L’Incident du 7 avril (Tristan BERNARD)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Athénée, le 20 mai 1911.

 

Personnages

 

LE SUBSTITUT

TRIBADEL

MESSADIE

LE JUGE

BOUSSU

THÉVENEL

LE PRÉSIDENT

L’HUISSIER

LE GARÇON

PREMIER AVOCAT

DEUXIÈME AVOCAT

MADEMOISELLE KERMAGON

DÉA

MADEMOISELLE NOREL

PUBLIC

 

La scène représente une chambre correctionnelle à Paris.

 

 

Scène première

 

LE PRÉSIDENT, LE JUGE, ANDRÉ

 

LE PRÉSIDENT, au juge.

Voilà la salle om vous allez siéger, mon cher collègue. Elle n’est pas grande, mais c’est une des mieux éclairées.

ANDRÉ, à mi-voix au président.

Monsieur le président, est-ce que monsieur n’est pas notre nouveau juge ?

LE PRÉSIDENT.

Oui André... Ah ! mon Dieu, je manquais à toutes les règles du protocole ! J’oubliais, mon cher collègue, de vous présenter André. André est notre fidèle garçon de salle, notre ancien à tous.

ANDRÉ.

Ça, c’est vrai, monsieur le président, je suis le plus ancien de la chambre, et même de tout le tribunal ! J’étais déjà ici du temps du président Tribouillard, celui qu’on appelait le président Maximum.

LE JUGE.

André regrette peut-être l’ancienne sévérité, l’implacable sévérité de nos aînés.

LE PRÉSIDENT.

Non, non, André a évolué avec son siècle, André est pour l’indulgence, comme tout le monde...

LE JUGE.

C’est très bien, c’est très bien...

LE PRÉSIDENT.

À Amiens, vous ne siégiez pas souvent à la correctionnelle ?

LE JUGE.

Non, croyez-vous, je n’ai pour ainsi dire jamais siégé qu’au civil.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! ce sont d’autres impressions... assez pittoresques, je dois le dire, surtout, à Paris, où il faudra vous familiariser avec un langage et des expressions toutes nouvelles... Enfin, on s’y fait vite à la langue verte, et je serai là au besoin pour vous servir d’interprète. Mais dites donc, l’heure s’avance ; il est temps, je crois, d’aller s’habiller.

Au moment où ils vont pour sortir, le substitut entre par la droite.

Ah ! voici notre ministère public. Déjà en robe ! Est-ce que nous serions en retard ?

 

 

Scène II

 

LE SUBSTITUT, LE PRÉSIDENT, MADEMOISELLE KERMAGNON

 

LE SUBSTITUT.

Non, non, c’est moi qui suis un peu en avance... J’avais quelque chose à voir... Bonjour !

Il serre la main da juge, puis celle du président. À ce moment, mademoiselle Kermagnon entre par la porte de gauche. Elle est en robe d’avocate.

LE PRÉSIDENT.

Oh ! mais nous allons avoir le plaisir d’entendre plaider aujourd’hui mademoiselle Kermagnon ! Mon cher collègue, il faut, que je vous fasse faire la connaissance d’une de nos plus distinguées avocates du barreau de Paris. Mademoiselle Kermagnon, qui va plaider tout à l’heure devant nous...

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Oh ! une affaire des plus banales.

Elle serre la main du juge, puis celle du président et celle du substitut.

LE JUGE.

Il n’y a pas d’affaire banale, pour un orateur de talent. Et je suis sûr que, si vous et notre ami le substitut vous voulez vous en donner la peines nous assisterons à un véritable tournoi...

MADEMOISELLE KERMAGNON.

N’attendez rien d’exceptionnel, de ma part tout au moins.

LE SUBSTITUT.

Mademoiselle Kermagnon, pas de modestie excessive.

LE PRÉSIDENT.

Dépêchons-nous d’aller nous habiller.

Ils sortent en saluant. Le substitut reste en scène, avec l’avocate et le garçon.

 

 

Scène III

 

MADEMOISELLE KERMAGNON, LE SUBSTITUT, ANDRÉ

 

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Dites donc, mon cher substitut, est-ce que vous croyez que cette affaire Niclès nous emmènera loin, et pensez-vous que je ferais bien de demander une remise à la septième, où je devais me présenter à midi trois quarts ?

LE SUBSTITUT.

L’affaire Niclès est la première inscrite. Mais ce serait peut-être plus prudent que vous demandiez une remise à la septième.

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Eh bien, c’est entendu. Je vais y aller...

À ce moment André fait mine de s’en aller, puis revient épousseter une table.

LE SUBSTITUT.

N’allez pas jusqu’à la septième. Envoyez-y un de vos confrères. André va vous en appeler un. Vous entendez, André ?

MADEMOISELLE KERMAGNON.

André, soyez assez aimable pour aller jusqu’au vestiaire. Mademoiselle Norel, que vous connaissez, doit être arrivée. Vous lui direz qu’elle vienne me voir.

ANDRÉ.

Bien, mademoiselle.

Il donne encore un coup de plumeau et sort lentement. À peine a-t-il refermé la porte que l’avocate et le substitut tombent dans les bras l’un de l’autre. Leurs lèvres se joignent dans un long baiser.

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Ah ! coco ! coco ! J’ai cru qu’il ne s’en irait pas. Deux jours que je n’avais été dans tes bras... J’étais folle... Je suis sûre que tu ne trouvais pas le temps long, toi !

LE SUBSTITUT.

Imbécile !... laisse-moi, avec ton col qui monte si haut, je ne peux plus aller dans mon petit coin.

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Tu peux, va, tu peux, mon col ne serre pas très fort.

Le substitut, les yeux clos, a posé amoureusement ses lèvres sur la nuque de mademoiselle Kermagnon.

