L’Impromptu de campagne (Philippe POISSON)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 21 décembre 1733

 

Personnages

 

LE COMTE

LA COMTESSE, femme du Comte

ISABELLE, fille du Comte et de la Comtesse

DAMIS, ami du Comte

ÉRASTE, fils de Damis

LISETTE, Suivante

LUCAS, Jardinier

FRONTIN, Valet d’Éraste

UN LAQUAIS

 

La Scène est à la campagne, dans le château du Comte.

 

 

Scène première

 

LISETTE, LUCAS

 

LISETTE.

De ce nouveau venu tu n’as pas su le nom,

Les qualités, enfin quel il peut être ?

LUCAS.

Non.

Je sais tant seulement qu’il fait de la dépense,

Qu’il a dans ses façons de la magnificence ;

Et son Valet de chambre est magnifique aussi,

Car il m’a bien donné pour boire, Dieu merci.

Moi ! cela me surprend.

LISETTE.

Et pourquoi ta surprise ?

LUCAS.

Vous ne comprenez pas, sans que je vous le dise,

Que, selon la coutume, un valet toujours prend ?

Il donne, celui-ci ; c’est ce qui me surprend.

Tenez, ce valet-là mérite d’être maître.

LISETTE.

Mais tu t’es bien gardé de te faire connaître ?

LUCAS.

Bon ! il ne m’a pas vu plutôt chez le Fermier,

Qu’il a su que j’étais d’ici le Jardinier ;

Mais ça n’a rien gâté du tout à notre affaire.

J’ai bien joué mon rôle, et j’ai toujours su faire

Semblant de rien, afin qu’on ne pût soupçonner

Que je venais ici pour les examiner.

LISETTE.

Et que t’a dit le Maître ?

LUCAS.

Oh ! pour lui, dès l’aurore

S’est promené, dit-on, et se promène encore,

Et je ne l’ai pas vu ; mais son valet, morgué,

Pour me faire jaser, était bien intrigué.

Je voulais bien avoir aussi sa conférence ;

Tant y a qu’à la fin j’avons fait connaissance.

Puis demandant bouteille, il m’a pris par le bras

Sur-le-champ, me disant : Allons, père Lucas,

Mettez vous là, buvons ensemble, je vous prie.

Ma foi, je n’ai point fait, moi, de cérémonie.

Enfin, après avoir bien jaboté, bien bu ;

Car à ses questions j’ai toujours répondu

Tout autant que j’ai cru devoir y satisfaire.

LISETTE.

Quelles sont à-peu-près celles qu’il t’a su faire ?

LUCAS.

D’abord c’est, quel était de ce lieu le Seigneur,

Sa famille, son bien, son esprit, son humeur ?

S’il passerait ici la saison toute entière ?

Je le questionnais de la même manière,

Et tous les deux enfin nous étions acharnés,

À qui se tirerait le plus les vers du nez :

Mais, malgré tous mes soins, je n’ai pas pu connaître

Ce qu’ils faisaient ici, ni quel était son Maître.

LISETTE.

Avec tout ton esprit, tu n’es qu’un animal ;

Car c’était justement l’article principal.

LUCAS.

Peut-être que demain j’en saurai davantage.

LISETTE.

Crois-tu qu’ils vont rester toujours dans ce Village ?

LUCAS.

Dame, je ne sais pas quand ils en partiront.

On ne m’en a rien dit : en tout cas nous verrons ;

Je serons aux aguets : mais dites, je vous prie,

Aurez-vous, comme hier, tantôt la symphonie ?

Moi, j’entendis cela tout entier du jardin.

Cela me fit plaisir ; c’est un plaisant tocsin.

LISETTE.

Je ne sais dans ce jour ce que l’on se propose,

Si l’on fera musique, ou bien quelqu’autre chose :

Ce que je puis savoir, c’est que les plus beaux lieux

Où l’on est toujours seul, sont beaucoup ennuyeux.

LUCAS.

Notre Monsieur le Comte est d’une humeur bizarre,

Et voir du monde ici, c’est une chose rare.

Quelle sévérité ! tout tremble devant lui,

Jusqu’à Madame même.

LISETTE.

Est-ce donc d’aujourd’hui

Que tu t’en aperçois ?

LUCAS.

Bon !

LISETTE.

Écoute, il me semble

Ouïr quelqu’un venir. Si c’était lui ?

LUCAS.

J’en tremble,

Et je retourne vite au jardin travailler.

LISETTE.

Ma Maîtresse m’attend, et je cours l’habiller.

 

 

Scène II

 

ÉRASTE, FRONTIN

 

FRONTIN.

Ça, parlons une fois en gens sensés et sages.

Ne mettrons-nous jamais fin à tous nos voyages ?

Pour moi, je suis bien las, je vous l’ai déjà dit,

D’errer de ville en ville, et de même que fit

Un certain Roi Lombard avec le sieur Joconde.

Depuis assez longtemps nous parcourons le Monde.

Quand pourrons-nous revoir la Ville de Paris ?

ÉRASTE.

Nous n’y rentrerons pas sitôt, je crois.

FRONTIN.

Tant pis,

Monsieur, tant pis.

ÉRASTE.

Comment prétends-tu que je fasse ?

Il faut qu’avec mon père on me remette en grâce,

Et la chose est assez difficile.

FRONTIN.

D’accord ;

Car avec lui je sais que vous eûtes grand tort.

Il voulait de sa main vous donner une femme.

ÉRASTE.

Un autre objet alors avait frappé mon âme.

FRONTIN.

Vos refus contre vous le firent s’emporter.

ÉRASTE.

Au penchant de mon cœur pouvais-je résister ?

FRONTIN.

Ensuite d’un ton fier, agité, l’âme émue,

Il vous dit de ne plus vous offrir à sa vue.

