La Guigne (Eugène LABICHE - Eugène LETERRIER - Albert VANLOO)

Comédie-vaudeville en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Variétés, le 27 août 1875.

 

Personnages

 

ROBINET

DUPLANCHET

UN INVALIDE

GÉDÉON FRAISIER

ÉMILE

UN EX-MAÎTRE D’ARMES

UN GARÇON DE RESTAURANT

ARTHUR

JULES

ÉDOUARD

LODOÏSKA

AMÉNAÏDE

BACCARAT

GRENADINE

PÉRISSOIRE

SIDONIE

 

 

ACTE I

 

Un grand salon chez un restaurant à la mode. Cabinets particuliers à droite et à gauche, au fond un vestibule, où aboutit un escalier. Les lustres sont allumés.

 

 

Scène première

 

MASQUES et DOMINOS, puis ÉMILE

 

CHŒUR.

Air : Dans un beau logis (Petit Poucet).

Dans ce restaurant

Avec empressement

Que chacun s’élance.

Nous y trouverons

Moyennant finance,

Nous y trouverons

Tout c’que nous voudrons !

Bruit de trompes, cris de carnaval. Les masques se précipitent en désordre de tous les côtés.

ÉMILE, entrant par le fond en tenant un plat. Il est en habit noir et a une serviette sous le bras.

Le chateaubriand va bien.

Il est heurté violemment par les masques, le chateaubriand tombe par terre.

Faites donc attention !

Il le ramasse.

C’est égal, en voilà un jour que je n’aime pas, la mi-carême ! ça détériorerait un Turc... Je suis brisé ! Avec ça que ce n’est pas mon affaire de porter les plats : je suis maître d’hôtel... seulement, les jours de coup de feu, il faut que tout le monde s’y mette.

Il avance un guéridon au milieu de la scène, place une chaise en face et s’y étend comme sur un canapé.

UNE VOIX, en dehors.

Eh bien ! garçon, mon chateaubriand ?

ÉMILE, se levant sur son séant.

Tout à l’heure !

Tâtant avec son doigt.

Il est trop chaud.

Reprenant sa première position.

Ah ! ce n’est pas là l’avenir que j’avais rêvé. Instructive est mon histoire... C’est un roman et une leçon... Eh bien ! depuis que je suis ici, je n’ai pas encore trouvé cinq minutes pour la déverser dans un sein ami.

LA VOIX.

Cristi !... mon chateaubriand !

ÉMILE.

Le chateaubriand va bien.

Le tâtant.

Tiens, il est froid à présent, c’est le moment de le servir.

Il sort avec un plat.

Ah ! ce n’est pas l’avenir que...

On l’entend crier au-dehors.

Il est à point !

 

 

Scène II

 

ROBINET, DUPLANCHET, AMÉNAÏDE, puis ÉMILE

 

ROBINET, arrivant par le fond avec Duplanchet et Aménaïde.

Je te dis que ça n’a pas de nom !

DUPLANCHET.

Mon ami, je te demande cinq... minutes... Saturnin va arriver.

ROBINET.

Tais-toi ! Ton fils n’est qu’un paltoquet !

DUPLANCHET, se fâchant avec menace.

Robinet !

ROBINET, de même.

Duplanchet !

AMÉNAÏDE, s’interposant.

Papa !

ROBINET.

C’est que, quoique notaire, j’ai l’oreille chaude !

DUPLANCHET.

Moi aussi !... Si tu crois me faire peur avec ton oreille chaude.

ÉMILE, rentrant et les apercevant.

Eh ! là-bas... Dites donc... On ne se bat pas ici, si vous voulez vous cogner, faut descendre dans le billard... il y a un garçon pour marquer les carambolages.

ROBINET.

Garçon, je vous fais juge.

DUPLANCHET.

Eh bien ! soit... j’accepte le débat...

ÉMILE, à part.

Ils sont drôles, ces bourgeois !

ROBINET.

Garçon, je suis notaire, maître Robinet, boulevard Magenta, 107... Je suis à la tête d’une fille unique, que voici, Aménaïde Robinet, dix-huit ans, figure chiffonnée... concurrence garantie.

AMÉNAÏDE.

Oh ! quant à ça !...

ROBINET.

Tu n’as pas besoin d’appuyer.

Montrant Duplanchet.

Dernièrement, Monsieur, qui n’est qu’un simple fabricant de machines à coudre et que le hasard seul a fait mon ami...

DUPLANCHET.

Le hasard... et la sympathie... tu pourrais dire la sympathie.

ROBINET.

Ne m’interromps pas.

Reprenant.

