L’Artiste (Eugène SCRIBE - Adrien PERLET)

omédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 23 novembre 1821.

 

Personnages

 

ÉDOUARD, jeune amateur des arts

RAYMOND, père d’Émilie

ROUSSEL, maître de déclamation

BEMOLINI, créancier

VERBOIS, créancier

ÉMILIE

AUTRES CRÉANCIERS

 

Dans la mansarde de Raymond.

 

Une mansarde. À la droite de l’acteur, un piano chargé de papiers de musique ; à gauche, un chevalet portant un petit tableau ébauché ; sur une table à coté, la palette, les pinceaux, des bustes, des casques. La porte d’entrée est au dernier plan, à gauche de l’acteur.

 

 

Scène première

 

ÉMILIE, ÉDOUARD

 

ÉMILIE, à Édouard qui entre.

Comment ! c’est vous, monsieur Édouard ? vous, d’aussi bonne heure ?

ÉDOUARD, d’un air préoccupé.

Oui, je voulais parler à votre père...

ÉMILIE.

Il vient de sortir.

ÉDOUARD, de même.

En effet, je l’ai aperçu dans la rue.

ÉMILIE.

Eh bien ! alors pourquoi vous donner la peine de monter ? Il y a si loin du premier que vous habitez à notre sixième étage !

KDOUAUD.

C’est justement là ce que je voulais dire... Tenez, Émilie, je n’y peux plus tenir ; je suis le plus malheureux des hommes, et voilà une heure que je résiste à l’envie de me brûler la cervelle ; mais j’ai mieux aimé venir causer un instant avec vous.

ÉMILIE.

Et vous avez très bien fait... A-t-on jamais vu de pareilles idées, à votre âge, avec votre nom, votre fortune !

ÉDOUARD.

Belle consolation !... un nom qui ne me sert à rien, une fortune qui m’empêche d’être à vous ! Encore, si l’on pouvait faire entendre raison à votre père... l’homme le plus bizarre, le plus infatué de ses préjugés !... Vous destiner au théâtre, et ne vouloir pas de moi parce que je suis trop riche !

ÉMILIE.

Que voulez-vous ! il est artiste... son cœur paternel sourit d’avance à l’idée que mes talents me tiendront lieu du patrimoine qu’il ne peut me donner, et que sa fille ne devra qu’à elle seule son bonheur et sa fortune.

ÉDOUARD.

Mais, cette fortune, si je vous l’offre dès à présent !... Ne suis-je pas maître de ma main et de ma fortune aussi ?

ÉMILIE.

D’accord, monsieur ; vous êtes riche, on sait cela... mais vous n’êtes pas artiste, et mon père ne veut prendre pour gendre qu’un individu déclamant, chantant ou exécutant.

ÉDOUARD.

Si pour lui plaire il ne faut qu’aimer les arts ou les cultiver, qu’a-t-il à me reprocher ? m’a-t-on jamais vu manquer un seul concert ou une représentation extraordinaire ?... N’ai-je pas eu des maîtres de chant, de danse, de peinture ?... Je ne fréquente que des artistes, je vais souvent dans l’atelier d’Horace Vernet ; je peux même dire que je lui ai vu composer ses meilleurs tableaux, ce qui est toujours quelque chose... Et moi-même, n’ai-je pas plusieurs fois obtenu en société des succès dont je ne me serais jamais vanté ? mais enfin, puisque l’on vont que je sois artiste, il faut bien que je commence par avoir de l’amour-propre.

ÉMILIE.

Oui, monsieur, vous êtes ce qu’on appelle un amateur... mais vous n’êtes point un artiste.

ÉDOUARD, avec impatience.

En honneur vous me feriez damner !... Que faut-il donc pour être artiste ? courir le cachet, crier sans cesse à la cabale, déchirer ses rivaux, et ne pas payer le mémoire du tailleur ? Parlez, s’il ne faut que cela, dès demain je prends un brevet, et je cours m’installer dans quelque appartement aérien, puisqu’il paraît qu’on n’a du génie que sous la mansarde.

ÉMILIE.

Eh ! mais, c’est l’opinion de mon père.

Air : De l’aimable Thémire. (Romagnési.)

Plus qu’un millionnaire
Maint artiste est heureux :
D’abord, pour l’ordinaire,
Ils sont voisins des cieux,
Sur les bois, la verdure,
Us ont les yeux fixés :
Pour peindre la nature,
Ils sont les mieux placés.

ÉDOUARD.

Mais dites-moi, ma chère,
Par quel hasard fatal
Le sort, souvent contraire.
Les traite-t-il si mal ?
Le ciel devrait se rendre
À leurs vœux empressés,
Car pour s’en faire entendre,
Ils sont les mieux placés.

Votre père surtout, lui qui loge au sixième ! Mais à propos, j’oublie toujours que je suis votre propriétaire, et que l’on me doit deux ou trois termes ; vous verrez, Émilie, que je finirai par vous faire saisir.

ÉMILIE.

Ne vous y trompez pas... vous feriez grand plaisir à mon père !... il n’aime rien tant que les huissiers et les significations ; il prétend que c’est le cortège obligé de l’artiste ; et tenez...

Lui montrant Bemolini et Verbois qui entrent au même instant.

avais-je tort ? regardez ces deux figures-là.

ÉDOUARD.

Oui, comme vous le disiez, je crois qu’ils sont du cortège.

 

 

Scène II

 

ÉMILIE, ÉDOUARD, BEMOLINI, VERBOIS

 

BEMOLINI.

Perdonnate, mademizelle, n’est-ce pas ici que demeure monsu Raymond, le célèbre mousicien ?

VERBOIS.

Oui, et M. Raymond le fameux peintre ?

ÉDOUARD.

Ils sont sortis tous les deux.

VERBOIS.

Oh ! nous savons bien que c’est le même.

ÉDOUARD.

Eh bien ! que lui voulez-vous ?

VERBOIS.

Je m’en vais vous le dire.

Air du vaudeville de la Robe et les Bottes.

De la maison il occupe le faite,
Et dans l’espoir de se faire payer,
Ses créanciers, dont je suis l’interprète,
Passent leurs jours sur l’escalier.
Oui, ces messieurs sont hors d’haleine,
Et tous les jours se lassent doublement
De monter avec tant de peine

Montrant son gousset.

Et de descendre aussi légèrement.

ÉDOUARD.

J’entends, leur intention est de poursuivre...

BEMOLINI.

Au contraire, ils sont hors de combat ; et ils nous ont cédé leurs créances pour un gain modique.

VERBOIS.

Et nous venons annoncer à M. Raymond que c’est nous qui désormais suivrons l’affaire avec persévérance ! Moi d’abord, je ne me lasse jamais, parce que avec de la patience et des jambes on finit toujours par arriver.

ÉDOUARD, à part.

Je ne sais qui me retient !...

Haut.

Voyons vos mémoires.

ÉMILIE.

Que voulez-vous faire ?

ÉDOUARD.

Les payer, et vous en débarrasser.

ÉMILIE.

Gardez-vous-en bien ! mon père ne vous le pardonnerait jamais.

ÉDOUARD.

Comment ! être toute la journée harcelé par ces misérables !... Quel plaisir peut-il trouver à une pareille situation ?

ÉMILIE.

Que voulez-vous ! c’est son bonheur... Il a été gêné toute sa vie, et il tient à ses habitudes.

On entend la ritournelle de l’air que chante Raymond.

Tenez, le voici ; vous voyez qu’il n’engendre point de mélancolie.