ÉRASTE.

J’ai fait voir l’action d’un fils obéissant,

Et me suis éloigné dans le même moment.

FRONTIN.

Oui, mais en vous éloignant avec obéissance,

Vous avez écorné diablement sa finance.

De son or enlevé qu’il gardait avec soin,

Qu’aura-t-il pu penser ?

ÉRASTE.

Que j’en avais besoin.

FRONTIN.

Fort bien.

ÉRASTE.

C’est pour aider à notre nécessaire,

Une espèce d’emprunt que j’ai fait à mon père.

FRONTIN.

La peste, quel emprunt ! Monsieur, il me paraît

Que mon dos pourrait bien en payer l’intérêt.

ÉRASTE.

Laissons tous ces discours. As-tu de ce Village

Su quel est le Seigneur ?

FRONTIN.

Oui, c’est un homme d’âge,

Un guerrier retiré qui vit paisiblement,

Et fait de ce séjour tout son amusement.

Il voit fort peu de monde. Une femme, une fille,

À ce que l’on m’a dit, composent sa famille.

Mais que prétendez-vous ? quel est votre dessein ?

ÉRASTE.

Je vais te l’expliquer. Cette fille, Frontin,

Est, je n’en doute point, la même que j’ai vue

Lorsque je vins hier près de cette avenue.

Je la suivis longtemps jusqu’en ces mêmes lieux.

Nulle Beauté jamais ne plut tant à mes yeux.

Et je puis t’assurer, quand mes regards parlèrent,

Que les siens et les miens souvent se rencontrèrent.

Ensuite, s’éloignant de ce lieu tout-à-fait,

Dans ce même château je la vis qui rentrait !

Hélas ! un peu trop tôt elle sut disparaître,

Et j’ai de grands désirs, Frontin, de la connaître.

FRONTIN.

Je n’en suis point surpris : à vous voir enflammé

Pour quelque objet nouveau, je suis accoutumé.

Depuis quatre ou cinq mois que vous faites le Prince,

Et courez, à grands frais, de Province en Province,

Il faut que vous ayez rendu de tendres soins,

Sans trop exagérer, à cent Belles, au moins.

Pour celle-ci, Monsieur, quittez votre espérance ;

De la voir de plus près il est peu d’apparence.

Le père, je le sais, est rempli de fierté,

Délicat sur l’honneur, ombrageux, emporté ;

Ayez de la prudence en cette conjoncture,

Et n’allez point chercher quelque triste aventure.

ÉRASTE.

Le poltron ! Qu’avons-nous à craindre en ce Château ?

FRONTIN.

Les fossés, m’a-t-on dit, ont quatre piques d’eau ;

Je ne puis sans effroi considérer la chute,

Quand je songe qu’on peut y faire la culbute.

ÉRASTE.

Mais tu n’as rien appris de plus particulier ?

FRONTIN.

Non. Tout ce qu’au surplus on m’a su détailler,

C’est que ce vieux Seigneur est assez idolâtre

De musique, de vers, de pièces de Théâtre.

Qu’il a beaucoup de goût pour les anciens Auteurs,

Qu’il s’entretient souvent de Spectacles, d’Acteurs,

Et qu’entre la famille, il n’est point de semaine

Où l’on ne représente au Château quelque Scène.

ÉRASTE.

À ce que tu dis là je fais réflexion.

FRONTIN.

Voici quelque nouvelle imagination.

ÉRASTE.

Le Seigneur de ces lieux aime la Comédie ?

L’entreprise, il est vrai, serait assez hardie.

FRONTIN.

Oui, sans doute, elle l’est.

ÉRASTE.

Frontin, ne crains plus rien,

De m’introduire ici je sais le vrai moyen.

Un cœur peut tout tenter quand l’amour l’accompagne.

Devenons aujourd’hui Comédiens de Campagne :

L’occasion nous rit, ne t’inquiète plus ;

Nous pouvons sous ce titre être au château reçus.

FRONTIN.

Il faut vous obéir, et vous êtes mon Maître ;

Mais si quelqu’un alors vient à vous reconnaître,

Prévoyez l’embarras où cela nous mettra.

ÉRASTE.

Je ne suis point atteint de cette crainte-là :

C’est toi qui m’embarrasse.

FRONTIN.

Et pourquoi, je vous prie ?

ÉRASTE.

C’est, je te l’avouerai, que, pour la Comédie,

Il te faut un talent qui te manque, entre nous.

FRONTIN.

Parbleu, je la jouerai tout aussi-bien que vous,

ÉRASTE.

Ah ! te voilà piqué ! J’en tire un bon augure.

Ce trait d’ambition me charme, je te jure.

Nous allons donc montrer tout ce que nous valons ;

Et, dans notre début, vas, nous réussirons.

Songeons dès-à-présent aux noms qu’il nous faut prendre.

Tu seras Ragotin ; moi, je serai Léandre.

FRONTIN.

Ma foi, je ne veux point du nom de Ragotin ;

Je suis votre valet : je m’appelle Frontin.

ÉRASTE.

Sois ce que tu voudras : pour moi, Frontin, j’espère

Avec quelque succès remplir mon caractère.

FRONTIN.

Vous allez tout de bon faire le Comédien ?

ÉRASTE.

Sans doute.

FRONTIN.

Mais, Monsieur, cela n’est pas trop bien ;

Un Noble comme vous jouer la Comédie !

ÉRASTE.

Crois-tu que la noblesse en puisse être affaiblie ?

Va, va, la Comédie est dans tous les états,

Une profession qui ne déroge pas.

FRONTIN.

Je suis de votre avis.

ÉRASTE.

La Comédie est belle ;

Et je ne trouve rien de condamnable en elle :

Elle est du ridicule un si parfait miroir,

Qu’on peut devenir sage à force de s’y voir.

