L’invitation à la valse (Alexandre DUMAS Père)

Comédie en un acte, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 3 août 1857.

 

Personnages

 

MAURICE, capitaine de spahis

DE SOR, avocat

PIERRE

JEAN

UN ACCORDEUR

UN HORLOGER

MADAME D’IVRY

MATHILDE

ROSE

 

Un boudoir élégant chez madame d’Ivry. À gauche, un piano ; à droite, une cheminée ; au fond, une porte ; deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

PIERRE, JEAN, L’ACCORDEUR, puis ROSE

 

Au lever du rideau, tout le monde paraît extrêmement affairé. Jean est monté sur une chaise et met des bougies dans un lustre ; Pierre garnit les candélabres de la cheminée ; un accordeur est au piano.

PIERRE, appelant.

Mademoiselle Rose ! mademoiselle Rose !

ROSE, entrant.

Qu’y a-t-il, monsieur Pierre ?...

PIERRE.

Sauf votre respect, il manque trois bougies pour le lustre, deux bougies pour les candélabres.

ROSE.

Les voilà, monsieur Pierre ; mais n’en demandez plus, il n’y en a plus.

L’ACCORDEUR, faisant résonner le piano.

Dzing !...

 

 

Scène II

 

PIERRE, JEAN, L’ACCORDEUR, ROSE, MATHILDE

 

MATHILDE, entrant vivement.

Eh bien, Rose, les fleurs, les fleurs !...

ROSE.

Pardon, mademoiselle, je ne savais pas s’il fallait les couper dans le jardin ou les aller prendre dans la serre. Que mademoiselle donne ses ordres.

MATHILDE.

Non, j’y vais moi-même.

Appelant.

Pierre ! Pierre !

PIERRE, qui était sorti, rentrant.

Mademoiselle appelle ?

MATHILDE.

Oui.

PIERRE.

Sauf votre respect, mademoiselle, j’étais allé...

MATHILDE.

Très bien, Pierre, très bien. Si M. de Sor vient, prévenez ma sœur.

PIERRE.

Comme d’habitude.

MATHILDE, riant.

Plus encore que d’habitude.

Elle va à l’accordeur, lui met la main sur l’épaule. L’accordeur se lève, répond au sourire de Mathilde par un salut respectueux, et se rassied en faisant résonner sa corde.

L’ACCORDEUR.

Dzing !...

Mathilde sort.

 

 

Scène III

 

PIERRE, JEAN, L’ACCORDEUR, ROSE

 

On sonne.

JEAN.

Bon ! voilà que l’on sonne.

ROSE.

Allez ouvrir, Pierre.

Pierre sort.

C’est sans doute M. de Sor.

JEAN.

C’est son heure, en effet, sept heures ; il sonne toujours en même temps que la pendule.

ROSE.

Seulement, la pendule se dérange ; lui jamais.

JEAN.

C’est ce qui vous trompe : autrefois, il n’arrivait qu’à huit heures ; maintenant, il arrive à sept.

ROSE.

Eh bien, depuis un an, il a avancé son heure, voilà tout. Pour un amoureux, c’est bien raisonnable.

L’ACCORDEUR.

Dzing !...

 

 

Scène IV

 

JEAN, L’ACCORDEUR, ROSE, PIERRE, introduisant DE SOR

 

PIERRE.

Entrez, monsieur ! madame est...

DE SOR.

À sa toilette, je le sais.

PIERRE.

Madame ne sera visible qu’à...

DE SOR.

Huit heures, je le sais encore.

PIERRE.

Madame m’a dit de prier monsieur...

DE SOR.

De l’attendre, je sais cela toujours. Voilà cinq ans, mon cher ami, que vous me faites les mêmes observations, et que je vous fais les mêmes réponses.

PIERRE.

Oui ; mais, sauf votre respect, ce que monsieur ne sait pas, c’est qu’aujourd’hui, madame a dit de la prévenir dès que monsieur serait arrivé.

DE SOR.

Ah ! bah !

PIERRE.

C’est comme j’ai l’honneur de le dire à monsieur.

L’ACCORDEUR.

Dzing !...

Pierre sort. Rose et Jean sont déjà sortis. De Sor et l’accordeur se trouvent seuls.

 

 

Scène V

 

DE SOR, L’ACCORDEUR

 

DE SOR.

Que diable se passe-t-il donc ici ? Il faut qu’il y ait quelque révolution céans ! Des bougies dans tous les candélabres, des vases préparés pour les fleurs, un air de fête sur tous les visages, madame d’Ivry qui donne l’ordre de la prévenir quand j’arriverai...

L’ACCORDEUR.

Dzing !...

DE SOR.

Et le piano que l’on accorde ! Le seul piano inoffensif que j’aie jamais connu, et dont le silence me faisait chérir cette maison. Depuis cinq ans que j’y viens, c’est la première fois que je le vois ouvert et que je l’entends parler. Il était si commode, quand il était fermé, pour y poser les chapeaux et y accoter les cannes !

L’ACCORDEUR, tout à sa besogne.

Dzing !...

DE SOR.

Mettons-nous au courant des événements qui ont pu se passer ici depuis hier au soir.

S’approchant de l’accordeur.

Monsieur !

L’accordeur ne répond pas.

Monsieur...

L’ACCORDEUR.

Dzing !...

DE SOR.

Il paraît que le brave homme est absorbé dans sa mélodie...

Plus haut.

Monsieur !...

Même silence ; il lui touche l’épaule. L’accordeur se lève, salue et se remet à son instrument.

Monsieur !...

L’accordeur lui fait signe qu’il est sourd.

Ah ! il est sourd ! Bonne précaution pour l’état qu’il exerce !... Je savais bien que tout aveugle est musicien de naissance ; mais j’ignorais que les sourds jouissent du même privilège. Il est vrai que Beethoven était sourd ; mais il était compositeur et non accordeur. Il s’agit simplement de parler un peu plus haut, voilà tout.

L’ACCORDEUR.

Dzing !...

DE SOR, très haut.

Monsieur, que vous a donc fait ce malheureux instrument pour le tourmenter ainsi ?...

L’accordeur fait signe qu’il entend.

Ah ! ah ! vous m’entendez... Eh bien, répondez-moi, alors.

L’accordeur fait signe qu’il est muet.

Muet ?... Ah ! ah ! vous cumulez, à ce qu’il paraît. Eh bien, voilà un homme que l’on peut introduire sans crainte dans le sein des familles.

 

 

Scène VI

 

DE SOR, L’ACCORDEUR, UN HORLOGER

 

L’HORLOGER, à de Sor, tout en allant droit à la pendule.

Vous m’excusez, n’est-ce pas, monsieur ?

DE SOR.

Volontiers ; mais de quoi ?...

L’HORLOGER.

Je suis l’horloger de la maison.

DE SOR.

Et vous venez ?...

L’HORLOGER.

Régler la pendule, s’il vous plaît, monsieur.

DE SOR.

Certainement que cela me plaît ; je suis de l’avis de Charles-Quint : j’aime les pendules bien réglées.

Tirant sa montre.

Mais il me semble que celle-ci va à la minute.

L’HORLOGER.

Parce que la montre de monsieur est sans doute réglée sur la Bourse ou sur le Palais...

DE SOR.

Sur le Palais, je suis avocat.

L’ACCORDEUR.

Dzing !...

L’HORLOGER.

Madame d’Ivry désire que sa pendule soit réglée sur le chemin de fer... et vous savez, monsieur, que les chemins de fer avancent toujours de sept à huit minutes.

DE SOR.

Et sur quel chemin de fer, monsieur, s’il vous plaît ?

L’HORLOGER.

Sur celui de Lyon.

DE SOR.

Quelle singulière idée !

L’ACCORDEUR.

Dzing !...

Pause pendant laquelle l’horloger, obligé de faire faire le tour du cadran à l’aiguille de la pendule, fait sonner les heures, tandis que l’accordeur fait résonner ses cordes.

DE SOR.

Ah ! par ma foi ! je ne croyais pas être venu ici pour assister à un concert.

L’accordeur, qui a fini, se lève, salue M. de Sor et s’en va.

Monsieur, votre très humble...

L’horloger, qui a fini, salue M. de Sor et s’en va.

Monsieur, votre serviteur...

Pendant qu’ils sortent et que de Sor les regarde s’éloigner, Mathilde entre.

 

 

Scène VII

 

DE SOR, MATHILDE

 

MATHILDE, sans voir M. de Sor ; elle a des fleurs dans les mains.

Rose !... Rose !...

DE SOR.

Oh ! chère Mathilde !...

MATHILDE.

M. de Sor !

DE SOR.

Eh bien, oui, M. de Sor. Je commence à m’effrayer, savez-vous ? Me serais-je trompé de porte, par hasard, et serais-je chez une fausse madame d’Ivry ?

MATHILDE.

Non, rassurez-vous, vous êtes chez la vraie.

DE SOR.

Alors, chère enfant, faites-moi la grâce de me dire ce qui se passe ici.

ROSE, entrant.

Mademoiselle m’a appelée ?

MATHILDE, à de Sor.

Attendez.

À Rose.

Disposez ces fleurs.

À elle-même

e qui se passe ici, pauvre garçon ! j’aimerais cependant autant qu’il l’apprît par une autre que moi, d’autant plus qu’il me semble que cela regarde ma sœur.

DE SOR.

Eh bien, j’attends.

MATHILDE, qui vient de trouver ce qu’elle doit répondre.

Ah ! vous me demandez ce qui se passe ici ?

DE SOR.

Oui, si toutefois ce n’est pas une indiscrétion.

MATHILDE.

Aucunement... Vous ne savez donc pas ?...

DE SOR.

Pas le moins du monde, jusqu’à présent, du moins.

MATHILDE.

C’est demain sa fête.

DE SOR.

À qui ?

MATHILDE.

Mais à ma sœur.

DE SOR.

Pardon, pardon... mais votre sœur s’appelle, de son nom de baptême, Antonine. Or, sauf votre respect, comme dit Pierre... Antonine, venant d’Antoine, et la Saint-Antoine étant le 13 juin...

MATHILDE.

C’est vrai ; mais ma sœur s’appelle Antonine-Edmée, et, sauf votre respect, de même qu’Antonine vient d’Antoine, ce qui est discutable, car enfin, cela pourrait venir d’Antonin, Edmée vient incontestablement d’Edmond, et, la Saint-Edmond étant demain...