Monsieur me dit : « Robinet, les machines à coudre m’ont réussi, tu as une fille, je possède un fils... Veux-tu fusionner les deux races ?... » Moi qui suis un homme tout rond, quoique ayant l’oreille chaude, je lui dis : « Je veux bien fusionner, mais auparavant fais-moi voir le jeune homme... » Car, c’est ici, garçon, que j’appelle votre bienveillante attention. Depuis plus de quinze ans que je connais le père, j’ai à peine entrevu le fils.

ÉMILE.

Oh ! elle est bonne !

DUPLANCHET, vivement.

Garçon ! je vais vous dire, la raison en est bien simple : Saturnin, mon fils, est un bûcheur, il pioche sa Centrale...

ROBINET.

Passons !... Comme je suis un homme tout rond, je lui ai fait cette proposition : « Si tu veux, à l’occasion de la première entrevue, je vous emmène souper au cabaret. Nous partagerons la dépense... » Nous prenons rendez-vous au passage des Panoramas à dix heures moins cinq... Eh bien ! c’est ici, garçon, que j’appelle toute votre attention ! Son fils nous a fait poser une heure, Aménaïde et moi, sans égard pour notre âge et pour notre sexe !

DUPLANCHET, vivement.

Voyons, puisque je te dis que Saturnin est un bûcheur, il pioche sa Centrale !...

ROBINET.

Ne l’influence pas !... Garçon, prononcez votre verdict.

ÉMILE, qui s’est recueilli.

Écoutez, il y a du contre.

ROBINET, à Duplanchet, avec triomphe.

Ah ! tu vois !

ÉMILE.

Mais il y a du pour.

DUPLANCHET, de même.

Tu entends...

ÉMILE.

Ainsi, moi, je m’appelle Émile... Asseyez-vous donc.

ROBINET et DUPLANCHET.

Hein !

Ils s’asseyent avec étonnement, même jeu d’Aménaïde.

ÉMILE.

Instructive est mon histoire, c’est un roman et une leçon.

À part.

Voilà le moment de la caser.

DUPLANCHET, timidement.

Mais permettez !

ROBINET.

Laisse-le donc !

ÉMILE.

À vingt ans, j’aimais... Elle s’appelait Sophie... Elle était blonde comme les blés... et maîtresse de piano... C’est la musique qui m’a perdu !... Elle avait surtout une certaine polka, le Nid d’hirondelles, qui me plongeait dans des extases stupides ! Quoique simple marchand de vin traiteur, j’osais aspirer à sa main... Comme elle n’avait pas le sou, elle me l’accorda.

DUPLANCHET.

Pardon... Je crois que nous nous écartons un peu.

ROBINET.

Laisse donc parler Monsieur.

ÉMILE.

Nous nous mariâmes, nous fûmes heureux ! Comme on l’est le jour où l’on se marie.

ROBINET, bas à Émile.

Glissez !... à cause de ma fille.

ÉMILE.

J’avais pour client un jeune professeur de flageolet qui portait des lunettes.

DUPLANCHET.

Mais...

ÉMILE.

Au bout d’un mois... Sophie devint rêveuse... et un jour d’avril que j’avais été mettre à Saint-Mandé plusieurs pièces de vin en bouteille chez des bourgeois...

DUPLANCHET.

Mais, permettez, je ne vois pas quel rapport...

ROBINET.

Tais-toi donc, il va y arriver.

ÉMILE.

Il me fut impossible de rentrer.

ROBINET.

Je comprends, vous étiez saturé d’alcool.

ÉMILE.

Le lendemain, quand, repentant et dégrisé, je revins dans mes lares... Sophie avait disparu en enlevant la caisse et le professeur de flageolet et, depuis ce temps-là, messieurs, je la pleure... Ah ! Il est bien faible, l’homme qui aime le piano !

ROBINET.

Mais, permettez, garçon, je vous ai pris comme arbitre, et vous me racontez votre histoire.

ÉMILE, avec éclat.

Eh bien ! vous m’avez raconté la vôtre, pourquoi donc que je ne vous raconterais pas la mienne !

ROBINET, DUPLANCHET et AMÉNAÏDE, se levant, furieux.

Oh !...

On entend des cris joyeux au-dehors.

AMÉNAÏDE, au fond.

Ah ! papa... des masques !...

ÉMILE, regardant.

Baccarat et toute sa société !... À la bonne heure, j’aime ça, moi... En voilà qui ne sont pas à la pose... des vrais bambocheurs, quoi !

ROBINET.

Des bambo... mais je ne veux pas qu’Aménaïde soit exposée à coudoyer des bambocheurs !

AMÉNAÏDE.

Oh ! non !

ROBINET.

Vite, garçon, un cabinet !...

ÉMILE.

Boum ! le 17 !

Il le leur indique.

ROBINET, au moment d’entrer, à Duplanchet.

Eh bien ! Tu vois ?... Ton fils...

DUPLANCHET.