Elle forme les mœurs, et donne à la Jeunesse

L’ornement de l’esprit, le goût, la politesse.

Tel même qui la fait avec habileté,

Peut, quoiqu’on puisse dire, en tirer vanité.

La Comédie enfin, par d’heureux artifices,

Fait aimer les vertus, et détester les vices ;

Dans les âmes excite un noble sentiment,

Corrige les défauts, instruit en amusant,

En morale agréable, en mille endroits abonde ;

Et, pour dire le vrai, c’est l’école du monde.

FRONTIN.

Sur ce pied-là, Monsieur, je dirai franchement

Que vous devriez bien l’aller voir plus souvent.

ÉRASTE.

Ah ! ah ! vous plaisantez ! Mais il nous faut sur l’heure,

Pour nous bien travestir, gagner notre demeure.

De mon projet, Frontin, j’ose tout espérer.

J’entends venir quelqu’un, gardons de nous montrer.

 

 

Scène III

 

ISABELLE, LISETTE

 

LISETTE.

De notre Jardinier j’ai su qu’en ce Village,

Le jeune homme d’hier a mis son équipage ;

Mais il n’a pu savoir ni son rang, ni son nom,

Et l’on ne sait s’il est ou Marquis ou Baron.

Parlons à cœur ouvert, dites-moi d’où peut naître

Ce désir empressé de vouloir le connaître ?

Sans doute il vous a plut dites la vérité.

ISABELLE.

Moi ! non ; c’est simplement par curiosité.

LISETTE.

La curiosité, sans vouloir vous déplaire,

Est souvent de l’amour la compagne ordinaire.

ISABELLE.

Ne parle pas si haut, je craindrais qu’en ce jour...

LISETTE.

Vouloir qu’on parle bas ! Bon ; symptômes d’amour.

Pour moi, je l’avouerai, je ne saurais comprendre

Comment, en moins de rien, notre cœur devient tendre ;

Je ne puis concevoir comment un seul regard,

Jeté sans nul dessein, et conduit par hasard...

Puisse porter au cœur... par certaine étincelle...

Vous voudriez cela bien mieux, Mademoiselle.

ISABELLE.

Lisette, en vérité, tu te mets dans l’esprit

Des choses qui me font un sensible dépit.

Que tu me connais mal de soupçonner mon âme

D’être en si peu de temps susceptible de flamme !

J’ai vu cet inconnu par hasard un moment,

Et je puis t’assurer qu’il m’est indifférent ;

Et pour te découvrir mon âme toute entière,

Tu me feras plaisir de changer de matière ;

Je t’en avertis.

LISETTE, à part.

Oui, l’on dissimule ici.

Pour être à deux de jeu, dissimulons aussi.

À Isabelle.

Ah ! puisque vous prenez la chose de la sorte,

Sur ce chapitre-là j’aurai la langue morte.

J’étais fort étonnée, à ne vous rien cacher,

Qu’un inconnu sitôt eût pu vous attacher ;

Et s’il faut avec vous parler en conscience,

Le jeune homme, après tout, n’a pas grande apparence.

Peut-être est-ce la faute aussi de ses habits.

ISABELLE.

Point du tout, il était assez proprement mis.

LISETTE.

Mais il a l’air commun, l’air d’un homme ordinaire.

ISABELLE.

Tu t’es trompée, il a l’air très noble, au contraire.

LISETTE.

J’ai cependant bien vu sa figure au grand jour.

Il est voûté, je crois.

ISABELLE.

Que dis-tu ? Fait au tour.

LISETTE.

Fort bien. Je ne suis pas contre lui prévenue ;

Mais je le vis sur nous tenir longtemps la vue :

Ses yeux ne disent rien du tout.

ISABELLE.

Ah ! quelle erreur !

Il les a vifs, perçants ; ils vont jusques au cœur.

LISETTE.

Ah ! vous l’avouez donc ! Ma foi j’en suis fort aise ;

Enfin, ce Cavalier n’a rien qui ne vous plaise.

ISABELLE.

Lisette...

LISETTE.

Vous l’aimez ?

ISABELLE.

Eh ! non, Lisette, non.

Je ne dis pas cela.

LISETTE.

Ne changez point de ton,

Et m’ouvrez, croyez-moi, votre cœur sans scrupule ;

Je n’ai pas sur l’amour une humeur ridicule,

Et ne suis point de ceux que l’on voit s’aheurter

À blâmer un penchant que l’on ne peut dompter.

Sur ce jeune inconnu parlons donc sans mystère :

Vous lui plaisez, je crois, comme il a su vous plaire.

ISABELLE.

Hé bien ! je t’avouerai, s’il faut t’ouvrir mon cœur,

Qu’un sentiment secret me parle en sa faveur.

LISETTE.

Et voilà justement comme l’amour commence.

Allons, il ne faut plus que faire connaissance.

ISABELLE.

Tu vas un peu trop vite.

LISETTE.

Il est vrai que souvent

L’apparence est trompeuse ; allons plus doucement :

Car, enfin, n’en déplaise à sa belle figure,

Il pourrait fort bien être un chercheur d’aventure.

ISABELLE.

Non, Lisette ; je crois qu’il n’a pas l’air trompeur.

LISETTE.

Tenez, je le voudrais pour vous de tout mon cœur :

Mais votre âme se livre à trop d’espoir, peut-être.

Car, si de son côté, lui, voulant vous connaître,

Va plein de confiance, entrer dans ce Château,

Vous savez, comme moi, qu’un visage nouveau

Déplaît extrêmement à monsieur votre père ;

Et qu’il est là-dessus d’une humeur si sévère,

Que celui-ci, sans doute, en voyant son air noir,

Ne sera pas beaucoup tenté de le revoir.

ISABELLE.

