Ligdamon et Lidias (Georges de SCUDÉRY)

Tragi-comédie 5 actes et en vers.

Représentée pour la première fois, en 1629, et à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne en 1630.

 

Personnages

 

LIGDAMON

SYLVIE

ALCIDOR

ÆGIDE

MÉROVÉE

CLIDAMANT

AMÉRINE

LA MÈRE de Lidias

LIDIAS

ARONTHE

NICANDRE, frère d’Aronthe

PREMIER JUGE

DEUXIÈME JUGE

TROISIÈME JUGE

PORTIER

HÉRAUT

LE SACRIFICATEUR

LE MIRE

TROUPE D’HABITANTS  de Paris

TROUPE DE PARENTS de Lidias et d’Amérine

 

 

À MONSEIGNEUR LE DUC DE MONTMORENCY

 

MONSEIGNEUR,

 

Je vous supplie de donner à la lecture de ce Livre une de vos heures de Chantilly : les vers qui sont faits dans la solitude y semblent beaucoup meilleurs, que parmi le tracas de la Cour, où le bruit et l’ignorance empêchent d’en pouvoir goûter les douceurs. Vous êtes trop obligeant, pour refuser l’honneur de votre conversation à neuf belles Filles qui la demandent, et qui ne vous offrent leur entretien que pour adirer le vôtre. Au reste, MONSEIGNEUR, j’ose vous assurer que votre Parc n’a point de Cabinet si sombre, où vous ne puissiez remarquer de la clarté dans mes pensées : Et si votre corps s’engage dans les Promenoirs, au moins sais-je bien que dans mes Écrits votre esprit trouvera de quoi s’arrêter. Confessez, MONSEIGNEUR, que mon style est fort éloigné de l’ordinaire, puis qu’au lieu de vous louer je me loue ; mais vous trouverez que ce n’est pas sans raison, si vous daignez considérer, qu’il serait superflu d’estimer un homme qui l’est déjà de toute la Terre. Votre valeur a mis sa gloire en un si haut point, que je tiens qu’il y a presque autant de témérité à vous louer qu’à vous combattre : Et puis l’encre est trop noire pour peindre le généreux sang qu’on vous a vu répandre pour la conservation de cet État. Nous ne pouvons bien parler que des choses qui tombent sous notre connaissance, et votre courage est au dessus de tout ce qu’on s’en peut imaginer. Ceux qui se sont plus à masquer la vérité sous des fables, nous ont toujours dit que Minerve était savante et guerrière ; pout apprendre à la postérité, que les grands Capitaines doivent avoir ces deux qualités. C’est un précepte dont vous avez bien fait profit, car tout l’Univers est témoin, que peut légitimement appeler LE PÈRE DES SOLDATS, et LE PROTECTEUR DES POÈTES. Puis que le Ciel m’a fait naître l’un et l’autre, en prenant part aux faveurs que mes semblables ont reçues de votre courtoisie, je vous présente avec ce Livre la main dont il est parti : Vous trouverez qu’elle est capable d’une autre façon de servie. Que si toutefois ma Poésie est assez heureuse pour toucher votre inclination, je vous promets que j’apprendrai à écrire de la gauche, afin que la droite s’employant plus noblement, puisse vous faire voir au prix de ma vie, que je suis.

 

MONSEIGNEUR,

 

Votre très humble et très obéissant serviteur

 

DE SCUDÉRY.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LIGDAMON, SYLVIE, ALCIDOR

 

LIGDAMON.

Si jamais un mortel a fait expérience

De cette aigre vertu qu’on nomme patience,

Si jamais un captif arrêté dans les fers

A supporté les maux qu’on feint dans les enfers,

Si jamais un amant suivant l’ingratitude

A connu quel mal c’est que d’être en servitude,

Et senti puissamment quel bien nous est ôté

Alors que nous perdons la douce liberté ;

C’est moi chétif, c’est moi qui tente l’impossible

En voulant émouvoir un rocher insensible :

Ha ! je l’appelle mal ; un rocher se fendrait,

Si c’était une roche elle me répondrait

Lorsque je l’entretiens du tourment que j’endure,

Mais elle est de matière et plus sourde et plus dure :

Tout hormis cet aspic prend part à mes malheurs,

L’air pour l’amour de moi le matin fond en pleurs,

L’onde même en murmure, et le vent en soupire ;

Et l’ingrate Sylvie en devient toujours pire.

Cœur de bronze ou de fer, âme de diamant,

Qui traite également le haineur et l’amant,

Injuste, inexorable, inflexible, farouche,

Que je croirais flatter la nommant une souche,

Salamandre de glace extrême en ses froideurs,

Qui vit sans se brûler au milieu des ardeurs,

Ou plutôt vrai Soleil de la machine ronde

Qui n’a point de chaleur échauffant tout le monde ;

Hélas ! je ne saurais guérir que par la mort :

Mais un cœur généreux est maître de son sort,

Essayons si Clothon nous sera plus propice,

Ce rocher nous présente un affreux précipice ;

Mais, ô Dieux ! le moyen de mourir par un saut,

Si mon espoir est chu d’un dessein bien plus haut ?

Allons à chef baissé nous abîmer dans l’onde ;

Mais la mer pour cela n’est point assez profonde,

Car à chaque moment mes yeux font des ruisseaux,

Et je vis cependant au milieu de ces eaux,

Joint que le feu cuisant qui me force à me plaindre

Ressemble au feu Grégeois que l’eau ne peut éteindre :

Comme Porcie encor finit ses accidents,

Essayons de mourir par des charbons ardents ;

Nullement, ce trépas n’a garde de me prendre,

Car je suis tout de flamme, et ne peux venir cendre :

D’un funeste licol implorons le secours,

Achevons dedans l’air le dernier de nos jours ;

Mais non, je ne saurais me perdre en cette sorte,

Car Cupidon m’étreint d’une corde plus forte,

Des liens plus serrés me savent retenir,

Cependant en ce mal je ne puis pas finir :

Ne pourrai-je donc point ainsi que Cléopâtre

M’appliquer un aspic capable de m’abattre ?

Non car j’ai sans mourir dans le cœur des serpents

Que ma jalouse humeur nourrit à mes dépends ;

Il faut pour mettre fin à ma peine infinie

Que le venin mortel sa faveur ne me nie :

Mais comment ? si je vis, l’esprit plein d’un poison

Qui m’entrant par les yeux en chasse la raison,

Afin que de mes jours la trame soit coupée,

J’en porte les ciseaux au bout de mon épée :

Mais fol, ne sais-je pas qu’Amour qui m’a blessé

M’a cent fois sans mourir le pauvre cœur percé ?

Si bien que dans ce mal mon aventure est telle,

Que pour mourir toujours ma mort est immortelle.

Toi seul si tu le veux tu me peux assister,

Petit Dieu que je crois plus grand que Jupiter,

Puissant maître des sens, doux Roi de ma pensée,

Qui sais comme Sylvie a ta gloire offensée ;

Toi redoutable archer qui toujours le vainqueur

Ne lâche aucun trait qui n’aille droit au cœur,

Si la pitié jamais eut place en ton courage,

Fais-moi trouver le calme après ce long orage,

Pour charmer la douleur dont je suis consumé,

Que je sois moins sensible, ou rends-moi plus aimé ;

Si tu souffres encore cet orgueil à Sylvie,

Tu perdras ton honneur aussi bien que ma vie,

Car l’Univers saura que j’ai perdu le jour

Parce que cette Nymphe a méprisé l’amour :

Or si le sentiment de ton règne te touche,

Pour nous venger tous deux adoucis ma farouche :

Quoi ! t’imagines-tu la neige de son sein

Capable d’amortir l’ardeur de ton dessein ?

Crois-tu que sa blancheur soit semblable à l’ivoire,

Et que sa dureté puisse empêcher ta gloire ?

Non, courbe et bande l’arc, incomparable archer,

Tes dards peuvent ouvrir un cœur fait de rocher,

Il n’est rien ici-bas qui ne te soit possible,

Seule en cet Univers serait-elle insensible ?

Dieux, hommes, animaux, arbres, pierres, font voir

Dans leur obéissance où s’étend ton pouvoir.

Ô Ciel ! fort à propos je rencontre ma Dame,

Mais pourrai-je parler puisque je n’ai point d’âme ?

Oui, l’objet qui la prit la prête en ce moment

Pour chanter sa louange et dire mon tourment.

Malgré la gaie humeur qui vous rend si chérie

À ce coup je vous prends dedans la rêverie.

SYLVIE.

Le seul émail des fleurs me servait d’entretien,

Et rêvais comme ceux qui ne pensent à rien.

LIGDAMON.

Votre teint que j’adore a de plus belles roses,

Et votre esprit n’agit qu’à de plus grandes choses.

SYLVIE.

Il est vrai, j’admirais la hauteur de ces bois.

LIGDAMON.

Admirez mon amour plus grande nulle fois.

SYLVIE.

Que l’aspect est plaisant de cette forêt sombre.

LIGDAMON.

C’est où votre froideur se conserve dans l’ombre.

SYLVIE.

Je n’ai jamais rien vu de si beau que les Cieux.

LIGDAMON.

Et quoi votre miroir ne peint-il pas vos yeux ?

SYLVIE.

Que le bruit des ruisseaux a d’agréables charmes.

LIGDAMON.

Pouvez-vous voir de l’eau sans penser à mes larmes ?

SYLVIE.

Je cherche dans ces prés la fraîcheur des Zéphyrs.

LIGDAMON.

Vous devez ce plaisir au vent de mes soupirs.

SYLVIE.

Que veut dire qu’Écho dans ce lieu ne raisonne ?

LIGDAMON.

Elle y voulait parler, mais ma plainte l’étonne,

Mon importunité l’oblige à se cacher

Dedans l’antre écarté de quelque autre rocher.

SYLVIE.

Que d’herbes, que de fleurs vont bigarrant ces plaines.

LIGDAMON.

Leur nombre est plus petit que celui de mes peines.

SYLVIE.

Les œillets et les lys se rencontrent ici.

LIGDAMON.

Oui sur votre visage, et dans moi le souci.

SYLVIE.

Que ces bois d’alentour ont de routes diverses.

LIGDAMON.

Autant que mon amour éprouve de traverses.

SYLVIE.

Quel plaisir de se voir au cristal de cette eau !

LIGDAMON.

Vous verriez dans mon cœur bien mieux votre tableau.

SYLVIE.

Voyez que de ce roc l’eau commence sa course.

LIGDAMON.

Ainsi de vos rigueurs mes pleurs prennent leur source.

SYLVIE.

Ce petit papillon ne m’abandonne pas.

LIGDAMON.

Mon cœur de la façon accompagne vos pas,

Comme cet animal suivant votre paupière,

Et tous deux nous cherchons la fatale lumière.

SYLVIE.

Que cet ombrage est frais en ce temps plein d’ardeurs.

LIGDAMON.

C’est un mont de Sicile auprès de vos froideurs.

SYLVIE.

Que le chant des oiseaux me chatouille l’oreille,

Que de tons, que d’accords, oyez quelle merveille.

LIGDAMON.

Hélas ! belle Sylvie, un Dieu les fait chanter,

Que vous allez fuyant pour ne me contenter.

SYLVIE.

De grâce, Ligdamon, faites-le moi connaître.

LIGDAMON.

Donc vous méconnaissez ce que vous faites naître.

SYLVIE.

Chaste, je n’ai point eu d’enfant jusqu’à ce jour.

LIGDAMON.

Si avez.

SYLVIE.

Nommez-le.

LIGDAMON.

Chacun l’appelle Amour.

Trêves de ce discours, qui n’a rien qui me plaise.

LIGDAMON.

Je le veux, je m’en vais, pourvu que l’on me baise ;

En vain vous reculez, on n’en peut échapper.

SYLVIE.

Téméraire, gardez de vous émanciper,

Ne perdez jusques là votre sage conduite,

Car ce procédé porte un repentir en suite.

LIGDAMON.

Je demande pardon, et me veux retirer,

Pourvu qu’on dise un mot qui me fasse espérer.

SYLVIE.

Je ne donne jamais de plus grande espérance

Que celle de se voir dedans l’indifférence.

LIGDAMON.

Quoi, le parfait amour n’est-il rien en ce point ?

SYLVIE.

Je vous oblige trop ne vous haïssant point.

LIGDAMON.

Faveur certes sans pair, à nulle autre seconde,

Faveur que l’on départ presques à tout le monde.

SYLVIE.

Vous traitant du commun j’avais tort, pardonnez,

Car il ne m’a rien fait, et vous m’importunez.

LIGDAMON.

N’aurez-vous pas pitié du feu qui me dévore ?

SYLVIE.

Votre mal n’a besoin que d’un peu d’hellébore.

LIGDAMON.

Il est vrai, ce remède est propre à ma raison,

Mais sachez que plutôt je prendrais du poison,

Je me plais dans l’excès de ma mélancolie.

SYLVIE.

Ne flattez point son nom, appelez-la folie.

LIGDAMON.

Quoi que soit ma douleur, vous la pouvez guérir.

SYLVIE.

Si d’autre ne le peut, résous-toi de mourir.

LIGDAMON.

Ô cruelle réponse, et plus cruelle absence,

Qui méprise l’amour et foule l’innocence,

Est-il donc ordonné par l’arrêt du destin

Que jamais sa rigueur ne doive avoir de fin ?

Dieux, sort, fatalité, destins et parques noires,

Ôtez moi l’un des deux, la vie ou la mémoire ;

Car parques et destins, fatalité, sort, Dieux,

En dépit de vous tous je mourrai dans ces lieux.

Et vous m’importunez, m’a dit cette inhumaine,

Appeler importun le récit de ma peine ;

Et vous m’importunez : ha ! non, je veux finir,

Il faut dedans mon sang noyer ce souvenir :

Tigresse, où que tu sois autre part occupée,

Reçois le sacrifice offert par mon épée.

ALCIDOR.

Insensé que fais-tu ? las ! quel étrange sort

Te peut contraindre ici de courir à la mort ?

LIGDAMON.

Sylvie, et mon malheur, que cela te suffise,

Satisfait, laisse-moi poursuivre l’entreprise.

ALCIDOR.

Je ne le ferai pas, cesse de discourir.

LIGDAMON.

Et comment ? penses-tu me garder de mourir ?

Apprends quand la douleur est extrêmement forte

Que l’âme pour sortir ne peut manquer de porte,

Et que nul ne saurait ce projet empêcher :

Donc pour ce regard tu prêches un rocher.

ALCIDOR.

Ô ! que tu connais mal le naturel des femmes,

L’apparente froideur cache souvent des flammes,

Peut-être celle-là qui t’a tant méprisé

Ainsi n’aurait pas fait si elle l’eut osé,

Mais la discrétion qui la retient pressée

Sous un front irrité couvre une autre pensée.

LIGDAMON.

Ce discours enchanteur me vient ressusciter.

Ha ! bons Dieux, qu’aisément on se laisse flatter.

ALCIDOR.

Et crois-tu qu’elle soit une pierre, une souche ?

LIGDAMON.

Plus dure mille fois.

ALCIDOR.

Je le veux, la farouche

Jure de ne te mettre au nombre des contents,

Sais-tu pas qu’il n’est rien que ne vainque le temps ?

LIGDAMON.

Exceptez en ma foi, qui jamais parjurée

Plus outre que les ans étendra sa durée.

ALCIDOR.

Mais supposons encore, ce qu’on ne peut penser,

Que ce cœur de métal ne se puisse blesser,

Et que pour te guérir il faille que la Parque

Ordonne au vieux Caron de te mettre en sa barque :

Sans t’attaquer toi-même, insensé furieux,

Que ne vas-tu chercher un trépas glorieux ?

Es-tu seul à savoir que par toute la terre

Aujourd’hui la valeur s’exerce dans la guerre ?

C’est là qu’avec honneur le trépas est permis :

Va bâtir un tombeau parmi les ennemis,

Une pique à la main, soutenant une armée,

Rends ta Dame amoureuse avec ta renommée ;

Et durant ton séjour, les Dieux me soient témoins,

Que je n’épargnerai ni paroles ni soins

Pour rendre à tes désirs ployable ta Sylvie.

LIGDAMON.

Obligé du conseil, obligé de la vie,

Que comme un second père or vous me conservez,

Disposez librement de ce que vous sauvez :

Avant que de partir, cette lame choisie

Ne pourrait-elle rien pour votre courtoisie ?

ALCIDOR.

Je vous baise les mains.

LIGDAMON.

Or mon destin m’attend.

ALCIDOR.

Pour vous combler de gloire.

LIGDAMON.

Adieu.

ALCIDOR.

Vivez content.

LIGDAMON.

Hélas ! que ce souhait m’est amer et sensible.

ALCIDOR.

Pourquoi ?

LIGDAMON.

Parce qu’il veut une chose impossible.

ALCIDOR.

L’absence bannira peut être ce souci.

LIGDAMON.

Oui si je m’éloignais, mais je demeure ici.

 

 

Scène II

 

SYLVIE, ALCIDOR

 

SYLVIE.

