L’Apollon de Bellac (Jean GIRAUDOUX)

Pièce en un acte.

Représentée pour la première fois, à Rio de Janeiro, sur le Theatro Municipal, en juin 1942 sous le titre de l’Apollon de Marsac, et à Paris, sur le Théâtre de l’Athénée, le 19 avril 1947.

 

Personnages

 

AGNÈS

THÉRÈSE

MADEMOISELLE CHÈVREDENT

LE MONSIEUR DE BELLAC

LE PRÉSIDENT

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL

L’HUISSIER

MONSIEUR LEPÉDURA

MONSIEUR DE CRACHETON

MONSIEUR RASEMUTTE

MONSIEUR SCHULZE

 

La salle d’attente à l’Office des Grands et Petits Inventeurs.

 

 

Scène première

 

AGNÈS, L’HUISSIER, LE MONSIEUR DE BELLAC

 

AGNÈS.

C’est bien ici l’Office des Grands et Petits Inventeurs ?

L’HUISSIER.

Ici même.

AGNÈS.

Je voudrais voir le Président.

L’HUISSIER.

Invention petite, moyenne, ou grande ?

AGNÈS.

Je ne saurais trop dire.

L’HUISSIER.

Petite ? C’est le secrétaire général. Revenez jeudi.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Et qui vous dit, huissier, que l’invention de Mademoiselle soit si petite que cela ?

L’HUISSIER.

De quoi vous mêlez-vous ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

La caractéristique de l’inventeur, c’est qu’il est modeste. L’orgueil a été inventé par les non-inventeurs. À la modestie créatrice Mademoiselle joint la modestie de son aimable sexe. Mais qui vous dit qu’elle ne vient pas vous proposer une invention destinée à bouleverser le monde !

AGNÈS.

Monsieur...

L’HUISSIER.

Pour les bouleversements du monde, c’est bien le Président. Il reçoit les lundis, de onze à douze heures.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Nous sommes mardi !

L’HUISSIER.

Si Mademoiselle n’a pas inventé de faire du mardi le jour qui précède le lundi, je n’y puis rien.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Gabegie ! L’humanité attend dans l’angoisse l’invention qui permettra d’adapter à notre vie courante les lois de l’attraction des étoiles pour les envois postaux et la cicatrisation des brûlures... Peut-être que Mademoiselle... Mademoiselle comment ?

AGNÈS.

Mademoiselle Agnès.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Peut-être que Mademoiselle Agnès nous l’apporte... Non, elle devra attendre lundi !

L’HUISSIER.

Je vous prie de vous taire...

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Je ne me tairai pas. Je me tais le lundi. Et le légume unique ! Cinq continents se dessèchent dans l’espérance du légume unique, qui rendra ridicule cette spécialisation du poireau, du raisin ou du cerfeuil, qui sera la viande et le pain universels, le vin et le chocolat, qui donnera à volonté la potasse, le coton, l’ivoire et la laine. Mademoiselle Agnès vous l’apporte elle-même. Ce que Paracelse et Turpin n’ont même pas imaginé, elle l’a découvert. Les pépins du légume unique sont là, dans ce sachet au tiède sur sa gorge, prêts à se déchaîner, le brevet une fois paraphé par votre Président, vers la germination et la prolifération. Non, ils devront attendre lundi !

AGNÈS.

Monsieur...

L’HUISSIER.

Le registre est sur la table. Qu’elle s’inscrive pour lundi !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Et voilà ! Lundi, à la première heure, les crétins qui ont inventé le clou sans pointe ou la colle à musique seront reçus illico par le Président, mais pendant une semaine la pauvre humanité aura continué à se plonger jusqu’aux fesses dans la boue des rizières, à crever ses yeux pour séparer les graines du radis ménager de celles du radis fourrager, et à soigner ses blessures à la râpure de pommes de terre, alors que le légume unique est là... et le firmament !... Mademoiselle Agnès ne s’inscrira pas...

L’HUISSIER.

Peu me chaut.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Vous dites ?

L’HUISSIER.

Je dis : Peu me chaut... Vous ne comprenez pas ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Si. Et Bernard Palissy aussi a compris, quand, à sa demande de subvention, l’intendant du roi répondit : Peu me chaut, et l’obligea à brûler pour son four ses superbes meubles Henri II...

L’HUISSIER.

Ses meubles Henri II ? Vous me rappelez que j’ai à préparer la salle du conseil.

Il sort.

 

 

Scène II

 

AGNÈS, LE MONSIEUR DE BELLAC

 

AGNÈS.

Je vous remercie, Monsieur. Mais je ne suis pas l’inventeur du légume unique.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Je le savais. C’est moi.

AGNÈS.

Je cherche une place. Voilà tout.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Vous êtes dactylographe ?

AGNÈS.

Dactylographe ? Qu’est-ce que c’est ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Sténographe ?

AGNÈS.

Pas que je sache.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Polyglotte, rédactrice, classeuse ? Arrêtez-moi à votre spécialité.

AGNÈS.

Vous pourriez énumérer le dictionnaire des emplois. Jamais je n’aurais à vous interrompre.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Alors coquette, dévouée, gourmande, douce, voluptueuse, naïve ?

AGNÈS.

C’est plutôt mon rayon.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Tant mieux. C’est la promesse d’une heureuse carrière.

AGNÈS.

Non. J’ai peur des hommes...

LE MONSIEUR DE BELLAC.

De quels hommes ?

AGNÈS.

À les voir, je défaille...

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Peur de l’Huissier ?

AGNÈS.

De tous. Des huissiers, des présidents, des militaires. Là où il y a un homme, je suis comme une voleuse dans un grand magasin qui sent sur son cou le souffle de l’inspecteur.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Voleuse de quoi ?

AGNÈS.

J’ai envie de me débarrasser à toute force de l’objet volé et de le lui lancer en criant : laissez-moi fuir !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Quel objet ?

AGNÈS.

Je ne me le demande même pas. Je le recèle. J’ai peur.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Leur costume sans doute vous impressionne ? Leurs chausses et leurs grègues ?

AGNÈS.

Je me suis trouvée avec des nageurs. Leurs grègues étaient à terre. L’objet me pesait tout autant.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Peut-être ils vous déplaisent, tout simplement.

AGNÈS.

Je ne crois pas. Leurs yeux de chien me plaisent, leur poil, leurs grands pieds. Et ils ont des organes bien à eux qui m’attendrissent, leur pomme d’Adam au repas par exemple. Mais dès qu’ils me regardent ou me parlent, je défaille.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Cela vous intéresserait de ne plus défaillir ?

AGNÈS.

Les petits points noirs qu’ils ont sur le visage, sur le nez, j’adorerais les faire sortir de leur peau avec une clef de montre. Jamais je n’aurais le courage... Et de ne plus dissimuler l’objet volé, oh ! certes.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Cela vous intéresserait de les mener à votre guise, de tout obtenir d’eux, de faire plonger les présidents, grimper les nageurs ?

AGNÈS.

Il y a des recettes ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Une seule, infaillible !

AGNÈS.

Pourquoi me la diriez-vous ? Vous êtes un homme...

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Ignorez-la, et vous aurez une vie sordide ! Recourez à elle, et vous serez reine du monde !

AGNÈS.

Reine du monde ! Ah ! que faut-il leur dire ?...

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Aucun d’eux n’écoute ?

AGNÈS.

Personne...

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Dites-leur qu’ils sont beaux !

AGNÈS.

