L’Amant mystérieux (Alexis PIRON)

Comédie en trois actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 30 août 1734.

 

Personnages

 

GÉRONTE, Père d’Isabelle

ISABELLE, Fille de Géronte

VALÈRE, Amant d’Isabelle

PASQUIN, Valet de Valère

LISETTE, Suivante d’Isabelle

 

La Scène est devant la Maison de Géronte.

 

 

AVERTISSEMENT

 

Cette Pièce fut d’abord faite en un Acte, pour une Fête qui se donna chez des Personnes de considération. L’indulgence due à la précipitation d’un Auteur officieux, et quelques applications faisables du caractère principal de cette Pièce, à quelqu’un de cette Société, réunirent les suffrages en ma faveur, au point de faire souhaiter qu’elle fût mise au Théâtre public. Je sentis assez la différence des lieux pour retoucher l’ouvrage ; mais non pas, comme j’aurais dû, pour le brûler. Mes yeux ne s’ouvrirent que deux ou trois jours avant la première représentation : mais il était trop tard. Ma vanité se satisfit à prédire ma honte ; et le Public remplit parfaitement la prophétie. La Pièce fut bien sifflée comme elle le méritait ; et disparut du jour au lendemain. La Pastorale des Courses de Tempé, donnée à la suite, fut assez bien reçue ; ce qui m’engagea de dire à ceux qui m’embrassaient en sortant : Messieurs, baisez-moi sur cette joue, et souffletez l’autre.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première[1]

 

VALÈRE, PASQUIN

 

VALÈRE.

Monsieur Pasquin, de grâce ?

PASQUIN.

Eh ! Monsieur ! sans façon ;

Ces politesses-là ne sentent rien de bon.

VALÈRE.

Dites-moi, s’il vous plaît.

PASQUIN.

Monsieur, je vous écoute.

VALÈRE.

Aimeriez-vous les coups de bâton ?

PASQUIN.

Non, sans dorure.

VALÈRE.

Tu les crains donc ?

PASQUIN.

Beaucoup !

VALÈRE.

Eh bien ! évite-les.

PASQUIN.

Vous ne m’avez pas vu, je crois, courir après.

VALÈRE.

Oh ! sans courir après, souvent on les attrape.

Tout ce que l’on te dit de ta mémoire échappe.

Ne t’ai-je pas cent fois défendu, maître sot,

Quand Isabelle, ou moi, te chargerions d’un mot,

D’oser jamais, à moi, la nommer Isabelle,

Non plus que moi jamais, Valère, devant elle,

Et tu lâches sans cesse et l’un et l’autre nom.

PASQUIN.

Reste à savoir comment vous nommer tous deux.

VALÈRE.

On.

PASQUIN.

On ?

VALÈRE.

Oui on.

PASQUIN.

Monsieur on, Madame on.

VALÈRE.

Ni Madame,

Ni Monsieur. On, tout court, et pour homme et pour femme.

Par exemple, pour elle. On vous fait avertir ;

On venait de rentrer, on venait de sortir ;

On est triste, on est gaie ; on vous hait ; on vous aime ;

On gronde, ainsi du reste ; et pour moi, tout de même.

PASQUIN.

On n’y manquera pas ; on a trop peur des coups ;

Car je ne m’ose pas nommer non plus que vous,

VALÈRE.

Tu te crois un plaisant ; tu n’es qu’un ridicule

As-tu vu de ma part le rimeur Crotambule ?

PASQUIN.

Oui ; vos couplets se font.

VALÈRE.

Tu ne m’as pas nommée ?

PASQUIN.

Non.

VALÈRE.

Ni désignée ?

PASQUIN.

Non.

VALÈRE.

Et t’es bien exprimé !

PASQUIN.

Très net.

VALÈRE.

Voyons. Dis-moi, mot à mot et répète,

Ainsi que tes propos, les propos du Poète.

PASQUIN.

Oui-da, Monsieur. Je veux des couplets de Chanson.

Et combien ? Plus que moins. Volontiers, mon Garçon.

Et sur quoi ? Sur l’Amour. Sur quel air ? Il n’importe.

Pour qui ? Si je le sais, que le Diable m’emporte.

Et l’objet, quel est-il ? Tendre ou non, fier ou doux ?

Tout comme il vous plaira. Blond, brun, châtain, gris, roux,

C’est tout un. Diable aussi la matière est trop vague.

Accommodez-vous-en. Veut-on que j’extravague ?

En un mot, faites-nous de ces vers touchants...

Ici Valère chante en homme distrait et qui pense à autre chose.

Bon ! ne voilà-t-il pas déjà mon homme aux champs !

À part.

Il ne m’écoute plus. Qu’en est sot, quand on aime !

VALÈRE.

Je t’entends, et t’approuve : agis toujours de même.

Tu seras quelquefois porteur d’un demi-mot,

D’un geste, d’un coup d’œil ; rends tout en Idiot.

Fais machinalement tout ce qu’on te fait faire,

Dis comme on t’aura dit : tais ce qu’on te fait taire ;

Tu nous entendras mal ; Mais crois qu’on s’entend bien.

PASQUIN.

Le Ciel, à votre esprit, subordonna le mien :

Ne me chargeassiez-vous que d’un monosyllabe ;

Ce mot fût-il hébreu, grec, iroquois, arabe ;

Me voilà Perroquet, et Pantomime ; mais

Que prétendez-vous faire encor de ces couplets ?

VALÈRE.

Je veux, par eux, ce soir, finir ma sérénade.

PASQUIN.

Je la finirais mieux.

VALÈRE.

Comment ?

PASQUIN.

Par l’escalade.

Ma foi, Monsieur, la nuit, dans les mains d’un amant,

Une échelle de corde est un bel instrument.

VALÈRE.

Oui, si c’était au bas du balcon d’Isabelle.

Songe donc...

PASQUIN.

À propos ! où diable est ma cervelle ?

Et ce portrait, Monsieur, accompagné de vers ?....

VALÈRE.

Elle ne l’aura pas.

PASQUIN.

Tant pis !

VALÈRE.

D’où vient ?

PASQUIN.

J’y perds.

VALÈRE.

Et quoi ?

PASQUIN.

Quelques louis que le port du sien coûte,

Et qu’au porteur du vôtre, elle eût rendus sans doute :

J’ai remis là-dessus quelque dette à payer.

Et pourquoi donc, Monsieur, ne le pas envoyer ?

VALÈRE.

On n’a qu’à le surprendre un jour, sur Isabelle ;

Et tout notre mystère aussitôt se révèle.

PASQUIN.

Si ce n’est que cela j’imagine un moyen

Pour faire qu’on le trouve, et qu’on ne trouve rien.

VALÈRE.

Quel moyen ?

PASQUIN.

Faites-vous peindre avec tant d’adresse

Que personne, en mille ans, ne vous y reconnaisse[2].

VALÈRE.

Retourne à Crotambule, et prends-lui ses couplets.

Je t’attends au logis, et me retire exprès.

Isabelle, je crois, m’a vu de sa fenêtre,

Et je serais fâché qu’elle vint à paraître ;

Sa rue et le grand jour ne me conviennent pas.

Suis-moi... Non : reste... Écoute, écoute... Tu diras...

Valère qui se croit suivi de Pasquin, disparaît en chantant : ce jeu de théâtre fut extrêmement mal rendu par l’Acteur.

 

 

Scène II

 

PASQUIN, seul

 

Il croit que je le suis ; je demeure, et pour cause ;

Il a chanté : voilà le texte : point de glose.

Chantons. Que savons-nous ? c’est peut-être un signal.

Croyons qu’il s’entend bien, lorsque je l’entends mal.

Ce pourrait n’être aussi que la sotte habitude

Qu’il a de fredonner toujours quelque prélude.

Parbleu soit ! En ce cas, profitons du moment

Où je puis une fois mal faire impunément.

 

 

Scène III

 

ISABELLE, LISETTE, PASQUIN

 

ISABELLE, à Pasquin.

Comment ! quand je descends, ton maître se retire ?

PASQUIN.

Oui, Madame ; et me charge, en partant, de vous dire :

Il chante l’air que son Maître a chanté en le quittant.

LISETTE.

De nous dire. Eh bien ! quoi[3] ? Ça, ne badinons point.

PASQUIN.

Par ma foi, je n’y mets, ni n’en ôte un seul point,

Et voilà, mot à mot, ma commission faire.

LISETTE.

Valet digne du Maître !

ISABELLE.

Ah ! ma chère Lisette !

LISETTE, à demi bas.

Madame, doucement ; cachez votre chagrin,

Et gardez qu’il n’éclate aux yeux de ce coquin,

Qui se rirait de vous, comme il fait de son Maître.

À Pasquin.

Puisque ta charge est faire, adieu : qu’attends-tu, traître ?

PASQUIN.

Mais, j’attends ma réponse.

LISETTE.

Ah ! ta réponse ? oui-da ?

Elle lui donne un soufflet.

Il faut t’expédier, mon ami : la voilà.

PASQUIN.

Est-ce ma faute, à moi ? Tu me frappes sans causes !

Suis-je donc un sorcier, pour deviner les choses ?

On m’a dit : tu diras... et puis on a chanté.

Moi, j’ai cru que c’était un signal concerté.

Un mystère entre vous.

LISETTE.

Tâche encore à comprendre

Que la réponse en est un autre, et vas la rendre.

PASQUIN.

En message aujourd’hui je suis trop malheureux ;

Viens toi-même avec moi, la rendre, si tu veux.

Tu me ferais plaisir.

 

 

Scène IV

 

ISABELLE, LISETTE

 

LISETTE.

Le plaisant caractère,

Et le joli mignon que ce Monsieur Valère,

Madame, pour vouloir que l’on courre après lui,

Et vous faire descendre aux façons d’aujourd’hui !

Oh ! vous vous déferez d’une bonté si grande !

Votre gloire le veut ; et je vous le commande ;

Obéissez.

ISABELLE.

J’y tâche : et c’est tout mon espoir.

LISETTE.

Et vous le cherchiez ?

ISABELLE.

Oui : pour ne plus le revoir.

LISETTE.

Vous ?

ISABELLE.

Après ce que vient de dire Célimène ?

LISETTE.

Il n’a qu’à vous écrire : et sa grâce est certaine.

ISABELLE.

Non.

LISETTE lui met la main sur le cœur.

Quoi ! non ? Mettez là votre main, sentez-y

La vérité du fait que vous niez ici.

Que vous dit ce cœur ?

ISABELLE.

Rien.

LISETTE.

Rien ?

ISABELLE.

Finis, ou me laisse.

LISETTE.

Preuve de son bonheur et de votre faiblesse.

Pour n’importuner pas, il faudrait l’excuser.

ISABELLE.

Après tout, nous savons sa façon d’en user.

