L’Enlèvement de Ragotin et de madame Bouvillon (Jean-François CAILHAVA DE L’ESTANDOUX)

Comédie en deux actes.

Imprimée en 1799.

 

Personnages

 

DESTIN

RAGOTIN

LA RANCUNE

L’OLIVE

MADEMOISELLE L’ÉTOILE

MADAME BOUVILLON

UN NOTAIRE

UN LAQUAIS

TROUPE DE MASQUES

 

La scène se passe au Mans, dans l’appartement de Madame Bouvillon.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

Le théâtre représente une chambre dans laquelle est une toilette montée. Quelques masques entrent et veulent danser ; l’Olive, déjà gris, se jette entre eux : il est vêtu en postillon, a son fouet en bandoulière, et porte deux bouteilles.

L’OLIVE.

Vous vous trompez, beaux masques ; c’est dans le salon voisin que l’on danse... Allez, et respectez le séjour où la charmante, l’incomparable Bouvillon refait ses charmes depuis... quarante ans.

 

 

Scène II

 

L’OLIVE, seul

 

L’on n’est pas mal ici ; j’ai envie de m’y rajeunir à mon tour. La perle de nos acteurs, Destin, m’a dit : « Mon cher ami l’Olive, je me souviens du jour où nous fîmes pompeusement notre entrée sous les halles du Mans. Tu secondais notre charretier avec tant de grâce, que tu dois certainement mieux conduire une voiture que défunt Phaéton. Il s’agit, mon enfant, de t’en procurer une, et de m’attendre entre onze heures et minuit à la porte du jardin, sans que personne le sache ; et pour que tu ne t’impatientes pas, j’ai ordonné qu’on te donnât du vin à discrétion » À discrétion ! voilà qui est prudent ; aussi n’ai-je vidé par discrétion que deux bouteilles... Patience ; il est de bonne heure et en voici deux autres. Qui, mais je n’aime pas à boire seul ; cela n’est pas du bon ton : d’un autre côté, si l’invite quelqu’un, mon vin... Attendez...

Il se voit dans le miroir.

Précisément. Voilà un compagnon tel que je le désire, Il va poliment dire au miroir : Monsieur un tel, voulez-vous me faire l’honneur de boire un petit coup avec moi ?... Qui ne dit mot consent : vous êtes un brave, Monsieur un tel ; prenons séance.

Il s’assied devant la toilette, y place les bouteilles en écartant avec dédain tout ce qui le gène. Il s’enivre complètement par degrés.

Allons, Monsieur un tel, à votre santé... nous avons oublié de trinquer, et cela n’est pas bien entre bons amis ; il faut recommencer... Il me semble, Monsieur un tel, que vous vous portez mieux ; vous avez une mine réjouie qui me fait plaisir : courage petit duo à nous deux, et puis grand cœur.

Grand cliquetis de verres, de bouteilles !
Et que leurs sons mélodieux,
Par un concert délicieux,
Enchantent nos cœurs, nos oreilles.

 

 

Scène III

 

L’OLIVE, LA RANCUNE

 

LA RANCUNE, derrière le miroir, à demi-voix.

On ! oh ! que fait là notre ivrogne ?

L’OLIVE.

Ivrogne ! ah ! vous me cajolez, Monsieur un tel. Il faut que vous sachiez que dans notre troupe je double les ivrognes et les confidents ; de là vient que je suis un tantinet bavard, et que je sirote passablement, le tout pour me familiariser avec mes emplois ; c’est l’usage. Voilà pourquoi nos amoureuses sont quelquefois un peu coquettes ; voilà encore pourquoi la Rancune, qui joue les fripons, sait de temps en temps se procurer quelques paires de bottes...

LA RANCUNE, à part, toujours à demi-voix.

Le coquin !

L’OLIVE.

Coquin ! non... mais il est bien malin, Allons, Monsieur un tel, encore un coup de pinceau, encore une couche de vermillon, et puis j’irai voir si les chevaux s’ennuient au brancard.

LA RANCUNE, à part.

Toujours des brancards dans notre histoire !

L’OLIVE.

Brancard ou litière, comme vous voudrez l’appeler ; la voiture est de ma fabrique. D’abord j’ai pris une vieille chaise à porteur de Madame Bouvillon ; ensuite, pour remplacer un des bâtons trop vermoulus, j’ai volé à notre magasinier la lance d’Hector ; et comme l’impériale pouvait, à travers plusieurs trous, laisser passer le vent, la pluie ou le soleil, je l’ai couverte du bouclier d’Achille ; puis j’ai couronne tout cela du casque d’Agamemnon ; de plus, j’ai attelé à cette machine les deux chevaux de notre opérateur : ils boitent un peu, mais ils y sont faits ; et vous m’a vouerez que, pour un comédien de campagne, l’équipage est galant.

LA RANCUNE, à part.

Ceci cache quelque mystère.

L’OLIVE, en grande confidence.

Oui, mon cher monsieur un tel, je n’ai rien de caché pour vous ; c’est un mystère : ils seront deux dans la boite, pas trop à l’aise comme vous comprenez bien ; mais... ce sont des amoureux.

LA RANCUNE, à part.

Il se trame quelque chose, et tu l’ignores : pends-toi, la Rancune !

L’OLIVE.

La Rancune, dites-vous ? Séparons nous, monsieur un tel, il ne faut pas qu’il m’aperçoive. – Où êtes-vous, mons de la Rancune, pour que je vous évite ?

LA RANCUNE.

Est-ce que tu ne me vois pas ?

L’OLIVE, détachant son fouet.

Si fait parbleu, je ne vous vois que de reste ! puisque je vous vois double. Mais attendez ; voici de quoi démêler le faux la Rancune d’avec le véritable.

LA RANCUNE, lui donnant un soufflet et un coup de pied.

Tiens ; voilà qui t’aidera à les distinguer.

L’OLIVE.