DE SOR.

Et c’est madame d’Ivry qui a fait ce changement ?

MATHILDE.

Elle-même.

DE SOR.

Mais saint Antoine va être furieux !

MATHILDE.

Vous tenez à saint Antoine ?

DE SOR.

Que voulez-vous ! je ne puis pas admettre que madame d’Ivry porte le nom d’un païen, fût-ce celui d’Antonin le Pieux.

MATHILDE.

Chut !... voici ma sœur ; ne lui dites rien : c’est une surprise que nous lui faisons.

DE SOR.

Ah ! ah ! la surprise pourrait être un peu plus secrète. Mais n’importe, je me tairai.

 

 

Scène VIII

 

DE SOR, MATHILDE, MADAME D’IVRY

 

MADAME D’IVRY, tendant à de Sor une main que celui-ci baise respectueusement.

Bonjour, cher maître !

DE SOR.

Madame...

MADAME D’IVRY.

Vous permettez que je dise un mot à Mathilde, n’est-ce pas ?...

DE SOR.

Comment donc !

Madame d’Ivry va à Mathilde et lui parle tout bas. Mathilde répond tout bas aussi. De Sor les regarde.

MADAME D’IVRY, haut.

Vraiment ?

MATHILDE, de même.

Oui.

MADAME D’IVRY.

Mais, alors...

Elle parle bas à Mathilde.

MATHILDE, haut.

À l’instant même.

MADAME D’IVRY, de même.

Et moi qui...

Elle parle bas.

MATHILDE, haut.

En ce cas, il n’y a pas une minute à perdre.

MADAME D’IVRY, de même.

Je crois bien !

MATHILDE, de même.

Alors, je cours...

Elle sort par la porte à droite.

MADAME D’IVRY.

Et moi, de mon côté...

À de Sor.

Vous m’excusez, n’est-ce pas ?

Elle sort par la porte du fond. Les deux sorties doivent être vives.

 

 

Scène IX

 

DE SOR, seul

 

Certainement que j’excuse, puisque je ne puis faire autrement. J’avoue cependant que je voudrais bien avoir la clef de tout ce remue-ménage... Peut-être serait-il discret à moi de me retirer... Mais, dans la situation, ce serait refuser le combat. Attendons, et munissons-nous d’une arme quelconque.

Il prend un journal.

Les Petites Affiches. On ne m’accusera pas d’avoir choisi une arme offensive.

 

 

Scène X

 

DE SOR, MADAME D’IVRY

 

MADAME D’IVRY.

Vous lisiez ?

DE SOR.

C’est-à-dire que j’étais absorbé dans ma lecture, comme vous voyez.

MADAME D’IVRY.

Et que lisiez-vous ?

DE SOR.

Les Petites Affiches.

MADAME D’IVRY.

Connaissez-vous une jolie maison de campagne à louer ?

DE SOR.

Je ne connais qu’une chaumière.

MADAME D’IVRY.

Et un cœur.

DE SOR.

Seulement, le cœur n’est point à louer : il est à prendre.

MADAME D’IVRY.

Depuis combien de temps ?

DE SOR.

Depuis cinq ans... Hélas !

MADAME D’IVRY, pensive.

Cinq ans !... il y a déjà cinq ans ?

DE SOR.

Cela vous paraît court, à vous.

MADAME D’IVRY.

Non... Mais savez-vous que cela me vieillit fort ?

Elle soupire.

Il y a cinq ans !...

DE SOR.

Eh bien ?

MADAME D’IVRY.

J’étais jeune.

DE SOR.

Croyez-moi si vous voulez, mais vous êtes bien plus jeune aujourd’hui.

MADAME D’IVRY.

Combien vous faut-il pour ce compliment-là ?

DE SOR.

Oh ! ne vous mettez pas à me payer mes compliments, je vous ruinerais...

MADAME D’IVRY.

Et votre peu de succès, depuis cinq ans, ne vous décourage pas ?

DE SOR.

Chère amie, je suis comme les joueurs qui, immédiatement après le plaisir de gagner, mettent celui de perdre.

MADAME D’IVRY.

Savez-vous que vous pouvez perdre pendant cinq ans encore ?...

DE SOR.

Mon amour est assez grand pour en courir la chance.

MADAME D’IVRY.

Mais, dix ans ! c’est la durée du siège de Troie !

DE SOR.

Prenez garde ! vous allez me donner de l’espoir... La dixième année, Troie s’est rendue... Prenons date, et dites-moi le quantième du mois.

MADAME D’IVRY.

Le quantième du mois ?... Est-ce que je sais cela, moi ? C’est comme si je vous demandais d’où vient le vent...

DE SOR.

Je vous dirais qu’il vient du sud-est... de l’Italie, de Florence... de Florence où je vous ai vue pour la première fois ; c’était le 15 mai 1842.

MADAME D’IVRY.

Et nous sommes aujourd’hui... ?

DE SOR.

Le 29 novembre 1847.

MADAME D’IVRY.

Quelle mémoire !

DE SOR.

Il faut bien que j’en aie pour nous deux.

MADAME D’IVRY.

Allons, je vois qu’il est miséricordieux de vous ôter tout espoir...

DE SOR.

Je vous préviens que vous aurez beau faire, vous n’y parviendrez pas.

MADAME D’IVRY.

Quel esprit entêté !...

DE SOR.

Ce n’est point l’esprit que j’ai en tête, c’est le cœur.

MADAME D’IVRY.

Cependant, mon pauvre ami, si je vous dis...

DE SOR.

Oh ! dites ce que vous voudrez.

MADAME D’IVRY.

Si je vous dis que Maurice...

DE SOR.

Ah ! bon !... nous allons parler du capitaine ; car je crois qu’il est capitaine, ce monsieur ?

MADAME D’IVRY.

De la dernière promotion... Je vous ai envoyé le Moniteur...

DE SOR.

Et j’ai été on ne peut plus sensible à l’attention... Maudit capitaine !...

MADAME D’IVRY.

Comment, maudit capitaine ?

DE SOR.

Sans doute, puisque c’est officiel, je n’hésite plus à lui donner son titre... Je répète donc : maudit capitaine !

MADAME D’IVRY.

Que vous a-t-il fait ? Voyons...

DE SOR.

Comment, ce qu’il m’a fait ? Il m’a pris votre cœur !

MADAME D’IVRY.

Il ne vous a rien pris du tout, puisque je l’aime depuis sept ans, tandis que vous...

DE SOR.

Oh ! achevez !

MADAME D’IVRY.

Tandis que vous, il n’y a que cinq ans que je ne vous aime pas... Vous n’avez donc aucune raison de le haïr.

DE SOR.

Je hais naturellement les gens de guerre.

MADAME D’IVRY.

Jalousie de métier.

DE SOR.

Oh ! par exemple ! moi, avocat... c’est-à-dire homme de paix par excellence...

MADAME D’IVRY.

Vous homme de paix ?... vous qui ne cherchez qu’à faire guerroyer les familles ?

DE SOR.

Que voulez-vous ! il faut bien que tout le monde vive.

MADAME D’IVRY.

Alors, laissez vivre mon capitaine.

DE SOR.

Non.

MADAME D’IVRY.

Pourquoi ?

DE SOR.

Parce qu’il est indigne de vivre.

MADAME D’IVRY.

Attendu ?...

DE SOR.

Attendu que, depuis cinq ans, il me fait mourir.

MADAME D’IVRY.

À petit feu ?

DE SOR.

À petit feu ou à grand feu ; qu’importe le genre de mort, du moment que l’on meurt !

MADAME D’IVRY.

Convenez que, pour un homme qui meurt depuis cinq ans, vous avez assez bonne mine.

DE SOR.

C’est mon ombre qui a cette mine-là, ce n’est pas moi.

MADAME D’IVRY.

Comment, ce n’est pas vous ?

DE SOR.

Non, je n’y suis pour rien.

MADAME D’IVRY.

Eh bien, je consens à vous croire et vous permets de mourir ainsi pour moi aussi longtemps que vous voudrez, à la condition que vous me laisserez vivre pour lui.

DE SOR.

Jamais !

MADAME D’IVRY.

Comment, jamais ? Il faudra pourtant vous y accoutumer.

DE SOR.

Donnez-moi du temps, au moins.

MADAME D’IVRY.

Jusqu’ici, j’ai été de bonne composition, vous l’avouerez.

DE SOR.

Je crois bien ! vous êtes le débiteur, et je suis le créancier... Du temps, je le répète... Je veux du temps.

MADAME D’IVRY.

Impossible !

DE SOR.

Voyons, expliquez-vous.

MADAME D’IVRY.

Je n’ose.

DE SOR.

Antonine, vous m’effrayez !

MADAME D’IVRY.

Du courage !

DE SOR.

Il est arrivé ?

MADAME D’IVRY.

Non ; mais si je vous disais qu’il arrive demain, que répondriez-vous ?

DE SOR.

Rien. Seulement, je profiterais de la nuit.

MADAME D’IVRY.

Pour quoi faire ?

DE SOR.

Pour mourir de douleur.

MADAME D’IVRY.

Alors, à partir de demain matin, vous êtes un homme mort.

DE SOR.

Ah ! voilà donc pourquoi on mettait des bougies dans les candélabres ! voilà donc pourquoi on mettait des fleurs dans les potiches ! voilà donc pourquoi on mettait la pendule à l’heure du chemin de fer de Lyon ! voilà donc pourquoi on mettait le piano d’accord ! Jouerait-il du piano, par hasard, votre capitaine ?

MADAME D’IVRY.

Il y est de première force.

DE SOR.

Il ne lui manquait plus que cela ! Je le détestais, je l’exècre... Adieu, madame.

MADAME D’IVRY.

Où allez-vous ?

DE SOR.

Devant moi, jusqu’à la rivière... Après ? Je ne saurais vous le dire.

Il s’avance vers la porte.

MADAME D’IVRY.

Paul !

DE SOR, s’arrêtant.

Allons, bon ! voilà que vous m’appelez pour la première fois par mon petit nom.

MADAME D’IVRY, souriant.

Mon ami, si vous êtes véritablement déterminé à mourir...