Puisque je te dis que Saturnin est un bûcheur...

Ils disparaissent ; à ce moment Baccarat, Grenadine et Périssoire font irruption en scène, donnant le bras à Arthur, Jules, Édouard. Déguisements divers.

 

 

Scène III

 

ÉMILE, BACCARAT, GRENADINE, PÉRISSOIRE, ARTHUR, JULES, ÉDOUARD

 

Tout le monde s’aligne, allant à Émile.

BACCARAT.

Bonjour, Émile, tu vas bien ?

ÉMILE, lui tendant la main.

Et la tienne ?

BACCARAT.

Toujours à peu près, merci.

Aux autres.

Et maintenant, mes enfants, vous désirez sans doute connaître dans quel but je vous ai amenés céans ?

TOUS.

Oui, oui !

BACCARAT.

Soyez donc satisfaits. Il n’est personne de vous ici qui ne connaisse Gédéon Fraisier.

ÉMILE.

Le petit Gédéon. Un des hommes les plus chics de tout Paris.

GRENADINE.

Un gentleman rider.

ÉMILE.

Il doit plus de deux mille francs au patron.

PÉRISSOIRE.

C’est le plus bel éloge qu’on en puisse faire.

BACCARAT.

Eh bien ! J’ai reçu de lui, hier, l’invitation suivante : « Ma petite Baccarat, veux-tu t’amuser demain ? Oui, n’est-ce pas ? Alors, trouve-toi, avec tous nos amis, à l’heure que tu sais, dans l’endroit que tu connais, celui qui régale. Signé : Gédéon Fraisier. »

PÉRISSOIRE.

Je n’ai pas hésité, tu nous a convoqués.

GRENADINE.

À venir ici.

BACCARAT.

Ai-je eu raison ?

TOUS.

Oui, oui !

BACCARAT, à Émile.

Il est arrivé ?

ÉMILE.

M. Gédéon ? pas encore.

GRENADINE.

Comment ! Il n’est pas là pour nous recevoir ?

PÉRISSOIRE.

Si c’était un poisson d’avril ?

BACCARAT.

Au mois de mars !

À part.

Elle est bête !

ÉMILE.

Allons donc !... Gédéon est incapable d’une pareille plaisanterie... Il sait trop ce qu’on doit à des personnes comme vous...

TOUS.

C’est évident.

BACCARAT.

Seulement, voulez-vous que je vous dise, il aura été retardé en route.

PÉRISSOIRE.

Il lui arrive toujours une foule d’aventures excentriques.

GRENADINE.

Le fait est que c’est un original.

PÉRISSOIRE.

Oh ! oui ! Il est bien amusant.

TOUS.

Oui, c’est vrai.

BACCARAT.

C’est égal, dis donc, Émile, en l’attendant, si tu nous fourrais quelque part, nous grignoterions toujours quelques crevettes.

TOUS.

Oh ! oui ! des crevettes.

ÉMILE.

Voulez-vous que je vous fourre au 13 ?

BACCARAT.

Mesdames, messieurs, en avant, arrche ! et maintenant : Vive Émile !

TOUS.

Vive Émile !

Ils entrent au 13.

 

 

Scène IV

 

ÉMILE, puis GÉDÉON

 

ÉMILE, seul.

Folle ! folle ! folle jeunesse ! Oh ! cette Baccarat ! quelle femme bien construite et un peu de piano avec ça ! Elle me rappelle Sophie !... Oh ! Sophie !

Changeant de ton.

Allons, bon ! je n’ai pas mis le couvert au 15. Faut y aller... Quelle corvée !

Il prend une pile d’assiettes et s’apprête à sortir. On entend au même instant un grand bruit de vaisselle cassée au-dehors.

Entrez !

UN GARÇON, au-dehors.

Une théière et six tasses... c’est vingt-neuf francs.

GÉDÉON, de même.

Payez-vous, cré coquin de sort !

Il entre vivement et heurte Émile. Celui-ci laisse échapper ses assiettes qui se brisent en mille éclats.

ÉMILE.

Entrez !

GÉDÉON, la main à la poche.

Combien ?

ÉMILE.

Tiens, monsieur Gédéon... Ça va bien ?

GÉDÉON, s’essuyant le front.

Oui, merci, merci.

ÉMILE.

Dix-huit assiettes, un plat, pour vous c’est trente-cinq francs.

Il prend un balai et pousse les brisures dans la coulisse.

Pardon !... je reviens.

Il sort.