Défaite d’un amant dont l’ardeur m’importune,

Conduite par la main de la bonne fortune,

Je reviens dans ces lieux si propres à rêver,

Dans ces lieux où le jour ne me saurait trouver,

Dans ces lieux où l’esprit s’endort et se repose,

Aussi bien que le corps dessus un lit de rose :

Beaux lieux où la Nature émaille le chemin

D’un rouge d’anémone et d’un blanc de jasmin ;

Ici l’oisiveté, le frais et le silence

Disputent à l’envi dessus la préférence :

Mais pour les accorder, comme je les ressens

Je les déclare tous également puissants.

Ici l’on ne voit point sous la fraîcheur de l’herbe

Ni de serpent rusé, ni de crapaud superbe,

Ou s’il s’en offre à l’œil, on remarque à l’instant

Que c’est celui que l’onde a fait en serpentant ;

Cette onde est si tranquille, et si claire, et si pure,

Que mes yeux la prendraient pour une onde en peinture,

Si le vent qui parfois lui donne des frissons

N’obligeait à nager ce qu’elle a de poissons.

Dans ces bois innocents on ne connaît encore

Aucun objet sanglant que le teint de l’Aurore,

Nulle dispute aussi ne survient en ces lieux

Que celle des oiseaux à qui chantera mieux ;

Et quoiqu’on fasse ici de libre, l’on s’assure

Que si ce n’est cette eau personne n’en murmure.

La nature en ces prés est très belle sans fard,

Elle n’emprunte rien de l’homme ni de l’art,

Bien qu’abondante en fleurs elle n’est arrosée

Que des mains de l’Aurore avec la rosée :

Ici les animaux cachés dans l’épaisseur

Font mille bonds sur l’herbe en dépit du chasseur :

Ici trouvant de quoi la diligente avette

S’épargne le travail d’aller au mont Himette,

Et picore le miel qui tombe le matin

Dessus le serpolet, la lavande, et le thym :

Enfin ce doux séjour où toute chose abonde

Se peut donner le nom du plus beau lieu du monde :

Les champs Elyséens et ceux-ci sont tout un.

Mais, ô Dieux ! derechef je vois un importun,

Hélas ! grandes forêts dont les feuillages sombres

Défendent même au Ciel de pénétrer leurs ombres,

Vous commettez un crime aujourd’hui sans pareil

De souffrir un fâcheux, et chasser le Soleil.

ALCIDOR.

Portant dessus le front la morne inquiétude,

Que faites-vous ici parmi la solitude ?

SYLVIE.

Je pratique un conseil de tout temps enseigné,

Qu’il vaut mieux être seul que mal accompagné.

ALCIDOR.

Certes ce compliment a mon âme ravie.

SYLVIE.

Compliment aussi doux que l’esprit de Sylvie.

Adieu jusqu’au revoir, l’heure m’appelle ailleurs.

ALCIDOR.

Où pensez-vous trouver des entretiens meilleurs ?

SYLVIE.

Nulle part, mais l’humeur qui me guide est si sombre,

Que je désirerais congédier mon ombre.

ALCIDOR.

De sorte qu’on ne peut sans importunité.

SYLVIE.

Faire un pas seulement qui soit de mon côté.

ALCIDOR.

Malgré tous ces dédains, si faut-il qu’on m’entende.

SYLVIE.

Je refuse toujours premier qu’on me demande.

ALCIDOR.

Écoutez quatre mots.

SYLVIE.

Quatre, je le veux bien,

Assuré toutefois que vous n’obtiendrez rien.

ALCIDOR.

Assez proche d’ici reposant à l’ombrage

J’entends plaindre un chétif d’un amoureux outrage,

Curieux avançant mes pas dedans le bois

Je me suis approché de cette triste voix ;

J’ai connu Ligdamon, qui la face trempée

Tournait devers son cœur le bout de son épée,

Vous nommait en pleurant, et lors les yeux bandés.

SYLVIE.

Il ne s’est point fait mal.

ALCIDOR.

Patience, attendez,

Les yeux, dis-je, bandez tout droit devers la pointe

Aussitôt à son cœur elle allait être jointe.

SYLVIE.

Mais vous pour le sauver y courûtes soudain.

ALCIDOR.

Et malgré ses efforts je lui retins la main.

SYLVIE.

Si bien donc qu’à tout mal soustraite est sa personne.

ALCIDOR.

Excepté de celui que ce bel œil lui donne.

SYLVIE.

Ô Dieux ! quelle aventure est la mienne aujourd’hui.

ALCIDOR.

Moqueuse, vous riez de la douleur d’autrui.

SYLVIE.

Alcidor, Alcidor, veux-tu que je te die,

Cet acte peut passer pour une Comédie.

Il se fût bien gardé d’entrer dans ce projet

Si ses yeux n’eussent eu les tiens pour leur objet,

Mais jugeant que ta main lui serait secourable

Il voulut m’émouvoir par une belle fable.

ALCIDOR.

Maxime, qu’un esprit plein d’un rusé soupçon

S’imagine chacun bâti de sa façon.

SYLVIE.

Maxime, qu’envers moi la tromperie est vaine.

ALCIDOR.

Ha ! tigre déguisé dessous la forme humaine,

Fille de marbre blanc, qu’on ne peut entamer,

Ou cesse d’être aimable, ou commence d’aimer.

SYLVIE.

L’un et l’autre impossible à la nature même,

Reste que Ligdamon haïsse qui ne l’aime.

ALCIDOR.

Las ! Nymphe sans pitié, qu’amour ne touche point,

L’impossibilité n’est qu’en ce dernier point,

Ligdamon a si bien empreinte en la mémoire,

Qu’il peut sans t’oublier dans l’oubli même boire.

Mais dis pourquoi ton œil son unique vainqueur

Ne veut-il accepter le présent de son cœur ?

SYLVIE.

Qu’il garde ce beau don, pour moi je le renvoie,

Je ne veux point passer pour un oiseau de proie

Qui se repaît de cœurs, et ce n’est mon dessein

De ressembler un monstre ayant deux cœurs au sein.

ALCIDOR.

À tort de tant d’attraits nature t’a pourvue,

Puisque vrai Basilic on meurt en t’ayant vue.

SYLVIE.

S’il meurt en me voyant qu’il éloigne ces lieux,

Ou s’il n’en veut partir, qu’il se crève les yeux.

ALCIDOR.

Un jour, qu’il t’en souvienne, on te verra punie

De l’excès inhumain de cette tyrannie,

Lorsque le temps vengeur qui vole diligent

Changera ton poil d’or en des sillons d’argent,

Que l’humide et le chaud manquant à ta poitrine

Accroupie au foyer t’arrêteront chagrine,

Que ton front plus ridé que Neptune en courroux,

Que tes yeux enfoncés n’auront plus rien de doux,

Et que si dedans eux quelque splendeur éclate,

Elle prendra son être en leur bord d’écarlate,

Que tes lèvres d’ébène, et tes dents de charbon

N’auront plus rien de beau, ne sentiront plus bon,

Que ta taille si droite et si bien ajustée

Se verra comme un temple en arcade voûtée,

Que tes jambes seront grêles comme roseaux,

Que tes bras deviendront ainsi que des fuseaux,

Que dents, teint, et cheveux restants sous la toilette

Tu ne mettras au lit qu’un décharné squelette ;

Alors certes, alors plus laide qu’un démon

Il te ressouviendra du pauvre Ligdamon.

SYLVIE.

Oiseau malencontreux et de mauvais présage,

Le temps respectera plus que toi mon visage.

ALCIDOR.

Oui si tu prends pitié d’un que tu fais mourir.

SYLVIE.

Le Médecin ne peut un défunt secourir.

ALCIDOR.

Bien que jà trépassé, belle et cruelle Dame,

Un baiser seulement lui redonnerait l’âme.

SYLVIE.

Bonsoir, pour cet effet j’ai l’esprit trop peu fort,

Me préservent les Cieux des baisers d’un tel mort.

 

 

Scène III

 

LIDIAS, ARONTHE, AMÉRINE

 

LIDIAS.

Puisque nous nous trouvons en ce lieu solitaire,

Où tout comme je fais sait bien l’art de se taire,

Dites ouvertement pour me tirer d’émoi

Ce qu’Aronthe a dans l’âme, et ce qu’il veut de moi.

ARONTHE.

Abrégeant en trois mots la rage qui me dompte,

La mort de Lidias est ce que veut Aronthe.

LIDIAS.

Il suffit, le discours sied mal dans les combats,

C’est pourquoi pour mourir mettez le pourpoint bas,

Et prenez Amérine au bout de mon épée.

Comment ? vous reculez pour une main coupée,

Ha ! ce n’est pas assez, il faut d’un coup vainqueur

Effacer un portrait que vous portez au cœur.

ARONTHE.

Ô Dieux ! je n’en puis plus, je chancelle, je tombe,

Mon courage résiste, et ma force succombe ;

Amérine mon âme, apprends que le malheur

En ce fatal combat a trahi ma valeur.

LIDIAS.

Ô duel malheureux ! ô funeste victoire !

Qui me livre à la mort sous un appas de gloire :

La rigueur de nos lois me force à m’éloigner

D’un objet que les rois voudraient accompagner :

Hélas ! le rude coup que le destin me donne,

Je n’aime qu’une chose, et mon œil l’abandonne,

Quoi ! la quitterons-nous ? s’en est fait, il le faut,

Ou bien porter sa tête au sanglant échafaud :

À la faveur de l’ombre éloignons cette ville,

Allons dans le Forêt rechercher un asile,

Attendant que le temps nous laisse en liberté

De n’être qu’en amour dans la captivité.

Adieu belle Amérine, aujourd’hui plein de flamme

Je t’emporte en mon cœur, et reste dans ton âme,

Puisse-je en revenant trouver ton entretien

Avec mon souvenir comme j’aurai le tien.

AMÉRINE.

Je rends grâces au Ciel, qu’une frayeur conçue

Se fait voir sans sujet et sans sinistre issue,

Que vous me relevez d’un doute hasardeux,

Puisque vous êtes seul où je vous croyais deux.

LIDIAS.

Pronostique certain de mon sort lamentable,

Hélas ! votre soupçon n’est que trop véritable,

Car sans vous amuser de discours superflus,

L’un meurt de mille morts, et l’autre ne vit plus.

AMÉRINE.

Et l’autre ne vit plus ?

LIDIAS.

Une jalouse envie

Termine mon bonheur en terminant sa vie,

Vous verrez un amant qu’on ne peut secourir,

Si vous tournez les yeux qui le faisaient mourir.

AMÉRINE.

Ô Dieux ! mon sang se glace, Aronthe ?

LIDIAS.

C’est lui même,

Qui plus heureux que moi finit pour ce qu’il aime.

AMÉRINE.

Fuis d’ici, mon amour, que le peuple alarmé

De ce triste accident ne te poursuive armé.

LIDIAS.

Quand leurs bras à ce mort m’offriront en amende,

Le Ciel m’aura donné ce que je lui demande,

Car m’éloigner de vous c’est plus que le trépas.

AMÉRINE.

Laisse-moi suivre, ami, ta fortune et tes pas,

J’irai si tu le veux jusqu’au rivage maure

Mêler mes tristes pleurs aux larmes de l’aurore,

J’irai si tu le veux d’un amour sans pareil

Me bâtir un tombeau dans le lit du Soleil,

Je te suivrai partout, m’estimant trop heureuse

Pourvu qu’on m’aime autant que je suis amoureuse.

LIDIAS.

Me préservent les Dieux de jamais consentir

À ce qui traînerait un tardif repentir :

Non non, n’y songez point, le sort plus favorable

Ne vous veut pas unir avec un misérable,

L’objet de l’infortune et le but du malheur.

AMÉRINE.

Garde bien ce serment pour guérir ta douleur,

Je te jure mon cœur, le ciel, la terre et l’onde,

Je te jure les Dieux qui gouvernent le monde,

Et dont pour ton salut j’implore la pitié,

Que jamais nul que toi n’aura mon amitié.

LIDIAS.

Moi qui n’adore rien que votre beau visage,

De tout autre serment ne connaissant l’usage,

Je vous jure par lui sur le point de partir

De cet aimable lieu, que je mourrai martyr.

AMÉRINE.

Où bornes-tu le cours de ta fortune errante ?

LIDIAS.

Toute terre sans vous me semble indifférente,

Je prendrai la forêt en ce présent danger,

Secourable refuge à tout pauvre étranger.

AMÉRINE.

Amour y soit ton guide, adieu, reçois mon âme

Qui passe dans ta bouche en ce baiser de flamme.

LIDIAS.

Ô transport ! ô plaisir ! ô merveilleux moment !

Je me pâme, je meurs en ce ravissement.

AMÉRINE.

Va-t’en, en ma faveur le Ciel est sans lumière.

LIDIAS.

Pour me faire partir partez donc la première.

AMÉRINE.

Que veux-tu que je fasse afin de m’acquitter ?

LIDIAS.

Quittez un malheureux qui ne vous peut quitter.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LIGDAMON, ÆGIDE

 

ÆGIDE.

Quoi ! voulez-vous toujours, Monsieur, que la tristesse

Soit dedans votre esprit une importune hôtesse ?

Avez-vous le dessein de mourir de douleur

Dés le premier assaut que vous livre un malheur ?

Tout trempé dans les pleurs que produit votre peine

Êtes-vous résolu de devenir fontaine ?

Hélas ! qu’avez-vous fait en cette extrémité

De ce que vous aviez de générosité ?

La tempête à la fin nous apporte le calme,

Et l’homme courageux doit imiter la palme,

Qui courbant quelquefois dessous l’effort du faix,

Se raidit, se redresse, et ne se rompt jamais.

LIGDAMON.

Ha ! que tu connais mal quelle est mon aventure,

Depuis que le chaos enfanta la nature

Et que les éléments se virent désunis,

Aucuns maux que les miens ne furent infinis,

Et Minerve en mon lieu quoique prudente et sage

Perdrait de la raison et la force et l’usage.

ÆGIDE.

L’homme que le malheur commence d’approcher

Doit prendre sa leçon à l’aspect d’un rocher,

Dont la masse solide et fermement plantée

Ne fait que se moquer de la vague irritée :

Quiconque ne résiste à qui va l’assaillant

Ne saurait sans mentir se publier vaillant,

Et l’or idolâtré de la race mortelle

Doit souffrir s’il est bon la touche et la coupelle ;

Le suprême laurier des belles actions

S’acquiert à surmonter ses propres passions ;

Mais celle de l’amour déplorable et funeste

Ne se vainc qu’en fuyant ainsi qu’on fuit la peste ;

Il faut combattre en Parthe, et ne pas affronter

Un qui dans ses captifs nous montre Jupiter ;

De sorte que ce mal que la raison offense

Ne se guérit jamais si ce n’est par l’absence.

LIGDAMON.

Si parmi les forêts tu vois un Cerf chassé

Portant dedans le flanc le dard qui l’a blessé

Plus vite que le vent arpenter une plaine,

Qui croit quittant un lieu quitter aussi sa peine ;

Tel suis-je absent de l’œil mon unique vainqueur,

Je fuis, mais en fuyant j’en ai le trait au cœur,

J’ai toujours dans l’esprit ce visage adorable,

Comme l’ombre d’un corps se voit inséparable,

Toutes sortes d’objets sont autant de portraits

Où je vois son humeur ainsi que ses attraits ;

Ces monts à qui la grêle est toujours inconnue,

À cause que leur chef est plus haut que la nue,

Me vont représentant l’excès de son orgueil,

Les rocs sa dureté qui me met au cercueil ;

La flamme de la foudre aussi prompte que claire

Dans ses rayons de feu me dépeint sa colère ;

Les arbres que je vois par les vents agités

Me font ressouvenir de ses légèretés ;

Mais de peindre son cœur, c’est un acte impossible,

La nature n’a rien de si fort insensible,

C’est là que le pinceau me demeure perclus.

Or passons aux beautés que nous ne voyons plus,

La rose en son éclat me présente sa bouche,

La neige peint sa gorge, où personne ne touche ;

Et lorsqu’en soupirant je regarde les Cieux,

Je vois dans le Soleil un crayon de ses yeux ;

La forme et la couleur de la voûte azurée

Me remet dans l’esprit sa prunelle adorée ;

Bref la voyant partout en mes pensers divers

Je lui fais un tableau de tout cet univers :

Pour quitter cet objet que l’amour me fait suivre

Il faut premièrement que je cesse de vivre,

Et si l’homme en mourant tout entier ne meurt pas,

Qu’il reste quelque chose après notre trépas,

Que l’âme comme on dit recouvre une autre vie,

Dans le pays des morts, je veux aimer Sylvie.

Ægide n’as tu point remarqué sa beauté ?

Est-il rien si semblable à la divinité ?

Mais insensé que dis-je en l’ardeur qui me presse ?

Elle ressemble aux Dieux, parce qu’elle est déesse.

Hélas ! j’en ai tiré témoignage certain,

Sa rigueur m’a fait voir qu’elle n’a rien d’humain.

Allez, retirez-vous, triste image effacée,

Fâcheux ressouvenir de ma douleur passée ;

Passée, ha ! qu’ai-je dit : las ! ce nom du passé

Ne convient pas au mal qui ne m’a point laissé ;

Depuis le jour fatal que je quittai ma Dame

Un enfer portatif j’ai toujours eu dans l’âme,

Qui tant que je vivrai ne m’abandonnera :

Ægide ôte-le moi, ton poignard le fera,

La pointe de ce fer chasse de ma pensée

Celle de la douleur dont elle est offensée.

ÆGIDE.