DE SOR.

Je le suis.

MADAME D’IVRY.

En ce cas, l’heure de votre trépas doit vous être indifférente, et vous ne me refuserez pas de passer avec moi vos derniers moments.

DE SOR, se rasseyant.

Oh ! Antonine !

MADAME D’IVRY.

Il n’arrive que demain.

DE SOR.

Le matin ou le soir ?

MADAME D’IVRY.

Le matin... C’est l’heure à laquelle vous ne venez jamais, que vous importe ?

DE SOR fait un mouvement pour se lever.

Non !

MADAME D’IVRY.

Voyons, si vous m’aimez...

DE SOR.

Si je vous aime !

MADAME D’IVRY.

Restez.... Un homme qui va entreprendre un voyage de long cours a besoin de toutes ses forces.

DE SOR.

Vous plaisantez, Antonine.

MADAME D’IVRY.

Mais sans doute, je plaisante.

DE SOR.

Avec ma mort !

MADAME D’IVRY.

Vous savez que je n’en crois pas un mot, de votre mort.

DE SOR.

Eh bien, demain, vous y croirez, Antonine.

MADAME D’IVRY.

Je vous préviens que si vous me faites un tour pareil, je ne vous revois de ma vie. Voyons, causons raison, mon ami.

DE SOR.

La belle proposition à faire à un homme que l’on rend fou.

MADAME D’IVRY.

Asseyez-vous là...

DE SOR.

Je ne m’assieds pas, je tombe.

MADAME D’IVRY.

Soit. Maintenant, puisque vous avez si bonne mémoire... rappelez-vous le passé.

DE SOR.

Ah ! madame, si vous saviez le latin !

MADAME D’IVRY.

Que me diriez-vous ?

DE SOR.

Je vous dirais : Infandum, regina... Vous ne savez peut-être pas le latin ?...

MADAME D’IVRY.

Vous me rappeliez tout à l’heure le jour où vous m’avez vue pour la première fois. Qu’étais-je alors pour vous ?

DE SOR.

Vous étiez, comme aujourd’hui, la plus adorable de toutes les femmes.

MADAME D’IVRY.

Je vous préviens que si vous me faites encore un compliment, un seul, entendez-vous bien ? je vous envoie à la rivière... Eh bien, lorsque je vous vis pour la première fois, j’étais mariée, n’est-ce pas ?

DE SOR.

Hélas ! oui.

MADAME D’IVRY.

Mon mari, qui m’avait épousée malgré moi, à l’âge de seize ans, avait trouvé plaisant de faire je ne sais quel procès à mon père pour le remercier d’avoir forcé mon inclination. Vous vous trouvâtes là, juste à point, pour envenimer la querelle et pour enflammer les combattants.

DE SOR.

Que voulez-vous, madame ! je vous aimais déjà.

MADAME D’IVRY.

Ces malheureux avocats ! ils ont réponse à tout. Vous fîtes la conquête de mon père, et, grâce à vous, au bout de six mois, j’étais séparée de corps et de bien de M. d’Ivry.

DE SOR.

Et vous m’en voulez pour cela ?

MADAME D’IVRY.

Au contraire. Je vous en ai une reconnaissance qui ne s’éteindra qu’avec votre vie. Voilà pourquoi je veux que vous la prolongiez de quelques instants encore.

DE SOR.

Oh ! Antonine, pouvez-vous me torturer si cruellement !

MADAME D’IVRY.

Bon ! voilà que je le torture, à présent !... Mais on ne sait par où vous toucher. Comment ! je veux faire défiler devant vous, comme ces riants paysages de l’Arno au milieu desquels vous m’avez vue pour la première fois, les plus belles fleurs de ma jeunesse ; je vous rappelle les premières heures de joie que vous m’avez données, heures dont j’ai gardé le plus reconnaissant souvenir, et vous appelez cela une cruelle torture ! Tenez, vous êtes un ingrat, un esprit chagrin, mi-mourant, maussade ; allez-vous-en à la rivière !

DE SOR.

Continuez, Antonine ; et ne parlez pas avec une pareille légèreté d’un sujet qui me brise le cœur.

MADAME D’IVRY.

Alors, tenez-vous bien... Sur votre demande, je passe au sérieux. J’ai été élevée, vous le savez, avec mon cousin Maurice. Nous sommes du même âge, à peu près. Il a, je crois, un an ou deux de plus que moi, voilà tout. Dès notre enfance, nous nous aimions, et mon père m’eût laissée devenir sa femme s’il n’eût trouvé que Maurice était trop jeune pour moi...

DE SOR.

C’était un homme de grand sens que monsieur votre père. Il faut qu’un mari ait au moins dix ans de plus que sa femme.

MADAME D’IVRY.

C’est justement l’affaire de Maurice.

DE SOR.

Comment ! à l’instant même, vous venez de me dire qu’il n’avait qu’un an ou deux de plus que vous.

MADAME D’IVRY.

Lorsqu’il est parti pour l’Algérie... Mais voilà cinq ans qu’il y est, et vous savez que les années de campagne comptent double.

DE SOR.

C’est vous qui avez réponse à tout. Seulement, vos réponses sont mauvaises.

MADAME D’IVRY.

Vous parlez de désespoir : c’était Maurice qu’il fallait voir lorsqu’il dut renoncer à moi ! Il voulait se tuer.

DE SOR.

Et moi, que voulais-je donc faire tout à l’heure ?

MADAME D’IVRY.

Eh bien, il ne se tua pas, et fit bien, comme vous voyez. Il entra à Saint-Cyr, et, deux ans après, partit pour l’Afrique. Pendant tout le temps que vécut M. d’Ivry, même après notre séparation, vous savez, vous qui ne m’avez pas perdue de vue un seul instant, si j’ai observé les strictes lois de la fidélité conjugale.

DE SOR.

Oh ! vous avez bien écrit de temps en temps à M. Maurice que vous l’aimiez.

MADAME D’IVRY.

Vous me croirez si vous voulez, mon ami, je vous certifie que Maurice n’a jamais reçu d’autre lettre de moi que celle où je lui annonçais la mort de mon mari, et où je lui disais de revenir dans un an. Sans cette lettre, il ne connaîtrait pas même mon écriture.

DE SOR.

Vraiment ! et, pendant ces sept années, vous n’avez pas eu de ses nouvelles ?

MADAME D’IVRY.

Oh ! si je disais cela, je mentirais, et je ne veux pas mentir. Mathilde, qu’il appelle sa petite sœur, était en correspondance avec lui, et m’en donnait de ses nouvelles.

DE SOR.

Voyez-vous ce petit serpent !

MADAME D’IVRY.

Eh bien, tout cela, que je vous ai dit, ou à peu près, le jour même où vous m’avez parlé de votre amour, je vous le répète aujourd’hui, et j’ajoute que je vous aime autant qu’on peut aimer un homme...

DE SOR.

Que l’on n’aime pas.

MADAME D’IVRY.

Mais que l’on estime à ce point qu’on voudrait trouver l’occasion de se jeter au feu pour lui !...

DE SOR.

Comment faut-il donc être pour être aimé de vous ?

MADAME D’IVRY.

Comme est Maurice.

DE SOR.

Et comment est M. Maurice ?

MADAME D’IVRY.

Maurice a vingt-quatre ans ; il est blond, mince, pâle, doux, poétique. Je me rappelle qu’un jour, il s’était habillé d’une de mes robes et avait l’air d’un enfant.

DE SOR.

Allons, je vois bien que je ne saurais lutter contre tant d’avantages.

MADAME D’IVRY.

Eh ! mon Dieu, ce n’est point cela ; mais vous connaissez l’influence des premiers souvenirs. Est-ce ma faute, cher ami, si, dans ce capitaine que vous maudissez, je vois, moi, le frère de mon enfance, le compagnon de ma jeunesse ?... Hélas ! on ne fait qu’un rêve dans sa vie.

DE SOR.

À qui le dites-vous ?

MADAME D’IVRY.

Eh bien, est-ce ma faute, mon ami, si, quand je prononce le nom de Maurice, tout tressaille en moi ? est-ce ma faute si le passé déroule devant mes yeux ses images roses ? est-ce ma faute si je revois, seule et en imagination, les objets que j’ai vus avec lui en réalité ? C’est le petit enclos de Normandie où nos pères, fils alors, s’arrêtaient au milieu de leurs jeux pour écouter l’écho de nos grandes batailles ; c’est le pommier d’avril, dont le vent du sud éparpillait les fleurs étoilées qui retombaient en neige sur nos têtes ; c’est le ruisseau traversant la prairie tout bordé d’une frange de myosotis et de pâquerettes, et apprenant à ses rives le murmure dont la source, sa mère, l’avait bercé ; c’est le village natal, avec sa cloche sonore, qui nous appelle trois fois dans notre vie, au baptême, au mariage et au tombeau ; c’est enfin tout ce que l’on a vu, entendu, respiré, senti, aimé, espéré ensemble. Voilà ce que rappelle un compagnon d’enfance, mon pauvre ami ; voilà ce que vous me demandez d’oublier.

DE SOR.

Oui, je comprends que c’est impossible.

MADAME D’IVRY.

Et remarquez qu’en parlant de Maurice, je n’ai fait qu’effleurer ses qualités.

DE SOR.

Merci !

MADAME D’IVRY.

Quand vous le verrez, vous lui rendrez justice.

DE SOR.

C’est possible.

MADAME D’IVRY.

Je dis plus : quand vous le connaîtrez, vous l’aimerez.

DE SOR.

Oh ! pour cela, jamais !

MADAME D’IVRY.

Si, car vous aimez les poètes.

DE SOR.

Moi ?

MADAME D’IVRY.

Vous êtes poète vous-même, sans en avoir l’air.

DE SOR.

Bon ! il ne vous manque plus que de me calomnier.

MADAME D’IVRY.

Eh bien, vous verrez en lui un vrai poète, un véritable héros de roman, un chevalier de ballade, un prince des contes de fées, et, par-dessus tout, un musicien achevé.

DE SOR.

Vraiment !

MADAME D’IVRY.

C’est lui qui m’a initiée aux mystères de la grande musique. Jamais je n’eusse trouvé seule le secret des œuvres de Beethoven, de Mozart, de Weber, d’Haydn : la musique est une langue comme une autre.