Au contraire ! Fi les lâches, qui se mettent deux contre moi ; je soupçonne même que l’un m’a pris en traitre : vous servirez de témoin, monsieur un tel. Adieu le plus honnête et le plus discret des convives : n’en dites rien ; je suis dans les grandes aventures ; je vais enlever Zéphire et Flore.

 

 

Scène IV

 

LA RANCUNE, seul

 

Enlever Zéphire et Flore ! Ah, ah, je viens de voir au bal sous ce déguisement... La Rancune, la Rancune ! qu’est devenu ton génie ; ce génie supérieur qui te soumettait la troupe entière depuis les empereurs jusqu’aux Trivelins, et qui te rendait l’âme de toutes les intrigues ? On se défie de toi ; et qui encore ? Destin et l’Étoile ! Ils ont en effet de bonnes raisons pour cela !... ils étaient l’un et l’autre sans parents ; j’ai découvert que le galant appartenait à l’illustre maison des Ragotin ; et que Madame Bouvillon était la propre tante de notre belle inconnue : voilà un vilain tour que je leur ai joué... ils n’avaient d’autre bien que leur talent, je leur sauve les vicissitudes de notre état en leur ouvrant deux riches successions ; je suis un grand traitre, de leur préparer de pareils chagrins ! Ce n’est pas tout... Ragotin persécutait de son amour l’Étoile ; la Bouvillon impatientait de sa tendresse Destin : j’ai si bien profité de quelques instants de dépit, que j’ai en gagé les amants surannés à s’épouser dans peu, sous peine de se payer un dédit ; je suis, il faut en convenir, un abominable homme !

D’un ton bien réfléchi.

Paix, voici mes ingrats : l’Olive ne m’a expliqué leurs projets qu’imparfaitement ; observons, écoutons, et bientôt je saurai tout grâce aux plus indiscrètes des divinités Bacchus et l’Amour.

 

 

Scène V

 

LA RANCUNE, caché, DESTIN et L’ÉTOILE avec des dominos fort galants, et propres à représenter Zéphire et Flore ; chacun arrive mystérieusement par un côté opposé

 

DESTIN.

Je puis enfin vous parler en secret : ah ! comme je le désirais cet instant précieux !

L’ÉTOILE.

Pouviez-vous douter que mon cœur ne partageât votre impatience. Que voulez vous m’apprendre ? Parlez de grâce ; je tremble... on peut nous surprendre.

DESTIN.

Non, non, ne craignez rien. Angélique et Léandre m’ont promis d’amuser nos tyrans.

L’ÉTOILE.

Comme vous les appelez !

DESTIN.

Oui, des tyrans ! puisqu’ils me privent de mon bonheur le plus doux : et je ne puis m’empêcher d’en vouloir à ce misérable la Rancune, de nous avoir découvert des parents... que nous ne cherchions pas ; moi du moins.

LA RANCUNE, caché.

J’étais surpris qu’on m’oubliât.

L’ÉTOILE.

Ah ! mon ami, point d’humeur sur cette découverte, je vous en prie ; elle nous promet un avenir heureux, et notre sort est déjà bien changé : la maison de Ragotin est devenue la vôtre ; je ne manque de rien dans celle de Madame Bouvillon.

LA RANCUNE, caché.

Elle en convient.

DESTIN.

Oui ; mais autrefois, sous le nom de frère et de sœur, nous pouvions nous voir, nous parler à toute heure, nous dire sans cesse que nous nous aimions.

L’ÉTOILE.

Si ma bouche vous le dit moins souvent, mes yeux négligent-ils une seule occasion de vous le répéter ?

DESTIN.

Nos ridicules parents négligent-ils aussi un seul moyen pour nous empêcher de nous trouver ensemble ? et vous n’ignorez pas que leur jalousie en est le motif... M’aimez-vous ?

L’ÉTOILE.

Ah ! Destin, puisque votre l’Étoile respire, pouvez-vous lui faire cette question ?

DESTIN.

Eh bien ! voici l’instant de me rassurer. L’Olive nous attend à la porte du jardin avec une voiture.

LA RANCUNE.

Nous y voilà.

DESTIN.

Partons pour Tours ; allons nous jeter dans les bras de cette dame respectable qui vous a déjà enlevée aux poursuites du scélérat Malsaigne : là, nous unirons notre destinée, et nos parents nous avoueront ensuite s’ils le jugent à propos ; sinon, vous avez des talents, une figure en chanteresse qui prête des charmes à tous vos rôles ; et le désir de partager votre gloire me fera redoubler d’efforts pour plaire au public. Il est si beau, si glorieux de devoir son indépendance à l’art qu’on professe avec honneur ! Vous hésitez ! ah ! vous ne m’aimez plus !

L’ÉTOILE.

Non, ingrat ; non, je n’hésite point, et je suis prête à vous suivre à l’instant même, si vous l’exigez.

DESTIN, avec transport.

Je vous reconnais enfin ! oui, je retrouve mon amante de Rome, mon adorable Léonore !

L’ÉTOILE.

Je vous le répète, me voilà prête à tout quitter pour suivre un autre moi-même sans lequel je ne saurais vivre ; mais j’exige une seule complaisance. La nuit n’est pas bien avancée ; nous pourrons nous évader aussi facilement dans une heure : rejoignons nos camarades, et consultons sur notre démarche et ses suites...

DESTIN.

Qui ? la Rancune, ce mauvais plaisant ; il se fait, je le parie, un jeu des maux qu’il nous cause. Vous le connaissez ; misanthrope sans philosophie, il ne s’aime pas lui-même, pour avoir le droit de nuire aux autres.

L’ÉTOILE.

Qu’il est à plaindre !

DESTIN.

Oui ! oui ! je gage qu’il est d’accord, le traître, avec Ragotin et Madame Bouvillon pour nous persécuter.

LA RANCUNE, caché.

Il le mériterait.

DESTIN.

