L’Attaché d’ambassade (Henri MEILHAC)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, le 12 octobre 1861.

 

Personnages

 

LE COMTE PRAX

LE BARON SCARPA

LUCIEN DE MÉRÉ

D’ESTILLAC

FRONDEVILLE

DE RAMSAY

MONSIEUR FIGG

MAZERAY

KARL, domestique

MADELEINE PALMER

LA BARONNE SCARPA

 

De nos jours. Le 1er acte chez l’ambassadeur de Birkenfeld, à Paris. Le 2e et le 3e actes chez la baronne Palmer, aux environs de Paris.

 

 

ACTE I

 

À L’AMBASSADE

 

Un salon dont le fond est ouvert et donne sur un second salon brillamment éclairé. À gauche un canapé. À droite une table de jeu, un flambeau à deux branches. Chaises-fauteuils, portes à droite et à gauche, girandoles, etc.

 

 

Scène première

 

LA BARONNE, MAZERAY, D’ESTILLAC, DE RAMSAY, FRONDEVILLE, INVITÉS

 

Au lever du rideau, la baronne, assise à gauche, cause avec Mazeray, qui se tient debout près d’elle. Frondeville et d’Estillac, assis à droite, jouent et continuent leur conversation. Ramsay, debout près d’eux, les écoute. Des invités sont dans le second salon et causent. On entend l’orchestre exécuter piano une mazurka.

D’ESTILLAC, à Frondeville.

Vous dites que lorsque Palmer le banquier l’a épousée, elle n’avait rien ?

FRONDEVILLE.

Rien du tout. Palmer l’a épousée pour sa beauté ; maintenant elle est veuve, toujours belle.

DE RAMSAY, avec curiosité.

Et riche avec cela ?

FRONDEVILLE.

Puisque Palmer lui a tout laissé.

Ils continuent à voix basse.

LA BARONNE, à Mazeray.

Il faut que je vous parle, je trouverai un instant dans la soirée.

MAZERAY.

Pourquoi pas maintenant ?

LA BARONNE.

Non, quand nous serons seuls.

D’ESTILLAC, à Frondeville.

Comment la connaissez-vous ? Est-ce chez son mari que vous l’avez vue ?

FRONDEVILLE.

Non, je l’ai rencontrée il y a quelque temps... aux environs de Bade... Elle était veuve depuis près d’un an.

D’ESTILLAC.

Était-elle consolée ?

FRONDEVILLE, souriant.

Consolée, oui, j’ai quelque raison de croire qu’elle l’était...

On voit paraître Scarpa dans le salon du fond.

LA BARONNE, à Mazeray.

Faites attention... voici le baron.

Scarpa descend à la baronne et lui parle. Mazeray remonte.

DE RAMSAY, à Frondeville.

Que voulez-vous dire ?

FRONDEVILLE.

Ce que je dis... J’ai de bonnes raisons pour croire que madame Palmer était tout à fait consolée !

KARL, annonçant dans le salon à droite.

Madame la baronne Palmer !

Mouvement général. Scarpa se dirige vivement à droite et sort. Les invités se sont levés, ainsi que d’Estillac et Frondeville. Ce dernier se tient à l’extrême droite et observe lorsque Madeleine est en scène. D’Estillac, de Ramsay, la baronne et les invités regardent du côté où est sorti le baron Scarpa.

D’ESTILLAC.

Fort jolie, n’est-ce pas ?

DE RAMSAY.

Excessivement jolie !

À la baronne, d’un air inquiet.

Elle a bien peu de diamants !

LA BARONNE.

C’est de très bon goût !

Scarpa entre donnant la main à Madeleine.

LA BARONNE, allant à Madeleine.

Je suis très heureuse, madame, que votre première apparition dans le monde ait eu lieu à l’ambassade.

MADELEINE.

Je devais bien cela, madame, au pays qui a été le mien de puis mon mariage.

SCARPA.

Il est difficile de me tromper, madame ; avouez que Paris vous paraît supérieur à Birkenfeld.

MADELEINE.

J’aime Paris, cela est vrai, et je suis contente d’y revenir ; quelque chose m’eût manqué cependant si, en y rentrant, je ne vous avais pas trouvés d’abord pour me rappeler Birkenfeld, qui est moins grand que Paris, mais où j’ai vécu heureuse pendant plusieurs années.

LA BARONNE.

Vous êtes mille fois aimable !

La baronne donne la main à Madeleine, et elles sortent par le salon du fond à gauche. Scarpa les suit. Restent en scène d’Estillac, de Ramsay et Frondeville.

D’ESTILLAC.

La voix est bien posée...

DE RAMSAY.

La voix d’une personne qui est étonnamment riche : le timbre en est harmonieux.

D’ESTILLAC.

Très harmonieux, n’est-ce pas ? Aussi harmonieux que le bruit d’une poignée d’or tombant sur une poignée d’or.

DE RAMSAY, allant à lui.

Que voulez-vous dire ?

D’ESTILLAC.

Rien. Ne suivrons-nous pas ces dames ?

DE RAMSAY.

Si fait !

D’ESTILLAC, à Frondeville, d’un air railleur.

Eh bien, dites donc, elle ne vous a pas reconnu.

FRONDEVILLE.

Elle me reconnaîtra. Je pense, monsieur de Ramsay ;

Celui-ci se retourne effrayé.

que vous me faites l’honneur de ne pas douter d’une chose que j’ai avancée ?...

Il remonte vers le fond.

DE RAMSAY, ahuri.

Moi, monsieur, mais je ne dis rien...

À d’Estillac.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

Ils sortent par le fond à gauche. M. Figg entre du 1er plan à droite. Frondeville, qui est remonté dans le second salon, a rencontré Scarpa et lui parle. Le baron, apercevant M. Figg, prend congé de Frondeville. Ce dernier s’incline et se retire. Scarpa descend en scène et va à M. Figg. L’orchestre cesse.

 

 

Scène II

 

SCARPA, FIGG

 

SCARPA.

Vous voici revenu, monsieur Figg.

FIGG.

Je suis revenu depuis quelques minutes. Sans la foule qui nous séparait, Votre Excellence m’aurait aperçu.

SCARPA, allant s’asseoir à gauche.

Il n’y a pas de foule pour moi, mon regard perce les masses. Je savais que vous étiez là. Que pensez-vous de l’empressement avec lequel cette brillante jeunesse s’est précipitée sur les pas de madame Palmer ?

FIGG.

Je pense que madame Palmer est très jolie et qu’il est tout naturel...

SCARPA.

C’est là votre avis ?

FIGG.

N’est-ce pas celui de Votre Excellence ?

SCARPA.

Un homme qui manie l’Europe est obligé d’avoir des yeux meilleurs que les vôtres, monsieur Figg : Cette brillante jeunesse se soucierait fort peu de la beauté de madame Palmer si pour accompagner cette beauté il n’y avait pas la fortune, l’immense fortune que le banquier Palmer a laissée à sa veuve.

FIGG.

En effet, l’immense fortune peut bien être pour quelque chose...

SCARPA.

Aiguisez vos griffes, messieurs les Parisiens : vingt millions, cela en vaut la peine ; mais je suis là !

FIGG.

Vingt millions !

SCARPA.

Plus, peut-être !

FIGG.

Oh !

SCARPA.

Voilà ce qu’il ne faut pas répéter...

FIGG.

Il suffit, Excellence !

SCARPA.

Vingt millions dont messieurs les Parisiens se passeront. Vous êtes allé où je vous ai dit ?

FIGG.

Oui. Le comte Prax n’était pas chez lui...

SCARPA.

Au club ?

FIGG.

Il n’était pas au club...

SCARPA.

Chez une de ses maîtresses, alors. Il fallait aller l’y chercher...

FIGG.

La promenade aurait pu durer longtemps... je me suis rappelé heureusement que ce soir même, aux Frères Provençaux, quelques étrangers de haute distinction avaient dû offrir à dîner à une dizaine de jeunes comédiennes.

SCARPA.

Comment saviez-vous cela ?

FIGG.

Quelqu’un l’avait dit devant moi ; je l’avais entendu par hasard... Je suis allé aux Frères Provençaux...

SCARPA.

Vous, monsieur Figg ?

FIGG.

Il s’agissait du service de Votre Excellence...

SCARPA.

Continuez.

FIGG.

Le comte y était, je l’ai fait demander. Il est arrivé escorté de trois ou quatre aimables personnes qui, d’abord, m’avaient pris pour une jolie femme qui venait le relancer. En me voyant elles ont changé d’avis et ont immédiatement témoigné le désir de me voir boire du vin de Champagne...

SCARPA.

Vous en avez bu ?

FIGG.

Sans le comte, je ne sais pas trop ce que j’aurais été obligé de faire... Brave jeune homme, il m’a dégagé... Je l’ai pris à part et je lui ai dit que Votre Excellence le priait de passer immédiatement à l’ambassade... Il s’est mis à rire et il m’a répondu que cela était impossible...

SCARPA, se levant.

Impossible ! Il a dit que cela était impossible ?...

FIGG.

Il a donné une raison...

SCARPA.

Laquelle ?

FIGG.

En vérité, je ne sais trop comment dire... on s’était mis à table à huit heures, et il était minuit. En dînant, on avait beaucoup parlé. La conversation l’avait quelque peu animé et il craignait...

SCARPA.

Vous voulez dire qu’il était gris...

FIGG.

Quelque chose comme cela.

SCARPA.

Assez gris pour oublier les lois les plus élémentaires du savoir-vivre ? Assez gris pour faire des calembours dans une société choisie ?

FIGG.

Le comte de Prax est un homme bien élevé. Aussi lui ai-je dit que l’affaire dont vous aviez à lui parler étant d’une extrême importance, il ferait bien de se mettre un peu d’eau fraîche sur les tempes et de se risquer...

SCARPA.

Vous avez bien fait.

FIGG.

Dans un quart d’heure, le comte sera ici.

SCARPA.

Monsieur Figg...

FIGG.

Excellence...

SCARPA.

N’avez-vous pas été étonné quand j’ai laissé tomber le nom du comte Prax ? Ne vous a-t-il pas paru singulier qu’un penseur comme moi s’occupât d’un homme qui passe pour futile et dissolu, et qui, d’après les détails que vous venez de me raconter, mérite entièrement cette réputation ?

FIGG.

J’ai supposé que Votre Excellence avait ses raisons...

SCARPA.

En effet, Un fou dans les mains d’un sage peut être un instrument utile. Le tout est de fixer à chaque homme l’emploi qui lui convient. Si vous vous faites faire la barbe par votre bottier, il vous coupera. Demandez-lui des bottes.

FIGG.

Il peut arriver qu’un bottier sache raser...

SCARPA.

Cela est rare ; je ne connais guère qu’un homme qui réunisse à un degré prodigieux des aptitudes diverses. Cet homme est l’électeur de Birkenfeld, notre souverain. Je me rappelle à ce sujet une anecdote assez piquante. C’était pendant une cérémonie officielle. Son Altesse avait un costume en velours rouge.

FIGG.

C’est un grand prince...

SCARPA.

Vous dites ?...

FIGG.

Cette histoire prouve une fois de plus que l’électeur est un grand prince...

SCARPA.

Elle l’eût prouvé certainement, si vous m’aviez laissé aller jusqu’au bout. Vous avez admiré trop tôt. Cela vous est arrivé plusieurs fois.

FIGG.

Je pensais que mon enthousiasme...

SCARPA.

Votre enthousiasme a eu raison d’éclater, mais il n’aurait pas dû éclater avant la fin de l’histoire.

FIGG.

Attendrai-je cette fin, Excellence ?

SCARPA.

Je vous la dirai dans un autre moment. Promenez-vous à travers les groupes. Si l’on vous parle de la fortune de madame Palmer, hochez la tête avec un air de doute et faites en tendre adroitement que, pour compléter les millions qu’on prête à de certaines personnes, il s’en faut quelquefois d’un assez joli nombre de florins.

Figg sort.

 

 

Scène III

 

SCARPA, seul, et remontant au fond à gauche

 

Que de monde autour de madame Palmer ! J’ai été enfant, mon grand bonheur était alors de mettre un morceau de sucre devant moi et de suivre de l’œil les mouches que ce morceau de sucre attirait... Si mon âge mûr était d’humeur à s’amuser encore des divertissements de mon enfance, l’occasion serait belle. Les mouches ont changé de forme et le morceau de sucre aussi ; mais le spectacle est resté le même... Il y a un nuage sur le front de madame Palmer. Les mouches l’impatientent, je crois...

Entrent de Ramsay et d’Estillac.

 

 

Scène IV

 

SCARPA, DE RAMSAY, D’ESTILLAC

 

D’ESTILLAC.

Excellence, voilà une fête qui est ravissante !

DE RAMSAY.

Une délicieuse soirée !...

SCARPA.

Vous êtes indulgents, messieurs ; que pensez-vous de l’astre qui a bien voulu illuminer notre modeste réunion ?

D’ESTILLAC.

L’astre ! Quel astre ?

DE RAMSAY.

Qu’entendez-vous par cet astre ?

SCARPA.

Je parle de madame Palmer...

DE RAMSAY.

Ah ! ah !

D’ESTILLAC.

C’est madame Palmer qui est l’astre ? Fort bien !

SCARPA.

Furieusement jolie, n’est-ce pas ?

D’ESTILLAC.

Furieusement. Vous l’avez dit.

SCARPA.

Et le jour où il lui plaira de se remarier...

DE RAMSAY.

Cela ne lui sera pas difficile, avec une si éclatante beauté.

SCARPA.

Oh ! elle a autre chose pour elle.

D’ESTILLAC.

Quoi donc ?

SCARPA.

On la croit riche !

DE RAMSAY.

On la croit ?...

D’ESTILLAC.

Votre Excellence a dit : On la croit !

SCARPA.

Je l’ai dit !...

DE RAMSAY.

Mais il me semble qu’il ya peu de fortunes aussi incontestables que celle de madame Palmer.

D’ESTILLAC.

Les uns disent plus, les autres disent moins, mais tout le monde sait que cette fortune est énorme...

SCARPA.

Eh ! vous voyez bien, vous le croyez aussi... Tout le monde le croit !

DE RAMSAY.

Son mari, le plus riche banquier de Birkenfeld, ne lui a-t-il pas laissé tout ce qu’il avait ?...

SCARPA.

Eh ! messieurs, en êtes-vous encore à ne pas savoir quel rôle peut jouer le crédit ?... Les valeurs qui étaient en hausse... et qui sont en baisse... On a enfermé de l’or dans sa caisse, on y retrouve du cuivre... ou rien !... Tout banquier a deux fortunes... une fortune fictive et une réelle...

D’ESTILLAC.

En vérité !...

SCARPA.

À la mort de Palmer, la fortune fictive s’est évanouie ; la fortune fictive, ce sont les millions... la veuve a eu la fortune réelle...

DE RAMSAY.

C’est-à-dire rien ?

SCARPA.

Oh ! rien !...

D’ESTILLAC.

Peu de chose, au moins !

SCARPA.

Bien peu de chose, je crois, bien peu de chose... Mais qu’importe ! madame Palmer est belle, nous sommes à Paris, et chacun sait que dans la ville la plus chevaleresque du monde, personne ne s’avisera jamais de demander à une jolie femme le chiffre exact de sa dot.

Il salue. À part, en sortant.

Aiguisez vos griffes, messieurs les Parisiens !

 

 

Scène V

 

D’ESTILLAC, DE RAMSAY

 

DE RAMSAY.

Que pensez-vous de cela, monsieur d’Estillac ?

D’ESTILLAC.

Je pense que Son Excellence est malicieuse, excessivement malicieuse.

DE RAMSAY.

Heureusement, nous sommes fins.

D’ESTILLAC.

Je pense en par hasard ce cher ambassadeur perdait sa femme, madame Palmer et sa fortune réelle auraient bien vite un soupirant de plus...

DE RAMSAY.

Sérieusement, le croyez-vous capable de se défaire de sa jeune femme pour se remarier ?

D’ESTILLAC.

Je ne dis pas tout à fait cela.

DE RAMSAY.

Jusqu’à présent l’ambassadrice se porte bien...

D’ESTILLAC.

Donc il n’y a pas à s’occuper de l’ambassadeur, vous avez raison : Frondeville m’inquièterait plus, si j’avais quelques prétentions sur la main de madame Palmer...

DE RAMSAY.

Il ne la quitte pas !...

D’ESTILLAC.

Il prétend l’avoir déjà rencontrée... il y a trois mois, à Bade ou dans les environs – Il a même de singulières façons de parler de cette rencontre... Des phrases interrompues... et achevées par des sourires particulièrement équivoques...

DE RAMSAY.

Sérieusement, le croyez-vous capable de se vanter tout haut d’avoir été son amant, afin de la compromettre et de la forcer à l’épouser ?

D’ESTILLAC.

S’en vanter tout haut... je ne pense pas, mais tout bas... Ce Frondeville est un homme dangereux. Il est d’une adresse peu commune. Il s’est battu souvent... et il a toujours eu la main malheureuse, très malheureuse !... C’est à remarquer.

DE RAMSAY.

Voulez-vous dire qu’il ne laisse pas aux gens le temps de se mettre en garde et qu’il les frappe traitreusement ?

D’ESTILLAC.

Je ne dis pas tout à fait cela !... Vous avez une singulière façon d’entendre les choses quand on vous parle de gens que vous pouvez prendre pour des rivaux... L’homme qui irait sur vos brisées pourrait, je crois, s’attendre à une terrible guerre...

DE RAMSAY.

Ah çà, voyons ! À quoi pourrait s’attendre celui qui irait sur les vôtres ?

D’ESTILLAC.

Monsieur de Ramsay !

DE RAMSAY.

Monsieur d’Estillac ?

D’ESTILLAC.

De la franchise, s’il vous plaît ? Vous avez envie d’épouser ?

DE RAMSAY.

Parbleu ! Et vous ?

D’ESTILLAC.

Moi, peut-être.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. le comte Prax !

D’ESTILLAC.

Hein ! j’ai mal entendu !

Lucien entre du fond, s’arrête et écoute.

