L’Homme de 60 ans (Armand D’ARTOIS - Ferdinand LALOUE - Antoine SIMONNIN)

Sous-titre : la petite entêtée

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 22 juin 1824.

 

Personnages

 

LE CHEVALIER DE SAINT-JULIEN, âgé de 60 ans

ANGÉLINA, sa future épouse, jeune personne de 18 ans

EUGÈNE, amant d’Angélina

BERNARD, oncle d’Angélina

FOLLEVILLE, notaire, jeune homme à la mode

HONORINE, suivante d’Angélina

FRANÇOIS, valet d’Eugène

UN DOMESTIQUE

 

La scène est à Paris, chez Bernard.

 

Le théâtre représente un salon, deux cabinets à droite et à gauche, une fenêtre au premier plan à droite ; de l’autre côté, une table couverte d’un tapis sur laquelle il y a tout ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

BERNARD, ANGÉLINA, HONORINE

 

BERNARD.

Ah ! çà, ne vas-tu pas encore te dédire ?

ANGÉLINA.

Non, mon oncle, je ne me dédirai pas.

BERNARD.

Dans tous les cas, ce serait trop tard ; car je t’avertis que je ne suis pas d’humeur à t’écouter ; ce n’est pas moi qui t’ai empêchée d’épouser Eugène ; au contraire, je t’avais donné mon consentement... Mais vous vous êtes brouillés tout à fait ; dans ton dépit, tu as donné à Eugène son congé, il l’a pris.

ANGÉLINA.

Mais il aurait dû faire quelques démarches pour se raccommoder.

BERNARD.

Ah ! tu t’imaginais qu’il allait soupirer comme un Céladon, comme les amoureux de l’âge d’or !... Oh ! ce temps-là est passé. Saint-Julien arrive aujourd’hui même... il n’est pas de la première jeunesse, à la vérité, mais c’est un homme de l’humeur la plus agréable. Au reste, vous l’avez choisi, mademoiselle, tel qu’il est, il faut le prendre... Que ce soit l’amour ou le dépit qui fasse ce mariage, peu m’importe. J’en suis fâché pour toi ; mais entre nous, tu avais besoin de cette leçon, elle te coûte cher, puisque tu perds un jeune futur !... Que veux-tu ? il ne fallait pas être si sévère avec lui.

Air de la Treille de sincérité.

Fille jolie
Ayant l’envie
De perdre enfin sa liberté,
Doit avoir bien moins de fierté.
Avec un prétendu, pour cause,
La rigueur n’est point de saison ;
Il faut lui passer quelque chose.

HONORINE.

Mad’moisell’, votre oncle a raison : (bis)
Un futur veut qu’on le ménage ;
Et s’il vous fait de malins traits
Avant le jour du mariage,
Vous prenez vot’ revanche après.

Ensemble.

ANGÉLINA.

Fille jolie
Ayant l’envie
De perdre enfin sa liberté,
Doit encor garder sa fierté.

HONORINE et BERNARD.

Fille jolie, etc.

Bernard sort.

 

 

Scène II

 

ANGÉLINA, HONORINE

 

ANGÉLINA rêveuse.

Je crois que la vivacité m’a emportée trop loin !

HONORINE.

Je vous le disais bien, mademoiselle, la colère vous aveugle ; le repentir viendra, mais ce sera trop tard !

ANGÉLINA.

Qui pouvait croire aussi qu’Eugène ne serait pas revenu ?

HORORINE.

Ma foi, mademoiselle, ou les jolies femmes sont moins rares, ou les jeunes gens sont devenus plus fiers.

ANGÉLINA, avec dépit.

Les jeunes gens ! les jeunes gens !... les jeunes gens n’ont pas le sens commun.

HONORINE.

Vous avez bien raison, mademoiselle.

Air : Ah ! si Madame.

Ah ! que les homm’s ont mauvais ton !...

ANGÉLINA.

Il n’est plus de galanterie !
Une femme est-elle jolie ?
Les jeunes gens vont, sans façon,
L’admirer avec un lorgnon.
Ils lui parlent d’amour sans cesse ;
Et que l’on y réponde ou non,
Aucun d’eux ne meurt de tendresse.

HONORINE.

Ah ! que les homm’s ont mauvais ton !

Deuxième couplet.

Le sexe n’est plus respecté :
Hier soir, Frontin et Labranche,
Sortant de boire à la Croix blanche,
En fumant prir’n
t la liberté
De m’ dire embrass’-nous, jeun’ beauté !
Ces messieurs, chose assez bizarre,
Parlent aux femmes sans façon,
Ayant à la bouche un cigare...
Ah ! Dieu ! qu’ les homm’s ont mauvais ton !

ANGÉLINA.

Crois-tu réellement qu’Eugène ait pris son parti ?

HONORINE.

Je ne sais trop qu’en penser... Depuis deux mois qu’il nous boude, s’il ne vous a pas tout à fait oubliée, il a du moins de la rancune.

ANGÉLINA.

Eh bien ! j’en aurai aussi, moi.

Air : Vaudeville de l’île des Noirs.

Je montrerai du caractère,
Monsieur Eugène le verra !
Cet hymen qui me désespère,
Pour le punir, il se fera ;
Pour être plus douce et plus belle,
Dès demain je veux m’engager,
Je veux enfin être fidèle,
Rien que pour le faire enrager.

Oui, j’épouserai ce monsieur de Saint-Julien, je l’aimerai... c’est-à-dire, non... je ne l’aimerai pas... mais c’est égal, j’aurai pour lui tous les égards qu’on doit avoir pour un mari...

HONORINE.

Qui n’a pas été notre amant.

ANGÉLINA.

Je n’y pense plus à cet amant, je t’assure... je crois déjà avoir oublié son nom.

HONORINE, à la croisée.

Eh ! mademoiselle, j’aperçois d’ici...

ANGÉLINA, vivement.

Eugène ?

HONORINE.

Tiens, vous savez encore son nom !...C’est son domestique ; sans doute, il vous apporte un tendre poulet de son maître, qui justifie...