Pourquoi ne les décide-t-il pas à s’épouser enfin, comme il nous l’a tant promis ?... Qu’il tremble !

LA RANCUNE, avec impatience.

Euh !

L’ÉTOILE.

J’entends du bruit. Rentrons, et pro mettons-nous de nous retrouver ici dans une heure...

DESTIN.

Dans une heure au plus tard ; je puis y compter ?

L’ÉTOILE.

Comme sur ma tendresse. –

Plus alarmée.

L’on vient ; séparons-nous.

 

 

Scène VΙ

 

LA RANCUNE

 

Mons du Destin ! mons du Destin ! vous avez donc oublié que naguère le turban d’un muphti, un corset à la grecque, les brodequins de Thalie formaient votre parure de ville ; et que sur le théâtre, un corbillon à jouer vous servait de couronne. – Plus de quartier ; allons trouver Ragotin ; allons lui raconter... Doucement, la Rancune ! es-tu si peu jaloux de ta propre estime, que tu veuilles te venger comme un homme ordinaire ? Non ! songe que tu jouis d’une certaine réputation ; que tu n’es pas pour rien le héros d’un roman ; songe enfin à soutenir le beau côté du caractère qu’on n’a pu te refuser. – À la gloire, la Rancune ! oui... mais en faisant marcher de front cette malignité qu’on me reproche tant. Voici fort à propos le célèbre Ragotin, qui, pour figurer au bal, s’est galamment affublé de sa robe d’avocat ; et Madame Bouvillon, qui se croit bien déguisée en chauve-souris.

 

 

Scène VII

 

LA RANCUNE, RAGOTIN, MADAME BOUVILLON se querellant

 

MADAME BOUVILLON.

Monsieur, vous m’excédez...

RAGOTIN.

Madame, vous me poussez à bout.

Bas.

Ah ! sans cet abominable dédit...

MADAME BOUVILLON, bas.

Ah ! si je pouvais me déterminer à payer dix mille écus !

LA RANCUNE, entre eux deux, feignant de vouloir les apaiser.

Madame, un peu moins de dédain, je vous prie, pour un homme qui, dans son enfance, a joué le rôle du chien de Tobie comme un ange ; pour l’auteur, qui pis est, d’une tragédie en six journées, intitulée les Faits et gestes de Charlemagne.

RAGOTIN.

Ajoutez, pour le fils de la filleule du poète Garnier, dont je conserve l’écritoire.

MADAME BOUVILLON.

Oui ! eh bien, écrivez que le fils de la filleule du grand poète Garnier n’est qu’un petit bourgeois, doué d’un petit esprit, et le plus petit avocat du plus petit des bailliages...

RAGOTIN.

Petit par-ci, petit par-là ; on ne peut certainement pas faire ce reproche ni à votre visage, ni à vos traits, si vous en exceptez les yeux...

LA RANCUNE.

Y pensez-vous, de traiter aussi leste ment une beauté que les poètes manceaux chantent déjà sous le titre de nymphe Ragotine ? Vous croyez l’un et l’autre être bien en colère ; tant mieux ! bien brouillés, j’en ai l’âme ravie ! c’est dans de pareilles circonstances que brille mon es prit conciliateur ; et je gage vous mettre si bien d’accord, que la journée ne se pas sera pas sans que vous fassiez ensemble quelque tendre fredaine.

MADAME BOUVILLON.

Je vous en défie.

RAGOTIN.

Chose impossible.

LA RANCUNE.

D’abord, écartez-vous un peu l’un de l’autre, et pour cause. À Madame Bouvillon, en la conduisant de l’autre côté du théâtre. Que diriez-vous si, au lieu d’épouser ce magot, vous étiez aujourd’hui, et par mes soins, Madame Destin ?

MADAME BOUVILLON.

Ah ! je dirais... je dirais... non, je ne dirais rien ; je ferais mieux, je mourrais de joie.

LA RANCUNE.

Bon ! je suis à vous dans l’instant.

Il entraine Ragotin plus loin.

Loin de chercher à vous raccommoder, je veux lui conseiller de renoncer à votre main.

RAGOTIN.

Quel plaisir vous me feriez !

LA RANCUNE.

Il faudra pour cela que je dise beaucoup, mais beaucoup de mal de vous.

RAGOTIN.

Ah ! je vous le demande en grâce.

LA RANCUNE.

Laissez faire, je contraindrai de mon mieux mes sentiments.

RAGOTIN, bas.

Approchons tout doucement, et voyons s’il me trompe.

LA RANCUNE, à Madame Bouvillon.

Il nous écoute ; ne répondez que par des soupirs : permis à vous de les dédier à qui vous voudrez.

MADAME BOUVILLON, un ah tendre.

Ah !

LA RANCUNE.

Où aviez-vous l’esprit et les yeux quand vous avez promis d’épouser Ragotin ?

MADAME BOUVILLON, un ah d’impatience.

Ah !

RAGOTIN, enchanté.

Il me tient parole.

LA RANCUNE.

Ma foi, je vous le dis en confidence, je le croyais moins sot... moins ridicule... il n’y a pas de fou aux petites maisons qui en bonne conscience ne dût lui céder sa loge.

MADAME BOUVILLON, un ah affirmatif.

Ah !

RAGOTIN.

De mieux en mieux.

LA RANCUNE, feignant de n’apercevoir Ragotin que dans l’instant.

Petit fripon, vous voulez entendre les choses flatteuses que nous disons de vous ; cela n’est pas modeste. – Madame, allez m’attendre chez vous ; et là, sans craindre les indiscrets, nous nous occuperons de votre félicité.

MADAME BOUVILLON, des ah de transport amoureux.

Ah !... ah !... ah !...

 

 

Scène VIII

 

RAGOTIN, LA RANCUNE

 

RAGOTIN, riant aux éclats.

Que son amour est tenace !

LA RANCUNE.

À qui le dites-vous ? mais bon gré malgré, il faudra bien qu’il cède au dessein que j’ai formé là, de vous ménager un mariage assorti.