 

 

Scène III

 

ÉMILIE, ÉDOUARD, BEMOLINI, VERBOIS, RAYMOND

 

RAYMOND.

Air : Vivent les amours qui toujours.

Libre, dispos et bien portant,
Mais ne portant
Jamais d’argent comptant,
L’artiste rit à chaque instant
Et du présent il est toujours content.

Sans crainte, comme sans regrets,
Pour aujourd’hui seul je fais
Des projets.
Que m’importe le jour d’après ?
Le lendemain n’arrivera jamais.

Libre, dispos et bien portant, etc.

Bonjour, ma fille ; bonjour, monsieur Édouard.

Apercevant Verbois et Bemolini.

Quels sont ces messieurs ?

Voyant qu’ils tirent leurs mémoires.

Je devine... mais ce sont de nouveaux visages, car je ne les connais pas. C’est charmant ; je suis toujours sûr, en rentrant chez moi, de trouver de la société.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Dans ce réduit qui fait seul ma demeure,
Chaque jour je suis visité ;
Ici, morbleu ! l’on fait cercle à toute heure,
En ministre je suis traité.
Mais de janvier jusqu’en décembre,
Honnêtement toujours je les reçois ;
Jamais chez moi l’on ne fait antichambre,
Et je sais bien pourquoi.

ÉDOUARD, lui donnant les papiers que Verbois et Bemolini lui ont remis.

Ces papiers vous expliqueront le motif de leur visite...

Bas aux créanciers, tandis que Raymond est occupé à lire.

Descendez à l’instant chez moi... le propriétaire de la maison, au premier, et nous nous entendrons.

BEMOLINI.

Ma, signor...

VERBOIS.

Mais, monsieur...

ÉDOUARD, de même.

Taisez-vous, et partez... Je suis désolé qu’il vous ait vus... mais c’est égal.

RAYMOND, après avoir lu.

C’est bon... M. Bemolini, musicien...

Bemolini salue.

M. Verbois, marchand brocanteur et choriste de l’Opéra.

Verbois salue.

Quoi ! à eux deux ils ont acheté toutes les créances !... Diable, mauvaise affaire pour eux.

BEMOLINI.

Comment ! pour nous ?

ÉDOUARD, bas.

Je vous réponds qu’elle est excellente, si vous partez à l’instant.

RAYMOND.

Je suis désolé, messieurs, de ne pouvoir m’entendre sur-le-champ avec vous... mais j’attends ce matin la visite d’un lord, grand amateur de tableaux, et celle de M. Roussel, professeur de déclamation, qui viendra déjeuner,

À Émilie.

et te donner la première leçon : il faudra même lâcher que le déjeuner soit soigné, parce que, vois-tu, ces grands talents, ça mange...

Air du vaudeville de Une Visite à Bedlam.

À Verbois.

Quant à vous, mon cher ami,
Si vous voulez audience,
Vous aurez la complaisance
De revenir à midi.

ÉDOUARD, bas aux créanciers.

Je promets de tout payer,
Même sans en rien rabattre,

Leur montrant la porte.

Si vous prenez l’escalier.

VERBOIS et BEMOLINI.

Je le descends quatre à quatre.

Ensemble.

RAYMOND et ÉMILIE.

Oui, pour vous, mon cher ami,
Si vous voulez audience,
Vous aurez la complaisance
De revenir à midi.

ÉDOUARD.

Si vous voulez qu’aujourd’hui
L’on solde votre créance,
Descendez en diligence ;
Messieurs, je descends aussi.

VERBOIS et BEMOLINI.

Monsieur, pourvu qu’aujourd’hui
L’on solde notre créance,
Nous aurons la patience
D’attendre jusqu’à midi.

Verbois et Bemolini sortent.

 

 

Scène IV

 

ÉMILIE, RAYMOND, ÉDOUARD

 

RAYMOND, à Édouard, qui a poussé dehors les créanciers et qui est prêt à les suivre.

Eh bien ! monsieur Édouard, où allez-vous donc ? est-ce que vous ne déjeunez pas avec nous ?

ÉMILIE, tirant son père par la basque de son habit.

Mais, mon père, il n’y a rien.

RAYMOND.

Comment ! il n’y a rien... il y a M. Roussel.

ÉMILIE.

Cela n’ajoutera rien au déjeuner... au contraire.

ÉDOUARD.

J’accepterais avec plaisir ; mais ne connaissant pas M. Roussel...

RAYMOND.

Est-ce que je le connaissais !... mais qu’est-ce que cela fait ? il est artiste, je suis artiste... il vient déjeuner chez moi...

À Émilie.

Demain je te mènerai dîner chez lui... Voilà comment cela se pratique.

À Édouard.

Ainsi, vous nous restez.

ÉDOUARD.

Désole, vous dis-je ! des affaires indispensables... de l’argent à toucher, mes loyers à recevoir.

RAYMOND.

Des loyers ?... eh mais, en effet, nous voilà au quinze, et c’est notre terme...

À Édouard qui vent sortir.

Permettez donc... de l’ordre avant tout... moi je ne connais que cela. Nous sommes entrés chez vous au mois de janvier, et nous sommes... nous sommes...

ÉMILIE.

En octobre.

RAYMOND.

Comment, en octobre !

Comptant sur ses doigts.

Janvier, février, mars ; mais à ce compte, il y aurait donc trois termes de passés...

À Édouard.

Qu’est-cc que cela veut dire, monsieur ?... et comment n’ai-je pas encore reçu une seule signification ?

ÉDOUARD.

Ah ! monsieur... il n’était pas nécessaire.

RAYMOND.

Et comment, sans cela, voulez-vous que je sache quand mon terme arrive ? moi surtout qui suis fait aux huissiers... j’attendais toujours.

Air du vaudeville de L’Écu de six francs.

Sachez que je ne pense guères
À mes paiements, à mes loyers ;
Et pour mieux gérer mes affaires,
J’en laisse le soin aux huissiers.
En mes intendants ils se changent,
Par eux seuls tout se fait chez moi ;
Et quand je n’en vois pas, je crois
Que mes affaires se dérangent.

ÉDOUARD.

Eh bien ! monsieur, que cela ne vous inquiète pas ; nous en reparlerons.

RAYMOND.

Qu’est-ce à dire ? nous en reparlerons ! croyez-vous que je consente à loger chez vous gratis ? moi, Raymond, moi, artiste ! parce que monsieur habite le premier, il se croit peut-être au-dessus de moi ! qu’est-ce que c’est que cela ?

ÉDOUARD, avec un sang-froid comique.

Je ne vois pas, monsieur, parce que j’ai le malheur d’être riche, que cela vous donne le droit de me mépriser.

RAYMOND.

C’est juste, c’est juste, mon ami, et je vous prie d’excuser un mouvement d’orgueil bien pardonnable dans ma position ; pourquoi, diable, aussi voulez-vous avoir l’air de me faire grâce ?

ÉDOUARD.

Ce n’a jamais été mon intention, et la preuve, c’est que je vous demande votre loyer, et très positivement. Allons, monsieur, il me faut de l’argent.

RAYMOND.

À la bonne heure, au moins, vous voilà dans votre rôle de propriétaire... Vous me demandez de l’argent, eh bien ! moi, je vous répondrai en artiste, que je ne vous en donnerai pas, parce que je n’en ai pas ; mais le premier sera pour vous.

Air du vaudeville de la Somnambule.