Dis donc, qu’est-ce que tu crois qu’il faut que je plaide dans cette affaire Niclès ? Ma cliente a insulté l’agent. Si je disais que l’agent. L’avait provoquée ?

LE SUBSTITUT.

Ça ne fait pas bon effet.

Il replonge son nez dans le cou de l’avocate.

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Alors quoi ? dis-moi... Mais dis-moi donc, petit ?

LE SUBSTITUT.

Ne te tourmente pas ; si tu veux, je ne requerrai pas.

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Ah ! non, parce que, vis-à-vis de ma cliente et des gens qui seront là, j’aurais l’air d’avoir la tâche beaucoup trop facile. Si, requiers, coco, requiers !

LE SUBSTITUT.

Hé bien, je ne serai pas trop méchant.

Son visage disparaît à nouveau derrière la tête de mademoiselle Kermagnon.

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Qu’est-ce que tu as fait, vilain, pendant ces deux jours ?

LE SUBSTITUT.

Je me suis terriblement ennuyé, pendant que tu étais au mariage de ton cousin. Était-ce de ton cousin ou de ta cousine ?

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Oh ! tu penses que je me suis amusée, sans toi ! Puisque tu connais la famille, tu aurais pu venir un peu.

LE SUBSTITUT.

C’est toi qui m’as défendu de venir, sous prétexte qu’il serait très difficile de ne pas se regarder gentiment...

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Et tu te l’es laissé défendre bien facilement. Probablement que tu avais de quoi passer ton temps... Ah si je savais ça...

LE SUBSTITUT.

T’es bête !

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Écoute, mon petit, rien que de penser que tu pourrais me tromper, mon chéri, j’ai envie de te tuer, de te tuer là, séance tenante. Ne me trompe jamais, petit amour...

LE SUBSTITUT.

Tu n’as pas besoin d’avoir peur... Laisse-moi mon petit coin...

À ce moment la porte s’ouvre. Entre mademoiselle Norel. Le substitut, gravement.

Évidemment, la défense n’est pas astreinte à nous communiquer les pièces, mais dans l’intérêt même du client...

MADEMOISELLE KERMAGNON, après l’avoir baisé sur la bouche.

Espèce de serin, mon amie sait tout... Regarde, Norel, comme il est rouge...

LE SUBSTITUT.

Vous n’êtes pas sérieuse, mademoiselle Kermagnon...

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Vous êtes trop austère, monsieur le substitut.

Exit le substitut.

Il est bien gentil, et nous nous aimons.

 

 

Scène IV

 

MADEMOISELLE NOREL, MADEMOISELLE KERMAGNON

 

MADEMOISELLE NOREL.

Vous ne songez pas à vous marier ?

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Il y a du tirage du côté de ma famille. Mais je crois que lorsque j’aurai bien plaidé deux ou trois fois, on m’accordera chez moi un peu plus d’indépendance. Et peu à peu j’acquerrai assez d’autorité pour qu’on me laisse me marier à ma guise... Mais je t’avais fait appeler pour un service. Va donc demander pour moi une remise à la septième, affaire Chaubel... Pourquoi n’es-tu pas venue me prendre ce matin ?

MADEMOISELLE NOREL.

Figure-toi, ma chère, que j’étais aux Galeries. Je n’y vais jamais l’après-midi l’aspect de ces femmes, uniquement occupées de chiffons, me met hors de moi, C’est tout de même bien de s’être émancipées, comme nous avons fait, d’être sorties de la frivolité, d’être des êtres pensants. Je vais aux Galeries, ou au Printemps, quand il faut y aller. J’avais besoin d’un peu de surah mauve, pour une modification à mon corsage.

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Celui qui va avec ta petite jupe plissée ?

MADEMOISELLE NOREL.

Oui, je vais déjeuner chez le bâtonnier.

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Ah ! moi aussi ! Ah ! bien, si tu mets ta robe en surah mauve, je mettrai plutôt, ma robe en taffetas vert-nil.

Elles sortent au moment où Déa Niclès entre par la gauche avec Thévenel, Boussu, le poète Messadie et André.

 

 

Scène V

 

DÉA, THÉVENEL, BOUSSU, MESSADIE, ANDRÉ

 

ANDRÉ.

Vous allez pouvoir installer vos amis là, devant, parce que, s’ils attendaient l’entrée du public, ils risqueraient d’être mal placés.

MESSADIE.

Moi, je suis témoin.

ANDRÉ.

Oh ! bien alors, vous, monsieur, ii faut vous en aller par là-bas, et donner votre feuille de citation.

MESSADIE, vieillard tout chétif et chenu.

Ah ! bon, je vais aller avec les témoins...

DÉA.

Je vous suis bien reconnaissante, monsieur Messadie, vous, un monsieur si conséquent, d’avoir bien voulu vous déranger pour parler pour moi.

MESSADIE.

C’est un devoir, ma petite amie, c’est un devoir.

DÉA.

C’est égal, y a bien des messieurs comme vous, âgés, à son aise, qui ne se seraient pas dérangés !

MESSADIE.

Ça va bien, allez ! Ça va bien !

ANDRÉ.

Accompagnez monsieur, vous, madame la prévenue, en cas que vous ayez quelque chose à signer.

Il les emmène par le fond.

 

 

Scène VI

 

THÉVENEL, BOUSSU, THÉVENEL

 

THÉVENEL.

Dis donc, Boussu, Déa parait très rassurée.

BOUSSU.

Grâce à moi.

THÉVENEL.

Grâce à toi ?

BOUSSU.

Grâce à mézig. Il y a très longtemps que je voulais passer une nuit d’amour avec Déa. Alors je lui ai offert de lui rendre un grand service, et de lui faire faire la connaissance du substitut.

THÉVENEL.

