu... cela doit être ; lorsqu’on a les mêmes goûts, les mêmes sentiments, on est bientôt d’accord.

ADÈLE.

Comment, monsieur ?

ERNEST.

Ah ! pardon... les sentiments de votre oncle... vous ne les partagez pas peut-être... vous n’aimez pas les plaisirs, le monde...

ADÈLE.

Monsieur... mais... au contraire.

ERNEST.

Vraiment ?... oh ! que je suis heureux ! comme cela se rencontre !... moi qui aime le monde, le luxe, la dépense. Oui, mademoiselle, malgré mon titre, je n’entends pas grand’chose aux affaires ; aussi, une fois marié, je vends ma charge, j’emmène ma femme à Paris...

ADÈLE.

À Paris, monsieur ?...

ERNEST.

Oui, mademoiselle, ce n’est qu’à Paris que l’on existe ! on végète ailleurs... C’est là que le plaisir nous appelle !... je veux qu’avant trois mois d’ici l’on ne parle plus que de nous, de nos soirées, de notre hôtel...

ADÈLE.

Ah ! nous aurons un hôtel ?...

À part.

Mais il est très bien...

ERNEST.

Sans doute ; un hôtel avec un jardin magnifique, dans la Chaussée-d’Antin, la Nouvelle-Athènes... où vous voudrez. C’est un peu cher... mais c’est égal, quand on a équipage.

ADÈLE.

Ah ! nous aurons équipage !

ERNEST.

C’est de rigueur... pour vous, un landau, une calèche ; pour moi, un tilbury.

ADÈLE.

Comment, monsieur ?...

ERNEST.

Je sais bien que notre fortune ne nous suffira peut-être pas ; que les dépenses seront plus fortes que les recettes ; car, enfin, nos revenus...

ADÈLE.

Mais vous vous occuperez ; vous les augmenterez.

ERNEST.

Moi ? fi donc ! un homme qui a hôtel, équipage... Si je vais à Paris, c’est pour m’amuser, pour briller, pour manger de l’argent ; je ne connais que ça, moi.

ADÈLE.

Ah ! mon Dieu !

ERNEST.

Quand nous n’en aurons plus, eh bien ! nous n’en aurons plus... il nous restera des ressources... Paris n’en manque pas... D’ailleurs, je renouerai connaissance avec ces honnêtes gens qui vous obligent à douze, quinze, vingt pour cent, quelquefois moins, souvent plus...

ADÈLE, à part.

Mais c’est un mauvais sujet que ce jeune homme...

ERNEST.

Vous le voyez, mademoiselle ! je m’ouvre franchement à vous ; car mes plans, mes projets doivent être aussi les vôtres... surtout que madame Philibert les ignore... C’est une bonne femme ; mais elle n’entend rien au bonheur... elle croyait assurer le vôtre en vous donnant, pour mari, un homme sage, rangé, laborieux... je puis dire cela sans me flatter ; vous savez qu’il n’en est rien. Mais votre mère a des préjugés...

Changeant de ton.

 et vous l’avouerais-je ? Ils m’ont séduit d’abord... j’ai cru un moment que, pour être heureux, il fallait fuir un monde brillant, des plaisirs qui ne laissent après eux que de la fatigue et des regrets... Oui, me disais-je alors, je resterai dans la ville où je suis né, où mon père trouva le bonheur que je cherche... elle offre peut-être des plaisirs moins variés que la capitale ; mais on n’y meurt pas encore d’ennui... Je serai notaire...

Avec légèreté.

Oh ! je sais que vous n’aimez pas les notaires... on vous les a peints comme des gens maussades, tout hérissés de minutes et de contrats, ne connaissant que Cujas et le papier timbré. Je ne prétends pas tous les défendre : il y a des sots parmi nous sans doute... mais c’est une dette que la compagnie paie à l’humanité, comme les autres états, comme les banquiers, les commerçants, les agents de change, qui ne sont pas tous des génies... Je me voyais déjà... toujours dans ce moment d’erreur...

Avec sensibilité.

je me voyais tranquille, indépendant, honoré dans une société choisie, au sein d’une famille adorée, près d’une compagne simple dans ses goûts, et joignant à des qualités solides tous les charmes d’une femme du monde...

ADÈLE.

Monsieur, quel langage !

ERNEST, avec légèreté.