Leur dire qu’ils sont beaux, intelligents, sensibles ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Non ! Qu’ils sont beaux. Pour l’intelligence et le cœur, ils savent s’en tirer eux-mêmes. Qu’ils sont beaux...

AGNÈS.

À tous ? À ceux qui ont du talent, du génie ? Dire à un académicien qu’il est beau, jamais je n’oserai...

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Essayez voir ! À tous ! Aux modestes, aux vieillards, aux emphysémateux. Dites-le au professeur de philosophie, et vous aurez votre diplôme. Au boucher, et il lui restera du filet dans sa resserre. Au Président d’ici, et vous aurez la place.

AGNÈS.

Cela suppose tant d’intimité, avant de trouver l’occasion de le leur dire...

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Dites-le d’emblée. Qu’à défaut de votre choix, votre premier regard le dise, dès la seconde où il va vous questionner sur Spinoza ou vous refiler de la vache.

AGNÈS.

Il faut attendre qu’ils soient seuls ! Être seule à seul avec eux.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Dites-leur qu’ils sont beaux en plein tramway, en pleine salle d’examens, dans la boucherie comble. Au contraire. Les témoins seront vos garants !

AGNÈS.

Et s’ils ne sont pas beaux, qu’est-ce que je leur dis ? C’est le plus fréquent, hélas !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Seriez-vous bornée, Agnès ? Dites qu’ils sont beaux aux laids, aux bancals, aux pustuleux...

AGNÈS.

Ils ne le croiront pas !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Tous le croiront. Tous le croient d’avance. Chaque homme, même le plus laid, nourrit en soi une amorce et un secret par lequel il se relie directement à la beauté même. Il entendra simplement prononcer tout haut le mot que sa complaisance lui répète tout bas. Ceux qui ne le croient pas, s’il s’en trouve, sont même les plus flattés. Ils croient qu’ils sont laids, mais qu’il est une femme qui peut les voir beaux, ils s’accrochent à elle. Elle est pour eux le lorgnon enchanté et régulateur d’un univers à yeux déformants. Ils ne la quittent plus. Quand vous voyez une femme escortée en tous lieux d’un état-major de servants, ce n’est pas tant qu’ils la trouvent belle, c’est qu’elle leur a dit qu’ils sont beaux...

AGNÈS.

Ah, il est déjà des femmes qui savent la recette ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Elles la savent mal. Elles biaisent. Elles disent au bossu qu’il est généreux, au couperosé qu’il est tendre. C’est sans profit. J’ai vu une femme perdre millions, perles et rivières, parce qu’elle avait dit à un pied tourné qu’il marchait vite. Il fallait lui dire, il faut leur dire qu’ils sont beaux... Allez-y. Le Président n’a pas de jour pour s’entendre dire qu’il est beau...

AGNÈS.

Non. Non. Je reviendrai. Laissez-moi d’abord m’entraîner. J’ai un cousin qui n’est pas mal. Je vais m’exercer avec lui.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Vous allez vous exercer tout de suite. Et sur l’Huissier !

AGNÈS.

Sur ce monstre ? Il est affreux.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Le monstre est parfait pour l’entraînement. Puis sur le secrétaire général. Excellent aussi. Je le connais. Il est plus affreux encore. Puis sur le Président...

L’Huissier apparaît, hésite, et rentre dans la Salle du Conseil.

AGNÈS.

Commencer par l’Huissier, jamais !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Très bien, commencez par ce buste !...

AGNÈS.

C’est le buste de qui ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Peu importe. C’est un buste d’homme. Il est tout oreilles.

AGNÈS.

Il n’a pas de barbe. Il n’y a que la barbe chez les hommes qui me donne confiance...

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Eh bien, parlez à n’importe qui, à n’importe quoi ! À cette chaise, à cette pendule !

AGNÈS.

Elles sont du féminin.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

À ce papillon ! Le voilà sur votre main. Il s’est arraché aux jasmins et aux roses pour venir pomper sa louange. Allez-y.

AGNÈS.

Comme il est beau !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Dites-le à lui-même.

AGNÈS.

Comme tu es beau !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Vous voyez : il remue les ailes. Brodez un peu. Ornez un peu. De quoi est-ce spécialement fier, un papillon ?

AGNÈS.

De son corselet, je pense. De sa trompe.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Alors, allez-y ! Comme ton corselet est beau !...

AGNÈS.

Comme ton corselet est beau, Papillon ! Tu es en velours de Gênes ! Ce que c’est beau, le jaune et le noir ! Et ta trompe ! Jamais on ne me fera croire qu’une fleur comme toi a une trompe ! C’est un pistil !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Pas mal du tout. Voilà l’Huissier ! Chassez-le.

AGNÈS.

Il se cramponne !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Dites-lui que vous préférez le rouge ! Et maintenant, vous m’entendez, même méthode pour l’Huissier que pour le papillon avec, bien entendu, l’équivalent pour les huissiers du corselet et du pistil !

AGNÈS.

Laissez-moi lui parler du temps, d’abord. Regardez-le, ciel !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Non, que votre premier mot soit le mot !

AGNÈS.

Quel mot ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Vous pataugerez après, tant pis. Il sera dit !

AGNÈS.

Quel mot ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Faut-il vous le répéter cent fois !... Comme vous êtes beau !...

 

 

Scène III

 

AGNÈS, L’HUISSIER

 

AGNÈS, après mille hésitations.

Comme vous êtes beau !

L’HUISSIER.

Vous dites ?

AGNÈS.

Je dis : Comme vous êtes beau !

L’HUISSIER.

Cela vous prend souvent ?

AGNÈS.

C’est la première fois de ma vie...

L’HUISSIER.

Que vous dites qu’il est beau à une tête de gorille ?

AGNÈS.

Beau n’est peut-être pas le mot. Moi je ne juge pas les gens sur la transparence de la narine ou l’écart de l’œil. Je juge sur l’ensemble.

L’HUISSIER.

En somme voici ce que vous me dites : tous vos détails sont laids et votre ensemble est beau ?

AGNÈS.

Si vous voulez ! Laissez-moi tranquille ! Vous pensez bien que ce n’est pas pour flatter un sale huissier comme vous que je lui dis que je le trouve beau.

L’HUISSIER.

Calmez-vous ! Calmez-vous !...

AGNÈS.

C’est la première fois que je le dis à un homme. Cela ne m’arrivera plus.

L’HUISSIER.

Je sais bien qu’à votre âge on dit ce qu’on pense. Mais pourquoi vous exprimez-vous si mal ?

La tête de Monsieur de Bellac apparaît et encourage Agnès.

AGNÈS.

Je ne m’exprime pas mal. Je trouve que vous êtes beau. Je vous dis que vous êtes beau. Je puis me tromper. Tout le monde n’a pas de goût.

L’HUISSIER.

Vous ne me trouvez pas beau. Je connais les femmes. Ce que je peux avoir de passable, elles ne le voient même pas. Qu’est-ce que j’ai de beau ? Ma silhouette ?... Vous ne l’avez même pas remarquée...

AGNÈS.

Ah ! Vous croyez ! Quand vous avez relevé la corbeille à papier, elle ne s’est pas penchée avec vous, votre silhouette ? Et vous l’avez mise dans votre poche, votre silhouette, quand vous avez traversé la salle pour aller au conseil ?

L’HUISSIER.

Vous la voyez maintenant parce que j’ai attiré votre œil sur elle...

AGNÈS.