ANGÉLINA.

Toute justification est impossible, je ne veux plus le voir...

Se calmant, à part.

Son domestique est bien longtemps à monter.

HONORINE.

Le voici.

 

 

Scène III

 

ANGÉLINA, HONORINE, FRANÇOIS

 

FRANÇOIS.

Mademoiselle, je vous salue très humblement ; Bonjour, Honorine, toujours jolie !

HONORINE.

C’est bon, c’est bon, donne promptement...

FRANÇOIS.

Hein !

HONORINE.

Donne-nous donc vite...

FRANÇOIS.

Quoi donc ?

HONORINE.

Tu fais l’innocent !... voyons, donne-nous la lettre que tu apportes.

FRANÇOIS, étonné.

Moi, j’apporte une lettre ! et de qui ?

HONORINE.

De monsieur Eugène, ton maître.

FRANÇOIS.

Je n’en ai point.

ANGÉLINA, à part.

Il n’en a point !

HONORINE.

Tu n’as pas de lettre ?

FRANÇOIS.

Du tout.

HONORINE.

Alors, dis-nous ce qu’il t’a chargé de nous dire.

FRANÇOIS.

Qui ?

HONORINE.

Ton maître... voyons qu’as-tu à nous dire de sa part ?

FRANÇOIS.

Rien.

ANGÉLINA, à part.

Rien !

HONORINE.

Que viens-tu donc faire ici ?

FRANÇOIS.

Vous annoncer monsieur Eugène, que je devance de quelques pas.

HONORINE.

Allons donc, on a bien de la peine à t’arracher les paroles, ou plutôt tu en dis cinquante lorsqu’il n’en faut qu’une ; puisque tu n’avais qu’une simple annonce à faire, tu devais te borner à ces deux mots :

Prenant le ton élevé d’un laquais qui annonce quelqu’un.

Monsieur Eugène.

Eugène paraît.

 

 

Scène IV

 

ANGÉLINA, HONORINE, FRANÇOIS, EUGÈNE

 

EUGÈNE, après avoir salué Angélina.

J’ai pensé, mademoiselle, que nos petits démêlés ne devaient point exclure les devoirs de la politesse, et j’aurais craint d’y manquer en partant sans venir prendre congé de vous et sans vous faire mes derniers adieux.

ANGÉLINA, piquée.

Votre congé, vous l’avez déjà, monsieur ; quant à vos adieux, je les reçois.

EUGÈNE.

Vous voulez bien aussi que je vous fasse part de mon mariage avec une dame de Toulouse, que j’ai connue autrefois.

ANGÉLINA.

Votre mariage ?...

Se calmant par dissimulation.

cela m’intéresse fort peu, je vous assure.

À part.

Je suis indignée...

EUGÈNE.

Je le crois, et ce n’est que par bienséance que je vous en donne avis.

ANGÉLINA.

Au surplus, je puis vous rendre politesse pour politesse, et vous apprendre que je vais aussi me marier.

EUGÈNE, vivement et d’un ton piqué.

Vous, mademoiselle ?

Se calmant.

cela m’est fort égal !

Air de Plantade.

Je ne veux plus avoir d’amour ;
Et fier de mon indifférence,
Pour le beau ciel de la Provence,
Désormais je fuis ce séjour :
Oui, c’en est fait, je vous oublie,
Mon cœur vous quitte sans retour ;
Et loin de vous je me marie...
Je ne veux plus avoir d’amour !

ANGÉLINA, avec dépit.

« Je ne veux plus avoir d’amour ! »
Cette devise, il faut le croire,
Monsieur, doit faire votre gloire,
Votre bonheur... mais à mon tour,
Comme vous, pour qu’on me renomme,
Mon cœur change aussi sans retour ;
Et demain j’épouse un brave homme...
Je ne veux plus avoir d’amour !

EUGÈNE, tirant un paquet de lettres de sa poche.

C’est bien, mademoiselle ; mais j’ai cru vous faire plaisir en vous restituant ces lettres, organes de vos pensées, gages précieux d’un sentiment...

ANGÉLINA, prenant les lettres.

Que je n’ai plus, monsieur, je vous prie de le croire ; il me faudra le temps de rassembler les vôtres, je n’en ai point fait comme vous un recueil.

 

 

Scène V

 

ANGÉLINA, HONORINE, FRANÇOIS, EUGÈNE, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur de Saint-Julien.

ANGÉLINA.

Faites entrer.

À Eugène.

Je vais chercher vos lettres.

Elle sort suivie d’Honorine.

 

 

Scène VI

 

EUGÈNE, FRANÇOIS, SAINT-JULIEN, FOLLEVILLE

 

SAINT-JULIEN, à la cantonade.

Faites rafraichir mes chevaux, les pauvres bêtes en ont bien besoin !

À Folleville.

Votre tilbury allait si vite que ma vieille berline avait toutes les peines du monde à le suivre.

FOLLEVILLE.

C’est que j’avais pris ma petite jument arabe, elle va comme le vent.

EUGÈNE, à Saint-Julien.

À quel heureux hasard dois-je le plaisir de vous voir chez monsieur Bernard ?

SAINT-JULIEN.

Tiens ! c’est Eugène !... Eh ! parbleu ! je pourrais te faire la même question.

EUGÈNE.

Vous savez qu’il est l’ami de mon père... et... je...

SAINT-JULIEN.

C’est juste !... Eh bien ! si je n’étais pas venu à Paris, je courais risque de ne pas te voir. Mais qu’est-ce que tu deviens ? Tu abandonnes donc tout à fait ton vieux campagnard ? Tu ne viens plus me voir du tout ! Tu n’es donc plus chasseur ?

EUGÈNE, embarrassé.

Je suis si occupé à Paris !...

SAINT-JULIEN.

De quelqu’amourette, je gage... c’est fort bien fait, mais enfin, il y a temps pour tout ! Que diable, on ne peut pas toujours être aux genoux d’une maîtresse, on se souvient au moins de ses amis quelquefois... Au demeurant, comment te portes-tu ?