C’est tout ce que je crains.

LISETTE.

Votre père m’irrite.

Il est, sans contredit, un homme de mérite,

Considéré partout, et plein de probité ;

Mais j’ai peine à m’y faire encore, en vérité :

Avec ses gros sourcils, dont l’ombrage l’offusque,

Son maintien imposant, et sa parole brusque,

Il me surprend toujours : il vous dit tout crûment,

Ne dissimule rien, et parle franchement ;

Mais d’un ton si bourru, si plein de véhémence,

Que, quand il dit bonjour, on croirait qu’il offense.

En nulle occasion il n’a l’air radouci ;

Qu’on fasse jeu, concert, ou comédie ici,

(Ce sont, vous le savez, les seuls plaisirs qu’il aime,)

Il ne sourit jamais, et c’est toujours le même :

Pour votre chère mère, elle est tout l’opposé,

Douce, honnête, polie et d’un commerce aisé ;

Mais elle fait la jeune, et, ne vous en déplaise,

De vous voir grande fille elle n’est pas trop aise.

Mais à propos, je sais qu’on songe à vous pourvoir.

ISABELLE.

Sur quoi dis-tu cela ?

LISETTE.

Sur ce qu’hier au soir,

Après qu’on eût soupé, j’entendis votre mère

Parler de mariage au Comte votre père ;

Ils ne me voyaient point, et je crois, par ma foi,

Qu’on veut vous marier, Mademoiselle.

ISABELLE.

Moi ?

LISETTE.

Et qui voulez-vous donc ici que l’on marie ?

Dites, serait-ce moi ! j’en ferais la folie.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, LA COMTESSE, ISABELLE, LISETTE

 

LE COMTE.

Approchons, croyez-moi, de ce feuillage épais,

Pour éviter le chaud ; c’est l’endroit le plus frais.

LISETTE.

J’entends, je pense, ici la voix de votre père ;

Je ne me trompe point, suivi de votre mère.

ISABELLE.

Lisette, évitons-les, prenons l’air autre part.

LISETTE.

Oui, vous avez raison : voyons si le hasard

Ferait venir celui pour qui l’on s’intéresse.

Mais sortons, les voici.

Elles s’en vont.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, LA COMTESSE

 

LE COMTE.

Savez-vous bien, Comtesse,

Que le concert d’hier me plut extrêmement ?

LA COMTESSE.

Il me plut fort aussi.

LE COMTE.

Je le trouvai charmant,

Et pris fort grand plaisir, Madame, à vous entendre.

J’ai de tout temps été pour la musique tendre ;

Et lorsque vous chantiez, certain je ne sais quoi

S’emparait de mon cœur.

LA COMTESSE.

Et moi donc, Comte, et moi.

Je me suis cru revoir dans ma tendre jeunesse,

À quatorze ou quinze ans.

LE COMTE.

Moi de même, Comtesse.

Après tout, vous et moi ne sommes pas si vieux.

LA COMTESSE.

Le plus jeune que nous ne se porte pas mieux.

LE COMTE.

Quand on devient âgé, c’est l’ordinaire usage

De vouloir se cacher la moitié de son âge ;

Je n’ai point le défaut que l’on a là-dessus.

LA COMTESSE.

Ah ! je suis comme vous, et ne l’ai pas non plus.

LE COMTE.

Par ma foi, je vous vois même air, même visage,

Que vous aviez du temps de notre mariage.

LA COMTESSE.

Que ces temps-là soient près, ou qu’ils soient éloignés,

Vous êtes à mes yeux tout comme vous étiez.

LE COMTE.

Mais, comme vous chantez ! Quelle voix neuve et belle !

Quel était votre maître ? Ah ! c’était Beaumavielle.

LA COMTESSE.

Comte, vous vous trompez.

LE COMTE.

Vous m’avez dit souvent

Que ce fut votre maître à chanter.

LA COMTESSE.

Nullement.

J’ai pu vous avoir dit qu’il montrait à ma mère ;

Ma mémoire est fort bonne, et ne me manque guère.

LE COMTE.

La mienne est bonne aussi ; je me souviens du jour

Que je vous déclarai tendrement mon amour,

Pour la première fois.

LA COMTESSE.

Ah ! j’étais dans l’enfance.

LE COMTE.

Non, non.

LA COMTESSE.

Vous aviez, vous, beaucoup d’expérience.

LE COMTE.

Mais je vous épousai, le fait est bien certain,

Quinze ou seize ans après le passage du Rhin,

Et vous aviez alors...

LA COMTESSE.

Comte, laissons là l’âge.

LE COMTE.

Et vous aviez alors...

LA COMTESSE.

Parlons du mariage

Qu’avec ce vieux ami vous avez résolu.

Dites, qu’en sera-t-il ?

LE COMTE.

Je crois qu’il est rompu.

Et vous aviez...

LA COMTESSE.

J’en suis chagrine pour ma fille ;

Car c’était de grands biens jetés dans la famille.

Quelle raison a-t-il ?

LE COMTE.

Nous pourrons le savoir

Dans ce jour ; il m’écrit qu’il arrive ce soir,

Et qu’il m’entretiendra de quelque circonstance

Qui le fâche très fort touchant cette alliance.

LA COMTESSE.

Son fils, à ce qu’on dit, est aimable, bien fait.

LE COMTE.

C’est de cette façon qu’on m’a fait son portrait ;

Et lorsque cet ami que j’aime avec tendresse,

(Car je l’ai fort connu dans ma tendre jeunesse ;

L’un et l’autre nous étions même des plus unis,

Et si nous n’avons pu nous rejoindre depuis,

C’est que chacun a fait différemment la guerre ;

Quand je servais sur mer, il servait, lui, sur terre :)

Madame, si bien donc que quand je le revis,

Il me dit qu’il n’avait uniquement qu’un fils.