LISETTE.

Nous y voilà.

ISABELLE.

Son goût est d’être impénétrable ;

Trop aimer le mystère est-ce être si coupable ?

LISETTE.

Fort bien !

ISABELLE.

Qu’ai-je à me plaindre ? il m’écrit chaque jour

Des billets...

LISETTE.

Il est vrai.

ISABELLE.

Que lui dicte l’Amour.

Tu le sais.

LISETTE.

Des billets ! peste ! la belle avance !

Croyez-moi : c’est ici comme dans la finance ;

Vive l’espèce ! au diable et papiers et billets !

Cela souffre au paiement toujours quelques déchets.

Tous ces feux par écrit, sont des feux d’artifice :

Qui diantre a jamais vu de semblable caprice ?

Vous aimer et vous fuir ! sur l’ombre d’un éclat

Quand vous l’en dispensez faire le délicat !

Moi-même, de l’intrigue avoir osé m’exclure !

Éviter votre père ; et craindre de conclure !

Ah ! j’y mettrai bon ordre. Il offrira sa main

Tout a l’heure ; sinon, congédié demain.

L’art de feindre si bien, touche à la perfidie.

Philinte vainement des longtemps l’étudie ;

Philinte, son intime, homme franc et loyal,

Dont, faute de parler, il s’est fait un rival.

ISABELLE.

Philinte, son rival ! Philinte ! où vas-tu prendre

Que de moi son bonheur, jamais ait pu dépendre ?

Lui, qui de Célimène adore les attraits,

Et dont vers moi les yeux ne se tournent jamais.

LISETTE.

C’est que vous n’en avez que pour votre Valère ;

Qui m’a tout l’air, à moi, de ne vous aimer guère.

Pendant que votre erreur qui vous suit en tous lieux,

Vous y cache un amour qui vous crève les yeux.

Philinte, si je l’aide, irait droit au solide.

Que Valère, s’il veut, y songe et se décide ;

Sinon, et c’est à vous comme à lui d’y penser,

Foi de fille d’honneur, on le fera danser.

 

 

Scène V

 

VALÈRE, ISABELLE, LISETTE

 

VALÈRE.

Ah ! Madame ! à vos pieds, que faut-il que je dise ?

Pour pouvoir d’un valet réparer la sottise ?

L’impertinent me joue un tour de sa façon.

LISETTE.

Et pourquoi vous en prendre à ce pauvre garçon ?

Sachez-vous recueillir en songeant à Madame.

ISABELLE.

Taisez-vous.

LISETTE.

Hom ! j’enrage ! Est-ce donc être femme ?

ISABELLE.

Ce n’est pas là, Valère, un sujet de courroux,

J’ai sur quelque autre chose à me plaindre de vous.

VALÈRE.

Mais si nous attendions que la nuit fût venue ?

Car nous sommes ici terriblement en vue.

ISABELLE.

N’importe.

VALÈRE.

Est-il besoin que cette fille en soit ?

ISABELLE.

Retirez-vous, Lisette.

LISETTE.

Eh ! quoi ?

ISABELLE.

Je le veux.

LISETTE.

Soit !

Quand Madame veut bien faire la complaisante,

Le rôle ne doit pas révolter la suivante.

Je me retire-donc, puisqu’on le veut ainsi ;

Mais on aurait mieux fait de me laisser ici.

 

 

Scène VI

 

ISABELLE, VALÈRE

 

ISABELLE.

Enfin, de vive voix pour qu’on vous entretienne,

Il faut que l’on vous cherche et que l’on vous prévienne ;

Je semble être pour vous un objet odieux :

Et dès que je parois vous détournez les yeux.

Par un heureux hasard, dont mon âme est ravie,

Nous trouvons-nous ensemble en quelque compagnie,

Vous prodiguez partout vos regards et vos soins,

Et c’est à moi toujours qu’ils s’adressent le moins.

Vos lettres, il est vrai, réparaient l’entrevue :

Je goûtais vos raisons, et je m’étais rendue ;

J’ai cru que votre cœur, moins léger que discret,

Se faisait un plaisir de m’aimer en secret ;

Mais je vois...

VALÈRE.

Quoi ! Madame ! inquiète et craintive,

Vous douterez toujours de l’ardeur la plus vive ?

Et les soins que je prends de m’observer pour vous,

N’aboutiront jamais qu’il vous mettre en courroux !

Ne soyez pas sensible à la douceur secrète

D’un Amour dont la plume est la seule interprète.

(Commerce toutefois d’autant plus doux pour moi,

Qu’il fixe entre vos mains, les gages de ma foi ;

Qu’une lettre sans cesse aux yeux se renouvelle ;

Qu’il me semble rester près de vous, avec elle ;

Et qu’au papier enfin, confier ses discours,

C’est ne se point quitter et se parler toujours.)

À des plaisirs si purs, soyez, dis-je, insensible ;

Aimez qu’à vos côtés, un Amant soit visible :

Qui nous garantira du péril évident,

Où nous exposerait ce plaisir imprudent ?

Les piégés, les caquets et les tracasseries

Des jaloux, de nos gens, de vos propres amies,

Sur nous, de mille Argus les yeux toujours ouverts,

Les persécutions, et tant d’autres, revers

Dont je vous ai sauvée, à l’abri du mystère !

Et qu’importe, avec vous, quand ma bouche est sincère,

Que d’autres soient instruits de mes tendres désirs ?

Mettez-vous donc l’éclat au rang de vos plaisirs ?

Vous qui si vivement frondez ces Beautés vaines,

Qui veulent qu’un Amant se pare de leurs chaînes,

Et qui comptent pour rien les plus tendres Amours,

S’ils n’ont pour confidents, la Ville et les Faubourgs.

ISABELLE.

Mais ce parfait Amour aurait-il la constance

De tout voir, tout entendre avec indifférence ?

Célimène liée avec moi d’amitié,

Qui, malgré tous nos soins, nous pénètre à moitié,

Pour s’assurer du reste, hier, chez sa parente,

Voulut vous éprouver et fit la médisante :

Elle affecta, sur moi, de tenir des propos

Qui mettaient à bas prix tout le peu que je vaux.

L’on vous examinait : vous fûtes si paisible,

Qu’elle vous croit pour moi tout à fait insensible,

Et que de ses soupçons (tant elle en doute peu)

Ainsi que d’une erreur, elle m’a fait l’aveu.

VALÈRE.

Ah ! Madame ! je suis au comble de ma joie !

Elle croit ce qu’il faut, ce qu’on veut qu’elle croie ;

Par des yeux si suspects m’étant vu regardé,

Je tremblais de ne pas m’être assez possédé ;

Ma feinte a réussi : vous cependant, Madame,

N’avez-vous pas trahi le secret de ma flamme ?

Quelque dépit trop prompt...

ISABELLE.

Non, je n’en ai point eu,

Et cela justement, parce que j’ai tout cru.

Mon âme de ces coups cesse d’être étonnée :

Je ne le vois que trop : plus d’une infortunée

À qui vous engagez faussement votre foi,

Vous réduit à la gêne où vous vivez pour moi.

Un Amant, de soi-même est-il si fort le maître ?

Petit-on si bien jouer l’indifférent sans l’être ?

Non, non : j’étais trop simple et je m’abusais bien

D’admirer des efforts qui ne vous coûtaient rien.

VALÈRE.

Qui ne me coûtaient rien ! quel discours ! ah ! Madame !

Que vous lisez bien mieux dans le fond de mon âme !

Daignez...

ISABELLE.

Adieu, Valère, adieu ; séparons-nous.

VALÈRE.

Le temps vous prouvera...

ISABELLE.

Le temps fait contre vous.

Depuis qu’à mon penchant je me suis trop livrée,

Qu’avec tant de bonté je me suis déclarée,

Qu’autant que je le puis, je flatte votre espoir ;

Cet Amour tant vanté, s’est-il mis en devoir

De me justifier dans une erreur si chère,

En vous autorisant de l’aveu de mon père ?

Était-ce donc à moi, Valère, à vous presser

Sur ce qui de si près doit vous intéresser ?

VALÈRE.

D’aussi près en effet aucun soin ne me touche ;

Mais si j’ai des raisons qui me ferment la bouche ?

ISABELLE.

Quelles raisons, Valère ?

VALÈRE.

On ne vous les dit pas ;

Vous les saurez un jour et vous en ferez cas.

ISABELLE.

Quoi donc ! avec moi-même employer le mystère !

 

 

Scène VII

 

VALÈRE, ISABELLE, LISETTE

 

LISETTE.

Venez parler, Madame, à Monsieur votre père ;

Ne vous amusez pas ; et tôt il vous attend.

ISABELLE, à Valère.

Que je sache aujourd’hui ce secret important.

 

 

Scène VIII

 

VALÈRE, seul

 

À moi-même souvent je me le dissimule,

Car au fond je me crois tant soit peu ridicule.

Ridicule ! ah ! le terme est fort ! singulier ? non ;

Disons mieux : délicat ; un peu trop, dira-t-on,

Un peu trop délicat ! comme si la tendresse

Connaissait de l’excès dans la délicatesse :

Je ne me presse pas de me voir son époux ?

Non, parce qu’elle m’aime, et que rien n’est plus doux

Que de jouir d’un feu que l’Hymen peut éteindre ;

Que d’aller à pas lents, où l’on est sûr d’atteindre ;

Surtout lors qu’a leur gré, sur deux Amants en paix,

Le plus profond mystère étend son voile épais.

Puis-je trop ménager les charmes que je goûte ?

De l’Amour à l’Hymen trop prolonger la toute ?

Trop reculer l’heureux et le funeste jour,

Où triomphe à. la fois et disparaît l’Amour ?

D’un cœur vraiment touché tels sont les deux caprices ;

Il met dans les désirs ses plus chères délices ;

Et même il serait bon, s’en tenant aux souhaits,

Pour s’aimer toujours, de...

 

 

Scène IX

 

VALÈRE, LISETTE

 

LISETTE, à part.

De ne se voir jamais.

VALÈRE continue et se croit seul.

Isabelle, pardon ! j’outre un peu la matière.

LISETTE, bas.

Donnons-nous les plaisirs et les airs du mystère,

Sur l’objet de ses feux feignons qu’on s’est mépris,

Et que de Célimène, on croit qu’il est épris.

Haut.

Dans les yeux de Monsieur, l’allégresse étincelle ;

Il vient de recevoir quelque heureuse nouvelle.

VALÈRE.

Je n’ai pas de l’Amour à me plaindre en effet.

LISETTE.

Isabelle a l’honneur d’être dans le secret ?

VALÈRE.

Mais comme ce n’est qu’une, elle et celle que j’aime,

Qu’adorer celle-ci, c’est l’aimer elle-même ;

Sa médiation s’est offerte entre nous,

Et par elle on m’annonce un destin assez doux.