Plutôt que de songer à cet acte cruel

Le malheur sur mon chef pleuve continuel,

Plutôt que perpétrer ce détestable crime

M’engloutisse la terre au profond de l’abîme ;

En vain pour ce regard vous m’allez caressant,

Car je suis résolu de n’être obéissant.

LIGDAMON.

Le devoir d’un sujet tel qu’un maître demande

Ne gît qu’en ce seul point, faire ce qu’on commande

ÆGIDE.

Oui bien si la raison est au commandement.

LIGDAMON.

Hélas ! peux-tu douter que ce soit autrement ?

Sans rompre mon discours souffre que je m’explique,

Et ton esprit confus restera sans réplique.

Dis-moi, si tu voyais quelqu’un de tes amis

Dans le fond d’un cachot où le malheur l’eût mis,

Et qu’il fût en ton choix de le tirer de peine.

ÆGIDE.

Il aurait en ce cas la liberté certaine.

LIGDAMON.

Or te voici surpris d’une forte raison,

Mon âme est en ce corps comme en une prison,

Sa liberté dépend d’un acte de courage,

Un seul coup bien donné la tire de servage,

Dont te laissant aller trop lâche à la pitié,

Je conclus que c’est fait un tort à l’amitié ;

Tort que je te remets, pourvu qu’à l’heure même

Ton poignard soit plus doux que l’ingrate que j’aime.

ÆGIDE.

Si faire un paradoxe en Sophiste excellent

Pouvait me mettre au cœur ce dessein violent,

Certes par ce propos votre rare éloquence

Me ferait approuver sa fausse conséquence ;

Mais stupide et grossier jusques au dernier point,

Ce discours est si haut que je ne l’entends point ;

Et puis le sens commun m’a toujours fait connaître

Que la main d’un sujet ne doit frapper son maître.

LIGDAMON.

Je pardonne un refus qu’on fait avec effort,

Assez d’autres chemins nous mènent à la mort,

J’en trouverai bien un pour sortir de disgrâce.

Cependant je connais en voyant cette trace

D’hommes, de chariots, de pistes de chevaux,

Que bientôt dans le camp nous bornons nos travaux.

ÆGIDE.

L’air trouble que je vois nous marque la fumée

Qu’exhalent tant de feux qui sont dans une armée.

LIGDAMON.

Adressons-là nos pas pour avoir ce bonheur

D’aller l’épée au poing mourir au lit d’honneur.

 

 

Scène II

 

NICANDRE, LIGDAMON, ÆGIDE

 

NICANDRE.

Sus, demeure assassin, tourne visage, infâme,

Qui perdit ton renom pour gagner une femme,

Les Dieux en ce rencontre ordonnent à ma main

De venger par ta mort celle de mon germain.

LIGDAMON.

Insensé Cavalier, aussi plein d’arrogance

Comme tes sots discours le sont d’extravagance,

Sur peine au même instant d’encourir le trépas

Ne presse un étranger qui ne te connaît pas.

NICANDRE.

Tu ne me connais point ‘ ô l’insigne mensonge !

LIGDAMON.

Avec les yeux ouverts je te crois dans un songe,

Mais laisse un innocent que tu dis criminel,

Ou je t’endormirai d’un sommeil éternel.

ÆGIDE.

C’est trop de patience, il faut...

LIGDAMON.

Arrête Ægide,

Si tu branle, ce fer devient ton homicide,

Je me sens assez fort pour mettre à la raison

Celui dont la folie est sans comparaison.

NICANDRE.

Hélas ! je suis blessé, Aronthe mon cher frère,

J’éprouve ainsi que toi la fortune contraire ;

Achève, Lidias, si tu veux m’obliger,

Celui meurt doublement qui vit sans se venger.

LIGDAMON.

Ægide, soutiens le jusqu’au prochain village.

NICANDRE.

As-tu peur que la mort, traître, ne me soulage ?

Ajoute à cette plaie un supplice nouveau.

LIGDAMON.

Vous êtes moins blessé dans le bras qu’au cerveau.

 

 

Scène III

 

MÉROVÉE, CLIDAMANT, LIGDAMON, ÆGIDE

 

MÉROVÉE.

La victoire est à nous, le cœur me le présage,

Déjà tous mes soldats l’ont peinte en leur visage,

L’allégresse publique erre parmi les rangs,

Ils sont tous occupés à des soins différents,

L’un fourbit son harnais, l’autre un cheval manie,

L’autre voit si sa trousse est de flèches garnie,

Un autre impatient commence à se fâcher

De ce que le tambour ne l’oblige à marcher ;

Enfin chacun attend une heure réclamée

Qui doit dedans les Cieux porter ma renommée :

Vous, brave Clidamant, rare honneur des guerriers,

Qui jeune succombez sous le faix des lauriers,

Vous de qui les conseils me sont autant d’oracles,

J’espère que demain vous ferez des miracles,

Prenez parmi les miens tel rang qu’il vous plaira,

Assuré que pas un ne désobéira,

Et que la récompense est hors d’incertitude,

Car vous suivez un prince exempt d’ingratitude,

Qui pour son intérêt ne veut rien butiner,

Et ne veut tout avoir qu’afin de tout donner.

CLIDAMANT.

Sire, dedans trois mots ma réponse comprise

Vous fera voir à clair quelle est mon entreprise,

Au discours obligeant que votre Majesté

A fait pour me piquer de générosité,

Je dis que sous un Roi père de la vaillance

La timidité même aurait de l’assurance,

Qu’à nul commandement je ne me veux lier,

Résolu de combattre en simple Cavalier :

Quant au loyer promis, content de ma fortune,

Des mains de Jupiter je n’en voudrais aucune ;

Je suis né Souverain, j’ai de quoi m’assouvir ;

Mais vos rares vertus me forcent de servir,

Et si dans le combat un gain je me propose,

C’est celui de l’honneur, et non pas d’autre chose,

Toute autre récompense est au-dessous de moi,

Le nom de Roi me manque, et non le cœur de Roi.

MÉROVÉE.

Prince dont la vertu n’a rien qui la seconde,

Quand l’effort de mon bras m’aura conquis le monde,

Que l’univers entier tremblera sous ma loi,

Je n’aurai rien encore qui soit si grand que toi :

Je confesse à regret ma force trop petite

Pour fournir d’un loyer égal à ton mérite ;

Mais qui fait ce qu’il peut, sans doute fait assez ;

Au reste, jeune Mars, si nos travaux passés

Le désir de régner ton courage aiguillonne,

Je te partagerai mon sceptre et ma Couronne ;

Et bien qu’un compagnon choque la Royauté,

Mon esprit se résout à cette égalité.

Mais quel est ce guerrier dont la démarche grave

Semble forcer les yeux à juger qu’il est brave ?

CLIDAMANT.

Sire, permettez-moi que j’aille le savoir.

LIGDAMON.

Aujourd’hui la fortune a montré son pouvoir,

Mes vœux sont accomplis ayant trouvé mon maître.

CLIDAMANT.

Dieux ! êtes-vous celui que je pense connaître ?

LIGDAMON.

Ligdamon, le premier des serviteurs parfaits,

Éclaircira ce doute avec les effets.

CLIDAMANT.

À ce coup, cher ami, je vois que le Ciel m’aime,

Sous un teint délicat voici la valeur même

Qui vient offrir aux pieds de votre Majesté

L’invincible secours qu’il porte à son côté ;

Je puis sans le flatter dire à son avantage

Que peu de Cavaliers l’égalent en courage,

S’il vous plaît lui donner demain le premier rang,

Sans doute il signera ce discours de son sang,

Je l’ai vu maintes fois en pareille escarmouche :

Sire, la vérité vous parle par ma bouche.

LIGDAMON.

Monarque dont le nom craint partout l’univers

N’eut jamais d’ennemis qu’il ne mit à l’envers,

Prince dont la valeur redoutable à la guerre

Se va faire un État aussi grand que la terre,

L’aimant de vos vertus tirant ici mes pas

M’oblige d’y chercher l’honneur dans le trépas,

Trop heureux en ma mort si pour comble de gloire

Je puis revivre après dedans votre mémoire.

MÉROVÉE.

Guerrier bien qu’inconnu, je t’aime infiniment,

Fondé sur le propos du Prince Clidamant,

De qui le bel esprit rare au siècle où nous sommes,

Ne se trompe jamais en l’estime des hommes ;

Tu sois le bienvenu, de grâce assure-toi

Qu’une entière faveur tu trouveras chez moi,

Et que tu connaîtras comme une âme royale

Est dans son élément paraissant libérale.

Que l’on se tire à part, certain cas important

Demande que vous seul l’appreniez à l’instant,

Avisez, Clidamant, j’oubliais à vous dire

Qu’au point que le Soleil commençait à nous luire

Les gardes de mon camp dans ma tente ont transmis

Certains ambassadeurs venus des ennemis.

CLIDAMANT.

Pour requérir la paix ?

MÉROVÉE.

Non pas déterminée,

Mais bien pour différer cette grande journée,

Que me conseillez-vous là-dessus ? dites-moi.

CLIDAMANT.

Sire, s’il est permis de conseiller un Roi,

Dont l’esprit va passant Jupiter en prudence,

J’ose vous assurer de la part de la France,

Que tous vos bons sujets fâchés de l’attentat,

Veulent que leur Roi soit tout ou rien dans l’État :

Œil de ce beau Royaume, admirable Monarque,

Qui passés sur le ventre à l’implacable Parque,

Faisons leur demain voir les allant affronter

Que votre ire recule afin de mieux sauter,

L’honneur vous y semond, et le Ciel favorise

L’auspice bienheureux d’une telle entreprise.

MÉROVÉE.

Mais puisqu’ils vont craignant de s’attaquer à nous,

Ne vaudrait-il point mieux prendre un remède doux,

Et sans rien hasarder leur donner sa relâche ?

CLIDAMANT.

Dedans ce sucre ici l’aconit on nous cache,

Sire, ce n’est pas tout d’être élevé bien haut,

Il faut savoir prudent se préserver du saut,

Appuyer bien son trône, et domptant le rebelle

Que son col à vos pieds serve d’une escabelle :

Donnez à votre Règne ainsi qu’aux bâtiments

L’inébranlable appui de fermes fondements,

Détrempés le ciment d’une telle muraille

Dans l’infidèle sang de cette horde canaille.

MÉROVÉE.

La douceur sied fort bien avec la Majesté,

Un Prince est odieux usant de cruauté.

CLIDAMANT.

Elle passe souvent pour un mal nécessaire,

L’image des bourreaux empêche de mal faire,

Et l’horreur du supplice ordonné par les lois

Assure puissamment la Couronne des Rois,

La fortune s’envole aussitôt que la plume,

Il faut battre le fer quand il est sur l’enclume.

MÉROVÉE.

Un Prince désirant d’un peuple être vainqueur,

Doit commencer de vaincre en lui gagnant le cœur.

CLIDAMANT.

Un Prince désirant vieillir avec l’Empire

Doit tout exterminer ce qui lui pourrait nuire.

MÉROVÉE.

Un Monarque tyran est indigne du jour,

Le peuple et les troupeaux se mènent par amour.

CLIDAMANT.

Si la crainte et l’amour le peuple avait ensemble,

Ce serait le meilleur, au moins il me le semble,

Mais ne pouvant les deux aisément acquérir,

La crainte plus qu’amour empêche de périr.

MÉROVÉE.

Toujours dans un combat l’heure est en la balance.

CLIDAMANT.

Mais cette heure penchera devers votre vaillance.

MÉROVÉE.

Le sort le plus souvent maltraite les mutins.

CLIDAMANT.

Il faut l’épée au poing surmonter les destins,

Terrasser à vos pieds l’insolence effrénée

De cette populace au révolte adonnée :

Les princes vont naissant avec le désir

D’agrandir leur État pour croître leur plaisir :

Faites donc adorer la puissance Royale

Des flots de Normandie à la mer Provençale,

Et régnant souverain qu’un clin d’œil, qu’une voix

Fasse courber chacun sous la rigueur des lois.

MÉROVÉE.

Mais comme quoi dompter ce Prothée variable ?

CLIDAMANT.

Il faut avec le fer se rendre redoutable.

MÉROVÉE.

Cet hydre renaîtra pour croître nos meschefs.

CLIDAMANT.

Vous Alcide nouveau, trancherez tous ses chefs :

Que la première ville esclave de vos armes

Sente jusques où va la fureur des gendarmes,

Étouffez dans leur mort les lâches trahisons,

Et que le sang dérobe à nos yeux les maisons ;

L’exemple sert beaucoup, la perte d’une ville

Faites bien à propos vous en gagnera mille.

Mais si ce triste objet ne leur touche le cœur,

Ne revenez jamais sans revenir vainqueur ;

Quoi qu’il coûte, mon Roi, faites leur reconnaître

Que de nom et d’effet vous voulez être maître :

Et lorsque la victoire en ses plus grands appas

Pompeuse dans son char vous suivra pas à pas,

Qu’un tas de soldats morts, de drapeaux et de piques,

De targues, de tambours, de bâtiments antiques,

Pêle-mêle entassés en mont prodigieux,

Porteront votre loi jusques dedans les Cieux,

Enchaînez la fortune, et lui rompant une aile,

Faites que vos exploits ne se trouvent sans elle :

Poursuivez, combattez, ne vous lassez jamais,

Il faut faire la guerre afin d’avoir la paix,

Et ne pas imiter les torrents en furie

Qui bornent leur conquête à trois pas de prairie,

Qui n’ont qu’une fougade, et dont l’insolent flux

Se cache si profond qu’on ne le revoit plus ;

Hannibal a terni le lustre de sa gloire

Pour n’avoir pas suivi le fil de sa victoire,

La trêve le perdit, car s’il eût combattu

Rome était le loyer acquis à sa vertu ;

Si neuf ans onze mois eussent rendu timides

Les chefs et les soldats des troupes Argolides,

Après avoir souffert des maux un million,

Encore subsisterait le superbe Illion :

César dans le fourreau ne remit son épée

Que la Gaule par lui ne se vit occupée ;

Tant que l’empire entier lui fut mis en dépôt

L’invincible César n’eut jamais de repos ;

Vous qui les surpassés, rare ornement de France,

Cœur plus grand que le corps, âme de la vaillance,

Roi sans comparaison digne de posséder

Tout ce que le Soleil a pouvoir d’œillader,

Endossez le harnais, à cheval, grand Génie,

Faites que tout d’un coup la guerre soit finie,

Paraissez sur les rangs, et sans plus discourir

Résolvons-nous d’aller les vaincre, ou bien mourir :

Les extrêmes sont bons à leur rage félonne,

On n’achète jamais trop cher une Couronne :

Donc allons au combat, et d’un cœur résolu

Ou mourez en guerrier, ou vivez absolu.

MÉROVÉE.

Le sort en est jeté, l’aurore matinale

N’aura plutôt ouvert la porte Orientale,

Que la charge sonnant au sortir du Soleil

Vous connaîtrez combien j’estime un bon conseil :

Cependant ce guerrier ici hors de la presse

Vous dira comme quoi se porte la maîtresse :

Hé ! n’en rougissez point : Mars lui même amoureux

Témoigne que ce Dieu n’en veut qu’aux généreux.

CLIDAMANT.

Eh bien, cher Ligdamon, dites-moi si ma mère

Du depuis mon départ est en état prospère.

LIGDAMON.

Amasis, grâce au Ciel, et Galathée aussi

Sont dedans la santé qu’on leur souhaite ici,

Je ne vous donne pas des lettres de Madame,

Car l’excès de douleur que je portais en l’âme

Plus fort que le devoir m’enleva de ce lieu

Sans ses commandements et sans lui dire adieu.

CLIDAMANT.

L’amour, ou je me trompe, a causé cette absence.

LIGDAMON.

L’amour et le dessein de finir ma souffrance.

CLIDAMANT.

Vous pensez donc guérir par un éloignement.

LIGDAMON.

Oui, si ce feu s’éteint dedans le monument.

CLIDAMANT.

Chassez d’autre façon le mal qui vous possède.

LIGDAMON.

Rien que le seul trépas ne porte mon remède.

CLIDAMANT.

Le sage attend la mort, le fol y veut courir.

LIGDAMON.

Vivre comme je fais est pire que mourir.

CLIDAMANT.

Le suprême des maux gît en la sépulture.

LIGDAMON.

S’il est grand, c’est au moins le dernier qu’on endure.

CLIDAMANT.

Il ne faut point finir tant qu’on peut espérer.

LIGDAMON.

Donc n’espérant plus rien je ne dois plus durer.

CLIDAMANT.

Que je sache le nom de cette inexorable.

LIGDAMON.

La plus belle du monde et la plus adorable !

CLIDAMANT.

Ces termes généraux de grâce éclaircissez.

LIGDAMON.

Puisqu’elle est sans pareille on la connaît assez,

En dépit des objets qui lui portent envie,

Ce titre glorieux n’appartient qu’à Sylvie.

CLIDAMANT.

Il est vrai, Ligdamon, qu’elle a de la beauté.

LIGDAMON.

Vous parlez froidement d’une divinité.

CLIDAMANT.

Les Dieux, comme ses yeux, ne font mal à personne.

LIGDAMON.

Les Dieux, comme ses yeux, prennent ce qu’on leur donne.

Mais elle a dérobé d’un pouvoir absolu.