DE RAMSAY.

Le comte Prax ! Vous avez fort bien entendu !

D’ESTILLAC.

Il faut qu’il soit plus gris encore que de coutume... et qu’il ait pris la porte de l’ambassade pour celle du café Anglais !...

DE RAMSAY.

Sérieusement, le croyez-vous capable de s’enivrer au point de tomber dans la rue et de s’endormir sur le pavé ?

D’ESTILLAC.

Je ne dis pas précisément cela !

Entre Lucien de Méré.

 

 

Scène VI

 

D’ESTILLAC, DE RAMSAY, LUCIEN

 

LUCIEN.

Et vous avez tort, cher monsieur d’Estillac !

DE RAMSAY.

M. de Méré !...

LUCIEN.

Vous avez tort de ne pas le dire... Dernièrement le comte Prax a passé la moitié de la nuit étendu tout de son long au beau milieu de la rue.

D’ESTILLAC.

Oh ! est-ce vrai ?

LUCIEN.

Le lendemain, il avait une fière courbature.

DE RAMSAY.

Cela s’explique... sur le pavé... toute une nuit !

LUCIEN.

Et puis, il y avait les voitures de maraîchers qui, pendant cinq heures, lui ont défilé sur le corps !

DE RAMSAY.

Oh ! oh !

LUCIEN.

Vous ne me croyez pas ? Demandez-le donc à lui même, car le voici !

Entre le comte Prax.

 

 

Scène VII

 

D’ESTILLAC, DE RAMSAY, LUCIEN, PRAX

 

PRAX.

Bonsoir, Lucien. D’Estillac, je vous embrasse. Qu’avez-vous à me demander, vous ?

DE RAMSAY.

Moi, rien du tout !

PRAX.

C’est donc vous, d’Estillac ?

D’ESTILLAC.

Ce n’est pas moi !

Lucien va s’asseoir sur le canapé et prend le n° 1.

PRAX.

Ramsay, vous avez un gilet éblouissant ; d’Estillac, lui, en a un atroce... mais vous... Ne vous en défendez pas... avoir un gilet éblouissant n’est pas un mal... mais pourquoi diable vous promenez-vous, bras dessus, bras dessous, avec votre tailleur, sur le boulevard, à l’heure où il y a du monde ?

DE RAMSAY.

Moi... ? par exemple !...

PRAX.

Si fait, si fait. On vous a vus... on vous a entendus... Il vous appelle Edmond... Je ne sais trop ce qu’on raconte là-dessus...

Ramsay veut se sauver ; il le retient.

Attendez... attendez... m’y voici. Il paraît que ce cher M. Borniche, non content de voir admis dans le meilleur monde les chefs-d’œuvre sortis de ses mains, a été pris d’une envie folle de s’y produire lui-même... et qu’alors, abusant des sommes invraisemblables que vous lui devez... il vous a tout doucement imposé l’obligation de le promener...

DE RAMSAY.

Voilà une plaisanterie...

PRAX.

Eh ! mon Dieu ! c’est un arrangement comme un autre... pour un gilet, une promenade sur le boulevard ; un tour au bois pour un pantalon, et une soirée à l’Opéra pour un habit...

DE RAMSAY.

Je ne sais où l’on a pu prendre... ?

PRAX.

Dites donc, de Ramsay, moi, à votre place, je le volerais. Il ne doit pas s’y connaître. Je lui proposerais de le conduire chez une marquise pour un par-dessus doublé en soie, et je le mènerais chez Armande.

D’ESTILLAC.

Hein !

PRAX.

D’Estillac est jaloux ?...

D’ESTILLAC.

Jaloux, moi ?... Tout le monde sait bien que j’ai assez de cette liaison et qu’Armande m’ennuie !

PRAX.

Oh ! voilà une vilaine parole, d’Estillac, et qui vous ferait gronder si je la répétais. Quand je dis gronder, mieux que cela peut-être... Car on dit qu’elle a la main vive...

D’ESTILLAC.

Qui dit cela ?

PRAX.

Pas moi, car elle ne m’a jamais battu. Mais avez-vous remarqué ceci : dans les premiers jours de votre liaison, quand on vous voyait, vous, on vous appelait par votre nom, et quand l’on voyait Armande, on disait : Voilà la maîtresse de d’Estillac ! Maintenant c’est elle que l’on appelle par son nom, et quand on vous rencontre, on dit : Voilà l’amant d’Armande !

D’ESTILLAC.

Qu’est-ce que cela signifie ?

PRAX.

Cela signifie qu’autrefois elle était une chose à vous et que maintenant vous êtes une chose à elle. Il faut prendre garde à cela. La langue française a des finesses adorables...

D’ESTILLAC.

Et vous les connaissez ?

PRAX, allant près de Lucien.

Nous autres Allemands, nous arrivons à posséder merveilleusement les langues étrangères. C’est un don.

DE RAMSAY, allant à d’Estillac.

Est-ce qu’il vient aussi pour épouser, celui-là ?

D’ESTILLAC.

Pourquoi viendrait-il ?

De Ramsay et d’Estillac sortent.

 

 

Scène VIII

 

LUCIEN, PRAX, assis tous deux sur le canapé

 

PRAX.

Lucien, tu es triste.

LUCIEN.

Moi, non.

PRAX.

Tu es triste et cela me navre ; car j’étais, moi, d’une gaieté folle en entrant, et, si je te vois triste, je vais devenir lugubre.

LUCIEN.

Tu sais bien que, depuis trois mois, je ne suis jamais très gai.

PRAX.

Tu aimes toujours mademoiselle d’Auvray ?...

LUCIEN.

Certes !...

PRAX.

Tu m’as dit que ce mariage était retardé, non rompu...

LUCIEN.

Je l’espère...

PRAX.

La raison de ce retard ?

LUCIEN.

Un secret, cela !

PRAX.

Il y a deux espèces de secrets : il y a ceux qu’il faut garder et ceux qu’il faut hurler sur les toits. Le tien est-il un de ces derniers ? Confie-le moi, je te jure qu’avant dix minutes tout le monde le saura, même les domestiques et les cochers ; car j’ouvrirai les fenêtres et je le leur crierai...

LUCIEN.

Mon secret est un de ceux qu’il faut garder...

PRAX.

Alors, ne me le dis pas, pour le moment, du moins.

LUCIEN.

S’il était à moi tout seul, il y a longtemps que je te l’aurais dit... Ce que je puis te dire, puisque je te rencontre, c’est que demain je pars pour Bade...

PRAX.

Pourquoi faire ?... Il n’y a personne à Bade maintenant...

LUCIEN.

J’y vais justement chercher quelques renseignements dont j’ai besoin pour venir à bout de l’obstacle qui retarde mon mariage. J’espère que je réussirai...

PRAX.

Combien de temps resteras-tu ?

LUCIEN.

Le sais-je ?... Huit jours !... Quinze jours !... Un mois peut être... Le temps qui sera nécessaire.

PRAX.

Mon pauvre Lucien... J’aurais, moi aussi, de bonnes raisons pour être triste, va. Quand je me suis levé de table, la Corilla commençait à m’aimer, mais à m’aimer beaucoup... Je suis sûr que maintenant elle adore Yermontoff... Tu connais bien Yermontoff... un Russe qui n’en finit pas... à la Marche on monte dessus pour suivre les courses... Un homme adorable du reste ; il m’a donné un coup d’épée... Ah ! mais, un joli... il faudra que je le rende à quelqu’un...

LUCIEN.

T’a-t-on présenté à madame Palmer ?

PRAX.

Elle est ici ?

LUCIEN.

Oui.

PRAX.

Est-ce qu’elle est en or ?

LUCIEN

Je ne pense pas.

PRAX.

Tant pis... Une femme en or, avec des yeux en diamants, ça ne m’aurait pas déplu.

LUCIEN.

Elle n’est pas en or et ses yeux ne sont pas en diamants, mais cela ne l’empêche pas d’être une fort jolie personne.

PRAX.

Tu la connais ?

LUCIEN.

J’ai été attaché pendant un an à la légation de Birkenfeld et j’ai vu très souvent madame Palmer chez son mari.

PRAX.

Moi, je ne la connais pas... Ah çà, mais, j’étais parfaitement aux Provençaux, moi !... Pourquoi m’a-t-on dérangé et m’a-t-on fait venir ici ?... Le sais-tu, toi ?...

LUCIEN.

Je n’en sais rien. Demande-le à M. Figg.

 

 

Scène IX

 

LUCIEN, PRAX, FIGG

 

FIGG.

Ah ! monsieur le comte, vous voici, je vais prévenir Son Excellence...

PRAX.

Dites-moi, monsieur Figg, vous doutez-vous un peu de ce qu’elle a à me communiquer, Son Excellence ?

FIGG.

Je sais seulement que c’est grave, très grave...

PRAX.

Excessivement grave ! Croyez-vous qu’elle ait l’intention de me demander mes opinions sur la fin du monde et de quelle façon je pense que ce cataclysme arrivera ? C’est assez grave, cela.

FIGG.

Oh ! non !

PRAX.

Ah ! tant pis.

FIGG.

Pourquoi, tant pis ?

PRAX.

Parce que c’est là le seul entretien sérieux que je puisse aborder pour le moment. Sur la fin du monde, je dirai tout ce qu’on voudra. Je parlerai du pôle nord et des montagnes de glace...

FIGG.

Oh ! monsieur le comte, je vous en prie...

PRAX.

Non, monsieur Figg, je vous jure que, si je ne dors pas d’abord pendant dix minutes, il me sera tout à fait impossible...

FIGG.

N’est-ce que cela ? Dormez un quart d’heure si vous voulez...

PRAX.

Où dormir ?

Il se lève.

FIGG, allant à la porte du premier plan, à gauche.

Là... dans ce petit salon. On ne vous dérangera pas. Je dirai à Son Excellence que vous n’êtes pas encore arrivé.

PRAX.

Vous me sauvez, monsieur Figg. Lucien, je te confie mon sommeil. Tiens-toi à cette porte, et si quelqu’un... Ce pauvre sourire ! Mon ami, ça existe donc, ces douleurs-là ?... Est-ce que vous avez été amoureux, monsieur Figg ?...

FIGG.

Monsieur le comte me demande ?...

PRAX.

Si vous avez été amoureux...

FIGG.

Oh ! oh !

PRAX.

Eh bien ?

FIGG.

Oh ! oui !...

PRAX.

Et il vous est arrivé de souffrir ?

FIGG.

Dame, quelquefois... comme à tout le monde.

PRAX.

À tout le monde ?... Il paraît qu’il n’y a que moi alors, que moi !...

LUCIEN.

Tu ne perdras rien pour attendre.

PRAX.

Oh ! je ne suis plus tout à fait jeune, et je n’ai pas, entre nous, la mine d’un homme qui doive jamais être ravagé par une grande passion.

LUCIEN.

Il t’arrivera ce qui arrive à presque tous ceux qui ont vécu comme toi ; tu rencontreras un jour une femme pas jeune, pas belle et pas honnête, tu en deviendras fou et elle se moquera de toi.

PRAX.

L’agréable prédiction ! Tu vas me faire faire de jolis rêves.

Il entre à gauche.

 

 

Scène X

 

LUCIEN, FIGG

 

FIGG.

La... En mettant la porte comme ceci, il n’y a pas de dan ger... N’est-ce pas M. Mazeray qui vient par ici ?

LUCIEN.

Si fait !

FIGG.

Allons-nous en, alors.

Mazeray entre et montre son mécontentement en voyant quelqu’un.

LUCIEN.

Pourquoi ?

FIGG.

Parce que, si nous restons, on nous priera sans doute poliment de nous en aller.

Il remonte au fond.

 

 

Scène XI

 

LUCIEN, FIGG, MAZERAY

 

MAZERAY, d’un air embarrassé.

Bonsoir, monsieur.

LUCIEN.

Monsieur...

MAZERAY.

Madame Palmer est vraiment une charmante personne. L’avez-vous vue ?

LUCIEN.

Pas encore, monsieur...

MAZERAY, vivement.

Ah ! allez la voir... peut-être aurez-vous quelque peine à arriver près d’elle ; mais quand vous aurez traversé les trois rangs d’habits noirs qui l’entourent, je pense que vous ne regretterez pas de vous être fait un peu froisser.

LUCIEN.

Je vais traverser les habits noirs.

Il lui serre la main et sort avec Figg.

 

 

Scène XII

 

MAZERAY, seul

 

Enfin ! ils sont partis. Il lui serait bien facile maintenant... pendant que tout le monde s’occupe de cette femme... Pourquoi ne vient-elle pas ? Nos regards pourtant s’étaient rencontrés tout à l’heure et il m’avait semblé... Ah ! c’est elle...

 

 

Scène XIII

 

MAZERAY, LA BARONNE

 

MAZERAY.

Oh ! que vous êtes bonne d’être venue !

LA BARONNE.

Écoutez-moi...

MAZERAY.

Savez-vous bien que toutes mes journées se passent à attendre ces deux ou trois minutes pendant lesquelles nous parvenons à être l’un près de l’autre, tous seuls.

LA BARONNE.

J’ai à vous parler.

MAZERAY.

Moi aussi, j’ai à vous dire que je...

LA BARONNE.

Ah ! je vous ai défendu de dire cette phrase-là...

MAZERAY.

C’est vrai, et je devais vous en remercier ; je n’avais qu’une phrase, maintenant, j’en ai mille. Je puis dire tout ce qui me passe par la tête. Vous devinerez bien que toutes ces phrases que je dirai n’auront qu’un sens, toujours le même, et qu’elles sont là pour tenir lieu de celle que vous m’avez défendu de prononcer.

LA BARONNE.

Oh ! si c’est comme cela...

MAZERAY.

Si je vous dis que cette soirée est belle, que la valse que l’on joue est jolie et que ce monsieur qui passe a une bonne figure, vous devinerez bien que je m’inquiète ni de la soirée, ni de la valse, ni de ce monsieur qui passe, et que tout cela veut seule ment dire...

LA BARONNE.

Que de paroles !

MAZERAY.

Je n’ai pas prononcé celle que vous ne voulez pas entendre.

LA BARONNE.

Eh bien, je vous permettrai de la prononcer... une fois...

MAZERAY.

Une fois seulement ?

LA BARONNE.

Oui, pour me remercier quand je vous aurai dit ce que j’ai à vous dire ; mais il y a une condition...

MAZERAY.

Laquelle ?...

LA BARONNE.

Vous allez m’écouter tranquillement.

MAZERAY.

Je vous écoute.

LA BARONNE.

C’est de vous que j’ai à vous parler.

MAZERAY.

De moi... tout seul ?

LA BARONNE.

Oui, de votre avenir.

MAZERAY.

Oh ! c’est bien simple. Je vous aime aujourd’hui, demain je vous aimerai mille fois plus. Voilà mon avenir.

LA BARONNE.

Hein !

MAZERAY.

Ah ! vous m’avez permis de dire la phrase une fois.

LA BARONNE.

À la condition que vous écouteriez. Vous n’écoutez pas.

MAZERAY.

Si fait... si fait...

LA BARONNE.

Il faut qu’il y en ait un de nous deux qui soit raisonnable ; ce sera moi.

MAZERAY.

Cela vous revient de droit, à cause de votre âge, une ambassadrice de vingt ans.

LA BARONNE.

Il est temps de mettre un terme à une extravagance poussée trop loin déjà. Au jeu que nous jouons, je puis perdre beau coup et vous ne pouvez rien gagner.

MAZERAY.

Oh !

LA BARONNE.

Vous me faites, je pense, l’honneur d’en être persuadé. Je veux bien avouer que j’aimais à vous écouter... le plaisir que j’y trouvais ne vaut pas une existence perdue. Vous ne perdrez pas la vôtre, au contraire... je veux que vous me deviez la fortune, une position brillante.

MAZERAY.

Eh ! qu’ai-je besoin... ?

LA BARONNE.

Oh ! laissez-moi parler... il se présente une occasion, il faut la saisir.

MAZERAY.

Pour le coup, je ne vous comprends pas.

LA BARONNE.

Je ne vous dirai pas qu’en vous forçant à être heureux de cette façon-là, je ne souffrirai pas un peu. Ce serait mentir ; mais je serai forte... et vous... D’ailleurs, je le veux...

MAZERAY.

Mais que voulez-vous ?

Dans le salon du fond paraissent Madeleine et Frondeville.

LA BARONNE.

Je veux... Ah ! nous ne sommes plus seuls.

MAZERAY.

C’est madame Palmer avec M. Frondeville.

LA BARONNE.

Comment a-t-il pu s’emparer d’elle ? Elle était bien gardée ce pendant.

MAZERAY.

J’ai remarqué que l’on s’écarte assez volontiers lorsque M. Frondeville parle d’une certaine façon.

Entrent Madeleine et Frondeville.

 

 

Scène XIV

 

MAZERAY, LA BARONNE, FRONDEVILLE, MADELEINE

 

LA BARONNE, allant à Madeleine.

Eh bien, madame, les gens d’ici se conduisent-ils bien ? Êtes-vous contente d’eux ?

MADELEINE.

Très contente, assurément, madame. Leur admiration m’écrase. Si je pouvais avoir quelque chose à leur reprocher, ce serait l’excès même de cette admiration. J’ai peine à croire que c’est bien à moi qu’elle s’adresse, et j’avoue humblement que mon mérite ne me paraît pas lui tout seul à la hauteur d’un si étourdissant enthousiasme.

LA BARONNE.

C’est que vous vous jugez mal, madame ; ceux qui vous entourent ont de meilleurs yeux que vous.

À Mazeray.

Venez, je vais vous dire ce que j’ai résolu.

Elle sort avec Mazeray.

 

 

Scène XV

 

MADELEINE, FRONDEVILLE

 

FRONDEVILLE.

Vos admirateurs ne sont pas heureux, madame ; il y avait un peu d’amertume dans ces dernières paroles.

MADELEINE, assise à droite.

Un peu d’amertume, non ; beaucoup de lassitude, voilà tout. J’étouffais, je respire grâce à vous. Je vous en remercie.

FRONDEVILLE.