RAGOTIN.

Je crois vous deviner : réussissez de grâce, et je ne serai point ingrat.

LA RANCUNE.

Vous vous moquez ; je vous sers sans intérêt, et j’ai déjà parlé à l’Étoile de vous, de votre fortune, du sort heureux que vous pouvez lui faire.

RAGOTIN.

Eh bien ?

LA RANCUNE.

Elle vous trouve un homme fort respectable.

RAGOTIN, étouffant de joie.

Quel plaisir vous me faites !... mon âme... ma joie... mes transports, ouf !

LA RANCUNE.

Qu’est-ce ? vous allez étouffer.

LA RAGOTIN.

Ce que vous m’apprenez me transporte à tel point : ouf ! ouf !

LA RANCUNE.

Peste ! il faut la modérer au plutôt cette joie qui vous tuerait infailliblement. L’Étoile vous trouve très respectable ; mais elle trouve, vous le savez, Destin très aimable ; les jeunes filles ont assez peu de goût pour ne pas balancer entre ces deux qualités ; et si vous n’y mettez ordre, votre neveu enlève ce soir son amante. Je viens de les entendre qui, sans me voir, faisaient ici même leurs arrangements.

RAGOTIN.

Je suis mort ! je suis enterré ! –

À la cantonade.

Quoi, monsieur l’étourdi, vous vous avisez de vouloir enlever des jeunes personnes, à votre âge. Vous n’êtes pas avocat, vous ne connaissez vous ne connaissez pas les suites d’une pareille démarche.

LA RANCUNE.

Oh que si ! il sait que les suites d’un enlèvement sont pour l’ordinaire un bon mariage, et c’est sur ces suites qu’il compte.

RAGOTIN.

Petit serpent que j’ai réchauffé dans mon sein ! vous le voyez, malgré moi mes yeux se remplissent de larmes. Que diraient les huissiers, les greffiers, les sergents de mon bailliage, s’ils me voyaient pleurer ainsi. Hélas ! et mille fois hélas !

LA RANCUNE.

Les amants sont singuliers : avec eux les ah, les ouf, les hélas, font presque tous les frais de la conversation.

RAGOTIN.

La sensibilité...

LA RANCUNE.

La vôtre est fort incommode ! la joie l’irrite, le chagrin l’irrite encore davantage ! Voyons ; retournons à la joie, comme la moins dangereuse.

RAGOTIN.

Je vous en supplie. Vous ne voudriez pas anéantir la race des Ragotin ?

LA RANCUNE.

Voilà pourtant le malheur qui affligerait l’univers, si vous épousiez Madame Bouvillon : mais votre neveu ne doit enlever l’Étoile que dans une heure ; seriez-vous satisfait si je vous la faisais enlever avant ?

RAGOTIN.

Dieux ! ma satisfaction, mon ravissement, mon ivresse, mon délire !

LA RANCUNE.

Finissez donc, ou je vous fais pleurer encore.

RAGOTIN.

Non, non, je contiens mon éloquence.

LA RANCUNE.

D’abord, feignez d’ignorer ce qu’ont tramé les amants ; allez trouver votre neveu, et dites-lui d’un ton bien amical...

RAGOTIN.

Un ton bien amical ! avec un petit étourdi, un petit scélérat qui veut enlever...

LA RANCUNE.

Eh mon dieu ! n’est-ce pas vous qui allez être le petit étourdi, le petit scélérat ? Dites-lui donc, d’un ton bien amical : « Mon cher neveu, je veux intriguer une dame sans réveiller la jalousie de Madame Bouvillon ; fais-moi le plaisir de prendre mon habit, et de me prêter le tien pour une demi-heure seulement ». Pour une demi-heure, entendez-vous ? sans quoi il n’y consentirait pas. Je conduirai ici l’Étoile, avant qu’elle soit instruite de votre déguisement ; vous viendrez prendre la place de Destin ; la voiture est toute prête à la porte du jardin ; et fouette cocher.

RAGOTIN.

Croyez-vous que la belle l’Étoile puisse se méprendre en voyant cette taille ?

LA RANCUNE.

Je le sais, l’on peint l’amour en petit ; mais pour mieux vous déguiser, vous vous élèverez sur la pointe des pieds... vous parlerez surtout, bas, peu : et d’ailleurs le masque changera le son de votre voix

RAGOTIN.

À la bonne heure ; mes craintes disparaissent. Hélas non ! elles renaissent.

LA RANCUNE.

Encore des hélas ! voyons, expliquez-vous.

RAGOTIN.

Mon projet étant d’emmener l’Étoile à ma maison de campagne ; au point du jour elle ne peut manquer d’être détrompée : elle jettera les hauts cris ; elle voudra revenir sur ses pas ; comment faire ?

LA RANCUNE, à part.

Bon, le voilà déjà sur la route ; j’espère qu’il s’y cassera le cou. –

Haut.

Vos alarmes sont fondées, je ne puis me le dissimuler : les intrigues faites comme cela en impromptu paraissent d’abord ne laisser rien à désirer, et puis l’on s’embrouille...

RAGOTIN.

Eh mon dieu ! faudrait-il renoncer à l’enlèvement ? quel dommage !

LA RANCUNE.

Vraiment oui, ce serait dommage. – Attendez, la méprise de l’Étoile peut durer quelque temps. Si pendant que vous voyagerez, je persuadais à votre neveu que sa maîtresse est une infidèle ? Eh ?

RAGOTIN.

Fort bien !

LA RANCUNE.

Une perfide que votre fortune a tentée.

RAGOTIN.

Ma fortune, et mon mérite.

LA RANCUNE.

Cela va sans dire. Si surtout j’animais le dépit du pauvre délaissé jusqu’à le déterminer à se venger bien vite, en se laissant aussi toucher par les richesses et le mérite de Madame Bouvillon, et à se jeter tout de suite dans ses bras ; qu’en dites-vous ? pas mal imaginé !