EUGÈNE.

Assez bien, et vous ?

SAINT-JULIEN.

Si ce n’était ma goutte qui s’émancipe de temps en temps, je me porterais le mieux du monde. Et ton père ?

EUGÈNE.

Il en a aussi quelques attaques.

SAINT-JULIEN.

Il paraît qu’il y en a pour tout le monde ! j’irai le voir.

EUGÈNE.

Êtes-vous pour longtemps à Paris ?

SAINT-JULIEN.

Je viens y conclure une affaire. Au surplus, je n’ai pas besoin de le dire...

Montrant Folleville.

quand on arrive avec un notaire...

EUGÈNE.

Monsieur est...

SAINT-JULIEN.

Monsieur de Folleville, men notaire, que j’ai attendu vainement chez lui toute la journée, et que je viens de rencontrer chez Tortoni par le plus grand hasard du monde.

FOLLEVILLE.

Le hasard eût été encore plus grand si vous m’eussiez rencontré dans mon étude.

SAINT-JULIEN, à Eugène.

C’est bien agréable pour ses clients !

FOLLEVILLE.

Oh ! mais, j’ai un très bon maître-clerc ! un jeune homme plein d’esprit, qui a déjà eu des succès.

SAINT-JULIEN.

Au barreau ?

FOLLEVILLE.

Non, au Vaudeville ; il fait des petites pièces char mantes !

SAINT-JULIEN.

Ah ! oui... Saint-Clair, un blond... je le connais, c’est le fils de mon avoué... oh ! c’est un gaillard qui vous écrit un testament comme un monologue de mélodrame, et qui détaille un inventaire comme un couplet de facture.

FOLLEVILLE.

Oh ! je ne ressemble en rien à ces vieux notaires d’autrefois, qui ne sortaient jamais de leur étude, qui dinaient bourgeoisement chez eux avec leur femme et leurs clercs, dont les parents payaient de fortes pensions et qu’on nourrissait fort mal.

Air : Voilà, voilà. (de Toberne.)

Rédiger de sa plume
Ventes et testaments,
Commenter la coutume
De Paris ou du Mans ;
Pâlir dans la poussière
Des minutes, des lois ;
Passer sa vie entière
Pour amasser, je crois,
Des rentes, une terre,
Comme un simple bourgeois ;
Voilà le notaire autrefois !
Voilà
(Six fois) ceux d’autrefois !

SAINT-JULIEN.

Ce n’est donc pas comme cela que l’on travaille à présent ?

EUGÈNE.

Ah ! bien oui.

Même air.

Toute affaire cessante,
Parcourir le journal,
Faire un tour à la rente,
Puis monter à cheval,
Savoir la date exacte
D’un duel ou d’un pari,
Causer d’un projet d’acte
Au bal ou chez Véri ;
Juger dans un entr’acte
Ou Mars, ou Rossini :
Voilà le notaire aujourd’hui !
Voilà
(six fois) ceux d’aujourd’hui !

FOLLEVILLE.

M. de Saint-Julien, je vous demanderai la permission d’aller annoncer votre arrivée à M. Bernard, et de lui communiquer les articles du contrat.

SAINT-JULIEN.

Ah ! oui, je vous en prie !... Pardon de la peine que cela va vous donner, vous qui n’aimez pas l’embarras...

Folleville entre dans le cabinet de Bernard.

EUGÈNE, à Saint Julien.

Mais dites-moi quel grand intérêt a pu vous faire quitter votre campagne ?

SAINT-JULIEN.

Une chose incroyable, l’amour !

EUGÈNE.

Vous êtes amoureux ?

SAINT-JULIEN.

Non, ma foi, il y a longtemps que ce mal-là ne me tient plus.

EUGÈNE.

Ah ! j’y suis ; vous avez fait la connaissance de quelque riche veuve.

SAINT-JULIEN.

À moins qu’elle ne soit veuve avant d’être mariée... eh ! parbleu ! tu dois la connaître, puisque tu viens dans cette maison... c’est Angélina.

EUGÈNE.

Angélina !

SAINT-JULIEN.

Oui, la nièce de Bernard, mon ancien ami.

EUGÈNE.

Quoi, M. de Saint-Julien, vous allez épouser Angélina ? cela me surprend beaucoup !

SAINT-JULIEN.

Cela me surprend bien davantage, moi que cela regarde.

EUGÈNE.

Est-ce une plaisanterie que vous faites ?

SAINT-JULIEN.

À te parler franchement, cela en a tout l’air ; mais il n’en est pas moins vrai que j’ai la parole de l’oncle et celle de la nièce, et par écrit encore ; je vais t’en con vaincre, si tu veux.

FRANÇOIS, bas à Eugène.

Monsieur, il n’y a plus rien à faire pour nous ici, allons nous-en.

SAINT-JULIEN, tirant plusieurs papiers.

J’étais fort tranquille à ma campagne, ne songeant pas plus à me marier qu’à me faire Turc, lorsque je reçus un billet de Bernard, par lequel il m’offrait une compagne dans ma solitude ; je crus d’abord qu’il se moquait de moi.

EUGÈNE.

Effectivement, c’est une folie !

SAINT-JULIEN.

C’est ce que je lui ai répondu ; mais pas du tout, il m’écrivit une seconde lettre ; même incrédulité de ma part ; enfin il m’en envoya une troisième et par-dessus tout cela l’aveu d’Angélina. Oh ! alors, je fus bien forcé de le croire ; tiens, écoute ce qu’elle m’écrit...

 

 

Scène VII

 

EUGÈNE, FRANÇOIS, SAINT-JULIEN, FOLLEVILLE, HONORINE

 

HONORINE, remettant à Eugène un paquet de lettres.

Voici toutes vos lettres bien pliées et bien arrangées par ordre de dates.

SAINT-JULIEN, à Eugène.

Quelle affaire as-tu donc avec cette fille ?

Eugène sort avec ses lettres et ne répond qu’en poussant un soupir. Retenant François.