Moi, je lui répondis que j’avais une fille,

Que par-là nous pourrions unir chaque famille.

L’hymen fut entre nous de la sorte arrêté :

Il me dit que son fils nous serait présenté ;

Cinq mois se sont passés, je partis pour ma terre,

Sans entendre parler ni du fils ni du père,

Et je reçus hier la lettre en question.

LA COMTESSE.

Comte, cela mérite un peu d’attention ;

Il ne faut pas donner votre fille Isabelle,

Sans savoir si l’époux peut être digne d’elle.

Cette fille, Monsieur, mérite un sort heureux :

Elle est sage, bien née.

LE COMTE.

Elle tient de nous deux.

LA COMTESSE.

Certainement, Monsieur, il faut bien qu’elle en tienne.

LE COMTE.

Il est peu de beautés, ma foi, comme la sienne.

Elle a fort de mon air, je le dis franchement.

LA COMTESSE.

Et cela pourrait-il, cher Comte, être autrement ?

Vous fûtes de tout temps seul objet de ma flamme ;

Je n’ai connu que vous.

LE COMTE.

Je le sais bien, Madame.

LA COMTESSE.

Et jamais ma vertu n’a fait aucun écart.

LE COMTE.

C’est ce qui m’a toujours surpris de votre part :

Car les femmes par fois...

LA COMTESSE.

Comte, qu’allez vous dire ?

LE COMTE.

Qu’une femme fidèle est digne qu’on l’admire.

Je vous admire aussi.

LA COMTESSE.

Je le mérite un peu.

LE COMTE.

Corbleu, je parierais, cette main dans le feu,

Que mon honneur par vous n’a reçu nulle honte.

LA COMTESSE.

Vous me faites trembler avec vos serments. Comte,

Voici ma fille.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, LA COMTESSE, ISABELLE, LISETTE

 

LE COMTE.

Hé bien ! que ferons-nous ce soir ?

Quel divertissement pourrions-nous bien avoir ?

Nous eûmes tout le jour hier de la musique.

Je l’ai dit à Madame, elle était magnifique :

Mais comme il faut un peu varier son plaisir,

Que ferons-nous ? voyons.

ISABELLE.

C’est à vous de choisir.

LE COMTE.

À vous bien divertir toujours je m’étudie.

Il nous faudrait jouer toute une tragédie.

LISETTE.

Toute une tragédie est bien longue, ma foi.

LE COMTE.

Elle ne saurait l’être assez encor pour moi.

Pour ne plus s’asservir à la règle commune,

Je voudrais qu’on en fit en six actes quelqu’une.

LISETTE.

Ce serait hasarder beaucoup assurément.

Tel qui n’en fait que cinq, en fait trop bien souvent.

LE COMTE.

Que veulent ces gens-ci ?

ISABELLE.

Qu’aperçois-je, Lisette ?

 

 

Scène VII

 

ÉRASTE, FRONTIN, LE COMTE, LA COMTESSE, ISABELLE, LISETTE

 

ÉRASTE.

Notre entrée en ces lieux est peut-être indiscrète ;

Mais ce ne serait pas remplir notre devoir,

Si nous manquions, Monsieur, à l’honneur de vous voir.

LE COMTE.

De tant de compliments, Monsieur, je vous dispense.

LISETTE.

L’accueil du père est froid ; adieu la connaissance.

LE COMTE.

Mais, Monsieur, sachons donc qui vous êtes enfin.

ÉRASTE.

Il faut vous satisfaire, et c’est bien mon dessein.

Nous allons à Paris, et venons d’Allemagne.

Nous sommes, en un mot, Comédiens de Campagne.

ISABELLE.

Lisette !

LE COMTE.

Comédiens, dites-vous ?

FRONTIN.

Oui, vraiment.

LISETTE, à part.

Je crois qu’il entre ici quelque déguisement.

LE COMTE.

Parbleu je suis charmé d’une telle aventure.

Je suis grand amateur de pièces, je vous jure ;

Et puisque vous voilà, vous nous divertirez.

ÉRASTE.

Nous ferons là-dessus tout ce que vous voudrez.

FRONTIN.

Tout ce qui dépendra de notre ministère

Vous est offert.

LE COMTE.

Quel est, vous, votre Caractère ?

ÉRASTE.

D’ordinaire ce sont les Amants que je fais.

LE COMTE.

Et vous, Monsieur ?

FRONTIN.

Et moi, je suis pour les Valets.

LE COMTE.

Je suis ravi qu’ici le hasard vous adresse.

Nous aurons du plaisir ; qu’en dites-vous, Comtesse ?

LA COMTESSE.

Moi, j’en prendrai beaucoup, et je le dis sans fard.

LISETTE.

Nous espérons aussi d’en prendre notre part.

LE COMTE.

Nous jouons quelquefois ici la Comédie ;

Nous nous entretenions même de Tragédie

Quand vous êtes venus.

FRONTIN.

Nous sommes trop heureux.

Que le sort... le hasard... et que selon nos vœux...

ÉRASTE.

Tu veux toujours parler ; ne songe qu’à te taire,

Et qu’à jouer le rôle ici que tu dois faire.

LE COMTE.

Que pourriez-vous jouer ?

FRONTIN.

Mais si je ne dis mot,

On va croire, Monsieur, que je ne suis qu’un sot.

ÉRASTE.

Au contraire. S’il faut vous jouer du tragique,

Je...

LE COMTE.

Comme vous voudrez, sérieux, ou comique.

Je me souviens d’avoir vu jouer autrefois

Le Crispin Médecin aux Comédiens François ;

Il n’est point pour bien rire, une Pièce pareille.

Quel en est donc l’auteur !

ÉRASTE.

Elle est de...

FRONTIN.