Je me félicite d’avoir pu rendre ce service à une personne que j’avais déjà eu le plaisir de rencontrer.

MADELEINE.

Moi, monsieur ?

FRONDEVILLE.

Oui, à Bade, il y a trois mois...

MADELEINE.

J’étais bien à Bade il y a trois mois... mais je ne me rappelle pas...

FRONDEVILLE.

Ah ! cela n’a rien d’étonnant ; mais vous finirez sans doute par vous rappeler...

MADELEINE.

Je vous demande pardon, donnez-moi quelques détails.

FRONDEVILLE.

Non, madame. Vous avez paru désirer être seule. Après vous avoir débarrassé des autres, je veux vous débarrasser de moi.

MADELEINE.

Dites-moi au moins...

FRONDEVILLE.

C’est inutile. Un autre jour, vous vous souviendrez mieux. J’attendrai ce jour avec patience, étant bien sûr qu’il viendra.

Il sort. Musique à l’orchestre.

 

 

Scène XVI

 

MADELEINE, seule

 

Qu’est-ce que cela veut dire ?... une menace !... Le ton doucereux n’y fait rien... c’est une belle et bonne menace... Il ne me manquait plus que cela... les autres demandent... celui-là veut prendre... Je ne m’en tirerai jamais. Ah ! si je n’avais que moi à défendre...Des ennemis partout...

Prax sort du petit salon et écoute.

Une lutte acharnée, continuelle, pas un instant de trêve. Jusqu’à présent, je n’avais eu à combattre que les célibataires... voici maintenant que les hommes mariés s’en mêlent... Il y en a un qui tout à l’heure m’a fait délicatement entendre qu’il pouvait être veuf un jour ou l’autre.

L’orchestre cesse.

 

 

Scène XVII

 

MADELEINE, PRAX

 

PRAX.

Décidément, M. Palmer n’était pas un sot.

MADELEINE.

Quelqu’un !

PRAX, après l’avoir saluée.

Oui, quelqu’un qui se réjouit fort de s’être trouvé là. On n’a pas tous les jours la bonne fortune d’entendre une jolie femme quinze ou vingt fois millionnaire se lamenter sincèrement sur les millions qu’elle a.

MADELEINE.

Je devais m’attendre à ce que quelqu’un se glisserait...

PRAX.

Se glisserait ! Qu’appelez-vous se glisser ? Ce mot est un peu dur. Je dormais là tranquillement.

MADELEINE.

Vous dormiez !

PRAX.

Oui, pour me remettre la cervelle en état... parce que je serai tout à l’heure forcé d’être sérieux. Vos sanglots m’ont réveillé. Je suis venu pour sangloter avec vous. Est-ce ainsi que vous me remerciez ?

MADELEINE.

Pourquoi avez-vous dit que mon mari n’était pas un sot ?

PRAX.

Parce que l’on m’a dit qu’il avait la réputation d’être un homme d’esprit.

MADELEINE.

Ce n’est pas cela que vous vouliez dire.

PRAX.

Croyez-vous ?

MADELEINE.

Vous vouliez dire qu’il n’était pas un sot parce qu’il m’avait épousée. De là à déclarer que vous me trouviez jolie, il n’y avait qu’un pas. Ensuite, par une pente naturelle, vous arriviez à me dire que vous m’aimiez.

PRAX.

Êtes-vous bien sûre que c’est cela que je voulais dire ?

MADELEINE.

Tout à fait sûre, et je vous adresserai une prière.

PRAX.

Laquelle ?

MADELEINE.

Si vous êtes venu près de moi avec l’intention bien arrêtée de me dire que vous m’aimez, dites-le-moi tout de suite.

PRAX.

Afin d’en être débarrassée... Je vous dirai très volontiers que vous êtes la plus jolie des femmes qui ont des millions, et que vous seriez peut-être la plus jolie de celles qui n’en ont pas, ce qui est plus difficile, vu la concurrence... Quant à vous dire que je vous aime, non. D’abord, parce que je ne vous aime pas, ensuite et surtout parce que je vois bien que vous avez ce mot-là en exécration ; et c’est justement cela qui prouve que Palmer était un homme d’esprit.

MADELEINE.

Ah ! vous m’expliquerez...

PRAX.

Il vous aimait, n’est-ce pas, et il était terriblement jaloux.

MADELEINE.

Voilà une belle découverte ! En supposant qu’on ne vous l’ait pas dit, cela est-il si difficile à deviner ?

PRAX.

Plus jaloux que vous ne le pensez vous-même, car vous croyez que cette jalousie s’est arrêtée au tombeau. Je puis vous dire, moi, qu’il n’en est rien, et qu’elle vous tient plus que jamais, et qu’elle vous enchaîne...

MADELEINE.

Comment ?

PRAX.

Ça a dû être dans le cerveau de ce vieillard mourant une terrible souffrance que de se dire que cette femme si follement adorée, et qu’il laissait belle, éblouissante, serait certainement aimée après lui, que de se dire surtout que cette jeune femme qui, pour lui, vieillard, n’avait pu avoir que de la reconnaissance, aurait peut-être de l’amour...

MADELEINE.

Monsieur...

Elle se lève.

PRAX.

Vous n’aviez pas bien compris ma phrase, je vous l’explique. Ce moribond alors a dû bien fiévreusement chercher quelle barrière il mettrait entre vous et cet amour dont il avait si peur. Un testament, on sait ce que cela vaut ; et puis quel soufflet pour ce banquier si un jour vous aviez renoncé à ses millions pour garder le droit d’aimer et d’être aimée. Cela pouvait arriver. Il a cherché mieux que cela et il a trouvé... Au lieu de vous menacer de vous ôter sa fortune, il vous y a enchaînée, il vous a enfermée dans une triple muraille d’or, et à côté de vous, monstre cent fois plus terrible que ceux qui autrefois gardaient les châtelaines légendaires, il a laissé le soupçon, – le soupçon qui, chaque fois qu’un homme vous dira cette phrase la plus douce qu’une femme puisse entendre : Je vous aime... vous soufflera à l’oreille : Ce n’est pas toi qu’il aime, c’est la fortune du banquier. Et voilà pourquoi, ainsi que je l’ai dit, Palmer était un homme d’infiniment d’esprit.

MADELEINE.

Je puis rencontrer un homme qui m’aimera...

Elle passe à gauche.

PRAX.

Certes, ce n’est pas là ce qui est difficile. Ce qui est difficile, c’est que vous croyiez à cet amour... S’il est sincère, le soupçon vous dira que la comédie est un peu mieux jouée que de coutume... Chérubin pleurerait à vos pieds que vous douteriez de ses larmes.

MADELEINE.

L’homme peut être riche !

PRAX.

Oui, mais le soupçon vous dira que les mains à moitié pleines ne sont pas les moins avides... le soupçon ne sera jamais à court, croyez-le bien, et cela est si évident que si un honnête homme vous aimait, il y a cent parier contre un qu’il se garderait bien de vous le dire. Je ne connais guère qu’un personnage qui puisse demander votre main sans vous être suspect.

MADELEINE.

Lequel ?

PRAX.

Le Trésor public, personnage allégorique.

MADELEINE.

Si je vous croyais, je me débarrasserais de cette fortune.

Elle s’assied sur le canapé.

PRAX.

Ah ! ne faites pas cela !

MADELEINE.

Pourquoi ? puisque vous prétendez...

PRAX.

Vous avez un pied fort joli. Est-ce que vos souliers de bal ne vous font pas un peu de mal ?

MADELEINE.

À moi ? par exemple !...

PRAX.

Votre taille est positivement ravissante. Est-ce que vous n’êtes pas un peu trop serrée ?...

MADELEINE.

Mais pas du tout ? Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?

PRAX.

Vous auriez pu me répondre que vos souliers vous faisaient mal et que vous étiez trop serrée, je vous jure que cela ne m’eût pas inquiété. Vous êtes jolie, voilà ce qui est important pour moi. Je crois en effet que votre fortune vous rendra malheureuse ; mais je crois aussi qu’une femme a besoin d’être riche pour être tout à fait jolie... Pure question d’art... Vos millions vous vont bien. Je tiens à ce que vous les gardiez, quitte à souffrir un peu, quitte à souffrir beaucoup !

MADELEINE.

Êtes-vous marié ?

PRAX.

Pourquoi me demandez-vous cela ?

MADELEINE.

Parce que je voudrais être bien sûre...

PRAX.

Qu’il n’y a pas de danger à courir avec moi ? Je ne suis pas marié... ne vous effrayez pas. Je puis vous rassurer tout net avec un mot, et vous prouver que je ne puis songer à vous épouser !...

MADELEINE.

Quel est ce mot ?

PRAX.

Avez-vous entendu parler du comte Prax ?

MADELEINE.

Oui, quelquefois.

PRAX.

C’est moi !

MADELEINE.

Ah !

Elle se lève.

PRAX.

Est-ce là l’effet que produit mon nom ?... J’ai donc une réputation... ?

MADELEINE.

C’est que l’on m’a conté sur vous des histoires singulières...

PRAX.

J’avoue que j’ai fait des choses prodigieuses. Tenez, il y a quelques jours, je suis resté à table quatre heures durant, et pendant quatre heures je n’ai pas dit une seule fois du mal des femmes. Cela n’a l’air de rien. Je vous assure pourtant que c’est difficile, et que je connais peu de gens qui en soient capables.

MADELEINE.

Voilà une extravagance qui vous en fera pardonner d’autres !

PRAX.

Il y a de grands esprits qui n’ont pas détesté les extravagances : témoin Alcibiade ; il avait un chien...

MADELEINE.

Un chien, soit. Mais vous passez pour avoir une meute.

PRAX.

Dans toutes mes folies, il n’y en a pas une seule dont une jolie femme ne puisse sourire. Je me suis toujours conduit de façon à ce qu’au grand jamais on ne consentît à m’accepter comme mari, mais à ce qu’on pût parfaitement me prendre comme...

MADELEINE.

Vous dites... ?

PRAX.

Avez-vous remarqué, au bois de Boulogne, il y a de belles allées où il fait très chaud. Tout le long de ces allées, une petite barrière, haute d’un demi-pied ; au delà, de l’herbe, de l’eau, de l’ombre : toutes choses très bonnes. Si quelqu’un, pour aller vers ces choses qui sont très bonnes, s’avisait d’enjamber la petite barrière, on s’empresserait de le saisir et de le ramener dans l’allée où il fait chaud. Voilà tout mon crime. En dépit des gens sérieux, j’ai toujours sauté par-dessus la petite barrière pour fuir ce soleil qui me brûle et aller chercher l’ombre qui me rafraîchit.

MADELEINE.

On a acheté pour moi, à quelques lieues de Paris, une maison : dans cette maison, il y a de l’herbe, de l’eau, de l’ombre, et pas de petites barrières pour empêcher les gens de marcher sur l’herbe ou de s’asseoir à l’ombre. Le baron Scarpa, la baronne et la plupart des personnes qui sont ici me feront sans doute l’honneur d’y venir. Vous y viendrez, vous aussi ?...

PRAX.

Je devrais dire non.

MADELEINE.

Pourquoi ?

PRAX.

Que d’ouvrages nous auraient laissé un souvenir charmant, si nous n’en avions lu que le premier volume !

MADELEINE.

Cela est une impertinence. Vous craignez que le second volume ne soit pas amusant.

PRAX.

Si l’on était sage, lorsqu’on a passé près d’une femme un quart d’heure pareil à celui que j’ai passé près de vous, on ne la reverrait jamais.

MADELEINE.

Ah ! mon Dieu ! Est-ce que vous avez peur de m’aimer ?

PRAX.

Aimer !... C’est vous qui avez prononcé ce mot-là ?...

MADELEINE.

Oh ! avec vous !...

PRAX.

Vous avez raison, ce n’est pas dangereux, même pour moi ; l’on m’a prédit tout à l’heure que la femme que j’aimerais serait vieille et laide.

MADELEINE.

Vous voyez bien qu’avec moi vous n’avez rien à craindre. Vous viendrez.

 

 

Scène XVIII

 

MADELEINE, PRAX, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

Le comte Prax ! Vous ne saviez donc pas à qui vous parliez, madame, que vous restiez près de lui ?

PRAX.

Soyez bonne, madame, ne me faites pas trop de reproches.

LA BARONNE.

Je ne vous en ferai qu’un, monsieur le comte. On ne vous voit pas assez souvent à l’ambassade, et pour vous punir j’emmènerai madame.

À Madeleine.

Il faut que vous me permettiez de vous présenter quelqu’un.

MADELEINE.

Très volontiers.

LA BARONNE.

C’est un jeune homme de beaucoup de mérite qui...

MADELEINE.

Qu’avez-vous donc ?

LA BARONNE.

Je n’ai rien... Je vous disais que la personne que je veux vous présenter...

MADELEINE.

Mais c’est à peine si vous vous soutenez...

LA BARONNE.

En effet... Ce n’est rien ! Voulez-vous me donner votre bras pendant un instant ? Cela passera.

MADELEINE.

Vous avez l’air de beaucoup souffrir !

Elles sortent.

 

 

Scène XIX

 

PRAX, seul

 

Comme elle s’est hâtée de me croire sur parole, quand je lui ai dit que l’on ne pouvait songer à m’épouser... C’est à cause de cette improbabilité, sans doute, qu’elle a été si gracieuse avec moi. C’est une chose à remarquer que les femmes ne sont jamais plus charmantes qu’avec les gens à qui elles sont bien décidées à ne jamais faire une attention... un peu sérieuse, comme si dans leur orgueil elles pensaient qu’il ne peut pas y avoir de plus déplorable malheur que ne pas être aimé par elles, et qu’elles voulussent nous en indemniser !

Scarpa entre du fond, et, apercevant Prax, il descend en scène.

 

 

Scène XX

 

PRAX, SCARPA

 

SCARPA.

Ah ! l’on vous tient !...

PRAX.

Votre Excellence a désiré me voir, me voici.

SCARPA.

Asseyez-vous et écoutez-moi.

Ils s’assoient.

PRAX, au milieu du théâtre.

Une conversation sérieuse, m’a-t-on dit : je me suis préparé.

SCARPA.

Très sérieuse, en effet, très sérieuse. Il y a longtemps que vous êtes attaché à l’ambassade ?

PRAX.

Cinq ou six ans, je crois.

SCARPA.

Voulez-vous avoir la bonté de me dire ce que vous avez fait pendant ces cinq ou six années ?

PRAX.

Ce que j’ai fait ?...

SCARPA.

Pas de détours. On ne me trompe pas ! C’est le vieux renard qui vous interroge. Hé ! hé ! C’est le vieux renard !

PRAX.

Je me suis rendu justice, Excellence, et je ne me suis jamais fait d’illusion sur l’importance que l’on pouvait m’accorder. J’ai pensé que l’on m’avait attaché à l’ambassade de Birkenfeld comme du galon à un habit et j’ai rempli le plus consciencieusement possible mon rôle de galon ; j’ai essayé de briller un peu.

SCARPA.

Vous avez eu des duels ?...

PRAX.

J’ai mesuré mon épée avec quelques-unes des plus jolies épées de France. L’électorat n’a pas eu à rougir.

SCARPA.

Vous avez joué ?...

PRAX.

Quelquefois, pour voir si je regagnerais ce que j’avais perdu la veille.

SCARPA.

Vous vous êtes grisé ?...

PRAX.

De temps en temps, pour habituer ma tête au vin de Champagne et arriver à ne plus me griser quand je serai plus âgé.

SCARPA.

Vous avez eu des chevaux ?...

PRAX.

Pour ne pas être obligé de trainer mes voitures moi-même.

SCARPA.

Vous avez aimé les jolies femmes ?...

PRAX.

Trouvez-moi donc une meilleure occupation, Excellence ; c’est amusant comme un vice et c’est une vertu.

SCARPA.

Vous êtes notre homme. Vos maîtresses vous ont ruiné ?...

PRAX.

À peu près. On ne se doute pas de ce qu’il peut tenir d’argent dans la main d’une femme, surtout quand cette main est petite. Il est même à remarquer que plus cette main est petite et plus...

Ils se lèvent.

SCARPA.

Vous êtes notre homme. Vous connaissez les femmes.

PRAX.

Les hommes aussi. Je les ai étudiés.

SCARPA.

Où cela ?

PRAX.

Chez les femmes. C’est là qu’on les voit le mieux... on les voit tout... je veux dire en robe de chambre.

SCARPA.

Vous êtes notre homme ! Jusqu’à présent, n’est-ce pas, cette admirable conduite ne vous a pas fait faire un pas en avant. Attaché vous étiez, attaché vous êtes resté.

PRAX.

Oh ! pourvu qu’on ne me fasse pas quitter Paris, je ne me plains pas. Je sais bien que je suis incapable ; c’est un titre.

SCARPA.

Oh ! oh !

PRAX.

Mais je sais aussi que l’incapacité ne mène à rien sans la tenue...

SCARPA.

Que diriez-vous si, d’un seul bond, je vous faisais franchir un espace immense dans la carrière ?

PRAX.

À moi, Excellence ?

SCARPA.

Oui, à vous. J’ai une mission à vous confier, une mission importante et que personne ne saurait remplir mieux que vous.

PRAX.

Pour le coup, Excellence, j’avoue que vous m’intriguez...

SCARPA.

Vous savez que Palmer a donné toute sa fortune à sa veuve ?

PRAX.

Je le sais...

SCARPA.

Madame Palmer n’a pas caché que son intention bien arrêtée était de se remarier, et de se remarier avec un Français...

PRAX.

Avec un Français ? Peu flatteur pour nos compatriotes, cela. Enfin...

SCARPA.

La fortune de madame Palmer, fortune énorme, représente une notable partie des finances de l’électorat de Birkenfeld... il faut donc que cette fortune ne sorte pas de notre pays. Si elle passe dans les mains d’un séducteur parisien, l’électorat sera... Faut-il vous l’avouer, comte ?

PRAX.

Avouez, Excellence !

SCARPA.

L’électorat sera gêné, positivement gêné.

PRAX.