Tu le connais ?

BOUSSU.

Ni de vue, ni de nom. Mais une fois que Déa m’a eu accordé ses faveurs, je lui ai présenté un autre brave garçon de ma génération qui brûlait, lui aussi, du désir de passer une nuit d’amour avec cette aimable fille. De sorte que cette gentille ; enfant est persuadée maintenant qu’elle a comblé les vœux de l’organe, si j’ose dire, du ministère public.

THÉVENEL.

Mais tout à l’heure elle va bien voir que ce n’est pas lui ?

BOUSSU.

Elle verra mon œil. Elle ne sait pas ce que c’est qu’un substitut. Je lui ai dit que c’était un homme habillé en rouge, qui se tenait caché dans le mur et qui n’apparaissait que tout à la fin.

THÉVENEL.

C’est un peu cochon ce que Lu as fait là...

BOSSU.

Oh ! mon vieux...

THÉVENEL.

C’est moi que t’aurais dû présenter comme le substitut...

BOSSU.

Elle te connaissait, mon vieux.

THÉVENEL.

C’est égal, c’est un peu malheureux d’être obligé d’avoir recours à de pareils moyens pour obtenir les faveurs d’une personne qui a fait le bonheur d’une bonne moitié du quartier Saint-Georges.

BOUSSU.

Ah ! qu’est-ce que tu veux ? Nous sommes ses camarades. Elle ne veut pas nous demander d’argent.

THÉVENEL.

Il faut tout de même que je trouve un plan. Dire qu’il ne s’est jamais rien passé entre nous...

BOUSSU.

C’est un titre pour toi.

THÉVENEL.

C’est égal, je ne tiens pas à me faire montrer au doigt. Je suis sûr que Messadie lui-même.

BOUSSU.

Le vieux là qui s’intitule poète-chansonnier ?

THÉVENEL.

S’il ne faisait que s’intituler ! Mais le terrible, c’est qu’il fait des chansons.

BOUSSU.

Alors tu te figures que pour ce vieux birbe, la reconnaissance de Déa... ? il faut être deux, mon Thévenel. Et puis, ce vieillard égrillard qui fréquente toutes les grues de Montmartre est, un vieux monsieur, un rentier très convenable, qui vit avec une vieille femme sinistrement légitime, et qui est aussi effritée que lui-même, car je ne sais pas si tu as remarqué ce vieillard, c’est, vraiment de l’ancien, de l’ancien authentique, pas du truqué.

À ce moment la porte du public s’ouvre, et il entre du public.

Asseyons-nous au banc des avocats.

Rentre Déa qui va s’asseoir au banc des prévenus libres. Mademoiselle Kermagnon rentre par une autre porte et s’approche de Déa.

 

 

Scène VII

 

DÉA, MADEMOISELLE KERMAGNON, ANDRÉ, BOUSSU, PUBLIC, puis LES TROIS JUGES, LE SUBSTITUT et DEUX AVOCATS

 

DÉA.

Bonjour, mademoiselle l’avocate.

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Bonjour, bonjour ! Eh bien, c’est entendu, vous niez. Vous dites que vous n’avez pas prononcé les mots...

DÉA.

Oh ! mademoiselle, ça ira bien, allez, je suis tranquille. Je serai acquittée.

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Écoutez, je l’espère, mais ce n’est pas absolument sûr. Je ne veux pas vous enlever vos illusions.

DÉA.

 Oh ! si, je suis tranquille. Je vous dirai que j’ai tris des précautions. Ainsi, le substitut...

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Le substitut ?

DÉA.

Je suis sûre de lui.

MADEMOISELLE KERMAGNON, inquiète.

Comment, ca ?

L’HUISSIER.

Le tribunal !

DÉA, très impressionnée.

Oh ! le tribunal.

L’HUISSIER,

Le tribunal, messieurs, levez-vous vous et découvrez-vous.

Entrent log trois juges et le substitut.

MADEMOISELLE KERMAGNON, inquiète.

Qu’est-ce que vous disiez, que le substitut ?...

DÉA.

Je vous dirai ça plus tard.

Très impressionnée.

Oh ! le tribunal ! le tribunal !

LE PRÉSIDENT, s’asseyant.

L’audience est ouverte. La première affaire.

L’HUISSIER.

Affaire Niclès. Injures à un agent de la force publique dans l’exercice de ses fonctions.

LE PRÉSIDENT.

La prévenue. ?

L’HUISSIER.

Elle est libre, monsieur le président.

S’approchant de Déa Niclès.

Levez-vous et répondez aux questions.

LE PRÉSIDENT.

Vous vous appelez bien Déa Niclès ? Vous exercez la profession de ?...

DÉA.

Je suis à l’Olympia et à la Gaîté. Je suis marcheuse.

LE JUGE, à mi-voix, au président.

Marcheuse ?

LE PRÉSIDENT.

Non, ça veut dire qu’elle est dans les corps de ballet.

À la prévenue.

Est-ce que vous êtes en ce moment au théâtre ?

DÉA.

Non, monsieur le président, je suis en congé pour le moment.

LE PRÉSIDENT.

Oui, depuis quelque temps déjà, n’est-ce pas ?

DÉA.

Depuis quelque temps.

LE PRÉSIDENT.

Et vous occupez vos loisirs... Enfin, c’est votre affaire. Vous avez à répondre d’un fait qui s’est passé le mois dernier, 7 avril, devant la terrasse de la brasserie Pigalle. L’agent 704, du neuvième arrondissement, que l’on va entendre tout à l’heure, ayant adressé des observations à un chauffeur de taximètre qui s’arrêtait devant la brasserie, sans avoir fait le demi-tour réglementaire pour se trouver sur sa droite, l’agent 704 se vit interpeller par différentes personnes attablées à la terrasse, et notamment par vous, qui lui avez adressé des injures relatées au procès-verbal :

D’un air indifférent.