De vous payer bientôt j’ai l’espérance ;
Mais sur le prix de mes loyers,
Vous devriez demander, quand j’y pense,
Quelque chose à mes créanciers.

ÉDOUARD.

Pour quel motif ?

RAYMOND.

Avec eux tenez ferme.
Dans ce logis ils doivent, sur ma foi,
Payer au moins la moitié de mon terme,
Car ils y sont aussi souvent que moi.

ÉDOUVRD.

Je leur en parlerai... Adieu, mademoiselle Émilie ; adieu, mon cher locataire.

Il sort.

 

 

Scène V

 

ÉMILIE, RAYMOND

 

RAYMOND.

Ah çà ! ma fille, donne-moi mon costume d’artiste.

ÉMILIE.

Votre costume d’artiste !

RAYMOND, ôtant son habit.

Oui, mon pet-en-l’air...

Émilie va le prendre, et le lui donne, ainsi que son bonnet.

Un charmant jeune homme, ce M. Édouard ! mais il finira mal.

ÉMILIE.

Et pourquoi ?

RAYMOND.

Parce qu’il n’a pas d’ordre... trois termes sans se faire payer !

ÉMILIE.

Oh ! vous lui en voudriez bien davantage, si vous aviez entendu sa conversation de tout à l’heure... car il n’a pas abandonné ses projets de mariage.

RAYMOND.

J’espère que tu lui as répondu...

ÉMILIE.

Sans doute, je lui ai dit que vous étiez décidément brouillé avec la fortune.

RAYMOND.

Du tout ; car j’ai passé ma vie à lui faire des avances auxquelles elle n’a jamais répondu ; mais si jamais je deviens riche, je ne veux le devoir qu’à moi-même ; je n’entends pas que mon gendre rougisse de son beau-père, ou qu’il le reproche un jour de t’avoir épousée sans dot, lui qui en as une certaine, une réelle.

ÉMILIE.

Moi, mon père !

RAYMOND.

Sans doute... avant un an sociétaire... part entière... trente mille livres de rente, hypothéquées sur ton talent... Voilà les fortunes que j’aime, les fortunes solides... Et si M. Édouard en avait autant à t’offrir, je n’hésiterais pas un instant, parce que c’est un brave garçon, franc, loyal, sincère, et qui, par son caractère, était digne d’être artiste ; mais pas d’élan, pas de feu créateur ; il n’a pas surtout cet amour des arts et de la science, qui rend capable de tout... Ton M. Édouard... ton M. Édouard ne sera jamais qu’un millionnaire.

ÉMILIE.

Quoi ! mon père, vous croyez...

RAYMOND.

C’est impossible autrement ; le talent, vois-tu bien, veut être excité par l’aiguillon du besoin ; et le génie qui dîne, le génie qui est sûr de payer son terme, ne fera jamais rien qui vaille ! Enfin, tu le vois par toi-même : est-ce que je peux travailler quand nous avons seulement cinquante écus devant nous ?

ÉMILIE.

Cela n’arrive pas souvent.

RAYMOND.

Heureusement... Que serait-ce donc si j’avais la fortune de M. Édouard ?... je serais ruiné.

ÉMILIE.

Oh ! ruiné !

RAYMOND.

Oui, mademoiselle.

On sonne.

Ah ! mon Dieu ! qui est-ce qui sonne là ? c’est peut-être M. Roussel, et rien n’est préparé... tu n’es seulement pas habillée.

ÉMILIE.

Qu’est-ce que cela fait ?

RAYMOND.

Comment ! ce que cela fait ? tu ne prendras pas ta leçon de déclamation dans ce costume-là...

On sonne. Criant à la porte.

On y va ! on y va !

Il appelle Émilie.

Dis donc, ma fille, mets une robe à l’Iphigénie, cela lui fera plaisir.

ÉMILIE.

Oui, plus tard... je n’ai pas besoin d’être à ce déjeuner.

Elle sort.

RAYMOND.

Au contraire.

Il déclame.

Vous y serez, ma fille.

La sonnette recommence.

Laissez donc la sonnette !

Air du Ménage de Garçon.

Ils vont me la casser, je pense,
Et mes chers créanciers, hélas !
Qui n’ont pas d’autre jouissance,
Demain que ne diraient-ils pas ?
Du plaisir que cela leur cause
Je ne puis les priver, je crois,
Car c’est presque la seule chose

Faisant le geste de compter de l’argent.

Qu’ils entendent sonner chez moi.

On sonne encore ; il va ouvrir.

 

 

Scène VI

 

RAYMOND, ÉDOUARD, sous le costume de Bemolini

 

RAYMOND, qui a été lui ouvrir.

Mille pardons de vous avoir fait attendre !... Comment ! c’est vous, monsieur Bemolini ? je vous avais dit de ne revenir que sur le midi.

ÉDOUARD.

Senza dubbio... Ma quand zé vas chez un débitour, zé avé toujours l’habitoude d’arriver une heure d’avance, perché le temps de sonner et d’attendre à la porte, on se trouve zouste à l’heure... Je connais ça... d’aillours, z’ai prévenu la signora qu’on me verrait souvent ici.

Air du vaudeville de Voltaire chez Ninon.

Oui, je vais chez mes débiteurs
Vingt fois par jour, c’est mon système.

RAYMOND.

Mais je vous plains, si ces messieurs,
Comme moi, logent au sixième.

ÉDOUARD.

Le sixième ! il me fait pas peur,
Ce trajet ne m’est pas pénible ;
Et, voyez-vous, comme chanteur,
Je monte aussi haut que possible.

RAYMOND.

Je m’en aperçois ; eh bien ! voyons, puisque la visite que j’attendais n’arrive pas, dépêchons.

ÉDOUARD.

Vi avez molto ragione, dépézons.

Tirant de sa poche un papier qu’il lit.

Vi devez au marzand de mousique, dont j’ai acheté la créance, deux cents francs ; vi devez au tailleur, dont j’ai acheté la créance, deux cents francs ; vi devez...

RAYMOND.

Eh morbleu ! finissons ; il s’amuse là à me faire des parties d’orchestre. Voyons le morceau d’ensemble.

ÉDOUARD.

Vi voulez dire le finale ; z’espère que vous ne le trouverez point trop surchargé d’accompagnements : six cent cinquante francs, cela sonne à l’oreille, et c’est, z’ose le dire, harmonieux et facile.

RAYMOND.

Facile, facile, facile ! cela ne l’est pas à payer ; mais enfin vous voilà réglé, et à la première occasion...

ÉDOUARD.

Plus, d’un autre côté...

RAYMOND.

Comment ! d’un autre côté ?

ÉDOUARD.

Dou silence, et partons en mesure ; nous avons d’autre part ce concerto que vi avez composé dans un moment d’inspiration.

RAYMOND.

Un morceau sublime, qui depuis trois ans reste dans la boutique de l’éditeur.

ÉDOUARD.

Pazienza ; le zénie en boutique, il est comme le bon vin en bouteille : avec le temps, c’est du nectar.

Air : Il était temps.

Avec le temps (Bis.)
Les difficultés s’aplanissent ;
Pour les beaux-arts et les talents
Qu’importe la marche des ans !
Bien loin que les grâces vieillissent,
Que de beautés qui rajeunissent
Avec le temps !

RAYMOND.

Que voulez-vous dire ?

ÉDOUARD.