RAGOTIN.

Comment, c’est un trait de génie !

LA RANCUNE.

Vraiment oui ; mais vous sentez que tous les incidents doivent marcher comme le vent. Afin que rien ne contrarie la prompte union dont je m’occupe, ne serait il pas à propos de me laisser un mot d’écrit par lequel vous permettriez à votre neveu de se marier pendant votre absence ? C’est une question que je vous fais, car je ne suis pas comme vous un avocat fameux, et j’ignore si cette formalité est nécessaire.

RAGOTIN.

Elle ne gâtera rien ; tout au contraire ! Je suis le plus proche parent de Destin, et le notaire pourrait peut-être faire des façons qui amèneraient des lenteurs.

LA RANCUNE.

Je vous promets, moi, de presser ici le mariage de la délaissée ; alors elle ne pourra plus exiger de vous le dédit, et le reste ira de suite.

RAGOTIN, enchanté.

Ma foi oui, plus de dédit ! le reste ira de suite ; c’est le mot.

LA RANCUNE, à part.

Le voilà embourbé jusqu’au cou.

RAGOTIN.

En vérité je m’admire ! comme j’arrange tout cela...avec vous.

LA RANCUNE.

Je vous assure que je vous admire aussi beaucoup, surtout si vous ne perdez pas un instant.

RAGOTIN.

Je pars, je cours, je vole.

 

 

Scène ΙΧ

 

LA RANCUNE, seul

 

Oui, le voilà qui s’exerce au rôle de Zéphire. — Empressons-nous de rejoindre la tendre Bouvillon, et de lui donner aussi quelque conseil amical. Vivent les vieilles têtes pour ne pas réfléchir ! – À propos de réflexion... voyons ; quels sont tes projets ?... Tu veux unir deux amants dignes d’être heureux par leur tendresse... Tu veux unir deux personnages dignes l’un de l’autre par leurs ridicules... Comment diable conduire ces deux intrigues de ma mère qu’au lieu de se croiser, de se nuire, elles dénouent au contraire notre roman comique... Euh ! gare l’imbroglio... oh ma foi, tu t’en tireras si tu peux. Il serait beau qu’un soldat déjà aguerri n’osât pas se jeter dans la mêlée, faute de savoir comment il en sortira.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LA RANCUNE, MADAME BOUVILLON, en Flore

 

MADAME BOUVILLON, se pavanant.

Eh bien, mon cher la Rancune, me voilà, me voilà.

LA RANCUNE.

Que de grâces ! non, ce n’est pas vous, c’est la reine des fleurs, en propre original.

MADAME BOUVILLON.

Ma nièce faisait des façons ; elle prétendait que son habit ne me siérait pas.

LA RANCUNE.

Voyez un peu ! elles sont singulières ces petites mijaurées. Mettez-vous à cette toilette pour donner le dernier coup de main de votre coiffure, et je vous garantis plus jolie qu’elle.

MADAME BOUVILLON, à sa toilette.

Allons, puisque les hommes n’aiment plus que l’art. Ah comme ils sont changés !

LA RANCUNE, d’un ton bien persuadé.

Ah madame ! j’ai vu nombre de femmes raisonnables s’en plaindre ! les petites étourdies de dix-huit à vingt ans n’ont pas l’esprit de leur trouver ce défaut : mais elles y viendront ! elles у viendront !

MADAME BOUVILLON, minaudant.

Comment me trouvez-vous ?

LA RANCUNE.

Vous êtes si bien, mais si bien, –

Bas.

le ridicule même – que je ne saurais vous l’exprimer ! Encore un paquet de plumes pour vous grandir un peu, et Destin ne pourra manquer de vous prendre pour sa Flore.

MADAME BOUVILLON.

Voyons... je suis contente de moi. Ma nièce a l’audace de soutenir que j’ai le dos voûté. C’est par dépit, et je n’en fais que rire. On m’a toujours trouvé dans le port, dans les traits, quelque chose de distingué.

LA RANCUNE.

Vous venez de faire là une mine qui est de la distinction la plus antique, et qui à coup sûr désespérerait nos belles, sur tout l’Étoile. Vengez-vous, en lui enlevant son amant.

MADAME BOUVILLON.

Ah ! de grand cœur !... Une chose m’inquiète...

Avec une pudeur enfantine.

une fois seuls dans la voiture, le petit fripon peut devenir téméraire, et...

LA RANCUNE.

Oh ma foi, alors comme alors : le mal est qu’il s’apercevra peut-être trop tôt de son erreur.

MADAME BOUVILLON.

Le croyez-vous ?

LA RANCUNE.

Je le crains. Voilà pourquoi je vous ai conseillé, pour aller plus vite, de faire ce petit mot de consentement.

MADAME BOUVILLON.

Aussi, n’y ai-je pas manqué ; je m’en serais bien gardée ! voyez.

LA RANCUNE.

À merveille ! à peine serez-vous en voiture, que j’en ferai usage ; soyez-en sûre.

MADAME BOUVILLON, avec l’abandon le plus tendrement ridicule.

Vous le voyez, mon cher la Rancune ; je me jette à corps perdu dans les bras de l’amour.

LA RANCUNE, sur le même ton.

Le voici ce fripon d’amour, qui, crainte d’inconvénient, devrait éteindre les bougies d’un coup d’aile ; je vais le faire pour lui, et il ne restera de clarté que ce qu’il en faut pour l’illusion.

 

 

Scène ΙΙ

 

LA RANCUNE, MADAME BOUVILLON, RAGOTIN en Zéphire

 

MADAME BOUVILLON, bas à la Rancune.

Ah ! le trouble de mon cœur me rappelle cet instant délicieux où le fripon fut cause que je me fis une bosse au front.

LA RANCUNE, bas.

Et une basse, en certain cas, a son prix... Avancez.

RAGOTIN, bas à la Rancune.