 

 

Scène V

 

GÉDÉON, seul

 

Cré coquin de sort ! vingt-neuf et trente-cinq ! soixante-quatre francs de casse en cinq minutes. Ça ne m’étonne pas... c’est ma chance... j’ai ce qu’on appelle la guigne... Je suis né un vendredi 13 !... Dès que je touche à quelque chose... crac !... ça casse... Si je veux jouer aux dominos, je perds... Pour changer la veine... je joue perd gagne... alors, je gagne... Quand j’aime une femme, elle me trompe... Aussitôt que je ne l’aime plus, elle se cramponne à moi... Si je veux plaire à un grand personnage, je lui marche sur les pieds... et il a des cors ! Quand je prends ma canne, il pleut... mon parapluie, il fait beau... Et de tout... de tout comme cela !... La guigne !... La guigne ! Voilà ce que c’est d’être né un vendredi 13 !... Ô ma mère, je ne t’accuse pas... tu ne pouvais pas faire autrement !... Voyez comme la fatalité me traque... Je n’ai plus qu’un parent... Un oncle millionnaire... Je ne lui en veux pas pour ça... mais il a une infirmité... Laquelle ? l’agriculture !... Il est président de son comice ; membre correspondant de la Société des engrais en bouteilles... et ne s’est-il pas fourré dans la tête de me faire entrer dans la partie... Me voyez-vous labourant avec deux grands imbéciles de bœufs devant moi ?... Naturellement, je lui ai répondu : « Des navets !... » Pour rester dans la note agricole... il a riposté : « Je préfère les raves d’Auvergne, elles sont plus nourrissantes. » Tant que j’ai eu de l’argent, j’ai pu l’envoyer promener... mais, aujourd’hui, je suis à sec... J’ai tout croqué... tout... alors j’ai pris une résolution héroïque, je lui ai écrit : « Je suis prêt, mon oncle, attelez-moi !... » Dans sa joie, il m’a envoyé un billet de mille avec ces mots : « Viens vite ! c’est le moment de faire les betteraves. » Aujourd’hui j’ai convoqué quelques amis pour croquer les mille francs de mon oncle et demain matin, je pars pour ma déportation agronomique... Ce qui me console, c’est que je ne verrai plus Lodoïska... une femme qui s’est enroulée autour de mon existence comme un pied de vigne vierge... Vierge !... Enfin !... elle se dit mariée et séparée... mais je n’ai jamais eu l’occasion de vérifier son dossier, il n’existe peut-être pas, son mari, elle en joue, comme les aveugles jouent de la clarinette, pour attendrir les passants... Je la quitte sans remords, car j’ai tout lieu de croire qu’elle fait un petit sac à mes dépens... Je ne l’ai pas conviée à ce dernier festin... Elle manque d’entrain, je lui ai dit que j’allais à un enterrement à Melun. Demain matin, avant de partir, je lui enverrai ma photographie... avec une larme, et tout sera dit...

Il fait un moulinet avec sa canne et casse un flambeau en porcelaine.

Ah !... je disais aussi, voilà trois minutes que je n’ai rien cassé !... Ma guigne !...

 

 

Scène VI

 

GÉDÉON, ÉMILE

 

ÉMILE.

Qu’est-ce que Monsieur veut pour souper ? saumon ? turbot ?

GÉDÉON.

Ah ! non !... pas si bête que de choisir moi-même, surtout le poisson... choisis, toi... quelque chose de simple et de succulent... Écarte ces assiettes... je me connais.

Émile dépose sa pile d’assiettes sur la table.

ÉMILE.

Vous n’avez pas l’air gai ce soir... vous allez cependant faire un petit souper qui n’engendrera pas la mélancolie.

GÉDÉON.

Baccarat est arrivée ?

ÉMILE.

Avec sa société !... je les ai fourrés au 13.

GÉDÉON.

Au 13 !... animal !

ÉMILE.

C’est le plus beau cabinet, il y a deux glaces.

GÉDÉON.

J’aurais préféré qu’il n’y en eût qu’une.

ÉMILE.

Pourquoi ?

GÉDÉON.

Par économie...

ÉMILE.

Je vais annoncer votre arrivée à ces dames... mais soyez plus gai que ça, sacrebleu ! Ohé ! ohé ! c’est la vie !... Ohé ! ohé !... tout est là !...

 

 

Scène VII

 

GÉDÉON, puis LODOÏSKA, puis ÉMILE

 

GÉDÉON.

Gai ! le malheureux ! il ne sait donc pas que c’est le moment de faire les betteraves !

Lodoïska paraît au fond en domino et masquée.

Tiens, un domino...

Il lui prend la taille.

Vous cherchez quelque chose, ma belle enfant ?

LODOÏSKA, dissimulant sa voix.

Mon Dieu ! oui.

GÉDÉON.

Qui ça ?

LODOÏSKA, se démasquant.

Toi !

GÉDÉON.

Lodoïska !

LODOÏSKA.

Et tu me pinçais la taille sans me connaître !

GÉDÉON.

Je t’avais reconnue !

LODOÏSKA.