Que votre concerto il fait fureur ; il est parti, il est lancé, on le demande de tous côtés, pour l’Italie et pour l’Allemagne ; et dernièrement la diligence de Strasbourg, celle qui a versé l’autre semaine, en portait à elle seule deux ballots ; plus, cent exemplaires que M. Spontini a fait demander pour le roi de Prusse ; plus, cent exemplaires... c’est étonnant, la quantité !

RAYMOND.

Permettez donc ; je n’eu ai déposé on tout que vingt-cinq chez l’éditeur.

ÉDOUARD, à part.

Ah diable !

Haut.

C’est juste ; mais n’y en eût-il qu’un seul, n’avons-nous pas la lithographie qui multiplie les chefs-d’œuvre ?

RAYMOND.

Ah ! j’ai été lithographié !

ÉDOUARD.

Plus, cette petite cavatine que vi avez faite en vous jouant.

RAYMOND.

Celle-là, je sais qu’elle ne se vend pas.

ÉDOUARD.

La vôtre ! oui ; mais nous avons adroitement répandu dans le monde musical que c’était une cavatine inédite de M. Rossini.

RAYMOND.

Eh bien ?

ÉDOUARD.

Eh bien ! le lendemain il a fallu mettre deux gendarmes à la porte de la boutique, et un troisième à cheval au coin de la rue. À l’heure que ze dis, on s’arrache la délicieuse cavatine ; on en a vendu douze douzaines d’exemplaires à des auteurs de vaudevilles, qui l’ont mise en pont-neuf ; quinze aux orgues de Barbarie, qui l’ont mise en harmonie ; trente à M. Collinet et Cie, qui l’ont mise en contredanse pour Tivoli et le Ranelagh, avec accompagnement de flageolet.

RAYMOND.

Toujours par la lithographie ?

ÉDOUARD.

Toujours par la lithographie.

RAYMOND.

Dieux ! quel bonheur ! être joué, chanté, dansé, lithographié !

ÉDOUARD.

Et payé ; car le total, pour le concerto et la cavatine, se monte à mille deux cent cinquante francs ; et si nous en déduisons les six cent cinquante francs du peut finale,

Montrant son mémoire.

il nous restera juste vingt-cinq louis en or, que je vous apporte dans cette bourse.

Lui présentant une bourse.

RAYMOND, prenant la bourse.

Comment ! il serait possible ? Quel art que la musique ! Je vais vous donner un reçu.

ÉDOUARD.

Fi donc ! entre artistes. La seule favor que ze vi demande, c’est de nous faire beaucoup de Rossini.

RAYMOND.

Je vous en donne ma parole d’honneur.

ÉDOUARD.

Et même, ce ne serait que du Mozart, que nous le prendrions tout de même, voyez-vous.

RAYMOND.

À la bonne heure ; j’espère que nous nous reverrons ?

ÉDOUARD.

D’autant plus facilement que ze donne des leçons tous les jours ici dans la maison, ù un jeune homme qui demeure au premier.

RAYMOND.

Comment ! M. Édouard cultive les arts ? un jeune homme si riche !

ÉDOUARD.

Riche ! il ne l’est pas tant que vous croyez ; ze vi le dis en confidence : sa fortune elle est bien délabrée, et il en emploie les débris à acquérir des talents, afin d’exercer un jour lui-même.

RAYMOND.

Pauvre jeune homme ! alors je le plains.

ÉDOUARD.

Comment ! vi le plaignez ? vi devez plutôt le féliciter d’être tombé sur un professor tel que moi, un virtuose, qui depuis un demi-siècle fait l’admiration de l’Europe.

RAYMOND.

Comment ! un demi-siècle ! Il y a donc bien longtemps que vous vous occupez de votre art ?

ÉDOUARD.

Ma, j’ai quarante ans, et en voilà trente-six que j’exerce.

RAYMOND.

Qu’est-ce que vous me dites là ?

ÉDOUARD.

L’exacte vérité. Ascoltate : Mon père, chanteur sublime, il était à l’apogée de sa gloire, et tous les musiciens, tous les connaisseurs, ils disaient qu’il était impossible d’aller plus loin. Eh bien ! moi, monsieur, à l’âge de quatre ans, pas plus haut que cela, j’écrasais mon père, j’étais un colosse de talent.

RAYMOND.

Je n’en reviens pas.

ÉDOUARD.

Ni lui non plus ; il ne concevait pas qu’il eût fait un enfant si miraculeux, il en était stupéfait, et ma mère elle riait dans un coin. Ma, ce n’était rien encore ! ze composais, et ze peux vi chanter une scène musicale délicieuse que z’ai composée à l’âge de quatre ans.

RAYMOND.

Certainement, j’aurai grand plaisir à vous entendre ; mais je vous avoue que je préférerais quelque chose de plus nouveau et plus récent.

ÉDOUARD.

Ah ! ze m’en vais vous dire, c’est que z’ai rien tait depuis. Depuis l’âge de quatre ans, ze n’ai pas écrit une note de mousique. Écoutez, ze souppoze que l’orchestre il est là : n’avez-vous pas quelque chose per figurer le maître de mousique ; un buste, une tête à perruque, n’importe ?

Il prend un buste, qu’il place sur le trou du souffleur.

C’est un maître de chapelle qu’il fait exécuter une scène de sa composition, c’est tout ce qu’il y a de plus dramatique et de plus neuf ; voici le sujet de la scène : un vieux tyran, il adore une jeune personne, belle comme les amours, et veut en faire sa femme ; la jeune personne elle ne peut pas souffrir le vieux tyran, vu que de son côté elle aime un chevalier, qui est parti pour la Palestine.

RAYMOND.

Pour la Palestine !

ÉDOUARD.

Vi savez que les beaux chevaliers ils sont toujours partis pour la Palestine, c’est de rigueur. Le vieux tyran, il fait faire une petite proposition à la jeune personne ; c’est de l’épouser ou de la faire périr sur un bûcher. La jeune personne, qui compte sur son beau chevalier pour venir la délivrer juste au bon moment, se résigne à la mort ; elle marche au supplice à pas comptés, comme au grand Opéra ; son moussoir à la main, comme au grand Opéra ; elle pleure, la pauvre petite demizelle, perché ça lui fait pas plaisir. Alors, au moment où l’allumette fatale elle va mettre le feu au bûcher, elle chante un petit duo avec le vieux tyran.

Scène bouffe.

Édouard prend alternativement la voix de femme et celle de basse.

Voix de femme.

Amor,
Amor
Faccia, faccia, faccia presto
Cho rivinga il mio Alfredde.

Voix de basse.

Amor,
Amor
Che questo fuaco
Infiamma cuore si fredde.

S’adressent à l’interlocuteur.

Capite voi, in buon froncese,
Que ça veut dire :
Qu’elle n’est pas fort à son aise.

Voix de femme.

Même sur ce bûcher lui conservant ma foi,
Je brûlerai pour lui.

Voix de basse.

Tu brûleras pour moi !

Voix de femme.

Je brûlerai.

Voix de basse.

Tu brûleras !

Voix de femme.

Je brûlerai.

Voix de basse.

Tu brûleras !

Voix de femme.

Pour lui.

Voix de basse.

Pour moi !
Bella crudel’.

Voix de femme.

Tiran barbar’ !

L’orchestre joue faux.

Aïe, aïe !...

S’adressant nu chef d’orchestre.

Comment, mon ami ! tu laisses faire de telles brioches à ton orchestre ?... Voyons, donne-moi le ton, recommençons cela.

Cara, cara, tra la la la.
La flûte... molto suave.
Caressez ce passage-là ;

À la clarinette.