« fourneau », « vache » et « dos ».

DÉA.

C’est faux, monsieur le président, c’est d’autres personnes qui étaient là. Moi je n’ai rien dit, seulement comme les autres personnes se sont barrées...

LE JUGE, à mi-voix, au président.

Barrées ?

LE PRÉSIDENT, de même.

Oui, se sont défilées, se sont trottées

Devant l’air étonné du juge.

sont parties, si vous préférez.

DÉA.

...Il fallait qu’il y eût quelqu’un qui paye pour tout le monde ; alors, c’est moi qui a été chauffée.

LE PRÉSIDENT.

Alors vous niez les propos qui vous sont attribués par l’agent 704 ?

DÉA.

Je ne nie pas, je dis que c’est faux.

LE PRÉSIDENT.

Nous allons entendre l’agent 704.

MADEMOISELLE KERMAGNON, anxieuse, à Déa.

Qu’est-ce que vous disiez du substitut ?

DÉA.

Je ne peux pas vous le dire maintenant.

LE PRÉSIDENT.

Appelez le premier témoin.

L’HUISSIER.

L’agent Tribadel.

Tribadel entre.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, TRIBADEL, puis MESSADIE et BOUSSU

 

LE PRÉSIDENT.

Vos nom et prénoms.

TRIBADEL.

Tribadel, Henri-Félix, agent de la brigade des voitures, neuvième arrondissement.

LE PRÉSIDENT, après l’avoir dévisagé.

Comment, c’est encore vous ?

TRIBADEL.

Oui, monsieur le président.

LE PRÉSIDENT.

Vous vous êtes déjà présenté la semaine dernière.

TRIBADEL.

Oui, monsieur le président, on m’avait appelé « vache ».

LE PRÉSIDENT.

Et ce n’était pas la première fois.

TRIBADEL.

J’étais déjà venu deux fois à cette chambre-ci, parce qu’aux autres chambres on m’y voit encore plus souvent.

LE PRÉSIDENT.

Toujours pour le même motif ?

TRIBADEL.

Quelquefois c est parce qu’on m’appelle « sale flic ».

LE PRÉSIDENT.

Mais enfin, comment se fait-il que vous soyez injurié, à vous tout seul, plus que tous vos collègues ?

TRIBADEL.

Je n’en sais rien, monsieur le président. Je suis très doux dans mon service. Je ne fais des observations qu’à la dernière extrémité, mais je suis empoigné par tout le monde. Au régiment, c’était le même coup. Je n’ai pas eu en tout quinze jours de consigne. Mais ce que j’ai agrafé, c’est effrayant. Quand je suis sorti du service, je suis entré en tant que commis dans une administration. Mais je n’ai pas pu y rester. Du matin au soir, je n’arrêtais pas d’être engueulé. Si bien que je me suis dit : « Je vais tâcher d’entrer à la Préfecture comme gardien de la paix. » J’avais d’excellents certificats, j’ai été nommé d’emblée. Ah ! monsieur le président, jamais je n’en ai autant reçu que depuis que j’ai sur les épaules l’uniforme de l’autorité.

LE PRÉSIDENT.

Qu’est-ce qui vous est arrivé encore, le 7 avril dernier ?

TRIBADEL.

C’était vers les six heures de l’après-midi. J’étais au coin de la place Pigalle, de service, quand voilà qu’un taxi-auto s’arrête sans avoir fait demi-tour devant la brasserie Pigalle. Je lui fais des observations. Un monsieur qui était dans la voiture se met à m’empoigner, comme si j’avais ennuyé ce taxi-auto pour le plaisir. Comme ce monsieur ne se servait pas de termes offensants, je ne dis rien, mais voilà des gens assis à la terrasse du café qui m’attrapent. Instinctivement, je me suis alors tourné vers un monsieur à barbe blanche, qui avait l’air très comme il faut et qui faisait des hochements de tête, comme pour me donner raison. Alors ce monsieur m’a dit textuellement : « Espèce de barbeau, vous êtes là à gueuler comme un âne, et quand vous trouvez une petite femme seule dans un coin de rue, vous êtes le premier à vous l’envoyer. »

LE PRÉSIDENT.

Un monsieur à barbe blanche ?

TRIBADEL.

Oh ! monsieur le président, à Montmartre, la barbe blanche ne signifie rien.

LE JUGE, à mi-voix, au président.

Que veut dire : « espèce de barbeau ? »

LE PRÉSIDENT, de même.

Poisson.

LE JUGE, d’un air entendu.

Ah ! oui ! Mais je croyais...

LE PRÉSIDENT.

Barbeau est plus élégant...

À Tribadel.

Continuez.

TRIBADEL.

Pendant ce temps, un autre criait : « Oui, c’est un barbeau ! C’est un barbeau ! Sa femme couche avec les sous-brigadiers pour lui faire avoir de l’avancement. » Ce qui est tout à fait calomnieux, monsieur le président, vis-à-vis de ma femme. Cet individu qui criait ne la connaissait pas. Elle est très occupée comme concierge, et a assez à faire de son ouvrage pour avoir le temps de voir une autre personne que moi.

LE PRÉSIDENT.

Nous en sommes persuadés. On vous injuriait donc de différents côtés.

TRIBADEL.

Calomnieusement.

LE PRÉSIDENT.

Calomnieusement, c’est entendu. Mais que disait l’inculpée ?

TRIBADEL.

Elle ne faisait que crier : « Dos ! Dos ! C’est un dos ! »

LE JUGE, au président.

Dos ?

LE PRÉSIDENT.

C’est à peu près la même acception que « barbeau ».

À la prévenue.

Vous entendez ? On vous accuse d’avoir traité l’agent de « dos ».