Vous avez parfaitement raison. Vous n’êtes pas beau. Je croyais vous voir et j’ai vu votre silhouette.

L’HUISSIER.

Alors dites : quelle belle silhouette ! Ne dites pas : quel bel Huissier !

AGNÈS.

Je ne dirai plus rien.

L’HUISSIER.

Ne vous fâchez pas ! J’ai le droit de vous mettre en garde. J’ai une fille, moi aussi, ma petite ; et je sais ce qu’elles sont, les filles, à votre âge. Parce que tout d’un coup la silhouette d’un homme leur paraît agréable, elles le trouvent beau. Beau des pieds à la tête. Et en effet, c’est rare, une belle silhouette. C’est avec les silhouettes que les Japonais ont fait ce qu’ils ont de mieux, les ombres chinoises. Et une silhouette dure. On a sa silhouette jusqu’à la mort. Et après. Le squelette a sa silhouette. Mais ces nigaudes confondent silhouette et corps, et si l’autre niais prête tant soit peu l’oreille, c’est fait, elles se gâchent la vie, les imbéciles... On ne vit pas avec des silhouettes, mon enfant !

La tête du Monsieur de Bellac apparaît.

AGNÈS.

Comme vous êtes beau, quand vous vous mettez en colère ! Vous ne me ferez pas croire qu’elles sont à votre silhouette, ces dents-là ?

L’HUISSIER.

C’est vrai. Quand je me mets en colère, je montre la seule chose que j’ai de parfaite, mes dents. Je ne fume pas. Je n’ai aucun mérite. Et je ne sais pas si vous avez remarqué que la canine était double. Pas la fausse en ciment. Celle de droite... Tenez, c’est le secrétaire général qui sonne... Je vais faire en sorte qu’il vous reçoive... Je lui dirai que vous êtes ma nièce.

AGNÈS.

Qu’elle est belle, quand vous vous redressez ! On dirait celle du Penseur de Rodin...

L’HUISSIER.

Oui, oui. Cela suffit. Si vous étiez ma fille, vous recevriez une belle calotte !

 

 

Scène IV

 

AGNÈS, LE MONSIEUR DE BELLAC, L’HUISSIER

 

LE MONSIEUR DE BELLAC.

C’est un début.

AGNÈS.

Un mauvais début. Je réussis mieux avec le papillon qu’avec l’Huissier.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Parce que vous vous entêtez à joindre l’idée de caresse à l’idée de beauté. Vous êtes comme toutes les femmes. Une femme qui trouve le ciel beau, c’est une femme qui caresse le ciel. Ce ne sont pas vos mains qui ont à parler, ni vos lèvres, ni votre joue, c’est votre cerveau.

AGNÈS.

Il a bien manqué ne pas me croire.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Parce que vous biaisiez. Il vous a eue, avec sa silhouette. Vous n’êtes pas encore au point pour un Secrétaire général.

AGNÈS.

Comment m’entraîner ! Il arrive.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Essayez sur moi...

AGNÈS.

Vous dire à vous que vous êtes beau ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

C’est si difficile que cela ?

AGNÈS.

Pas du tout.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Songez bien à ce que vous allez dire...

AGNÈS.

Vous n’êtes pas mal du tout, quand vous vous moquez ainsi de moi...

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Vous biaisez ! Vous biaisez ! Et pourquoi quand je me moque ? Je ne suis pas beau autrement ?

AGNÈS.

Oh, si ! Magnifique !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Voilà ! Voilà ! Vous y êtes... Ce ne sont plus vos mains qui parlent.

AGNÈS.

Devant vous, elles murmurent quand même un petit peu...

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Parfait !

AGNÈS.

Le volume de votre corps est beau. La tête m’importe peu. Le contour de votre corps est beau.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

La tête vous importe peu ? Qu’est-ce à dire ?

AGNÈS.

Pas plus que la tête du Penseur de Rodin.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Ses pieds évidemment ont plus d’importance... Écoutez, Agnès. C’est très ingénieux, ces allusions à une statue célèbre, mais le Penseur de Rodin est-elle la seule que vous connaissiez ?

AGNÈS.

La seule. Avec la Vénus de Milo. Mais celle-là ne peut guère me servir pour les hommes.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

C’est à voir. Il est urgent en tout cas que vous doubliez votre répertoire. Dites l’Esclave de Michel-Ange. Dites l’Apollon de Bellac.

AGNÈS.

L’Apollon de Bellac ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Oui. Il n’existe pas. C’est moi qui l’extrais en ce moment à votre usage du terreau et du soleil antiques. Personne ne vous le contestera...

AGNÈS.

Comment est-il ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Un peu comme moi, sans doute. Je suis né à Bellac. C’est un bourg du Limousin.

AGNÈS.

On dit que les Limousins sont si laids. Comment se fait-il que vous soyez si beau ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Mon père était très beau... Que je suis bête ! Bravo, vous m’avez pris...

AGNÈS.

Je n’ai pas cherché à vous prendre. C’est vous qui m’avez donné la recette. Avec vous je suis franche.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Voilà ! Elle a compris.

L’Huissier entre. Le Monsieur de Bellac se dissimule dans un réduit.

L’HUISSIER.

Le Secrétaire général vient vous voir ici une minute, Mademoiselle. Inutile de vous mettre en frais. Pour voir une silhouette pareille, il faut se payer une visite au Musée de l’Homme.

Il sort.

AGNÈS, au Monsieur de Bellac qui passe la tête.

Vous entendez. C’est terrible !...

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Entraînez-vous !

AGNÈS.

Sur qui ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Sur tout ce qui est là. Les choses non plus ne résistent pas à qui leur dit qu’elles sont belles... Sur le téléphone...

AGNÈS parle au téléphone, puis le touche.

Comme tu es beau, mon petit téléphone...

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Pas les mains...

AGNÈS.

Cela m’aide tellement !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Au lustre ! Vous ne le toucherez pas...

AGNÈS.

Comme tu es beau, mon petit, mon grand lustre ! Plus beau quand tu es allumé ? Ne dis pas cela... Les autres lustres, oui. Les lampadaires, les becs de gaz, toi pas. Regarde, le soleil joue sur toi, tu es le lustre à soleil. La lampe Pigeon a besoin d’être allumée, ou l’étoile. Toi pas. Voilà ce que je voulais dire. Tu es beau comme une constellation, comme une constellation le serait, si, au lieu d’être un faux lustre, pendu dans l’éternité, avec ses feux mal distants, elle était ce monument de merveilleux laiton, de splendide carton huilé, de bobèches en faux Baccarat des Vosges et des montagnes disposées à espace égal qui sont ton visage et ton corps.

Le lustre s’allume de lui-même.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Bravo !

 

 

Scène V

 

AGNÈS, LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL, L’HUISSIER, LE MONSIEUR DE BELLAC

 

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Une minute, Mademoiselle. Je dispose d’une minute... Qu’avez-vous ?

AGNÈS.

Moi ? Rien...

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Qu’avez-vous à me regarder ainsi ? Vous avez suivi aux Arts et Métiers mon cours sur les inventions dans le rêve ? Vous me connaissez ?

AGNÈS.

Oh, non ! Au contraire...

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Au contraire ? Que veut dire au contraire ?

AGNÈS.

J’attendais un Secrétaire général, un être voûté ou ventripotent, boiteux ou maigrelet, et je vous vois !

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Je suis comme je suis.

La tête du Monsieur de Bellac apparaît.