Ton maître est-il de venu fou ?

François pousse un gros soupir et sort. À Honorine.

Tu me diras peut-être quels sont les papiers que tu viens de lui rendre ?

HONORINE.

Ce sont...

Elle pousse un gros soupir et fait une fausse sortie.

SAINT-JULIEN.

Jolie manière de s’exprimer ! est-ce qu’Eugène... par hasard...

HONORINE, revenant.

Monsieur, n’allez pas nous compromettre !

SAINT-JULIEN.

Sois tranquille, il n’y a pas de danger... tant que vous ne parlerez pas plus haut que ça.

 

 

Scène VIII

 

SAINT-JULIEN, BERNARD, HONORINE, FOLLEVILLE

 

BERNARD.

Où est-il ? où est-il ? Eh ! bonjour ; mon vieil ami !

SAINT-JULIEN.

Chut ! ne parle donc pas si haut, mon vieil ami ! mon vieil ami !... songe donc que ce mot de vieux peut effaroucher ta nièce ; as-tu peur qu’elle ne s’en aperçoive pas assez vite ?

BERNARD.

Elle sait bien que tu n’es pas un enfant.

SAINT-JULIEN.

Pas encore, heureusement... Mais elle se fait peut être illusion.

BERNARD.

Il est vrai que ta figure te fait honneur.

SAINT-JULIEN.

Ma figure a bien de la bouté.

FOLLEVILLE, à Bernard.

Ma foi, mon cher banquier, je suis de votre avis, monsieur a vraiment un physique qui promet.

SAINT-JULIEN.

Oui, mais reste à savoir s’il tiendra... avant tout, je veux m’assurer si je plais à ta nièce.

BERNARD.

Mais cela va sans dire...

SAINT-JULIEN.

Non pas, du tout, cela ne va pas sans dire !... je suis bien aise qu’on me le dise, moi !

Air : Un Page aimait la jeune Adèle.

Le mariage est un lien sévère ;
Si le danger ne peut nous détourner,
En épousant soyons certains de plaire,
C’est la raison qui vient nous l’ordonner :
Jeunes encor, quand l’hymen nous engage,
On peut faillir et se sauver ;
Mais si je tombais à mon âge,
Je ne pourrais jamais me relever.

BERNARD.

Avec mon Angélina, tu ne cours aucuns dangers... mais silence, la voici !

 

 

Scène IX

 

SAINT-JULIEN, BERNARD, FOLLEVILLE, ANGÉLINA et HONORINE

 

BERNARD, qui a été prendre Angélina par la main.

Saint-Julien, veux-tu bien que je te présente ta femme, ou du moins celle que tu ne tarderas pas à épouser.

SAINT-JULIEN.

Pourquoi ne le voudrais-je pas ?

À Angélina qu’il salue.

On n’est pas plus jolie.

Air : Il me faudra quitter l’empire. 

De bon cœur je vous complimente ;
Tant de grâces sont un trésor !
Votre parure est d’un goût qui m’enchanté,
Je vous en fais mon compliment encor !
Mais quant à l’époux qu’on vous donne,
S’il faut vous parler franchement,
Je doute fort en ce moment
Que vous trouviez jamais personne
Qui vous en fasse compliment.

BERNARD.

Allons, voilà déjà que tu commences à te déprécier toi-même ! il est bon d’être modeste, mais encore faut-il savoir ce que l’on vaut à peu près.

SAINT-JULIEN.

Sois tranquille, je sais tout ce que je vaux ; aussi, mademoiselle, je suis on ne peut plus sensible à la préférence que vous me donnez sur tant d’autres qui, sans me flatter, la mériteraient mieux que moi ! Si j’étais susceptible de vanité, votre choix me ferait croire que j’ai du mérite.

HONORINE.

Ce choix, Monsieur, fait l’éloge de Mademoiselle et de celui qui l’a déterminé.

SAINT-JULIEN.

Tu ne penses pas ce que tu dis ; mais n’importe, si l’on ne payait que la sincérité dans ce monde, on ne ferait pas de grosses dépenses.

Lui donnant de l’argent.

Tiens, voilà pour ton éloge,

La prenant à part.

et si tu peux me rendre charmant aux yeux de la maîtresse, j’en ai encore autant à ton service : Nous verrons comment tu te tireras de là...

Il lui montre une bourse.

HONORINE, la prenant.

À ce prix-là, Monsieur, on fait l’impossible.

SAINT-JULIEN.

Ah çà ! belle Angélina, puisque nous sommes d’accord, terminons le plus tôt possible ; vous pouvez compter que vous serez avec moi la plus heureuse des femmes : pour peu que vous aimiez la tranquillité, vous avez trouvé votre homme. Ah çà ! mon cher Bernard, j’ai amené avec moi M. de Folleville, mon notaire.

BERNARD.

Monsieur est aussi le mien.

SAINT-JULIEN.

C’est fort bien, mais avant de signer le contrat, permets que j’aie, avec Mademoiselle, un entretien particulier à mon âge, un tête à tête est sans conséquence.

BERNARD.

Je n’ai rien à te refuser... Songe, ma nièce, que je te laisse avec ton époux.

SAINT-JULIEN.

Son époux !... mieux que ça !...

Air : C’est un enfant qui mérite le blâme.

Angélina, par un double avantage,
Je puis ici contenter tous vos goûts,

Et vous servir, dans notre heureux ménage,
Tout-à-la-fois et de père et d’époux.

BERNARD.

J’admire en toi ce rare caractère !

FOLLEVILLE.

Oh ! c’est vraiment un parti peu commun !

SAINT-JULIEN, à Angélina.

Oui, car enfin, à ce compte, ma chère,
Vous épousez deux hommes au lieu d’un.

Ensemble.

BERNARD, FOLLEVILLE et HONORINE.

Angélina                   } par un double avantage,
Mademoisell’,          }
Il peut ici contenter tous vos goûts,
Et vous servir, dans votre heureux ménage,
Tout-à-la-fois et de père et d’époux.