DE SOR.

Plus belle qu’une autre ; seulement, il y a tant de gens qui l’écorchent.

MADAME D’IVRY.

Tenez, un morceau qui nous était sympathique entre tous, c’était l’Invitation à la valse, de Weber... C’était tout un poème dont chaque note avait pour nous l’harmonie d’une parole d’amour. Maurice arrivait d’habitude à cette heure-ci, j’étais au piano... l’attendant.

Elle se lève et va au piano.

Je laissais errer machinalement mes doigts sur le clavier en pensant à lui ; bientôt, après quelques accords pareils à une volée d’oiseaux, les premières notes s’échappaient de mes doigts...

Elle continue en sourdine.

Quand j’en étais à cette phrase, il arrivait sans bruit.

 

 

Scène XI

 

DE SOR, MADAME D’IVRY, MAURICE, en officier, apparaît au fond, conduit par PIERRE, qu’il renvoie

 

MADAME D’IVRY, continuant.

Il faisait quelques pas derrière moi ; je ne le voyais pas, je ne l’entendais pas, mais je le sentais venir.

L’officier s’avance silencieusement.

Quand je frappais cet accord, il était juste à mes côtés... Alors, il approchait son visage de ma tête... Je sentais son souffle frissonner dans mes cheveux, et, avec une voix d’une douceur angélique, il murmurait : « Antonine ! chère Antonine ! »

MAURICE, qui a suivi les indications de madame d’Ivry, dit, mais avec une voix de basse-taille.

Antonine ! chère Antonine !

MADAME D’IVRY, effrayée.

Ah ! mon Dieu !

Elle se recule.

MAURICE, la retenant dans ses bras.

Antonine !

MADAME D’IVRY, voyant les moustaches et la figure hâlée de Maurice.

Au secours !

MAURICE.

Comment, au secours ? Mais c’est moi !

MADAME D’IVRY.

Vous ! qui vous ?

MAURICE.

Moi, Maurice ; vous ne me reconnaissez pas ?

MADAME D’IVRY.

Oh ! excusez-moi, mon ami ! si fait, je vous reconnais ; mais vous êtes... tant... vous êtes si...

MAURICE.

Achevez...

MADAME D’IVRY.

Non, rien... Je voulais dire que je ne vous attendais que demain.

MAURICE.

Oui, chère amie, je vous l’avais écrit ainsi, c’est vrai ; mais les vents et les flots ont été d’accord avec mon amour. J’ai fait la traversée en cinquante heures ; de sorte que j’ai pu prendre le chemin de fer de onze heures du soir, au lieu de celui de sept heures du matin.

Il déboucle son sabre et le pose avec son képi sur un fauteuil.

Là ! maintenant, laissez-moi vous regarder.

DE SOR, s’avançant.

Pardon, monsieur, mais permettez-moi d’abord de prendre congé de madame ; moi parti, vous aurez le loisir de la regarder tout à votre aise...

MAURICE.

Ah ! monsieur, c’est à moi de vous demander pardon. J’étais si préoccupé de ma belle cousine, que je ne vous avais pas vu.

DE SOR.

Si vous saviez comme je comprends cela, et comme je vous pardonne !

MADAME D’IVRY, avec une certaine crainte.

Vous vous retirez, mon ami ?

DE SOR.

Dame, je le demande à vous-même, que voulez-vous que je fasse là ?... Adieu, Antonine.

Bas.

Je vous laisse avec le héros de roman, avec le chevalier de la ballade, avec le prince des contes de fées.

MADAME D’IVRY, honteuse.

Et... vous reverra-t-on demain ?

DE SOR.

Il y a dix minutes, je vous eusse dit non.

MADAME D’IVRY.

Et maintenant ?

DE SOR.

Je dis peut-être.

Fausse sortie.

À propos, si vous avez besoin de moi pour une consultation quelconque, vous savez qu’à quelque heure que ce soit, madame, je suis à votre disposition.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

MAURICE, MADAME D’IVRY

 

MAURICE, regardant s’éloigner M. de Sor.

Quel est donc ce monsieur qui s’éloigne avec un air tout contrarié, chère Antonine ?

MADAME D’IVRY.

C’est M. de Sor.

MAURICE.

Qu’est-ce que c’est que cela, M. de Sor ?

MADAME D’IVRY.

Vous demandez ce que c’est que M. de Sor ?

MAURICE.

Sans doute.

MADAME D’IVRY.

Comment ! vous ne connaissez pas un de nos plus célèbres avocats ?

MAURICE.

Vous le savez, chère Antonine, nous autres officiers, nous avons peu de sympathie pour ces messieurs.

MADAME D’IVRY.

Allons, il paraît que c’est réciproque. Eh bien, pour vous faire, en faveur de celui-là du moins, renoncer à vos préjugés, je n’aurai qu’un mot à dire.

MAURICE.

Dites.

MADAME D’IVRY.

C’est le conseil qui m’a dirigée dans mon procès en séparation avec M. d’Ivry.

MAURICE.

Oh ! le digne homme !

MADAME D’IVRY.

Est-ce tout ce que vous aviez de questions à me faire ?

MAURICE.

Mais oui.

MADAME D’IVRY.

Alors, maintenant que votre curiosité est satisfaite, j’espère que vous allez me demander des nouvelles de ma santé.

MAURICE.

Chère cousine, votre santé, mais elle me paraît florissante.

MADAME D’IVRY.

C’est bien heureux !

MAURICE.

Savez-vous que vous êtes belle à ravir ?

MADAME D’IVRY.

Oh ! ne me dites pas cela ; vous auriez l’air d’être l’écho de M. de Sor.

MAURICE.

Comment ! M. de Sor vous dit que vous êtes belle ?

MADAME D’IVRY.

Connaissez-vous un article du Code qui le lui défende ?

MAURICE.

Mais je le lui défendrai, moi.

MADAME D’IVRY.

Oh ! voyez-vous M. l’officier, avec son grand sabre !

MAURICE.

Je veux bien que tout le monde vous trouve belle, chère Antonine ; mais je ne veux pas qu’on vous le dise.

MADAME D’IVRY.

Vous ne voulez pas ?

MAURICE.

Non.

MADAME D’IVRY.

Il y a cependant quelqu’un qui me le dira malgré vous.

MAURICE.

Qui cela ?

MADAME D’IVRY.

Mon miroir.

MAURICE.

Seriez-vous coquette, Antonine ?

MADAME D’IVRY.

Non. Seulement, je crois que je l’ai toujours été un peu...

MAURICE.

Hum ! c’est drôle.

MADAME D’IVRY.

Quoi ?

MAURICE.

Rien.

Après une pause.

Savez-vous que je ne vous ai pas encore embrassée ?

MADAME D’IVRY.

Vous vous en apercevez ? Vous êtes bien bon, monsieur l’officier.

MAURICE, l’embrassant.

Chère Antonine !

MADAME D’IVRY.

Cher Maurice !

MAURICE.

Avouez que je suis arrivé au bon moment.

MADAME D’IVRY.

Vous l’avez entendu, je parlais de vous.

MAURICE.

Vous m’aimez donc toujours ?

MADAME D’IVRY.

Oh ! l’aimable question !

MAURICE.

Vous savez qu’il y a des questions que l’on ne fait que pour le plaisir d’entendre la réponse.

MADAME D’IVRY.

À la bonne heure ! voilà qui est galant.

MAURICE.

Ah çà ! mais vous croyez donc que l’on devient tout à fait sauvage là-bas ?

MADAME D’IVRY.

Oh ! tout à fait, non !

MAURICE.

Mais un peu.

MADAME D’IVRY.

C’est ce dont nous jugerons.

MAURICE.

Ce n’est point jugé déjà ?

MADAME D’IVRY.

Non... Vous n’êtes encore que prévenu.

MAURICE.

Que faudra-t-il faire, chère cousine, pour reconquérir mon brevet d’homme civilisé ?

MADAME D’IVRY.

Il faudra, d’abord et avant tout, raccourcir un peu cette barbe-là.

MAURICE.

Bon ! moi qui en étais si fier ! Savez-vous que j’ai la plus belle moustache de l’escadron ?

MADAME D’IVRY.

Non, je ne le savais pas.

MAURICE.

Antonine, je crois que vous vous moquez un peu de moi.

MADAME D’IVRY.

Oh ! par exemple !

Elle le regarde et rit.

MAURICE.

Eh bien, quoi ?

MADAME D’IVRY.

Sans être trop curieux, Maurice...

MAURICE.

Oh ! dites.

MADAME D’IVRY.

Qu’avez-vous fait de cette charmante voix de ténor que je vous ai connue ?

MAURICE.

Ah ! chère cousine, ne me demandez pas de ses nouvelles.

MADAME D’IVRY.

Bon ! et la raison ?

MAURICE.

Parce que, au fur et à mesure que j’ai monté en grade, il m’a fallu la troquer, d’abord contre une voix de baryton, et ensuite contre une voix de basse. Hélas ! je suis passé de Mario à Tamburini et de Tamburini...

MADAME D’IVRY.

À Lablache ! et pourquoi cela ?

MAURICE.

Le moyen de crier : « Escadron, quatre par quatre, en avant ! » avec une voix de ténor !

MADAME D’IVRY.

Je comprends ; eh bien, au lieu de chanter la Somnambule, nous chanterons Don Pasquale.

MAURICE.

Hélas ! chère Antonine, je ne chante plus.

MADAME D’IVRY.

Vous ne chantez plus ?

MAURICE.

Mais, pour chanter, il faut s’accompagner d’un instrument quelconque... et comment prendre un piano en croupe, dans une campagne de Kabylie ou de l’Atlas !

MADAME D’IVRY.

Vous avez toujours raison... Vous ne voulez pas essayer le nôtre ? On vient justement de le mettre d’accord.

MAURICE, lui prenant la main.

Chère Antonine !

MADAME D’IVRY.

Eh bien ?

MAURICE.

L’offre est tentante ; mais...

MADAME D’IVRY.

Mais ?

MAURICE.

C’est que je ne sais comment vous dire...

MADAME D’IVRY.

Quoi ?

MAURICE.

Ce que j’ai à vous dire, parbleu !

MADAME D’IVRY.

Bah !

MAURICE.