LIGDAMON.

En dérobant mon cœur lui-même l’a voulu.

CLIDAMANT.

Or puisque je connais cette belle inhumaine,

Sachez que le plaisir talonnera la peine ;

Et que je vous promets par avant qu’il soit peu

Faire fondre sa glace auprès de votre feu.

LIGDAMON.

Vous dissoudrez plutôt celle de la Scythie.

CLIDAMANT.

Mais d’où peut procéder si grande antipathie ?

LIGDAMON.

Deux choses seulement font naître mes travaux,

L’excès de son mérite, et le peu que je vaux.

CLIDAMANT.

S’il n’y a que cela, ma parole engagée

Promet absolument de la rendre changée.

LIGDAMON.

Vous changerez premier l’ordre de l’univers

En mettant les Étés dans le rang des Hivers,

Et plutôt vous mettrez le Ciel dedans l’abîme,

Et l’abîme où se voit cette voûte sublime,

Que non pas de toucher d’aucun trait de pitié

Ce cœur que la nature a fait sans amitié.

CLIDAMANT.

Incrédule aussi bien que rempli de constance,

Mon retour fera voir si j’ai de la puissance.

LIGDAMON.

Avant votre retour mon trépas jà tenté

Vous absous d’un serment d’impossibilité.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

MÉROVÉE, CLIDAMANT, TROUPE D’HABITANTS de Paris, SYLVIE, LIDIAS, AMÉRINE, LA MÈRE de Lidias, LIGDAMON, ÆGIDE

 

MÉROVÉE.

En vain vous m’opposez tant de raisons frivoles,

Car je crois plus mes yeux que non pas vos paroles,

Mes yeux, mes propres yeux, savent en vérité

Que je tiens de vos mains l’Empire et la clarté.

Or mon esprit étant dans cette certitude,

On ne le verra point noirci d’ingratitude,

Chassez de vos vertus la seule humilité,

Recevez un laurier justement mérité,

Souffrez que tous mes gens courbés jusques à terre

Vous rendent les honneurs dus au Dieu de la guerre,

Votre bras les garda du suprême meschef,

Puis qu’un corps ne peut vivre étant privé de chef,

Moi mort leur liberté s’en allait asservie,

Vous les avez sauvez en me sauvant la vie :

Conserver un Royaume est un acte d’un Dieu,

Il faut donc grand Héros, qu’à cette heure en ce lieu

Nous envoyons au Ciel l’honorable fumée

De l’encens que je donne à votre renommée :

Mais ce faible devoir ne vaut pas en parler,

Ce témoignage là se perdrait dedans l’air ;

Il vaut donc mieux graver cet exploit mémorable

Dessus un diamant, dont la lettre durable

Se puisse maintenir mille siècles divers,

Et disputer de l’âge avecques l’univers.

CLIDAMANT.

Vous formez ma vertu de l’air comme un fantôme,

Et voulez faire grand ce qui n’est qu’un atome ;

Égaler mon courage au vôtre sans pareil

C’est autant qu’opposer une étoile au Soleil ;

Vouloir m’attribuer une gloire usurpée,

Gloire que nous devons aux coups de votre épée,

Certes c’est imiter ce bel astre en ce point,

Qu’il luit à tout le monde et ne s’éclaire point :

Ainsi vous, ô taureaux qui sillonnez la plaine,

Vous peinez sans goûter le fruit de votre peine ;

Ainsi vous, ô moutons, en certaine saison

Portez, mais non pour vous, une grosse toison ;

Ainsi vous, beaux rosiers, florissez chaque année,

Mais ce n’est pas pour vous, la fleur nous est donnée ;

Ainsi vous, belle abeille, en faisant le miel doux

Travaillez longuement, mais ce n’est pas pour vous.

MÉROVÉE.

Ainsi vous refusant une louange due,

Voulez être de ceux dont la peine est perdue.

CLIDAMANT.

Indigne de l’honneur d’être estimé d’un Roi,

Je ne veux avouer ce qui n’est point en moi.

MÉROVÉE.

Qui fit donc aux vaincus en fin mordre la poudre ?

CLIDAMANT.

Vous, Jupiter mortel, dont le bras est son foudre.

MÉROVÉE.

Ha ! ne me flattez point croyant me contenter.

CLIDAMANT.

Quoique l’on puisse dire on ne vous peut flatter,

Votre juste louange à quel point qu’elle arrive

Est moindre que vos faits, et non pas excessive.

MÉROVÉE.

Mais qui me garantit d’un barbare inhumain ?

CLIDAMANT.

Le Démon de l’État s’y servit de ma main.

MÉROVÉE.

À ce coup je vous tiens, la chose ainsi connue,

Fait que la vérité nous paraît toute nue.

Il parle à une troupe d’habitants de Paris.

Amis soyez témoins de la reconnaissance

D’un Monarque obligé plus que de la naissance,

Écoutez comme quoi ce Dieu de la valeur

A soutenu mon Sceptre en dépit du malheur,

Lorsque notre ennemi sortit de sa muraille,

Et que nous eûmes pris notre champ de bataille,

Que tous mes gens de pied rangez tambour battant

J’eus mis mes Cavaliers aux ailes, à l’instant

Que la charge sonna, et que d’égal espace

Je leur eus commandé de marcher pique basse,

Chacun sait, mes amis, sans vous parler de moi,

Si je fis le soldat, bien que je fusse Roi :

L’événement fut tel, l’avant-garde conduite

Par mon fils Childéric tout soudain prit la fuite,

La jeunesse du chef, pour ne dissimuler,

Sauvera du gibet ceux qu’on vit reculer.

Or l’ennemi voyant cette route première

Comme un foudre lâché leur fond sur le derrière,

De sorte qu’en un temps je me vis accabler

Et d’eux et de mes gens que la peur fait trembler,

Si bien que ma bataille étant toute rompue

Les ennemis serrez s’opposent à ma vue,

Me joignent de si prés qu’il ne me resta rien

Qu’un dessein de finir tel qu’un homme de bien,

Les Rois, ce dis-je alors, encore qu’ils soient braves

Naissent tous pour mourir, et non pour être esclaves :

Or ce que mon bras fit tu le sais, Jupiter,

Mais l’honneur me défend de vous le raconter :

Ce généreux guerrier qui ce malheur regarde,

Et qui seul commandait à mon arrière-garde,

Partant comme un éclair pour borner mon ennui,

Apporta la victoire en croupe avecques lui.

Citoyens, vîtes-vous jamais l’oiseau de proie

Fondre sur des perdrix qu’il découvre à sa voie,

N’avez-vous jamais vu quelque loup bocager

Écarter un troupeau qu’il trouve sans berger,

Ou l’horrible sanglier dont la forte défense

Écarte en un moment la meute qui l’offense ;

Tel parut ce Héros, de qui les seuls regards

Auraient mis la frayeur dedans le cœur de Mars,

Et dont la dextre alors parmi le sang trempée

Portait toujours la mort au bout de son épée :

À chaque coup donné sans doute on voyait bas

Ou la tête, ou la cuisse, ou la jambe, ou le bras ;

L’abondance du sang répandu par la plaine

Augmenta d’un ruisseau les ondes de la Seine,

Et rougit tellement la rivière en son flux,

Qu’à l’abord l’Océan ne la connaissait plus :

Aussi les ennemis perdant toute conduite,

Plus vite que le vent se mettent à la fuite,

Et presque sans espoir de voir le lendemain

Se servent de leurs pieds, et non plus de la main ;

Et tel fuyait la mort d’une vitesse extrême,

Qui par excès de peur se la donna lui même.

Moi qui pour épargner le tribut d’un denier

Avais fait un trésor au pâle nautonier,

Qui pour sauver ma vie au milieu des alarmes

Me couvrais d’un rempart fait de corps de gendarmes,

Remontant à cheval aidé de ce Guerrier,

J’achève de changer le Cyprès en Laurier,

Et la victoire alors dit à la renommée,

Qu’elle allât publier qu’elle est dans notre armée.

Ainsi vous apprenez, amis, de ce discours

Comme quoi Clidamant par son divin secours,

Et par les grands effets de son fer homicide,

A beaucoup surpassé ce que l’on dit d’Alcide,

Car son hydre n’avait que sept chefs seulement,

Mais qui pourra compter les yeux du firmament,

Les cheveux de Cérès, le sable maritime,

Celui seul peut nombrer d’un compte légitime

Combien de chefs avait, jeunes, hardis et forts,

La superbe grandeur de ce monstrueux corps.

CLIDAMANT.

Si ce service, hélas ! vaut une récompense,

Si le peu que j’ai fait mérite qu’on y pense,

J’ose vous requérir de vouloir m’accorder

MÉROVÉE.

Par les Dieux tu l’obtiens avant que demander,

Quoique ce soit, et fut-ce et le Sceptre et la vie,

L’un et l’autre en tes mains, assouvis ton envie.

CLIDAMANT.

Ligdamon recherché, mais inutilement,

Dans ceux que le combat a mis au monument,

Me fait conjecturer que dedans Rothomage

La fortune le voit réduit sous le servage ;

Sire, délivrez-le, sûr que sa liberté

Me tient lieu de loyer, si j’en ai mérité :

Sans lui je ne saurais voir la clarté céleste,

Pylade je ne peux vivre sans mon Oreste.

MÉROVÉE.

Un Héraut envoyé devant qu’avoir dormi

Offrira cent captifs pour tirer ton ami,

Ce change avantageux sans doute le ramène :

Mais si trompé d’espoir mon attente était vaine,

Et que le Neustrien aigrit un Potentat,

Foi de Roi nous l’aurons, ou j’y perdrai l’État.

 

 

Scène II

 

SYLVIE, LIDIAS

 

SYLVIE.

Stances.

Triste et profonde solitude,
Affreux désert, hideux manoir,
Qui n’avez pourtant rien de noir
Au prix de mon ingratitude,
Sous votre obscurité je viens en ce malheur
Cacher mon crime et ma douleur.

Grands objets du tout impassibles,
Arbres, rochers sans sentiment,
Espérez quelque changement
En vos natures insensibles,
Puis qu’amour autrefois me trouvait à ses coups
Plus arbre et plus rocher que vous.

Jamais une telle constance
Que celle de mon Ligdamon
Ne reçut même d’un démon
Une pareille résistance,
Mais ce Dieu si petit qu’il entre dans le cœur
D’un captif a fait mon vainqueur.

Étrange effet de ma fortune,
J’aime ce que je ne vois pas,
Et soupire après des appas
Dont la présence m’importune,
Pour plaire à mon caprice, et demeurer d’accord,
Il faut qu’on soit absent ou mort.

Mais non, conserve mieux ta vie,
Passe la toute à me blâmer,
Certain qu’un tigre peut t’aimer,
Puis qu’on le voit faire à Sylvie,
Reviens pour te venger et pour me secourir,
Tu le peux me faisant mourir.

Que ces vers sont charmants, j’y trouve une peinture

Du malheureux succès de ma triste aventure,

Celui qui les dicta plus savant que rimeur

Connaissait bien le fonds de ma mauvaise humeur,

Il lisait dans mon cœur, et savait la manière

Dont je traitais jadis une âme prisonnière ;

Il savait que l’Amour à la fin s’est vengé

D’un excès de rigueur qui l’avait outragé,

Et que ma résistance après s’être rendue

Soupire sans espoir ma liberté perdue.

Hélas ! cher Ligdamon, si j’ai peu retenir

Encore quelque place en ton beau souvenir,

Reviens, mon cœur, reviens, tu me verras punie

D’un supplice aussi grand que fut ma tyrannie,

Tu me verras souffrir les maux par toi soufferts

Et languir en prison comme toi dans les fers.

Mais où va ce propos ? quel excès de folie

Me fait ainsi flatter dans ma mélancolie ?

Ligdamon ne vit plus, sa flamme et mon orgueil

Sans doute absent d’ici l’ont mis dans le cercueil ;

Et c’est pourquoi le Ciel me condamne équitable

À ce mal sans remède autant qu’insupportable.

Mais hélas, quel miracle ! Oserai-je, mes yeux,

Croire à votre rapport ? c’est lui même : grands Dieux !

Comme le cœur me bat ; je tire un bon présage,

Et vois qu’il m’aime encor à ce triste visage :

Écoutons ce qu’il dit, et puis lui faisons voir

Qu’amour nous a su mettre aux termes du devoir.

LIDIAS.

En ce jour arrivé dans l’heureuse contrée

Où mes persécuteurs ne trouvent point d’entrée,

Je rends grâces au Ciel de ce qu’il a permis

Que je sois échappé de tous mes ennemis ;

Maintenant affranchi de péril et de crainte

Mon esprit en repos n’a aucune contrainte,

Et dans la liberté de cet heureux séjour

Je ne saurais mourir si je ne meurs d’amour.

SYLVIE.

Ne craignez point ce mal, chère âme de mon âme,

Je nourris plus de feux que vous n’avez de flamme,

Désormais mieux d’accord et d’un même désir,

Si nous mourons un jour ce sera de plaisir.

LIDIAS.

Cette grande forêt si couverte d’ombrage

En me faisant un bien vous a fait un outrage,

Elle vous a trompée, et le pouvez juger

Regardant de plus prés ce visage étranger,

Qui loin du cher pays qui lui donna naissance,

N’a jamais eu l’honneur de votre connaissance.

SYLVIE.

C’est avecques raison que vous restez confus,

Puisque je ne suis point ce qu’autrefois je fus,

Mais dans ce changement qui vous paraît extrême

Au moins, cher Ligdamon, soyez toujours vous même.

LIDIAS.

Vous m’appelez d’un nom qui m’est fort inconnu,

Et pour vous faire voir tout mon destin à nu,

Je suis né Neustrien qui pressé de désastre

Viens chercher en Forêt l’aspect d’un meilleur astre,

Lidias est mon nom, contente en vos esprits

Souffrez-moi d’achever le voyage entrepris.

SYLVIE.

Ha ! ne me traitez point de cette indifférence,

Plutôt, cher Ligdamon, ôtez moi l’espérance,

Aussi bien ce discours me donne le trépas.

LIDIAS.

Madame, excusez moi, je ne vous connais pas.

SYLVIE.

Vous parlez d’une amour qui ne vient que de naître.

LIDIAS.

Qui ne vous vit jamais ne vous saurait connaître.

SYLVIE.

Est-ce à dessein de rire, ou bien pour me punir ?

LIDIAS.

Je ne vous trouve point dedans mon souvenir.

SYLVIE.

Venez-vous de ce fleuve où l’on perd la mémoire ?

LIDIAS.

Quelque charme trompeur vous défend de me croire.

SYLVIE.

Il est vrai, mais c’est vous que je trouve charmant.

LIDIAS.

Tel que je suis en moi, vous n’avez point d’amant.

SYLVIE.

Dites au moins pourquoi vous n’aimez plus Sylvie.

LIDIAS.

Aucune de ce nom je n’aimai de ma vie.

SYLVIE.

C’est assez, inhumain, cessez de m’affliger.

LIDIAS.

Je m’en vais pour me plaire, et pour vous obliger.

SYLVIE.

Ligdamon.

LIDIAS.

Cherchez-le.

SYLVIE.

Je le tiens, l’infidèle.

LIDIAS.

Elle se rit de moi comme je me ris d’elle.

SYLVIE.

Ô Dieux ! soyez témoins de cette trahison.

LIDIAS.

Demandez-leur plutôt la vue ou la raison.

SYLVIE.

Je confesse ma faute, et bien je fus cruelle,

Mais puisque notre amour se monstre mutuelle,

Que je connais mon crime, au lieu de me gêner

Vous aurez plus de gloire à me le pardonner.

LIDIAS.

Je ne sais que répondre à son extravagance.

SYLVIE.

Enfin l’humilité vaincra cette arrogance.

LIDIAS.

Souffrez qu’un étranger du malheur assailli

S’enquière du chemin qui mène à Marsilly,

Parmi tant de sentiers j’ai peur de me méprendre.

SYLVIE.

Neustrien de Forêts, je m’en vais vous l’apprendre,

Pourvu qu’en même temps ce bel œil mon vainqueur

M’apprenne le chemin qui mène à votre cœur.

 

 

Scène III

 

AMÉRINE, LA MÈRE de Lidias

 

AMÉRINE.

Dans un mal sans pareil d’espoir abandonnée,

Réduite à souhaiter de n’être jamais née,

Mon esprit demi-mort à force d’endurer

N’a plus d’autres secours que celui de pleurer :

Heureuse, hélas ! heureuse en souffrant tant d’alarmes

Si je pouvais périr dans ce fleuve de larmes :

Mais les destins pervers résolvent irrités

Que mes jours ni mes maux ne soient point limités.

Donc, mon cher Lidias, ton ingrate patrie,

Qui pourrait t’adorer sans nulle idolâtrie,

Te prépare un supplice, et perdant la raison

Tient en te retenant les vertus en prison :

Cher cœur, pourquoi si tôt bornais-tu ton absence ?

Craignais-tu que le mien manquât de ta présence ?

Hélas ! sans hasarder seulement un écrit,

Assez t’avait présent qui t’avait en l’esprit.