ANGÉLINA, à part.

Puisqu’il le faut, redoublons de courage !
Et par égard, du moins contraignons-nous ;
D’ailleurs on peut, je crois, être en ménage
Heureuse encore avec un vieil époux.

Bernard et Folleville sortent.

 

 

Scène X

 

SAINT-JULIEN, ANGÉLINA, HONORINE

 

SAINT-JULIEN, à Angélina.

Vous me permettrez de m’asseoir, car je suis affligé d’une goutte que mon médecin, pour me flatter, appelle un rhumatisme, je ne veux pas le contrarier.

Honorine est restée par curiosité ; Saint-Julien, qui la voit, lui fait signe de sortir, et voyant qu’elle ne le comprend pas, il se lève, va auprès d’elle, la prend par la main, la conduit à la porte et lui fait une révérence ; Honorine la lui rend et sort.

 

 

Scène XI

 

SAINT-JULIEN, ANGÉLINA, tous deux assis

 

SAINT-JULIEN.

Enfin nous sommes seuls ! mademoiselle, la franchise est une vertu, surtout dans une femme, si vous possédez cette vertu-là, vous ne trouverez peut-être jamais de votre vie une plus belle occasion de la signaler ; car il y va de votre bonheur.

ANGÉLINA.

Je ne crois pas, monsieur, vous avoir donné sujet de douter de ma sincérité.

SAINT-JULIEN.

Non, car vous ne m’avez encore rien dit.

ANGÉLINA.

Mon oncle vous a fait connaître mes intentions et mon silence vous les a confirmées.

SAINT-JULIEN.

Maintenant que vous n’avez plus d’oncle pour vous servir d’interprète, ni de servante pour me faire des compliments, vous pouvez me parler autrement que par votre silence, et me dire franchement si vous me trouvez détestable.

ANGÉLINA.

Vous avez aussi trop de défiance.

SAINT-JULIEN.

Si j’étais plus jeune, j’en aurais moins... vous ne me ferez jamais accroire que je suis un bel homme, ni un jeune homme... encore bien moins !

ANGÉLINA.

N’y a-t-il donc que la beauté ou la jeunesse qui puisse procurer le bonheur ?

SAINT-JULIEN.

Ah ! c’est qu’il y a bonheur et bonheur... il s’agit de savoir si vous vous contenterez de celui que je suis à même de vous offrir. Au surplus, je puis vous en tracer une image fidèle : vous aurez en moi un bon mari de 62 ans, un peu maussade quand ses accès de goutte lui prennent, mais cela n’arrive guère que trois ou quatre fois par jour, plus ou moins, suivant le temps ; vous vivrez dans une maison de campagne assez riante, assez agréable quand il fait beau ; votre cercle sera composé de l’adjoint de la commune, de madame l’adjointe, du percepteur des contributions et du receveur de l’enregistrement, tous jeunes gens de mon âge, je crois même que le percepteur des contributions est mon aîné de quelque chose, mais du reste il a une bonne figure ; c’est un gros réjoui, assez aimable, il fait des calembours, il est fort amusant... il vous fera rire. Madame l’adjointe est une petite femme qui a conservé la robe de gros de tour, le bonnet à barbes, et le chignon, laquelle, au moment où l’on y pense le moins, coupe la parole à tout le monde, croyant faire des politesses. Le matin, vous irez à la pêche où vous serez quelquefois quatre heures d’horloge sans attraper un malheureux petit goujon !... l’après-dîner, vous irez au jardin jouer aux quilles ; madame l’adjointe pousse sa boule tout comme un autre, seulement elle vous attrape les jambes, parce qu’elle a le malheur d’être gauchère et de n’y voir que d’un œil ; mais cela n’est rien, en province on n’y regarde pas de si près. À la nuit tombante, on rentre faire un boston, après quoi, bien le bon soir la compagnie, on va se coucher chacun chez soi ; vous avez votre petite chambre qui est fort gentille ; elle donne sur le jardin ; moi j’ai la mienne à l’autre bout du corridor, et votre serviteur de tout mon cœur... En voilà pour jusqu’au lendemain, et l’on recommence la même vie sans pouvoir sortir de ce tourbillon de plaisirs vifs et variés, auxquels il est impossible de se soustraire, attendu qu’à la campagne c’est toujours la même chose.

ANGÉLINA.

On ne vous accusera pas, monsieur, de chercher à me séduire.

SAINT-JULIEN.

J’en suis incapable, même quand je le voudrais ; je cherche au contraire à éclairer votre cœur.

Air d’Aristipe.

Lorsque vous avez en partage
Tant de grâces pour nous charmer,
Un mari, quel que soit son âge,
Pourrait-il ne pas vous aimer !
Aussi, faisant tout pour vous plaire,
En moi, si nous formons ces nœuds,
Vous aurez un ami, ma chère...

ANGÉLINA.

Un ami !...

SAINT-JULIEN.

Vous méritez mieux.

ANGÉLINA.

Je ne désire rien de plus.

SAINT-JULIEN, la regardant.

C’est possible... cependant j’ai rencontré ici le fils d’un de mes anciens compagnons d’armes, un certain monsieur Eugène.

ANGÉLINA, vivement.

Monsieur Eugène était l’ami de la maison !... il va se marier à Toulouse, tandis que je me marie à Paris ; vous voyez bien que je ne puis pas avoir de l’amour pour lui.

SAINT-JULIEN, souriant.

De Paris à Toulouse, cela n’est guère vraisemblable.

 

 

Scène XII

 

SAINT-JULIEN, ANGÉLINA, FRANÇOIS

 

FRANÇOIS, à Angélina.

Pardon, mademoiselle, si je reviens encore, mais cette fois, je suis porteur d’une lettre.

ANGÉLINA, à part.

Ah ! je respire !...

Haut.

quoi, votre maître se permet de m’écrire à moi ?

FRANÇOIS.

À vous, mademoiselle, monsieur Eugène s’en garderait bien ; c’est une lettre pour M. de Saint-Julien.