C’est fâcheux... Mais que voulez-vous que j’y fasse ?...

SCARPA, se promenant avec lui.

Je veux... et c’est là la mission que votre pays vous confie...

Lui montrant madame Palmer qui entre avec la baronne.

Je veux...

 

 

Scène XXI

 

TOUT LE MONDE

 

LA BARONNE, à Madeleine.

Voici M. Mazeray de qui je vous ai parlé, madame, et qui a le plus vif désir de vous être présenté.

MADELEINE, souriant.

Le plus vif désir, en vérité !

MAZERAY.

Madame...

MADELEINE.

On m’a dit beaucoup de bien de vous, monsieur. Cela était inutile. Le nom de la personne qui vous présente tenait lieu de tout.

Mazeray s’incline et s’éloigne.

SCARPA, à Prax.

Je veux que vous vous attachiez aux pas de cette femme et que toutes les fois qu’il sera question d’un mariage pour elle, vous brisiez ce mariage.

PRAX.

Oh !

SCARPA, bas à Prax.

Acceptez-vous ?

PRAX.

J’accepte ; mais il y aura de la besogne.

Madeleine s’est assise ; Frondeville est près d’elle et va pour prendre une chaise. Prax met la main sur cette chaise en saluant légèrement. Frondeville le regarde. Prax s’assied près de Madeleine Mazeray debout ; près de lui, d’Estillac et de Ramsay. La baronne et Madeleine sur le canapé. Frondeville debout. Prax assis ; dans le fond à droite, Figg. Scarpa à l’extrême droite, qui observe.

 

 

ACTE II

 

Une serre. À droite un piano, une porte, table au milieu du théâtre ; à gauche une porte, chaises, etc.

 

 

Scène première

 

PRAX seul, entrant le chapeau sur la tête, une canne à la main

 

J’y suis venu ! Me voici dans la maison de madame Palmer... une belle maison, ma foi, et bien habitée pour le moment. Il faudrait aller loin pour trouver une plus nombreuse collection de coureurs de dot... Ils y sont tous ! Il m’a bien fallu y venir, moi aussi, pour y remplir la mission que l’on m’a confiée ! Ah çà ! est-ce à cause de cette mission que je suis venu, ou à cause de... ? Cela est assez bizarre que l’on se demande quelque chose à soi-même... et que l’on ne puisse pas se répondre... ou qu’on ne veuille pas... Voyons, est-ce que je ne peux pas, ou est-ce que je ne veux pas me répondre ?... Le diable m’emporte, je n’en sais rien. Ce que je sais bien, c’est que je trouve un singulier plaisir à remplir cette mission.

 

 

Scène II

 

DE RAMSAY, PRAX

 

PRAX.

Bonjour, monsieur de Ramsay, je suis fort aise de voir que vous êtes au nombre des personnes que madame Palmer a invitées.

DE RAMSAY, le regardant et passant derrière lui.

Vous avez pris mon tailleur, comte.

PRAX.

Ma foi, oui. C’est un homme agréable ! Vous l’avez façonné ; et puis il y a quinze jours encore, c’était le meilleur tailleur de Paris.

DE RAMSAY.

Comment ! il y a quinze jours !

PRAX, avec dédain.

Oh ! maintenant ! Avouez que sa supériorité lui venait surtout de quelques conseils que vous lui donniez de temps à autre...

DE RAMSAY.

Moi ?

PRAX.

Pourquoi pas ? Tout le monde sait que vous avez du goût. Il est tout naturel alors qu’en causant...

DE RAMSAY.

Il est bien vrai que quelquefois, pour lui rendre service...

PRAX.

Vous en convenez... Borniche ne fait plus rien de bon de puis que vous n’êtes plus là. Nous avons parlé de vous. Son rêve eût été de vous garder près de lui, et de donner une forme... Comment dirai-je ? une forme plus régulière, plus commerciale à cet échange petits services que vous vous rendiez l’un à l’autre, vous, en donnant des conseils, et lui...

DE RAMSAY.

Commerciale !... Je crois, Dieu me pardonne, que vous me proposez de m’associer avec un tailleur ?

PRAX.

Est-ce là le mot qui vous effarouche ? Raisonnons un peu. Avoir un bon tailleur est une bonne chose, n’est-ce pas ?

DE RAMSAY.

Savoir porter les vêtements que nous fait ce tailleur est une chose meilleure encore !

PRAX.

Je suis de votre avis. Un homme qui porte bien un habit peut aspirer à tout. On a tort de dire : Il y a dans cette per sonne l’étoffe d’un ministre. On devrait dire : Il y a sur cette personne l’étoffe d’un ministre.

DE RAMSAY.

Sur cette personne ! vous avez raison !

PRAX.

C’est surtout auprès des femmes que l’homme bien mis triomphe. Les gens de mérite auront beau crier, une jolie femme fera toujours plus de cas d’un nœud de cravate bien fait que d’un ouvrage en quatre volumes sur les courants sous marins.

DE RAMSAY.

Où voulez-vous en venir ?...

PRAX.

À ceci : qu’en utilisant ce goût infaillible que la nature a mis en vous, en consentant à être une sorte de Brummel consultant, en vous associant avec votre tailleur enfin, vous rendriez un grand service à vos contemporains. L’histoire ne manquerait pas d’enregistrer qu’à telle époque, grâce à vous, on a vu circuler sur le boulevard une race d’hommes bien mis, capables de remplir les plus hautes destinées et adorés des femmes !

DE RAMSAY, ébloui.

Grâce à moi !

PRAX.

Grâce à vous... C’est un bel avenir !

DE RAMSAY.

Le fait est que... J’aime mieux épouser madame Palmer.

PRAX.

Ah ! si vous étiez sûr d’épouser...

DE RAMSAY.

Je puis essayer !

PRAX.

Que deviendra votre mariage si Borniche, retrouvant des lettres de change signées par vous depuis longtemps, vous fait arrêter ce soir... ?

DE RAMSAY.

Ce soir ?

PRAX.

Ce soir même, il me l’a dit.

DE RAMSAY.

Sérieusement, le croyez-vous capable... ?

PRAX.

Vous lui êtes tout à fait nécessaire. Je le crois capable de tout pour vous forcer à revenir à lui. N’attendez pas qu’il vous y force, allez le trouver.

DE RAMSAY.

Eh ! pardieu ! Il faut bien que j’aille le trouver, s’il vous a dit que ce soir même...

PRAX.

Allez le trouver et ne le quittez plus ! C’est chez lui que vous attend la fortune, la fortune avec la réputation ; car, avant six mois, les journaux de mode auront fait de vous un grand homme. Cela vaut mieux que de continuer à vous pro mener entre d’Estillac, qui se moque de vous, et Frondeville, qui vous regarde de travers.

DE RAMSAY.

Si d’Estillac se moque de moi, je me moque de lui ; quant à Frondeville, il a bien en effet quelques droits sur madame Palmer, et il peut trouver mauvais...

PRAX.

Quelques droits... ?

DE RAMSAY.

Les phrases obscures il y a un mois commencent à devenir plus nettes. Quand madame Palmer était à Bade, un domestique aurait vu Frondeville le matin, de bonne heure, de très bonne heure...

PRAX.

Il dit cela ?

DE RAMSAY.

Il le fait entendre... Je le crois, du reste, très disposé à réparer par un mariage...

PRAX.

M. Frondeville doit avant tout terminer une affaire qui, sans doute, l’empêchera de songer à un mariage.

DE RAMSAY.

Il faut que je coure chez ce diable d’homme ; je vais prier madame Palmer de me pardonner.

Il remonte.

PRAX.

Elle vous pardonnera.

 

 

Scène III

 

DE RAMSAY, PRAX, FRONDEVILLE

 

FRONDEVILLE.

Monsieur de Ramsay, je vous salue.

DE RAMSAY.

Monsieur, je suis votre serviteur.

FRONDEVILLE.

Je pense, monsieur, que vous n’avez pas l’intention d’aller retrouver madame Palmer ?

DE RAMSAY.

Je vous demande pardon, monsieur.

FRONDEVILLE.

Ou je me trompe fort, ou madame Palmer désire ne voir personne pour le moment.

De Ramsay, un moment étonné, se remet sur un regard de Prax.

DE RAMSAY.

Vous permettez, monsieur, que j’aille le lui demander à elle-même ?

FRONDEVILLE.

Hein !

Il fait un mouvement. Prax l’arrête. De Ramsay sort.

 

 

Scène IV

 

PRAX, FRONDEVILLE

 

PRAX, ôtant son chapeau.

Eh ! s’il a envie d’être mal reçu, laissez-le faire ! Ne voulez-vous pas rester un peu avec moi, monsieur Frondeville, et parler de choses et d’autres ?

FRONDEVILLE.

Pardon, mais je n’ai pas l’honneur d’être connu particulièrement de monsieur le comte.

PRAX.

Est-ce cela qui vous empêche ? Eh ! ne savez-vous pas de quelle façon j’ai l’habitude... de passer mes soirées ?

FRONDEVILLE.

Si fait, mais je ne vois pas...

PRAX.

Je vous jure que cette existence m’a rendu excessivement facile et qu’elle m’a habitué à vivre non-seulement avec des gens que je ne connaissais pas, mais même avec des gens que je connaissais très bien, ce qui est parfois bien autrement scabreux.

FRONDEVILLE.

Vous êtes fort honnête !

Ils s’asseyent à la table du milieu.

PRAX.

Je puis vous l’affirmer... Il m’est arrivé souvent de me trouver en face de quelqu’un, tout comme je suis en face de vous, cher monsieur Frondeville, et de me dire : Ah çà, mais, pour quoi est-ce que je parle à ce monsieur, puisque je sais que ce monsieur est un coquin ?...

FRONDEVILLE.

Vous vous êtes dit cela ?

PRAX.

Mon Dieu ! oui, bien souvent ! Dans un souper, on soupe avec tant de gens ! dans un souper ou autre part... Mais comme je suis bon diable au fond, après m’être dit cela, je me mettais à rire... Que voulez-vous ! notre temps est celui des larges indulgences... Il est même à remarquer... Je pense que je ne vous ennuie pas ?

FRONDEVILLE.

Pas du tout, monsieur.

PRAX.

Il est même à remarquer que les coquins ont dans le monde un incontestable avantage... ils peuvent faire des coquineries sans indigner, presque sans étonner... On se dit qu’ils font bien leur métier de coquin, et cela semble tout naturel. Je prendrais volontiers un exemple, si je pensais que vous ne m’ayez pas compris.

FRONDEVILLE.

Je crois que je vous ai bien compris. Mais je serai enchanté de l’exemple qui me permette de vous écouter plus longtemps.

PRAX.

Vous êtes bien bon ! Je suppose un homme qui, pour une raison ou pour une autre, aurait une violente envie d’épouser une femme.

FRONDEVILLE.

Ah !

PRAX.

Vous suivez ?

FRONDEVILLE.

Parfaitement.

PRAX.

Je suppose que cet homme bâtisse un roman, échafaudant force mensonges sur deux ou trois vraisemblances ; que, peu à peu, lentement, calomnie à calomnie, il enveloppe la femme et tout à coup lui montre qu’elle n’a plus qu’à choisir entre sa réputation perdue ou un mariage qu’à la rigueur les apparences peuvent autoriser... L’homme de qui je parle a des allures charmantes ; il est clair que si cet homme a honnêtement vécu jusque-là, il n’y a pas assez de colère pour le flétrir, assez d’efforts pour l’empêcher d’accomplir son œuvre. Mais si c’est un coquin, on se croisera les bras et on sourira... Il fait son métier ! Tout au plus s’occupera-t-on de savoir s’il le fait bien, et suivra-t-on de l’œil la mine qu’il est en train de creuser... si bien qu’un jour cette mine éclatera et écrasera la femme... à moins que le mineur ne se trouve tout à coup en face d’un honnête homme ou d’un cerveau brûlé qui se sera mis en tête d’interrompre cet agréable travail.

FRONDEVILLE, après l’avoir regardé.

Monsieur le comte, vous causez si bien que je vous remercie de m’avoir retenu.

PRAX.

Monsieur...

FRONDEVILLE.

Cette conversation m’a fait un très vif plaisir ; j’espère que vous ne m’en refuserez pas une seconde.

PRAX.

Je suis entièrement à vos ordres.

FRONDEVILLE.

Vous serait-il indifférent seulement, au lieu de causer ici, de venir causer dans le bois près d’ici, nous y serions en dix minutes.

PRAX.

Comme il vous plaira.

FRONDEVILLE.

Je pense que vous avez autant de prudence que d’esprit.

PRAX.

Vous dites...

FRONDEVILLE.

Vous ne me comprenez pas... je veux dire que pour aller dans ce bois, nous ferons bien d’emporter des armes. On peut faire des rencontres.

PRAX.

Ah ! pardonnez-moi ; je pousserai, moi, la prudence jusqu’à me faire accompagner par deux personnes. Ne ferez-vous pas comme moi ?

FRONDEVILLE.

Il faudra partir l’un après l’autre. Il n’y a pas assez de monde chez madame Palmer pour que six hommes s’éloignant en même temps ne soient pas remarqués.

PRAX.

Si vous le voulez, monsieur, vous partirez d’abord. M. d’Estillac va venir ici ; j’ai deux mots à lui dire. Après, je vous rejoindrai.

FRONDEVILLE.

Je vous attendrai dans une heure, monsieur.

PRAX, regardant à sa montre.

Dans une heure.

FRONDEVILLE.

Je sais, du reste, monsieur le comte, que dès que vous pourrez venir, vous viendrez.

Il sort, après avoir salué de nouveau.

 

 

Scène V

 

PRAX, seul

 

Je n’aime pas à rencontrer un coquin qui a du courage... Cela m’empêche de le détester tout à fait... Somme toute, celui-là est un joli adversaire. Je l’ai vu à la salle, d’autres l’ont vu sur le terrain. Heureusement je suis de force... je vais tâcher de lui rendre le coup de Yermontoff... j’espère que mon gouvernement sera content de moi ! Je ne m’épargne guère.

 

 

Scène VI

 

PRAX, D’ESTILLAC

 

D’ESTILLAC, entrant et d’un air mécontent.

Vous avez désiré me parler, comte ?

PRAX.

Oui, je tiens à avoir une explication avec vous, à savoir si vous m’en voulez ?

D’ESTILLAC.

Pourquoi ? parce que vous m’avez pris Armande... ? Si l’on se formalisait pour ces sortes de choses... Et puis, je vous ferai observer que vous me l’avez prise quand j’étais décidé à la quitter.

PRAX.

Le fait est que puisque vous songez à épouser madame Palmer...

D’ESTILLAC.

Oui, cela d’abord. Et puis, là, vraiment, on a beaucoup exagéré la passion qu’Armande m’avait inspirée... Sa voix... elle a une voix admirable !

PRAX, se pâmant.

Ah !

D’ESTILLAC.

Sa voix faisait quelque effet sur moi... mais quant au reste...

PRAX.

Eh ! mon Dieu ! c’est toujours comme cela. Il y a cent côtés par lesquels la femme que nous aimons nous est tout à fait in différente ; malheureusement, il y en a un cent-unième par le quel elle nous tient absolument.

D’ESTILLAC.

Je n’étais pas tenu.

PRAX.

Ah !

D’ESTILLAC.

Si je l’étais, je ne le suis plus, et ne vous en veux pas !

PRAX.

Voilà un regard qui dément vos paroles.

Gaiement.

Allons, donnez-moi la main, d’Estillac ; vous n’avez pas à m’en vouloir... Je suis allé chez Armande, cela est vrai, mais j’y suis allé pour écouter ses plaintes.

D’ESTILLAC.

Ses plaintes ?

PRAX.

Et pour essayer de la consoler, ce à quoi je n’ai pu arriver.

D’ESTILLAC.

La consoler ! Elle est donc triste ?

PRAX.

Elle est désolée.

D’ESTILLAC.

Pourquoi ?

PRAX.

Il y a vingt jours qu’elle ne vous a vu !

D’ESTILLAC.

Vingt-deux jours !

PRAX.

Il paraît que vous les comptez.

D’ESTILLAC.

Oui.

PRAX.

Vous devriez aller la voir.

D’ESTILLAC.

Ah ! non ; si je remettais les pieds chez elle...

PRAX.

Vous ne reviendriez plus ici ?

D’ESTILLAC.

Je ne sais pas, et dans le doute, j’aime mieux...

PRAX.

Il faut que vous alliez chez elle, il le faut ! Vous lui avez écrit une lettre dans laquelle vous lui jurez que votre mariage, s’il a lieu, ne vous empêchera pas de l’aimer.

D’ESTILLAC.

Elle vous l’a montrée ?

PRAX.

Oui, elle m’a déclaré que si elle ne vous voyait pas aujourd’hui, vous entendez ! cette lettre serait ce soir même remise à madame Palmer.

D’ESTILLAC.

Oh !

PRAX.

Le trait n’est pas délicat ; mais tout ce que j’ai pu dire a été inutile. Armande a tenu bon.

D’ESTILLAC.

Il faut lui pardonner. Si elle fait cela, la pauvre fille...

PRAX.

C’est qu’elle vous aime.

D’ESTILLAC.

Sans doute !

PRAX.

Vous en êtes sûr ?

D’ESTILLAC.

J’ai de bonnes raisons pour en être sûr ! Figurez-vous... vous savez que je suis assez bon musicien... figurez-vous que c’est moi qui lui ai fait apprendre ses airs... Elle me force à chanter avec elle, et à imiter en chantant la voix des acteurs avec les quels elle doit jouer le soir.

PRAX.

En effet, voilà une preuve d’amour !

D’ESTILLAC.

L’autre jour, elle devait jouer une scène avec je ne sais plus qui, habillé en Pierrot. N’a-t-elle pas voulu que je misse le costume pour la faire répéter, le costume complet !

PRAX.

Vous, d’Estillac, en Pierrot, pour amuser Armande ?

D’ESTILLAC.

En Pierrot ! avec la farine sur le visage.

PRAX, à part.

À quarante-cinq ans ! oh ! la prédiction de Lucien !

D’ESTILLAC.