Ma foi, tant pis, je me risque, dût la chose achever de me déconsidérer dans votre esprit.

MADAME D’IVRY.

Ah ! mon Dieu, vous me faites trembler.

MAURICE.

Dans mon empressement à vous revoir...

MADAME D’IVRY.

Cela ne commence déjà pas si mal.

MAURICE.

Je n’ai pris que le temps de poser mon bagage à l’hôtel.

MADAME D’IVRY.

C’est très bien, cela.

MAURICE.

Et je suis venu directement ici.

MADAME D’IVRY.

Tout cela n’est point si pénible à avouer, ce me semble.

MAURICE.

Oui, mais le reste !

MADAME D’IVRY.

Faites un effort.

MAURICE.

Eh bien, Antonine...

MADAME D’IVRY.

Eh bien, Maurice ?

MAURICE.

Eh bien, littéralement, je meurs de faim.

MADAME D’IVRY.

Ah ! par exemple ! je ne m’attendais pas au dénouement.

Elle rit.

MAURICE.

Vous trouvez cela risible, vous... vous que j’ai vue pleurer sur les malheurs d’Ugolin ? Eh bien, je vous déclare que la faim de ce digne citoyen de Florence n’était qu’un commencement d’appétit, comparée à la mienne.

MADAME D’IVRY.

En vérité, vous me faites peur.

MAURICE.

Je m’en suis déjà aperçu.

MADAME D’IVRY.

C’était un pressentiment.

Maurice veut lui prendre la main.

Non pas ; vous ne m’approcherez que quand vous serez rassasié.

MAURICE.

Vous me quittez, Antonine ?

MADAME D’IVRY.

Je vais donner des ordres pour que l’on vous serve, monsieur l’ogre.

Elle sort.

 

 

Scène XIII

 

MAURICE, seul

 

Allons, j’ai eu beau prendre toute sorte de précautions, je n’ai pas manqué mon effet... À mon départ de France, les femmes mangeaient déjà très peu... auraient-elles, en mon absence, pris l’habitude ne plus manger du tout ? C’est étrange ! d’après sa correspondance, je ne me figurais pas le moins du monde Antonine telle qu’elle est. Comme sept ans changent une femme, mon Dieu !

 

 

Scène XIV

 

MAURICE, MATHILDE

 

MATHILDE, entr’ouvrant la porte.

Peut-on entrer ?

MAURICE, se retournant et voyant Mathilde.

Certainement que l’on peut entrer.

MATHILDE.

Bonjour, Maurice !

MAURICE.

Oh ! la jolie enfant ! Qui cela peut-il être ?

MATHILDE.

Comment ! vous ne me reconnaissez pas ? Votre sœur !

MAURICE.

Mathilde ?

MATHILDE.

Oui, Mathilde.

MAURICE.

Comment ! que j’ai laissée grande comme cela ?

MATHILDE.

Je le crois bien ! j’avais douze ans quand vous êtes parti.

MAURICE.

Ah ! chère Mathilde !

Se reprenant.

Mademoiselle... mille pardons !

MATHILDE.

Comment ! vous ne m’embrassez pas ?

MAURICE.

Si fait... pardon... je n’osais...

Il l’embrasse timidement.

MATHILDE.

Oh ! vous ne m’aimez plus.

MAURICE, la serrant contre son cœur.

Chère enfant ! pouvez-vous dire cela !

MATHILDE.

Vous seriez bien ingrat ; car moi, je vous aime toujours.

MAURICE.

Vraiment ?

MATHILDE.

Laissez-moi vous regarder... Oh ! comme vous êtes beau en uniforme, et comme les moustaches vous vont bien !...

MAURICE.

Par ma foi ! je suis enchanté que ce soit votre avis.

MATHILDE.

Pourquoi cela ?

MAURICE.

Parce que ce n’est pas celui de votre sœur.

MATHILDE.

Ma sœur ?

MAURICE.

Veut que je coupe ma moustache... Condamnée à mort !...

MATHILDE.

Oh ! quel dommage !

MAURICE.

Et puis...

Avec une voix d’une extrême douceur.

est-ce que vous trouvez que j’ai une voix effrayante, Mathilde ?

MATHILDE.

Effrayante ? Oh ! non.

MAURICE.

Eh bien, en entendant ma voix, votre sœur s’est mise à crier au secours.

MATHILDE.

Quel conte me faites-vous là ?

MAURICE.

Ce n’est pas un conte, c’est une histoire.

MATHILDE.

Vraiment...

Tout à coup.

Oh ! et moi qui ne vous demande pas, après que vous avez fait cent vingt lieues en chemin de fer, si vous avez besoin de prendre quelque chose !... Mais vous devez mourir de faim, pauvre cher Maurice !

MAURICE.

C’est vous qui me le demandez ?

MATHILDE.

Sans doute.

MAURICE.

De sorte que si je mourais de faim en réalité, cela ne vous étonnerait pas ?

MATHILDE.

Je trouverais cela bien naturel, au contraire ! moi qui ai si bon appétit.

MAURICE.

Vous avez bon appétit ?

MATHILDE.

Oui.

MAURICE.

Mathilde, vous êtes un ange : laissez-moi vous embrasser encore.

MATHILDE.

Oh ! tant que vous voudrez.

MAURICE.

À la bonne heure ! voilà une adorable personne.

La retenant sur son cœur.

Dis-moi, petite sœur !... car, autrefois, je vous tutoyais, mademoiselle !

MATHILDE.

Oh ! je m’en souviens. Et cela m’a fait bien de la peine tout à l’heure, quand je me suis aperçue que vous ne me tutoyiez plus.

MAURICE.

Alors, tu permets ?

MATHILDE.

Je crois bien !

MAURICE.

Eh bien, je voulais te demander une chose.

MATHILDE.

Laquelle ?

MAURICE.

Crois-tu... ? Mais il ne faut pas me répondre avec complaisance ou crainte de me faire de la peine.

MATHILDE.

Dites.

MAURICE.

Crois-tu qu’Antonine m’aime toujours ?

MATHILDE.

Oh ! méchant !

MAURICE.

Là ! vraiment ! autant qu’avant mon départ ?

MATHILDE.

Davantage !

MAURICE.

C’est singulier.

MATHILDE.

Comment, c’est singulier ?

MAURICE, avec un soupir.

Oui.

MATHILDE.

Ingrat ! Il ne s’est point passé un jour où elle n’ait parlé de vous... pas une heure où elle n’y ait pensé.

MAURICE.

Vraiment !

MATHILDE.

Depuis qu’elle sait votre arrivée, elle est folle de joie.

MAURICE.

Tu es sûre ?

MATHILDE.

Mais regarde donc autour de toi... Oh ! pardon, pardon, Maurice !

MAURICE, se rapprochant d’elle.

Toi aussi, autrefois, ma petite Mathilde, tu me tutoyais.

MATHILDE.

Oh ! oui, quand j’étais tout enfant ; mais aujourd’hui...

MAURICE.

Oui, aujourd’hui que tu es une grande personne...

MATHILDE.

Je n’oserais jamais... Que me disiez-vous donc ?

MAURICE.

Le diable m’emporte si je m’en souviens !

MATHILDE.

Ah ! j’y suis, moi : vous doutiez de l’amour d’Antonine, et je vous disais : « Regardez autour de vous. »

MAURICE.

C’est-à-dire que vous me disiez : « Regarde autour de toi. »

MATHILDE.

Eh bien, soit ! D’ailleurs, si je ne te tutoyais plus, je serais obligée de me reprendre trop souvent.

MAURICE.

À la bonne heure !

MATHILDE.

Je disais donc : Regarde autour de toi, Maurice ! Vois ces candélabres, ces fleurs, ces bougies ; on te préparait une fête.

MAURICE.

Oui ; et moi, je suis venu bêtement douze heures trop tôt me jeter au milieu de ces préparatifs. Décidément, petite sœur, c’est moi qui suis un idiot.

 

 

Scène XV

 

MAURICE, MATHILDE, MADAME D’IVRY

 

MADAME D’IVRY.

Eh bien, voilà une jolie opinion que vous rapportez d’Afrique.

MATHILDE.

Ah ! c’est toi, sœur... Tu sais qu’il meurt de faim, ce pauvre Maurice...

MADAME D’IVRY.

Oui, je sais cela.

MATHILDE.

Eh bien, maintenant que tu es là pour lui tenir compagnie, je cours prévenir Rose.

MADAME D’IVRY.

Oh ! j’y ai pourvu, sois tranquille.

À Maurice.

Monsieur, si vous voulez passer dans la salle à manger, Votre Vaillance est servie.

MATHILDE.

Oh ! pas du tout... Dans la salle à manger, il mourra de froid... Depuis le dîner, le feu s’est éteint. Je vais faire apporter la table ici... Ne te dérange pas, Maurice.

MAURICE.

Chère petite !

MATHILDE, à sa sœur.

N’est-ce pas que c’est bon, de revoir les gens que l’on aime... quand on a été séparé d’eux pendant sept ans ?

Elle sort.

 

 

Scène XVI

 

MADAME D’IVRY, MAURICE

 

MAURICE.

Mais savez-vous qu’elle est charmante, Mathilde ?

MADAME D’IVRY.

Vous vous en êtes aperçu ?

MAURICE.

Je crois bien !... Il ne faut pas la regarder à deux fois pour cela... Ah ! elle n’est pas comme vous, chère Antonine.

MADAME D’IVRY.

C’est-à-dire que je ne suis pas charmante ?

MAURICE.

Oh ! vous ne pouvez supposer que c’est cela que j’aie voulu dire.

MADAME D’IVRY.

Expliquez-vous.

MAURICE.

Je veux dire qu’elle n’exige pas que je coupe ma barbe, elle.

MADAME D’IVRY.

Pardon... mais si vous y tenez tant, il faut la garder.

MAURICE.

Elle ne me reproche pas d’avoir une voix de basse...

MADAME D’IVRY.

Je ne vous le reproche pas, je le constate.

MAURICE.

Et c’est elle qui, la première, m’a demandé si j’avais faim.

MADAME D’IVRY.

Attention qui vous a profondément touché ?

MAURICE.

Qui m’a attendri jusqu’aux larmes.