SAINT-JULIEN.

Pour moi, voyons ce qu’il me veut.

À Angélina en décachetant la lettre.

Vous permettez ?

Il cherche ses lunettes. François sort.

 

 

Scène XIII

 

SAINT-JULIEN, ANGÉLINA

 

SAINT-JULIEN.

Vous permettez... c’est fort bien, mais c’est qu’il y a un autre obstacle, je n’ai pas mes lunettes... je les aurai laissées dans ma berline... Oserais-je vous prier mademoiselle, si ce n’est pas abuser de vos moments, de me faire le plaisir de voir ce que c’est ?

ANGÉLINA.

Moi, monsieur !

SAINT-JULIEN.

Oui, je vous en prie !

ANGÉLINA.

Mais vous n’y pensez pas... une lettre de monsieur Eugène.

SAINT-JULIEN.

C’est à cause de cela, vous la déchiffrerez mieux que moi, vous connaissez peut-être son écriture...

ANGÉLINA, prenant la lettre.

Puisque vous le voulez...

Elle lit.

« Monsieur, vous êtes un homme raisonnable, et je n’aurais jamais cru vous avoir pour rival.

SAINT-JULIEN.

Pour rival ?... vous disiez qu’il allait se marier à Toulouse...

ANGÉLINA, embarrassée.

Oui, mais c’est qu’avant il avait demandé ma main.

SAINT-JULIEN.

Ah !...

Avec intention.

Avant d’avoir le projet de se marier à Toulouse... il avait... Continuez, je vous prie.

ANGÉLINA, lisant.

« Vous êtes l’ami de ma famille, et je dois vous avertir que j’avais des droits à la main de mademoiselle Angélina ; malgré nos différends elle m’aime encore... oui, elle m’aime encore ! » Il le recommence...

SAINT-JULIEN.

C’est de crainte qu’on ne l’oublie.

ANGÉLINA, lisant.

« De mon côté, je l’adore, mais c’est pour mon malheur. » Pour son malheur !

SAINT-JULIEN.

Sans cette apostille, sa faute était réparée !

ANGÉLINA, lisant.

« Je vous le dis en secret...

SAINT-JULIEN.

Son secret est entre bonnes mains...

ANGÉLINA, lisant.

« Dans l’état où sont les choses, il est important qu’Angélina ignore mes sentiments pour elle.

SAINT-JULIEN.

C’est entendu, vous ferez comme si j’avais eu mes lunettes.

ANGÉLINA, lisant.

« Elle se ferait un mérite de ma faiblesse : elle a tant de charmes !... quel dommage qu’elle n’ait pas plus de douceur dans le caractère... »

Fermant la lettre avec colère.

C’est trop fort !...

Elle rend la lettre à Saint-Julien.

Air : Vive une femme de tête.

Je n’en lis pas davantage !...
Ah ! je n’ai pas de douceur !
Il paiera cher cet outrage !
Je le bannis de mon cœur.

SAINT-JULIEN, lui présentant la lettre.

De grâce lisez encore...

ANGÉLINA, la refusant.

Oser dire maintenant
Qu’il me chérit, qu’il m’adore !

SAINT-JULIEN.

C’est un grand impertinent !

ANGÉLINA.

Et dans son audace extrême,
S’aveuglant avec transport,
Il se flatte que je l’aime,
Moi qui le hais a la mort !

SAINT-JULIEN.

À la mort !... ce pauvre Eugène !...
Eh bien ! moi, je ne voudrais
D’autre amour que cette haine,
Et je m’en contenterais.

Serrant la lettre.

Serrons la correspondance.

ANGÉLINA, tendant la main.

Par plaisir, je veux pourtant
Voir jusqu’où son insolence
Peut aller en ce moment.

SAINT-JULIEN.

Reprenez donc cette lettre,
Lisez tout ; je suis certain
Qu’Eugène est capable d’être
Insolent jusqu’à la fin.

ANGÉLINA, continuant de lire.

... « Oui, monsieur, sa coquetterie, son humeur capricieuse et jalouse. – Il m’arrange joliment !... »

Lisant.

Sa légèreté enfin qui la rend incapable de> ressentir un véritable amour, me font craindre que celui qui sera son époux, ne soit jamais heureux. »

À part.

c’est infâme !

SAINT-JULIEN.

De quoi se mêle-t-il ? puisque c’est moi que cela regarde à présent !

ANGÉLINA, lisant.

... « Ainsi, c’est par intérêt pour vous, monsieur, que je vous prie de renoncer à un hymen qui ferait le malheur de ma vie. »

« Eugène... »

Le monstre !

Elle rend la lettre à Saint-Julien.

SAINT-JULIEN.

Je vous remercie, mademoiselle, de votre complaisance ; mais il faut que je lui réponde... Il m’engage à renoncer à votre main, mon amitié pour lui ne doit pas aller jusques-là, qu’en dites-vous ?

ANGÉLINA, avec dépit.

Non sans doute, monsieur. Et de quel droit voudrait-il m’empêcher de m’unir à un homme estimable ?

SAINT-JULIEN.

Oui, de quel droit ?

ANGÉLINA, même jeu.

À un homme aimé...

SAINT-JULIEN.

Ah !...

S’inclinant avec reconnaissance.

ANGÉLINA.

À un homme aimé... de mon oncle.

SAINT-JULIEN, vivement.

Ah ! bon aimé... de votre oncle. Oh ! alors, c’est juste.

ANGÉLINA.

À un homme qui par son amabilité...

SAINT-JULIEN.

Doucement.

ANGÉLINA.

Ne peut manquer de plaire...

SAINT-JULIEN.

Voilà de l’exagération.

ANGÉLINA.

Ne peut manquer de plaire à toute femme raisonnable qui saura préférer dans un époux les heureuses qualités du cœur aux dehors brillants qui ne séduisent que l’esprit.

SAINT-JULIEN.

Air : Mon cœur à l’espoir s’abandonne.

D’Eugène, enfin, vous rejetez la flamme !

ANGÉLINA.