Comme un ange, nous y voilà.
Le basson, noble, grave ;
Violini... détachez,
Saccadez... più moderato...
Piano... pianissimo,
En mourant... smorzando...

Évanouissez-vous sur vos instruments !

À présent, crescendo,
Presto, prestissimo,
Fortissimo, rinfoi-zando.
Ah ! bravo ! bravissimo !

Vous avez compris mon génie !
Quelle force ! quelle harmonie !
Oui, Rossini, je le parie,
Voudrait avoir fait ce morceau.
Bemolini, bravo ! bravo !
On ne peut voir rien de plus beau.

À Raymond.

Désespéré de ne pouvoir rester plus longtemps avec vous ; au revoir, mon cher ami ; restez donc.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

RAYMOND, puis ÉMILIE

 

RAYMOND.

Dieux ! quelle voix ! et quels procédés ! Ma fille ! ma fille !

ÉMILIE.

Eh bien, que voulez-vous ?

RAYMOND.

Donne-moi la clef de mon piano ; bon ! la voilà.

Ouvrant le piano.

ÉMILIE.

Que voulez-vous faire ?

RAYMOND.

Ce que je veux faire ! du Rossini, première qualité.

Air de La Légère.

En musique,
Je m’en pique,
Je ne suis point fanatique.
Rossini, c’est l’homme unique,
Le dieu d’aujourd’hui,
C’est lui.

Paësiello, dans son art,
Certes, vaut bien qu’on le cite ;
Haydn a du mérite,
Et j’estime assez Mozart ;
Mais qu’on était dans l’enfance,
Et quelle pitié, bon Dieu !
Lorsqu’on admirait en France
Grétry, Berton, Boieldieu !

En musique, etc.

ÉMILIE.

Eh mon Dieu ! que vous a-t-il donc fait ?

RAYMOND.

Ce qu’il m’a fait ! Attends donc, je crois que c’est dans son genre.

Il chante en s’accompagnant.

Troppo languir
Per una bella,
Mi fa morir,
Tra, la, la, la.

ÉMILIE, à part.

En vérité, je crois que mon père est devenu fou.

RAYMOND.

Troppo languir
Per una bella.

Il se met à écrire, et parle en même temps.

À propos, tu ne sais pas, ton M. Édouard, ce jeune homme si riche...

Se mettant à chanter.

Troppo languir...

ÉMILIE, vivement.

Eh bien ! mon père, M. Édouard ?

RAYMOND.

Aussi tu m’interromps ; tu me fais perdre mon motif... un thème magnifique !

ÉMILIE.

Que disiez-vous tout à l’heure de M. Édouard ?

RAYMOND.

Je dis qu’il y en a tant qui s’enrichissent, qu’il n’est pas étonnant que d’autres se ruinent.

ÉMILIE.

M. Édouard ruiné ! cela n’est pas possible.

RAYMOND.

Non, un banquier, cela, ne s’est jamais vu : il n’oserait pas : le voilà réduit à donner des leçons pour vivre.

Air : Un motif plus puissant, je pense.

Ce revenu pourra bien lui suffire,
S’il est vrai qu’il ait du talent.

ÉMILIE.

Oui, j’en conviens, il en a : c’est-à-dire,
Il en avait tant qu’il fut opulent ;
Mais c’est ainsi dans celte grande ville :
Pour du talent... cent fois j’en fus témoin,
On en a trop tant qu’il est inutile,
On n’en a plus dès qu’on en a besoin.

Raymond chante la ritournelle de l’air à demi-voix, puis très fort, et dit à sa fille.

RAYMOND.

Tiens, ma fille, je l’en prie, fais un instant le second dessus... tra... la, la, la ; et moi, la basse, vois-tu, pon, pon, pon.

On sonne.

Là, on vient encore m’interrompre au plus beau moment.

On sonne toujours.

Assez, assez !

Se bouchant les oreilles.

Assez ! mon morceau qui est en si, et cette maudite sonnette qui me fait un ut continuel ! si, ut, si, ut ; drelin, drelin, drelin... c’est fini, il faut que je change ou ma sonnette ou mon morceau.

Émilie pendant ce temps a été ouvrir.

 

 

Scène VIII

 

RAYMOND, ÉMILIE, ÉDOUARD, sous les habits et la figure de Verbois

 

ÉMILIE.

Mon père, c’est M. Verbois, le marchand brocanteur de ce matin.

RAYMOND.

C’est-à-dire que je ne peux pas travailler un instant ! Laisse-nous, que je me dépêche de m’en débarrasser.

Émilie sort, Raymond fait signe à Édouard d’approcher.

 Voyons, monsieur, de quoi s’agit-il ?

Il fredonne.

Troppo languir
Per una bella.

Édouard se met à fondre en larmes ; Raymond étonné s’arrête.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ?

ÉDOUARD.

Ah ! monsieur ! c’est que votre voix m’a rappelé celle de madame Verbois, ma pauvre femme. Ah ! je ne peux pas entendre chanter un seul air de basse-taille sans que...

Il se remet à pleurer.

RAYMOND.

Ah ! monsieur ! je suis désolé.

ÉDOUARD.

Il n’y a pas de quoi, monsieur. Je vous demanderai la permission de poser mon chapeau et mon parapluie.

Il passe à droite, dépose son chapeau et son parapluie sur une chaise, puis s’avançant vers Raymond.

Je vous demanderai la permission de prendre mes lunettes.

Il lui présente un papier.

Voilà, monsieur, de quoi il s’agit.

RAYMOND.

Oui, je vois bien ; c’est à vous qu’on a cédé mes créances ; M. Verbois, marchand brocanteur.

ÉDOUARD.

C’est-à-dire brocanteur, entendons-nous ; brocanteur le matin, et choriste de l’Opéra le soir.

RAYMOND.

Ah ! vous dansez ?

ÉDOUARD.

Depuis quarante-cinq ans, et il est impossible d’avoir une existence plus agitée.

Pleurant.

Ah ! ma pauvre femme !

RAYMOND.

Si vous voulez, nous parlerons d’affaires un autre jour.

ÉDOUARD.

Non, monsieur, cela me distrait.

Lui montrant les papiers.

Vous voyez au bas de la page les quatorze cents francs que vous me devez.

RAYMOND.

Oui, mais je ne vois pas les tableaux qu’on a saisis chez, moi l’autre semaine et qu’on a dû vendre.

ÉDOUARD.

J’en ai la note sur moi, je vous demanderai la permission de reprendre mes lunettes.

Il met ses lunettes. Pleurant.

Ma pauvre femme ! Ah ! ces souvenirs sont bien déchirants ! il vaut mieux cependant que ce soit elle... 1° Le tableau d’histoire.

RAYMOND.

Oui, une bataille magnifique.

ÉDOUARD.

Vous savez que dans ce moment les tableaux de bataille...

RAYMOND, à part.

Ils l’auront laissé aller pour rien, c’est une bataille perdue.

ÉDOUARD.

Le tableau d’histoire, neuf cents francs.

RAYMOND, étonné.

Neuf cents francs ! je n’en ai jamais vendu ce prix-là.

ÉDOUARD, à part.

Je le crois.

Haut.

Voulez-vous écouter la suite ? 2° Pour le tableau de genre, vous savez que tout le monde en fait : sans cela, on l’aurait mieux vendu. Le tableau de genre, quatre mille francs.

RAYMOND.

Qu’est-ce que vous me dites là ? Je n’en reviens pas ! quel art que la peinture ! quatre mille francs, des tableaux de genre !