Ha ! juges inhumains, n’avez vous point de honte,

Et toi sors de l’enfer, vaillante ombre d’Aronthe,

Viens apprendre aux bourreaux qui choquent mon bonheur

Que ta mort autrefois fit naître ton honneur,

Car bien qu’en ce combat l’âme te fut ravie,

La belle fin vaut mieux qu’une plus longue vie,

Joint que mourant d’un bras par qui tout est dompté

S’en plaindre seulement c’est trop de lâcheté.

Ô stériles projets, semés dessus l’arène,

Aronthe n’est plus rien qu’une pauvre ombre vaine,

Qui n’ayant point de corps ne peut rien publier

Sinon que l’eau d’oubli nous fait tout oublier.

Et vous cachots affreux qui dedans votre enceinte

Retenez prisonnier le sujet de ma plainte,

Afin de réunir notre juste amitié,

De grâce que vos murs se fendent de pitié :

S’il est vrai qu’Amphion par sa douce harmonie

Sur la pierre eut jadis une force infinie,

Donnez moi qui j’adore, et qui m’aime si fort,

Qu’une lyre jamais ne fut si bien d’accord.

Mais que vais-je espérant d’une fable, d’un songe,

D’un conte impertinent qu’a produit le mensonge ?

Insensible d’essence on ne vous peut toucher,

L’amour hors de mon cœur n’est point dans un rocher.

Et vous Dieux qui tenez cette juste balance

Qui penche avec excès devers la violence,

Hélas ! souvenez vous en m’oyant discourir,

Puisqu’Aronthe était né que c’était pour mourir.

Mais où va ce propos ? ces Dieux imaginaires

Dont le vulgaire parle en ses mots ordinaires,

Ce sont des Dieux de bois, ou de bronze, ou d’airain,

Qui n’ont que le seul nom d’un pouvoir souverain :

Ou si cette créance a rien de véritable,

Ce sont des Dieux gourmands qui sont toujours à table,

Le nectar fait aller leur cerveau de travers,

De la même façon qu’ils guident l’univers.

Inhumaine Thémis, Déesse trop cruelle,

Mon amant est parfait et je passe pour belle :

Mais tu ne saurais voir ce chef d’œuvre des Cieux,

Ton bandeau t’interdit la faculté des yeux,

Si tu le veux ôter on te verra saisie

Aussi tôt de l’amour et de la jalousie ;

Lors dans ces passions si tu te veux guérir

Possède le vivant, et moi j’irai mourir.

Las ! tu ne peux goûter ces offres sans pareilles,

Comme tu manque d’yeux tu manque bien d’oreilles ;

Tant d’innocents meurtris font voir fort clairement

Que tous tes jugements sont faits sans jugement,

Si bien que dans ce mal je n’ai point d’assistance

Que celle que me donne une ferme constance,

Qui méprise la mort. Mais n’aperçois-je pas

Celle qui mit au jour l’auteur de mon trépas ?

LA MÈRE.

Plus avant que Niobe en la douleur amère,

Et ja prête à me voir ravir le nom de mère,

Beau nom qu’une tigresse estime et trouve doux,

Amérine je n’ai d’espérance qu’en vous,

Vous savez comme quoi ce cher fils que j’adore,

Ce fils qui vous servit, et qui vous aime encore,

Ce fils qui pour vous seule entra dans le danger,

Qui le porta banni chez un peuple étranger,

Tombe sous le pouvoir d’un juge inexorable,

N’attend plus qu’une fin tragique et déplorable,

Et demain se verra le dernier de ses jours,

Si l’antique amitié ne vous porte au secours,

Par le ressouvenir de cette douce flamme

Que l’amour autrefois alluma dans votre âme ;

Par le ressouvenir de ce même flambeau

Que mon fils fera vivre encore en son tombeau,

Par le soin que j’ai pris de l’élever fidèle,

Amérine veuillez prendre en main sa querelle,

Et puisqu’un plus constant ne se pourrait trouver

Employez votre peine afin de le sauver.

AMÉRINE.

Dites moi si ma mort peut obtenir sa grâce,

Les juges voudront ils m’accepter en sa place ?

Ne faut-il que passer dans les feux, dans les fers ?

Ne faut-il que descendre au plus creux des enfers ?

Ne faut-il qu’arracher le cœur de ma poitrine ?

Commandez, l’obéir est la part d’Amérine.

LA MÈRE.

Apprenez un moyen plus facile par moi,

Jadis nos devanciers nous firent une loi,

Qui porte qu’une fille aura cet avantage

Que venant demander en nom de mariage

Un de ces condamnez au supplice dernier,

Elle peut l’épousant sauver le prisonnier ;

Si bien que maintenant il ne reste autre chose

Que de mettre en effet ce que je vous propose.

AMÉRINE.

Quoique cette action me face bien rougir,

La nef à cela prés puisse à bon port surgir.

LA MÈRE.

Ainsi du labyrinthe étant l’issue aisée,

Ariane demain délivre son Thésée.

AMÉRINE.

Ciel ! ne permettez cet acte exécuté,

Que je puisse éprouver même infidélité.

 

 

Scène IV

 

LIGDAMON, ÆGIDE

 

LIGDAMON.

Noire et profonde horreur où jamais la lumière

Sinon faite par art ne s’offre à la paupière,

Lieux où l’air épaissi fait que le jour y luit

Un peu moins que le soir, un peu plus que la nuit,

Lieux maudits, lieux d’effroi, tristes et déplorables,

Lieux d’où rien que la mort ne sort les misérables,

Lieux que la destinée a sacrés au malheur,

Lieux où tous les objets ont la même couleur,

Où le Soleil se meurt, où le chagrin demeure,

Où les plus doux pensers font désirer qu’on meure :

Cachots voisins d’enfer d’où l’on oit chez Pluton

Assez souvent bouillir l’onde du Phlegeton,

Et dont les habitants en leur pauvre aventure

Ont commerce avec ceux que tient la sépulture ;

Cachots si creux qu’encor qu’ils fussent découverts

Notre œil ne pourrait voir celui de l’univers,

Cachots dont le séjour est si noir et si sombre,

Que l’ombre m’interdit même d’y voir mon ombre,

Et dont les murs gluants d’une froide vapeur

Suent d’humidité.

ÆGIDE.

Comme je fais de peur.

LIGDAMON.

Malgré vous aujourd’hui je porte dedans l’âme

De quoi voir assez clair, puis qu’elle est toute en flamme :

Mais aussi d’autre part, infortuné manoir,

Auprès de mon humeur vous n’avez rien de noir ;

De me plaindre pourtant je ne conçois l’envie,

Trop content puis que j’ai le portrait de Sylvie,

Que l’inclination a si bien su tracer

De couleurs que le temps ne saurait effacer ;

Excellente, parfaite, incomparable idée,

Image de Vénus que j’ai toujours gardée,

Ici je vous adore, et mise au rang des Dieux

Je vous vois de l’esprit qui vaut plus que les yeux,

À l’abord éclatant d’une telle pensée

Déjà l’obscurité se voit presque passée,

Et pour ne recevoir l’affront d’être obscurci,

Le Soleil est heureux de n’entrer point ici :

Et moi très satisfait, puis qu’en l’absence même

Je possède le bien de voir tout ce que j’aime,

Et certes mon esprit se plaindrait sans raison,

Car trois ans sont passés qu’il ne vit qu’en prison.

ÆGIDE.

Chaque chose a son temps, et cette gentillesse

Serait fort à propos auprès d’une maîtresse :

Mais maintenant, Monsieur, qu’on vous fait un affront,

Que le glaive mortel vous pend dessus le front,

Qu’on vous prend pour un autre, et qu’un peuple barbare

Rompt les lois de la guerre, et cruel se prépare

De vous faire courir un extrême danger,

À votre liberté vous devez mieux songer.

LIGDAMON.

Dans le mécompte étrange où ce peuple s’abuse,

Ægide mon ami ne cherchons point d’excuse,

La belle que je sers désirant mon trépas

L’honneur ne me permet de reculer un pas.

ÆGIDE.

Il est beau de tenter un acte plein de gloire,

Qui conserve en mourant notre nom dans l’histoire,

Et qui laisse aux neveux de quoi nous imiter :

Mais courir à clos yeux pour se précipiter,

Fait que votre dessein réussit au contraire :

Pour paraître vaillant vous êtes téméraire.

LIGDAMON.

J’approuve que chacun procède à sa façon,

Mon esprit ne saurait souffrir une leçon,

Et si tu n’as juré de t’acquérir ma haine,

Laisse faire au destin, et ne te mets en peine,

Car si la mort venait me prendre à cet instant

Je finirais en cygne et mourrais en chantant.

ÆGIDE.

Ces résolutions me semblent trop cruelles.

LIGDAMON.

Le naître et le mourir sont choses naturelles.

ÆGIDE.

Comme notre naissance est en la main des Dieux,

L’arrêt de notre mort nous doit venir des Cieux.

LIGDAMON.

L’on doit quand on le peut abréger ces désastres,

C’est ainsi que le sage a pouvoir sur les astres.

ÆGIDE.

Cela ne s’entend pas comme vous l’entendez,

Quand d’un mauvais aspect nous sommes regardez,

Et qu’ils dardent sur nous leur maligne influence,

Lors l’homme de vertu doit faire résistance ;

Mais forcer la nature et creuser son tombeau,

C’est être maniaque et faible de cerveau.

LIGDAMON.

Et quoi donc ? endurer une peine éternelle ?

ÆGIDE.

Comme un soldat qu’un chef a mis en sentinelle

Ne doit jamais partir du lieu de son devoir,

Que de son Capitaine il n’en ait eu pouvoir ;

Ainsi nous que les Dieux ont placez dans la terre,

Nous à qui les malheurs livrent toujours la guerre,

Souples d’obéissance et pleins d’humilité

Nous n’en devons sortir que par leur volonté :

Joint que vous ne souffrez que pour une insensible,

Dont amollir le cœur est un fait impossible,

Vous vous pouvez tous deux appeler un écueil,

Vous l’êtes de constance, et elle l’est d’orgueil.

LIGDAMON.

J’endure, il est certain, un travail sans exemple

Pour l’objet le plus dur que nature contemple,

Qui se baigne en mes maux, se plaît en mon tourment,

Et qui n’a rien de doux que les yeux seulement :

Mais bien que sa rigueur tyrannise mon âme,

Je veux comme un phénix mourir dedans la flamme,

Et croire en expirant mon bonheur sans pareil,

Car si je suis brûlé c’est du feu d’un Soleil.

ÆGIDE.

Sans parler de la mort allons si bon vous semble

Accoster le sommeil qui certes lui ressemble,

Mais qui recèle en soi beaucoup plus de douceur.

LIGDAMON.

Va-t’en prendre le frère et me laisse la sœur.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

AMÉRINE, LA MÈRE

 

AMÉRINE.

Ainsi qu’un criminel porte une âme contrainte

Tant qu’elle est balancée et d’espoir et de crainte,

Et qu’il doute incertain tout pâle et tout tremblant

S’il aura son arrêt favorable ou sanglant ;

Ainsi je me ressens parmi cette aventure,

Dont le succès retient la mienne à la torture ;

L’extrême impatience où mon cœur est réduit

M’a fait juger un an plus court que cette nuit,

Et je m’imaginais voyant ces sombres voiles

Que le Soleil vaincu par le nombre d’étoiles

D’une éclipse éternelle endurant la prison

Ne reviendrait jamais dessus notre horizon :

Mais le Ciel d’or bruni se donne une autre face,

De tous ces petits feux la lumière s’efface,

Et déjà les oiseaux commencent d’admirer

L’or mêlé dans l’azur qui les vient éclairer ;

Ce bel astre en sortant des compagnes salées

Perce de longs rayons les plus creuses vallées,

Et dessèche en passant l’humidité des fleurs :

Ainsi puisse tarir la source de mes pleurs,

Ou devienne ce jour le dernier de ma vie,

Pourvu qu’à mon amant elle ne soit ravie,

Et que je serve après à la postérité

D’un modèle accompli de la fidélité.

LA MÈRE.

Ma fille espérez mieux, l’intention sincère

N’a que fort rarement le destin adversaire,

Jupiter quoi que juste et clément aux humains,

De laine sont ses pieds si de fer sont ses mains,

Bien qu’il face éclater assez souvent la foudre,

Il ne met pas pourtant toujours nos chefs en poudre,

Il imite un bon père à punir son enfant

Qui se porte mutin à ce qu’on lui défend,

Il hausse sans colère une main menaçante,

Mais dés qu’un repentir rend l’âme obéissante,

Ne se ressouvenant du pêché que fort peu,

Vous lui voyez jeter les verges dans le feu :

Ainsi nos Sénateurs qui sont une peinture

De cet être tout bon qui créa la nature,

Se formeront encor sur la douceur des Cieux :

Punir est aux bourreaux, et pardonner aux Dieux ;

Et puis le privilège aussi me réconforte

En faisant refleurir mon espérance morte,

On ne saurait l’enfreindre, et ne reste en ce fait

Que d’échanger bientôt le discours en effet.

AMÉRINE.

Certaine vision me trouble et m’épouvante.

LA MÈRE.

Ces larves ne sont rien qu’une ombre décevante,

Et s’engendrent alors que la nuit fait son tour

Des vapeurs du cerveau et des pensers du jour :

Mais durant ce loisir dépeignez m’en l’idée,

Au moins si la mémoire en soi l’a bien gardée.

AMÉRINE.

C’était dessus le point que du pâle Croissant

Les deux cornes d’argent allaient disparaissant,

À l’heure que Morphée, à ce qu’on nous fait croire,

Chasse les songes faux par la porte d’ivoire,

Quand lassée de gémir autant que de veiller

Mon œil appesanti s’est mis à sommeiller ;

Lors de mon Lidias, ô l’étrange pensée !

L’âme seule sans corps en mon lit s’est glissée

Froide comme un glaçon, se coulant dans mes bras

Je vis ensanglanter mon visage et mes draps,

Et j’entendis ces mots d’une voix languissante ;

Belle et chaste Amérine, homicide innocente,

Pardonnez votre mort au meurtrier innocent

Que votre œil abusé prit pour un autre absent.

Lors ce triste fantôme en gémissant s’envole,

Se perdant parmi l’air avecque sa parole :

Je m’éveille en sursaut, et je rêve depuis

Au songe extravagant qu’expliquer je ne puis.

LA MÈRE.

De vrai ce songe affreux est étrange et fantasque,

Mais quelque évènement que sa feinte nous masque

Ce n’est point aux mortels à s’en entretenir,

En voulant pénétrer l’obscur de l’avenir,

C’est un livre fermé que le sort se réserve,

Et que ne pourrait lire en ma place Minerve.

Recourons donc au Ciel, priant d’un cœur ardent

Qu’il veuille détourner tout funeste accident.

Célestes qui tenez en vos mains nos années,

Vous de qui les vouloirs s’appellent destinées,

Grands Dieux de qui la main par ses effets divers

Pourraient en un clin d’œil effacer l’univers,

Donnez mon pauvre enfant à mon humble prière,

Que ma requête ici ne soit mise en arrière,

Accordez moi mon fils, faite qu’en liberté

Il puisse posséder cette aimable beauté ;

Si j’obtiens cette grâce, à chaque an je proteste

Que pour rendre par tout ce bienfait manifeste

J’immolerai cent bœufs, afin qu’on puisse voir

Que chez vous la clémence est égale au pouvoir.

AMÉRINE.

L’âme avec la prière en ma bouche venue

S’en va dans le dessein de pénétrer la nue,

Prosternée au devant de ce trône éternel :

Grands Dieux, je vous demande un pauvre criminel,

Que j’obtienne de vous ce charitable office,

Et si pour vous fléchir il faut un sacrifice,

Sans répandre le sang des simples animaux

Pour sauver Lidias et pour finir mes maux,

Acceptez, agréez, qu’au lieu d’une hécatombe

J’aille verser le mien sur le bord de ma tombe.

 

 

Scène II

 

LIDIAS, SYLVIE

 

LIDIAS.

Stances.

Que le destin injurieux
Qui trouble toutes mes délices
A pour moi d’étranges malices,
Et qu’il se monstre furieux ;
Il fait qu’une fille aveuglée
D’une passion déréglée
Dont son faible esprit est charmé,
Me poursuit d’un dessein fantasque,
J’en suis aimé sans être aimé,
Et crois-moi même avoir un masque.

Depuis que le char du Soleil
Sortit le premier jour de l’onde,
Ce Dieu qui va par tout le monde
N’a jamais rien vu de pareil,
Quoique mon discours exécute
La Nymphe qui me persécute
En m’accusant de trahison
Tâche dans une erreur extrême
De m’ôter avec la raison
La créance d’être moi même.

Elle m’embrasse, elle gémit,
Elle me nomme ingrat, rebelle,
Et dans sa plainte elle est si belle,
Que mon triste cœur en frémit,
Sans être touché de ses charmes,
Je le sens couler dans les larmes
Que je donne à son amitié :
Mais Amérine je vous jure
Que je condamne ma pitié,
De peur de vous faire une injure.

Je veux que le Ciel en courroux
Me face le but de la foudre,
Si jamais on me voit résoudre
D’adorer une autre que vous :
Non non, cette pauvre abusée
Que j’ai si souvent refusée
A tort de me plus rechercher,
Elle tente un acte impossible,
Constant pour vous comme un rocher,
Pour toute autre autant insensible.