LISETTE, avec un faux air de pénétration.

On sait que Célimène est sa meilleure amie.

VALÈRE.

Mon Dieu ! ne devinons personne, je vous prie.

LISETTE.

Vous ne pécherez pas, pour avoir trop parlé.

Le secret, malgré vous, pointant est révélé.

La belle est par malheur dans notre voisinage ;

Et Pasquin chaque jour, y fait quelque message.

Pourquoi ce noble emploi m’a-t-il été ravi ?

Mieux qu’un autre, peut-être, on vous aurait servi.

VALÈRE.

Peut-être encore un coup n’est-ce pas Célimène ?

LISETTE.

À feindre encore un coup vous perdez votre peine ;

J’en saurai plus que vous, sitôt qu’il me plaira ;

Et, sans aller bien loin, j’ai qui m’en instruira.

VALÈRE.

Et qui peut, s’il vous plaît, vous rendre si savante ?

LISETTE.

C’est un pacte établi de suivante à suivante,

Qu’au premier entretien, de l’un à l’autre bout,

À charge de revanche, on se déclare tout.

VALÈRE.

J’aime ta confiance.

LISETTE.

Et moi, j’aime la vôtre.

VALÈRE.

Oh bien ! que ce soit donc Célimène ou quelque autre,

Je veux bien t’avertir d’une chose.

LISETTE.

Et de quoi ?

VALÈRE.

Tu me remercieras de l’avis.

LISETTE.

Je le crois.

VALÈRE.

C’est la pure franchise ici qui te conseille.

LISETTE.

La vôtre, assurément, à la mienne est pareille.

VALÈRE.

Je te conseille donc avec sincérité,

De guérir là-dessus ta curiosité,

Si par ce moyen seul tu peux la satisfaire.

La suivante de celle à qui je songe à plaire,

De notre liaison n’a pas le moindre vent.

LISETTE.

Bon !

VALÈRE.

C’est la vérité.

LISETTE.

Vous raillez.

VALÈRE.

Non vraiment.

LISETTE.

Vous vous trompez donc ?

VALÈRE.

Non, fais en l’expérience ;

Mais j’ai cru te devoir l’avis en conscience.

Adieu.   

LISETTE.

Je reconnais cette sincérité,

Monsieur, et je vous dois la même charité :

Avis donc pour avis, après quoi, quitte à quitte.

VALÈRE.

Voyons.

LISETTE.

Cette suivante est donc bien mal instruite ?

VALÈRE.

Et ne doit pas s’attendre à l’être mieux.

LISETTE.

Eh bien !

Je vous annonce, moi, que vous ne tenez rien ;

Qu’elle était de votre arc la corde la meilleure ;

Que si vous ne courez l’apaiser tout à l’heure,

Et remettre en ses mains le soin de votre sort,

Un orage imprévu vous attend dans le Port.

 

 

Scène X

 

VALÈRE, PASQUIN, LISETTE

 

PASQUIN.

Monsieur, voici vos coupl...

VALÈRE.

Ah ! tête de linotte !

PASQUIN.

Pour la sérén...

VALÈRE.

Encore !

PASQUIN.

Et la Muse de Crotte...

Valère lui arrache impatiemment le papier des mains, lui en donne par le nez, et s’en va.

 

 

Scène XI

 

PASQUIN, LISETTE

 

LISETTE.

Quel diantre de jargon ! Explique-nous un peu

Tes couples, ta Sirène, et la Crotte.

PASQUIN.

Morbleu !

Mon Maître avec raison me coupait la parole.

LISETTE.

Veux-tu bien parler ?

PASQUIN.

Non : la requête est frivole ;

Pour langue, je n’ai plus que le geste et les yeux.

LISETTE.

Je ne t’empêche pas d’être mystérieux,

Adieu.

PASQUIN.

Cruelle, arrête, écoute un pauvre Diable,

Qui brûle...

LISETTE.

Brûle, soit ; je suis impitoyable.

PASQUIN

Je ne pourrai du moins te tenir un instant ?

LISETTE.

Non.

PASQUIN.

De grâce, un seul mot.

LISETTE.

Ne me tire pas tant.

PASQUIN.

Lisette !

LISETTE.

Eh bien, Lisette ! Ah ! voici de nos drôles

Qui, d’Amants, à leur tour, veulent jouer les rôles.

Et, parce que leur Maître à Madame aura plu,

Croient sur la Suivante avoir un dévolu.

Que Madame soit dupe au point d’aimer ton Maître,

Du Faquin de Valet je ne prétends pas l’être ;

Il veut la baiser.

Et si tu m’oses... Point de ces manières-là !

Finissons ! Veux-tu bien ?

PASQUIN.

Sans conséquence. Là !

Viens baiser cette joue ; et reconnais la place

Où fut jadis l’affront que ce baiser efface.

Maintenant je ferai tout ce que tu voudras ;

Je suis homme à t’aimer, comme à ne t’aimer pas ;

À chacun là-dessus liberté toute, entière.

Et quand je me suis plaint de te trouver trop fière,

Quand je te retenais, crois que de mes besoins,

L’amour était celui qui me pressoir le moins.

LISETTE.

Ce petit ton brutal a pour moi plus de charmes,

Qu’une fadeur bien tendre et que le don des larmes ;

Quel besoin donc ici t’engage à m’amuser ?

PASQUIN.

Nous en grillons tous deux : le besoin de jaser.

LISETTE.

Jasons. Chez un grondent veut que tu te taises.

Je pense qu’en effet tu n’as pas trop tes aises.

PASQUIN.

Comme tu les aurais toi-même en pareil cas.

Comme un enragé vif entre deux matelas

J’étouffe.

LISETTE.

Et moi déjà je serais étouffée.

De qui diantre Madame est-elle-là coiffée.

PASQUIN.

Mon Maître, si tu veux, la plante-là tout net ;

Je n’ai qu’à l’avertir qu’elle t’a mise au fait.

LISETTE.

Nous te planterons-là le premier, je te jure.

Mais bon ! Il n’aime point : c’est de quoi je suis sûre.

PASQUIN.

Sois sûre du contraire ; il l’aime comme un fou.

LISETTE.

Par ma foi, son amour est donc bien loup-garou.

PASQUIN.

Parlez mieux, s’il vous plaît, de l’amour de mon Maître.

Vous ne connaissez, vous, qu’un gros amour champêtre,

Trop content quand il a les cinq sens pour appui ;

Amour hurluberlu qui va tout devant lui.

Fi, le vilain amour ! Il est vieux comme Hérode,

Celui-là ! Mais le, nôtre est un amour de mode ;

Un beau petit amour délicat et blondin ;

Mignard, gentil, léger, fin, subtil et badin :

Fredonnant la fleurette en termes diaphanes,

Et plein de sentiments taillés en filigranes.  

Cet amour, où pour rire, on ne voit pas le mot,

C’est l’amour de mon Maître.

LISETTE.

Et c’est l’amour d’un sot.

Du portrait seulement je me sens affadie.

Voilà plus qu’il n’en faut pour qu’on le congédie.

Et qui ne serait pas de colère enflammé,

Depuis le temps qu’il aime, et qu’il est trop aimé,

En être pour l’Hymen au premier pas encore !

Vouloir que, jusqu’à moi, tout le monde l’ignore !

Comment donc, s’il vous plaît, ce Monsieur l’entend-il ?

Croit-il, ce beau Galant, tendre, léger, subtil,

Avec son feu follet...

PASQUIN.

Autre délicatesse ;

On estime sa femme : on aime sa Maîtresse ;

Et, sachant qu’il aura tout le temps d’estimer,

Il veut, tout à son aise, auparavant aimer.

LISETTE.

Fort bien ; et cependant pointilleux et sévère,

Monsieur veut se donner le plaisir du mystère.

PASQUIN.

Oui ; mais sous le prétexte honnête et spécieux,

De ce que votre Sexe a de plus précieux :

Du respect attentif qu’on se doit à soi-même ;

Et du soin de l’honneur délicat à l’extrême.

LISETTE.

L’homme est un grand maraud ; l’animal impudent,

Pour son profit, s’érige avec nous en Pédant ;

Et, voulant nous soumettre en tout à ses caprices,

Couvre du nom d’honneur, l’intérêt de ses vices.

Mais celui-ci se flatte, et je veux lui montrer...

Pasquin, me veux-tu plaire ? Avant que de rentrer

Dans l’état violent du masque et du silence,

À ta langue une fois donne pleine licence.

Quels secrets renfermait l’écrit qu’en ce moment

Il vient de t’arracher si précipitamment ?

PASQUIN.

C’était... Mais de ceci ma vertu s’effarouche.

LISETTE.

Ah, ah ! Monsieur Pasquin fait la petite bouche ;

Je prétends avec lui faire assaut de vertus.

Nous verrons qui des deux en pâtira le plus.

Déjà le tête-à-tête est matière à scrupule.

Elle feint de s’en aller.

PASQUIN.

Attends ! Tu fais la sotte, et moi le ridicule.

Nos Maîtres ne sont pas des gens à copier.

Sache donc quel trésor enfermait ce papier.

Des couplets composés pour une sérénade.

LISETTE.

Cette galanterie est bien vieille et bien fade.

Pour nous, sans doute ?

PASQUIN.

Oui.

LISETTE.

Quand ?

PASQUIN.

Sitôt qu’il sera nuit.

LISETTE.

Notre Mystérieux n’a donc plus peur du bruit !

PASQUIN

Célimène chez qui sera pour lors mon Maître,

Vis-à-vis de chez vous l’aura sous sa fenêtre.

Et, s’en attribuant le régal en entier,

Va prendre ainsi le change avec tout le Quartier.

Par ce cadeau bruyant, dont l’espèce l’étonne,

Il veut dépayser quelqu’un qui le soupçonne ;

Et le mystère, habile à se jouer d’autrui,

Du manteau de l’éclat s’enveloppe aujourd’hui.

Mais un billet demain doit instruire Isabelle

Que la fête in petto n’avait d’autre objet qu’elle.

LISETTE.

Et nous enragerons attendant ce billet ?

Il serait trop heureux : non, mon petit poulet,

Non : nous profiterons de cette découverte.

PASQUIN.

Tu ne saurais en faire usage qu’a ma perte.

Mon Maître est soupçonneux ; et je crains le bâton.

LISETTE.

Je voudrais qu’il le prit avec toi sur ce ton.

PASQUIN

Tu le voudrais ? Oui-da ! Peste ! quelle tendresse !

LISETTE.

Ne me jures-tu pas qu’il aime ma Maîtresse ?

Moi, je t’aime : ainsi donc, qu’il tremble devant moi ;

Et que dorénavant il me respecte en toi.