En la voyant, je suis presque aussi agite que le jour où je lui fis ma déclaration, et qu’elle se mit à rire si agréablement.

LA RANCUNE, bas.

Quel souvenir flatteur !... le consentement ?

RAGOTIN.

Le voilà.

LA RANCUNE.

Bon ! dressez-vous sur le bout des pieds comme nous en sommes convenus... À propos, si en entrant dans la voiture vous trouvez l’Étoile plus dodue que de coutume, n’en soyez pas surpris ; c’est que fidèle à l’usage reçu parmi les belles fugitives, elle a prudemment mis toute sa garde-robe sur elle.

RAGOTIN, bas.

La précaution ne gâte rien.

MADAME BOUVILLON, sous le masque pour changer sa voix.

Jugez de ma tendresse par la démarche que je fais, trop dangereux Destin !

RAGOTIN, enchanté et bas à la Rancune.

Trop dangereux Destin ! entendez-vous ? elle me prend réellement pour mon rival. –

 Sous le masque aussi.

Ah mon adorable l’Étoile, que mon cœur est flatté ! je suis dans un ravissement !...

MADAME BOUVILLON, bas à la Rancune.

Entendez-vous ? adorable l’Étoile ! il me prend réellement pour elle.

LA RANCUNE, bas.

Oui, mais courbez moins le dos, adorable l’Étoile ; et prenez moins l’air distingué, ou bon soir la méprise.

MADAME BOUVILLON, au faux Zéphire.

Que je suis enchantée !

RAGOTIN, à la fausse Flore.

Que je suis aise !

Ils se prennent sous le bras.

LA RANCUNE, les poussant ensemble vers le jardin.

Vite, vite, à l’enlèvement, à l’enlèvement !

 

 

Scène III

 

LA RANCUNE, seul

 

Les voilà partis !... je serais curieux de voir la mine qu’ils feront au moment de la reconnaissance ; et pour la première fois de ma vie je rirais peut-être... Holà, Criquet !

 

 

Scène IV

 

LA RANCUNE, UN PETIT LAQUAIS

 

LA RANCUNE.

T u connais Monsieur Bonnefoi, le notaire qui loge vis-à-vis ? va le prier de venir sur-le champ, pour une affaire très pressée. Cours...

Parlant à lui-même.

car voici déjà les faux vieillards.

 

 

Scène V

 

LA RANCUNE, DESTIN et L’ÉTOILE qui portent les dominos des vieillards

 

DESTIN.

La nuit est avancée, et Ragotin ne me rapporte point mon habit. –

Apercevant la fausse vieille.

Oh dieux ! voilà encore cette Madame Bouvillon, que je ne cherche pas, et je ne vois pas l’Étoile !

L’ÉTOILE.

Ma tante ne me tient point parole. –

Apercevant le faux vieillard.

Quoi je rencontrerai toujours ce vilain homme, et jamais Destin, pour lui dire que nos amis désapprouvent la démarche qu’il m’a proposée.

LA RANCUNE à part.

Ils cherchent à s’éviter... Euh ! s’ils se reconnaissaient.

DESTIN.

Fuyons.

L’ÉTOILE.

Éloignons-nous.

LA RANCUNE, à part.

Ferme, la Rancune ! ne négligeons point l’occasion d’augmenter leur embarras. –

Haut.

Monsieur Ragotin cherche sans doute Madame Bouvillon ? Tournez-vous, la voilà qui, de son côté, vous cherche avec le plus tendre empressement.

DESTIN, à part.

Le cruel personnage ! il faut bien aborder pour un instant Madame Bouvillon.

L’ÉTOILE, à part.

Je ne puis m’empêcher de dire un mot à Ragotin en passant.

DESTIN.

Je suis toujours enchanté de me trouver avec vous ; mais je cherche mon fripon de neveu, et je sors.

L’ÉTOILE.

J’ai le plus grand plaisir à vous rencontrer ; mais je cherchais aussi ma friponne de nièce, et je vais...

LA RANCUNE, les arrêtant.

Oh ma foi ! le fripon de neveu et la friponne de nièce sont quelque part occupés à se conter fleurette, ou du moins à se chercher.

DESTIN.

C’est une calomnie !

L’ÉTOILE.

Vous ne savez ce que vous dites !

LA RANCUNE.

Allez, allez, je sais ce que je sais. Ne les ai-je pas écoutés tantôt à cette même place sans qu’ils me vissent. Ils complotaient de belles choses ! Je vous les dévoilerai.

L’ÉTOILE, à part.

Il me cause le plus grand trouble.

DESTIN, à part.

Il me perd s’il continue.

LA RANCUNE.

Je suis un bon homme, moi, malgré ma réputation ; et je ne vous aurais rien dit, s’ils avaient eu l’adresse de me prendre pour leur confident : mais puisqu’ils m’ont fait l’affront de dédaigner mon secours, je vais m’étudier de la bonne manière à leur nuire ; je les épierai, je les tracasserai, je les excéderai.

L’ÉTOILE, à part.

Il en est capable.

DESTIN, à part.

Je le reconnais bien là.

LA RANCUNE.

Qu’est-ce, vous ne vous félicitez pas de m’avoir pour votre Argus ?

L’ÉTOILE, à part.

Ah, si j’osais lui parler !

DESTIN, à part.

Si je risquais de me découvrir à lui ?

 

 

Scène VI

 

LA RANCUNE, DESTIN, L’ÉTOILE, LE NOTAIRE

 

LA RANCUNE.

En ! le bien venu, soyez Monsieur le Notaire. Vous ne pouviez arriver plus à propos : Monsieur Ragotin et Madame Bouvillon que voilà, vous attendent avec la plus tendre impatience.

L’ÉTOILE, à part.

Autre embarras.

DESTIN, à part.

Quel parti prendre ?

LE NOTAIRE.