À quoi ?

GÉDÉON, embarrassé.

Mais... à... à... ton rayonnement ! Lorsque tu parais, je te devine, je sens là une douce chaleur.

LODOÏSKA.

Tais-toi donc ! ah ! j’avais bien raison de me méfier... Vous m’avez dit ce matin : « Je vais à Melun, à l’enterrement d’un cousin... qui est huissier. »

GÉDÉON.

Dame !

LODOÏSKA.

Et vous avez pris des gants blancs... On ne va pas à l’enterrement avec des gants blancs.

GÉDÉON.

Ah ! c’était un cousin éloigné.

LODOÏSKA.

Tenez ! vous m’avez indignement trompée.

GÉDÉON.

Moi ! Oh ! Lodoïska ! un pareil soupçon !... Vous me faites bien souffrir.

LODOÏSKA.

Moi qui ai tout sacrifié !

GÉDÉON, à part.

Nous y voilà.

LODOÏSKA.

Car, enfin, je suis mariée, moi !

GÉDÉON, à part.

Qu’est-ce que je disais ? Elle joue de la clarinette !

LODOÏSKA.

Et si mon mari !... mon mari qui me cherche, j’en suis sûre... et que j’ai abandonné pour vous, venait jamais à me découvrir... Ah ! que je suis malheureuse !

Elle se met à pleurer.

GÉDÉON, à part.

Ma parole... Elle vous ferait aimer l’agriculture.

Haut, cherchant à la calmer.

Voyons, Lodoïska, sois raisonnable.

LODOÏSKA, éplorée.

Donnez-moi à boire.

GÉDÉON, vivement.

Oui... un verre d’eau.

LODOÏSKA, d’une voix dolente.

Avec un peu de rhum.

GÉDÉON.

Avec un peu de rhum.

Lui apportant le verre.

Voilà !

LODOÏSKA, après avoir lu.

Pas assez de rhum !

GÉDÉON.

Quelle douleur !

LODOÏSKA.

Ça va mieux.

GÉDÉON.

C’est le chagrin.

LODOÏSKA.

Maintenant, expliquons-nous... Pourquoi n’êtes-vous pas à Melun ?

GÉDÉON.

Ah !... voilà... tu sais, l’homme s’agite et Dieu le mène !... J’allais partir lorsque je reçus un télégramme.

LODOÏSKA.

Voyons ?

GÉDÉON, cherchant dans sa poche.

Où est-il ?... Je dois l’avoir... enfin n’importe... il contenait ces simples mots : « Cousin pas mort... endormi seulement... léthargie !... enterrement différé... »

Fouillant de nouveau à sa poche.

Où diable l’ai-je fourré ? C’est un cas très rare, l’académie de médecine a demandé un rapport.

LODOÏSKA.

C’est possible, mais tout cela ne m’explique pas votre présence dans ce cabaret.

GÉDÉON.

Attends donc !... tu ne me laisses pas parler... les huissiers de Melun ont été si heureux... si heureux ! de la résurrection de leur confrère... car ils s’aiment bien entre eux, les huissiers de Melun... qu’ils ont résolu de lui offrir un petit banquet... un petit banquet à six francs par tête... et comme je suis de la famille.

LODOÏSKA.

Ça n’a pas l’air vrai, tout ça...

GÉDÉON.

Ah ! Lodoïska... tu doutes de moi.

LODOÏSKA.

Non, j’aime mieux te croire. J’ai besoin de te croire !

GÉDÉON.

À la bonne heure.

LODOÏSKA.

C’est que je suis jalouse... vois-tu !

GÉDÉON.

Moi aussi ! moi aussi.

LODOÏSKA.

Oui, jalouse ! Je voudrais te posséder seule... t’entourer de mon cœur, de mes bras...

GÉDÉON, à part.

Très bien !... La vigne vierge maintenant.

LODOÏSKA.

Mon rêve serait de fuir loin de Paris... avec toi... et d’aller vivre au fond d’un tout petit pays.

GÉDÉON, avec mélancolie.

Ah ! oui !... un pays à betteraves.

À part.

Quelle idée ! si je pouvais...

Haut.

Écoute-moi, Lodoïska, ce projet que tu caresses, je l’ai depuis longtemps.

LODOÏSKA.

Ah ! est-il possible !

GÉDÉON.

Oui, nous irons dans le Midi.

À part.

Mon oncle m’attend à Amiens...

Haut.

Nous aurons une vache... sous les orangers.

LODOÏSKA.

Oui et les aloès, oh ! quel bonheur et...

GÉDÉON.

Et quel bon lait !

LODOÏSKA.

Quand partons-nous ? demain ?

GÉDÉON.

Non... demain... j’ai une petite affaire.

LODOÏSKA.