Tu blesses mon honneur lorsque tu l’épouvantes ;

Quand on aime la Dame, on dépend des Suivantes.

Sois tranquille. Ton Maître est, grâce à ses liens,

À mes ordres, cent fois plus que tu n’es aux siens.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ISABELLE, LISETTE

 

ISABELLE.

Valère a, pour le coup, lassé ma patience ;

Je ne l’excuse plus dans son extravagance,

Et j’en ai trop été la victime et l’appui :

Mais quel nouveau sujet t’anime contre lui ?

LISETTE.

C’est être bien hardi !

ISABELLE.

Que t’a-t-il fait encore ?

LISETTE.

Si ma bile une fois s’échauffe et s’évapore !

ISABELLE.

T’a-t-il injuriée ?

LISETTE.

Il n’a qu’à s’en mêler !

Il trouverait du moins alors à qui parler.

ISABELLE.

Pour mieux en faire accroire, aurait-il le courage

D’oser parler lui-même à mon désavantage ?

LISETTE.

Le grand malheur ! et quand il médirait de vous,

Que nous font les propos qu’un homme tient de nous ?

ISABELLE

Sachons quelle vapeur te passe par la tête ?

Tu pleures ; dis-moi donc pourquoi ?

LISETTE.

La pauvre bête !

ISABELLE.

La pauvre bête ! à qui s’adresserait cela ?

Est-ce moi que tu plains, sous ce beau titre là ?

LISETTE.

Pas encor ; mais un jour il faut bien que j’y vienne.

ISABELLE.

Pour qui donc ces sanglots ?

LISETTE.

Pour Quinquin.

ISABELLE.

Pour ma chienne ?

LISETTE.

Nous avons elle et moi belle affaire vraiment,

Au ridicule outré de votre sot Amant !

Nous l’avons par malheur rencontré dans la rue ;

Il a bien affecté de ne m’avoir pas vue :

Je le lui rendais bien. Quand la chienne a couru

Battre queue, et sauter aux jambes du Bourru,

Maudissant dans son cœur cette queue indiscrète,

Et craignant qu’elle n’eût quelque habile interprète,

Votre vilain Monsieur, moins homme que Cheval,

Vous sangle une ruade à ce pauvre animal,

L’estropie, et, pour prix de sa flatteuse joie,

Perçant l’air de ses cris, sur trois pieds le renvoie ;

Il faut avoir le cœur bien faux, bien dur, bien bas,

Et j’en aurais bien peu, s’il ne le payait pas.

ISABELLE.

Laisse-là ta vengeance, et songeons à le plaindre ;

Son plus grand embarras ne sera plus de feindre :

Philinte son rival a su le prévenir ;

Mon père, en sa faveur, vient de m’entretenir.

Peu s’en était fallu qu’il ne m’eût accordée,

Et c’était pour cela tantôt qu’il m’a mandée.

LISETTE.

Que je le plaigne lui ? non, Madame, c’est vous

Qui seriez bien à plaindre avec un tel Époux.

Un homme qui du masque aime et prescrit l’usage ;

Dont le cœur est toujours à cent pas du visage ;

De vos secrets avide, et ménager des siens !

Chuchotant, querellant, finassant sur des riens.

Un vrai Sphinx hérissé d’énigmes et de griffes,

Qui ne nous parlerait que par des Logogriphes ;

Nous fermerait la bouche, et qui, n’en doutez pas,

S’aviserait un jour d’y mettre un cadenas[4].

ISABELLE.

Tu charges les portraits !

LISETTE.

Je peins d’après nature.

À quoi bon, de plein gré, vous mettre à la torture ?

Choisissez mieux, Madame ; et pour votre repos,

N’épousez pas l’ennui, l’algèbre, et le chaos[5].

ISABELLE

Tu parles pour Valère, et fais voir sa prudence

À n’admettre en amour jamais de confidence[6] ;

En effet pour tirer des Amants d’embarras,

Les incapables gens que ceux qui n’aiment pas !

Clairvoyants sur le mal, sans yeux pour tout le reste[7],

Ils ne portent l’idée à rien que de funeste ;

Tandis que de l’espoir nous cherchons la douceur

Et voyons tout d’un œil bien différent du leur.

LISETTE.

L’heureux petit mortel ! poursuivez ! à merveille !

Les gens, après cela, veulent qu’on les conseille !

ISABELLE.

Valère a mérité de moi quelques efforts ;

Je ne disconviens pas qu’il n’ait eu de grands torts ;

Mais hélas ! que l’Amour en pardonne bien d’autres !

Et que ses volontés nous laissent peu les nôtres !

 

 

Scène II

 

VALÈRE, ISABELLE, LISETTE

 

ISABELLE.

Monsieur ! Monsieur ! un mot[8] !

LISETTE.

Madame, il est grand jour ;

Monsieur veut me cacher l’objet de son amour[9],

Et telle n’est pas loin, qui venant à paraître,

Par quelque émotion m’en ferait trop connaitre.

VALÈRE.

Mais Lisette a raison ; Madame, permettez...

Malgré tout le plaisir que je ressens...

Il veut sortir.

ISABELLE, l’arrêtant.

Restez.

VALÈRE.

Je crains...

ISABELLE.

Restez, vous dis-je, et reprenons, Valère,

L’entretien que tantôt m’a fait rompre mon Père :

Pourquoi sur la recherche avez-vous hésité ?

Contentez là-dessus ma curiosité.

Je ne veux de vos feux que cette preuve unique.

VALÈRE.

Eh ! n’est-ce pas, Madame, être un peu tyrannique ?

N’est-il pas des secrets que pour un certain temps

On peut se réserver, sans offenser les gens ?

ISABELLE.

Mais le vôtre, Monsieur, n’est pas de cette espèce ;

Il importe un peu trop au feu qui m’intéresse :

Pour la dernière fois, le saurons-nous ? ou non ?

VALÈRE.

De grâce, encore un coup, Madame, trouvez-bon...

ISABELLE.

C’est assez ; ma faiblesse à la vôtre s’ajuste ;

Mais ne trouvez donc pas la représaille injuste.

Je vous tais un projet qui vient de se former,

Et qui, si vous m’aimez, vous doit bien alarmer.

Souffrez à votre tour des autres sans murmure,

Ce que vous prétendez que de vous on endure.

Et si le mal s’accroît, ne vous en plaignez pas.

VALÈRE.

Oh ! mais ceci, Madame, est tout un autre cas.

Songez...

ISABELLE.

Que direz-vous, qu’en daignant vous entendre,

Mot-à-mot, pour réponse, on ne puisse vous rendre ?

VALÈRE.

Madame !

ISABELLE.

Finissons ce fâcheux entretien :

Gardez votre secret ; je garderai le mien.

 

 

Scène III

 

VALÈRE, LISETTE

 

LISETTE.

Ma foi, prenez y garde au moins ; c’est votre affaire.

Encore une heure ou deux, elle n’a qu’à se taire :

Vous pourriez faire après en vain le chien couchant,

Et de ceci, Monsieur, être mauvais marchand.

VALÈRE.

Tu serais donc au fait de quelque circonstance ?

LISETTE.

Non : ne m’avez-vous pas sevré de confidence ?

VALÈRE.

Cela ne paraît pas à ton air insultant.

LISETTE.

C’est que j’ai l’air malin quand j’ai le cœur content.

VALÈRE.

Si ton cœur est content comme il le fait paraître,

Ta curiosité, sans doute, aussi doit l’être.

LISETTE, à part.

Par ma foi, n’en oser railler effrontément,

Ne serait pas pour moi parfait contentement.

Haut.

Eh bien ! oui je sais tout.

VALÈRE.

Ah ! perfide Isabelle !

LISETTE.

Ne l’en aimez pas moins ; je n’ai rien appris d’elle.

VALÈRE.

De qui donc ?

LISETTE.

Ah ! voyez ! comme on le lui dira.

VALÈRE.

Elle ne t’a rien dit ?

LISETTE.

Pas le mot.

VALÈRE.

On verra.

Mais, puisque mon ardeur pour elle t’est connue,

Je te demande en grâce un peu de retenue ;

Garde-moi le secret qu’on ne m’a pas gardé.

LISETTE.

Tout franc, entre mes mains, il est bien hasarde.

VALÈRE.

Eh ! prends un peu cela sur toi, je t’en conjure.

LISETTE.

Oh ! je ne promets rien, de peur d’être parjure.

VALÈRE.

Veux-tu me désoler ?

LISETTE.

Vous le méritez bien.

VALÈRE.

Que t’en reviendra-t-il ?

LISETTE.

Ne m’en revînt-il rien,

Ni perte, ni profit, ni louange, ni blâme,

Je ne cesserai pas pour vous d’être une femme.

Sur ses défauts, l’un l’autre on se doit excuser ;

Le vôtre est de vous taire ; et le mien, de jaser.

VALÈRE.

Et de tourner aussi comme une girouette.

Vas, je sais le moyen de te rendre muette.

LISETTE.

Muette ! moi !

VALÈRE.

Toi-même.

LISETTE.

Ah ! je gage que non.

VALÈRE tire une bourse et lui donne quinze Louis.

Tu perdrais la gageure, hein !

LISETTE, les prenant.

Vous avez raison.

VALÈRE.

C’est contre le babil un charmant spécifique :

Qu’en dis-tu maintenant ?

LISETTE.

Je reste sans réplique,

Et conviens que Monsieur entend le numéro.

VALÈRE.

Tu te tairas ?

LISETTE.

Oui.

VALÈRE.

Vrai !

LISETTE.

Vrai.

VALÈRE.

Jures-en.

LISETTE.

Juro.

VALÈRE.

Maintenant j’en reviens au projet que l’on forme,

Et qui me perd, dis-tu, pour peu que je m’endorme.

Ce secret, comme l’autre, est commis à ta foi ?

LISETTE.

Oui : Monsieur.

VALÈRE.

Tu sais tout ?

LISETTE.

Sans doute.

VALÈRE.

Dis-le-moi.

LISETTE.

Que je vous le dise ?

VALÈRE.

Oui.

LISETTE.

Fi donc.

VALÈRE.

Fi ! qu’en-ce à dire ?

LISETTE.

Voulez-vous m’éprouver, ou si vous voulez rire ?

VALÈRE.

Ni l’un ni l’autre s parle, et parle ingénument.

LISETTE.

Eh ! de quoi tout à l’heure ai-je donc fait serment ?

VALÈRE.

Que me vas-tu conter ?

LISETTE.

N’est-ce pas de me taire ?

Est-ce pour le fausser que je l’ai voulu faire ?

Oh ! telle que je suis et que vous me voyez,

J’ai plus d’honneur encor que vous ne m’en croyez.

VALÈRE.