AGNÈS.

Oui. Vous êtes beau.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Vous dites ?

AGNÈS.

Je ne dis rien. Je n’ai rien dit.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Si. Vous avez dit que j’étais beau. Je l’ai entendu clairement, et je dois dire que j’en éprouve quelque surprise. Si je l’étais, on me l’aurait déjà dit.

AGNÈS.

Quelles idiotes !

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Qui est idiote ? Ma sœur, ma mère, ma nièce ?

AGNÈS.

Monsieur le Secrétaire général, j’ai appris par une amie d’un membre de votre conseil, Monsieur Lepédura...

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Laissez Monsieur Lepédura tranquille. Nous parlons de ma beauté. Je suis spécialiste du rêve, Mademoiselle. C’est à moi que s’adressent ceux des inventeurs qui ne font leurs trouvailles qu’en rêve, et j’ai réussi à retirer des songes des inventions aussi remarquables que le briquet-fourchette ou le livre qui se lit lui-même, qui n’auraient été sans moi que des épaves du sommeil. Si en rêve vous m’aviez dit que je suis beau, j’aurais compris. Mais nous sommes en état de veille. Du moins je le suppose. Permettez que je me pince pour nous en assurer. Et que je vous pince.

Il lui prend la main.

AGNÈS.

Hou là !

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL

Nous ne rêvons pas. Alors pourquoi vous m’avez dit que j’étais beau, cela m’échappe. Pour gagner ma faveur ? L’explication serait grossière. Pour vous moquer ? Votre œil est courtois, votre lèvre amène...

AGNÈS.

Je l’ai dit parce que je vous trouve beau. Si Madame votre mère vous trouve hideux, cela la regarde.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Hideux est beaucoup dire, et je ne permettrai pas que vous ayez de ma mère cette opinion défavorable. Ma mère, même quand j’avais cinq ans, m’a toujours trouvé des mains d’évêque.

AGNÈS.

Si votre nièce vous préfère Valentino, ce n’est pas à son honneur.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Ma nièce n’est pas une imbécile. Elle prétendait encore hier que j’ai l’arcade sourcilière dessinée par Le Nôtre.

AGNÈS.

Si votre sœur...

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Vous tombez mal avec ma sœur. Elle sait bien que je ne suis pas beau, mais elle a toujours prétendu que j’avais un type, et ce type, un de nos amis, agrégé d’histoire italienne, l’a récemment identifié. Et c’est un type célèbre. C’est à s’y méprendre, dit-il, celui de Galéas Sforza.

AGNÈS.

De Galéas Sforza ? Jamais ! De l’Apollon de Bellac, oui.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

De l’Apollon de Bellac ?

AGNÈS.

Vous ne trouvez pas ?

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Si vous y tenez tant que cela, Mademoiselle ! Vous savez que le type de Galéas est curieux. J’ai vu des gravures...

AGNÈS.

À l’Apollon de Bellac habillé, évidemment ! Car, pour votre vêtement, je fais des réserves. Vous vous habillez mal, Monsieur le secrétaire général. Moi, je suis franche. Vous ne me ferez jamais dire ce que je ne pense pas. Vous avez le travers des hommes vraiment beaux, de Boulanger, de Nijinsky. Vous vous habillez au Marché aux Puces.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Ce qu’il faut s’entendre dire ! Et par une jeune personne qui dit au premier venu qu’il est beau !

AGNÈS.

Je ne l’ai dit qu’à deux hommes dans ma vie. Vous êtes le second.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Personne évidemment ne ressemble à tout le monde, et moi, hélas, moins que personne.

À l’Huissier qui entre.

Que voulez-vous ? Vous ne voyez pas que nous sommes occupés ?

L’HUISSIER.

Ces messieurs du Conseil montent l’escalier. Je les annonce ?

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Mademoiselle, le Conseil me réclame. Mais me feriez-vous le plaisir de venir demain poursuivre cet intéressant entretien ? D’autant que la dactylographe qui travaille dans mon bureau entasse les fautes de frappe, et que je songe à l’écarter. Je suis sûr que vous êtes artiste, vous, en machine à écrire ?

AGNÈS.

Hélas, non. Je ne sais que le piano.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Parfait. C’est beaucoup plus rare. Vous prenez la dictée ?

AGNÈS.

Lentement.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Tant mieux. Cette autre allait trop vite.

AGNÈS.

Et je relis mal mon écriture.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Parfait. L’autre était l’indiscrétion même. À demain donc, Mademoiselle. Vous acceptez ?

AGNÈS.

Avec reconnaissance, mais à une condition.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Vous posez des conditions à votre chef ?

AGNÈS.

À la condition que je ne vous verrai plus avec cette ignoble jaquette. Imaginer ces deux harmonieuses épaules dans cette chrysalide, ce me serait insupportable...

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

J’ai un complet en tussor beige. Mais il est d’été et m’enrhume.

AGNÈS.

C’est à prendre ou à laisser. J’adore le tussor beige.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

À demain. Ma sœur et ma mère le détacheront cet après-midi. Je l’aurai...

Il part. La tête du Monsieur de Bellac reparaît.

AGNÈS.

Alors ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Pas mal. Mais vous biaisez toujours.

AGNÈS.

Pourtant mes mains étaient bien loin. J’ai du mal à les rattacher.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Ne perdez pas de temps. Les magots montent l’escalier. Entraînez-vous encore...

AGNÈS.

Sur le premier ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Sur tous !

 

 

Scène VI

 

AGNÈS, L’HUISSIER, LES MEMBRES DU CONSEIL, LE MONSIEUR DE BELLAC

 

L’HUISSIER, annonçant à travers la salle les personnages qui traversent.

Monsieur de Cracheton.

AGNÈS.

Comme il est beau, celui-là !

MONSIEUR DE CRACHETON, à demi-voix.

Charmante enfant.

Il entre dans la Salle du Conseil.

L’HUISSIER.

Monsieur Lepédura...

MONSIEUR LEPÉDURA, s’approchant d’Agnès.

Salut, jolie personne...

AGNÈS.

Ce que vous êtes beau !

MONSIEUR LEPÉDURA.

Comment le savez-vous ?

AGNÈS.

Par l’amie de votre femme, la baronne Chagrobis. Elle vous trouve magnifique.

MONSIEUR LEPÉDURA.

Ah ! Elle me trouve magnifique, la baronne Chagrobis ? Dites-lui le bonjour, en attendant que je le lui dise moi-même. Il est vrai qu’elle n’est pas gâtée, avec le baron. Elle habite toujours Cité Volney ?

AGNÈS.

Au 28. Je lui dirai que vous êtes toujours aussi beau.

MONSIEUR LEPÉDURA.

N’exagérez rien...

À demi-voix.

Elle est délicieuse !

Il entre dans la Salle du Conseil.

L’HUISSIER.

Messieurs Rasemutte et Schulze.

AGNÈS.

Ce qu’il est beau !

MONSIEUR RASEMUTTE.

Peut-on savoir. Mademoiselle, auquel des deux votre phrase s’adresse ?

AGNÈS.

Regardez-vous l’un l’autre. Vous le saurez.

Ils se regardent.

MESSIEURS SCHULZE et RASEMUTTE.

Elle est charmante !

Ils entrent dans la Salle du Conseil. La tête du Monsieur de Bellac apparaît.

AGNÈS.