DÉA.

Je disais : « Dos ! dos ! » c’est possible, mais est-ce que je m’adressais à l’agent ? Si on ne peut plus prononcer le mot « dos », dans la rue Pigalle, sans qu’il le prenne pour lui !...

LE PRÉSIDENT, à Tribadel.

Allez, continuez !

TRIBADEL.

Je fus entouré, alors, de gens qui me traitèrent

Il lit des notes sur sa manchette, en tournant le poignet peu à peu, à la dérobée.

de « fourneau », de « vache », de « dos », de « barbeau », de « malvenu », de « malade ».

Il va pour lire une autre injure, mais il s’arrête.

Ils m’adressèrent encore bien des expressions que je ne veux pas répéter ici. Tout ce que je puis dire, c’est qu’ils me prêtaient des mœurs contre nature. Je n’ai pu mettre la main sur tout le monde, je n’ai pu emmener au poste que mademoiselle que voilà.

LE PRÉSIDENT.

C’est tout ce que vous avez à dire ?

TRIBADEL.

Oui, monsieur le président.

LE PRÉSIDENT, sévèrement.

Sans vouloir diminuer, en aucune façon, la responsabilité de la prévenue, il est déplorable de voir un agent de la force publique, un représentant de l’autorité, servir constamment de cible à des facéties qui discréditent, ou tout au moins qui risquent de discréditer en lui l’autorité elle-même. C’est inouï que cela vous arrive, à vous, tout le temps, et que ça n’arrive pas aux autres agents. Vous faites le plus grand tort à votre corporation.

TRIBADEL.

Mais monsieur le président...

LE PRÉSIDENT.

Taisez-vous, et allez vous asseoir !...

TRIBADEL.

Puis-je m’en aller tout à fait, monsieur le président ?

LE PRÉSIDENT.

Nous allons peut-être avoir encore besoin de vous. Vous êtes bien pressé d’aller vous faire injurier dans votre quartier !

Avec énergie.

Allez vous asseoir !

LE SUBSTITUT.

Le fait est que c’est absolument scandaleux de nous apporter ici, presque à chaque audience, une potée des injures que vous avez reçues, et qui finissent par éclabousser l’autorité, comme disait si bien monsieur le président.

TRIBADEL.

Mais monsieur le substitut...

LE SUBSTITUT.

Allez vous asseoir !

L’HUISSIER, le poussant.

Allez ! Allez ! Bougre de maladroit ! Voilà qu’il m’écrase le pied avec sa botte !

TRIBADEL.

Mais monsieur l’huissier...

L’HUISSIER.

Allez vous asseoir, empoté !

LE PRÉSIDENT.

Il y a un témoin cité par la défense ?

L’HUISSIER.

Oui monsieur le président, le témoin Messadie.

LE PRÉSIDENT.

Faites-le venir.

MADEMOISELLE KERMAGNON, très agitée, à la prévenue.

Vous avez le temps maintenant. Dites-moi ce que vous aviez commencé tout à l’heure au sujet du substitut.

DÉA.

Voilà, je suis sûre qu’il est pour moi. Après ce que j’ai fait pour lui, il ne peut pas me condamner.

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Ce que vous avez fait pour lui ?

DÉA.

Oh ! mais voici le témoin, mademoiselle l’avocate.

Entre Messadie, pendant que mademoiselle Kermagnon donne des signes d’agitation.

LE PRÉSIDENT.

Faites approcher le témoin. Votre nom, votre âge, votre profession ?

MESSADIE.

Jean-Bertrand Messadie, cinquante-neuf ans.

LE PRÉSIDENT, étonné.

Cinquante-neuf ans ?

MESSADIE.

Oui, monsieur le président.

LE PRÉSIDENT, condescendant.

Bien, bien. Votre profession ?

MESSADIE, d’un ton léger.

Moineau franc.

LE JUGE, à mi-voix au président.

Moineau franc ?

LE PRÉSIDENT, étonné.

Je ne sais pas ce qu’il veut dire.

Au témoin.

Moineau franc ?

MESSADIE.

Poète-chansonnier. Je suis né à Châtellerault, mais de cœur et d’âme je suis un enfant de la Butte.

LE PRÉSIDENT, le nez plongé dans ses papiers.

Dites ce que vous savez.

MESSADIE.

Je suis un enfant de la Butte,
Un gai moineau de Clignancourt,
Si l’on me blâme, je dis : « Flûte ! »
Et bien vite je tourne court.

À ce moment, le juge fait signe au président d’écouter. Le président écoute avec stupéfaction.

Qu’importe que mon escarcelle
Ne regorge pas de doublons,
Si je rencontre une donzelle,
Une donzelle aux cheveux blonds...

LE PRÉSIDENT.

Mais ce sont des vers ?

MESSADIE.

Je vous crois !

LE PRÉSIDENT.

Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?

MESSADIE.

Ce n’est pas une plaisanterie, c’est tout au plus une fantaisie, une fantaisie ailée. La poésie est mon langage naturel.

LE PRÉSIDENT.

Dites ce que vous savez.

MESSADIE.

Le jour même de cette affaire,
En rêvant à quelque Ninon,
Je gagnais la célèbre artère
Qui porte, Ô Pigalle ! ton nom,
Quand non loin de la Blanche place...

En souriant.

« Place Blanche. »
Quand non loin de la Blanche place,
Je vis, non sans étonnement,
Je vis que des badauds en masse
Formaient un vaste attroupement.

LE PRÉSIDENT.

Nous ne sommes pas ici pour entendre vos élucubrations. Voulez-vous vous exprimer en prose ?

MESSADIE, plaintif.

Je ne peux pas ! Je ne peux pas !

LE PRÉSIDENT, avec une sévérité croissante.