Ce silence juré que ta malice oppose,

Tu le sais mieux que moi, s’étend sur une chose

À laquelle on sent bien qu’il se doit limiter.

LISETTE.

Soit : mais si mon plaisir est de vous imiter ?

Si je veux comme vous me rendre indéchiffrable ?

Et pourquoi non, Monsieur ? je vous trouve admirable ;

Si c’est une vertu, mon cœur en est jaloux ;

Les bonnes qualités ne vont-elles qu’à vous ?

Des vôtres, avec moi, souffrez quelque partage ;

Vous venez d’en tirer un si grand avantage !

Chacun son tour ; allons ! courage ! à qui mieux mieux !

De l’incompréhensible, du mystérieux !

Plus d’entretien, de voix, de mots, ni de paroles !

Un clin d’œil, une mine, un geste, des symboles ;

Ou, la plume à la main, des chiffres, du Phébus !

Et comme des écrans, quantité de rébus.

VALÈRE.

Tu commences fort bien, et je crois te comprendre :

Tu veux la bourse entière ? Eh bien ! tu n’as qu’à prendre,

Tiens, et parle à cette heure.

LISETTE.

Encore des louis !

Comme de ce métal les yeux sont éblouis !

Comme à la plus revêche il fait baisser la crête,

Et lève tout scrupule au cœur le plus honnête.

VALÈRE.

Laisse-là ta morale, et me déclare tout.

LISETTE.

Vis-à-vis de l’argent la morale est à bout.

Que je resserre donc ces deux moitiés ensemble.

VALÈRE.

Cette bourse est d’un poids séduisant ! Que t’en semble ?

LISETTE.

D’accord : mais un vrai monstre est logé dans son flanc.

Une moitié veut noir, l’autre moitié veut blanc ;

Entre ces deux moitiés, je suis comme en extase ;

L’une me dit ? Tais-toi, et l’autre me dit : jase.

Savez-vous ce qu’en moi je conclus en ce point ?

L’argent n’est qu’un trigaud, Monsieur, je n’en veux point.

Elle lui rejette sa bourse et s’en va.

 

 

Scène IV

 

VALÈRE, seul

 

La suivante discrète et désintéressée !

Cela fût-il jamais venu dans la pensée ?

Je n’admire pas moins l’embarras où je suis :

On me tait des secrets, et les miens sont trahis.

Par qui ? Puis-je en douter ? ce n’est point Isabelle :

Ce sera donc Pasquin ? Le maraud nous décèle ;

Le scélérat ! le traitre !

 

 

Scène V

 

VALÈRE, PASQUIN

 

PASQUIN.

Ouf ! ouf ! je suis crevé !

VALÈRE.

D’où viens-tu ?

PASQUIN.

Du logis. Soyez le bien trouvé.

J’apporte... J’apporte... Ouf ! J’ai perdu mon organe.

VALÈRE.

Vous m’auriez fait plaisir de m’apporter ma canne !

PASQUIN.

Vous ne vous en servez que pour aller aux champs.

VALÈRE.

Pardonnez-moi, Monsieur ; j’en régale mes gens,

Quand ils font plus ou moins que je ne leur commande.

PASQUIN.

Qu’ai-je fait qui mérite une faveur si grande ?

VALÈRE.

Vous avez fait le sot.

PASQUIN.

Ne le fait pas qui veut ;

Et, dans ce monde, on prend le rôle que l’on peut.

VALÈRE.

Trêve de sots discours. D’où Lisette sait-elle ?...

PASQUIN.

Quoi, Monsieur ?

VALÈRE.

Que je suis amoureux d’Isabelle ?

PASQUIN.

Est-ce qu’elle le sait ?

VALÈRE.

Là ! fais bien l’étonné !

PASQUIN.

Je le suis bien aussi ; qui, diable ! eût deviné :

Qu’Isabelle jamais aurait fait l’équipée ?

VALÈRE.

Ne tergiversons point ; elle est bien disculpée.

PASQUIN.

Lisette serait fille à dire que c’est moi ?

VALÈRE.

Elle ne le dit pas ; mais c’est le diable ou toi.

PASQUIN.

C’est aussi le premier : car sur un fait semblable,

En pénétration le sexe est un vrai diable.

D’une lieue à la ronde il sent un amoureux :

Oui, Lisette est le diable habile et dangereux

Qui sans doute à soi-même aura su se le dire,

Qui par vous-même après se sera fait instruire ;

Qui vous a fait parler, et qui de votre feu

A, de fil en aiguille, escamoté l’aveu.

VALÈRE.

Je rappelle en effet nos propos et sa mine ;

Cela pourrait bien être ainsi qu’il l’imagine.

Mais pour l’heure brisons là-dessus ; et me dis

Ce que tu m’apportais si vite du logis.

PASQUIN.

Je ne sais si c’est bonne ou mauvaise nouvelle.

Géronte...

VALÈRE.

Géronte ?

PASQUIN.

Oui.

VALÈRE.

Le père d’Isabelle ?

PASQUIN.

Oui, lui-même, demain, s’il se peut aujourd’hui,

Veut vous entretenir ou chez vous, ou chez lui.

VALÈRE.

Géronte !

PASQUIN.

Eh oui ! vous dis-je.

VALÈRE.

Est-il venu lui-même ?

PASQUIN.

Non, mais un de ses gens.

VALÈRE.

Ma surprise est extrême.

Et l’on a vu cet homme entrer dans la maison ?

PASQUIN.

Mais sans doute.

VALÈRE.

En livrée !

PASQUIN.

Oui... Non... Si fait... Non, non !

VALÈRE.

Est-ce oui ? ou non ?

PASQUIN.

C’est non ; je le répète en forme ;

Il était sans couleur sous le gris uniforme,

Qui d’auteur du mystère écarte les dangers,

Et dont l’amour souvent masque ses messagers.

VALÈRE.

À la bonne heure : où diable en veut venir le père ?

Isabelle menace : ouais ! ce nouveau mystère

Serait-il relatif à celui qu’on me fait ?

PASQUIN.

Quoi, Monsieur ! on vous cache ici quelque secret ?

VALÈRE.

Qui même étrangement m’alarme et m’inquiète.

PASQUIN.

Si la Dame se tait, corrompons la soubrette.

VALÈRE.

J’ai fait tous mes efforts ; mais elle a tenu bon.

PASQUIN.

Et l’argent s’en mêlait ?

VALÈRE.

Oui.

PASQUIN.

L’a-t-elle pris ?

VALÈRE.

Non.

PASQUIN.

Vu la profession, cela semble impossible,

Et je me serais cru le seul incorruptible.

VALÈRE.

La Sotte a rejeté la bourse avec mépris.

PASQUIN.

Vous vous y serez donc assurément mal pris.

Donnez-moi cet argent, que j’en fasse l’offrande.

Si vous le revoyez, je veux bien qu’on me penne.

VALÈRE.

Je ne refuse pas ton entremise... Mais...

PASQUIN.

Je vous négocierai la chose avec succès.

Donnez-le moi, vous dis-je, et faites votre compte...

VALÈRE.

Voyons auparavant ce que nous veut Géronte.

Il vient avec Lisette, et ne m’aperçoit pas.

Sitôt qu’il sera seul, tu m’en avertiras.

Je ne veux point de tiers dans notre conférence,

Et je me trouve bien d’agir avec prudence.

 

 

Scène VI

 

GÉRONTE, PASQUIN, LISETTE

 

PASQUIN, à l’oreille de Lisette en s’en allant.

Refuser de l’argent pour garder un secret !

Lâche ! et tu ne meurs pas de honte et de regret !

GÉRONTE.

Que te dit ce garçon ?

LISETTE.

Il me parle d’affaire.

GÉRONTE.

Je l’ai vu quelque part.

LISETTE.

C’est un homme à Valère.

GÉRONTE.

Ah ! cherchez votre Maître, et qu’il sache au plutôt,

L’ami, ce que chez lui j’ai fait dire tantôt.

 

 

Scène VII

 

GÉRONTE, LISETTE

 

LISETTE.

Voilà, je vous l’avoue, un ordre qui m’étonne.

GÉRONTE.

Avant que de promettre Isabelle à personne,

Je veux entretenir Valère à son sujet.

LISETTE.

Mais ce n’était pas là tantôt notre projet.

Quand je vous ai parlé de Philinte pour Gendre,

Vous me preniez au mot, et sans presque m’entendre.

Mais votre choix n’a pas longtemps à varier.

Je le répète au moins ; on veut le marier.

C’était fait, sans l’amour qu’il a pour Isabelle ;

Et son Père est charmé de tout rompre pour elle ;

De vous la demander : pourvu que, dès ce jour,

Il vous fasse lui-même approuver son amour.

Ce jour donc, ou jamais, soyez-lui favorable.

GÉRONTE.

Sa recherche me plaît, et nous est honorable ;

Tout ce qu’on dit de lui me le fait estimer ;

Et j’ai cru que sans peine il se ferait aimer.

Je connais ce qu’il vaut, ses biens et sa famille ;

Et je le proposais de bon cœur à ma fille.

Mais elle m’est bien chère, et je voudrais qu’elle eût,

Quand nous la marierons, un mari qui lui plût.

Je ne veux lui donner aucun sujet de plainte.

LISETTE.

Comment donc ? trouve-t-elle à redire à Philinte ?

GÉRONTE.

Qui.

LISETTE.

Le dit-elle ?

GÉRONTE.

Non.

LISETTE.

Eh bien donc !

GÉRONTE.

Eh bien !

LISETTE.

Quoi ?

GÉRONTE.

Elle n’en paraît pas si contente que toi.

LISETTE.

Bon, bon, cela viendra ! l’hymen, sans qu’on y pense,

De l’amour très-souvent mène à l’indifférence :

L’hymen aussi par fois prend tout un autre tour ;

Et de l’indifférence il nous mène à l’amour.

Elle aimera Philinte et haïrait Valère.

Enfin c’est votre Fille, et vous êtes son Père ;

Voyez. Mais supposez que Philinte déplaît ;

Qui vous dit qu’à Valère elle prenne intérêt ?

GÉRONTE.

Je crois m’être aperçu que son aspect la frappe ;

Et je la vois rougir lorsque son nom m’échappe.

LISETTE.

Cela peut ne rien dire : et puis ce n’est pas tout ;

Valère peut ne pas la trouver de son goût.

GÉRONTE.

Oh ! je lui vois sans cesse arpenter cette rue ;

Du plus loin qu’il me voit d’abord il me salue,

Et même, tous les jours, de plus bas en plus bas.

Je suis un vieux Renard : on ne m’y trompe pas.

LISETTE.

Il se déclarerait !

GÉRONTE.

Il en est bien le maître.

LISETTE.

Que ne le fait-il donc ?

GÉRONTE.

Timidité peut-être.

LISETTE.