Vous avez l’air triste. Cela ne va pas ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Cela va trop bien. J’ai déchaîné le diable. J’aurais dû me méfier de votre prénom. Mes lectures du XVIIe auraient dû me rappeler que c’est avec les naïves qu’on fait en un jour les monstres...

L’HUISSIER annonce.

Monsieur le Président !...

 

 

Scène VII

 

AGNÈS, LE PRÉSIDENT, MADEMOISELLE CHÈVREDENT

 

LE PRÉSIDENT.

C’est vous, le phénomène ?

AGNÈS.

Je suis Mademoiselle Agnès.

LE PRÉSIDENT.

Qu’est-ce que vous leur faites, Mademoiselle Agnès ? Cette maison que je préside croupissait jusqu’à ce matin dans la tristesse, dans la paresse et dans la crasse. Vous l’avez effleurée, et je ne la connais plus. Mon huissier est devenu poli au point de saluer son ombre sur le mur. Mon secrétaire général entend assister au conseil en bras de chemise. Comme les taches de soleil au printemps, de toutes les poches de ces Messieurs surgissent des miroirs où Monsieur Lepédura contemple avec orgueil la pomme d’Adam de Monsieur Lepédura, Monsieur Rasemutte avec volupté la verrue de Monsieur Rasemutte ; que leur avez-vous fait ? J’achète à votre prix votre recette. Elle est inestimable. Que leur avez-vous dit ?

AGNÈS.

Comme vous êtes beau !

LE PRÉSIDENT.

Comment ?

AGNÈS.

Je leur ai dit, j’ai dit à chacun : Comme vous êtes beau !

LE PRÉSIDENT.

Par des sourires, des minauderies, des promesses ?

AGNÈS.

Non, à haute et intelligible voix... Comme vous êtes beau !

LE PRÉSIDENT.

Merci pour eux. Ainsi les enfants remontent leur poupée mécanique. Mes fantoches sont remontés de frais dans la joie de vivre. Écoutez ces applaudissements ! C’est Monsieur de Cracheton qui met aux voix l’achat pour le lavabo d’un miroir à trois faces. Mademoiselle Agnès, merci !

AGNÈS.

De rien, je vous assure.

LE PRÉSIDENT.

Et le Président, Mademoiselle ? D’où vient que vous ne le dites pas du Président ?

AGNÈS.

Qu’il est beau ?

LE PRÉSIDENT.

Parce qu’il ne vous paraît pas en mériter la peine ?

AGNÈS.

Certes non !

LE PRÉSIDENT.

Parce que c’est assez joué aujourd’hui avec la vanité des hommes ?

AGNÈS.

Voyons, Monsieur le Président ! Vous le savez bien !

LE PRÉSIDENT.

Non. Je l’ignore.

AGNÈS.

Parce qu’il n’est pas besoin de vous le dire. Parce que vous êtes beau !

LE PRÉSIDENT.

Répétez, je vous prie !

AGNÈS.

Parce que vous êtes beau.

LE PRÉSIDENT.

Réfléchissez bien, Mademoiselle... L’instant est grave. Vous êtes bien sûre que vous me trouvez beau ?

AGNÈS.

Je ne vous vois pas beau. Vous êtes beau.

LE PRÉSIDENT.

Vous seriez prête à le redire devant témoins ? Devant l’huissier ? Réfléchissez. J’ai à prendre aujourd’hui une série de décisions qui me mèneront aux pôles les plus contraires, selon que je suis beau ou laid.

AGNÈS.

À le redire. À l’affirmer. Certainement.

LE PRÉSIDENT.

Merci, mon Dieu.

Il appelle.

Mademoiselle Chèvredent !

Entre Mademoiselle Chèvredent.

Chèvredent, depuis trois ans vous exercez les hautes fondions de secrétaire particulière. Depuis trois ans, il ne s’est point écoulé de matin et d’après-midi où la perspective de vous trouver dans mon bureau ne m’ait donné la nausée. Ce n’est point seulement que la maussaderie pousse sur votre peau comme l’agaric sur l’écorce, infiniment plus douce au toucher d’ailleurs, du châtaignier. Parce que vous étiez laide, j’ai eu le faible de vous croire généreuse. Or vous reprenez deux francs dans la sébile de l’aveugle contre votre pièce de vingt sous. Ne niez pas. C’est lui qui me l’a dit. Parce que vous avez une moustache, j’ai cru que vous aviez du cœur. Or ces aboiements déchirants de mon fox endormi sur votre table, que vous m’expliquiez par ses rêves de chasse à la panthère, étaient provoqués en fait par vos pinçons. Mille jours j’ai supporté de vivre avec quelqu’un qui me déteste, me méprise, et me trouve laid. Car vous me trouvez laid, n’est-ce pas ?

MADEMOISELLE CHÈVREDENT.

Oui. Un singe.

LE PRÉSIDENT.

Parfait. Maintenant écoutez. Les yeux de Mademoiselle paraissent à première vue mieux qualifiés que les vôtres pour voir. La paupière n’en est point rouge, la prunelle délavée, le cil chassieux. Le soleil l’habite, et l’eau des sources. Or comment suis-je réellement, Mademoiselle Agnès ?

AGNÈS.

Beau ! Très beau !

MADEMOISELLE CHÈVREDENT.

Quelle imposture !

LE PRÉSIDENT.

Taisez-vous, Chèvredent. Jetez un dernier regard sur moi. Cette appréciation désintéressée de mon charme d’homme n’a pas modifié la vôtre ?

MADEMOISELLE CHÈVREDENT.

Vous voulez rire !

LE PRÉSIDENT.

J’en prends note. Voici donc le problème tel qu’il se pose : j’ai le choix de passer ma journée entre une personne affreuse qui me trouve laid et une personne ravissante qui me trouve beau. Tirez les conséquences. Choisissez pour moi...

MADEMOISELLE CHÈVREDENT.

Cette folle me remplace ?

LE PRÉSIDENT.

À l’instant. Si elle le désire.

MADEMOISELLE CHÈVREDENT.

Quelle honte ! Je monte prévenir Mademoiselle.

LE PRÉSIDENT.

Prévenez-la. Je l’attends de pied ferme.

MADEMOISELLE CHÈVREDENT.

Si vous tenez à vos potiches en cloisonné, vous ferez mieux de me suivre.

LE PRÉSIDENT.

J’ai fait le deuil de mes potiches : vous venez de le voir.

Exit Mademoiselle Chèvredent.

AGNÈS.

Je regrette, Monsieur le Président !

LE PRÉSIDENT.

Félicitez-moi. Vous arrivez en archange au moment crucial de ma vie, car j’apportais à cette dame dont Mademoiselle Chèvredent me menace une bague de fiançailles... C’est ce diamant... Est-ce qu’il vous plaît ?

AGNÈS.

Comme il est beau !

LE PRÉSIDENT.

Étonnant ! Je vous surveillais. Vous avez dit « comme il est beau » pour le diamant avec la même conviction que pour moi ! Est-ce qu’il serait terne, et plein de crapauds ?

AGNÈS.

Il est magnifique. Vous aussi.

On entend Thérèse qui vient.

LE PRÉSIDENT.

Je dois l’être déjà un tout petit peu moins : voici Thérèse.

 

 

Scène VIII

 

AGNÈS, LE PRÉSIDENT, THÉRÈSE, LE MONSIEUR DE BELLAC

 

LE PRÉSIDENT.

Que je vous présente !

THÉRÈSE.

Présentation inutile et sans le moindre avenir... Sortez, Mademoiselle !