Voulez-vous vous exprimer en prose ? Vous avez entendu l’agent 704 faire des observations a un chauffeur d’auto-taxi ?

MESSADIE.

Monsieur le président, j’étais là.

LE PRÉSIDENT.

Et vous avez entendu madame traiter l’agent de « dos » ?

MESSADIE.

Frasque de jeunesse !

LE PRÉSIDENT.

Enfin, l’avez-vous entendue ou non ?

MESSADIE.

Oui, je l’ai entendue, mais qu’importe ?

LE PRÉSIDENT, à Déa.

Vous voyez, vous entendez le témoin ?

DÉA.

Comment, vous prétendez que vous m’avez entendue traiter l’agent de « dos » ?

MESSADIE.

Qu’est-ce que ça peut faire ?

DÉA.

Enfin, c’est trop fort ? C’est vous qui me demandez de vous citer comme témoin, et vous vous mettez à parler contre moi !

MESSADIE.

Mais à Montmartre, on a toujours fait un pied de nez à l’autorité, ça ne tire pas à conséquence.

LE PRÉSIDENT.

Allez vous asseoir.

MESSADIE.

J’allais rêvant...

LE PRÉSIDENT, furieux.

Allez vous asseoir.

MESSADIE, salue, s’en va du côté du public et dit, en s’adressant au public et aux avocats.

J’allais rêvant à ma gentille,
Ainsi qu’un enfant sans souci,
Quand j’entends un sergent de ville
Houspiller un auto-taxi.

LE PRÉSIDENT.

Voulez-vous aller vous asseoir !

MADEMOISELLE KERMAGNON, à Déa.

Cette fois-ci, vous allez me dire...

LE PRÉSIDENT.

La parole est au ministère public.

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Monsieur le président, je vous demanderai de lever la séance... trois minutes seulement... je ne me sens pas très bien.

LE PRÉSIDENT.

Nous sommes à vos ordres, mademoiselle. L’audience est suspendue pendant cinq minutes.

Pendant que le tribunal se lève,

MADEMOISELLE KERMAGNON, à Déa.

Cette fois-ci, vous allez me dire tout. Qu’est-ce qui s’est passé avec le substitut ?

DÉA.

Eh bien, mademoiselle, on m’avait dit qu’avec le substitut il fallait se faire recommander pour qu’il soye gentil avec moi, et qu’il ne me condamne pas... Alors dame, il s’est trouvé un ami qui le connaissait. Cet ami m’a mise en rapport avec lui... Je ne peux pas vous dire exactement ce qui s’est passé, mais enfin, tout de même, quand on a passé une nuit avec un monsieur, ce serait un peu mufle de sa part s’il vous condamnait...

MADEMOISELLE KERMAGNON, se maîtrisant.

Bien ! Bien !... Alors vous n’avez pas eu honte ?

DÉA.

De quoi ?

MADEMOISELLE KERMAGNON, frémissant.

Vous n’avez pas eu honte !

DÉA.

Ce qui me ferait honte ce serait d’être condamnée par le tribunal.

MADEMOISELLE KERMAGNON, se maîtrisant encore.

Bien ! Bien !

À elle-même.

Quelle ignoble créature !

À mademoiselle Norel qui entre.

Oh ! ma petite ! Oh ! ma petite ! Si tu savais comme je suis malheureuse !

MADEMOISELLE NOREL.

Qu’est-ce qu’il y a ?

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, MADEMOISELLE NOREL

 

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Gaston m’a trompée ! Il m’a trompée avec cette femme !

MADEMOISELLE NOREL.

Qui est cette femme ?

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Ma cliente... Et je vais être obligée de la défendre !

MADEMOISELLE NOREL.

Comment ? Veux-tu que je la défende à ta place ?

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Oh ! non, non ! Par exemple ! Ah ! Je vais m’en charger, moi, tu vas voir comment !

DÉA, qui s’est approchée de Boussu, à mi-voix.

Quand est-ce qu’on va le voir, le substitut ?

BOUSSU, de même.

Tu le verras, ne t’inquiète pas.

DÉA.

Il est caché dans un mur, que tu m’as dit ?

BOUSSU.

Oui, oui.

DÉA.

À quel endroit ?

BOUSSU.

Ah ! ça, je ne sais pas... Je ne sais pas au juste.

L’HUISSIER.

Le tribunal.

Entre le tribunal, suivi du substitut.

LE PRÉSIDENT.

L’audience est ouverte. La parole est au ministère public.

LE SUBSTITUT.

Messieurs les juges, l’affaire qui amène devant vous mademoiselle Déa... Niclès...

MADEMOISELLE KERMAGNON, à Mademoiselle Norel.

Il fait semblant de ne pas se rappeler le nom...

LE SUBSTITUT.

Cette affaire, il ne faut pas s’en exagérer la gravité...

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Naturellement !... Tu vois, il l’épargne, il l’épargne !

LE SUBSTITUT.

Notre tâche à tous, magistrats, notre tâche la plus impérieuse, notre devoir le plus certain est de faire respecter l’autorité. Mais dans quelles circonstances, messieurs, l’autorité cette fois-ci a-t-elle été, je ne dirai pas offensée, ni injuriée, ce sont à la vérité des mots trop forts... dans quelles circonstances l’autorité a-t-elle été blaguée, mettons blaguée ?... N’oublions pas que c’est une histoire de Montmartre, que c’est une plaisanterie de gens en gaieté, plaisanterie coupable, je m’empresse de le dire, mais pour laquelle évidemment vous ne devez pas avoir la même rigueur, la même sévérité que pour beaucoup d’incartades de ce genre. Il me semble que dans votre jugement vous devez tenir compte de la personnalité même de l’agent 704, que, depuis son enfance, ainsi qu’il l’a dit, une certaine fatalité semble avoir marqué au front, et qui paraît destiné à recevoir constamment des injures. De sorte que les personnes qui les lui adressent sont, à la vérité, moins des coupables que des instruments de la fatalité... La prévenue a traité l’agent... je ne veux pas répéter le terme, vous l’avez présent à l’esprit, la prévenue, a traité l’agent, prétend-il, d’une injure assez courante à Montmartre, que malheureusement beaucoup de personnes là-bas doivent mériter... Cette injure, la prévenue prétend qu’elle ne l’adressait pas à l’agent lui-même. En effet...