Sa mort me laissa sans terreur,
Elle arrive pour une image,
Je n’ai point causé ce dommage
Qui ne vient que de son erreur,
Et n’ai garde pour l’amour d’elle
De perdre un titre de fidèle
Qui m’a tant coûté d’acquérir :
C’est en vain qu’elle me réclame,
Sans doute on la verra périr
Si ses pleurs n’éteignent sa flamme.

Mais voici l’importune, amour fait aujourd’hui

Qu’elle se monstre aveugle aussi bien comme lui.

SYLVIE.

Cruel, n’est il point temps que ce lâche artifice

Permette à la raison de faire son office ?

N’ai-je assez enduré ? sus tigre dis que non,

Pourvu qu’à tout le moins tu reprennes ton nom,

Pourvu qu’à tout le moins je sache qui t’oblige

À te dire étranger, mensonge qui m’afflige,

Et qui par sa rigueur dans les maux que je sens

M’assure de la mort ou de perdre le sens.

LIDIAS.

Celui qui court au mal et qui se le provoque

Au lieu d’en être plaint mérite qu’on s’en moque.

SYLVIE.

Qui voit périr quelqu’un sans lui tendre la main,

Le visage excepté n’a rien qui soit humain.

LIDIAS.

Les Dieux qui savent tout savent que ma pensée

Ne tend qu’à vous tirer d’une erreur insensée.

SYLVIE.

Je n’eus jamais d’erreur qu’au malheureux instant

Où je crus que le monde eut un homme constant.

LIDIAS.

Je vous monstre assez clair dedans ma résistance

Que l’univers en a qui sont pleins de constance.

SYLVIE.

Tu ne parais constant qu’à me désobliger.

LIDIAS.

Vous ne vous affligez qu’afin de m’affliger.

SYLVIE.

Un sentiment d’amour achèverait ma peine.

LIDIAS.

Je ne saurais pour vous avoir amour ni haine.

SYLVIE.

Ce mépris insolent est bien hors de propos.

LIDIAS.

Méprisez ce mépris pour vous mettre en repos.

SYLVIE.

Je crois que tu naquis d’une roche marine.

LIDIAS.

Je naquis pour n’aimer que la seule Amérine.

SYLVIE.

Ha traître ! est-ce l’objet de ta légèreté ?

LIDIAS.

C’est l’unique lien qui me tient arrêté.

SYLVIE.

Quitte cette Amérine, et reprends ta Sylvie.

LIDIAS.

Avant que la quitter je quitterai la vie.

SYLVIE.

Est-elle plus constante et plus belle que moi ?

LIDIAS.

Elle est incomparable aussi bien que ma foi.

SYLVIE.

Mais, ingrat Ligdamon, tu m’aimais la première.

LIDIAS.

Je l’aimai dés le jour que je vis la lumière.

SYLVIE.

Il ne te sert de rien de mentir désormais.

LIDIAS.

Madame, je ne mens, ni ne mentis jamais.

SYLVIE.

Il faut jusques au bout courir à mon dommage,

Or sus avecques moi retourne à Rothomage,

Et là si tu fais voir à mes yeux ébahis

Que tu sois Lidias, que ce soit ton pays,

Qu’Amérine s’accorde à devenir ta femme,

Chose impossible à croire à moins que d’être infâme,

Je consens qu’épousez et comblez de plaisirs

Votre hymen donne fin à vos justes désirs :

Mais si ta fourbe éclate et paraît tout nue,

Je veux lors en quittant cette Dame inconnue

Le ruisseau de mes pleurs dorénavant tari,

Qu’à l’instant Ligdamon devienne mon mari.

LIDIAS.

Bien que les ennemis que j’ai dans la Neustrie

Me défendent l’entrée en ma chère patrie,

Pour vous désabuser je reçois cet accord,

Songez donc à partir me menant à la mort.

SYLVIE.

Demain sans différer le Forêt j’abandonne.

LIDIAS.

Que de peine à tous deux mon visage nous donne.

 

 

Scène III

 

PREMIER JUGE, DEUXIÈME JUGE, TROISIÈME JUGE, HÉRAUT, ÆGIDE, LIGDAMON, AMÉRINE, LA MÈRE

 

PREMIER JUGE.

Assemblez aujourd’hui pour vider un procès

Où la moindre douceur semble avoir de l’excès,

J’atteste cet esprit de qui la voix féconde

Fit trouver dans le rien la naissance du monde,

Et qui le tient encor en suspens arrêté,

Sans avoir autre appui que de sa volonté,

Ce Dieu de qui la main toutes choses enserre,

Et qui fait de ses doigts des pivots à la terre,

Qui lit au fond du cœur, et voit l’intention,

Que je n’apporte ici aucune passion,

Et que tenant en main et la mort et la vie,

La raison seulement en cet acte suivie,

Inflexible à la haine autant qu’à l’intérêt

La justice elle même aura dicté l’arrêt.

DEUXIÈME JUGE.

Illustres Sénateurs, ici la providence

Du monarque des Cieux se met en évidence,

Ici nous connaissons que par certains ressorts

Sa force fait mouvoir nos esprits et nos corps,

Et nous troublants le sens nous amène en victime

Sur l’autel où se doit expier notre crime.

Les Dieux quand nos pêchés méritent le trépas,

Ainsi que des chasseurs nous attendent au pas ;

Et certes cette mort est horrible à la vue,

Car elle étonne plus que moins elle est prévue :

Le méchant va rodant auprès de son tombeau,

Comme le papillon à l’entour du flambeau,

Il se prend à la peine à si bon droit gagnée

Comme la mouche fait aux rets de l’araignée,

Il donne dans le piège, et s’enferre insensé

Comme fait le sanglier quand il se sent blessé,

Il est vrai qu’en mourant au moins il se délivre

D’un remords plus fâcheux que de cesser de vivre.

Or ainsi Lidias qui trainait ses liens,

Polu dedans le sang d’un de nos citoyens,

Échappé du péril par une prompte fuite,

En fin se trouve pris sans aucune poursuite,

Et dans le même temps que l’on n’y pensait plus

Il vient à l’hameçon et s’empêtre à la glue,

De sorte que la voix de ce souverain être

Par cet évènement nous fait bien reconnaître

Que son intention nous oblige à punir

Celui qui rompt les lois qu’il devait maintenir :

Le sang répandu crie, ô ! Sénateurs augustes,

Que devant être bons nous devons être justes,

Et la loi la plus droite ordonnant œil pour œil,

Quiconque ouvre un tombeau doit entrer au cercueil.

TROISIÈME JUGE.

Les Romains Sénateurs à qui la terre entière

Pour exercer leurs bras fut trop peu de matière,

Ce peuple qui jadis subjugua mille Rois,

Pour réprimer le vice ayant fait tant de lois,

N’en inventa jamais contre le parricide,

Estimant qu’au lieu même où descendit Alcide,

Qu’aux enfers où les feux sont les moindres tourments

Ils y seraient trop doux et trop peu véhéments

Pour punir comme on doit cette faute inhumaine :

Maintenant je me vois dedans la même peine,

Lidias doit mourir, il le faut condamner,

Mais, bons Dieux ! le moyen qu’on puisse imaginer

Un supplice assez grand pour punir son offense ?

Sa fin d’Aronthe mort pourrait faire vengeance ;

Mais le méchant encore est bien plus criminel,

Il a lavé sa main dans le sang maternel,

Il a vu sa patrie en des larmes trempée,

Gémir dessous les coups de sa cruelle épée,

Le tigre à qui la rage avait lors tout permis

Seul nous fit plus de mal que tous nos ennemis ;

Et nous souffrons encore l’exécrable vipère

Qui trouve du plaisir en la mort de sa mère,

Et croit nous échapper en déguisant son nom ;

Vénérable Sénat, pour sauver le renom

Qui jusqu’ici vous donne un titre d’équitable,

Étouffez, étouffez ce monstre détestable,

Qui fait rougir le Ciel de l’avoir animé,

Et qui me rend blâmable en l’ayant peu blâmé.

PREMIER JUGE.

Mais quel est ce héraut que le portier amène ?

HÉRAUT.

Peu de mots, écoutez, vous tireront de peine,

Celui qui fait trembler mille peuples divers,

Celui qui doit vous vaincre avec tout l’univers,

Ce grand Roi Mérovée à ce jour me commande

De vous faire en son nom une juste demande,

Ligdamon un guerrier qu’il aime avec raison

Étant par le combat dedans votre prison,

L’oblige à vous offrir cent autres en sa place ;

Résolvant là dessus dépêchez moi de grâce.

PREMIER JUGE.

Aucun de ce nom là ne se rencontre ici,

Trop bien un imposteur qui se déguise ainsi,

Et que tu pourras voir souffrir la peine due

Si tu daignes tarder ta réponse entendue.

HÉRAUT.

Ce refus insolent me force à t’avertir

Qu’il traine à ton malheur un tardif repentir.

Remarque le sommet de tant de tours superbes,

Et vois l’humilité des plus petites herbes,

Celui que refusé tu dis être menteur

Les fera bientôt voir d’une même hauteur.

PREMIER JUGE.

Crache contre le Ciel aboyant à la Lune,

Tyran qui crois tenir esclave la fortune,

Punissant un pervers la justice aujourd’hui

En se moquant de toi se vengera de lui :

Sus vite qu’on l’amène afin qu’en sa personne

La rigueur prenne un cours que la raison ordonne,

En laissant un exemple aux siècles à venir,

Qui mette la frayeur dedans leur souvenir.

DEUXIÈME JUGE.

Que ce fier orgueilleux enflé de ses conquêtes

Gronde comme la foudre et menace nos têtes,

Que le bruit de son camp trouble notre repos,

Le vent emportera ses frivoles propos ;

Et quand bien on verrait une ruine aperte,

Il ne faut tolérer un mal crainte de perte,

Car celui qui le fait est complice en ce point,

Qu’il connait une faute et ne la punit point.

TROISIÈME JUGE.

Achevons, achevons, et quoi qu’il en succède

Que la frayeur en fin à la justice cède,

Organes seulement cet arrêt vient des Cieux,

Puisque le cœur d’un juge est en la main des Dieux.

Mais j’aperçois venir notre infâme rebelle.

PREMIER JUGE.

Proche de recevoir la sentence mortelle,

Pour le juste loyer de nous avoir trahis,

Et porté le tison pour brûler ton pays,

Résous-toi de finir en homme de courage,

N’espère plus de calme en un si grand orage,

Reprends au moins ton nom avecque le trépas.

ÆGIDE.

Ô Dieux ! vous le croyez tout autre qu’il n’est pas.

DEUXIÈME JUGE.

Ici rends le respect qu’on doit à l’assistance,

Sur peine de causer au bout d’une potence.

TROISIÈME JUGE.

Toi que rien désormais ne saurait secourir

Ayant si mal vécu veuilles donc bien mourir.

LIGDAMON.

Nourri dans le péril où l’honneur nous embarque,

J’ai toujours fait métier de mépriser la Parque,

L’effroi de mille morts ne pourrait m’obliger

À ce change honteux dont on me vient charger ;

Ligdamon est mon nom, Seguse est ma patrie ;

Au reste, lâcheté ne me fit onc affront,

Si j’ai vu la frayeur c’est dessus votre front,

Quand ce bras vous fauchait au milieu des batailles,

Et qu’il fut l’instrument de tant de funérailles,

Vous menant devant lui comme on voit un berger

Qui conduit son troupeau quand il veut déloger ;

Fuyant épouvantés seulement de mon ombre

Ma valeur ne céda qu’à la force du nombre,

Et si l’on me meurtrit, j’en ai pris ma raison,

Je vous ai bien vendu ma mort et ma prison.

PREMIER JUGE.

Le Sénat assemblé pour punir ton offense

Vu tout ce qui pouvait servir à ta défense,

Pour le meurtre commis et les rebellions,

Te condamne à mourir dans le parc des lions.

ÆGIDE.

Jupiter endormi que fais-tu de ta foudre ?

Souffres-tu ces pervers sans les broyer en poudre ?

Endures-tu qu’ainsi l’on traite un innocent ?

Va, je ne te crois plus ni juste ni puissant.

LIGDAMON.

Ægide mon ami, par un fort long usage

Je sais voir le trépas sans changer de visage,

Et j’aurais un esprit plus faible qu’un roseau

S’il s’allait étonner pour un coup de ciseau ;

Les Parques n’agissant qu’aux choses corporelles

Les belles actions demeurent immortelles :

Arrête donc ces pleurs, en suivant mon conseil,

Puisque je dois durer autant que le Soleil.

Vous Juges abusez d’une apparence fausse,

Faites qu’une prière équitable on exauce,

Que l’épée à la main du moins il soit permis

Que je meure vengé des brutaux ennemis.

PREMIER JUGE.

Pour le plaisir du peuple on donne à ta prière

D’entrer comme tu veux dedans cette barrière,

Vite qu’on le déchaîne afin de commencer

Un combat que sa mort fera bientôt cesser.

LIGDAMON.

Sur le point de répandre avec le sang mon âme

Je sens croître la force et l’ardeur de ma flamme,

Mon amour embrasé fait ainsi qu’un flambeau

Qui proche de sa fin éclaire et luit plus beau :

Cher Ægide, va t’en retrouver ma maîtresse,

Dis-lui que les lions plus doux qu’une tigresse

Sachant bien que la mort me pouvait secourir,

De pitié, non de rage, en fin m’ont fait mourir ;

Dis lui que sur l’instant de sortir de ce monde

Tu me vis adorer sa beauté sans seconde,

Dis-lui que sans me plaindre on me vit expirer,

Dis-lui que de respect je n’osais soupirer,

Et que je faisais gloire encor de mon martyre :

L’heure me presse, adieu, je n’ai plus qu’à te dire,

Le Ciel récompensant ton service et ta foi

Te donne un maître riche et plus heureux que moi.

ÆGIDE.

Adieu l’honneur du monde et la gloire des armes,

Digne que l’univers pour toi se fonde en larmes,

Ha ! qu’on peut bien graver toi restant abattu

Dessus ta sépulture, ici gît la vertu,

Puisse-tu recevoir aux plaines Élysées

Les douleurs qu’une ingrate ici t’a refusées,

Puisse-tu de plaisir ton esprit assouvir,

Et moi bientôt avoir le bien de t’y servir.

PREMIER JUGE.

Ô que les serviteurs si fidèles sont rares.

LIGDAMON.

Lions trop paresseux, animaux peu barbares,

Changez-vous de nature ! et quoi ! la cruauté

Pour m’être plus cruels vous a-t-elle quitté ?

Portez tombeaux vivants où le sort veut que j’entre

De la griffe à la gueule, et de la gueule au ventre,

Ce misérable corps qui ne demande rien

Que la mort, qu’il estime être un souverain bien :

Pourquoi n’est de mon cœur votre faim assouvie ?

Craignez-vous d’effacer le portrait de Sylvie

Craignez-vous d’approcher de cet objet si doux

Ou bien parce qu’elle est plus cruelle que vous ?

Avancez, avancez, que rien ne vous effraye,

Effacez tous ses traits par une grande plaie,

Et méprisés ce fer qui vous veut résister,

Car je ne me défends que pour vous irriter.

En fin cet animal moins sourd que ma rebelle

Soupire en rugissant, et vient quand on l’appelle :

Favorable ennemi perdant la forme en moi

Conserve la substance et la valeur en toi.

ÆGIDE.

Hélas ! le poil me dresse, ô l’horrible spectacle !

Le lion déchaîné n’a plus aucun obstacle,

Il commence à marcher à pas lents et comptés

Élançant des regards qui brillent de clartés,

Hérissant sa perruque et fouettant sa colère,

Il rugit et s’apprête au repas sanguinaire,

Il découvre sa griffe et ses dents à la fois,

Ha Dieux ! je perds la vue aussi bien que la voix.

DEUXIÈME JUGE.

Cet homme en sa valeur me semble incomparable,

Il méritait un sort un peu plus favorable,

Voyez comme au lion il résiste vaillant,

Tantôt en gauchissant, tantôt en l’assaillant,

Comme il saute à quartier dont la bête est trompée,

Comme il sait dextrement se couvrir de l’épée,

Joignant l’art à la force, et du bras et du cœur :

Ô Ciel ! du lion mort il demeure vainqueur.

ÆGIDE.

Lestrigons inhumains, apaisez votre rage,

Faites que ce combat ne dure davantage,

Et non pas l’estimer de discours superflus.

PREMIER JUGE.

Nos arrêts prononcés ne se révoquent plus.

LIGDAMON.

Deux à deux, trois à trois, o bien de quatre à quatre,

Qu’on lâche les lions afin de me combattre.

À quoi sert d’allonger la trame de celui

Que l’on a résolu de meurtrir aujourd’hui ?

En un chemin fâcheux l’accourcir c’est me plaire.

Mais voici le second dont la prunelle éclaire,

Autant que généreux veuilles toi montrer fort.

ÆGIDE.

Ha ! que ne suis-je aveugle, ou que ne suis je mort !

TROISIÈME JUGE.

Regardez ce lion qui dans sa violence

Aussi vite qu’un trait sur le guerrier s’élance,

Voyez que de sa patte il l’accroche en passant :

Mais quoi déjà le fr me paraît rougissant,

Le combat est fini, la bête tombe morte.

ÆGIDE.

Que tous les assassins meurent de même sorte.

LIGDAMON.