LE PRÉSIDENT.

Agnès remplace Chèvredent, et restera.

THÉRÈSE.

Agnès ? En dix minutes, le prénom de Mademoiselle est déjà tout nu ?

LE PRÉSIDENT.

Tout nu et virginal. C’est le privilège de ce prénom.

THÉRÈSE.

Et peut-on savoir pourquoi Agnès remplace Chèvredent ?

LE PRÉSIDENT.

Parce qu’elle me trouve beau.

THÉRÈSE.

Tu deviens fou ?

LE PRÉSIDENT.

Non. Je deviens beau.

THÉRÈSE.

Tu sais ce que tu étais ce matin ?

LE PRÉSIDENT.

Ce matin, j’étais un homme à jambes légèrement arquées, au teint blafard, à la dent molle. J’étais ce que tu me voyais.

THÉRÈSE.

Je te vois encore.

LE PRÉSIDENT.

Oui, mais Agnès me voit aussi. Je préfère son œil. Du moins j’espère que malgré ta présence elle continue à me voir aussi beau.

AGNÈS.

Je dois dire que l’animation vous embellit encore !

THÉRÈSE.

Quelle éhontée !

LE PRÉSIDENT.

Tu entends ! Je ne lui ai pas fait dire. L’animation m’embellit encore, dit Agnès. Et l’on sent que si j’étais près d’Agnès endormi, ou rageur, ou transpirant, Agnès trouverait que l’inconscience, la hargne, ou la sueur m’embellissent encore. Vous souriez, Agnès ?

AGNÈS.

Oui, c’est beau un homme intelligent qui est brave.

THÉRÈSE.

Cela le fait ressembler à s’y méprendre à Turenne et à Bayard, sans doute ?

AGNÈS.

Oh, non ! Monsieur le Président est plus classique : à l’Apollon de Bellac, tout simplement.

THÉRÈSE.

Quelle femme !

LE PRÉSIDENT.

Quelle femme ! La vraie femme ! Entends-moi bien, Thérèse, pour la dernière fois. Les femmes sont en ce bas monde pour nous dire ce qu’Agnès nous dit. On ne les a pas arrachées au fer de notre propre côte, pour qu’elles se lamentent sur la mauvaise foi des dissolvants pour ongles, ou médisent de leurs sœurs les femmes. Elles sont sur terre pour dire aux hommes qu’ils sont beaux. Et celles qui doivent le plus dire aux hommes qu’ils sont beaux, ce sont les plus belles. Et ce sont celles-là d’ailleurs qui le disent. Cette jeune femme me dit que je suis beau. C’est qu’elle est belle. Tu me répètes que je suis laid. Je m’en suis toujours douté : tu es une horreur !

LE MONSIEUR DE BELLAC sort de son réduit.

Bravo ! Bravo !

THÉRÈSE.

Quel est cet autre fou ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Bravo, Président, et pardon si j’interviens. Mais quand ce débat touche au cœur même de la vie humaine, comment me retenir ! Depuis Adam et Ève, Samson et Dalila, Antoine et Cléopâtre, la question homme-femme reste entière et pendante entre les sexes. Si nous pouvons la régler une fois pour toutes aujourd’hui, ce sera tout bénéfice pour l’humanité !

THÉRÈSE.

Et nous sommes sur la voie, d’après vous ? Et la solution ne peut pas être remise à demain ? Car je suis très pressée, Monsieur. On m’attend là-haut pour ma fourrure de fiançailles !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Nous sommes sur la voie. Et le Président vient de poser superbement le problème !

AGNÈS.

Superbement !

THÉRÈSE.

En homme superbe, voulez-vous dire sans doute, Mademoiselle ?

AGNÈS.

Je ne l’ai pas dit, mais je peux le dire. Je dis ce que je pense !

THÉRÈSE.

Quelle menteuse !

LE PRÉSIDENT.

Je t’interdis d’insulter Agnès !

THÉRÈSE.

C’est elle qui m’insulte.

LE PRÉSIDENT.

On t’insulte quand on me trouve beau ! Tu viens de révéler le fond de ton âme !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Agnès n’a pas menti avec le Président. Et Cléopâtre a dit la vérité à César, et Dalila à Samson. Et la vérité c’est qu’ils sont tous beaux, les hommes, et toujours beaux, et c’est la femme qui le leur dit qui ne ment pas.

THÉRÈSE.

Bref, c’est moi la menteuse !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

C’est vous l’aveugle. Car il suffit vraiment, pour les trouver beaux, de regarder les hommes dans leur souffle et leur exercice. Et chacun a sa beauté, ses beautés. Sa beauté de corps : ceux qui sont massifs tiennent bien à la terre. Ceux qui sont dégingandés pendent bien du ciel. Sa beauté d’occasion : le bossu sur le faîte de Notre-Dame est un chef-d’œuvre et ruisselle de beauté gothique. Il suffit de l’y amener. Sa beauté d’emploi enfin : le déménageur a sa beauté de déménageur. Le Président de Président. Le seul mécompte, c’est quand ils les échangent, quand le déménageur prend la beauté du Président, le Président du déménageur.

AGNÈS.

Mais ce n’est pas le cas.

THÉRÈSE.

Non. Il a plutôt celle du ramasseur de cigares.

LE PRÉSIDENT.

Thérèse, je sais aussi bien que toi à quoi m’en tenir sur mes avantages physiques !

THÉRÈSE.

Tu es laid !

LE PRÉSIDENT.

Tais-toi.

THÉRÈSE.

Tu es laid. Tout mon être te le crie. Cette femme, elle arrive juste à forcer sa bouche à proférer son mensonge. Mais tout de moi : mon cœur, mes artères, mes bras, te crient la vérité ! Mes jambes !

LE PRÉSIDENT.

La bouche d’Agnès vaut ton tibia...

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Elle vient d’avouer !

THÉRÈSE.

Mais qu’est-ce qu’ils ont tous contre moi ? Qu’est-ce que je viens d’avouer ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Votre faute ! Votre crime ! Comment voulez-vous que le Président soit beau avec un entourage, dans un décor qui lui ressasse qu’il est laid !

LE PRÉSIDENT.

Un décor ! Bravo, je comprends !

THÉRÈSE.

Tu comprends quoi ?

LE PRÉSIDENT.

Cette gêne qui me prenait non seulement devant toi, mais devant tout ce qui est toi ou à toi, tes vêtements, tes objets. Ton jupon oublié sur un dos de fauteuil me raccourcissait de dix centimètres l’échine, comment aurais-je eu mes vraies dimensions ? Tes bas sur un guéridon, et je me sentais une jambe plus courte que l’autre. Ta lime à ongles sur la table, et il me manquait un doigt : ils me disaient que j’étais laid. Et ta pendule en onyx des Alpes me le répétait chaque seconde. Et ton Gaulois mourant sur la cheminée ! Pourquoi avais-je froid, à regarder le feu ? C’est que ton Gaulois mourant, me répétait dans son râle que j’étais laid. Il disparaîtra dès ce soir. Je ne tiendrai plus mes vérités et mon teint que de la flamme !

THÉRÈSE.

Tu ne toucheras pas à mon Gaulois mourant.

LE PRÉSIDENT.

Il sera ce soir à la fonte. Avec les autres conjurés. Avec ton page florentin, qui de ses cuisses gantées insultait les miennes, avec ta bayadère à la grenouille qui de son ombilic tournait mon pauvre nombril en dérision. Jusqu’à tes chaises Directoire à dessus de crin qui disaient à mon derrière que je suis laid, et en le grattant. À l’Hôtel des Ventes !