Moi aussi... quelques intérêts à régler avant mon départ.

GÉDÉON.

Eh bien ! remettons ça à après-demain.

LODOÏSKA.

C’est convenu, allons faire nos malles !

GÉDÉON.

Ce soir, impossible ! Les huissiers de Melun sont là qui m’attendent, c’est moi qui dois porter le toast au défunt... Je vais te faire avancer un fiacre.

LODOÏSKA.

C’est inutile, j’en ai pris un pour te suivre.

GÉDÉON.

Ah ! que tu es bonne !

LODOÏSKA.

Adieu, Gédéon.

GÉDÉON.

Adieu ! ma petite Lolo !

LODOÏSKA.

C’est convenu... après-demain...

GÉDÉON.

Oui, après-demain.

LODOÏSKA.

As-tu cent sous pour payer le fiacre ?

GÉDÉON.

Comment donc ! les voici.

LODOÏSKA.

Adieu ! Après-demain.

Elle sort.

GÉDÉON.

Adieu !... c’est le dernier fiacre que je lui paierai... après-demain je serai parti.

ÉMILE, sort du cabinet.

Monsieur, on vous attend.

GÉDÉON.

Me voilà !... et vive la joie !

Il entre dans le cabinet, on entend des cris joyeux à son entrée.

 

 

Scène VIII

 

ÉMILE, puis DUPLANCHET

 

ÉMILE, seul.

Vont-y s’en donner par là... tout à l’heure mademoiselle Baccarat s’est mise au piano... j’ai cru que c’était ma femme et dans mon émotion... je l’ai embrassée... elle m’a dit : « Pas devant le monde ! » C’est une riche nature.

DUPLANCHET, sortant de son cabinet, il a sa serviette au cou.

Saturnin n’est pas encore arrivé... comprend-on ça ? Robinet est furieux, sa fille boude... nous n’avons encore mangé que les radis... La position n’est plus tenable... Je viens de quitter la table sous un prétexte utile...

Se reprenant.

futile ! et je vais aux renseignements... Ah ! justement voici le garçon... Eh ! garçon...

ÉMILE, levant le nez, à part.

Tiens ! un des vieux de tout à l’heure.

Haut.

Votre beefsteak va bien !

DUPLANCHET.

Tant mieux, mais ce n’est pas pour ça que... Dites-moi, garçon... vous n’auriez pas vu un petit homme joufflu, les cheveux ébouriffés, rouge, maigre, mais un peu court ?

ÉMILE.

Le petit Duplanchet ?

DUPLANCHET, étonné.

Comment ! vous le connaissez ?

ÉMILE.

Le petit Duplanchet ?... je ne connais que lui !... Il est toujours fourré ici.

DUPLANCHET.

Ce n’est pas possible... c’est mon fils !

ÉMILE.

Eh bien !... en voilà un qui se la coule douce... et qui fait des balthazars... Il doit quinze cents francs au patron.

DUPLANCHET.

Il doit quinze cents francs !... Garçon, vous faites erreur... Saturnin est un bûcheur, il pioche sa Centrale...

ÉMILE.

En cabinet particulier alors... Tous les matins on est sûr de le trouver sous les banquettes.

DUPLANCHET.

Saturnin sous les banquettes !... Oh ! et moi qui le croyais rangé... Si Robinet apprenait cela !... Sous les banquettes !

Par réflexion.

Mais au fait, il est ici alors... Quelle chance !

ÉMILE.

Par extraordinaire on ne l’a pas vu aujourd’hui.

DUPLANCHET.

Puisqu’il sait que j’y serai.

ÉMILE, riant.

Alors ne cherchez pas, c’est pour ça qu’il ne sera pas venu.

DUPLANCHET.

C’est absurde, ce que vous dites là.

À part.

Je le trouve bête, ce garçon... Je vais m’informer en bas.

Il sort par le fond en murmurant.

Saturnin sous les banquettes...

 

 

Scène IX

 

ÉMILE, UN GARÇON

 

ÉMILE, seul.

Il n’a pas l’air content, le papa Duplanchet.

UN GARÇON, entrant.

Est-ce que vous avez un M. Gédéon Fraisier par ici ?

ÉMILE.

M. Gédéon... il est au 13.

LE GARÇON.

Son concierge vient d’apporter une lettre pour lui... Il paraît que c’est pressé.

ÉMILE.

Donnez, je la lui remettrai.

Le garçon lui donne la lettre et sort, regardant l’enveloppe.

Tiens, ça vient de province... je vais...

 

 

Scène X

 

ÉMILE, ROBINET

 

ROBINET, sortant de son cabinet, la serviette au cou.

Garçon !

ÉMILE, à part.

Tiens !... c’est l’autre vieux !

ROBINET, à Émile.