Peuple le plus cruel qu’on puisse jamais voir,

À celui des lions joignez votre pouvoir,

Les armes à la main, venez si bon vous semble,

Femmes, enfants, soldats, et lions tous ensemble :

Ce bras seul suffira pour creuser devant soi

Un sépulcre assez grand et pour vous et pour moi.

AMÉRINE.

Sénateurs arrêtez, un peu de patience,

Avant que d’achever qu’on me preste audience ;

Ainsi puissent les Dieux exorables et doux

Vous donner cent plaisirs pour un donné par vous.

PREMIER JUGE.

Propose seulement ce que tu nous veux dire.

AMÉRINE.

La loi me concédant la liberté d’élire

Pour mari si je veux ce criminel ici,

Je le viens demander, et dois l’avoir aussi.

PREMIER JUGE.

Cette loi que tu dis par nos aïeuls gardée

Nous force à t’octroyer la chose demandée :

Qu’on le tire du parc, et qu’on l’amène à nous.

AMÉRINE.

Célestes, je vous rends cent grâces à genoux.

LA MÈRE.

Cher fils, puis qu’à la fin je vois qu’on te délivre,

Je ne demande plus que de cesser de vivre,

J’ai peur que ces plaisirs ne me soient traversez.

ÆGIDE.

Que je vous dois de vœux grands Dieux qui m’exaucez.

LIGDAMON.

Avez-vous inventé quelque peine nouvelle ?

PREMIER JUGE.

Oui, nous te condamnons d’épouser cette belle,

Qui te sauve la vie, en nous faisant bien voir

Que l’amour est un Dieu d’un extrême pouvoir.

Allez, vivez heureux, et qu’un traitement rude

Ne tache ton esprit d’aucune ingratitude,

Tu n’as pour conserver l’ardeur de ton amour

Qu’à te ressouvenir que tu lui dois le jour.

LA MÈRE.

Approche, Lidias, que ta mère t’embrasse.

AMÉRINE.

Quoi donc, parmi mes feux vous paraissez de glace,

Cette froideur m’effraye, et me fait bien juger

Que c’est perdre mon temps que de vous obliger.

LIGDAMON.

Dans cet évènement où je me sens confondre,

Ægide mon ami, que lui dois-je répondre ?

ÆGIDE.

Qu’immuable de foi vous la voulez aimer.

LIGDAMON.

Hélas ! je ne sais pas seulement la nommer :

Madame à cette fois il faut que l’on pardonne

À celui que la mort épouvantable étonne,

Et dont l’esprit venant du bord du monument

N’a pas la liberté de faire un compliment.

AMÉRINE.

L’excuse assez passable, et que mon cœur tolère,

Suffit pour apaiser qui n’est guère en colère ;

Mais toutefois un jour dédaigneux, à loisir,

Crois que je saurai bien venger ce déplaisir.

ÆGIDE.

Avec mille baisers cueillis dessus sa bouche.

AMÉRINE.

En me laissant ce soin pense à ce qui te touche.

LA MÈRE.

Or sus, mes chers enfants, allons nous préparer

Pour vous joindre d’un nœud qui doit toujours durer,

Allons nous en chez nous attendre la journée

Qui dans peu vous accouple au doux joug d’Hyménée.

AMÉRINE.

Ô jour trop paresseux, que mon cœur t’attendra !

LIGDAMON.

Ha ! pour vite qu’il soit, ma mort le préviendra.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LIGDAMON, ÆGIDE

 

LIGDAMON.

Astres ingénieux, fortune trop subtile,

Contre qui mon secours est un acte inutile,

Combien d’inventions encore gardez-vous

Pour darder sur mon chef la haine et le courroux ?

Le tonneau des malheurs n’est il point vide encore ?

N’ai-je pas épuisé la boite de Pandore ?

S’il vous reste un moyen d’affliger un mortel

Avant que je m’en aille immoler sur l’autel,

Faites qu’au même instant il me vienne poursuivre,

Car aujourd’hui sans plus je veux cesser de vivre ;

Et quand le destin même allongerait mes jours,

Ce bras a résolu d’en retrancher le cours,

De souffrir ce tourment je n’ai plus la science,

Il m’a ravi la force avec la patience,

Et des maux de l’enfer ayant l’extrémité,

Ma mort en ôtera la dure éternité.

Hélas ! qui vit jamais une âme infortunée

Endurer tant de peine, et fut-elle damnée ?

J’ai servi fort longtemps une fière beauté

Avec autant d’amour qu’elle a de cruauté,

J’ai pleuré, soupiré, prés de perdre la vie,

Sans pouvoir adoucir la rigueur de Sylvie :

Et sachant comme l’eau perce même un rocher,

Mes yeux en ont versé trois ans sans s’étancher :

Mais en fin j’ai connu parmi cette aventure

Que le tigre et la femme ont la même nature,

Et que ce sexe ingrat ne saurait soupirer

Si ce n’est du regret de ne rien dévorer ;

Mais quoi que sa rigueur me semblât inhumaine,

L’absence toutefois m’a donné plus de peine,

Et m’a bien fait juger qu’être dedans les fers

Est le moindre tourment qu’on endure aux enfers,

Et que le vrai supplice où sont ces misérables

Consiste à ne point voir les beautés adorables :

Mais pour moi j’ai par tout l’objet mon doux vainqueur,

Puisque l’amour a fait que je le porte au cœur,

C’est là qu’il a gravé le portrait de Sylvie.

Ha ! je discours fort mal, la raison m’est ravie,

Il est vrai que mon cœur conserve ses appas,

Mais ce cœur dont je parle, ô Dieux ! je ne l’ai pas,

La cruelle le garde afin que je ne meure,

Car sachant que c’est là que notre âme demeure

Son œil larron subtil à dessein l’a ravi,

Afin qu’en ne mourant il soit toujours servi,

Et semble que le sort le conspire avec elle,

Car la parque pour moi n’est point assez mortelle.

J’affronte le péril, je morgue le danger,

Je vois vingt mille bras qui veulent m’égorger,

Mais avec autant d’heur comme j’ai de courage

Je demeure vivant au milieu de leur rage :

L’on m’expose aux lions que la faim pousse assez

Pour mettre cent vivants au rang des trépassés,

Et parmi ce hasard le destin me retire,

En allongeant mes jours pour croître mon martyre ;

Mais bien qu’elle n’ait fait jamais que me haïr,

Si suis-je résolu de ne la pas trahir,

Et plutôt qu’embrasser cette Dame abusée

Que je vais rendre veuve aussitôt qu’épousée,

Assisté du secours d’un homme suborné

Par le charme de l’or que je lui ai donné,

Je vais prendre la mort que ma constance ordonne

Dans le vin de l’autel que sa main m’empoisonne,

Et rendre mémorable en dépit du malheur

Mon amour, et ma foi, ma mort, et ma valeur.

Mais silence, je vois Ægide qui s’approche.

ÆGIDE.

Tout le monde au logis est dessus le reproche,

On blâme le sujet qui vous retient ici,

Et de le pénétrer chacun est en souci ;

Je viens vous avertir que cette compagnie

N’attend plus rien que vous pour la cérémonie.

LIGDAMON.

As-tu perdu le sens ? ne me connais-tu point ?

Juges-tu mon esprit capable de ce point ?

Ta bouche en cette affaire est-elle assez hardie

Pour me solliciter de double perfidie ?

L’une en trompant qui croit ses destins bien meilleurs,

L’autre en rompant la foi que j’ai promis ailleurs,

À genoux, insolent, et le regret en l’âme

Demande le pardon d’un tort fait à Madame,

Demande le pardon, perfide suborneur,

D’un infâme conseil qui répugne à l’honneur,

Ha ! premier que ma foi soit jamais violée

Le vallon viendra mont, la montagne vallée,

Le Soleil déréglé son ordre ira perdant,

Et fera voir l’Aurore où se voit l’Occident.

Ne m’en parle donc plus, mais plutôt si tu m’aimes

Cherche et trouve un remède à ces malheurs extrêmes.

ÆGIDE.

Le remède d’un mal qu’on ne peut éviter

Consiste à s’y résoudre et le bien supporter.

LIGDAMON.

Je ne veux de ce mal non plus que du remède.

ÆGIDE.

Mais sachez que le sort à qui l’univers cède,

Dont toute chose née observe et suit les lois,

Ne vous a pas laissé la liberté du choix,

Et soit mal ou remède en fin il faut le prendre.

LIGDAMON.

Quoi ! ce nœud si mêlé n’a-t-il point d’Alexandre ?

Ce labyrinthe ici d’où je ne puis partir

N’a-t-il point de filet qui m’en puisse sortir ?

ÆGIDE.

L’espérance d’en voir vous est toute ravie.

LIGDAMON.

Nullement, en coupant le filet de ma vie

Je trancherai celui de ses difficultés,

Dont mon cœur affligé souffre les cruautés,

Et suivant jusqu’au bout cette trame fatale

La mort comme Thésée ouvrira ce Dédale.

ÆGIDE.

Et voulez vous mourir plutôt que d’épouser

Une fille qu’un Dieu n’oserait refuser ?

LIGDAMON.

Veux-tu qu’en s’abusant moi même je l’abuse ?

ÆGIDE.

Je veux pour vous sauver vous permettre une ruse,

Mais ruse qui résulte à son utilité,

Voyant votre mérite et votre qualité.

LIGDAMON.

Que deviendrait la foi si saintement jurée ?

ÆGIDE.

Cette foi ne doit pas être considérée,

Veuillez sans vous fâcher apprendre en peu de mots

Qu’aujourd’hui la constance est la vertu des sots.

LIGDAMON.

Tu reviens au blasphème, il vaut donc mieux se taire.

Or sus allons, Ægide, accomplir ce mystère,

Toi ne me quitte point, mais me suivant toujours

Regarde, considère, entends tous mes discours,

Grave les dans l’esprit, et fais que ta mémoire

Puisse fidèlement en rapporter l’histoire,

Afin que des tourments qu’on m’aura fait sentir

La cause en t’écoutant en ait du repentir.

ÆGIDE.

Il se faudrait hâter, l’heure est fort avancée.

LIGDAMON.

Allons donc achever une œuvre commencée.

ÆGIDE.

Voici notre chemin, retournez sur vos pas.

LIGDAMON.

Le chemin que je cherche est celui du trépas.

 

 

Scène II

 

SACRIFICATEUR, LA MÈRE, LIGDAMON, AMÉRINE, ÆGIDE, LES PARENTS, SYLVIE, LIDIAS, PREMIER JUGE, DEUXIÈME JUGE, TROISIÈME JUGE, LE MIRE

 

SACRIFICATEUR.

Grands Dieux qui vous jouez de l’Empire du monde

Ainsi que d’une boule en sa figure ronde,

Hélas ! sue vos secrets sont obscurs et profonds,

Et qu’il est malaisé d’y voir jusques au fonds,

Qu’ils sont bien au dessus de la prudence humaine,

L’œil le plus clair voyant y perd et temps et peine,

Car tous les accidents avant qu’être advenus

Coulent par des sentiers qui nous sont inconnus,

Semblables à de l’eau qui de loin fait sa course,

Et qu’on ne voit qu’au lieu qu’on appelle sa source ;

Ou bien au trait volant qui n’est point aperçu

Qu’il n’ait frappé le blanc que l’archer a conçu.

Que nous sommes trompez souvent par l’apparence,

Tel gourmande la crainte avecques l’espérance

Au comble de la gloire, au plus haut du bonheur,

Qui du matin au soir perd la vie et l’honneur.

Ô Ciel ! que tout est bien sujet à la fortune,

Tel l’aura toujours eu adverse et importune,

Qui mettant dans la fange après son compagnon

Se voit dessus la roue et choisi son mignon :

Mais si l’on peut tirer une preuve assurée

Comme un mal violent n’a jamais de durée,

Lidias échappé nous en fournira bien,

Car dans le même temps qu’il n’espérait plus rien,

Et voyait le trépas au bout de son épée,

Avantageusement sa créance trompée,

Sa Dame le délivre, et le rendant heureux

Le couronne en ce jour de myrtes amoureux.

Ha ! l’honneur de ton sexe, ô la gloire des femmes !

Viens viens, que ma main face une âme de deux âmes,

Viens viens donc recevoir le loyer mérité

Par l’acte glorieux de ta fidélité,

Viens goûter le plaisir qu’un doux Hymen apporte

De son temple sacré, ce Dieu t’ouvre la porte,

Il a pris son flambeau, il n’attend plus que toi ;

Les Grâces, et Vénus, et Cupidon, et moi,

Te préparons ici la récompense due

À la preuve d’amour que ton âme a rendue :

Avancez couple cher, car votre mal cessé

Vous ordonne un printemps après l’hiver passé ;

Avancez couple cher, ma bouche vous convie

De venir commencer une plus douce vie,

Avancez couple cher, puis qu’à chaque moment

Vous retardez d’autant votre contentement ;

Avancez couple cher, l’occasion est chauve,

Et le temps qui s’envole avec elle se sauve,

Ne le perdez donc pas, mais après tant d’ennuis

Et tant de jours fâcheux goûtez les douces nuits

Qui donnent aux époux la rose sans épine.

Mais la troupe à la fin devers moi s’achemine,

Je vois ces deux amants que l’on conduit ici.

LA MÈRE.

Toi qui peux tout lier et délier aussi,

Ministre de nos Dieux, tableau de leur puissance,

Étant dans le dessein de clore l’alliance

De ces deux que tu vois, fais qu’un nœud Gordien

Puisse serrer leurs cœurs et contenter le mien.

SACRIFICATEUR.

Les Dieux qui peuvent tout avec un juste titre

Nous ont pourtant laissé le franc et libre arbitre,

Et dans cette action où je suis invité

Il faut premièrement savoir leur volonté,

Répondez, Lidias, voulez vous Amérine ?

LIGDAMON.

Oui, Dieux ! perfide mot, rentre dans ma poitrine.

SACRIFICATEUR.

Voulez vous Lidias, Amérine, à mari ?

AMÉRINE.

Oui, car rien que lui seul je n’ai jamais chéri.

SACRIFICATEUR.

Or dessus cet aveu d’amitié réciproque

Qu’aucun empêchement légitime ne choque,

Je vous conjoints ensemble, et vous prendrez de moi

Cet anneau qui tout rond est symbole de foi.

Puissent en évitant et riotes et pointes

Vos deux cœurs être joints comme vos mains sont jointes.

Reste que Lidias prenne et donne un baiser

Qu’Amérine ne peut justement refuser,

Et que la coupe sainte en votre main remise

Vous buviez l’un à l’autre après la foi promise.

LIGDAMON.

C’est un faire le faut, Ægide apporte moi

Ce qui va signaler mon courage et ma foi.

ÆGIDE.

Tenez, Monsieur, voici la coupe toute pleine.

LIGDAMON.

Puissent les immortels reconnaître ta peine.

Dieux ! qui lisez aux cœurs, qui savez quel je suis,

Et qui n’ignorez point l’état de mes ennuis,

Qui connaissez le tort qu’on fait à ma personne,

Veuillez le pardonner comme je le pardonne.

AMÉRINE.

Ici notre coutume et la loi d’amitié

Obligeait votre main d’en laisser la moitié.

LIGDAMON.

Me préserve le Ciel d’une faute pareille,

Le monde en vous perdant perdrait une merveille,

Et Lidias un jour revenant en ces lieux

Y mourrait de douleur n’y voyant plus vos yeux.

AMÉRINE.

Ce discours ambigu me fait pâlir de crainte,

Au nom de notre amour développez sa feinte.

LIGDAMON.

Je le veux et le dois, écoutez ce propos

Qui nous met vous vivant et moi mort en repos :

Sachez donc que je suis tout autre qu’on ne pense,

Si bien que cet abus de la foi me dispense,

Ne pouvant vous avoir sans double trahison,

Ma bouche a pris la mort en prenant du poison.

LA MÈRE.

Ô Dieux ! qu’ai-je entendu ; soutenez-moi, je pâme.

ÆGIDE.

Terre entr’ouvre tes flancs pour engloutir mon âme,

Voyant que par ma main il s’est empoisonné.

SACRIFICATEUR.

Fuyons hélas ! fuyons un temple profané.

AMÉRINE.

Ô tigre sans pitié, ha ! Monstre abominable,

Qui t’a fait concevoir un projet si damnable ?

Las ! Si tu voulais rompre et fausser notre amour,

Que ne me disais-tu de me priver du jour ?

Les Dieux me soient témoins que pour sauver ta vie

J’aurais par mon trépas assouvi ton envie,

Ma fin t’aurait remis en cette liberté

Que te fait regretter ton infidélité,

Et ton crime amoindri ne serait qu’homicide,

Au lieu qu’en te perdant tu fais un parricide,

Qui dans l’amour que j’ai me tourmente plus fort

Que ne feraient cent morts jointes en une mort.

LIGDAMON.

Vouliez-vous que mon cœur par une offense extrême

Allât confesser d’être un autre que soi-même ?

AMÉRINE.

Veux-tu par un discours traître, malicieux,

Abuser ma mémoire et démentir mes yeux ?

LIGDAMON.

Nature quelquefois se joue en ses ouvrages,

Formant de mêmes traits deux différents visages.

AMÉRINE.

Ha ! le bon Philosophe, ô gloire des esprits !

Et depuis ton départ qui t’en a tant appris ?

La fraude seulement fut ton maître d’école.

LIGDAMON.