THÉRÈSE.

Tu ne vendras pas mes chaises Directoire !

LE PRÉSIDENT.

Bien ! Je les donnerai. Comment est-ce, chez vous, Agnès ?

AGNÈS.

Mes chaises ? Elles sont en velours.

LE PRÉSIDENT.

Merci, velours. Et sur la table ?

AGNÈS.

Sur la table, j’ai des fleurs. Aujourd’hui des roses.

LE PRÉSIDENT.

Merci, roses ! Merci, anémones ! Merci, glycines et ricins sauvages ! Et sur la cheminée ?

AGNÈS.

Un miroir.

LE PRÉSIDENT.

Merci, miroirs ! Merci, reflets ! Merci à tout ce qui me renverra désormais mon image ou ma voix ! Merci, bassins de Versailles ! Merci, écho !

THÉRÈSE.

J’avais laissé Oscar. Je retrouve Narcisse.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Le seul narcissisme coupable est celui qui trouve les autres laids. Voyons, Madame, comment le Président pouvait-il être inspiré pour ses dictées ou pour ses notes sous des yeux aussi peu indulgents !

LE PRÉSIDENT.

C’est seul, sous les yeux de mon pauvre chien, que j’ai rédigé mes meilleures circulaires.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Parce que l’œil du chien est fidèle et vous voit tel que vous êtes. Et un lion vous aurait inspiré des circulaires plus éloquentes encore, car le lion voit trois fois grandeur nature et à double relief.

THÉRÈSE.

Il va mettre des lions dans notre appartement.

LE PRÉSIDENT.

Je n’y mettrai pas de lion. Mais le cheval du Gaulois mourant et la grenouille de la bayadère vont en sortir par les fenêtres.

THÉRÈSE.

Si tu les touches, c’est moi qui pars.

LE PRÉSIDENT.

À ta guise !

THÉRÈSE.

Mais enfin, quels sont ces bourreaux ? Je t’ai donné sans réserve ma vie et mes talents. Je partage un lit dont j’ai brodé la courtepointe et égalisé la laine. Est-ce que tu glisses, dans ton lit ? Tu n’as jamais eu un rôti trop grillé, un café trop clair. Tu es, grâce à moi, un des rares hommes dont on puisse assurer que son mouchoir est du jour, que son orteil n’est pas nu dans son soulier, – est-ce qu’il y est nu, ton orteil ? – et les mites, aux abords de l’hiver, cherchent en vain au-dessus de tes complets la tache d’huile ou de graisse qui leur permettrait d’atterrir... Quel est ce procès que vous faites à l’honneur des femmes et des ménages ?

LE PRÉSIDENT.

Un mot. Me dis-tu que je suis laid, parce que tu me trouves laid, ou parce que cela t’amuse et te venge de me le dire ?

THÉRÈSE.

Parce que tu es laid.

LE PRÉSIDENT.

Bon, continue...

THÉRÈSE.

Et voici que survient cette femme. Du premier coup d’œil on devine le lot de l’homme qui vivra avec elle. Des pantoufles dont la semelle intérieure gondole. La lecture au soir dans le lit avec un seul coupe-papier qu’on se dispute, et une lampe de chevet qu’on allume de la porte. Des vêtements qui jamais ne seront sondés à leur point défaillant. Des jours d’entérite sans bismuth, de froid sans bouillotte, de moustiques sans citronnelle...

LE PRÉSIDENT.

Agnès, me dites-vous que je suis beau, parce que vous me trouvez beau, ou pour rire de moi ?

AGNÈS.

Parce que vous êtes beau.

THÉRÈSE.

Épousez-le, alors, si vous le trouvez si beau ! Vous savez qu’il est riche !

AGNÈS.

Eût-il des millions, cela ne m’empêchera pas de le trouver beau.

THÉRÈSE.

Et toi, qu’attends-tu pour lui offrir ta main ?

LE PRÉSIDENT.

Je n’attends plus rien. Je la lui offre. Et je n’ai aucun remords. Jésus aussi a préféré Madeleine.

THÉRÈSE.

Prenez-la, car moi j’y renonce. Prenez-la, si vous aimez les ronflements la nuit.

AGNÈS.

Vous ronflez ! Quelle chance. Dans mes insomnies j’ai si peur du silence.

THÉRÈSE.

Si vous aimez les rotules proéminentes.

AGNÈS.

Je n’aime pas en tout cas les jambes trop pareilles. Je n’aime pas les quilles.

THÉRÈSE.

Et les poitrines de clochard.

AGNÈS.

Oh, Madame ! Quel mensonge ! Je suis tout ce qu’il y a de plus difficile pour les poitrines.

THÉRÈSE.

Il n’a pas la poitrine d’un clochard ?

AGNÈS.

Non, Madame. D’un croisé !

THÉRÈSE.

Et ce front, ce front de goitreux, c’est le front d’un Burgrave ?

AGNÈS.

Oh ! certes, non, d’un roi !

THÉRÈSE.

C’en est trop. Adieu. Je me réfugie dans le monde où la laideur existe.

LE PRÉSIDENT.

Tu l’emportes avec toi. Tu l’as en pellicule sur l’âme et sur les yeux...

Exit Thérèse.

Et maintenant, Agnès, en gage d’un heureux avenir, acceptez ce diamant. Puisque vous voulez bien comparer ma beauté à la sienne, je saurai moi aussi m’éclairer et miroiter sous vos regards. Je vous demande une minute. Je vais annoncer nos fiançailles au conseil. Huissier, descendez et raflez tous les camélias du dix-huitième pour toutes nos boutonnières et vous, Monsieur, à qui je dois tant aujourd’hui, j’espère que vous voudrez bien partager notre repas... Embrassez-moi, ma douce Agnès... Vous hésitez ?

AGNÈS.

J’hésite aussi à regarder mon diamant.

LE PRÉSIDENT.

À tout de suite. Agnès du plus heureux des hommes !

AGNÈS.

Du plus beau...

Exit le Président.

 

 

Scène IX

 

AGNÈS, LE MONSIEUR DE BELLAC, LE PRÉSIDENT, L’HUISSIER, LES MEMBRES DU CONSEIL

 

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Une place, un mari, un diamant ! Je puis vous quitter, Agnès. Il ne vous manque plus rien.

AGNÈS.

Si.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Vous êtes insatiable...

AGNÈS.

Regardez-moi. Je n’ai pas changé depuis ce matin ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Vous êtes un petit peu plus émue, un petit peu plus grasse, un petit peu plus tendre...

AGNÈS.

C’est votre faute. À force de répéter votre mot, j’ai gagné une envie. Pourquoi m’avoir forcée à dire qu’ils sont beaux à tous ces gens si laids ? Je me sens à point pour dire qu’il est beau à quelqu’un de vraiment beau, j’ai besoin de cette récompense et de cette punition. Trouvez-le-moi.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Le jour est beau. L’automne est beau.

AGNÈS.

Ils sont si loin de moi. Et on ne touche pas le jour. Et on n’étreint pas l’automne. Je voudrais dire qu’elle est belle à la plus belle forme humaine.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Et la caresser un tout petit peu ?

AGNÈS.

Et la caresser.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Vous avez l’Apollon de Bellac...

AGNÈS.