Il n’est pas l’époux qu’il me faut ;
Je ne serai jamais sa femme.

SAINT-JULIEN.

Est-ce bien votre dernier mot ?

ANGÉLINA.

Oh ! oui, monsieur, c’est bien mon dernier mot.
Quand vous avez l’aveu de ma famille,
Vous engager à rompre...

SAINT-JULIEN.

Et sans raison !
Car faut-il que vous restiez fille...

ANGÉLINE.

Quand il ne reste pas garçon !

SAINT-JULIEN.

Quand il ne reste pas garçon !

ENSEMBLE.

D’Eugène, enfin  { je rejette        } la flamme, etc.
                             { vous rejetez  }

Saint-Julien sort.

 

 

Scène XIV

 

ANGÉLINA, seule

 

Je ne reviens pas de ma surprise ! Eugène écrire une pareille lettre, dire que je suis une capricieuse, une coquette, et que je rendrai malheureux celui qui recevra ma main ! Eh ! bien, il peut se rassurer, car bien certainement ce ne sera pas lui !...

Air du Calife.

Pour le punir de son offense,
Il ne sera point mon époux :
Je l’aime encor... mais la vengeance
Doit offrir un plaisir bien doux !
Oui, j’aime Eugène, et mon envie
Est qu’à son rival on me lie ;
Peut-être en secret j’en mourrai,
Mais du moins je me vengerai !

 

 

Scène XV

 

ANGÉLINA, EUGÈNE

 

EUGÈNE.

Un si prompt retour en ces lieux doit vous surprendre, mademoiselle, mais je vous prie de m’excuser... Monsieur de Saint-Julien à qui j’ai affaire, est le seul motif...

ANGÉLINA.

Je vous croyais sur la route de Toulouse.

EUGÈNE.

J’y serais déjà, sans une lettre que j’ai écrite à celui qui me remplace dans votre cœur.

ANGÉLINA.

Vous lui avez écrit ?

EUGÈNE.

Oui, mais soyez tranquille, c’est une lettre dans la quelle il n’est point question de vous.

ANGÉLINA, à part.

Par exemple ! voilà un insigne menteur.

Haut.

Ah ! il n’est pas question de moi !

EUGÈNE.

Mais non ! nous avons rompu, c’est fini, je ne vois pas trop ce que j’aurais à écrire qui pût vous concerner.

ANGÉLINA.

Ah ! c’est vrai au fait... mais vous auriez pu lui écrire, par exemple, que je vous aime encore, ce qui est faux... que vous m’adorez pour votre malheur, ce qui n’est pas plus vrai ; que je n’ai nulle douceur et que je suis incapable de ressentir un véritable amour.

EUGÈNE.

Quoi, monsieur de Saint-Julien vous aurait dit...

ANGÉLINA.

Il ne m’a rien dit du tout, seulement il m’a priée de lui faire lecture de votre épitre.

EUGÈNE, vivement.

Quelle déloyauté !

ANGÉLINA.

Rien de tout cela, c’est sa mauvaise vue qui l’a empêché de lire.

EUGÈNE, se calmant.

Ah ! oui... c’est juste... la faiblesse de sa vue, je n’y songeais pas, et pourtant il est tout naturel qu’à soixante ans, on n’ait pas les mêmes yeux qu’à vingt-cinq.

ANGÉLINA.

Pourvu qu’il y voie assez pour me trouver jolie.

EUGÈNE.

Air d’Ourika.

Sa raison sera très austère.

ANGÉLINA.

Ses conseils seront précieux.

EUGÈNE.

On le prendra pour votre père.

ANGÉLINA.

Il ne m’en aimera que mieux.

EUGÈNE.

La goutte contre lui conspire.

ANGÉLINA.

Ma présence la calmera.

EUGÈNE.

Mais s’il ne peut plus se conduire ?

ANGÉLINA.

Sa femme alors le mènera.

EUGÈNE.

Comme vous me traitez !

ANGÉLINA.

Vous avez le sort auquel vous deviez vous attendre.

EUGÈNE.

Et qu’ai-je fait pour le mériter, si ce n’est d’avoir le malheur de vous trop aimer ? mais, dites un mot, et vous me rendrez au bonheur... il sera facile de faire entendre raison à M. de Saint Julien ; il m’a toujours témoigné de l’amitié, Angélina ! ma chère Angélina !

Il va pour se mettre à genoux.

ANGÉLINA.

On vient !...

 

 

Scène XVI

 

ANGÉLINA, EUGÈNE, SAINT-JULIEN

 

EUGÈNE, apercevant Saint-Julien.

Ciel !

Il veut se relever.

SAINT-JULIEN, l’en empêchant.

Ne vous dérangez pas, je vous en prie, restez donc... Dites-moi seulement où est l’office, car j’ai une soif du diable et un appétit d’enfer.

 

 

Scène XVII

 

ANGÉLINA, EUGÈNE, SAINT-JULIEN, BERNARD, FOLLEVILLE

 

BERNARD.

Ah ! mon cher Saint-Julien, nous allons...

À Eugène.

Vous, encore ici, Monsieur ?

SAINT-JULIEN.

Allons, ne te fâche pas, il vient faire ses adieux à Mademoiselle.

BERNARD.

Il les lui avait faits ce matin...

SAINT-JULIEN.

C’est que dans les adieux de ce matin, on aura oublié quelque chose.

BERNARD, à Eugène.

Vous voyez, Monsieur, que je suis en affaires.

Il va à la table avec le notaire.

EUGÈNE, à Saint-Julien.

Ah ! Monsieur, vous, qui êtes si bon, vous, qui êtes mon ami, soyez mon protecteur ; mon sort est entre vos mains, prononcez !...

SAINT-JULIEN.

Que diable veux-tu que je prononce ?... Ah ! si Mademoiselle t’aimait...

ANGÉLINA, vivement.

Moi, l’aimer !... Non, Monsieur ! c’est vous, c’est vous seul que j’aime !

BERNARD, à Saint-Julien.