Vous dites ?

PRAX.

Vous vous êtes toujours prodigieusement amusé, n’est-ce pas, d’Estillac ? Dites-moi la vérité.

D’ESTILLAC.

Je me suis amusé... comme vous maintenant ! votre présent est mon passé.

PRAX, à part.

Et ton présent c’est mon avenir !

D’ESTILLAC.

Je cours chez Armande... Il faut empêcher un coup de tête, je la connais ; c’est une folle !

 

 

Scène VII

 

PRAX, D’ESTILLAC, MADELEINE

 

MADELEINE.

Je suis bien aise de vous trouver ici, M. d’Estillac ; on m’a envoyé une chanson espagnole que je crois assez jolie ; vous allez vous mettre au piano... et je la chanterai.

D’ESTILLAC.

Je suis le plus malheureux des hommes, madame, une nouvelle que je reçois de Paris me force à vous demander la per mission de me retirer.

MADELEINE.

De qui tenez-vous cette nouvelle ?

D’ESTILLAC.

De M. le comte.

MADELEINE.

Ah ! est-il nécessaire que vous partiez si vite.

D’ESTILLAC.

Il faut que je parte à l’instant même, je vous supplie de me pardonner.

MADELEINE.

Adieu donc, monsieur.

D’ESTILLAC.

Madame... Adieu, comte.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

MADELEINE, PRAX

 

MADELEINE, posant la romance sur la table du milieu et descendant en scène.

Il y a un quart d’heure, M. de Ramsay m’a fait un compliment à peu près pareil... Je pense que je ne verrai plus ces deux messieurs : n’êtes-vous pas de mon avis ?

PRAX.

Les regrettez-vous ?

MADELEINE.

Je regrette M. d’Estillac à cause de ma chanson, il m’aurait accompagnée !

PRAX.

Je me mettrai au piano, et j’essayerai de vous rendre ce service, si vous voulez.

MADELEINE.

Je le veux bien ! Il semble qu’une fatalité s’acharne sur tous ceux qui me font l’honneur de s’occuper de moi. Comptez, parmi ceux que je voyais tous les jours, combien il y en a que je ne vois plus. M. Bornet s’est éloigné le lendemain du jour où un malheureux hasard l’a forcé à monter à cheval devant moi.

PRAX.

Ce qui vous a tant fait rire.

MADELEINE.

M. de Marsac, lui, a disparu le lendemain du jour où un malheureux hasard l’a fait, pour la dixième fois, arriver juste au moment où je demandais de l’argent pour les pauvres.

PRAX.

Ce qui lui a fait faire une grimace...

MADELEINE.

M. d’Estillac et M. de Ramsay qui partiront sans doute... deux ou trois autres qui sont partis, et tous, à cause d’un malheureux hasard qui, à un moment donné, les a... Est-ce que vous ne trouvez pas cela singulier ?

PRAX.

Quoi donc ?

MADELEINE.

Cette succession de malheureux hasards. Moi, je trouve cela très drôle... d’autant plus drôle que je me rappelle très bien que c’est vous qui m’avez donné l’idée de faire monter M. Bornet à cheval, et que c’est vous qui m’avez fait apercevoir M. de Marsac au moment où ce malheureux essayait de se dérober...

PRAX.

Oh ! mais vous semblez faire entendre...

MADELEINE.

Que je ne vous crois pas tout à fait étranger à ces hasards... ? Justement, c’est ce que je veux faire entendre...

PRAX.

Quand cela serait... me le reprocheriez-vous ?

MADELEINE.

Je ne dis pas que je vous les reprocherais... mais je cherche un motif, et je n’en trouve pas.

PRAX.

Il serait facile d’en trouver un.

MADELEINE.

Lequel ?

PRAX.

Un peu de jalousie, peut-être.

MADELEINE.

Jaloux, vous ?

PRAX.

Oui !

MADELEINE.

Jaloux, de moi ?

PRAX.

De vous seule, non, mais de vous en même temps que des autres femmes, oui ; j’ai un malheureux caractère. Il suffit pour me mettre en fureur qu’une femme fasse attention à un autre que moi : le temps et l’espace ne font rien à cette manie, j’en veux à l’homme qu’une femme aime à deux mille lieues de moi, et je ne suis pas sûr d’avoir pardonné à Marc-Antoine la passion que ce soudard inspirée autrefois à la reine Cléopâtre !

MADELEINE.

Oh ! voilà une fâcheuse maladie !

PRAX.

N’est-ce pas ?

MADELEINE, riant.

Vous ne sauriez dire plus prétentieusement que vous n’aimez personne !

PRAX.

Grand merci !

MADELEINE, près du piano.

Une fâcheuse maladie, en vérité. Je me rappelle un homme qui en souffrait comme vous, et plus sérieusement que vous, sans doute. Ayant à son premier pas dans la vie fait le compte de ce qu’il croyait nécessaire pour assurer son bonheur à lui, et stupéfait, après s’être tout procuré, de ne pas être heureux, emplissant de richesses sa maison, et malgré cela, pleurant de la trouver toujours vide... Jusqu’au jour où il aima, il s’aperçut que pour remplir cette maison, il suffirait d’y faire entrer la personne qu’il aimait ! Cet homme, c’était celui dont vous vantiez l’esprit, celui dont je porte le nom. Lui-même m’a raconté son supplice et m’a dit que ce supplice avait cessé le jour où il m’avait aimée. À votre place, moi, je suivrais cet exemple, j’essaierais d’aimer quelqu’un. Vous seriez guéri alors. Le jour où vous aimerez une femme, une seulement, les autres vous deviendront indifférentes, même la reine Cléopâtre, et sans aucun doute, vous pardonnerez à Marc-Antoine très facilement.

PRAX, prenant la romance et la regardant.

Aimer une femme ! le remède est bien simple...

MADELEINE.

Tout à fait simple, comme vous voyez !

PRAX.

Voulez-vous chanter ?

MADELEINE.

Je le veux bien.

Prax s’assied devant le piano. Madeleine debout près de lui

I.

Mehan dicho que tu te casas
Asi lo dice la gente
Y todo sehara en un dia
Tu casamiento y mi muerte.
Quien me ha de querer a mi
Sabiendo lo que te quiero
Y que me muero por ti
Quien me ha de querer a mi
Ay chiquita que me muero
Sabiendo lo que te quiero
Y que me muero por ti.

PRAX, se retournant.

Aimer une femme !

MADELEINE.

Je continue. Y êtes-vous ?

II.

El dia que tu te cases
Te acompañara tu gente
Y a mi me acompañaran
Cuatro velas solamente.
Quien me ha...

PRAX se lève.

Ah ! Madeleine ! Madeleine !

MADELEINE.

Hein ! C’est à moi que vous parlez ?

PRAX.

Pardonnez-moi... la musique me fait perdre la tête littéralement.

MADELEINE.

En effet... je vois qu’elle vous fait faire des choses passable ment extravagantes.

PRAX.

Pardonnez-moi, je vous en prie. Me voilà remis maintenant.

MADELEINE.

Ne m’avez-vous pas dit que si un honnête homme m’aimait, il se garderait bien de m’avouer cet amour ?

PRAX.

Vous vous rappelez cela ?

MADELEINE.

Comme vous voyez... Et c’est à cause de ma fortune sans doute que cet honnête homme se tairait ?

PRAX.

À cause de votre fortune, sans aucun doute.

MADELEINE.

Cet honnête homme ne m’aimerait pas.

PRAX.

Oh !

MADELEINE.

Je vous dis qu’il ne m’aimerait pas... Quelle femme suis-je donc à vos yeux pour que vous pensiez que ma fortune m’écrase à ce point ?... J’aurais le droit peut-être d’avoir un peu d’orgueil, je pourrais prétendre que je mérite d’être remarquée, même à coté de cette fortune, et que, si magnifique que soit le cadre, le tableau, après tout, vaut bien la peine d’être regardé pour lui-même... Je veux être modeste ; j’admets que pour les indifférents, le tableau ne soit rien, et que le cadre soit tout... que ma personne ne soit que l’accessoire de mes millions... Pour les indifférents, je le veux bien, mais pour ce lui qui m’aimerait... le triste amour, convenez-en, si cet homme s’inquiète de quelque chose qui n’est pas moi, s’il ne m’aime pas assez pour oublier que je suis riche... Si j’étais pauvre... il ne m’aimerait donc pas assez pour l’oublier ?...

PRAX.

Oh ! si vous étiez pauvre...

MADELEINE.

Oui, n’est-ce pas ? Avoir beaucoup et descendre jusqu’à une femme qui n’a rien, c’est là une belle action. On peut après l’avoir faite, s’enivrer de l’adoration de soi-même, et c’est là peut-être ce que vous appelez aimer. J’aurais cru ; moi, que l’amour ressemblait moins à l’orgueil et qu’il ne tenait pas plus compte des obstacles qui sont en haut que de ceux qui sont en bas ! Certes, l’homme qui s’arrête parce que la femme qu’il prétend aimer se trouve dans une position inférieure, n’aime pas. Mais celui qui prétend aimer une reine, et qui, parce que cette femme est reine, s’arrête, n’aime pas davantage. Si personne ne m’aime assez pour oublier ma fortune, c’est que personne ne m’aime véritablement et je m’en indigne... car il me semble que je mérite d’être aimée... Vous ne répondez rien ?

PRAX.

Que voulez-vous que je réponde... Tout ce que vous avez dit est fort juste assurément, mais...

MADELEINE.

Mais ?...

PRAX.

Mais... mais... un homme parlait contre le duel... Il dit pendant une heure des choses excellentes. Seulement, quand il les eut dites, il se battit avec quelqu’un qui l’avait contredit un peu trop vivement... Il y a des faits contre lesquels on ne peut rien. Tout ce que vous avez dit est vrai, très vrai, mais cela ne change rien à ce qui est.

MADELEINE.

Rien, en vérité.

PRAX.

Rien du tout, et c’est fort malheureux.

Un domestique entre et remet une carte à Madeleine Palmer.

PRAX, à part.

Ah ! qui que tu sois qui viens, je te remercie.

MADELEINE.

M. Lucien de Méré... n’est-ce pas votre ami ?

PRAX.

Mon meilleur ami... Vous le connaissez ?

MADELEINE, au domestique.

Faites entrer M. de Méré !

 

 

Scène IX

 

MADELEINE, PRAX, LUCIEN

 

LUCIEN.

Madame...

PRAX.

Lucien !

LUCIEN.

Comment vas-tu ?

PRAX.

C’est à toi qu’il faut demander cela. Es-tu plus joyeux qu’il y a un mois ?... Ton mariage...

LUCIEN.

Je me marierai bientôt, je crois.

PRAX.

Ton voyage, il paraît, n’a pas été inutile.

LUCIEN.

Oh ! non, pas inutile.

MADELEINE.

D’où arrivez-vous, monsieur ?

Elle lui fait signe de s’asseoir.

LUCIEN.

De Bade, madame ; vous seriez sans doute bien surprise si je vous disais qu’en m’y occupant de mon mariage je m’y suis presque exclusivement occupé de vous.

MADELEINE.

De moi ?

LUCIEN.

Vous étiez à Bade il y a trois mois ?

MADELEINE.

Oui.

LUCIEN.

Pardonnez-moi de vous avoir suivie pas à pas dans le court séjour que vous y avez fait. J’ai su que chacun de vos pas avait été marqué par un bienfait.

MADELEINE.

Monsieur...

LUCIEN.

Oh ! ne niez pas ! mes renseignements sont précis. La personne qui m’a été désignée est bien celle qui a vainement essayé de cacher plusieurs belles actions. J’en ai conclu assez naturellement qu’une autre belle action qui m’intéresse fort, et dont l’auteur était resté inconnu, avait été aussi faite par cette personne...

MADELEINE.

Mais je croyais qu’il était question de votre mariage ?

LUCIEN.

En effet, madame, c’est de mon mariage qu’il est question.

MADELEINE.

Je ne comprends pas du tout.

LUCIEN.

Je vais m’expliquer un peu plus clairement. Il y a trois mois un homme fort jeune, employé dans une maison de banque, traversait Bade ; il avait sur lui une somme considérable qui appartenait à sa maison, non à lui. Il entra dans le salon de jeu, perdit une niaiserie et s’arrêta. Une valse que l’orchestre se mit à jouer lui entra dans la tête et en peu d’instants le grisa. Il devint fou et se remit au jeu, et jeta de l’or, des billets, jus qu’à ce que la valse, en s’arrêtant, le fit s’arrêter et lui rendit la raison... Il ne lui restait rien... ou presque rien... Il rentra à son hôtel, décidé à se brûler la cervelle. La première chose qu’il aperçut sur sa table fut une somme un peu plus forte que celle qu’il avait perdue. Le bienfaiteur inconnu n’avait évidemment pas pu calculer le chiffre exact.

PRAX, qui a regardé à sa montre, se lève, et s’adressant à Madeleine.

Pardon, madame.

LUCIEN.

Qu’est-ce que tu as, toi ?...

PRAX.

M. Frondeville a dû s’occuper d’une affaire dont je l’avais chargé... Je brûle d’en savoir le résultat.

Il sort.

 

 

Scène X

 

MADELEINE, LUCIEN

 

LUCIEN.

Est-ce mon histoire qui le met en fuite ?

MADELEINE.

Je ne le pense pas ; le comte Prax aime les belles actions, sans doute, et celle que vous venez de raconter est belle, fort belle, assurément.

LUCIEN.

Jusqu’à présent la personne qui l’a faite s’était bien cachée. Heureusement ceux qui étaient intéressés à la découvrir ont cherché mieux encore...

MADELEINE.

Et cette personne ?...

LUCIEN.

Eh ! madame, pensez-vous que ce soit pour le seul plaisir de vous raconter une histoire ? Cette personne, c’est vous !

Il se lève.

MADELEINE, se levant.

Moi !

LUCIEN.

Oui, vous !

MADELEINE.

Par exemple ! si je m’attendais à cette conclusion... Vous vous trompez, ce n’est pas moi qui ai sauvé ce jeune homme.

LUCIEN.

Je comprends ! vous ne voulez pas avouer ! Je vous en supplie... Cependant, si vous saviez quel intérêt...

MADELEINE.

Mais puisque ce n’est pas moi.

LUCIEN.

Vous ne me croyez pas peut-être ; vous me croirez quand je vous aurai tout dit. Le jeune homme est le frère de mademoiselle Léonie d’Auvray, que j’étais sur le point d’épouser... Il a tout raconté... Le père de Léonie alors, obéissant à un scrupule que j’ai vainement essayé de vaincre, m’a déclaré qu’avant de songer à un mariage il fallait s’occuper de découvrir cette personne qui a commis cette faute... Je vous l’ai dit pour vous faire bien comprendre que vous devez avouer. C’est vous, n’est-ce pas ?

MADELEINE.

Je vous jure que personne ne saura par moi ce que vous venez de me dire. Je ne puis pas dire autre chose.

LUCIEN.

Ce n’est pas vous ?

MADELEINE.

Ce n’est pas moi.

LUCIEN.

Ah ! je tombe de haut ! Je me croyais bien sûr...

MADELEINE.

Il est impossible que vous ne finissiez pas par découvrir...

LUCIEN.

Je suis revenu seul, heureusement ! Le frère de Léonie est resté à Bade, s’informant toujours. Maintenant sans doute il sait ce nom... que je croyais savoir. Je pense recevoir aujourd’hui même une lettre de lui... Si elle arrive, on me l’enverra ici. Vous voyez qu’il faut vous dépêcher d’avouer... Tout à l’heure peut-être il vous sera impossible de nier... Ce n’est pas vous ?

MADELEINE.

Est-ce que je me tairais maintenant, si c’était moi ?

LUCIEN.

Attendons cette lettre, attendons !

MADELEINE.

Voici M. Figg qui vous l’apporte, peut-être ; il court ; le voyez-vous ?

LUCIEN.

Il court ! c’est ma foi vrai ! Il faut qu’il se passe quelque chose.

 

 

Scène XI

 

MADELEINE, LUCIEN, FIGG, entrant du fond

 

FIGG, très ému.

Oh ! madame !

Il tombe dans une chaise à droite de la table.

LUCIEN.

Qu’y a-t-il donc, monsieur Figg ?

FIGG.

Le comte... M. Frondeville... un joli coup d’épée...

MADELEINE.

Le comte est blessé ?

FIGG.

Oh ! non !

MADELEINE.

Et M. Frondeville ?

FIGG.

Six semaines dans son lit... Un joli coup d’épée...

Il se lève.

Ah ! ah ! parti, lui aussi.

MADELEINE, à part.

Oui, comme les autres.

FIGG.

Parti !... et celui-là... c’était juste.

MADELEINE.

Quel homme est donc au juste ce M. Frondeville ?

FIGG.

Vous ne le savez pas ?... Oh ! oh ! avant ce soir vous le saurez... Maintenant il n’est pas à craindre ; cela va délier les langues... Prenez garde seulement ; ceux à qui il faisait peur trouveraient moyen d’en dire plus qu’il n’y en a, et pour tant...

MADELEINE.

Était-il si dangereux ?

FIGG.

Oui, très dangereux.

MADELEINE.

Et le comte s’est exposé ?

FIGG.

Oh ! il est brave, très brave...

MADELEINE.

Tout le monde le sait.

FIGG.

Ce que tout le monde ne sait pas... c’est qu’il est bon, mais bon !... Si l’on pouvait dire... Mais il se fâcherait.

MADELEINE.

Et savez-vous pour quel motif il s’est battu ?

FIGG.

Moi, je n’en sais rien.

MADELEINE.

Vous riez !

FIGG.

Oh ! oh ! des cheveux blancs !... Je ne me connais guère à ces sortes de choses... Autrefois peut-être... mais j’ai oublié.

MADELEINE.

Tâchez de vous rappeler...

FIGG.

Ah ! je suis bien sûr que si le comte s’est battu, c’est...

Entre Prax.

 

 

Scène XII

 

MADELEINE, LUCIEN, FIGG, PRAX

 

MADELEINE, jetant un cri.

Ah !