ÉDOUARD.

3° Un portrait de femme, une figurante à l’Opéra...

Il se met à pleurer.

RAYMOND.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ?

ÉDOUARD.

C’était celui de madame Verbois, ma pauvre défunte.

RAYMOND.

Comment ! cette petite femme que j’ai peinte, il y a quinze jours ?

ÉDOUARD, pleurant.

C’était la mienne, et le portrait était d’une ressemblance ! vous sentez bien que je n’ai pas regardé au prix.

RAYMOND.

Quoi ! c’est vous qui l’avez acheté ?

ÉDOUARD.

Un portrait de femme, quinze francs.

RAYMOND.

Je ne le souffrirai pas ; et au lieu de spéculer sur votre douleur, c’est à moi de réprimer les excès où elle pourrait vous conduire ; je vous cède le portrait pour rien.

ÉDOUARD, pleurant.

Ah ! monsieur !

RAYMOND.

Comment ! madame Verbois était figurante à l’Opéra !

ÉDOUARD.

Au côté gauche, et moi au côté droit. Nous avons été séparés pendant vingt-cinq ans, et nous ne nous réunissions que dans les morceaux d’ensemble, et aux tableaux finals. Ah ! monsieur, quelle femme !

Air : Vent brûlant d’Arabie.

Aimable autant que belle,
En moderne Ninon,
On ne voyait chez elle
Que des gens du bon ton,
Maint et maint diplomate
Russe, prussien, anglais ;
Son boudoir, je m’en flatte,
Était presque un congrès.

Et quel talent ! comme elle dansait ! c’était une grâce, une vivacité ! l’orchestre ne pouvait pas la suivre. Ah ! ma pauvre femme ! jamais je ne pourrai l’oublier.

RAYMOND.

Je n’ai pas besoin de vous demander si vous faisiez bon ménage ?

ÉDOUARD.

Ah ! certainement ; aussi bon qu’on peut le faire à l’Opéra. Je me rappelle un tour que me fit une fois ma pauvre femme ; c’était un soir dans l’opéra d’Armide ; car il faut vous dire que j’adorais madame Verbois ; mais j’étais d’une jalousie, un petit tigre !... je m’aperçus qu’elle causait avec M. Beljambe, quatrième danseur, et j’allais éclater, lorsque l’impérieuse ritournelle me força à partir du pied gauche ; je n’eus que le temps de lui dire en traversant :

Il traverse le théâtre en dansant.

« Je te défends de lui parler. » Et elle, entraînée par la mesure, me répondit à l’instant :

Il traverse encore.

« Ah ! tu me le défends ; eh bien ! je ne causerai qu’avec lui. » Moi, saisissant un autre chassé-croisé :

Il le fait.

« Je vous prie au moins de ne pas le recevoir, quand je n’y serai pas. » Et elle : « Que vous y soyez ou non, ce sera la même chose. – C’est ce que nous verrons. – C’est ce que vous verrez... » Enfin, monsieur, une scène très pénible ! d’autant que dans ce moment nous représentions des bergers amoureux ; et vous sentez combien c’était gênant pour l’expression de la physionomie, nous étions obligés de rire. Nous avions des guirlandes.

Prenant un air tendre.

« Ah ! perfide ! – Ah ! scélérate ! »

Se mettant à pleurer.

Ah ! ma pauvre femme !... Enfin, monsieur, je ne me reconnais plus, sa perte a développé en moi une sensibilité dont je ne me croyais pas capable. J’avais ce matin une lettre de change de cinq mille francs, d’un jeune homme qui demeure au premier, dans celte maison. C’est en pleurant que je l’ai fait protester, et quand je pense que maintenant ce malheureux jeune homme...

RAYMOND.

Comment ! M. Édouard serait en prison ?

Air : On dit que je suis sans malice. (Le Bouffe et le Tailleur.)

Grands dieux ! ma surprise est extrême.

ÉDOUARD.

J’en suis plus triste que vous-même.

RAYMOND.

Et d’où provient votre regret ?

ÉDOUARD, pleurant.

Ah ! ma femme le connaissait !
Rempli d’égards, de politesse,
Chez nous on le voyait sans cesse ;
Si ma pauvre femme vivait.
Grands dieux ! quel chagrin elle aurait !

RAYMOND, à part.

Comment ! il serait possible... Bemolini avait donc raison ?...

Haut.

Monsieur, monsieur, un instant... vous dites une lettre de change de cinq mille francs ; je la paye, ou du moins je vous donne en à-compte les quatre mille francs de mon tableau de genre, et j’espère que vous me donnerez du temps pour le reste.

ÉDOUARD, étonné, à part.

En voici bien d’une autre !...

Haut.

Non pas, monsieur, s’il vous plaît ; il me faut tout ou rien... et il s’en faut encore de mille francs.

RAYMOND.

Ah ! les vingt-cinq louis de ma cavatine...

Prenant la bourse, et la donnant.

Tenez, tenez, voilà encore six cents francs, et pour le reste saisissez mon mobilier.

ÉDOUARD.

Du tout, monsieur, je ne souffrirai point... ce n’est pas votre dette...

Refusant la bourse.

et je ne la prendrai pas.

RAYMOND.

Morbleu ! vous la prendrez, ou je vous fais sauter par la fenêtre.

ÉDOUARD.

Qu’est-ce à dire, monsieur ? Apprenez que je n’entends point de cette oreille-là, surtout avec des gens de votre étage.

RAYMOND.

De mon étage ?

ÉDOUARD.

Oui, monsieur, ce n’est point quand on loge au sixième qu’on peut hasarder des plaisanteries qui seraient tout au plus permises à l’entresol.

 

 

Scène IX

 

RAYMOND, ÉDOUARD, ÉMILIE, accourant

 

ÉMILIE.

Ah ! mon Dieu ! qu’y a-t-il donc ?

RAYMOND.

Rien. C’est monsieur que je veux jeter par la fenêtre.

ÉMILIE.

Il vous demande de l’argent ?

RAYMOND.

Au contraire, il ne veut pas en prendre ; mais il y viendra, ou morbleu !...

ÉDOUARD, à part.

Voilà un homme que je ne pourrai jamais enrichir.

RAYMOND.

Allons, monsieur, la bourse... ou la vie.

ÉDOUARD.

Puisqu’il le faut, je cède ; mais c’est indigne d’abuser ainsi de ma situation, et de ne pas respecter ma douleur. Je vous demanderai la permission de prendre mon chapeau et mon parapluie. Vous savez que c’est cinq cents francs...

RAYMOND.

Quatre cents francs !

ÉDOUARD.

Monsieur, c’est cinq cents francs !

RAYMOND.

Quatre mille francs de mon tableau de genre, et les six cents francs de ma cavatine, cela fait bien quatre mille six cents francs.

ÉDOUARD.

Ah ! c’est vrai.

À Émilie.

Mademoiselle, je vous demanderai la permission de vous présenter mes respects.

À Raymond.

Monsieur, je vous demanderai la permission de...

RAYMOND, le poussant vers la porte.

Et moi je vous demanderai la permission de vous mettre à la porte.

 

 

Scène X

 

ÉMILIE, RAYMOND

 

RAYMOND.

Enfin, nous en voilà débarrassés. Quand j’y pense, qui se serait jamais douté que ce pauvre Édouard avait du goût pour la musique, et des dispositions pour les dettes ?... J’ai peut-être eu tort de le refuser ; c’était un jeune homme à ménager.

À Émilie.