Mais il n’existe pas !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Vous en demandez trop. Qu’il existe ou non, il est la suprême beauté.

AGNÈS.

Vous avez raison. Je ne vois bien que ce que je touche. Je n’ai pas d’imagination.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Apprenez votre pensée à toucher. Supposez qu’il nous arrive ce qui arrive dans les pièces qui ont de la tradition, ce qui devrait arriver dans une vie qui se respecte...

AGNÈS.

Que soudain vous soyez beau ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Merci. C’est presque cela... Que c’est le dieu de la beauté même qui vous ait visitée ce matin. Peut-être d’ailleurs est-ce vrai. C’est ce qui vous a vernie, et vous émeut, et vous oppresse... Et que soudain il se dévoile. Et que c’est moi. Et que je vous apparaisse dans ma vérité et mon soleil. Regardez-moi, Agnès. Regardez l’Apollon de Bellac.

AGNÈS.

Je vous regarde. Vous êtes bien gentil.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Voulez-vous bien fermer les yeux !

AGNÈS.

Mes mains n’en sont pas plus satisfaites.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Vous ne me voyez pas maintenant.

AGNÈS, les yeux fermés.

Comment êtes-vous ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Tutoyez-moi. Apollon exige le suprême respect.

AGNÈS.

Comment es-tu ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Des détails, naturellement. En voici. Ma taille est une fois et demie la taille humaine. Ma tête est petite, et mesure le septième de mon corps. L’idée de l’équerre est venue, aux géomètres, de mes épaules, et l’idée de l’arc à Diane de mes sourcils. Je suis nu, et l’idée des cuirasses est venue aux orfèvres de cette nudité...

AGNÈS.

Avec des ailes à tes pieds ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Non. Celui qui a des ailes aux pieds, c’est l’Hermès de Saint-Yrieix.

AGNÈS.

Je n’arrive pas à te voir. Ni tes yeux. Ni tes pieds...

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Pour les yeux, tu y gagnes. Les yeux de la beauté sont implacables. Mes yeux sont d’or blanc et mes prunelles de graphite. L’idée de la mort est venue aux hommes des yeux de la beauté. Mais les pieds de la beauté sont ravissants. Ils sont ce qui ne marche pas, ce qui ne touche pas terre, ce qui n’est jamais maculé. Jamais prisonnier. Les doigts en sont annelés et fuselés. Le second avance extraordinairement sur l’orteil, et, de la cambrure, l’idée est venue aux poètes de l’orbe et de la dignité. Tu me vois, maintenant ?

AGNÈS.

Mal. Moi, j’ai de pauvres yeux d’agate et d’éponge. Tu leur fais jouer un jeu cruel. Ils ne sont pas faits pour voir la beauté suprême. Elle leur fait plutôt mal.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Ton cœur en tout cas en profite.

AGNÈS.

J’en doute. Ne compte pas trop sur moi, beauté suprême. Tu sais, j’ai une petite vie. Ma journée est médiocre, et chaque fois que je gagne ma chambre, j’ai cinq étages à monter dans la pénombre et le graillon. À mon travail ou mon repos toujours il y a cette préface de cinq étages et ce que j’y suis seule ! Parfois heureusement un chat attend à une porte. Je le caresse. Une bouteille de lait est renversée. Je la redresse. Si cela sent le gaz, j’alerte le concierge. Il y a entre le second et le troisième un tournant où les marches sont inclinées par le tassement et par l’âge. À ce tournant, l’espoir vous abandonne. À ce tournant, mon pauvre équilibre balance, et je souffle de cette peine que les plus fortunés ont à la poupe des vaisseaux. Voilà ma vie ! Elle est d’ombre et de chair compressée, un peu meurtrie. Voilà ma conscience : c’est une cage d’escalier. Alors, que j’hésite à t’imaginer tel que tu es, c’est pour ma défense. Ne m’en veuille pas...

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Tu vas être désormais une des heureuses du monde, Agnès.

AGNÈS.

Oui. Dans la cage d’escalier d’ici, les paillassons sont neufs et ont des initiales. Les vasistas sont de vitraux de fleurs ou d’oiseaux où le ventre de l’ibis s’ouvre pour l’aération. Et aucune marche ne flanche. Et le bâtiment ne se dérobe jamais sous vos pieds dans le roulis du soir et de la ville. Mais y monter avec toi serait plus dur encore. Alors, ne me rends pas la tâche trop dure. Va-t’en pour toujours ! Ah ! si tu étais seulement un bel homme, bien dense en chair et en âme, ce que je te prendrais dans mes bras ! Ce que je te serrerais ! Je te vois en ce moment à peu près tel que tu dois être, distendu de beauté, avec tes hanches minces d’où l’idée est venue aux femmes d’avoir des garçons, tes frisons au haut des joues d’où leur est venue l’idée des filles, et ce halo autour de toi, d’où leur est venue l’idée des pleurs, mais tu es trop brillant et trop grand pour mon escalier. Celui que je ne peux pas serrer contre moi dans mon escalier n’est pas pour moi. J’y regarderai mon diamant. Un diamant va même dans un ascenseur. Va-t’en, Apollon ! Disparais quand j’ouvrirai les yeux.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Si je disparais, tu retrouveras un humain médiocre comme toi, des peaux autour des yeux, des peaux autour du corps.

AGNÈS.

Je le préfère. Laisse-moi t’embrasser. Et disparais.

Ils s’embrassent.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Voilà. Apollon est parti, et je pars...

AGNÈS.

Comme vous êtes beau !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Chère Agnès !

AGNÈS.

Comme c’est beau la vie dans un homme, quand on vient de voir la beauté dans un chromo... Et vous me laissez, et vous croyez que je vais épouser le Président ?

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Il est bon. Il est riche. Adieu.

AGNÈS.

Vous allez l’être aussi. Je vais lui ordonner d’acheter à son prix l’invention du légume unique. Restez !

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Elle n’est pas encore au point. Son pépin est invisible, sa tige monte à la hauteur du sapin, et il a goût d’alun. Je reviendrai dès qu’il sera parfait.

AGNÈS.

Vous le jurez.

LE MONSIEUR DE BELLAC.

Le matin même. Nous le sèmerons ensemble, je vous le jure !

AGNÈS.

J’achète le jardin.

Il disparaît au moment où le Président entre, camélia à la boutonnière.

LE PRÉSIDENT.

Agnès, bonne nouvelle ! Le Conseil, délirant à la nouvelle que la question de la lutte des sexes est enfin résolue, décrète de changer le tapis rayé de l’escalier contre une moquette de Roubaix, en simili-carrelage à bordure de dessins persans. C’est son cadeau de fiançailles. Comment ! Vous êtes seule ! Notre ami n’est pas là ?

AGNÈS.

À l’instant il s’en va.

LE PRÉSIDENT.

Appelez-le. Il déjeune avec nous... Vous savez son nom ?

AGNÈS.

Son prénom seulement... Apollon.

LE PRÉSIDENT, à la porte.

Apollon ! Apollon !

Les membres du Conseil et l’Huissier arrivent tous fleuris de camélias.

Appelez avec moi ! Il faut qu’il remonte !

L’HUISSIER, dans l’escalier, MESSIEURS RASEMUTTE et SCHULZE, aux fenêtres, MONSIEUR DE CRACHETON, dans une porte.

Apollon ! Apollon !

MONSIEUR LEPÉDURA, qui entre, à Agnès.

Apollon est ici ?

AGNÈS.

Non... Il est passé !...

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