Enfin, votre mère m’avait mis dans la tête toutes ces idées étroites, mesquines, qui ne s’accordent pas mieux avec mes goûts qu’avec les vôtres.

PHILIBERT, entrant, une queue de billard à la main.

Il se fait bien attendre, et je vais...

Il les voit, et s’arrête.

Ah !...

ERNEST.

Mais, heureusement J’ai reconnu mon erreur ; j’ai vu que mes principes de sagesse ne convenaient pas à monsieur Philibert...

PHILIBERT, gagnant le cabinet.

Diable ! voilà qui est piquant !

Il entre dans le cabinet.

ERNEST.

J’y ai renoncé, mademoiselle, non pas sans quelque regret ; car je vous aime, et je voudrais vous plaire en les conservant. Mais, enfin, si vous avez refusé le notaire, peut-être vous ne refuserez pas l’étourdi brillant et désœuvré.

Adèle baisse la tête, et paraît essuyer des larmes.

 

 

Scène XXII

 

MARIANNE, ADÈLE, ERNEST

 

MARIANNE, entrant par la droite.

Mademoiselle ! ah ! je vous cherchais. Pardon, monsieur !... Mademoiselle, votre mère, qui n’est pas plus contente qu’il ne faut de tous ces préparatifs, m’envoie vous prier d’arranger le dessert ; mais vous ne vous occupez plus de cela, et je vais en charger la petite jardinière.

ERNEST.

Assurément, voilà des détails de ménage qui ne conviennent pas à mademoiselle.

ADÈLE.

Vous vous trompez, monsieur... ils me conviennent... c’est moi seule qu’ils regardent... n’en charge personne, Marianne, j’y vais.

À part, avec émotion.

Ah ! mon oncle !

Haut.

Monsieur...

Elle fait à Ernest un profond salut, et sort.

 

 

Scène XXIII

 

MARIANNE, ERNEST

 

ERNEST, à part.

Je l’avais bien jugée, elle est charmante.

MARIANNE.

Ah ! mon Dieu, quel changement !

ERNEST.

Maintenant, Marianne, à nous deux... il s’agit de me rendre un grand service.

MARIANNE.

Lequel, monsieur ?

ERNEST.

C’est de dire de moi beaucoup de mal...

MARIANNE.

Comment, monsieur, vous voulez que je dise...

ERNEST.

Oui, tout ce qui te passera par la tête : que je suis un mauvais sujet, un libertin...

MARIANNE.

Mais, monsieur.

ERNEST.

Laisse-moi faire... je cours rejoindre le cher oncle, qui m’attend ; la leçon sera complète ; j’épouse sa nièce, je le mystifie, et je gagne son argent... Viens avec moi...

MARIANNE.

Mais, monsieur...

ERNEST.

Je vais tout t’expliquer...

MARIANNE.

Mais je ne peux pas...

ERNEST.

Cela me regarde, viens...

MARIANNE.

Mais, enfin... Allons, décidément il est fou !

Ils sortent tous les deux par le fond.

 

 

Scène XXIV

 

PHILIBERT, sortant du cabinet

 

Ah ! ah ! jeune homme, vous voulez me donner une leçon ! me tourner en ridicule ! me gagner mon argent... mais je suis là...

Montrant le cabinet.

c’est-à-dire j’étais là... car, autrement, je me laissais mystifier comme un sot ! Au fait, il a de l’esprit ; je m’étais trompé sur son compte, c’est un homme de mérite... C’est le mari qui convient à ma nièce... mais auparavant je lui dois une revanche, il y va de ma dignité d’oncle... la morale ne permet pas qu’on se joue des grands parents, et j’ai toujours été pour la morale...

 

 

Scène XXV

 

MADAME PHILIBERT, PHILIBERT

 

MADAME PHILIBERT, entrant, à droite.

En vérité, mon cher Philibert, je ne vous conçois pas !... Comment, une illumination, un feu d’artifice ?

PHILIBERT.

Laissez faire, ce sera magnifique.

MADAME PHILIBERT.

C’est une extravagance !

PHILIBERT.

Je ne dis pas le contraire, mais elle est faite ; ne parlons que de celles qu’on peut réparer...

MADAME PHILIBERT.

Que voulez-vous dire ?

PHILIBERT, affectant une gravité comique.

Qu’il y a d’autres personnes dont les folies sont plus dangereuses !