Dessus quoi fondez vous cette erreur qui m’affole ?

Comment peut on partir d’où l’on ne fut jamais ?

AMÉRINE.

Ingrat, rougis-tu point de mentir désormais ?

LIGDAMON.

Faites que la raison à la fin vous régisse.

AMÉRINE.

Toi fais premièrement que ta dextre rougisse

Du plus fidèle sang que le Ciel ait connu ;

Vite dépêche toi de voir mon cœur à nu,

Et si mon amitié parfaite me demeure

Que ton œil me ranime afin que je remeure.

LIGDAMON.

À quoi bon ce discours ? vous bâtissez en l’air,

Lidias est absent, on ne lui peut parler.

AMÉRINE.

Persistes-tu méchant à cette menterie ?

LIGDAMON.

Persistez-vous toujours en votre rêverie ?

Quel malheur est le mien dans ces fâcheux propos,

De ne pouvoir mourir seulement en repos,

La Parque m’ôtera de cette tyrannie.

AMÉRINE.

Tu crois donc par ta fin voir ta peine finie,

Ha ! tu te trompes bien, je vais par mon trépas

Dans le Cocite affreux accompagner tes pas,

Me pendre à tes côtés, et t’être inséparable,

Afin de pouvoir mieux t’affliger misérable,

Afin qu’en me voyant un remords éternel

Tourmente incessamment ton esprit criminel.

Mais c’est trop discourir, sus d’une main hardie

Il faut mettre une fin à notre tragédie.

LIGDAMON.

Amis empêchez-la d’un si mauvais dessein.

AMÉRINE.

Ce secours est tardif, j’ai la mort dans le sein :

Et bien ta perfidie est elle satisfaite ?

N’as-tu pas obtenu ce que ton cœur souhaite ?

Assuré de ma perte ores va-t’en cherchant

Quelque contrepoison pour sauver un méchant.

LIGDAMON.

J’atteste derechef la suprême puissance

Que jamais je ne fus de votre connaissance.

AMÉRINE.

Je ne te connais point ‘ Infidèle moqueur,

Sache que j’ai gardé ton portrait dans le cœur,

Ouvre-moi l’estomac, tu verras ta peinture

Qu’Amour pour mon malheur savant en portraiture

Y grava tellement qu’il te fait apparoir

Aussi bien là dedans comme dans un miroir :

Je ne te connais point ? tu veux dire peut-être

Que changeant tous les jours on ne te peut connaître ;

Las ! apprends à régler cet infâme discours,

Ton visage est constant, mais non pas tes amours.

LIGDAMON.

Abusée aujourd’hui des traits de mon visage,

Comme Pygmalion vous aimez une image,

Image qui peut moins encor vous secourir,

Car la sienne eut la vie, et je m’en vais mourir.

AMÉRINE.

Image es-tu vraiment faite du tronc d’un arbre,

Dont la froideur dispute avec celle du marbre,

Insensible tableau qui nous est présenté

Pour montrer la laideur de l’infidélité ;

Mais non, je m’extravague en ma douleur extrême,

Tu n’es point son portrait, car tu l’es elle même,

Et ta fin en ce jour oblige l’univers

Le déchargeant du faix d’un monstre si pervers.

LIGDAMON.

La mort dans peu de temps éclaircira ce doute,

Au moins si nos esprits prennent la même route.

AMÉRINE.

Ne l’imagines pas, les fidèles amants

S’éloignent de celui qui suit les changements.

LIGDAMON.

Trop de fidélité me va coûter la vie,

J’en appelle à témoin le Ciel et ma Sylvie.

AMÉRINE.

Tigre dont le pêché ne se peut trop blâmer,

Adore-la dans l’âme, et sans me la nommer,

Ce nom me désespère autant comme il te touche.

LIGDAMON.

Ce beau nom a passé de l’esprit à la bouche.

AMÉRINE.

Et de là poursuivant ton injuste rancœur

Ce nom, ce fâcheux nom m’a transpercé le cœur.

Hélas ! qui vit jamais aventure pareille,

Le poison par la bouche et la mort par l’oreille ?

LIGDAMON.

Ægide soutiens-moi, le venin serpentant

Me rampe dans le cœur que je sens palpitant,

La parole me manque, et ma force succombe,

Approche, couche moi, je n’en puis plus, je tombe.

AMÉRINE.

Perfide arrête un peu, déjà près de partir

Mon esprit n’attendait que le tien pour sortir,

Mon œil appesanti ne te saurait plus suivre,

Et ne te voyant pas qu’ai-je affaire de vivre,

Puisque je ne vivais sinon que pour te voir ?

Las ! de me soutenir je n’ai plus le pouvoir.

LIGDAMON.

Rêva-t-en en forêts, Ægide, vers ma Dame,

Dis lui que dans ma cendre encor revit la flamme,

Et que pour ne fausser ce que j’avais juré

Je suis mort en martyr de son œil adoré.

Adieu, ne pleure point, assure cette belle

Que mon dernier soupir n’est sorti que pour elle.

AMÉRINE.

Puisque je te vois mort, j’éprouve en mon trépas

Que même la douleur a par fois des appas.

ÆGIDE.

Dieux ! ils sont tous deux morts, leur couleur devient pâle,

Ces lèvres de corail se changent en opale,

La rose cède aux lys, et leurs traits effacés

N’ont plus que la beauté qui reste aux trépassés ;

Ils sont sans mouvement, la chaleur diminue,

L’âme a pris une sente à nos yeux inconnue,

Et ne nous a laissé qu’un tronc sans sentiment,

Qui ne demande plus que le seul monument.

Amis, dans la faiblesse où la douleur m’engage

Faites que votre main au besoin me soulage,

De ces trois corps privez du céleste flambeau

Portons la mère au lit et ces deux au tombeau.

Mais pour faire savoir leur funeste aventure

Allons graver ces mots dessus leur sépulture.

Épitaphe.

Ci-gît qui préféra sa parole à sa vie,
Ci-gît qui signala son amour du trépas,
L’un aimait un rocher pensant aimer Sylvie,
L’autre aimait un tableau qu’elle crut Lidias.
Ainsi dans le mal qui les tue
Ils sont semblables en ce trait,
Que l’un meurt pour une statue,
L’autre finit pour un portrait.

LA MÈRE.

Qui redonne à mes yeux la lumière importune ?

Me veut-on faire vivre après mon infortune ?

Hélas ! quittez amis, ce frivole dessein,

J’arracherais plutôt le cœur hors de mon sein :

Où portez vous ce corps chef-d’œuvre de nature ?

Le croit-on mettre seul dedans la sépulture ?

S’est-on imaginé que je demeure ici ?

Non non, vous vous trompez, j’y veux entrer aussi.

ÆGIDE.

Trop ingrate Sylvie, ô fille inexorable,

Dont l’orgueil a causé ce malheur déplorable,

Puisses-tu recevoir pour loyer mérité

Tout ce qui doit punir une méchanceté,

La peste, le poison, le fer, la flamme, et l’onde,

Que tous ces maux en un t’arrachent de ce monde ;

Ou bien pour mieux punir ton esprit criminel

Vis pour mourir toujours d’un remords éternel.

LIDIAS.

Ce bruit confus m’étonne et me force à me plaindre.

SYLVIE.

Moi qui n’espère rien, je ne saurais rien craindre.

ÆGIDE.

Quel prodige m’attaque et me vient étouffant ?

LA MÈRE.

Ha ! je tremble, ô ! je vois l’âme de mon enfant.

LIDIAS.

Ton Amérine est morte, il faut que tu l’imites.

SYLVIE.

Je reste comme un fer entre deux calamités,

Qui ne sait incertain de quel côté pencher.

ÆGIDE.

Noir esprit des enfers, as-tu peur d’approcher ?

Au sortir des rigueurs de l’éternelle flamme

Peux-tu bien craindre un corps dont tu possèdes l’âme ?

Vois, tigresse, un amant qui pour l’amour de toi

Vient de perdre la vie en conservant sa foi :

Et vous qui la suivez, chère ombre de mon maître,

Si parmi les vivants où je vous vois paraître

Vous avez quelque chose encor à demander,

Sachez que votre voix me peut tout commander.

LIDIAS.

Destins impertinents qui me faites la guerre,

Que vous conduisez mal les choses de la terre,

Tout va dans le désordre en ce malheur récent,

Vous sauvez le coupable et perdez l’innocent :

Amérine mon cœur, mon unique pensée,

Revenez en l’état où je vous ai laissée,

C’est par où votre amour je désire éprouver :

Non ne revenez pas, je m’en vais vous trouver,

J’expire en ce soupir sur vos lèvres décloses,

Et laisse mon esprit dans ce tombeau de roses.

SYLVIE.

Ligdamon, Ligdamon, aujourd’hui je dois voir

Si j’eus dessus vos sens un absolu pouvoir,

Vous m’avez cent fois dit que la voix de Sylvie

Pourrait vous rappeler de la mort à la vie,

Et que malgré le sort qui commande aux humains

Votre destin était enfermé dans mes mains ;

Sus donc, cher Ligdamon, paraissez véritable.

Mais las ! ce vain discours n’a rien de profitable,

Les effroyables lieux où vous faites séjour

Faciles à l’entrer n’ont jamais de retour.

Toi qui suivis partout sa fuite infortunée,

Fidèle serviteur, tranche ma destinée,

Venge ton maître mort du mal qu’il a souffert,

Vois comme à ce dessein l’estomac t’est offert,

Ouvre le d’un poignard, et par tes justes armes

Mêle un fleuve de sang à celui de mes larmes.

Mais pourquoi vers ton bras me voit-on recourir ?

Le mien suffit-il point à me faire mourir ?

Oui oui, cher Ligdamon, reçois cette allégeance,

Que d’où vient ce malheur partira la vengeance,

Autre bras que le mien. Mais je sens que la mort

Me prend plus favorable avecques moins d’effort.

ÆGIDE.

Je ne sais que juger d’une telle aventure.

LA MÈRE.

L’espérance et la peur me donnent la torture.

SACRIFICATEUR.

Je l’ai vu, Messeigneurs, avaler le poison.

PREMIER JUGE.

Que l’amour est un mal qui trouble la raison.

DEUXIÈME JUGE.

Le plus fort jugement cède à cette manie.

TROISIÈME JUGE.

Oui, puisque c’est un Dieu sa force est infinie.

Juste Ciel quel prodige ! arrêtez, Sénateurs,

Je doute si mes yeux ne sont point des menteurs.

PREMIER JUGE.

Je vois Lidias mort à côté d’Amérine.

DEUXIÈME JUGE.

Et je le vois vivant, ou je me l’imagine.

TROISIÈME JUGE.

Un témoignage tel ne se peut récuser,

Père c’est un démon qu’il faut exorciser.

SACRIFICATEUR.

Esprit quel que tu sois, dont la forme est tirée

De matière terrestre ou de substance aérée,

Au nom de Jupiter pour finir mon souci,

Parle, réponds, dis-nous ce que tu fais ici.

LIDIAS.

Père vous vous trompez, je ne suis qu’un coupable

Qui souffre mille maux dedans un corps palpable,

Je suis ce Lidias qu’un meurtre avait banni,

Et je vous le ramène afin qu’il soit puni.

ÆGIDE.

Et bien, Juges cruels, vous disais-je mensonge ?

LA MÈRE.

D’un abîme profond en l’autre je me plonge.

SYLVIE.

Qu’on me donne la mort, je l’attends à genoux.

PREMIER JUGE.

Mais que veut bien ce mire accourant devers nous ?

LE MIRE.

Illustres Sénateurs, vous, père vénérable,

Je viens vous faire voir une chose admirable,

Car je veux retirer ces amants du trépas.

DEUXIÈME JUGE.

Parle plus clairement, nous ne t’entendons pas.

LE MIRE.

Sachez que ce guerrier étant lassé de vivre

Hier au soir seul à seul se mit à me poursuivre,

Me pressa de mêler du poison dans le vin

Que je devais fournir au service divin,

Il joignit des présents aux charmes de sa plainte,

Présents que j’acceptai pour colorer ma feinte,

Sachant bien qu’un torrent que l’on veut arrêter

Se doit vaincre en cédant au lieu de l’irriter :

Doncques je lui promis l’effet de sa demande,

Mais bien loin de commettre une faute si grande,

Espérant que le Ciel lui serait plus bénin,

J’y mis de l’opium, et non pas du venin :

Vous le verrez des sens reprendre un libre usage,

Arrosant de cette eau l’un et l’autre visage.

PREMIER JUGE.

Je confesse en ce point que je manque de foi.

DEUXIÈME JUGE.

Cette merveille, ami, ne peut entrer chez moi.

TROISIÈME JUGE.

Que ton nom serait mis en un haut point de gloire.

SACRIFICATEUR.

Sans voir ce beau miracle on ne saurait le croire.

SYLVIE.

Ô Dieux ! le sentiment revient à Ligdamon,

Je sens battre son cœur et mouvoir son poumon,

Il commence déjà d’entrouvrir la paupière.

LIDIAS.

Mon astre pour encor me cache sa lumière,

Mais l’aurore en ce teint qui reparaît vermeil

M’assure que bientôt nous verrons le Soleil.

LA MÈRE.

Secourable Esculape, hélas ! je suis ravie.

ÆGIDE.

Je dois à son secours le reste de ma vie.

LE MIRE.

Je suis aussi content comme vous réjouis.

LIGDAMON.

Quel objet se présente à mes yeux éblouis ?

Je croyais que l’enfer fût couvert de ténèbres,

Que l’on n’y rencontrât que des choses funèbres,

Que ce fût un séjour d’horreur et de tourment ;

Et j’y vois l’allégresse en son propre élément.

Pitoyable fantôme, objet digne d’envie,

Qui n’avez rien d’égal que la belle Sylvie,

Puisque vous témoignez me vouloir secourir,

Que je me crois heureux de m’être fait mourir.

SYLVIE.

Retirez votre esprit hors d’une erreur si forte,

Car vous êtes vivant, et je ne suis pas morte.

LIGDAMON.

Le poison que j’ai pris m’éclaircit de ce point.

SYLVIE.

Vous l’avez bien cru tel, mais ce n’en était point.

LIGDAMON.

Qui vous ferait venir dedans cette contrée ?

SYLVIE.

Un Dieu qui dans mon cœur a su trouver entrée.

LIGDAMON.

Dites moi donc comment, soulagez mon souci.

SYLVIE.

Ce discours se réserve en autre lieu qu’ici.

AMÉRINE.

Grands juges infernaux, si l’équité réside

En ce noir tribunal où Rhadamanthe préside,

Condamnez ce méchant à brûler nuit et jour.

LIDIAS.

Je suis assez brûlé des flammes de l’amour,

Voyez, belle Amérine, avec toute assurance

Comme l’on s’est déçu dans une ressemblance,

Souffrez que je vous monstre, et sans me refuser,

Que les morts comme moi savent l’art de baiser.

LIGDAMON.

Sauveur de quatre amants, que votre tromperie

A sagement conduit l’excès de ma furie,

Disposez librement de mon faible pouvoir.

LE MIRE.

J’ai pris ma récompense en faisant mon devoir.

LA MÈRE.

Je me jette à vos pieds, demi-Dieux de ce monde,

J’implore pour mon fils une grâce seconde.

AMÉRINE.

Et moi le connaissant je demande l’effet

Du privilège acquis et qui reste imparfait.

PREMIER JUGE.

En faveur de ce jour le meurtre je pardonne.

DEUXIÈME JUGE.

Mon sentiment va là.

TROISIÈME JUGE.

Pour ma voix je la donne.

LA MÈRE.

Juges, mille mercis.

AMÉRINE.

Pour un pardon si doux.

LIDIAS.

Tout mon sang épargné se répandra pour vous.

PREMIER JUGE.

Généreux Ligdamon, le Sénat vous conjure

Excusant son erreur d’en oublier l’injure,

Et pour la réparer en certaine façon

Vous et votre Écuyer sortirez sans rançon.

LIGDAMON.

Je promets ne garder dedans la fantaisie

Que le seul souvenir de votre courtoisie.

SYLVIE.

Vous m’avez obligé en l’ayant obligé.

ÆGIDE.

Je suis aussi joyeux que j’étais affligé.

LIDIAS.

Vous à qui mon visage a fait un mal extrême,

Disposez de mon bien comme du vôtre même.

LIGDAMON.

Semblables de la face et pareils de désir

J’aurais en vous servant un souverain plaisir.

AMÉRINE.

La rougeur vous baisant me reproche mon vice.

SYLVIE.

Et ma foi vous promet un éternel service.

LA MÈRE.

Vous nous ferez l’honneur de prendre la maison.

LIGDAMON.

Vous pouvez commander avec juste raison.

SACRIFICATEUR.

Allez combler vos cœurs d’allégresse infinie,

Mon pouvoir vous absout de la cérémonie,

Je vous conjoints tous quatre en cet heureux moment,

Certain que vous donnez votre consentement ;

Allez noyer vos maux dans un fleuve de joie

Le reste de vos jours soit dévidé de soie,

Que jamais la discorde à vos propres dépens

Ne glisse en votre couche aucun de ses serpents :

Mais pour éterniser une si belle histoire,

Il faut dedans ce Temple offrir à la mémoire

Un marbre qui conserve avec la vérité

Ce merveilleux succès à la postérité.

PDF