Et vous le préviendrez ! Le cas sera nouveau.

GÉRONTE.

Non pas ; mais je prétends le lui donner si beau,

Que s’il aime Isabelle, il ne pourra s’en taire.

LISETTE.

Vous ne savez, Monsieur, ce que vous allez faire ?

C’est un homme...

GÉRONTE.

Je sais ce qu’il en faut savoir.

LISETTE.

Enfin croyez...

GÉRONTE.

Enfin... Enfin je veux le voir.

LISETTE.

Mes soins lui préparaient l’alarme la plus vive ;

J’aurais eu du plaisir ; cet incident m’en prive.

 

 

Scène VIII

 

GÉRONTE, seul

 

Dans le cœur de ma Fille, outre qu’il n’est pas mal,

Je pencherais pour lui plus que pour son rival.

Philinte m’a tout l’air d’un jeune homme à saillie ;

Et Valère a la mine un peu plus recueillie.

Quand on choisit un Gendre, il faut le choisir bien ;

Et ce choix-là n’est pas une affaire de rien.

S’il est bon, vous gagnez un Fils à la Famille ;

Et quand il est méchant, vous perdez une Fille.

 

 

Scène IX

 

GÉRONTE, VALÈRE

 

GÉRONTE.

Je sais que je commets une incivilité :

Excusez-moi, Monsieur, sur mon peu de santé ;

J’aurais été chez vous : mais l’âge et la faiblesse...

VALÈRE.

Moi-même, accusez-moi, Monsieur, d’impolitesse,

De rechercher si tard l’honneur que je reçois.

GÉRONTE.

Nous étions bons amis feu votre père et moi.

VALÈRE.

Il me parlait souvent de vous avec estime.

GÉRONTE.

Si je l’aimais ; pour vous le même esprit m’anime.

VALÈRE.

Aussi je vous avais, sans attendre aujourd’hui,

Voué les sentiments que je n’eus que pour lui.

GÉRONTE.

Votre âge florissant me rappelle le nôtre ;

Nous étions de la Cour les beaux fils, l’un et l’autre.

Nos pourpoints tailladés cachaient de verts galants,

Et sur nous Benserade exerça ses talents.

Du reste, votre père eut une bonne tête ;

Et vous laisse, je crois, un bien assez honnête ?

Combien ?

VALÈRE.

Ma sœur et moi, nos comptes bien rendus,

Nous pourrions posséder chacun cent mille écus.

GÉRONTE.

Nous nous sommes en tout ressembles à merveille ;

Ma fortune à la sienne a même été pareille.

Quel âge a votre sœur ?

VALÈRE.

Environ dix-sept ans.

GÉRONTE.

Nous nous ressemblions encore en beaux enfants ;

Car ma fille est jolie : au moins je la crois telle ;

Comment la trouvez-vous ?

VALÈRE, embarrassé.

Qui, Monsieur ?

GÉRONTE.

Isabelle.

À part.

Il rougit ! bon !

VALÈRE, froidement.

Charmante.

GÉRONTE.

Et mon fils ?

VALÈRE.

Des mieux faits.

GÉRONTE.

Et ma fille, à vos yeux, n’est donc pas sans attraits ?

VALÈRE.

Non vraiment : il faudrait être bien difficile !

GÉRONTE, à part.

S’il en est amoureux, c’est un grand imbécile.

VALÈRE, à part.

Bon ! le père est pour nous ; je ne saurais manquer.

GÉRONTE.

J’ai, Valère, un dessein à vous communiquer ;

Je voudrais qu’il vous plût.

VALÈRE.

Je suis prêt de l’entendre,

Et prêt sans doute aussi, Monsieur, d’y condescendre.

GÉRONTE.

Je brûle du désir de m’allier à vous.

VALÈRE.

L’honneur et l’avantage en resteraient pour nous.

GÉRONTE, bas.

Le maladroit !

Haut.

mon cœur a compté sur le vôtre ;

Mon fils et votre sœur semblent faits l’un pour l’autre.

VALÈRE.

Dès ce soit à ma sœur j’en fais le compliment ;

Et je réponds déjà de son consentement.

GÉRONTE.

Mon fils a, comme vous, vingt-cinq ans. À cet âge,

Quand on est raisonnable, on songe au mariage.

VALÈRE.

Je suis de votre avis ; on ne peut faire mieux.

GÉRONTE.

Le mari le plus jeune est toujours assez vieux.

L’union la plus longue est aussi la meilleure ;

Et l’on n’en peut serrer les nœuds de trop bonne heure.

VALÈRE.

C’est bien dit.

GÉRONTE.

De jouir on trouve tout le temps.

Se voir encore ensemble au bout de cinquante ans !

Quel plaisir ? Heim ?

VALÈRE.

Sans doute.

GÉRONTE, bas.

Ouais ! ce froid-là m’assomme.

Haut.

À combien de dangers s’expose un galant homme !

Combien s’apprête-il et de peine et de soin,

Quand il ose pousser le célibat trop loin ?

Vient le fatal instant à la fin qui nous lie ;

Car souvent, sur le tard, on en fait la folie.

Alors égards, douceurs, petits soins, amitié,

Contentent faiblement une jeune Moitié.

Et quel astre malin ! quelle affreuse planète,

Qu’une jeune Moitié faiblement satisfaite !

On en sait l’influence, elle abonde ici bas ;

En garantir sa tête est ce qu’on ne sait pas ;

Je vous parle en ami.

VALÈRE.

Vous ne pouvez comprendre

Tout le plaisir qu’aussi je sens à vous entendre.

Je veux en profiter.

GÉRONTE.

Et quand ?

VALÈRE.

Tout au plutôt.

GÉRONTE, bas.

Quel homme ?

Haut.

Mais encor ?

VALÈRE.

Dès demain, s’il le faut.

Mon cœur ne prétend plus qu’à finir cette affaire.

GÉRONTE.

Aucune belle encor n’a-t-elle su vous plaire ?

VALÈRE.

Je ne dis pas cela.

GÉRONTE.

Vous faites le discret.

Mais moi-même c’est trop vous garder le secret ;

J’ai pénétré le vôtre ; et si je ne me trompe...

VALÈRE.

Souffrez, Monsieur, ici que je vous interrompe.

Je me plais avec vous, j’aime à vous écouter ;

Mais le jour qui finit me force à vous quitter.

Célimène ici près m’attend pour un quadrille ;

Et même nous comptons sur votre aimable fille.

La compagnie aussi mérite bien...

GÉRONTE.

Oui-da !

Célimène vaut bien ce sacrifice-là.

VALÈRE.

Célimène, Monsieur, n’est pas ce qui m’attire ;

Si c’est-là le secret que vous me voulez dire,

Vous êtes dans l’erreur.

GÉRONTE.

C’est parler de bon sens ;

Cette discrétion sied bien aux jeunes gens.

Adieu.

VALÈRE.

Je suis vos pas.

GÉRONTE.

Continuez les vôtres.

VALÈRE.

Je veux vous détromper, et je vous jure...

GÉRONTE.

À d’autres !

VALÈRE.

Vous apprendrez dans peu qui j’aime.

GÉRONTE.

Serviteur.

Ne dites rien pourtant encore à votre sœur.

Avant que pour mon fils votre bonté s’emploie,

Il faut que je lui parle et que je vous revoie.

VALÈRE.

Monsieur !

GÉRONTE.

Ne craignez rien, Monsieur ; je suis discret.

VALÈRE.

Mais...

GÉRONTE.

Mon Dieu ! je suis d’âge à garder un secret.

 

 

Scène X

 

VALÈRE, seul

 

Il faut, bon gré, mal gré, que bientôt je la nomme.

Du reste, je suis bien dans l’esprit du bonhomme ;

Loin de rien voir encor qui serve à m’informer

D’un secret qui, dit on, me devrait alarmer,

Tout ce que je découvre est d’un heureux présage.

Quels sont donc les malheurs qu’on veut que j’envisage ?

Mais moins je le conçois, plus je suis agité ;

Ne négligeons donc rien en cette extrémité.

Et, joignant son adresse à l’offre que j’ai faite,

Voyons ce que Pasquin gagnera sur Lisette.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

PASQUIN seul, et achevant de compter de l’argent dans une bourse

 

Vingt-huit, vingt-neuf et trente : échapper un morceau

Si rare, si friand, si commode, et si beau !

Misérables valets, ridicules espèces,

C’est bien pour nous qu’est fait le mépris des richesses !

Il serre la bourse.

J’ai raccroché l’aubaine en adroit Conseiller ;

Reste à s’en rendre digne en faisant habiller.

Ce serait quelque chose à moi de bien infâme,

Si je ne savais pas y réduire une femme !

 

 

Scène II

 

PASQUIN, LISETTE

 

PASQUIN.

Madame, d’être à vous quand j’aurai le bonheur,

Comme vous, je n’aurai qu’à me piquer d’honneur ;

Et nous ajusterons joliment nos affaires !

Il est, en vérité, d’étranges caractères !

Préférer le silence à trente louis d’or !

Vas, il faut bien t’aimer pour t’épouser encor.

LISETTE.

Désormais ; là-dessus, vis sans inquiétude :

Ce ne sera jamais mon péché d’habitude ;

Crois que je n’en suis pas à m’en mordre les doigts ;

Et que c’est grand hasard, à la seconde fois,

Si ma fidélité s’en tire saine et sauve.

PASQUIN.

Eh oui ! mais ventrebleu, l’occasion est chauve.

Trente beaux Louis d’or ! suppute en enrageant,

Ce que dans un Ménage opère un tel argent.

Deux cents quarante écus manqués par tes caprices !

De quoi payer le mois à quatre-vingt Nourrices !

LISETTE.

Eh ! laisse-moi jouir du prix de mes efforts ;

Et d’un peu de vertu m’applaudir sans remords.

PASQUIN.

Non pourtant que je veuille autoriser les traîtres,

Ni vanter les valets prêts à vendre leurs maîtres.

Je distingue. Y va-t-il d’intérêts précieux !

Marchons droit, soyons sûrs et consciencieux.

Mais de quoi s’agit-il ici ? d’un sot mystère,

Dont ta Dame se peut repentir la première

Aujourd’hui le dépit l’emporte sur l’amour ;

L’amour peut, dès demain, l’emporter à son tour.

Et la belle vertu qui nous coupe les vivres,

Nous aura cependant coûté sept-cent-vingt livres.

LISETTE.

Sept cent-vingt livres ! oui, le sacrifice est grand ;

Heureux qui les attrape ! et dupe qui les rend !

Aussi, cesse de rien imputer au scrupule.

J’aurais tout accepté ; j’en brûlais ; et j’en brûle ;

Mais tu sais à quel point ton maître me déplaît ;

Et la malignité subjuguant l’intérêt,

M’a fait trouver plaisir à son dépit extrême ;

Au risque d’en sécher et d’en crever moi-même.