J’en suis sur, le pauvre garçon ne sait où donner de la tête.

Air du vaudeville de Partie carrée.

De son destin c’est à tort qu’il s’irrite,
Dans son malheur il lui reste un ami !
Ah ! quelle idée ! emporte-moi bien vite
Ce que j’ai fait ici de Rossini.
Il est sauvé, je t’en réponds, ma chère...
Mes pinceaux, vite, avec mon chevalet.

ÉMILIE.

Et pourquoi donc ?

RAYMOND.

Eh parbleu ! pour lui faire
De l’Horace Vernet.

Il prend sa palette et ses pinceaux, et se met à son chevalet.

Tiens, en deux temps, une petite esquisse, et voilà les dettes payées. Dieux ! quels progrès a faits la peinture !... quatre mille francs des tableaux de genre ! pauvre Émilie ! deux ou trois petits tableaux par an, et ce sera ta dot. Je ne sais pas ce que j’ai... ce M. Verbois, avec ses doléances, a glacé mon génie. Dis donc, ma fille, chante-moi quelque chose, pour me remettre en verve.

ÉMILIE.

Moi, mon père, je ne suis pas en voix.

RAYMOND.

Qu’est-ce que cela fait ? est-ce que tu crois que je t’écoute ? je suis là à travailler. D’ailleurs cela te fera passer le temps d’ici à l’arrivée de M. Roussel et te disposera merveilleusement à prendre ta leçon de déclamation. Va, va toujours.

ÉMILIE.

À quoi bon ? il n’y a pas besoin de savoir chanter pour jouer la tragédie.

RAYMOND.

Au contraire, mademoiselle, c’est ce qui vous trompe... c’est que c’est fort utile...

On frappe.

Hein ! qui est-ce qui vient là ?

 

 

Scène XI

 

ÉMILIE, RAYMOND, ROUSSEL

 

RAYMOND.

C’est vous, mon cher Roussel ; vous vous faites bien attendre. Ma fille se meurt d’impatience de prendre sa première leçon.

ROUSSEL.

Pardon, mon cher Raymond ; j’ai été retenu par un tyran que je lance ce soir à la Gaité... un jeune homme rempli de dispositions, d’intelligence... Il n’a reçu de moi que quelques leçons, et il donne déjà fort proprement le coup de poignard.

RAYMOND.

Vous apprenez aussi à jouer le mélodrame ?

ROUSSEL.

Sans doute. Vous n’avez donc pas lu ma carte : « Roussel, professeur de déclamation en tous genres, enseigne la tragédie, la comédie, le drame, le mélodrame... on trouve chez lui le débit animé, accentué, le hoquet dramatique, la diction vaporeuse et lacrymatoire, propres au théâtre, à la chaire, au barreau et à la tribune... il donne des leçons chez lui, et va en ville. »

On sonne.

RAYMOND.

Eh bien ! qui sonne encore ?

Il va regarder par le trou de la serrure.

Ah ! mon Dieu ! c’est ce lord dont j’attends la visite... Pardon, mon cher Roussel, je suis à vous dans l’instant.

Il ouvre.

 

 

Scène XII

 

ÉMILIE, RAYMOND, ROUSSEL, ÉDOUARD, en costume anglais

 

RAYMOND.

Ah ! milord ! combien nous sommes flattés... honorés de vous recevoir !

ÉDOUARD.

Je venais pour voir des tableaux. Je veux acheter des tableaux.

RAYMOND.

Dans l’instant, milord, je soumettrai à votre jugement tous ceux qui sont dans mon atelier ; mais prenez la peine de vous asseoir, nos six étages doivent vous avoir fatigué.

ÉDOUARD.

Je venais pour voir des tableaux. Je veux acheter des tableaux.

RAYMOND.

Nous sommes à vos ordres ; mais permettez, milord, que je vous présente ma fille... Je la destine au théâtre : elle annonce les plus grandes dispositions ; et quant à son physique, je me flatte qu’on n’aura pas encore vu une aussi jolie Iphigénie. Comment la trouvez-vous ?

ÉDOUARD.

Je venais pour voir des tableaux. Je veux acheter des tableaux.

RAYMOND.

Quel genre de tableaux milord désire-t-il ?

ÉDOUARD.

Quel genre ?... Je venais pour voir des tableaux.

RAYMOND.

J’entends bien, milord ; mais je voudrais que vous me fissiez connaître le genre de tableaux que vous désirez.

ÉDOUARD.

Je voudrais des tableaux d’un peintre... What is the name of the painter I will speak of ?

RAYMOND.

Pardon, milord, je ne comprends pas... Je ne sais pas parler l’anglais.

ÉDOUARD.

Vous n’entendez pas l’anglais ? Comment appelez-vous ce que je veux vous demander ?

RAYMOND.

Milord...

À part.

Quel original !

Haut.

Si vous pouviez seulement me le dire ?

ÉDOUARD.

Comment appelez-vous le peintre que je veux dire... un peintre qui fait des tableaux... bouffons... extravagants... des tableaux pour faire rire... oh ! oh ! je me rappelle... oh ! je me rappelle... pouvez-vous me donner un Calote ?

RAYMOND.

Une calotte ?

ÉDOUARD.

Oui... un Calote, pour me désennuyer... pour me faire rire... En Angleterre, nous faisons le plus grand cas des Calote... Nous avons aussi notre fameux Hogarth, qui valait bien un Calote.

RAYMOND.

Ah !... vous voulez dire Callot... les caricatures de Callot !... je n’ai rien d’après ce peintre, et même rien qui soit dans son genre.

ÉDOUARD.

Oh bien ! je ne puis rien vous acheter... il me faut des Calote... je veux des tableaux pour me faire rite. Les médecins de Londres ils m’ont envoyé à Paris pour rire... ils m’ont dit qu’en France je rirais toujours... et je suis bien désappointé, je vous assure... je suis arrivé depuis huit jours dans Paris, et je n’ai pas encore ri une seule fois... j’ai cru que les Français ils riaient toujours... Vous ne riez donc pas toujours ? Pourquoi à présent vous ne riez pas ?

RAYMOND.

Mais, milord, je n’ai aucun sujet...

ÉDOUARD.

Vous êtes un Français, vous devez toujours rire.

RAYMOND.

Mais vous, milord, vous ne vous amusez donc nulle part ?

ÉDOUARD.

Moi, monsieur, je m’ennuie dans l’Italie, dans tous les pays... je m’ennuie dans tous les endroits... je m’ennuie comme un fou, je m’ennuie toujours... dans ce moment je m’ennuie encore.

ÉMILIE.

Mon père, et ma leçon... M. Roussel ne peut pas attendre plus longtemps.

RAYMOND.

C’est juste... Milord permettra-t-il que ma fille prenne sa leçon de déclamation devant lui ?

ÉDOUARD.

Oh ! je veux bien... je suis passionné pour le théâtre.

À Roussel.

Monsieur, quelle tragédie allez-vous dire ?

ROUSSEL.

Nous prendrons du Racine ou du Corneille.

ÉDOUARD.

Pourquoi ne prenez-vous pas Shakespeare ? c’est le meilleur... Quand je lis Corneille ou Racine, je ne comprends que quelques petits mots ; mais dans Shakespeare je comprends tout... Shakespeare, il est un meilleur auteur que votre Corneille... il est plus naturel...

ROUSSEL.

Oh ! plus naturel... c’est ce qu’il vous serait difficile de prouver.

ÉDOUARD.