C’est donc enfin pour terminer leur mariage que Monsieur Ragotin et Madame Bouvillon me font appeler ? le contrat est dressé de puis longtemps ; il ne faut plus que signer : faites apporter de la lumière.

LA RANCUNE, avec l’air empressé.

Je cours en chercher.

DESTIN, l’arrêtant, bas.

La Rancune aime les confidences.

RANCUNE.

Beaucoup.

DESTIN.

Eh bien ! je ne suis pas celui qu’il croit.

LA RANCUNE, feignant la plus grande surprise.

Que me dites-vous ?

DESTIN.

Parlons bas...

LA RANCUNE.

Je ne vois d’autre parti que de vous jeter aux pieds de Madame Bouvillon, et de lui tout avouer : on lui fait sûrement quelque tricherie dont elle vous croirait de moitié ; et alors plus de nièce.

L’ÉTOILE, arrêtant la Rancune à son tour.

Vous aimez qu’on ait de la confiance en vous ?

LA RANCUNE.

Sans doute.

L’ÉTOILE.

Eh bien, je ne suis pas Madame Bouvillon.

LA RANCUNE.

Est-il possible !

L’ÉTOILE.

Éloignons-nous...

LA RANCUNE.

Allons, il faut, sans hésiter, dire à Ragotin que vous n’êtes pour rien dans le tour qu’on lui joue.

Destin et l’Étoile vont avec effort l’un vers l’autre.

DESTIN.

Madame.

L’ÉTOILE.

Monsieur.

DESTIN.

J’embrasse vos genoux.

L’ÉTOILE.

Ce serait plutôt à moi de tomber aux vôtres.

DESTIN.

Vous allez me haïr quand j’ôterai mon masque.

L’ÉTOILE.

Quand vous me verrez sans le mien vous me détesterez.

LA RANCUNE, apportant de la lumière et la plaçant entre les deux amants.

Je vous conseille de vous détester toujours de même.

L’ÉTOILE.

Ô dieux ! mon cher Destin !

DESTIN, dans la plus tendre surprise.

Adorable l’Étoile ! par quel enchantement ?

LA RANCUNE.

Vous voyez l’enchanteur. – Eh ! la niche est-elle digne du terrible la Rancune ? qu’en pensez-vous ?

LE NOTAINE.

Toujours malin.

LA RANCUNE.

Oui, je me suis mis à ce régime. Profitez vite du départ de vos parents qui s’enlèvent amoureusement, de leur consentement que voilà, et du ministère de Monsieur le Notaire.

L’ÉTOILE.

Ah, mon cher la Rancune, que j’étais injuste !

DESTIN.

Compte sur la reconnaissance de ton camarade.

 

 

Scène VII

 

LA RANCUNE, DESTIN, L’ÉTOILE, LE NOTAIRE, L’OLIVE en bottes fortes, toujours ivre, et faisant claquer son fouet pour s’annoncer

 

L’OLIVE.

Oh eh ! oh eh ! la maison !

LA RANCUNE.

Au diable le fâcheux ! il m’alarme. Que viens-tu faire ici ?

L’OLIVE.

Je n’aime pas qu’on me triche, moi : je crois courir la pretantaine avec de jeunes amants, et l’on me fait enlever des Ragotin, des Bouvillon. Fi !...

LE NOTAIRE, cessant d’écrire.

Un moment ; voici, je crois quelque contretemps.

LA RANCUNE.

Parle, malheureux ivrogne ! comment as-tu découvert ?...

L’OLIVE.

La chose est toute simple. Vous savez que, par fois, je suis doué du privilège de voir double. En sortant de la rue j’ai aperçu deux bornes, comme deux grandes maisons ; j’ai voulu éviter la plus grosse, j’ai rencontré la plus dure... patatras. Devinez... oh !

Riant aux éclats.

c’est trop plaisant, trop bouffon.

LA RANCUNE.

Oui, applaudis-toi, quand tu déranges les projets les mieux conçus.

L’OLIVE, cessant tout-à-coup de rire.

En effet, personne ne rit ; j’ai tort, l’aventure est tragique ; et en digne faiseur de récits, je devais prendre le ton larmoyant et pathétique : m’y voilà.

Avec la ridicule emphase des mauvais faiseurs de récits.

À peine nous tournions le détour de la rue,
Que le char, fracassé contre le mur voisin,
Aux pieds de mes coursiers malgré moi me culbute.
Alors j’entends crier, à l’aide ! je suis mort !
À la pâle lueur d’une sombre lanterne,
Que vois-je ? juste ciel ! deux siècles pour le moins,
Étalant du printemps la brillante parure,
Et mollement couchés au milieu d’un ruisseau...
Cruels, vous l’entendez sans répandre des larmes !

Eh parbleu,

Impatienté

j’ai laissé les deux héros qui se ramassaient de leur mieux : ils ne tarderont pas d’arriver ; et quoique bien houspillés, ils vous conteront leur mésaventure. Sans adieu, je vais boire un coup, et faire allumer un fagot pour réchauffer Zéphire et Flore.

 

 

Scène VIII

 

LA RANCUNE, DESTIN, L’ÉTOILE, LE NOTAIRE

 

LA RANCUNE.

Allons, tendres amants, vous n’avez pas un instant à perdre ; signez votre contrat.

LE NOTAIRE, d’un ton positif.

Doucement ! monsieur et mademoiselle sont très intéressants ; Monsieur la Rancune est très zélé ; mais je vois qu’il a surpris ces deux consentements. Mon devoir à moi homme public, est de les retenir, et de ne rien conclure que je n’aie parlé aux parties intéressées.

L’ÉTOILE.

Ah ! Destin, notre espoir a duré bien peu !

DESTIN.

Vous n’avez pas daigné me croire.

LA RANCUNE.

Eh bien ! y songez-vous de vous désespérer ainsi ? est-ce que vous ne connaissez pas les ressources de la Rancune ? – Non, Monsieur le garde-note ; non, je ne suis pas vaincu. Serez-vous satisfait si Madame Bouvillon et Ragotin signent tout à l’heure, et en votre présence, le contrat des deux amants.