 

 

Scène XVII

 

MADAME D’IVRY, MAURICE, PIERRE et ROSE, apportant une table toute servie

 

PIERRE.

Sauf votre respect, madame, c’est mademoiselle Mathilde qui nous a dit d’apporter ici cette table.

MADAME D’IVRY.

C’est bien.

À Maurice.

Où voulez-vous poser votre tente, monseigneur ?

MAURICE.

Où vous voudrez... Je n’ai point de préférence : chez vous, tout m’est vous.

MADAME D’IVRY, à part.

Il a des lueurs.

Aux domestiques.

Ici.

À Maurice, en lui approchant une chaise.

Asseyez-vous.

Maurice regarde autour de lui.

ROSE.

Monsieur cherche mademoiselle Mathilde ? Elle est descendue à la cuisine.

MADAME D’IVRY.

Mathilde à la cuisine ! et pour quoi faire ?

ROSE.

Elle prétend que M. Maurice, arrivant de l’Algérie, ne doit aimer que le café à la turque, et elle a appris à le préparer de cette façon-là pour monsieur.

MADAME D’IVRY.

C’est bien, allez. Monsieur sonnera quand il aura besoin de quelque chose.

 

 

Scène XVIII

 

MAURICE, MADAME D’IVRY

 

MAURICE.

Mais c’est une fée que ma chère petite sœur !

MADAME D’IVRY.

Et l’on aime les fées ?

MAURICE.

C’est-à-dire que, quand elles sont secourables, on les adore.

MADAME D’IVRY.

Et Mathilde vous a secouru ?

MAURICE.

Oui.

MADAME D’IVRY.

Dans un danger ?

MAURICE.

Bien pis que cela, dans un doute. Le danger, j’y suis habitué ; le doute, c’était pour moi chose nouvelle.

MADAME D’IVRY.

Vous doutiez... Et de quoi ?

MAURICE.

J’étais dans un désert : je doutais du chant des oiseaux, de la verdure des arbres, du murmure du ruisseau ; je doutais du bonheur, de la fidélité, de l’amour. Mathilde, d’un coup de baguette, a changé le désert en un jardin enchanté, et j’ai cru de nouveau à tout ce dont je doutais.

MADAME D’IVRY.

Et Mathilde ?

MAURICE.

M’a rassuré, chère Antoinette.

MADAME D’IVRY.

Comment cela ?

MAURICE.

En me disant que vous parliez de moi tous les jours, que vous pensiez à moi à toute heure.

MADAME D’IVRY.

Elle vous a dit cela, la chère enfant ?

MAURICE.

Oui.

MADAME D’IVRY.

Elle ne vous a dit que la vérité, Maurice.

MAURICE.

Soit !... mais j’avais grand besoin de l’entendre.

MADAME D’IVRY.

Malgré ma promesse, au moment du départ...

MAURICE.

Je dirai bien plus : malgré vos lettres depuis que je suis parti...

MADAME D’IVRY.

Pardon... malgré mes lettres ?...

MAURICE.

Oui, en arrivant ici, vous savez, chère Antonine, ou plutôt vous ne savez pas, attendu que vous êtes la perfection en personne ; mais il y a des choses qui... il y a des moments où... Enfin, je suis arrivé dans un mauvais moment.

MADAME D’IVRY.

Vous vous trompez, Maurice... Il n’y a pas de mauvais moment pour celui qui est attendu comme je vous attendais.

MAURICE.

Chère Antonine !

Il se remet à manger.

MADAME D’IVRY.

Seulement, permettez...

MAURICE.

Quoi ?

MADAME D’IVRY.

Vous avez parlé de lettres...

MAURICE.

Sans doute.

MADAME D’IVRY.

De quelles lettres ?

MAURICE.

Mais des vôtres.

MADAME D’IVRY.

Des miennes ?

MAURICE.

Oui... Ah çà ! mais... est-ce que je me trompe de langue ? est-ce qu’en croyant vous parler français, je vous parlerais arabe, par hasard ?

MADAME D’IVRY.

À peu près.

MAURICE.

Enfin !...

Il se remet à manger.

MADAME D’IVRY.

Mais non, je demande l’explication de cela.

MAURICE.

Mais de quoi ?

MADAME D’IVRY.

Vous avez dit : « Malgré mes lettres... »

MAURICE.

J’ai dit : malgré mes lettres, attendu, chère Antonine, que j’ai la prétention de croire que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire.

MADAME D’IVRY.

Oui, une fois.

MAURICE.

Une fois ?

MADAME D’IVRY.

Une fois, pour vous dire que j’étais libre, que je vous aimais toujours, et que, fidèle à ma promesse, je vous attendais. N’avez-vous pas reçu ma lettre ?

MAURICE.

Si fait !... Mais, quoiqu’elle m’apportât une excellente nouvelle, elle ne m’a point fait oublier les autres.

MADAME D’IVRY.

Les autres !... Mais qu’entendez-vous par les autres ?

MAURICE.

Écoutez, j’ai encore bien faim, Antonine ; un homme plus prudent que moi attendrait peut-être la fin du souper pour entamer avec vous une discussion de cette importance. Mais la vérité est là, et elle me force de vous dire...

MADAME D’IVRY.

Oh ! dites, dites !

MAURICE.

Que ce n’est point une lettre que vous m’avez écrite, mais cent, mais deux cents, mais cinq cents lettres !

MADAME D’IVRY.

Moi ?

MAURICE.

Et ce n’était point de trop. C’est-à-dire, chère Antonine, que vos lettres ont été ma vie, là-bas... Comment aurais-je pu exister sans nouvelles de vous ? Oh ! j’aurais cru que vous ne m’aimiez plus, je me serais fait tuer cent fois.

MADAME D’IVRY.

Et ce sont mes lettres qui vous ont sauvé la vie ?

MAURICE.

Littéralement...

MADAME D’IVRY.

Eh bien, mon cher Maurice, c’est cruel, c’est affreux, c’est abominable, c’est féroce à dire, mais, je vous le répète, malgré la menace que vous m’avez faite en partant, je ne vous écrivais pas... et comme j’étais la femme d’un autre... que cet autre a vécu, je ne vous ai pas écrit.

MAURICE.

Ah ! voilà qui est fort, par exemple !

MADAME D’IVRY.

M. d’Ivry mort, vous avez, comme une simple connaissance, reçu la nouvelle de sa mort. Le temps du deuil écoulé... seulement alors, je vous ai écrit une lettre ; cette lettre, c’est la première, c’est la dernière, c’est la seule.

MAURICE.

Mais je vous dis que j’en ai cinq cents lettres de vous, chère Antonine.

MADAME D’IVRY.

Et moi, je vous dis que vous êtes fou, cher Maurice.

MAURICE.

Fou !... Je suis si peu fou, que j’ai acheté un charmant coffre arabe pour les mettre, les lettres ; avec l’intention, bien entendu, de garder les lettres, mais de vous donner le coffre.

MADAME D’IVRY.

Je vous suis bien reconnaissante de l’intention. Mais faites-moi un plaisir...

MAURICE.

Bien volontiers... Lequel ?

MADAME D’IVRY.

Montrez-moi ces lettres...

MAURICE.

Vous comprenez bien, chère Antonine, que, si précieuses qu’elles soient, je n’ai pas sur moi cinq cents lettres de vous.

MADAME D’IVRY.

Alors, où sont-elles ?

MAURICE.

À l’hôtel, pardieu !... dans leur coffre.

MADAME D’IVRY.

Eh bien, je vous avoue que je serais curieuse de les voir.

MAURICE.

L’hôtel n’est qu’à cent pas... Je vais les chercher.

MADAME D’IVRY.

Désespérée de vous déranger au milieu de votre repas, mais j’accepte.

MAURICE.

Ah ! par exemple !...

MADAME D’IVRY.

Vous persistez ?

MAURICE.

Je crois bien que je persiste !

MADAME D’IVRY.

Allez-y, alors.

MAURICE.

Oh ! je n’y vais pas, j’y cours !

 

 

Scène XIX

 

MAURICE, MADAME D’IVRY, MATHILDE, apportant le café sur un plateau

 

MATHILDE.

Là !... voilà ton café, Maurice ; sois tranquille, il est bien chaud.

MAURICE.

Ah ! il s’agit bien de mon café !

Il sort.

 

 

Scène XX

 

MATHILDE, MADAME D’IVRY

 

MATHILDE, déposant le plateau sur la table.

De quoi s’agit-il donc ?

MADAME D’IVRY.

C’est-à-dire que c’est incroyable !

MATHILDE.

Quoi ?

MADAME D’IVRY.

Oh ! j’en pleurerais de rage.

MATHILDE.

Ma sœur !

MADAME D’IVRY.

Oser me soutenir cela en face !

MATHILDE.

Que t’a-t-il donc soutenu ?...

MADAME D’IVRY.

Que je lui écrivais toutes les semaines... Comprends-tu cela ?

MATHILDE, à part.

Mon Dieu !

MADAME D’IVRY.

Qu’il a reçu cinq cents lettres de moi !

MATHILDE, de même.

Oh !

MADAME D’IVRY.

Je l’ai mis au défi !

MATHILDE.

Eh bien ?

MADAME D’IVRY.

Il est allé les chercher à l’hôtel.

MATHILDE.

On sonne.

MADAME D’IVRY.

Est-ce déjà lui ?

MATHILDE, à part.

Que faire ?

DE SOR, dans la coulisse.

C’est inutile, Pierre ; vous savez que je suis de la maison, moi.

MADAME D’IVRY et MATHILDE.

M. de Sor !

 

 

Scène XXI

 

MATHILDE, MADAME D’IVRY, DE SOR

 

MADAME D’IVRY.

Entrez, entrez !

DE SOR.

Je puis... ?

MADAME D’IVRY.

Certainement. Vous êtes le bienvenu, même.

DE SOR.

Pardon, mais j’étais à la fenêtre, je prenais l’air... Il y a des moments où l’on a besoin de prendre l’air.

MADAME D’IVRY.

Je le crois bien, j’étouffe !

DE SOR.

J’ai vu, au clair de la lune, passer M. Maurice, sans képi, le visage bouleversé, courant comme un fou ; alors, je me suis dit : « On ne court ainsi, nu-tête, à une pareille heure, que pour aller chercher un médecin. Il faut qu’il soit arrivé quelque accident à madame d’Ivry ! » Et je suis accouru.