D’une voix tremblante et cherchant à dominer son émotion.

Eh bien ! monsieur le comte, cette affaire...

PRAX.

Cette affaire ?

MADELEINE.

Elle est terminée ?

PRAX.

Ah ! oui... parfaitement terminée.

MADELEINE.

Qu’est-ce que c’était ?

PRAX.

Oh ! rien.

MADELEINE.

Rien ?...

PRAX.

Rien du tout.

Les regardant.

Ah çà, mais, qu’avez-vous à me regarder, hein ? Au milieu de quelle conversation suis-je donc arrivé ?

MADELEINE.

Vous vous êtes battu, comte ?

PRAX.

Moi ?

MADELEINE.

Avec M. Frondeville... Pourquoi ne voulez-vous pas avouer ?

PRAX.

C’est M. Figg qui vous a dit... ?

MADELEINE.

M. Figg ne nous a pas dit le motif.

PRAX.

Ah !

MADELEINE.

Vous allez nous le dire, vous ?

PRAX.

Moi ? c’est impossible !

MADELEINE.

Pourquoi ?

PRAX.

Pourquoi ? pourquoi ? Jamais je ne pardonnerai à M. Figg de m’avoir mis dans une pareille situation. Ne savez-vous pas que je m’appelle le comte Prax ? Avez-vous oublié l’effet produit par ce nom la première fois que je vous l’ai dit ?... Un mois n’a pas suffi pour me changer. Je me suis battu avec M. Frondeville, c’est vrai ; mais, en vérité, je ne me permettrai pas de vous dire le motif de cette querelle.

MADELEINE.

Donnez-moi votre bras, monsieur de Méré.

LUCIEN, en sortant.

Je parierais qu’il n’y a pas un mot de vrai dans ce qu’il cherche à vous faire entendre.

Madeleine s’arrête, regarde Prax et sort.

 

 

Scène XIII

 

PRAX, FIGG

 

FIGG.

Avoir une envie folle de se trouver près d’une femme, et quand on s’y trouve, lui dire tout ce que l’on peut imaginer de plus désobligeant... Les gens qui prétendaient s’y connaître m’ont dit que c’était là le propre du véritable amour.

PRAX.

Est-ce que vous croyez qu’elle m’en voudra, monsieur Figg ?

FIGG.

Je pense au contraire qu’elle vous en aura une profonde reconnaissance.

PRAX.

Ah ! monsieur Figg ! pourquoi n’est-ce pas vous qui avez les vingt millions 

 

 

Scène XIV

 

PRAX, FIGG, SCARPA

 

SCARPA.

Eh bien, comte, nos affaires vont mal.

PRAX.

Pas si mal ! une bonne journée, au contraire... Frondeville, de Ramsay, d’Estillac ! Nous avons du temps devant nous, sans doute, avant que madame Palmer se marie.

SCARPA.

Son mariage est décidé.

PRAX.

Vous dites ?

SCARPA.

Madame Palmer épouse M. Mazeray.

PRAX.

Comment, Mazeray !

SCARPA.

Tout le monde le dit ici... Vous ne savez donc rien ? C’est ma femme qui fait ce mariage. Elle a fini par arracher à la baronne Palmer un silence dont elle s’est empressée de faire un consentement.

PRAX.

Nous lutterons contre votre femme !

SCARPA.

Bien ! mais comment ?

PRAX.

Comment ? je n’en sais rien. Il est inattaquable, ce Mazeray ; il est jeune, riche, bien élevé, parfaitement honorable. Si au moins c’était un homme supérieur ! Mais non, rien ; pas un coté par lequel on puisse le prendre, aucun moyen d’empêcher...

FIGG, bas.

Il y en a un.

PRAX.

Lequel ?

FIGG.

M. Mazeray est follement amoureux d’une femme qui est ici, d’une femme mariée.

PRAX.

Nous sommes sauvés ! M. Figg sait...

SCARPA, avec dédain.

Monsieur Figg sait quelque chose ? Qu’est-ce qu’il sait, M. Figg ?

PRAX.

Mazeray aime une femme mariée.

SCARPA.

Pourquoi, s’il aime une autre femme, consent-il à épouser ?... Est-ce l’appât d’une fortune immense ?

FIGG.

Oh ! non !

PRAX.

Je ne crois pas Mazeray capable... je croirais plutôt que cette femme ne l’aime pas, ou que si elle l’aime, ses devoirs...

SCARPA.

Vous voulez dire qu’elle lui résiste ?

PRAX.

Justement !

SCARPA.

Cela suffit ! quelle est cette femme, monsieur Figg ?

Il va à lui.

FIGG, effaré.

Cette femme ?

SCARPA.

Oui !

FIGG.

Je ne sais pas !

SCARPA.

Toujours incomplet ! mais il n’importe ! je finirai par savoir, moi ! Le plus léger indice suffira, la trace d’un pied sur la table, une branche cassée dans la forêt... Je ne connais qu’un homme qui me soit étonnamment supérieur pour découvrir une chose cachée... C’est l’électeur de Birkenfeld, notre souverain. Il lui plut un jour de connaître... un secret d’amour ; il surprit les amoureux dans une chambre qui n’avait qu’une porte, il daigna mettre son œil à la serrure de cette porte uni que, et sut ainsi ce qu’il voulait savoir.

Il rit, se détourne et aperçoit la figure impassible de Figg.

Eh bien, monsieur Figg, cette anecdote n’est elle point assez originale pour vous arracher un sourire ?

FIGG.

Je pensais qu’elle n’était pas achevée.

SCARPA.

Elle l’est entièrement ! Allez dire à madame la baronne que je désire lui parler... Ensuite, ne perdez pas de vue M. Mazeray ; si vous le voyez parler bas à une femme en la regardant, ne manquez pas de me le dire.

FIGG.

Je n’y manquerai pas !

SCARPA.

Monsieur Figg !

FIGG.

Excellence !

SCARPA.

Toute réflexion faite, lorsque je raconterai une anecdote, vous rirez quand vous voudrez, dès le premier mot, si telle est votre fantaisie. Vous voir rire mal à propos d’une histoire que je ne fais que commencer est une chose moins énorme que de vous voir ne pas rire du tout d’une histoire que j’ai finie.

FIGG.

Il suffit, Excellence !

Il sort.

 

 

Scène XV

 

SCARPA, PRAX

 

PRAX.

Vous avez un projet ?

SCARPA.

Un projet qui nous sauve... Laissez-moi agir.

PRAX.

Il faut nous servir de cet amour.

SCARPA.

Je sais faire ce qu’il faut faire. Étudiez-moi, Prax, ne perdez pas une de mes paroles, pas un de mes gestes, pas un de mes Clignements d’yeux. Vous allez voir quelles pauvres marionnettes sont les hommes dans les mains d’un diplomate qui sait faire jouer les fils !

 

 

Scène XVI

 

SCARPA, PRAX, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

L’on m’a dit que vous désiriez me parler, mon ami.

SCARPA.

En effet, baronne.

LA BARONNE.

Je vous écoute.

SCARPA.

C’est vous qui avez décidé que madame Palmer s’appellerait madame Mazeray ?

LA BARONNE.

C’est moi !

SCARPA.

Je pense, baronne, que c’est là une résolution futile, une véritable résolution tout à fait semblable à une bulle de savon. Vous vous êtes dit : Je ferai ce mariage, absolument comme vous vous seriez dit en regardant votre tapisserie : Ceci sera noir ou ceci sera rouge !

LA BARONNE.

Vous vous trompez !

SCARPA.

En vérité ! l’Europe reconnaît assez généralement que je ne me trompe guère. Mais qu’importe l’opinion de l’Europe puisqu’une enfant prétend...

LA BARONNE.

J’ai pour faire ce mariage les raisons les plus sérieuses...

SCARPA.

Les plus sérieuses ?

LA BARONNE.

Oui, les plus sérieuses : ne m’entendez-vous pas ?

SCARPA.

J’épargnerai à vos dix-huit ans le développement des considérations élevées. Je me contenterai de vous faire entendre qu’il y a des grains de sable qui sont des mondes et que des intérêts immenses peuvent être attachés à un voile de fiancée.

LA BARONNE.

Que voulez-vous dire ?

SCARPA.

Rien de plus que ce que j’ai dit ! Ce mariage est impossible. D’ailleurs, Mazeray n’aime pas madame Palmer.

LA BARONNE.

Comment ! vous savez... ?

SCARPA.

Nous le savons : n’est-il pas vrai, Prax ?

PRAX.

Nous le savons !

SCARPA.

Il aime une autre femme !

LA BARONNE.

Quoi ! vous savez aussi ?...

SCARPA.

Nous ne le savons : n’est-il pas vrai, Prax ?

PRAX.

Nous le savons !

SCARPA.

Il aime et il est aimé.

LA BARONNE.

Cela n’est pas.

SCARPA.

On lui a résisté, il a perdu courage, mais quand nous lui dirons : Vous n’avez donc rien vu, rien deviné, le trouble de cette femme quand elle vous disait qu’elle ne pouvait vous aimer, quand elle vous condamnait à vous éloigner d’elle !...

PRAX.

Elle a pleuré peut-être ! Et il n’a pas vu ses larmes !

SCARPA.

Il ne les a pas vues ; je le lui dirai...

LA BARONNE.

Ah ! je n’y tiens plus.

SCARPA.

Ne comprenez-vous pas, ajouterai-je, que ce mariage est une épreuve, et que si maintenant vous allez trouver cette femme que vous aimez... ?

PRAX.

Et qui vous aime !

SCARPA.

Si vous lui dites : Je pouvais épouser madame Palmer, et je n’ai pas voulu !

PRAX.

Madame Palmer est belle ! madame Palmer est riche !

SCARPA.

Et je n’ai pas voulu l’épouser !... Ne comprenez-vous pas que cette femme ne pourra résister à un pareil sacrifice, à une pareille preuve d’amour ?

PRAX.

Très bien !

SCARPA.

Elle ne pourra pas résister ! elle ne résistera pas !

LA BARONNE.

Vous vous trompez !... elle résistera !

SCARPA.

Vous la connaissez, il paraît, madame ; la connaissez-vous assez pour jurer qu’en ce moment vous dites bien la vérité ?

LA BARONNE.

Ah ! monsieur ! monsieur !

SCARPA.

Vous vous taisez... Je parlerai, moi !

LA BARONNE.

Quand vous aurez parlé, il en sera comme de coutume ; les choses se passeront absolument comme si vous n’aviez rien dit, et il faut bien avouer que cela sera fort heureux pour tout le monde.

Elle sort.

 

 

Scène XVII

 

PRAX, SCARPA

 

SCARPA.

Hein ! que dit-elle ?

PRAX.

Un peu de dépit... en voyant contrecarrer ses projets...

SCARPA.

Cette femme est-elle ici, comte ?

PRAX.

M. Figg dit qu’elle est ici.

SCARPA.

Avant une heure, je veux que Mazeray soit à ses pieds.

PRAX.

Voilà une affaire rondement menée.

SCARPA.

Je suis assez content de moi.

PRAX.

Je fais une réflexion : ne trouvez-vous pas que nous avons joué un peu lestement avec la vertu d’une femme ?

SCARPA, faisant claquer ses doigts.

Peuh !

PRAX.

Et puis, il y a un mari.

SCARPA, de même.

Peuh !

PRAX.

Est-ce vraiment votre avis ?

SCARPA.

Ce sont là de ces misères auxquelles les petites gens peuvent donner de l’importance, mais dont un homme qui manie l’Europe ne saurait s’embarrasser. Il y a une raison à laquelle il est obligé de tout sacrifier : c’est la raison d’État ! et puis, vous oubliez...

Il rit.

PRAX.

Quoi donc ?

SCARPA.

Vous oubliez qu’il y a ici trois ou quatre notables de Birkenfeld ; qui nous dit que la chose n’est pas tombée sur l’un d’eux. Celui-là devrait se féliciter... il aurait rendu service à son pays.

PRAX.

Ne pourrait-il pas demander une récompense ?

SCARPA.

 Si fait. Il y a justement le gros Spendler qui brûle d’être décoré de l’ordre du Mérite individuel.

PRAX.

Voilà une occasion !

SCARPA.

Attendez-moi ici ; je vais parler à Mazeray. Quand je reviendrai, j’aurai quelque chose à vous dire.

Il sort.

 

 

Scène XVIII

 

PRAX, seul

 

Vive Son Excellence ! Elle a été magnifique ! Encore un qui n’épousera pas !

Il chante.

 

 

Scène XIX

 

PRAX, MADELEINE

 

MADELEINE.

Vous chantiez, monsieur ?

PRAX.

Moi, madame ?

MADELEINE.

Il me semble que vous chantiez.

PRAX.

C’est possible ; je chantais sans doute sans m’en apercevoir : cela m’arrive quand je suis joyeux.

MADELEINE.

Je veux profiter de cette bonne humeur. Êtes-vous mon ami, monsieur le comte ?

PRAX.

Moi ?

MADELEINE.

Vous hésitez ? Il me semble que c’est pousser le scrupule un peu loin.

PRAX.

Je n’hésite pas, madame, je suis votre ami.

MADELEINE.

Et s’il se présentait une occasion telle qu’il fallût nécessaire ment que l’ami l’emportât sur le jaloux ou lui cédât, savez vous laquelle serait la plus forte, de l’amitié ou de cette jalousie universelle dont vous me parliez tout à l’heure ?

PRAX, à part.

Où veut-elle en venir ?

MADELEINE.

Eh bien ?

PRAX.

Ma foi, madame, je n’en sais rien du tout !

MADELEINE.

Nous allons le savoir... Cette occasion... se présente... J’ai un service vous demander.

PRAX.

Un service ?

MADELEINE.

Il faut bien avouer que je me trouve dans une situation embarrassante... Placée entre les honnêtes gens que ma fortune oblige à se taire, et les gens moins honnêtes que cette même fortune invite à parler, et qui parlent énormément... À tout prix, je veux échapper à ceux qui parlent trop, et pour cela, je suis décidée à essayer de traduire le silence de ceux qui ne parlent pas assez... Oh ! je sais à quel danger je m’expose ! Plusieurs expériences malheureuses me prouvent que je ne suis pas de force, moi toute seule, à me tirer des embûches qui m’environnent ; aussi ai-je songé à appeler au secours de mon ignorance les lumières d’un homme jeune encore, mais à qui une incontestable expérience de la vie permettra de distinguer, du premier coup d’œil, l’honnête homme de l’aventurier, l’homme qui m’aimera, moi, de celui qui n’aimera que ma fortune. Cet allié sur lequel j’ai compté... c’est vous !

PRAX.

Moi !

MADELEINE.

Oui, vous ! regardez vous-même les gens qui m’entourent... regardez-les bien... car c’est ma destinée que je mets dans vos mains. Le jour où vous me direz : Voilà un honnête homme, voilà un homme qui vous aime ! je vous croirai, entendez vous, je vous croirai absolument !

PRAX.

Hum ! moi, que je vous désigne...

MADELEINE.

Oui ! voilà le service que j’attends de vous.

PRAX.

Que ce soit moi qui... Par exemple ! si je m’étais attendu à cela, je n’aurais pas chanté !

MADELEINE.

Vous refusez ?...

PRAX.

Absolument !

MADELEINE.

Il paraît décidément que c’est la jalousie qui l’emporte sur l’amitié !

PRAX.

Demandez-moi autre chose !

MADELEINE.

C’est cela que je vous demande : vous refusez ?

PRAX.

Je refuse !

MADELEINE.

Bien ! voici alors ce qui me reste à vous dire : Puisque vous ne voulez pas choisir pour moi, je suis décidée à choisir moi même. Je désire que celui sur qui s’arrêtera mon choix soit à l’abri des singuliers hasards dont je vous parlais il y a une heure ; s’il en était autrement, je considérerais comme faite à moi-même la guerre qui serait faite à l’homme que j’aurais choisi, et je pense que cette guerre ne serait pas longue.

PRAX.

Mais pourquoi supposez-vous ?...

MADELEINE.

Je n’ai pas autre chose à vous dire, et j’espère que vous voudrez bien vous souvenir de mes paroles.

Elle sort.

 

 

ACTE III

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

PRAX, seul, assis à la table du milieu

 

 Celui qu’elle choisira !... Est-ce que véritablement elle aurai choisi quelqu’un ?...

 

 

Scène II

 

PRAX, SCARPA

 

SCARPA, entrant du fond et allant au comte.

Chut ! comte, ils sont pris !...

PRAX.

Qui ?

SCARPA.

Nous allons savoir qui est la femme aimée par Mazeray. Je les ai suivis ; mais à cause de la nuit, je n’ai pu la reconnaître. Ils sont là !...

PRAX.

Là !...

SCARPA, allant à la porte de gauche.

Oui, ils ne peuvent en sortir... j’ai dit à M. Figg de fermer la porte par laquelle ils sont entrés...

PRAX.

Très prudent !

SCARPA.

Ne bougez pas, ne faites pas de bruit... Je l’entends... L’homme parle du mariage qu’il a sacrifié.

PRAX.

C’est bien Mazeray !

SCARPA.

Quant à la femme... Mettrai-je mon œil à la serrure ?

PRAX.

Puisque l’électeur lui-même a daigné...

SCARPA.

Je parie que c’est la femme du gros Spendler.

PRAX.

Espérons-le pour lui !

SCARPA, regardant par la serrure.

Oh !

PRAX.

Qu’y a-t-il ?

SCARPA.

Ma femme !...

PRAX.

Vous dites ?...

SCARPA.

Ma femme !... et c’est moi !...

PRAX.

Votre femme !... Ouf ! Il y a quelque chose au moins qui doit vous consoler... c’est pour votre pays !

SCARPA.

Oh !

Il remonte au fond.

Des flambeaux ! des flambeaux !

PRAX.

Calmez-vous, Excellence !

SCARPA.

Il faut ici de l’éclat, et que les choses se passent en pleine lumière.

PRAX.

Qu’allez-vous faire ?

Entrée de Karl, qui apporte le flambeau et le dépose sur la console à gauche.

SCARPA.