MADEMOISELLE KERMAGNON, à mademoiselle Norel.

Tu vois, tu vois ! Comme il l’épargne... Mais c’est lui qui plaide pour elle, ce n’est pas moi, c’est lui, l’avocat...

LE PRÉSIDENT, qui entend murmurer mademoiselle Kermagnon.

Chut ! un peu de silence.

LE SUBSTITUT.

En effet, le système de défense de l’accusée n’est pas absurde a priori. Il est hors de doute que l’agent 704 ne mérite pas une minute l’injure ridicule dont on l’a gratifié... Pourquoi a-t-il pensé qu’elle s’adressait à lui ? Pourquoi ? Est-ce parce qu’il pense que, lorsqu’une injure part, se trouve suspendue dans l’air, c’est à lui, à lui seul, qu’elle peut être destinée ?... Évidemment, la fatalité qui le poursuit semble l’autoriser à adopter cette thèse. Mais tout de même, nous pouvons, nous, un peu changer de point de vue, et penser que, dans le brouhaha qui s’est élevé-ce jour-là à la terrasse de la brasserie Pigalle, il pouvait y avoir d’autres altercations, et que des injures ont été proférées entre différents groupes sans que l’agent 704 ait été fondé à en faire le trust, à les accaparer toutes à son profit... J’ai voulu faire valoir, messieurs, toutes les raisons qui plaident en faveur de votre indulgence... La voix publique, que je représente ici, évidemment, demande un châtiment ou une légère punition pour la demoiselle Niclès... Jamais cette voix ne sera teintée de plus d’indulgence. Et vous serez de mon avis, messieurs les juges, en estimant que cette indulgence, non pas en raison même de la personne de la prévenue, mais en raison de la fatalité des faits, que cette indulgence n’est pas déplacée...

Il s’assoit.

MADEMOISELLE KERMAGNON, à mademoiselle Norel.

Tu vois, tu vois, il a plaidé absolument pour elle...

MADEMOISELLE NOREL.

Mais veux-tu que je prenne la parole à ta place ?... Tu n’es pas en état de plaider.

MADEMOISELLE KERMAGNON, avec énergie.

Tu vas voir.

LE PRÉSIDENT.

La parole est à l’avocat de la prévenue.

MADEMOISELLE KERMAGNON, nerveusement, se tourne du côté du substitut qu’elle ne cesse de regarder pendant toute sa plaidoirie.

Messieurs les juges, ma tâche, en réalité, semble assez facile, puisque le ministère public, avec une indulgence à laquelle il ne nous a pas, jusqu’à présent habitués, a presque pris la parole en faveur de l’accusée et prononcé à peu près tous les arguments qui semblaient réservés à la défense... Ce n’est pas à un membre du barreau de s’élever contre cette indulgence, puisque, je le sais bien, notre devoir nous oblige à présenter la défense de tous les prévenus, quelles que soient leur condition sociale et la classe de la société à laquelle ils appartiennent. Mais vous pourrez vous demander, messieurs les juges, si, ayant une fois dans sa vie à faire entendre la voix de l’indulgence, le ministère public n’a pas fait un choix un peu étrange, je ne dis pas suspect, je me contente de dire étrange, en faisant bénéficier de cette indulgence une créature... une personne que rien, semble-t-il... à part peut-être ses charmes extérieurs... que rien, semble-t-il, ne paraissait destiner à mériter cette rare faveur... Mademoiselle Déa Niclès, que je suis appelée à défendre devant vous, est assurément une personne intéressante et fort jolie... Certainement elle est fort jolie... Depuis qu’il y a des juges, depuis l’aventure de Phryné, il est constant et il est presque admis que l’agrément du visage et des formes ait une influence sur le jugement des magistrats !...

Le président, les juges et le substitut regardent l’avocate avec stupéfaction.

Que mademoiselle Déa Niclès se serve de ces arguments éternels, ce n’est pas à moi à le regretter, mais elle n’a pas besoin d’avoir recours à mon office pour faire valoir des charmes qui, par eux-mêmes, sont assez puissants, dis-je, puisqu’ils arrivent à fausser complètement la conscience des hommes qui pourtant sont chargés de veiller au respect de l’autorité,

Avec des larmes dans la voix.

des êtres assez indignes, assez oublieux de leurs devoirs pour sacrifier aux pieds de ces créatures tous les principes... tous les principes... Monsieur le président, je vous demande pardon, je ne me sens pas très bien...

LE PRÉSIDENT.

Voulez-vous que je suspende la séance ?

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Non ! non... une minute seulement pour reprendre mes forces...

On s’empresse autour d’elle.

UN AVOCAT, à un autre avocat.

Qu’est-ce qu’elle a ? Qu’est-ce que ça signifie ?

MADEMOISELLE KERMAGNON, au bout d’un instant, à mademoiselle Norel.

Ça va mieux.

DÉA, s’approchant.

Ça va mieux, mademoiselle ?

MADEMOISELLE KERMAGNON, hostile.

Oui, oui, ça va mieux.

DÉA.

Eh bien, puisque ça va mieux, laissez-moi vous poser une question pendant que vous êtes arrêtée ? Mon ami ne peut pas me le dire. Savez-vous dans quel coin est caché le substitut ?