De Corneille.

LE COMTE.

Comment ? Que dites-vous ? Vous vous moquez, je crois.

ÉRASTE.

Ah ! le bourreau !... Monsieur... Eh ! malheureux, tais-toi :

C’est qu’il veut plaisanter. En fait de Comédie,

Le talent de Monsieur est la bouffonnerie ;

Et le style comique est si fort de son goût,

Qu’il ne peut s’empêcher de bouffonner partout.

Pour ne pas vous donner de scènes rebattues,

(Car les pièces, je crois, vous sont toutes connues,)

Nous allons vous jouer seulement un morceau

Entre Monsieur et moi, qui paraîtra nouveau.

LE COMTE.

Volontiers, écoutons.

ÉRASTE.

Ce n’est pas du tragique :

Mais l’ouvrage est traité d’un goût tragi-comique.

LE COMTE.

Comment l’appelez-vous ?

ÉRASTE.

C’est l’Amant déguisé.

LISETTE.

Ce titre promet fort.

ÉRASTE, à Frontin.

Ton rôle est fort aisé ;

Tu le sais dès tantôt.

FRONTIN, à Éraste.

Soyez en assurance.

LISETTE.

À l’amant déguisé ça prêtons du silence.

ÉRASTE, allant au fond du Théâtre, et revenant avec Frontin.

Ah ! Moron, c’en est fait, tu me vois amoureux.

FRONTIN.

Peut-on savoir l’objet qui captive vos vœux ?

ÉRASTE.

Hélas ! c’est un objet tout charmant, tout aimable,

Qui ne sait pas encor le tourment qui m’accable.

FRONTIN.

Avec elle, Seigneur, ayez un entretien.

ÉRASTE.

Hé ! comment puis-je, hélas ! en trouver le moyen ?

Elle est dans son Palais sans cesse retirée,

Jamais aucun mortel n’y peut avoir entrée.

C’est dans le doux espoir de la voir un moment

Que je me sers ici de ce déguisement.

Je voudrais l’assurer de ma tendresse extrême,

Lui dire qui je suis, lui prouver que je l’aime ;

Mais je n’ose compter sur un si doux destin.

Voudra-t-elle accepter et mon cœur et ma main ?

Voudra-t-elle, au milieu de tel qui l’environne,

Répondre à l’espérance où mon cœur s’abandonne ?

Crois-tu qu’elle m’entend, et que dans mon ardeur...

FRONTIN.

Il faudrait qu’elle fût des plus sourdes, Seigneur.

Ou si vos soins enfin, (croyez-en ma parole,)

Ne sauraient la toucher... Il faut qu’elle soit folle.

ÉRASTE.

Ah ! respecte, Moron, cet objet plein d’appas.

FRONTIN.

Je le respecte aussi, Seigneur, n’en doutez pas.

Et bien loin d’insulter au trait qu’Amour nous lance,

Souffrez que je réponde à votre confidence.

Je vais bien vous surprendre. Apprenez en ce jour,

Que je sens, comme vous, le pouvoir de l’Amour.

Comme vous, je voudrais que celle qui m’enflamme

Pût savoir à quel point elle enchante mon âme.

À la princesse enfin vous donnez votre cœur,

Et moi je suis épris... de sa fille d’honneur.

Mais dans ces lieux, enfin, que prétendez-vous faire ?

ÉRASTE.

Attendre si le sort, à mes vœux moins contraire,

Pourra me procurer les fortunés instants,

Où je puisse en secret...

FRONTIN.

Seigneur, je vous entends.

Et si vous m’entendez, je commence à comprendre

Que tel qui nous entend pourrait trop nous entendre.

Finissons l’entretien, cessons ; et, dans ce jour,

Pour ne rien hasarder, laissons agir l’Amour.

LE COMTE.

Fort bien, Messieurs, fort bien.

LISETTE.

La scène a su me plaire.

FRONTIN.

C’est un petit essai de notre savoir-faire.

LE COMTE.

Vous avez du mérite, et je jure, ma foi,

Que vous serez reçus dans la Troupe du Roi.

À la Comtesse.

Qu’en dites-vous ? Parlez.

LA COMTESSE.

Monsieur a la voix tendre,

Et prononce à merveille.

ISABELLE.

Il se fait bien entendre.

LA COMTESSE.

Il faut que ces Messieurs soient quelques jours ici.

Comte, qu’en pensez-vous ?

LE COMTE.

Je le veux bien aussi.

LISETTE.

Pendant ce temps, Monsieur peut à Mademoiselle

Apprendre à bien jouer quelque scène nouvelle.

ÉRASTE.

Je m’en ferai toujours un sensible plaisir.

LE COMTE.

Songez donc pour ce soir, Messieurs, à nous choisir

Quelque morceau brillant, de goût, de caractère.

Un ami dans ce jour doit venir à ma Terre ;

De cet amusement nous le régalerons.

ÉRASTE.

Nous ferons pour cela tout ce que nous pourrons.

 

 

Scène VIII

 

ÉRASTE, FRONTIN, LE COMTE, LA COMTESSE, ISABELLE, LISETTE, UN LAQUAIS

 

LE LAQUAIS.

Monsieur, dans votre cour il entre un équipage

À six chevaux, avec...

LE COMTE.

C’est notre ami, je gage.

Allons le recevoir.

 

 

Scène IX

 

ISABELLE, LISETTE, ÉRASTE, FRONTIN

 

ÉRASTE.

Nous, restons, croyez-moi.

ISABELLE.

Si mon père revient.

LISETTE.

N’ayez aucun effroi.

ÉRASTE.

Je ne sais pas comment vous prendrez une ruse

Où vous seule avez part ; vous êtes mon excuse.