Ouvrez cette porte, Karl, ouvrez-la toute grande... Bien ! retirez-vous.

Le domestique sort.

PRAX.

Quel moyen de les tirer de là ?

SCARPA.

Ils ne veulent pas sortir !

 

 

Scène III

 

PRAX, SCARPA, MADELEINE et LUCIEN

 

PRAX.

Elle !

MADELEINE.

Nous sortirons bien sans que l’on se donne la peine de venir nous chercher.

PRAX.

Et Lucien !

LUCIEN.

Nous voici, monsieur le baron, nous voici.

SCARPA.

Hein ! qu’est-ce que cela veut dire ?

Il se précipite dans la chambre, revient en scène, et regardant tour à tour Lucien et Madeleine.

Personne !... Il n’y avait que vous dans cette chambre ?

MADELEINE.

Il faut bien l’avouer, puisque vous m’y forcez !... Nous étions seuls !

SCARPA.

Vous ! allons donc... C’est impossible. Je n’ai pas pu distinguer les traits de la femme, mais l’homme... Ce n’est pas vous que j’ai suivi tout à l’heure ?

LUCIEN.

Pardonnez-moi, monsieur le baron ; je vous ai, moi, parfaitement reconnu. C’est bien moi que vous suiviez.

SCARPA.

Oh ! M. Figg ! M. Figg !

 

 

Scène IV

 

PRAX, SCARPA, MADELEINE, LUCIEN, FIGG

 

FIGG.

Que me voulez-vous, monsieur le baron ?

SCARPA.

Vous n’avez donc pas fermé la porte comme je vous l’ai dit ?

FIGG.

Si fait... Voici la clef.

SCARPA.

Vous l’avez fermée... quand je vous l’ai dit ?

FIGG.

Oui !

SCARPA.

Oh !

MADELEINE, bas à Figg.

Vous êtes le plus adroit des hommes, monsieur Figg, et le meilleur.

SCARPA.

Mais... j’ai bien entendu... l’homme qui était là, parlant à la femme qui était là, lui jurer qu’il l’aimait.

Figg remonte à droite.

MADELEINE, bas à Lucien.

Eh bien... répondez donc !

LUCIEN.

Cela est vrai... pourquoi le nier ? Je jurais en effet à madame...

PRAX.

Oh !

SCARPA.

Il lui parlait d’un mariage qu’il lui sacrifiait... Eh bien ?

MADELEINE.

Ne savez-vous pas que M. de Méré devait épouser une autre personne ?

SCARPA.

C’est vrai.

MADELEINE.

Il me disait, en effet, que pour moi il renonçait à ce mariage... Vous avez très bien entendu.

LUCIEN, bas à Madeleine.

Pardonnez-moi... je n’aurais pas eu la force de dire...

MADELEINE.

C’est pour cela que je l’ai dit.

SCARPA.

Monsieur Figg !

FIGG, redescendant en scène entre Scarpa et Prax.

Excellence !

SCARPA.

Où est ma femme ?

FIGG.

Madame la baronne s’est enfermée chez elle en se plaignant de souffrir un peu.

SCARPA.

Quand cela ?

FIGG.

Il y a à peu près une demi-heure... immédiatement après l’entretien que madame la baronne a eu avec Votre Excellence...

SCARPA.

Allons ! Il n’y a rien à répondre.

PRAX.

Et moi qui me moquais... Monsieur Figg...

FIGG.

Monsieur le comte...

PRAX, bas.

Je serai parti dans une heure. Si vous avez à m’écrire pour quelque chose, vous m’écrirez à Alexandrie, en Égypte ; c’est là que je vais...

FIGG.

Trop vite ! trop vite !

PRAX.

Je suis décidé, mon ami !

FIGG.

Monsieur le baron n’a plus rien à me demander ?

SCARPA.

Non, monsieur Figg, rien du tout !

FIGG, à Prax.

Trop vite !...

Il sort à droite.

 

 

Scène V

 

PRAX, SCARPA, LUCIEN, MADELEINE

 

LUCIEN, à Madeleine.

Nous sauvons la baronne, et nous faisons bien ; mais, en la sauvant, nous rendons quelqu’un bien malheureux !...

MADELEINE.

Croyez-vous ?

LUCIEN, montrant Prax.

Regardez-le ! N’est-il pas à faire pitié ?

MADELAINE.

Que voulez-vous que je fasse ?

LUCIEN.

Une si violente douleur vaut bien une bonne parole.

MADELEINE.

Ne voulez-vous pas que je tombe à ses pieds moi-même, el que je lui fasse une déclaration ?

LUCIEN.

Vous le devriez presque... prenez-vous-en à vos millions...

SCARPA.

C’est extraordinaire ! j’aurais juré que c’était Mazeray...

LUCIEN.

Vous voyez que c’était moi ! Il y a des preuves...

SCARPA.

Mais enfin j’ai vu !...

LUCIEN.

Peut-être avez-vous... dans les yeux... quelque chose ?

SCARPA.

Oui, c’est cela, j’ai quelque chose dans les yeux sans doute... Mais ne trouvez-vous pas que voilà une maladie bien dés agréable ?

MADELEINE, à Lucien.

Il n’est pas convaincu encore !...

LUCIEN.

Il faut achever.

Au baron.

Je veux aller m’informer de la santé de madame la baronne...

SCARPA.

Oh ! je vais avec vous... je saurai bien...

LUCIEN, à Madeleine.

Un mot au moins... J’aime, moi aussi, et je sais ce qu’il souffre...

SCARPA, à Lucien.

Ainsi, c’était vous ?...

LUCIEN.

Sans doute ! L’évidence, baron, l’évidence !...

Ils sortent. Prax relève la tête, et, s’apercevant qu’il est seul avec Madeleine, se lève, s’incline et se dirige vers la porte du fond.

MADELEINE, faisant un pas, et d’une voix mal assurée.

Monsieur le comte !...

PRAX.

Vous me parlez, madame ?...

MADELEINE.

Oui, je désire que vous restiez !

 

 

Scène VI

 

PRAX, MADELEINE

 

PRAX.

Que me voulez-vous ? Ah ! c’est pour me rappeler, sans doute, vos paroles de tout à l’heure ?...

MADELEINE.

Quelles paroles ?...

PRAX.

Vous aviez, m’avez-vous dit, l’intention de choisir vous même... Si, au moment où vous me disiez cela, votre choix n’était pas fait, il faut avouer que vous vous êtes décidée promptement.

MADELEINE.

Aurais-je si mal choisi ?

PRAX.

Lucien !... non, assurément !... Ce n’est pas un mauvais choix. Me préserve le ciel de dire de Lucien autre chose que ce que je pense de lui ! C’est l’homme le plus loyal... S’il vous a dit qu’il vous aimait, c’est qu’il vous aime... s’il vous a sacrifié la femme qu’il devait épouser, c’est qu’il ne l’aime plus, et qu’il vous aime... vous ! En Allemagne, m’avez-vous dit, il était reçu chez vous. C’est là, sans doute, que cet amour aura commencé. Que me demandez-vous donc ?... Que je vous promette de ne rien faire contre ce mariage... je vous le promets !...

MADELEINE.

Vous parlez ?

PRAX.

Que pouvez-vous avoir encore à me dire ?... Je viens de vous promettre...

MADELEINE.

Pensez-vous que M. de Méré soit bien le mari qu’il me faut ? Ne le trouvez-vous pas un peu grave pour moi, un peu diplomate, un peu âgé... avec ses vingt-cinq ans ? Songez que j’ai vécu près d’un vieillard, que je suis jeune et que c’est la jeunesse que je cherche... Croyez-vous qu’un peu d’extravagance m’effraierait ? Si cela est un tort, je m’en accuse, mais il m’est arrivé de ne pas détourner la tête assez vite quand on parlait devant moi de certaines folies... Par exemple, il faut que l’on soit bon. Est-ce un rêve que j’avais fait ?... Je m’étais figuré je ne sais quel écervelé de bonne compagnie, se souciant peu du blâme de la foule, fuyant surtout ses applaudissements, laissant voir à tous la main qui tenait son verre, et cachant soigneusement celle qui faisait du bien !

PRAX.

Ne trouvez-vous pas qu’avec la dernière phrase on pourrait faire une vignette ?... D’un côté, la main qui tient le verre et de l’autre... Une vignette qui ferait admirablement bien en tête d’une romance.

MADELEINE.

Pourquoi vous amusez-vous à vous faire souffrir ? Vous riez ?...

PRAX.

Oui, je ris... parce que je me rappelle l’histoire d’un ami à moi. Il avait dix-huit ans, vivait à la campagne, chez son père, et presque chaque nuit allait à six lieues de chez lui, chez une femme qui était sa maîtresse...

MADELEINE.

Hein ?

PRAX.

Tenez-vous à ce que je m’arrête Ce serait fâcheux ; car, au bout de l’histoire, il y a une moralité qui s’appliquerait très bien...

MADELEINE.

Peut-être ai-je eu tort de dire que je ne détournais pas la tête assez vite quand on racontait devant moi...

PRAX.

Vous dire les précautions que prenait mon ami... Il descendait pieds nus ; il sellait son cheval à tâtons... et sans oser respirer... car il ne fallait pas réveiller les domestiques... de la paille par terre quand le cheval sortait de l’écurie... et puis des courses à fond de train dans des terres labourées, pour n’être pas vu et ne pas faire de fracas... Notez que la dame avait eu vingt galanteries front levé, qu’elle n’avait pas à se cacher... que le père de l’amant et tout le monde savaient à quoi s’en tenir... Et cependant elle tenait soigneusement à la paille mise devant l’écurie, et aux courses dans les terres labourées...

MADELEINE.

Voilà l’histoire : la moralité maintenant...

PRAX.

La moralité, c’est qu’il faut que les femmes trompent... quand même rien ne les oblige à tromper, même quand elles ne trompent personne... Celle dont je vous parle trompait une ombre, ne pouvant pas tromper une réalité !...

MADELEINE.

Je croirais plutôt qu’en le forçant à jouer cette comédie, la femme dont vous parlez tenait simplement à doubler le plaisir de celui qu’elle aimait ! Elle ne trompait personne et elle le savait bien ; mais l’amant, lui, croyait tromper quelqu’un, et à cause de cette illusion il était heureux ! Les vingt galanteries que la dame avait eues front levé lui avaient donné de l’expérience, sans doute, et lui avaient appris qu’avant tout il faut une proie à votre vanité. Ne pouvant lui donner une réalité à dévorer, elle se tirait d’affaire en lui donnant une ombre. Voilà, selon moi, quelle serait la vraie conclusion de votre histoire.

Mouvement de Prax.

J’admets que je me trompe, et que celle que vous m’avez dite soit juste. Elle s’applique à moi ?

PRAX.

Oui, à vous !...

MADELEINE.

Je trompe quelqu’un, alors, selon vous ?

PRAX.

Pourquoi m’avez-vous parlé comme vous me parliez tout à l’heure, puisque c’est Lucien que vous aimez ? Qui trompez vous, de Lucien ou de moi ?

MADELEINE.

M. de Méré, passe encore... Vous pouvez à la rigueur supposer que je le trompe, puisque vous croyez qu’il m’a dit qu’il m’aimait !

PRAX.

Je crois !...

MADELEINE.

Mais que je vous trompe, vous ? C’est plus difficile, vous qui, si j’ai bonne mémoire, ne m’avez rien dit de semblable ?

PRAX.

Certes, non !

MADELEINE.

Vous avez grand tort de vous en défendre... C’est ce que vous auriez pu faire de mieux !...

PRAX.

Vous trouvez !...

MADELEINE.

Et c’est ce que vous feriez tout de suite, si vous étiez sage...

PRAX.

Vous voulez que je vous dise que je vous aime ?

MADELEINE.

Pourquoi pas ?

PRAX.

Que je vous aime, seulement cela ?

MADELEINE.

Quel jeu jouez-vous avec moi ? S’il y a quelque chose que vous ne compreniez pas, je veux bien vous l’expliquer... Suis je trop exigeante en voulant vous forcer d’abord à me dire un mot, un seul, qui au moins vous donnera une espèce de droit De me demander cette explication ?...

PRAX.

Oh ! je ne demande rien !...

MADELEINE.

Pourquoi ne voulez-vous pas me dire que vous m’aimez ? Est-ce que vous croyez que je ne le sais pas ?...

PRAX.

Vous le savez ?

MADELEINE.

Depuis ce matin seulement, ne m’avez-vous pas donné assez de preuves ?...

PRAX.

Des preuves ? quelles preuves ?...

MADELEINE.

Pensez-vous que je sois aveugle !... N’est-ce pas vous qui avez renvoyé M. d’Estillac et M. de Ramsay ?... N’est-ce pas vous qui vous êtes battu avec M. Frondeville ? N’est-ce pas vous qui avez rallumé dans le cœur de M. Mazeray l’amour qui devait l’éloigner de moi ?...

PRAX.

Si fait... C’est moi qui ai fait tout cela !...

MADELEINE.

Vous l’avouez ?

PRAX.

Oui, je l’avoue !... Mais quant à avouer que j’ai fait tout cela parce que je vous aime... c’est autre chose... Îl m’en coûte de vous désabuser !...

MADELEINE.

Comment ?

PRAX.

C’est le secret de l’État que vous me forcez à trahir. Un ordre est venu de ne pas vous laisser vous marier avec un Français. C’est moi que l’on a chargé de cette mission délicate... je l’ai jusqu’à présent remplie le plus consciencieusement que j’ai pu...

MADELEINE.

Cela n’est pas !...

PRAX.

Cela est !...

MADELEINE.

Vous ne vous êtes pas joué de moi à ce point !...

PRAX.

Je ne me suis pas joué de vous. Ne savez-vous pas que je suis attaché à l’ambassade ? J’ai fait ce qu’on m’a dit de faire.

MADELEINE.

Vous croyez avoir à vous venger de moi. Vous croyez que je vous ai fait du mal et vous voulez...

PRAX.

Vous ne m’avez pas fait de mal...

MADELEINE.

Vous ne vous êtes pas ainsi exposé à ce que je vous...

PRAX.

Vous êtes assez jolie pour souffrir la vérité. Si je ne vous aime pas, Lucien vous aime. Moi, je vous répète que j’ai fait tout ce que j’ai fait parce que c’était mon devoir, et non parce que je vous aimais !

MADELEINE.

Oh !

Entre Lucien.

 

 

Scène VII

 

PRAX, MADELEINE, LUCIEN

 

PRAX.

C’est toi !...

LUCIEN.

Oui, j’ai laissé le baron près de sa femme. Quant à moi, je suis le plus heureux des hommes. Cette lettre que j’attendais...

PRAX.

J’ai à te parler, Lucien !...

LUCIEN.

Qu’as-tu à me dire ?

PRAX, avec fureur.

Ce que j’ai à te dire...

S’arrêtant.

Rien ! je n’ai rien à te dire... Rien absolument.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

LUCIEN, MADELEINE

 

LUCIEN.

Que se passe-t-il donc ?

MADELEINE.

Vous parliez de cette lettre que vous attendiez...

LUCIEN.

Oui. Un domestique qui arrive de la poste m’a dit y avoir vu une lettre pour moi, une lettre avec le timbre de Bade.

MADELEINE.

Elle sera ici tout à l’heure.

LUCIEN.

Oh ! je n’attendrai pas ; je vais courir...

MADELEINE.

Et vous croyez que dans cette lettre il y a le nom de la personne qui a sauvé...

LUCIEN.

J’en suis à peu près sûr !

MADELEINE.

Allez donc ! Et puisse ce nom être celui d’un homme ! et puisse cet homme ne pas être marié !

LUCIEN.

Comment !

MADELEINE.

J’irai à lui et je lui demanderai s’il veut que lje sois sa femme !

LUCIEN.

Vous dites ?...

MADELEINE.

Je dis que je suis lasse de tout ceci... Je dis qu’en choisissant l’homme qui a fait une telle action, je suis sûre de choisir un homme dont je porterai le nom avec orgueil... Je dis que je fais le serment...

LUCIEN.

Ne faites pas de serment. Vous êtes en proie à je ne sais quelle surexcitation...

MADELEINE.

À je ne sais quelle surexcitation !... Voilà des paroles que je ne comprends pas. Je suis parfaitement calme, au contraire. Dès que vous connaîtrez cet homme, faites-le-moi connaître. S’il le veut, il sera mon mari. C’est un serment que je fais ; je le tiendrai !

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

LUCIEN, seul

 

Je le sais bien qu’elle le tiendra ! Et c’est ce qui me boule verse... Singulière façon de choisir un mari... Pas si mauvaise, après tout... Je ne sais pas trop ce que j’en dirais s’il ne s’agis sait pas du bonheur de ce pauvre Prax... Que s’est-il donc passé entre eux ?

Entre Prax.

 

 

Scène X

 

LUCIEN, PRAX

 

PRAX.

Si, décidément, j’ai quelque chose à te dire...

LUCIEN.

Quoi donc ?

PRAX.

J’ai à te dire qu’il faut que nous nous battions !

LUCIEN.

Ah !

PRAX.

Un duel à mort, entends-tu ?

LUCIEN.

J’entends !

PRAX.

Et si je te tue, je ne regretterai qu’une chose, c’est que tu ne puisse pas revivre, afin d’être de nouveau tué par moi !

LUCIEN.

Ça n’en finirait pas, alors...

PRAX.

Je te ferai payer tout ce que je viens de souffrir là, pendant une heure, en attendant qu’elle te quittât.

LUCIEN.

Pendant cinq minutes, cinq minutes tout au plus !

PRAX.

Je te ferai payer surtout... Je ne pourrai que te tuer, mon Dieu ! je ne pourrai que te tuer !...

LUCIEN.

C’est bien quelque chose !

PRAX.

Lucien !...

LUCIEN.

Sérieusement, mon ami, est-ce que tu as envie de te battre contre moi ?

PRAX, tombant accablé.

Ah ! c’est trop, mon Dieu ! je souffre trop ! J’ai tort... par donne-moi ! Tu l’aimes, tu as raison... Elle t’aime, tant mieux !

LUCIEN.