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Le substitut ?

DÉA.

Oui. Où est-ce donc qu’il est ?

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Vous vous moquez de moi ?

DÉA.

Mais non ! mais non...

MADEMOISELLE KERMAGNON, avec une lueur d’espoir.

C’est ce monsieur, en face.

DÉA.

Jamais de la vie !

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Comment jamais de la vie ?

DÉA.

Je le connais mieux que vous ! C’est un petit gros avec une moustache retroussée. Il m’a donné rendez-vous à l’hôtel. Il paraît qu’il est caché dans le mur et qu’il en sort à la fin, pour le jugement.

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Monsieur le président, je suis remise, je demande qu’on reprenne l’audience immédiatement.

LE PRÉSIDENT.

On peut encore attendre.

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Non, non, je ne veux pas attendre pour vous crier l’innocence complète, éclatante, de cette pauvre petite créature que vous avez devant vous... Je vous ai montré tout à l’heure, en accusant ses pareilles, à quel point j’étais en garde moi-même contre les personnes de son métier, mais c’est une femme à part... il ne faut pas la confondre avec ces êtres de fange, ces êtres que la vie a maltraités, que la vie a jetés dans la galanterie, alors qu’elle était douée de tous les bons instincts, de la plus grande honnêteté... Il serait assez triste que, sur la dénonciation d’un agent de la force publique... que je ne veux pas qualifier encore car il a déjà été suffisamment qualifié à cette audience... il serait déplorable qu’une condamnation vînt ternir la vie, – je ne dis pas exempte de reproches, mais exempte des taches graves qu’y peut inscrire l’autorité judiciaire. Il faudrait tracer l’existence entière de cette pauvre fille abandonnée par ses parents dès l’âge le plus tendre, jetée pour ainsi dire au ruisseau... Et c’est parce que la société l’a laissée tomber aussi bas qu’elle voudrait se montrer si pleine de rigueur envers elle ? Non ! Non ! C’est par un jugement d’acquittement, c’est par un jugement de réhabilitation que vous accueillerez cette pauvre femme... Je sais bien que la peine qu’elle peut encourir n’est pas grave, mais il n’y a pas de flétrissure relative ; le léger châtiment qu’elle encourt, vous ne devez pas même le prononcer, car il y a la un bel acte de justice, d’équité, à accomplir envers cet être-là, charmant, doué de toutes les grâces et qui ne s’en est jamais servi pour un but condamnable. Elle n’a voulu devoir son acquittement, que vous allez prononcer, elle n’a voulu le devoir qu’a votre esprit impartial de justice et d’humanité...

Mademoiselle Kermagnon s’assoit.

UN AVOCAT, à un autre avocat.

Elle a vraiment des qualités, cette petite femme-là !

UN AUTRE AVOCAT.

C’est vrai ! je ne l’avais jamais vue si emballée.

LE PRÉSIDENT.

Le tribunal délibère...

Il se penche vers les deux juges.

Écoutez, elle tient beaucoup à son acquittement et, surtout, je voudrais donner une leçon au 704. Au moins, il nous laissera tranquilles pendant quelque temps... « Le tribunal, étant donné que les faits de la prévention ne sont pas suffisamment prouvés, acquitte la prévenue, ordonne sa mise en liberté immédiate... » L’audience est suspendue...

Applaudissements dans l’auditoire. « Bravo ! »

UN AVOCAT, s’approchant de Mademoiselle Kermagnon.

Vous savez, mademoiselle, c’est une affaire qui n’a l’air de rien, mais c’est inouï d’avoir obtenu l’acquittement pour ça... Le tribunal condamne toujours en ces matières... C’est un succès magnifique et qui aura son retentissement dans tout le palais.

Se tournant vers un autre.

Ce qu’elle a été épatante !... D’abord cette façon d’avoir l’air de charger sa cliente, puis cette espèce d’évanouissement, chiqué merveilleusement... et cette péroraison véhémente... Elle ira loin, cette petite bonne femme... C’est un Lachaud ! dites donc, c’est une Lachaud !

LE SUBSTITUT, s’approchant.

Permettez-moi de vous féliciter, mademoiselle.

Il lui serre la main.

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Merci ! Merci ! Est-ce que vous continuez à siéger, aujourd’hui, monsieur le substitut ?

LE SUBSTITUT.

Je vais me faire remplacer pour les affaires suivantes.

MADEMOISELLE KERMAGNON.

C’est ça, c’est ça... J’irai vous demander une consultation juridique tout à l’heure.

MESSADIE, s’approchant de Mademoiselle Kermagnon.

Je n’ai pas pu dire ce que je voulais dire de plus intéressant. Il m’a arrêté :

Un sbire immonde et sans aveu...

MADEMOISELLE KERMAGNON.

Excusez-moi, monsieur Messadie, je n’ai pas le temps.

MESSADIE, s’approchant de Boussu.

Un sbire immonde et sans aveu...

BOUSSU.

Non, non, écoutez, vous me direz ça une autre fois. Il faut que j’accompagne Déa.

DÉA.

Dis donc, Boussu, et le substitut ?

BOUSSU.

Tu ne l’as pas vu ? Tout le monde l’a vu... Il est apparu dans le fond de la salle, mais ça n’a pas été long.

DÉA.

Eh bien, vrai, moi qui regardais de tous mes yeux...

BOUSSU.

Tu étais trop émue.

MESSADIE, s’approchant de Thévenel.

Un sbire immonde et sans aveu...

THÉVENEL.

Non, non ! c’est entendu, à un de ces jours, à un de ces jours.

MESSADIE, se trouve nez à nez avec l’agent Tribadel.

Un sbire immonde et sans aveu...

TRIBADEL, résigné.

Allons ! c’est encore pour moi !... Allez-y !

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