L’Amour m’a suggéré ce trait ingénieux,

Pour me pouvoir sais risque offrir à vos beaux yeux,

Et vous offrir un cœur qui fait son bien suprême

D’être à vous à jamais.

FRONTIN.

Et moi j’en dis de même.

ISABELLE.

Lisette, je ne sais où j’en suis.

LISETTE.

Les rusés !

FRONTIN.

Nous sommes, il est vrai, deux amans déguisés.

ISABELLE.

Je ne sais point, Monsieur, répondre à ce langage ;

De ces sortes d’aveux j’ignore encor l’usage,

Et vous me permettrez ici de n’écouter

Que ce que le devoir à mon cœur doit dicter.

ÉRASTE.

Ah ! charmante Isabelle !

LISETTE.

Il n’est pas nécessaire

D’en dire davantage, et j’entends votre affaire.

Avant que se livrer à trop de sentiments,

Il faut un peu voir clair, et connaître ses gens.

Qu’êtes-vous, s’il vous plaît ! Si j’en crois l’apparence...

ÉRASTE.

Mon vrai nom est Éraste, et je suis de naissance.

FRONTIN.

De plus, riche héritier. Oh ! c’est un fait certain.

Moi, je suis son valet, et m’appelle Frontin.

ÉRASTE.

Je serai riche un jour : mais les biens que j’espère

Ne sont rien, si je n’ai le bonheur de vous plaire.

FRONTIN.

Riche, sans contredit, de plus d’un million.

Nous avions de ce bien pris un échantillon ;

Mais nous ne l’avons plus : cela s’use si vite !

Nous prenons le parti de retourner au gîte.

LISETTE.

Vous aviez donc quitté le séjour paternel ?

FRONTIN.

Oui ; mais pour un sujet simple et tout naturel.

Son cher père Damis, un peu vif et sévère...

LISETTE.

Que dites-vous, Damis ? Quoi ! ce serait son père ?

FRONTIN.

Hé ! vraiment oui, c’est lui. Le connaissez-vous ?

LISETTE.

Non.

Mais il me semble avoir ouï nommer ce nom

Au Comte.

ISABELLE.

Je ne sais.

FRONTIN.

C’est un vieux militaire,

Et qui s’est même acquis du renom dans la guerre.

LISETTE.

Justement le voilà : c’est ce même Damis

Connu du Comte ; il est de ses anciens amis.

ÉRASTE.

Serait-il bien possible ! Ah ! pardonnez, Madame,

Ce mouvement de joie où s’emporte mon âme.

Tout semble ici donner quelqu’espoir à mon feu :

Mais puis-je m’y livrer, si je n’ai votre aveu ?

ISABELLE.

J’ai beaucoup de penchant à vous croire sincère ;

Mais mon aveu n’est rien sans celui de mon père.

Éraste, si de lui vous pouvez m’obtenir,

Isabelle aussitôt ne saura qu’obéir.

 

 

Scène X

 

LUCAS, ÉRASTE, ISABELLE, LISETTE, FRONTIN

 

LUCAS.

Je vous cherche partout.

LISETTE.

Et que veux-tu nous dire ?

LUCAS.

Une nouvelle, allez, qui vous fera bien rire ;

Mais aussi faudra-t-il me récompenser bien :

Car sans cela, tenez, je ne vous dirai rien.

LISETTE.

Dépêche, nous verrons ; que viens-tu nous apprendre ?

LUCAS.

Bellement.

ISABELLE.

Parle donc.

LUCAS.

C’est que je viens d’entendre

La conversation du Comte avec celui

Qui pour le venir voir arrive d’aujourd’hui.

Dame, il faut que ce soit quelqu’un de conséquence.

LISETTE.

Après ?

LUCAS.

Ils ont parlé de vous et d’alliance,

Et j’ai fort bien compris, les entendant jaser,

Que ce grand Monsieur-là vient vous épouser.

ISABELLE.

Ô ciel !

ÉRASTE.

Ah ! quel revers ! Ô fortune cruelle !

FRONTIN.

À quel prix as-tu mis cette belle nouvelle ?

LUCAS.

Je vois qu’elle vous a tous rendus soucieux.

Mais je ne savais pas...

LISETTE.

Va-t’en, tu feras mieux :

Nous n’avons point affaire ici de ta présence,

Messager de malheur.

LUCAS.

La belle récompense !

Il s’en va.

 

 

Scène XI

 

ÉRASTE, ISABELLE, LISETTE, FRONTIN

 

LISETTE.

Nous en parlions tantôt, de ce projet formé ;

Et voilà mon soupçon tout-à-fait confirmé.

ÉRASTE.

Cet hymen est pour moi, Madame, un coup de foudre.

ISABELLE.

Aux volontés d’un père il faut bien se résoudre.

Puis-je faire autrement ?

ÉRASTE.

Quelle fatalité !

Mon cœur s’applaudissait de sa félicité :

Un favorable espoir s’en rendait déjà maître ;

E, dans le même instant je le vois disparaître.

ISABELLE.

Je vois que vous m’aimez, et je plains votre sort ;

Mais, Éraste, il faut bien sur soi faire un effort.

ÉRASTE, se jetant aux pieds d’isabelle, et lui prenant la main.

Hé ! le puis-je, Isabelle, après vous avoir vue ?

Je mourrai de douleur.

ISABELLE.

Que mon âme est émue !

Retirez-vous, Éraste... et si nous étions vus...

LISETTE.

Ciel ! voilà votre père.

ISABELLE.

Ah ! nous sommes perdus.

ÉRASTE.

Ne vous démontez pas, et soyez hors de peine :

Faisons semblant ici de jouer une scène.

ISABELLE.

Et laquelle ? parlez ; je tremble de frayeurs.

LISETTE.

Commencez ; nous savons tout Molière par cœur.

ÉRASTE.