PASQUIN.

Ainsi la main, selon qu’on l’aime ou qu’on la hait

Ôte ou donne le prix aux présents qu’on nous fait.

Reçois donc volontiers celui-ci de la mienne :

Ne foule plus aux pieds ma fortune et la tienne ;

Et de cet or, au nom de ma tendre amitié,

Pour un secret de rien partage la moitié.

LISETTE.

Ah ! la bourse par toi soit la bien revenue :

Je me sens d’autant mieux satisfaite à sa vue,

Que mon secret, trop tard de Valère étant su,

Je vais être vengée et n’aurai rien perdu ;

J’entrevois qu’il a fait la plus hante sottise.

Isabelle gémit : son père moralise :

La rage du mystère a passé mon espoir ;

Et le temps est venu de le lui revaloir.

Il est bien amoureux : du moins, l’on m’en assure.

PASQUIN.

Amoureux à se pendre, en cas d’une rupture.

LISETTE.

Bon ! vas chez Célimène où, peut-être, Monsieur

Du cadeau suranné déjà se fait honneur.

Je sais, pour un moment qu’Isabelle y doit être ;

Dès qu’elle en sortira, dis tout bas à ton Maître,

Que Philinte, sans faute, est demain son Époux ;

Et que pour le Contrat le Notaire est chez nous.

C’est le peu que pour l’heure il est bon qu’on lui dise ;

Et des trente Louis voilà la marchandise.

PASQUIN.

Il s’évanouira.

LISETTE.

Tant mieux ! cours sans délai.

PASQUIN.

Mais ce que je dirai sera-t-il faux ou vrai ?

Ne me fais pas mentir innocemment.

LISETTE.

Qu’importe ?

PASQUIN.

Je n’ai point de plaisir à mentir de la sorte.

LISETTE.

Ce petit coin obscur t’en prépare un plus grand :

Viens y voir à ton aise un joli différend.

Viens ! j’ai besoin de toi, tu les verras aux prises ;

Et quand tu jugeras les choses à leurs crises ;

Montre-toi ; ta présence importe au dénouement.

Tes discours se sauront ajuster au moment.

PASQUIN.

J’ai mes instructions ; et, ministre fidèle,

Je vole exécuter les ordres de ma belle.

 

 

Scène III

 

GÉRONTE, LISETTE

 

GÉRONTE, à part.

J’avais tort, je l’avoue ; et Lisette a raison :

J’ai la dans le panneau donné comme un oison.

Je faisais bonnement aux charmes d’Isabelle

Les honneurs d’un amour qui n’était pas pour elle ;

Haut.

Ah ! Lisette ! c’est toi ! triomphe : je conviens

Que tes yeux pour le coup sont meilleurs que les miens.

Sur Valère, en effet, je n’ai rien à prétendre ;

J’en reviens à ton choix, et Philinte est mon gendre.

Il n’a qu’à se montrer.

LISETTE.

Philinte, dites-vous ?

Oh ! Philinte, je crois, ne songe plus à nous ;

Voyant vos sentiments aux miens si peu conformes,

Je viens de lui donner son congé dans les formes.

Cela vous apprendra, Monsieur, une autre fois

À négliger l’avis des personnes de poids !

GÉRONTE.

Tu m’as désobligé d’en agir de la sorte.

LISETTE.

À deux, tout à la fois, faut-il ouvrir la porte ?

Valère nous refuse ! Il est bien délicat !

Mais encor, nous a-t-il refusé tout à plat ?

GÉRONTE.

Non pas, mais autant vaut. Je le mets sur la voie ;

Il est sourd.

LISETTE.

Le butor !

GÉRONTE.

Tout mon art se déploie.

Je lui nomme Isabelle ; il demeure transi.

Je lui vante l’hymen : il me le vante aussi ;

Dit même qu’il y songe.

LISETTE.

Il en est bien le maître.

GÉRONTE.

J’insiste : pas le mot.

LISETTE.

Timidité peut-être.

GÉRONTE.

Et non ! de par le diable ! il a d’autres desseins

Et s’il plaira ma fille, entre nous, je la plains.

LISETTE.

Allez ! vous ne serez ni l’un ni l’autre à plaindre.

GÉRONTE.

Plus longtemps avec moi ne se pouvant contraindre,

D’aller chez Célimène un mouvement l’a pris ;

Et c’est de Célimène enfin qu’il est épris.

LISETTE.

En jureriez vous bien ?

GÉRONTE.

Mais si ce n’est pas d’elle,

En tout cas ce serait encor moins d’Isabelle.

L’Amant le plus timide et le moins éclairé,

Sur tout ce que j’ai dit se serait déclaré.

Il n’y faut plus penser, et je viens à ma fille,

De parler sur Philinte en père de famille.

Avec soumission elle a baissé les yeux ;

Mais je n’en puis douter, l’autre lui plairait mieux.

LISETTE, bas.

Bien lui prend qu’à Madame il a l’honneur de plaire !

Haut.

Tout ira bien, Monsieur ; rentrez ; laissez-moi faire.

Votre gendre n’est pas si loin que vous croyez,

Et vous allez le voir tout à l’heure à vos pieds.

 

 

Scène IV

 

GÉRONTE, ISABELLE, LISETTE

 

ISABELLE.

Monsieur, sur votre choix j’ai gardé le silence ;

Cela peut avoir eu quelque air de répugnance :

Je viens d’y réfléchir, et sur le champ j’accours

Vous jurer que je suis ce que je fus toujours ;

C’est-à-dire, à vos lois soumise et résignée :

Je me destine à qui vous m’avez destinée :

Croyez même qu’ici j’obéis sans effort ;

Et qu’en moi le devoir et le cœur sont d’accord.

GÉRONTE.

Ma fille, c’est assez ; j’en ai l’âme ravie :

Ce choix fera, je crois, le bonheur de ta vie ;

Lisette, soutiens-la de tes sages avis,

Et tiens-nous au plutôt ce que tu m’as promis.

 

 

Scène V

 

ISABELLE, LISETTE

 

LISETTE.

Quel changement soudain, Madame ? est-il croyable ?

ISABELLE.

Oui : Valère, à mes yeux, est un monstre effroyable,

Un traître que j’abhorre ! oui, Lisette, aujourd’hui

J’étouffe tout l’amour qui m’aveuglait pour lui.

LISETTE.

Qu’est-il donc arrivé depuis ?...

ISABELLE.

Je suis outrée !

LISETTE.

De quoi ?

ISABELLE.

Que je le hais ! que n’en suis-je adorée.

Je l’abandonnerais avec la même horreur,

Mais avec le plaisir de lui percer le cœur.

LISETTE.

Ah ! le petit démon !

ISABELLE.

Mais non ! je suis trahie.

Son artifice, hélas ! m’a longtemps éblouie.

Ailleurs, sans l’affliger je porterai ma foi,

Et toute ma fureur n’aura puni que moi.

Lisette !

LISETTE.

Vous pleurez ? Courage ! l’on s’explique ;

Aussi voilà qui vise un peu trop au tragique ;

Qu’a donc fait cet Amant pour mériter l’excès ?...

ISABELLE.

Ah ! ne l’appelle plus d’un nom qu’il n’eut jamais ;

Jamais il n’a senti qu’une fausse tendresse,

Qui, malgré tes conseils, a joué ma faiblesse.

Je viens de m’en convaincre ; et ma crédulité

M’a fait chercher l’affront qu’elle avait mérité.

On veut absolument que j’épouse Philinte ;

Saisie, à ce revers, de douleur et de crainte,

Je cours chez Célimène, où je n’ignorais pas

Que Valère, ce soir, devait porter ses pas.

Après les compliments qu’exige une visite,

Il arrive en effet ; je l’aborde : il m’évite.

Je fais signe sur signe, et tousse coups sur coups ;

Cent biais que j’ai pris ayant échoué tous,

Je lui glisse un billet dont je m’étais munie ;

Il le laisse tomber devant la Compagnie ;

J’empêche plusieurs gens de me le ramasser ;

Lui seul pour cet office a peur de se baisser.

Un coup plus imprévu vient dessiller ma vue ;

D’un grand bruit d’instruments qu’on entend dans la rue,

Tout le monde à son air le déclare l’auteur.

Il ne se défend point d’un soupçon si flatteur.

Célimène triomphe et vole à sa fenêtre ;

Il la suit ; et je prends ce temps pour disparaître.

Le fuyant, puisqu’il est coupable au dernier point ;

Prête à le fuir quand même il ne le serait point.

LISETTE.

Son goût pour le mystère en effet doit suffire,

Et justifie assez la haine qu’il s’attire.

Du reste, vos soupçons ne sont point une erreur ;

Je sais que de la fête il est l’ordonnateur :

Vous allez être encor bien plus scandalisée ;

Votre possession lui devenait aisée.

Votre Père pour lui s’étant pris d’amitié,

Des premiers pas lui-même avait fait la moitié :

Ils se sont vus. Géronte a fait tout son possible

Pour voir à vos appas s’il n’était pas sensible :

Du choc, à son honneur, votre Amant est sorti ;

Et cet Original ne s’est as démenti.

Le voici. Comment donc ? Mais je crois qu’il s’ingère

Et prend aussi les airs de se mettre en colère !

Vraiment, j’en suis d’avis, qu’il vienne quereller !

 

 

Scène VI

 

VALÈRE, ISABELLE, LISETTE

 

VALÈRE.

Madame !

Il en reste là sans pouvoir poursuivre.

ISABELLE, froidement.

Eh bien, Monsieur ?

VALÈRE, étouffant de colère.

Je ne saurais parler.

LISETTE, ironiquement.

C’est que je suis ici.

Elle feint de vouloir sortir.

ISABELLE.

Restez, Lisette.

VALÈRE.

À peine

Avez-vous mis le pied hors de chez Célimène,

Que Pasquin m’est venu... m’est venu dire...

ISABELLE.

Quoi ?

Que mon Père à la fin a disposé de moi.

J’étais chez Célimène exprès pour vous l’apprendre,

Jusques là mes bontés avaient daigné s’étendre.

À ma confusion mes soins ayant tourné,

J’ignore ce qui peut vous avoir amené.

VALÈRE.

Vous me le demandez avec cet air tranquille ?

ISABELLE.

Eh ! débarrassez-vous de ce rôle inutile.

Je sais combien ma main vous intéresse peu.

VALÈRE.

Ah ! vous ne croyez.pas que ceci soit un jeu !

Pour mieux m’assassiner, vous feignez de le croire !

Ainsi donc le passé sort de votre mémoire ?

Madame : et les serments dont la foi nous unit...

ISABELLE.

Il faut bien oublier tout ce dont on rougit.