Je dis, monsieur... il est plus naturel.

ROUSSEL.

Laissez donc, milord ; votre Shakespeare est un barbare.

RAYMOND.

Oh ! oh ! Roussel...

ÉDOUARD.

Qu’est-ce donc que vous venez de dire, monsieur ? Prenez garde, je vous prie ; faites tant que vous veut l’éloge de vos auteurs ; mais quand... Qu’est-ce donc que vous venez de dire, monsieur ?

RAYMOND.

Milord, ne vous fâchez pas, je vous prie.

ÉDOUARD.

Je dis, c’est un auteur plus naturel.

RAYMOND.

Oui, vous avez raison.

ÉDOUARD, à Roussel.

Écoutez, monsieur, ce commencement de la tragédie d’Henri VIII, de Shakespeare : Oh ! good morning, sir... I am very glad to see you... how do you do ? Avez-vous dans votre Corneille quelque chose d’aussi naturel ?

ROUSSEL.

Peut-être, milord, si vous pouviez nous traduire ce que vous venez de nous dire.

ÉDOUARD.

C’est Buckingham qu’il s’adresse à Norfolk, et qu’il dit : Oh ! good morning ; sir, I am very glad to see you... how do you do ? Cela veut dire : « Oh ! bonjour, je suis très content de vous voir, comment vous portez-vous ? » Est-il quelque chose de plus naturel ?

ROUSSEL.

En effet, rien n’est plus naturel. Mais nous direz-vous encore, milord, que Shakespeare est aussi tendre, aussi passionné que Racine ?

ÉDOUARD.

Il est plus tendre que Racine, je crois qu’il est encore plus tendre ; écoutez cet passage de Richard III, de Shakespeare :

Would he were dead, if even God’s will were so ;
For what is there in life but grief and care !

Avez-vous quelque chose d’aussi tendre dans votre Racine ?

RAYMOND.

Ripostez donc, mon cher Roussel, ou vous vous avouez vaincu.

ROUSSEL.

Je conteste la supériorité.

ÉDOUARD.

Supériorité, monsieur ; nous sont supériorité dans tout ; entendez-vous, monsieur ? L’Anglais il est supériorité dans tout... dans le tragédie, dans le boxe, dans le danse, dans le chevaux, dans la musique.

RAYMOND.

Oh ! la musique ; il me semble, milord, que les Italiens...

ÉDOUARD.

Nous chantons mieux que les Italiens ; écoutez ce petit air.

Il chante un air anglais.

Les Italiens ont-ils quelque chose d’aussi harmonieux ?

ROUSSEL.

Milord, je ne dirai rien de votre chant ; mais ce dont je ne conviendrai jamais, c’est que Shakespeare l’emporte sur Corneille et Racine ; écoutez seulement l’entrée de Britannicus.

Il remonte le théâtre et s’apprête à faire une entrée majestueuse.

Vous sentez bien que ce qui ôte de l’illusion et nuit à l’effet, c’est que je n’ai pas une douzaine de Romains pour précéder mon entrée.

Marche sur laquelle entrent Bemolini, Verbois et d’autres créanciers.

ÉDOUARD.

Eh bien ! de quoi donc vous plaignez-vous ? en voilà des Romains. Non, ce sont des juifs.

Il rentre dans la coulisse où il quitte la perruque d’Anglais.

 

 

Scène XIII

 

ÉMILIE, RAYMOND, ROUSSEL, ÉDOUARD, BEMOLINI, VERBOIS et HUIT ou DIX CRÉANCIERS

 

BEMOLINI.

Depoui oune heure, nous attendons chez M. Édouard, qui ne vient pas.

VERBOIS.

Et cependant son portier dit qu’il n’est pas sorti.

RAYMOND.

Eh bien ! est-ce que vous voulez encore le saisir ?

BEMOLINI.

Non pas, ma nous sommes honnêtes, et comme il a acquitté toutes nos créances, il faut bien que quelqu’un ait nos reçus.

Il donne les reçus à Raymond.

RAYMOND, parcourant les papiers.

Qu’est-ce que cela signifie ? Comment ! M. Édouard aurait payé toutes mes dettes ? M. Édouard se serait permis de payer mes dettes ?

ÉDOUARD, rentrant sous son premier costume.

Pourquoi pas ? vous avez bien voulu payer les siennes !

RAYMOND.

Que vois-je ?

ÉDOUARD, prenant la voix de Verbois.

Un homme qui est désolé d’avoir perdu sa femme,

Prenant l’accent de Bemolini.

ma, un artiste enzanté d’avoir fait votre connaissance,

Baragouinant l’anglais.

et un milord qui demande un Calote,

À Roussel.

et un professeur qui vous demande pardon d’avoir osé entrer en concurrence avec vous.

RAYMOND.

Il se pourrait ?... Ces trois rôles... Ah ! mon ami ! faites-vous comédien, et ma fille est à vous.

ÉDOUARD.

Comédien !... eh ! mais je ne demande pas mieux... jusqu’à un certain point ! vous savez que j’ai cinquante mille livres de rente et une maison de campagne charmante. Nous y établirons un théâtre d’amateurs, qui fera pâlir l’astre de la rue Chantereine.

Montrant Émilie.

Mademoiselle nous aidera de ses talents,

Montrant Roussel.

monsieur, de ses conseils, et vous jouerez tous les rôles d’artiste... le Fougère de l’Intrigue épistolaire.

RAYMOND.

Comment ! vous croyez que je pourrais... mais, ma fille, un talent comme celui-là...

À Émilie.

Tu me reprocheras un jour de l’avoir sacrifiée !

ÉMILIE.

Non, mon père, je ne vous reprocherai rien.

ÉDOUARD.

Bien plus, vous conduirez l’orchestre, et ce sera vous qui peindrez toutes nos décorations.

RAYMOND.

Vrai !

ÉDOUARD.

Je vous en donne ma parole d’honneur.

RAYMOND.

Allons donc, puisqu’il le faut ; mais qui m’aurait jamais dit que ma fille, qui donnait de si belles espérances, finirait par épouser cinquante mille livres de renies... ce que c’est que de nous !

Vaudeville.

Air du vaudeville de La Petite sœur.

ROUSSEL.

Braver la fortune et ses coups,
Aux froids calculs fermer son âme ; (Bis.)
Ne se montrer jamais jaloux
De ses rivaux, ni de sa femme ; (Bis.)
D’un front tranquille et paternel,
Des bons maris grossir la liste ;
Et rendre toujours grâce au ciel,
Voilà le véritable artiste.

RAYMOND.

De nos grands hommes en tous lieux
Produire l’image chérie ;
Retracer les faits glorieux
Dont s’honore notre patrie ;
Réparant les torts du destin,
À celui qu’un revers attriste
Tendre une secourable main,
Voilà le véritable artiste.

ÉDOUARD.

Ô vous qui, du théâtre épris,
Briguez l’honneur d’être à la scène
Interprète de Melpomène,
Ne pensez pas qu’avec des cris
L’on captive ou bien l’on entraîne ;
Soyez, autant qu’il se pourra,
De la nature heureux copiste ;
Pour modèle prenez Talma :
Voilà le véritable artiste.

ÉMILIE, au public.

Dans son travail, dans ses talents,
Chercher toujours son seul refuge ;
Se rappeler en tous les temps
Que le public seul est son juge ;
Et, lorsqu’un désastre nouveau
Vient l’accabler à l’improviste,
Se consoler par un bravo,
Voilà le véritable artiste.

PDF