MADAME D’IVRY.

Sans chapeau aussi ?

DE SOR.

Ma foi, oui, c’est vrai.

MATHILDE.

Antonine ?

MADAME D’IVRY.

Quoi ?

MATHILDE.

Maurice va revenir.

MADAME D’IVRY.

Sans doute.

MATHILDE.

Mais dans l’état d’exaltation où il est...

MADAME D’IVRY.

D’exaltation ! Monsieur s’exalte ? C’est charmant !

MATHILDE.

S’il voit M. de Sor ici.

MADAME D’IVRY.

Oh ! par exemple ! il me semble que je suis bien maîtresse de recevoir chez moi qui je veux.

MATHILDE.

Oui ; mais si, de cette entrevue, il résultait une querelle ?

MADAME D’IVRY.

Tu as raison.

À de Sor.

Venez, mon ami.

On sonne.

MATHILDE.

On sonne, c’est lui !

MADAME D’IVRY.

Le voilà !... Venez, venez !

Ils sortent.

 

 

Scène XXII

 

MATHILDE, puis MAURICE

 

MATHILDE.

Voilà ce que je craignais ! Que faire ? que dire ?

MAURICE, derrière la porte.

C’est bien, Pierre, c’est bien...

Entrant.

Ah !

MATHILDE.

Maurice !

MAURICE.

Où est madame d’Ivry ?

MATHILDE.

Chez elle.

MAURICE.

Bien.

MATHILDE.

Que faites-vous ?

MAURICE.

J’y vais.

MATHILDE.

Attendez donc !

MAURICE.

Que j’attende ?

MATHILDE.

Un instant !

MAURICE.

Pas une seconde !

MATHILDE.

Maurice, je t’en prie...

MAURICE.

Mais tu ne sais donc pas... ?

MATHILDE.

Si fait.

MAURICE.

Elle m’accuse de mentir.

MATHILDE.

Maurice !

MAURICE.

Elle prétend qu’elle ne m’a jamais écrit.

MATHILDE.

Maurice !

MAURICE.

Ah ! par bonheur, j’ai toutes ses lettres là, depuis la première jusqu’à la dernière, étiquetées par rang de date... Vois plutôt.

MATHILDE.

Maurice !

MAURICE.

Eh bien, qu’y a-t-il, petite sœur ?

MATHILDE.

Il y a...

MAURICE.

Mais parle donc !

MATHILDE.

Oh ! je n’oserai jamais.

MAURICE.

Comment ! tu as quelque chose à dire, et tu n’oses pas ?

MATHILDE.

Non.

MAURICE.

À moi ?

MATHILDE.

À toi, surtout...

MAURICE.

Alors, c’est grave ?

MATHILDE.

Je le crois bien !

MAURICE.

Et cela a rapport à ces lettres ?

MATHILDE.

Oui.

MAURICE.

Aux lettres d’Antonine ?

MATHILDE.

Aux lettres que voilà.

MAURICE.

Comment, les lettres que voilà ?... Ne sont-elles pas d’Antonine ?

MATHILDE, secouant la tête.

Non !

MAURICE.

Non ?

MATHILDE.

Non !

MAURICE.

Mais de qui sont-elles, alors ?

MATHILDE.

Maurice, tu me pardonneras, n’est-ce pas ?

MAURICE.

Parle, chère enfant ! parle !

MATHILDE.

Te rappelles-tu le jour où tu fis tes adieux à Antonine ?

MAURICE.

Oui... Eh bien ?

MATHILDE.

Il y avait là une petite fille de douze ans, à laquelle vous ne faisiez pas attention, de laquelle vous ne vous défiiez point.

MAURICE.

C’était toi ?

MATHILDE.

Oui.

MAURICE.

Oh ! je m’en souviens... Tu étais assise dans un coin, et tu pleurais aussi fort que nous.

MATHILDE.

C’était bien naturel, tu étais désespéré. Tu disais à Antonine : « Je pars, mais à une condition : c’est que vous m’écrirez à chaque courrier, c’est que vous m’écrirez que vous m’aimez toujours. »

MAURICE.

Oh ! je me le rappelle bien.

MATHILDE.

Et elle te répondait : « Comment voulez-vous que je vous écrive que je vous aime, moi qui vais être la femme d’un autre ? » Et toi, à ton tour, tu disais : « Songez-y, si je suis quinze jours sans recevoir de vos nouvelles, je vous donne ma parole d’honneur que je me fais tuer. »

MAURICE.

Et je l’eusse fait, Mathilde, je te le jure, tant j’aimais Antonine.

MATHILDE.

Oh ! je l’ai bien pensé, puisque tu avais donné ta parole... Aussi, quand tu as été parti, j’ai supplié Antonine de ne pas persister dans son refus. Mais elle se contenta de me répondre : « Quand tu seras plus grande, enfant, tu comprendras que ce que tu me demandes est impossible... » J’avais beau chercher, je ne comprenais pas pourquoi c’était impossible... Mais ce que je comprenais, c’est que tu avais donné ta parole d’honneur, et que tu la tiendrais.

MAURICE, posant le coffre sur une chaise.

Continue !

MATHILDE.

Oh ! si tu savais alors ce que j’ai souffert ! Toute la journée, je pensais à toi, à ton désespoir ; et quand la nuit était venue, je te voyais en rêve, pâle, défiguré, couché sur un champ de bataille et murmurant : « Tu ne m’as pas écrit, Antonine, et je me suis fait tuer... »

MAURICE.

Oh ! pauvre chère enfant !

MATHILDE.

Alors, il m’est venu une idée qui m’a paru une inspiration du ciel. Mon écriture ressemblait à celle de ma sœur, au point de s’y tromper ; je résolus, puisqu’elle refusait de t’écrire, de t’écrire à sa place. Oh ! je comprends maintenant, c’était bien mal ; mais alors, je ne savais pas... et je l’eusse su, que je t’aurais écrit encore... je t’aimais tant !

MAURICE.

Comment ! ces lettres charmantes, ces lettres adorables qui, non-seulement ont soutenu mon amour, mais qui l’ont doublé... ces lettres... ?

MATHILDE.

C’était moi qui les écrivais... Je tâchais de me rappeler ce que vous disiez quand vous étiez ensemble, Antonine et toi, et, pour le reste...

MAURICE.

Eh bien, pour le reste ?

MATHILDE.

Je m’en rapportais à mon cœur.

MAURICE.

Ainsi, pendant sept ans... ?

MATHILDE.

Oh ! il faut me pardonner, Maurice, l’intention était bonne ; et quand j’ai compris que je faisais mal, il était trop tard ; puis...

MAURICE.

Puis ?

MATHILDE.

Je crois qu’à mon tour, c’est moi qui serais morte, si je n’eusse plus reçu de lettres de toi.

MAURICE.

Oh ! cœur d’ange !

MATHILDE.

Comment ! tu ne me grondes pas ?

MAURICE.

Non.

MATHILDE.

Comment ! tu me pardonnes ?

MAURICE.

Je fais plus que te pardonner, je te bénis !

MATHILDE.

Oh ! alors, tu vas dire à Antonine...

MAURICE.

Tout ce que tu voudras.

MATHILDE.

Que tu avais tort.

MAURICE.

Oui.

MATHILDE.

Que les lettres n’étaient pas d’elle.

MAURICE.

Oui.

MATHILDE.

Mais il ne faut pas lui dire qu’elles étaient de moi.

MAURICE.

Comment faire, alors ?

MATHILDE.

C’est embarrassant... Écoute, Maurice...

MAURICE.

J’écoute.

MATHILDE.

Si nous consultions là-dessus un homme très savant ?

MAURICE.

Un homme très savant ?

MATHILDE.

Oui, dont c’est l’état de donner des conseils.

MAURICE.

Un avocat ?

MATHILDE.

M. de Sor.

MAURICE.

Mais c’est un conseil immédiat qu’il me faut.

MATHILDE.

Sans doute, nous n’avons pas un instant à perdre.

MAURICE.

Il est onze heures ! comment veux-tu que nous consultions M. de Sor à onze heures du soir ?

MATHILDE.

Il est là.

MAURICE.

Là ?... Où, là ?

MATHILDE.

Chez ma sœur.

MAURICE.

Ah ! oui, je comprends... Madame d’Ivry, de son côté, l’a envoyé chercher pour une consultation.

MATHILDE.

Oh ! elle n’a pas eu besoin : il est venu tout seul.

MAURICE.

Eh bien, Mathilde, il y a du bon dans ton conseil.

MATHILDE.

N’est-ce pas ?

MAURICE.

Oui ; seulement, je veux d’abord parler à Antonine.

MATHILDE.

Comme tu voudras.

MAURICE.

Mais, avant tout...

MATHILDE.

Quoi ?

MAURICE.

Attends...

Il ouvre le coffre.

MATHILDE, tristement.

Ah ! oui, tu me rends mes lettres.

MAURICE.

Non... Je te prie seulement de me les garder.

MATHILDE.

Soigneusement ?

MAURICE.

Comme on garde le talisman qui a sauvé la vie... d’un frère.

MATHILDE.

Oh ! sois tranquille !

MAURICE.

Maintenant, préviens Antonine que je l’attends.

 

 

Scène XXIII

 

MATHILDE, MAURICE, MADAME D’IVRY

 

MADAME D’IVRY.

C’est inutile, me voici.

MAURICE.

À merveille !...

Bas.

Chut ! laisse-nous, Mathilde.

 

 

Scène XXIV

 

MAURICE, MADAME D’IVRY

 

MADAME D’IVRY.

Eh bien, monsieur, ces lettres ?

MAURICE.

Voilà le coffre.

MADAME D’IVRY.

Je le vois bien.

MAURICE.

Le trouvez-vous joli ?

MADAME D’IVRY.

Charmant... Mais les lettres ?

MAURICE.

Antonine, il faut qu’il y ait de la magie dans tout ce qui m’arrive.

MADAME D’IVRY.

Que vous arrive-t-il ?

MAURICE.

J’avais sur moi la clef du coffre, cette clef ne m’a pas quitté... Je cours à l’hôtel, j’ouvre mon coffre...

MADAME D’IVRY.

Eh bien ?

MAURICE.