Ah ! belle Alcmène, il faut que comblé d’allégresse...

ISABELLE.

Laissez ; je me veux mal de mon trop de faiblesse.

 

 

Scène XII

 

LE COMTE, ISABELLE, ÉRASTE, LISETTE

 

LE COMTE.

Comment donc !...

ÉRASTE.

Nous faisions la répétition

D’un assez beau morceau choisi d’Amphitryon.

Mademoiselle joue Alcmène par merveille.

LE COMTE.

Et pourquoi diable prendre une pièce pareille ?

Je ne la puis souffrir.

ÉRASTE.

C’est cependant partout

Un chef-d’œuvre approuvé de tous les gens de goût.

LE COMTE.

Hé ! fi donc, un chef-d’œuvre, où l’on couvre de honte

Un Général d’armée, et qu’un rival affronte.

Corbleu, si j’eusse été ce Général Thébain,

Jupiter n’eût jamais péri que de ma main.

Oui, bien loin de souffrir qu’il fit chez moi le maître,

Je l’aurais fait d’abord sauter par la fenêtre.

FRONTIN, bas à Éraste.

Monsieur, allons nous-en.

ÉRASTE.

Cet homme est singulier.

LISETTE.

Gardez-vous, croyez-moi, de le contrarier.

FRONTIN.

Retirons-nous.

LE COMTE.

Cherchez quelques scènes nouvelles,

Où l’on parle d’assauts, de Forts, de Citadelles,

Ou de combats sur Mer : voilà du ravissant.

FRONTIN.

Oui, cela pourrait être assez divertissant.

 

 

Scène XIII

 

DAMIS, LE COMTE, LA COMTESSE, ISABELLE, ÉRASTE, LISETTE, FRONTIN

 

LA COMTESSE.

Comte, nous vous cherchions. Approchez, Isabelle,

Et saluez Monsieur.

DAMIS.

Une fille si belle

Doit faire le bonheur de celui qui l’aura ;

J’en suis certain.

FRONTIN, bas à Éraste.

Monsieur, vous allez faire là

Une sotte figure.

LA COMTESSE.

Hé bien ! la Comédie.

Va-t-elle commencer ? Sera-t-elle jolie ?

DAMIS.

Quoi ! du spectacle aussi ? Madame, en vérité,

J’appelle votre Terre un séjour enchanté.

ÉRASTE.

Ah ! c’est mon père ! ô ciel !

FRONTIN.

Cela n’est pas croyable !

Et vraiment oui ce l’est. Ah ! voici bien le diable !

ÉRASTE.

Ciel ! comment nous tirer de ce triste embarras.

FRONTIN.

Je n’en sais rien.

LE COMTE.

Hé bien ! vous ne commencez pas ?

FRONTIN.

Pardonnez-moi, Monsieur... c’est que nous voulons faire...

Une scène d’un fils... qui reconnait son père...

DAMIS.

Je crois voir...

FRONTIN.

Nous voulons que le père surpris...

De rencontrer aussi... de son côté son fils...

Attendrissant les cœurs... par leur reconnaissance...

LE COMTE.

C’est un galimatias que tout ceci, je pense.

FRONTIN.

Et cédant aux effets... d’un tendre mouvement...

Ah ! que cela va faire un spectacle touchant !

DAMIS.

Je ne me trompe point.

ÉRASTE.

Ah ! c’est trop me contraindre,

Et je vois à présent qu’il n’est plus temps de feindre.

Ah ! Monsieur, permettez qu’embrassant vos genoux,

J’ose vous supplier d’écouter...

DAMIS.

Levez-vous.

ISABELLE.

Lisette...

LISETTE.

La rencontre est d’assez bon augure.

LE COMTE.

Que veut dire ceci ? Quelle est cette aventure !

LA COMTESSE.

Qu’avez-vous donc, Monsieur, qui vous rend si surpris ?

DAMIS.

Je dois l’être en effet : je trouve ici mon fils.

LISETTE.

Son fils, Mademoiselle !

DAMIS.

Oui, la chose est certaine.

ISABELLE.

Ciel !

FRONTIN.

Voilà justement une nouvelle scène.

LA COMTESSE.

Je n’en puis revenir.

LE COMTE.

Ceci me surprend, moi :

C’est un événement qu’à peine je conçois.

ÉRASTE.

Le hasard en ces lieux m’a fait voir Isabelle,

Et mon âme charmée...

DAMIS.

Et c’était aussi celle

Que je vous destinais. Je veux bien oublier

Tout le passé, mon fils, et nous réconcilier.

Mais quel était le but d’une telle conduite ?

Quel projet aviez-vous ?

FRONTIN.

De devenir Ermite...

D’abandonner le monde, et fuir ses plaisirs vains...

DAMIS.

Vraiment, vous aviez là de louables desseins !

Mais comment accorder cette belle retraite,

Avec trois cens louis ôtés de ma cassette !

FRONTIN.

L’or séduit quelquefois ; mais nous le méprisions,

Et tous les jours, Monsieur, nous nous en défaisions.

DAMIS.

Comte, voilà ce fils dont je pleurais l’absence,

Et qu’enfin je revois contre toute espérance ;

La fortune et l’amour semblent en ces moments,

Travailler de concert pour unir deux Amants.

Au Comte.

Serrons de si doux nœuds ; et, dans cette journée,

D’Isabelle et d’Éraste achevons l’hyménée.

LE COMTE.

Il est beau Cavalier, dans sa taille bien pris :

Je n’aurais jamais cru que ce fût votre fils.

DAMIS.

J’ai donné ma parole, et suis sûr de la sienne ;

Il faut, sans différer...

LE COMTE.

Je vous tiendrai la mienne.

Et pour que cet hymen se termine au plutôt,

Allons dans mon château faire ce qu’il faut.

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