VALÈRE.

Adieu ! ce dernier trait va me coûter la vie.

ISABELLE.

Voilà, quand on a tort, comme on se justifie.

LISETTE, à Isabelle.

Ce qu’il vous répondra doit être curieux.

À Valère.

Ne vous en allez pas, Monsieur, sans mes adieux.

Je vous dois compliment sur l’heureuse prudence

Qui m’a ravi l’honneur de votre confidence.

VALÈRE.

Isabelle m’oublie et rougit du passé.

ISABELLE

De mon cœur à jamais pût-il être effacé !

VALÈRE.

Vous me faisiez tantôt des menaces sévères ;

Je n’en suis plus surpris.

ISABELLE

Ni moi, de vos mystères.

VALÈRE.

Que vous jouissiez bien de ma simplicité !

ISABELLE.

J’ai fort à d’applaudir de ma subtilité.

VALÈRE.

Pour rompre, ainsi de loin, vous preniez des mesures !

ISABELLE.

Et vous-même venez d’en prendre de plus sûres,

En recevant si mal un Père prévenu,

Qui, vous parlant de moi, s’est cru le bien venu.

Continuez, Monsieur, sans craindre qu’on vous gronde.

Le ton mystérieux vous va le mieux du monde.

VALÈRE.

Cessez de vous armer d’un prétexte si vain ;

Sans cela, mon malheur n’était que trop certain.

La circonspection ne fut jamais un crime ;

Le respect et l’amour en dictent la maxime.

Célimène attentive à votre empressement,

Nous observait tous deux impitoyablement.

J’ai plus de tort sans doute auprès de votre Père,

D’avoir vu ses desseins, et d’avoir pu me taire,

Mais je ne l’ai pas cru si près d’un autre choix ;

Et sûr de son aveu, pour la dernière fois,

Avant d’en profiter, plus délicat qu’un autre,

J’ai voulu m’assurer et m’honorer du vôtre...

ISABELLE.

Pour aller sur le champ immoler cet aveu

À l’estimable objet de votre nouveau feu !

C’est bien assez, Monsieur, de la pleine victoire

Dont ma présence vient de relever sa gloire ;

Et Célimène, après ce qui vient d’arriver,

Aurait tort de vouloir encor vous éprouver.

VALÈRE.

Vous croyez...

ISABELLE.

Oui, je crois, oui, je suis convaincue

Qu’elle a voulu tantôt triompher à ma vue ;

Et, lorsqu’elle m’a peint le peu d’émotion

Que vous causait hier sa conversation,

De son récit piquant la candeur affectée

Bravait impunément sa Rivale insultée.

Du reste, avis très sage (aussi l’a-t-on suivi)

D’oublier un Amant que ses yeux m’ont ravi.

Et c’étaient les raisons où je devais souscrire,

Qui vous fermaient la bouche, et que vous n’osiez dire.

VALÈRE.

Ah ! ne m’accablez pas, Madame : je le vois,

Toute apparence ici dépose contre moi.

Mais quand je Vous aurai prouvé mon innocence ;

Que mon sang, que ma vie est en votre puissance :

Qu’il n’est rien des horreurs dont vous me soupçonner,

Que tout m’est odieux, si vous m’abandonnez...

Tout se ressentira d’une si juste haine !

Pour la dernière fois j’aurai vu Célimène !

Et cet Ami qui croit vous posséder demain,

M’arrachera la vie, ou mourra de ma main.

ISABELLE.

Lisette ! quel transport ! Si je m’étais trompée ?

S’il m’aimait ?

LISETTE.

Vous seriez, ma foi, bien attrapée.

ISABELLE.

Valère ! est-il bien vrai que vous soyez constant ?

VALÈRE.

Madame, suivez-moi ; je le prouve à l’instant.

Venez chez Célimène ; et, devant elle-même,

Je jure que c’est vous, oui, vous seule que j’aime.

Plus de ménagement ; et s’il en est besoin,

Je prends de mon amour tout le monde à témoin.

À Isabelle.

Lisette ! fais ma paix. ! Je cours chez votre Père.

LISETTE.

Et c’est ce que plutôt il aurait fallu faire.

Mais, Monsieur, c’est trop tard ; le Notaire est ici.

ISABELLE.

Ô Ciel !

LISETTE.

Et le Futur vient d’arriver aussi.

ISABELLE, pleurant.

C’est le fruit de vos soins et de tant de mystères.

Je vous croyais coupable ; et, rencontrant mon Père,

Au plus affreux malheur mon cœur s’est résolu ;

Et j’ai paru vouloir tout ce qu’on a voulu.

 

 

Scène VII

 

VALÈRE, ISABELLE, PASQUIN, LISETTE

 

LISETTE.

Pasquin, veux-tu de moi ?

PASQUIN.

Du meilleur de mon âme.

LISETTE.

Tends la main ! Touche là.

PASQUIN.

Tope !

LISETTE.

Je suis ta femme.

PASQUIN.

À de pareils marchés, il faut se prendre au mot.

LISETTE.

En effet, à quoi bon tourner autour du pot ?

Six mois, un an, deux ans un Couple se chicane ;

On s’approuve aujourd’hui, demain on se condamne,

On fuit, on se rapproche ; on rompt, on se rejoint ;

Elle est sotte, il est fou, j’en veux, je n’en veux point.

À la fin on s’épouse, et puis l’on se méprise.

Combien de temps perdu pour faire une sottise !

PASQUIN.

Écoutez donc, ma foi, c’est parler en Docteur.

VALÈRE.

Eh quoi ! Lisette encore insulte à mon malheur,

Quand même sa Maîtresse avec moi le partage ?

ISABELLE.

Ah ! ma chère Lisette, aurais-tu le courage

De nous abandonner dans ce péril pressant ?

LISETTE.

Monsieur, un jour de noce on fait quelque présent.

PASQUIN.

Madame, c’est à vous à décider la nôtre.

LISETTE.

J’aime ces bonnes Gens ; donnons-les l’un à l’autre.

Là, là ! vous en serez seulement pour la peur.

Que l’espoir le plus doux rentre dans votre cœur.

Pardonnez cependant ma petite vengeance :

À Isabelle.

Tous deux la méritiez ; vous, pour votre indulgence ;

À Valère.

Vous, pour avoir cru seul faire votre bonheur ;

Et pour avoir voulu m’en dérober l’honneur.

Il vous sied bien sans moi de rien oser prétendre !

Quand vous auriez été tout à l’heure vous pendre,

Vous n’auriez fait, Monsieur, dans votre désespoir,

Qu’un acte de justice et que votre devoir.

Me voler mon intrigue et mon droit authentique !

Sait-on bien que ce vol est un vol domestique ?

Pour aller jusqu’au cœur où vous voulez percer,

Voilà par quel chemin vos feux devaient passer[10].

 

 

Scène VIII

 

GÉRONTE, VALÈRE, ISABELLE, PASQUIN, LISETTE

 

GÉRONTE, venant tout furieux et s’adressant à Lisette.

Coquine !

LISETTE.

Or admirez les effets du mystère,

Personne ici ne vient qui ne soit en colère.

GÉRONTE.

Tu dis...

LISETTE.

Quoi ?

GÉRONTE.

Que Philinte aime Isabelle ?

LISETTE.

Eh bien ?

GÉRONTE.

Qu’il songe à l’épouser ?

LISETTE.

Après ?

GÉRONTE.

Il n’en est rien...

LISETTE.

Qu’en savez-vous ?

GÉRONTE

J’apprends comme chose certaine,

Qu’il recherche, et dans peu qu’il aura Célimène.

Je l’ai trouvé lui-même où l’on semait ces bruits,

Sans qu’il semblait savoir seulement qui je suis.

Tu ris ?

LISETTE.

Comment veut-on qu’autrement je réponde ?

Je ne sais seulement si Philinte est au monde.

Ce n’était qu’un fantôme aposté de ma main

Pour engager Monsieur à faire son chemin.

GÉRONTE.

Monsieur ?

VALÈRE.

Oui. L’on a mal interprété mes vues ;

Mes projets n’ont partout causé que des bévues :

Oui, j’adore Isabelle ; approuvez donc mes feux,

Et vos Enfants, ma Sœur et moi sommes heureux.

GÉRONTE.

J’ai désiré toujours cette double alliance ;

Que ne m’honoriez-vous de plus de confiance.

Vous auriez eu déjà ce doux consentement,

Que je vous réitère en cet embrassement.

VALÈRE, à Isabelle en lui donnant la main.

Puisse notre tendresse à tous enfin connue,

N’éprouver pour cela rien qui la diminue !

LISETTE.

Ne se plaindra-t-il pas encore ?

PASQUIN.

Son chagrin,

C’est de n’avait pu faire un hymen clandestin.


[1] Cette première scène fit assez rire.

[2] On me reprocha cette plaisanterie, comme une chose usée, et indigne d’un Poète qui se pique d’un peu d’imagination. J’avoue que j’avais espéré de faire passer ce trait-là sur le compte de la mienne, me flattant qu’il ne serait pas connu. L’événement châtia mon plagiarisme et ma sotte présomption. Tout le monde savait cette ingénuité de M. de R**‘* au sujet de Madame de ***. C’était être mal tombé pour un premier pillage, et cela corrige. Aussi ai-je bien juré que le Paon eût-il cent fois de plus belles plumes, je m’en tiendrais à mes vilaines plumes de Geai.

[3] Pasquin recommence la même Chanson. Ce qui est réellement plaisant n’a pas toujours le bonheur de plaire sur le Théâtre. Ce trait de Pasquin était arrivé à un Laquais du malheureux Comte de H**, qui avait coutume de siffler, à tout moment, par distraction. Ce tic l’ayant pris au milieu d’une commission qu’il donnait à son Valet, garçon d’ailleurs malin et mécontent, le drôle sortit dès que son Maître s’était mis à siffler, et fit positivement ce que fait ici Pasquin. Je n’ai jamais raconté, ce trait que je n’aie vu rire les plus sérieux. Cela ne fit point du tout d’effet au Théâtre. À la vérité, comme je l’ai déjà remarqué, l’Acteur principal en fut la cause.

[4] Oh ! que cela fut bien sifflé !

[5] Cela ne fit point rire, et j’y comptais.

[6] Mais est-ce que ces vers-là ne sont pas bons ? Ils ne firent point d’effet.

[7] Réflexion faite, je crois que l’idée pouvait être un peu plus clairement rendue.

[8] Bis in idem. Faute insupportable et honteuse à l’imagination.

[9] Quoiqu’il y ait après finesse du langage équivoque de Lisette ; car Isabelle croit qu’elle parle d’elle, et Valère, qu’elle parle de Célimène.

[10] Faisant le geste de quelqu’un qui compte de l’argent dans sa main.

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