Qu’est-ce que tu dis ?

PRAX.

Je sais qu’autrefois, quand tu étais en Allemagne... Et puis, ne vous a-t-on pas surpris là... tous les deux ?... N’avez-vous pas avoué ?...

LUCIEN.

Ah çà, tu es fou !... Est-ce que tu ne sais pas que nous avons fait cela pour sauver la baronne ?

PRAX.

La baronne !

LUCIEN.

Elle était là avec Mazeray. M. Figg les a fait sortir ; et comme il fallait bien que l’ambassadeur trouvât quelqu’un, il nous a enfermés, madame Palmer et moi.

PRAX.

C’est vrai, cela ?

LUCIEN.

Elle ne t’a donc rien dit ?

PRAX.

Ah ! si ; ah ! si.

LUCIEN.

Eh bien ?

PRAX.

Elle m’a dit qu’elle ne demandait pas mieux que de m’expliquer... Mais, d’abord, elle voulait que je lui dise, moi...

LUCIEN.

Que tu lui dises ?

PRAX.

Que je l’aimais.

LUCIEN.

Tu as refusé ?

PRAX.

Eh ! j’étais fou... après vous avoir vus tous les deux, et vous avoir entendus... je l’aurais tuée... Je voulais bien te tuer tout à l’heure, toi !

LUCIEN.

Ah ! querelles d’amoureux ! querelles d’amoureux !

PRAX.

Dis donc ! c’est bien vrai, au moins ?

LUCIEN.

Quoi ?

PRAX.

Ce que tu viens de me raconter...

LUCIEN.

Oui, c’est bien vrai !...

PRAX.

Tu ne l’aimes pas ?

LUCIEN.

Puisque je dois épouser mademoiselle d’Auvray...

PRAX.

Ah ! que je suis content que tu ne l’aimes pas...

LUCIEN.

Cela se voit !...

PRAX.

Content... à cause de mademoiselle d’Auvray... Car elle t’aime, et elle aurait souffert sans doute...

LUCIEN.

À cause de mademoiselle d’Auvray, c’est évident !

PRAX.

Tu ne me crois pas ?...

LUCIEN.

Pas le moins du monde !...

PRAX.

J’ai une envie folle de t’embrasser...

LUCIEN.

Si cela t’amuse !...

Ils s’embrassent.

PRAX.

C’est bien vrai, n’est-ce pas ?...

LUCIEN.

Encore !...

PRAX.

Non, je te crois, moi, je te crois, qu’est-ce que cela ? Ma tête s’en va positivement. Qu’est-ce que cela ?... Qu’est-ce que cela ?...

LUCIEN.

Dans le plus pur français du monde, cela s’appelle de l’amour...

PRAX.

De l’amour, moi... j’ai plus de trente ans !

LUCIEN.

Et jamais ça ne t’était arrivé...

PRAX.

Jamais !...

LUCIEN.

Je t’avais bien dit qu’un jour tu serais pris... Tu te rappelles ?...

PRAX.

Ah ! oui...

LUCIEN.

Tu vois bien !...

PRAX.

Mais tu m’avais dit que la femme serait vieille...

LUCIEN.

Et laide !...

PRAX.

Tu es forcé d’avouer que tu t’étais trompé... Ah çà, mais, je suis ridicule décidément, et tu dois te moquer de moi !

LUCIEN.

Il n’y a pas de danger... J’aime, moi aussi, je sais ce que c’est...

PRAX.

Tu aimes, toi ?

LUCIEN.

Certes...

PRAX.

Tu as éprouvé ce que j’éprouve !...

LUCIEN.

C’est probable !

PRAX.

Ah ! tu n’aimes pas autant que moi !

LUCIEN.

Voilà une prétention...

PRAX.

Tu n’as pas été si heureux, tu n’as pas tant souffert ! Je te jure que c’est impossible !...

LUCIEN.

Ah ! si tu me le jures !...

PRAX.

Tout à fait impossible !... Ah ! que c’est bon de sentir qu’on a vingt ans, à trente ans passés !...

LUCIEN.

Et quand je songe que tu n’as pas voulu lui dire que tu l’aimais...

PRAX.

Oh ! mais maintenant...

LUCIEN.

Oh ! mon Dieu ! et ce serment qu’elle vient de faire...

PRAX, très sérieux.

Ah !

Un moment de silence.

Nous voici maintenant aussi sérieux l’un que l’autre. Tous les deux nous pensons à la même chose !

LUCIEN.

Oh ! je ne crois pas...

PRAX.

J’avais oublié, ma foi !...

LUCIEN.

Qu’avais-tu oublié ?...

PRAX.

Eh ! pardieu ! les millions !... Penses-tu que sans ces millions maudits, je n’aurais pas depuis longtemps...

LUCIEN.

Si ce n’était que cela !... Malheureusement, il y a un autre obstacle... plus grave...

PRAX.

Je ne te comprends pas.

LUCIEN.

Que venais-tu donc de dire à madame Palmer tout à l’heure, lorsque je suis entré ? Quelque chose assurément dont elle n’avait pas lieu d’être très satisfaite.

PRAX.

Oui, oui, c’est possible ! Il est possible même que ce que je lui ai dit l’ait mise dans une prodigieuse colère.

LUCIEN.

Cela explique le serment qu’elle a fait.

PRAX.

Un serment !

LUCIEN.

Avant cinq minutes, j’aurai une lettre que j’attends. Dans cette lettre, il y a un nom. Si ce nom est celui d’un homme, et il y a cent à parier de terribles chances pour que cela soit ; si cet homme n’est pas marié, et l’action qu’il a faite suffirait pour prouver qu’il ne l’est pas, madame Palmer a juré qu’elle irait elle-même lui demander s’il la voulait pour femme !

PRAX.

L’action faite par cet homme est donc bien belle ?

LUCIEN.

Oui.

PRAX.

Ah !

LUCIEN.

Voilà pourquoi tu m’as vu tout à l’heure redevenir sérieux. J’avais oublié, en te voyant si heureux, que la femme que tu aimes était bien décidément perdue pour toi.

PRAX.

Va chercher cette lettre !

Entre Figg.

 

 

Scène XI

 

LUCIEN, PRAX, FIGG

 

FIGG, une lettre à la main.

Ah ! M. de Méré !

PRAX, à Lucien.

Va chercher cette lettre, dût le nom qu’elle renferme me tuer !

FIGG.

Hum ! que dit-il ?

Figg cache la lettre. Lucien se retourne.

LUCIEN, à Figg.

Que voulez-vous, monsieur Figg ?

FIGG.

Moi, monsieur, rien !

LUCIEN.

Ne m’avez-vous pas appelé en entrant ?

FIGG.

Moi, pas du tout !

LUCIEN.

J’aurais, ma foi, juré... Il paraît que tout le monde a quelque chose aujourd’hui. Le baron Scarpa n’y voit goutte... et moi, j’entends tout de travers !...

Il sort.

 

 

Scène XII

 

PRAX, FIGG

 

PRAX.

Ah ! du moins, je ne partirai pas sans lui avoir dit...

FIGG.

Vous êtes toujours décidé... l’Égypte... Alexandrie ?...

PRAX.

Plus que jamais, monsieur Figg.

FIGG.

Oh !... qui sait ? Vous n’êtes pas parti encore.

PRAX.

Comment ?

FIGG, montrant une lettre.

Une lettre importante, dites-vous ?

PRAX.

La lettre qu’attend Lucien.

FIGG.

Oui ; j’allais lui donner... quand je vous ai entendu.

PRAX.

Vous avez cette lettre dans les mains et vous le laissez courir !...

FIGG.

Vous avez dit qu’elle vous intéressait...

PRAX.

Assurément, elle m’intéresse. Il y a là dedans un nom... Mais que voulez-vous que je fasse de cette lettre ? Ce n’est pas à moi qu’elle est adressée.

FIGG.

Oh ! n’est-ce que cela ? Donnez.

PRAX.

Que faites-vous ?

FIGG.

Je prends la chose sur moi.

Il va pour rompre le cachet ; Prax l’arrête. Entre Madeleine.

PRAX.

Vous feriez cela pour moi, monsieur Figg ?

FIGG.

Ah ! pour vous, monsieur le comte... pour vous... ne savez vous pas ce que je ferais !

 

 

Scène XIII

 

MADELEINE, PRAX, FIGG

 

MADELEINE.

Il est flatteur, en vérité, d’inspirer de pareils dévouements !

PRAX.

Rendez-moi cette lettre, mon ami !

FIGG.

La voici.

PRAX.

Je suis toujours décidé à partir ; si vous voulez, vous partirez avec moi.

FIGG.

Oh ! monsieur le comte !...

PRAX.

Ne perdez pas de temps ; nous partirons bientôt !

FIGG, en sortant.

Sotte femme ! puisqu’elle ne l’aime pas !... Sotte femme !

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

PRAX, MADELEINE

 

MADELEINE.

Je suis arrivée hors de propos. La mission que l’on vous a confiée vous autorise à décacheter cette lettre, sans doute, et vous alliez...

PRAX.

Oh !

MADELEINE.

Faites-le donc, et nous verrons si vous empêcherez ce mariage que j’ai résolu. Nous verrons si ce que vous pourrez imaginer sera plus fort que mon serment !

PRAX.

Ce serment !... Vous l’avez donc fait véritablement ?

MADELEINE.

Oui.

PRAX.

Il est certain que vous épouserez ?...

MADELEINE.

Oui.

PRAX.

De sorte que celui qui songerait maintenant à vous ne devrait conserver aucune espérance ?...

MADELEINE.

Aucune !

PRAX.

De sorte que celui qui maintenant vous dirait qu’il vous aime ne pourrait pas être soupçonné de mentir, puisqu’un mensonge ne le conduirait à rien ?...

MADELEINE.

Assurément !

PRAX.

Ah ! l’aveu que vous me demandiez tout à l’heure, et que tout à l’heure je ne pouvais pas... Je vous aime, Madeleine, je vous aime !

MADELEINE.

Vous m’aimez !...

PRAX.

Oui, je puis parler maintenant !...

MADELEINE.

Est-ce là le moyen que vous comptez employer ? il ne réussira pas !

PRAX.

Je ne ferai rien pour empêcher votre mariage. Ce serment, qui m’enlève toute espérance, je le bénis presque, puisqu’il me permet de parler... Je vous avais dit que si un honnête homme vous aimait, il ne pourrait pas vous avouer cet amour... et qu’il n’y avait pas de parole, si loyale qu’elle fût, dans laquelle le soupçon ne pût, malgré vous, vous faire voir un piège... Mais puisque vous avez juré d’en épouser un autre, puisque vous êtes perdue pour moi, je puis bien vous dire que je vous aime... Vous saurez bien que je ne vous trompe pas... Pourquoi vous tromperais-je ?... Je puis bien vous dire que ma vie vous a appartenu depuis le jour où je vous ai vue pour la première fois et que je n’ai pas eu une pensée dont vous ne fussiez l’objet.

MADELEINE.

Vous avez une mission à remplir... Qui me dit que vous ne la remplissez pas maintenant, et que ce n’est pas là l’effort d’un diplomate aux abois ?...

PRAX.

Vous me croirez quand je serai parti... Quand votre mariage sera fait, et que je serai loin de vous, vous me croirez... Je vous supplie alors de vous souvenir de moi. Oh ! pendant un instant, le temps de vous dire que j’étais sincère et que je vous aimais. Quant à moi, vous m’avez fait connaître des joies immenses et des douleurs telles que je n’aurais pas cru qu’on les pouvait supporter... Je ne vais plus vivre que pour me rappeler ces douleurs et ces joies... Lesquelles aimerai-je le plus à me rap peler... ces douleurs et ces joies ? Je n’en sais rien. S’il me fallait retrancher de ma vie les instants pendant lesquels j’ai souffert par vous... et ceux pendant lesquels j’ai été heureux, je ne sais pas quels sont ceux que je préférerais sacrifier. C’est vous qui m’avez sauvé ! Un jour le débauché s’est agenouillé à vos pieds. Quand il s’est relevé, ce débauché était un homme ; parce qu’il avait aimé. Je croyais n’avoir pas de cœur, vous m’avez prouvé que j’en avais un... Imaginez l’héritier d’un mendiant... D’un œil mécontent, il regarde le logis délabré, les meubles boiteux, les murs tout nus... et voilà qu’en remuant un vieux fauteuil il fait tomber une pièce d’or, puis une autre, puis une autre... Éperdu alors, il fouille, il brise, il effondré... De l’or, de l’or partout, dans les meubles, dans les murs... il a les mains pleines d’or et il en trouve toujours... Cet homme, c’est moi, Madeleine, et ce logis délabré, c’est mon cœur... Je le croyais vide, et tout d’un coup j’y ai trouvé plus d’amour que la cachette d’un avare ne renfermera jamais de richesses... Je vous aime, Madeleine, entendez-vous, je vous aime ! je vous aime !

Il tombe à genoux.

MADELEINE.

Mais cette mission ! cette mission ! Comment avez-vous pu consentir ?...

PRAX.

Je ne vous aimais pas quand je l’ai acceptée. Pour la remplir, j’ai vécu près de vous. C’est alors que je vous ai aimée... Maintenant, prenez cette lettre, et ouvrez-la vous-même si vous le voulez !

Entre Lucien.

 

 

Scène XV

 

MADELEINE, PRAX, LUCIEN

 

LUCIEN.

Que me dit-on ?... M. Figg avait ma lettre... et...

MADELEINE.

La voici !

Lucien ouvre la lettre et lit.

Eh bien ? Ce nom ?

LUCIEN.

Il y est !

MADELEINE.

C’est un homme ?

LUCIEN.

Oui.

MADELEINE.

Le connaissez-vous ?

LUCIEN.

Je le connais, il n’est pas marié !

MADELEINE.

Ah !

LUCIEN.

Lisez ! Cela est bien extraordinaire !...

Il lui donne la lettre. Moment de silence. Entre Figg.

 

 

Scène XVI

 

MADELEINE, PRAX, LUCIEN, FIGG

 

FIGG.

Je suis prêt, monsieur le comte !

MADELEINE.

Vous êtes un honnête homme, monsieur Figg.

FIGG.

Moi, madame !

MADELEINE.

Un honnête homme, et un homme singulier...

FIGG.

Je ne vous comprends pas !

MADELEINE.

Très singulier ! Car, en dépit des apparences, je crois bien que vous n’êtes pas le personnage le moins important d’ici... Quant à la fortune, vous en avez certainement...

FIGG.

Moi ?

MADELEINE.

Sans doute !... Il faut que vous soyez riche, très riche même... si vous faites souvent des actions pareilles à celle-ci.

FIGG.

Que voulez-vous dire ?

MADELEINE.

N’est-ce pas vous qui avez fait ce dont il est parlé dans cette lettre ?... qui avez sauvé ce jeune homme ?...

Elle lui donne la lettre.

FIGG.

Oh !

MADELEINE.

Vous ne pouvez pas nier... Il у a des preuves !

FIGG.

Oui, c’est bien moi qui ai donné l’argent !... Mais où l’aurai-je pris, bon Dieu ! Ne comprenez-vous pas que je n’ai été qu’un instrument... et qu’un autre ?...

MADELEINE.

Qui donc ?...

FIGG.

Eh ! un homme que j’aime... parce que je le connais, moi, parce que je suis le seul...

MADELEINE.

Son nom ?...

FIGG.

Son nom ! Eh ! madame... s’il s’est servi de moi, s’il m’a confié ce secret et d’autres encore du même genre, c’est à la condition que je ne le révèlerais pas. Je me suis engagé par serment... je...

LUCIEN.

Mais je ne puis pas me marier sans connaître ce nom... c’est mon bonheur qui dépend... Parlez, monsieur Figg !

FIGG.

Je ne puis parler.

Moment de silence. Madeleine observe Prax et va à lui.

MADELEINE.

Si vous le forcez à tenir son serment, mon ami, il faudra donc que moi, vous me forciez à manquer au mien !

PRAX.

Madeleine !

FIGG.

Ah ! ce n’est pas moi qui l’ai dit ! Ce n’est pas moi !...

PRAX.

Madeleine ! Madeleine !

Entrent la baronne et Scarpa.

 

 

Scène XVII

 

MADELEINE, PRAX, LUCIEN, FIGG, SCARPA, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

Voilà qui ressemble fort à un mariage...

LUCIEN.

En effet, madame.

SCARPA.

À merveille, comte. Épousez madame ; il n’y a pas de meilleur moyen pour l’empêcher d’en épouser un autre.

MADELEINE.

Comment êtes-vous maintenant, madame ?

LA BARONNE.

Beaucoup mieux, je vous remercie !

SCARPA.

Oui, la baronne va bien ; mais c’est moi qui vais mal !

LUCIEN.

Comment ?

SCARPA.

Oui, ma maudite vue... Me figurer que c’est M. Mazeray, tandis que c’est vous qui êtes... Je commence à être de l’avis de madame, qui prétend que l’air de Paris ne vaut rien pour mes yeux !

LUCIEN.

Ah ! madame prétend... ?

LA BARONNE.

Oui, je conseille au baron de quitter Paris le plus vite possible !

LUCIEN.

Hum !

LA BARONNE.

Et de retourner à Birkenfeld avec moi.

SCARPA.

C’est un conseil que je suivrai.

À Prax.

Je vous avais promis de vous faire faire un pas immense dans la carrière. Je tiens parole. C’est vous que je désignerai pour être, en mon absence, chargé des affaires de l’électorat.

PRAX.

Moi ! que je sois... ?

SCARPA.

Vous refusez ?

MADELEINE.

Non. Vous m’avez dit que vous étiez un homme, un homme sérieux. Vous acceptez. Je veux qu’après avoir donné l’exemple de toutes les folies, vous donniez celui de toutes les sagesses. Et si quelqu’un s’étonne de cette invraisemblance, ajoutée à quelques autres, nous lui répondrons qu’il y a un pays où les choses ne se passent jamais autrement...

Elle tend la main à Prax.

et que tous les attachés d’ambassade sont ainsi faits... dans l’électorat de Birkenfeld !

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