C’est de la dernière inconvenance. Duplanchet qui nous quitte tout à coup, pour un motif quelconque et qui nous laisse en plan au milieu des radis... Je lui avais pourtant dit : « Ne soyez pas long. »

ÉMILE, à part.

Il a la rage de me raconter ses affaires !

ROBINET.

Vous ne l’avez pas vu, Duplanchet ?

ÉMILE.

Le petit Duplanchet ?... Il est toujours fourré ici... il doit quinze cents francs au patron.

ROBINET, stupéfait.

Duplanchet !

ÉMILE.

Son père le cherche partout.

ROBINET.

Comment ! son père !... mais c’est du père que je vous parle !

ÉMILE.

Fallait donc le dire !

ROBINET.

Et moi qui allais lui donner ma fille !

ÉMILE.

Au père ?

ROBINET.

Non !... au fils !

ÉMILE.

Vous le trouverez en bas.

ROBINET.

Le fils...

ÉMILE.

Non, le père !

ROBINET.

Merci !...

À part, en s’en allant.

Quinze cents francs ! Que viens-je d’apprendre ? Il faut que je cause avec Duplanchet.

 

 

Scène XI

 

ÉMILE, GÉDÉON, BACCARAT, GRENADINE, ARTHUR, JULES, ÉDOUARD

 

On entend des cris, des rires et des éclats de vaisselle. La porte du cabinet numéro 13 s’ouvre. Baccarat et les autres en sortent, accompagnant Gédéon. Ils sont tous un peu gris, ils tapent des mains.

TOUS.

Vive Gédéon !

GÉDÉON, ému.

Merci, mes amis, merci ! je suis touché !

Il s’attendrit.

BACCARAT.

Pleure si tu veux, mais ne casse rien !

GÉDÉON.

Ce n’est pas moi qui casse... c’est mon étoile. J’ai une étoile cassante.

Tout le monde rit.

ÉMILE, à Gédéon.

Monsieur, une lettre pour vous...

GÉDÉON.

Toi, fiche-moi la paix...

Aux autres.

Mes enfants, je suis bien ému.

BACCARAT.

C’est le Champagne.

GÉDÉON.

Non, ce n’est pas le Champagne ; c’est l’agriculture.

PÉRISSOIRE.

L’agriculture, qu’est-ce que c’est que ça ?

GÉDÉON.

C’est la plus belle des professions... à voir du chemin de fer... Dans deux heures... je pars... je vous quitte pour toujours...

TOUS.

Comment ?

GÉDÉON.

Je vais gratter la terre avec mon ongle, mon oncle... nous allons faire des betteraves... des raves d’Auvergne.

ÉMILE.

Monsieur, c’est une lettre.

GÉDÉON.

Fiche-moi la paix...

Aux autres.

Adieu, mes amis... et quand je serai là-bas... dans les blondes moissons... pensez à moi... au pauvre Gédéon.

TOUS.

Oh ! oui !

GÉDÉON, pleurant.

Et n’oubliez jamais, comme me le disait mon oncle dans sa lettre du 16... que c’est l’azote marié à l’acide phosphorique qui forme le grain.

Pleurant.

Il forme le grain, l’azote.

Il sanglote.

BACCARAT, aux autres.

Il est complètement gris.

TOUS.

Oh ! oui !

ARTHUR.

Si ça continue, faudra le remonter ce soir.

ÉMILE, à Gédéon.

Monsieur, c’est une lettre.

GÉDÉON.

Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse de ta lettre ?

La prenant.

Allons, donne, pour ne pas te désobliger.

Regardant le timbre.

Tiens, ça vient d’Amiens.

ÉMILE.

Somme... Qu’est-ce qu’il y a ?

Gédéon rouvre, y jette les yeux et pousse un grand cri.

Ah ! ah !

TOUS.

Quoi donc ?

GÉDÉON.

Mon oncle Moutardier est décédé en m’instituant son héritier... un million... Il me laisse un million.

Se mettant à danser.

Tra la la !

Il s’arrête tout à coup et d’un ton de reproche.

Ah ! je devrais être triste !...

Il prend une pose.

BACCARAT.

Un million... Il perd la tête !

GRENADINE.

Il devient fou !

GÉDÉON.

Écoutez... c’est du notaire.

Lisant.

« Monsieur, j’ai la douleur de vous annoncer que votre oncle Moutardier a payé hier son tribut à la nature à huit heures vingt-deux minutes du soir... son dernier mot a été... »

Parlé.

Pour moi, pauvre oncle !

Lisant.

« ... Son dernier mot a été : Guano du Pérou ! »

Parlé.

Ah ! Il s’est placé à un autre point de vue.

Lisant.

« Il vous a institué légataire universel de tous ses biens qui s’élèvent, après inventaire, à la somme d’un million. »

Dansant.