MADAME PHILIBERT.

De qui parlez-vous ?...

PHILIBERT, de même.

Oh ! vous ne me comprenez pas... Vous croyez monsieur Ernest un jeune homme bien tranquille, bien rangé... eh bien ! pas du tout : c’est un fou, un extravagant, un mauvais sujet, enfin.

À part, en riant.

Ferme ! je ne risque rien de charger.

MADAME PHILIBERT.

Allons, vous voulez rire, Ernest, lui qui paraît...

PHILIBERT, de même.

Oui, qui paraît, voilà le mot... Mais avec moi, un mauvais sujet a beau faire, je le devine tout de suite... J’en ai tant vu ! Aussi, je l’ai fait causer : je l’ai sondé adroitement... Quand je parle de ma jeunesse, j’ai quelque chose de communicatif qui inspire la gaîté, la confiance... Il a donné dans le piège ; il s’est livré, et il m’a développé ses principes... Oh ! mais des principes qui m’ont fait rougir, moi !...

MADAME PHILIBERT.

Ce n’est pas possible...

 

 

Scène XXVI

 

MADAME PHILIBERT, ADÈLE, PHILIBERT, JULES

 

ADÈLE, entrant par le fond avec Jules.

Maman, maman, voici les jeunes filles de la ferme qui apportent des bouquets...

MADAME PHILIBERT.

Encore !... il s’agit bien de cela !... Monsieur Ernest t’a parlé...

ADÈLE, baissant les yeux.

Oui, maman.

PHILIBERT, vivement.

Ah !... ne t’a-t-il pas dit qu’il aimait les plaisirs, le luxe, la dépense ?...

ADÈLE, hésitant.

Mon oncle...

MADAME PHILIBERT.

Te l’a-t-il dit ?...

ADÈLE.

Oui, maman, mais...

PHILIBERT, vivement.

Là, vous voyez...

JULES.

Certainement !... et au billard, il est d’une jolie force... Oh !... il vous rendrait des points.

PHILIBERT.

À moi !...

JULES.

Ce n’est pas étonnant... quand on a pris des leçons à Paris, au café Turc !

MADAME PHILIBERT.

Au café Turc !

PHILIBERT.

La belle école !... Passe encore au café de la Bourse !

 

 

Scène XXVII

 

MARIANNE, MADAME PHILIBERT, ADÈLE, PHILIBERT, JULES

 

MARIANNE.

Ah ! madame !...

MADAME PHILIBERT.

Qu’est-ce donc ? qu’as-tu, Marianne ?

MARIANNE.

Ce jeune homme qui paraissait si doux, si timide... monsieur d’Apreval... Il est encore plus mauvais sujet que...

Elle regarde Philibert.

PHILIBERT.

Que moi... C’est clair ! je ne le lui fais pas dire.

MADAME PHILIBERT.

Mais enfin, qu’a-t-il fait ?...

MARIANNE.

La fille du jardinier, qui est assez gentille, comme vous savez... eh bien ! il l’a vue près de la grande charmille...

PHILIBERT.

Et il l’a embrassée... J’en étais sûr.

À part, gaiement.

Je le tiens !

JULES.

Il l’a embrassée... ma petite Rose !...

ADÈLE.

C’est une indignité.

PHILIBERT.

C’est affreux !

À part, gaiement.

C’est très bien.

MADAME PHILIBERT.

Voilà qui me confond.

MARIANNE.

Eh bien ! il a joliment réussi, monsieur Ernest !

 

 

Scène XXVIII

 

MARIANNE, MADAME PHILIBERT, ERNEST, PHILIBERT, ADÈLE, JULES

 

ERNEST, à part, dans le fond.

Les choses sont en bon train !... L’oncle doit être enchanté !...

MADAME PHILIBERT, l’apercevant et faisant un mouvement pour se retirer.

Ah ! monsieur d’Apreval !...

PHILIBERT, la retenant.

Laissez faire !... je m’en charge.

ERNEST.

Eh bien ! mon cher monsieur Philibert ! et la partie de billard ?... Ah ! madame !...

PHILIBERT.

Nous parlions de vous, monsieur d’Apreval !

ERNEST.

Ah ! vous faisiez sans doute mon éloge !

PHILIBERT, avec la plus grande politesse.