Eh bien, au lieu de cinq cents lettres, j’en trouve une seule... une seule qui les vaut toutes, c’est vrai, puisque c’est celle où vous me rappelez, où vous me dites que tout est prêt pour notre mariage...

MADAME D’IVRY.

Alors, vous avouez... ?

MAURICE.

Je viens du pays des mirages, Antonine... et je m’aperçois que je suis victime du plus décevant de tous... J’avais cru...

MADAME D’IVRY.

Qu’aviez-vous cru ?

MAURICE.

J’avais cru que vous m’aimiez, Antonine.

MADAME D’IVRY.

Alors, je ne vous aime pas ? Il est curieux que ce soit cette lettre à la main que vous me fassiez un pareil compliment.

MAURICE.

En tout cas, chère Antonine, il y a un moyen bien simple, si je me trompe, de me faire revenir de mon erreur.

MADAME D’IVRY.

Lequel ?

MAURICE.

Vous me dites dans cette lettre que votre main est à moi, que je puis venir et la prendre... Vous me dites cela.

MADAME D’IVRY.

Je ne le nie point.

MAURICE.

À quand notre mariage ?

MADAME D’IVRY.

Pourquoi ne fixez-vous pas la date vous-même ?

MAURICE.

Je n’en ai pas le droit... C’est moi qui doute ; seulement, par le jour plus ou moins proche que vous choisirez, j’apprécierai le degré d’affection que m’a conservé votre cœur.

MADAME D’IVRY.

En vérité, Maurice, vous me mettez là dans un cruel embarras.

MAURICE, à part.

Je m’en doutais.

Il va à une sonnette et sonne.

MADAME D’IVRY.

Que faites-vous, Maurice ?

Pierre paraît la porte.

MAURICE.

Dites à M. de Sor, qui est chez madame, de se donner la peine de passer ici.

Pierre disparaît.

MADAME D’IVRY.

Mais vous êtes fou, Maurice !

MAURICE.

Aucunement, ma cousine... Vous avez la plus grande confiance en M. de Sor. Moi, j’ai la plus grande sympathie pour lui...

MADAME D’IVRY.

En vérité, Maurice, ce que vous faites est inouï.

 

 

Scène XXV

 

MAURICE, MADAME D’IVRY, DE SOR

 

DE SOR.

Vous m’avez fait demander, madame ?

MADAME D’IVRY.

Non, pas moi.

DE SOR.

Mais qui donc, alors ?

MAURICE.

Moi, monsieur, qui ai un procès d’où dépend le bonheur de ma vie.

DE SOR.

Et contre qui plaidez-vous ?

MAURICE.

Contre madame.

DE SOR.

Déjà ?

MAURICE.

Oh ! rassurez-vous, ce n’est point en séparation ; au contraire !

DE SOR.

Et vous me prenez pour conseil ?

MAURICE.

Mieux que cela, je vous prends pour arbitre.

DE SOR, à Antonine.

Dois-je accepter ?

MADAME D’IVRY.

Puisque mon cousin le veut absolument.

DE SOR.

J’écoute.

MAURICE.

Oh ! soyez tranquille, je serai bref. D’ailleurs, la question est claire.

Dépliant la lettre d’Antonine.

Voici une lettre de ma cousine.

MADAME D’IVRY.

Mais vous n’allez pas la lire, j’espère !

MAURICE.

Pourquoi pas ? Les arbitres jugent sur pièces, chère amie.

MADAME D’IVRY.

Maurice !...

MAURICE.

Soit ! puisque vous êtes le meilleur ami d’Antonine, monsieur, vous devez être au courant de nos affaires intimes.

DE SOR.

Si je n’étais reçu avocat depuis dix ans, je pourrais passer thèse là-dessus.

MAURICE.

Je me crois dispensé de les raconter.

DE SOR.

Ce serait une narration oiseuse, en effet.

MADAME D’IVRY.

Mais où voulez-vous en venir, Maurice ?

MAURICE.

Vous n’ignorez pas, monsieur, que je suis parti pour l’Algérie, avec la ferme intention de m’y faire tuer le plus tôt possible.

DE SOR.

Je l’ai ouï dire plusieurs fois, capitaine ; mais je vois avec plaisir que vous n’avez pas persisté dans votre résolution.

MAURICE.

Ma cousine venait alors d’épouser M. d’Ivry, et je m’en allais désespéré.

DE SOR.

Je comprends votre désespoir.

MAURICE.

Eh bien, vous le voyez, Antonine, quand je vous disais que je m’entendrais avec monsieur.

DE SOR.

Achevez.

MAURICE.

En effet, j’adorais ma cousine, et ma cousine m’adorait ; n’est-ce pas, Antonine ?

MADAME D’IVRY.

Monsieur sait cela.

MAURICE.

Monsieur sait cela ?

DE SOR.

Oui, monsieur, madame m’a fait l’honneur de me le dire.

MAURICE.

Ah !... Aussi, M. d’Ivry mort et le temps du deuil expiré, ma cousine s’empresse-t-elle de m’écrire. Dans cette lettre, que voici, elle me faisait l’honneur de m’offrir sa main, si je revenais. Eh bien, je suis revenu, me voilà ; cette main, je l’accepte, et je dis : À quand le mariage ?

DE SOR.

Comment ! vous me demandez cela ?

MAURICE.

Sans doute.

DE SOR.

À moi ?

MAURICE.

Pourquoi pas ?

MADAME D’IVRY.

Alors, c’est pour cela que vous avez fait appeler monsieur ?

MAURICE.

Pas pour autre chose. Ainsi, le jour que vous fixez pour être le jour de notre mariage ?... Demain ?...

MADAME D’IVRY.

Oh ! demain...

MAURICE.

Après-demain ?...

DE SOR.

Je vous trouve pressant, monsieur.

MAURICE.

Il n’est jamais assez tôt pour être heureux. Cependant, si ma cousine trouve que huit jours soient nécessaires, et que ce soit votre avis...

DE SOR.

Monsieur, huit jours...

MAURICE.

Mettons-en quinze... Non, mettons un mois... C’est trop tôt encore ?... Mettons trois mois, alors.

MADAME D’IVRY.

Oh ! en vérité, c’est une torture.

DE SOR.

Eh ! monsieur, vous voyez bien que madame ne veut ni demain, ni après-demain, ni dans trois mois, ni jamais !

MADAME D’IVRY.

Ah !

Elle tombe sur une chaise et semble tout près d’avoir une attaque de nerfs.

MAURICE.

Vraiment ! vous croyez ?

DE SOR, lui montrant Antonine.

Voyez ce que vous avez fait... Madame d’Ivry se trouve mal !... Rose ! Rose !

MAURICE.

Ne sonnez pas, c’est inutile.

DE SOR.

Comment, inutile ?

MAURICE.

C’est moi qui ai fait le mal... À moi de le réparer.

Il va à Antonine et s’agenouille devant elle, puis, de sa plus douce voix.

Antonine ! chère Antonine !

MADAME D’IVRY.

Oh ! Maurice !

MAURICE.

Oui, j’ai été cruel envers vous, n’est-ce pas ? cruel de ne pas comprendre qu’en sept années, à notre insu, votre cœur avait changé... Croyez-vous maintenant que mon visage, ma voix, mon air, ma tournure d’autrefois vous eussent rendu l’affection passée ?... Non, votre imagination seule m’avait suivi au milieu des déserts de l’Afrique... Mais votre cœur est resté ici... Ces sept années passées dans la société d’un honnête homme, d’un homme de talent, d’un homme d’esprit, ont fait de vous une femme accomplie ; tandis que moi qui ai vécu seul, ou dans la société d’hommes grossiers, je suis devenu un soldat insouciant, aventureux, peu sociable. J’ai donc été cruel, en vous demandant l’exécution d’une promesse dans laquelle votre cœur n’était plus pour rien, et où votre probité seule restait engagée. Mais vous avez été encore plus cruelle que moi, Antonine, convenez-en, en ne faisant aucun effort pour me cacher la mauvaise impression que j’avais faite sur vous à la première vue, et même à la seconde...

Sur ces derniers mots, Mathilde est entrée et écoute.

 

 

Scène XXVI

 

MAURICE, MADAME D’IVRY, DE SOR, MATHILDE

 

MADAME D’IVRY.

Maurice ! Maurice ! je vous demande pardon, et de toute mon âme.

MAURICE.

Et cependant, je vous apportais le bonheur, Antonine.

MADAME D’IVRY.

Que voulez-vous dire ?

MAURICE.

Je suis marié depuis quinze jours.

MATHILDE, tombant sur un fauteuil.

Marié ! il est marié !

MADAME D’IVRY, se levant joyeuse.

Ah ! Maurice, que je vous embrasse !

DE SOR.

Et moi aussi, s’il vous plaît, capitaine.

MADAME D’IVRY.

Et qui donc avez-vous épousé ?

MAURICE.

Oui, je conçois ! vous n’y croirez que quand vous verrez ma femme. Voulez-vous me permettre de vous la présenter, chère Antonine ?

MADAME D’IVRY.

Mais sans doute.

Maurice va à Mathilde, la prend par la main. Elle se laisse conduire comme une personne qui n’est plus maîtresse de sa volonté.

MAURICE.

La voilà !

MATHILDE.

Moi ?

MADAME D’IVRY et DE SOR.

Mathilde !

MAURICE.

Mathilde.

MATHILDE.

Mais vous disiez que vous étiez marié depuis quinze jours.

MAURICE.

Ai-je dit cela ?... Je voulais dire que, dans quinze jours, je le serais... Ma langue aura tourné ; il faut pardonner quelque chose à l’émotion.

MATHILDE.

Oh ! Maurice ! cher Maurice !

MAURICE.

Est-ce trop tôt, quinze jours ?

MATHILDE.

Oh ! non, non !...

Bas.

Quand tu voudras.

Minuit sonne.

DE SOR.

Déjà minuit ?...

MATHILDE.

Oh ! la pendule avance de sept minutes... Ma sœur l’a fait remettre sur l’heure du chemin de fer de Lyon.

MAURICE.

Ah ! vraiment ?...

Il va à la pendule et la retarde.

MADAME D’IVRY.

Eh bien, que faites-vous donc ?

MAURICE.

Je la mets sur l’heure du Palais !

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