C’est à faire à toi de passionner les femmes !... quel feu !...

SAINT-JULIEN.

Oui, mais je n’en ai que la fumée !

FOLLEVILLE, à la table.

Le contrat est dressé ; il n’y a plus que les noms à remplir ; quels noms faut-il mettre ?

SAINT-JULIEN.

Ah ! voilà ! quels noms faut-il mettre ?

BERNARD.

Ceux de M. de Saint-Julien.

SAINT-JULIEN.

Un instant... Décidément tu me donnes la main de ta nièce ?

BERNARD.

Certainement.

SAINT-JULIEN.

Mademoiselle, vous m’accordez votre main ?

ANGÉLINA, troublée.

Oui, Monsieur.

EUGÈNE.

Ah ! j’en mourrai !

Il va pour sortir.

SAINT-JULIEN, le retenant.

Reste donc, tu mourras aussi bien là qu’ailleurs.

À Angélina.

Et pourtant vous aimez Eugène ?

ANGÉLINA.

C’est possible, mais il est trop coupable pour ne pas être puni.

SAINT-JULIEN.

Oui ; mais, prenez bien garde, en le punissant, vous vous punissez vous-même.

ANGÉLINA.

Qu’est-ce que cela me fait, il sera puni toujours !

SAINT-JULIEN.

Oh ! alors, du moment où nous y mettons de l’entêtement, allons ! allons !... il sera puni, et vous le serez tous les deux, puisque c’est votre intention, Mademoiselle ; mais enfin il sera puni, n’est-il pas vrai ?

À Eugène.

Tu peux t’en aller à présent.

À Folleville.

Écrivez que Mademoiselle épouse Jean-Baptiste Lisimon de Saint-Julien... Au fait, je serais bien sot, puisqu’on veut de moi absolument.

À Eugène.

Je te dis que tu peux t’en aller ; te voilà puni... et Mademoiselle aussi ; mais, ça l’arrange comme cela, ainsi, tu peux aller mourir où tu voudras, à présent...

FOLLEVILLE.

Vos qualités ?

SAINT-JULIEN.

Propriétaire du château de Saint-Julien, et de plus officier invalide.

À Angélina.

Vous entendez, Mademoiselle, invalide ; mais puisque vous voulez être punie, vous le serez !

FOLLEVILLE.

Veuillez bien signer.

SAINT-JULIEN, prenant la main d’Angélina.

Allons, Mademoiselle, venez ratifier la plus grande folie que vous puissiez jamais faire.

 

 

Scène XVIII

 

ANGÉLINA, EUGÈNE, SAINT-JULIEN, BERNARD, FOLLEVILLE, HONORINE, FRANÇOIS

 

Angélina va à la table, hésite un moment, et signe le contrat. Tout le monde est surpris.

SAINT-JULIEN, à part.

Elle a signé... elle a parbleu signé ; il paraît qu’on ne m’a pas trompé, la petite a du caractère ! Eh bien ! c’est égal, puisqu’elle y met de l’obstination, j’en veux mettre aussi ; nous verrons qui de nous deux aura le dernier.

Il signe.

À Saint-Julien.

EUGÈNE très oppressé.

Adieu, mademoiselle !

Eugène va pour sortir Angélina tombe évanouie dans un fauteuil que lui donne Bernard.

SAINT-JULIEN, voyant pleurer Angélina.

Vous pleurez !

À Eugène d’une voix forte.

Reviens, reviens !

Il court après Eugène et le ramène.

Quant à moi...

Il arrache le contrat des mains de Folleville.

Voilà ce que je fais du contrat.

Il le déchire.

BERNARD et FOLLEVILLE.

Que faites-vous, monsieur ?

SAINT-JULIEN.

Je console les affligés ; mademoiselle, vous épouse qui voudra, ce ne sera pas moi !

EUGÈNE, tenant une main d’Angélina.

Angélina, ne me direz-vous pas un mot !

SAINT-JULIEN.

Allons, mademoiselle, cessez de livrer ce combat à votre cœur qui n’est pour rien dans vos petits démêlés d’amour-propre, et soyez enfin assez raisonnable pour ne point me préférer à un jeune homme que vous aimez, oui, mademoiselle, que vous aimez autant qu’il vous aime.

EUGÈNE.

Angélina...

SAINT-JULIEN, à Angélina.

Cette fois, mademoiselle, si vous résistez à ses instances, vous vous rendrez peut-être aux miennes et vous accorderez quelque chose à un vieillard qui, depuis trente ans, ne s’est pas mis aux genoux d’une femme !... m’y voilà.

Il tombe aux genoux d’Angélina.

ANGÉLINA.

Ah ! monsieur de Saint-Julien ! vous m’avez séduite... quelle grâce ! quel feu ! Eugène je suis à vous.

EUGÈNE.

Ah ! bonheur !

SAINT-JULIEN.

Allons donc, elle m’a fait peur encore...

À Eugène.

Voyons, qui est-ce qui m’aide à me relever ? Est-ce toi ?

Eugène aide Saint-Julien à se relever.

HONORINE, à Angélina.

Il paraît que décidément vous n’épousez pas.

SAINT-JULIEN.

Non, pas pour l’instant... je cède tous mes droits à Eugène, et je suis sûr qu’ils sont en bonnes mains ; je le connais, c’est un gaillard qui ne s’endort pas, et c’est ce qu’il faut pour avoir la paix du ménage.

Vaudeville.

CHŒUR.

Air de Joconde.

Chantons tous l’ami le plus sage,
On voit par ses conseils prudents
Que l’amour ne vient qu’au jeune âge
Et l’amitié dans tous les temps.

SAINT-JULIEN, au public.

Air : Suzette à l’âge de quinze ans.

Plein de respect pour tous vos jugements,
L’auteur de cette œuvre légère
Craint que l’homme de soixante ans
N’ait pas une longue carrière.
Mais ce vieillard, tremblant ici,
Peut encor vaincre sa faiblesse,
Si votre indulgence aujourd’hui
Devient son bâton de vieillesse.

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