LE NOTAIRE.

Alors je n’aurai rien à dire ; mais je doute du succès.

LA RANCUNE.

Ah ! monsieur doute... Continuez à brocher ce qu’il faut.

LE NOTAIRE.

Soit fait ainsi qu’il est requis.

LA RANCUNE, aux amants.

Et vous, allez chercher tout le bal ; je ne demande que des témoins de mon triomphe.

 

 

Scène IX

 

LE NOTAIRE, LA RANCUNE

 

LA RANCUNE, à part.

Je prétends, pour mon plaisir, que nos deux voyageurs se remercient mutuellement de s’être enlevés... Je prétends pour ma gloire qu’ils s’empressent de faire... eh parbleu de faire tout ce que j’ai résolu.

 

 

Scène X

 

LE NOTAIRE écrit dans le fond, LA RANCUNE va au-devant des masques, MADAME BOUVILLON, RAGOTIN, plaisamment crottés, arrivent en grondant

 

RAGOTIN.

Fort bien, divine, charmante, adorable Flore !

MADAME BOUVILLON.

À merveille, caressant, délicieux Zéphire !

RAGOTIN.

Comme cet habit vous pare, et qu’il se marie agréablement avec la fraicheur, le coloris de votre teint ! vous avez bien plutôt l’air de Cybèle.

MADAME BOUVILLON.

Comme votre parure vous sied ! quelle grâce, quelle légèreté ! vous avez bien plutôt l’air d’un gros vent joufflu.

 

 

Scène XI

 

TOUS LES ACTEURS et LES MASQUES

 

RAGOTIN.

Vous paierez le dédit.

MADAME BOUVILLON.

Ce sera vous.

LA RANCUNE, s’emparant du milieu de la scène.

Ni l’un ni l’autre. –

Aux masques.

Et vous, messieurs, mesdames, ne riez pas avec tant d’indécence de ces deux masques ; c’est fort mal à vous. Vous les croyez de petits perfides, tandis qu’ils n’ont jamais été plus tendres, plus délicats.

RAGOTIN.

Plaisante façon de me prouver son amour.

MADAME BOUVILLON.

Plaisante façon de me prouver sa flamme.

LA RANCUNE.

Un moment de patience. Ne vous ai-je pas prédit tantôt qu’avant la fin de la journée vous feriez ensemble quelque tendra fredaine.

MADAME BOUVILLON.

Hélas oui !

RAGOTIN.

Où veut-il en venir ?

LA RANCUNE.

La voilà complètement faite, j’espère : ne vous en repentez pas ; elle va me servir à vous convaincre de la force de votre amour et de la pureté de vos démarches.

RAGOTIN, à part.

Voudrait-il réparer ses torts ?

MADAME BOUVILLON, à part.

Aurait-il résolu de me calmer ?

LA RANCUNE.

N’est-il pas vrai, madame, que jalouse de Monsieur Ragotin, que le croyant épris de votre nièce, vous m’avez engagé à lui proposer de fuir avec elle pour voir s’il accepterait la proposition. –

Bas.

Dites oui ou payez le dédit.

MADAME BOUVILLON.

C’est la vérité pure.

LA RANCUNE.

Eh bien, madame, votre aventure est précisément celle de monsieur ; il vous croyait éprise de son neveu. —

Bas.

Secondez-moi si vous aimez l’argent ?

RAGOTIN.

Rien n’est plus vrai.

LA RANCUNE.

J’ai trouvé votre double défiance plaisante ; et j’ai si bien menti, intrigué, arrangé les incidents, que je vous ai ménagé le plaisir de vous assurer par vous-même de l’injustice de vos craintes, et de la délicatesse de votre passion. Enfin voici le mot de l’énigme : monsieur croyait vous enlever à la séduction de son neveu, et madame pensait vous enlever aux charmes trop dangereux de sa nièce.

RAGOTIN.

Dois-je bannir mes soupçons jaloux, ma chère Madame Bouvillon ? saviez-vous en effet que vous étiez avec votre petit mari ?

MADAME BOUVILLON.

Ma tendresse a-t-elle lieu de se rassurer, mon cher Monsieur Ragotin ? avez-vous réelle ment cru enlever votre poulotte ?

LA RANCUNE.

Sans contredit : mais n’ajoutez pas foi di mes paroles ; je puis vouloir vous tromper ; ce sont des preuves qu’il vous faut, n’est-ce pas ? vous n’avez qu’à parler. – Monsieur le Notaire ; faites voir, je vous prie, ces deux consentements, laissés par monsieur et madame, afin que, pendant leur absence, nos jeunes amants pussent se marier.

LE NOTAIRE.

Voici les deux écrits.

RAGOTIN, surprise.

En effet, voilà votre signature.

MADAME BOUVILLON.

C’est bien la vôtre.

LA RANCUNE.

Quelle conformité d’idées !

UN MASOUE.

Les camarades de Destin et de l’Étoile, confus, humiliés d’avoir mal interprété la plus sage de vos démarches, vous félicitent d’une journée qui prouve à quel point vous êtes dignes l’un de l’autre.

LA RANCUNE.

Vous n’y êtes pas ! Monsieur et madame ont poussé la précaution jusqu’à me recommander de faire tenir leur contrat tout prêt pour leur retour.

LE NOTAIRE.

Je suis forcé d’en convenir ; grâce au prévoyant la Rancune, je me trouve ici à point nommé avec les deux contrats faits et parfaits. Signez.

MADAME BOUVILLON, en enrageant.

Avec plaisir.

RAGOTIN, de même.

De très grand cœur.

DESTIN.

Vous comblez mes désirs !

L’ÉTOILE.

Je vous dois mon bonheur !

LA RANCUNE.

Moi, je respire. – Quoique familiarisé avec les intrigues, je les trouve assez difficiles à dénouer.

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