Oui, monsieur ! je disais à ma sœur que je ne saurais trop approuver une résolution pleine de sagesse, et que, pour son bonheur, pour celui de ses enfants, et pour ma propre satisfaction, je me chargeais de vous prier, avec tous les égards que je vous dois,

Changeant de ton.

de reprendre aujourd’hui même la route de Draguignan.

ERNEST, déconcerté tout à coup.

Plaît-il ? qu’est-ce que cela signifie ?

PHILIBERT.

Cela signifie que madame Philibert ne peut plus garder sous le même toit que ses enfants... un homme qui professe les principes... les principes que vous m’avez avoués !

JULES, à part.

Tiens ! mon oncle qui fait de la morale !

PHILIBERT.

Un homme dont la conduite... les mœurs... car, enfin, la délicatesse ne permet pas... et, d’ailleurs, les sentiments... C’est clair, je crois !

À part.

Ma foi ! quand on n’a pas l’habitude !

ERNEST.

Par exemple !... si je comprends...

MADAME PHILIBERT.

Je m’attendais, monsieur, à une autre conduite de votre part, et je ne vous pardonnerai jamais de m’avoir trompée !

ERNEST.

Ah ! permettez, madame ! permettez !... si ce n’est que cela...

PHILIBERT.

Oh ! je sais que vous en faites parade.

ERNEST.

Eh non ! ce n’est pas ce que je veux dire...

MADAME PHILIBERT, vivement.

Ah ! monsieur Ernest ! je n’aurais pas cru cela de vous !

ERNEST.

Mais, madame !...

MADAME PHILIBERT.

Je ne veut rien entendre !

ERNEST.

Allons ! je serai mauvais sujet malgré moi !

PHILIBERT.

Écoutez !... je ne suis pas plus sévère qu’un autre, assurément !... je sais qu’on peut passer à un jeune homme quelques folies... j’en ai fait, comme vous, dans mon temps ; j’en ai fait peut-être plus que vous.

ERNEST.

Parbleu ! je crois bien !

PHILIBERT.

Mais, au milieu de mes erreurs, j’avais conservé de la droiture, de la franchise.

ADÈLE, bas, à Philibert.

Mon oncle ! vous le perdez !

PHILIBERT, bas, à Adèle.

Rassure-toi !...

Haut, à Ernest.

Tandis que vous, vous n’êtes pas seulement un étourdi, un fou, un libertin, un mauvais sujet, vous êtes encore...

Après une pause, en riant.

Tenez ! vous êtes un bon garçon ! touchez là !

ERNEST.

Qu’entends-je ?

ADÈLE.

Se peut-il ?

MADAME PHILIBERT.

Perdez-vous la tête ?

PHILIBERT.

Non ; mais j’ai sauvé mon honneur...

ERNEST.

Eh quoi ! vous m’avez deviné ?

PHILIBERT.

Mieux que cela ! j’ai tout entendu. Oui, ma sœur, ce n’était qu’une plaisanterie, pour me séduire, pour me tromper, pour me prouver enfin que mes principes d’éducation n’avaient pas le sens commun... C’est possible... mais j’ai découvert son plan : il se moquait de moi, je me suis moqué de lui, partant, nous voilà quittes...

ADÈLE.

Ah ! comme vous m’avez fait peur !

MADAME PHILIBERT.

Mais, en vérité, je ne sais plus si je dois croire ?...

PHILIBERT.

Je vous en donne ma parole d’honneur... Adèle ! épouse Ernest, qui ne vendra pas sa charge... Jules ! fais-toi avocat...

JULES.

Avocat ! c’est bien amusant !

PHILIBERT, passant entre Adèle et Jules.

C’est ce qui vous convient à tous les deux... Il paraît que je me trompais... en tous cas, c’était sans mauvaise intention... il y a de ces choses qui n’ont jamais pu entrer dans ma pauvre tête... Mes chers enfants, écoutez-moi bien !... je vous parle raison aujourd’hui, ce qui ne m’arrive pas tous les jours... ce qui ne m’arrivera peut-être pas demain... mais dorénavant, quand je vous donnerai des conseils, ne les suivez jamais qu’après avoir consulté, toi, ta mère ; et toi, ton mari.

MARIANNE.

Allons ! il y a encore du bon chez lui.

PHILIBERT.

Je serais trop heureux, si tous ceux qui m’ont connu pensaient comme la vieille !...

Mouvement de Marianne.

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