Tra la la ! non !... J’ai beau faire, je ne peux pas être triste !

ÉMILE.

Ohé ! ohé ! voilà la vie !

BACCARAT.

Je crois bien... un million !

GÉDÉON, lisant.

« Post-scriptum ! »

Parlé.

Tiens, je ne l’avais pas lu...

Lisant.

« À la condition que vous épouserez en légitime mariage mademoiselle Aménaïde Robinet, sa filleule, fille mineure de maître Robinet, notaire à Paris. »

TOUS.

Aïe ! aïe !

PÉRISSOIRE.

Voilà le chiendent.

GRENADINE.

Une fille de notaire ; ça ne doit pas être drôle !

ARTHUR, à Gédéon.

Est-ce que tu épouseras ?

GÉDÉON.

Si j’épouserai ! mais je ne ferai que ça ! un million !... Où est-elle, la petite Robinet ? Qu’on me l’amène, où demeure son père ? Je vais faire la demande.

Regardant la lettre.

Tiens, on a oublié de me donner son adresse... un notaire... Il doit être dans le Bottin. Garçon, un Bottin !

ÉMILE.

J’y vais. Garçon, un Bottin soigné !

GÉDÉON.

Enfin, je vais connaître une femme avec de l’orthographe !... Ah ! j’en ai assez de cette vie infernale... à bas les femmes fardées ! vivent les jeunes filles immaculées !

TOUTES.

Eh bien ! merci, tu es gentil.

GÉDÉON.

Oh ! pardon !

BACCARAT.

Il n’y a pas de mal. Ah çà ! il faut arroser ton million ! Garçon, du Champagne !

ÉMILE.

J’y vais. Garçon, du Champagne soigné !

GÉDÉON.

Oui ! des flots de Champagne !... dans des baquets ! Nous allons boire, danser et rire.

À part.

Je ne peux pas être triste ! ça sera pour demain...

ÉMILE, à Gédéon.

Un million ! Est-ce qu’il n’y a rien pour le garçon ?

GÉDÉON.

Toi, je te prends à mon service !

ÉMILE.

Ça va ! mais je vous préviens que je ne veux rien faire !

GÉDÉON.

C’est bien pour ça que je te prends.

UN GARÇON, apportant un panier.

Voilà le Clicquot.

BACCARAT.

Attention !...

Ils débouchent les bouteilles.

À la santé de Gédéon.

TOUS.

À la santé de Gédéon !

ÉMILE, buvant son verre.

Dire qu’il y a des oncles comme ça et que je n’ai jamais eu la chance d’être leur neveu !

BACCARAT.

Maintenant en place pour une folle contredanse, j’ai des inquiétudes dans les jambes.

PÉRISSOIRE.

C’est ça... dansons !

ÉMILE.

Je vais vous jouer un quadrille !... ma femme était maîtresse de piano !

EDMOND.

Chacun sa chacune... et en place !

Les quadrilles se forment.

PÉRISSOIRE.

Ah ! sapristi... il manque une dame !

GÉDÉON.

Tiens, c’est vrai ! mais ça ne fait rien... nous en trouverons une... un jour de mi-carême !

Criant à la porte des cabinets.

Qu’est-ce qui a une dame à nous céder ?

Il remonte au fond, la porte du cabinet 17 où étaient Duplanchet et Robinet s’ouvre, Aménaïde en sort.

TOUS.

Qui est-ce qui a une dame à nous céder ?

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, AMÉNAÏDE

 

AMÉNAÏDE, à part.

Ils m’ont laissée seule... je m’ennuie, moi.

GÉDÉON, redescendant et l’apercevant.

Ah ! mais... la dame demandée, la voilà !

ÉMILE, à part.

La fille des vieux !... ça va être drôle.

GÉDÉON, allant à Aménaïde.

Vous cherchez quelqu’un, ma belle enfant ?

AMÉNAÏDE, à part.

Oh ! du monde !

Haut.

Oui, monsieur, je cherche papa.

GÉDÉON, riant.

Oh ! elle cherche papa !

On rit.

BACCARAT.

Papa ! c’est d’un nature !

AMÉNAÏDE.

Nous en étions aux radis quand M. Duplanchet est sorti pour aller chercher son fils... Alors, comme il ne revenait pas, papa est sorti pour aller chercher M. Duplanchet et il n’est pas revenu non plus... Alors je me suis impatientée, et je suis sortie à mon tour pour chercher papa.

EDMOND.

Ils sont tous sortis.

GÉDÉON, à Baccarat.

Elle veut nous la faire à l’ingénue... Très réussie !

Haut à Aménaïde.

Écoutez-moi, mon petit chat bleu.

AMÉNAÏDE.

Monsieur ?

GÉDÉON.

Votre papa vient justement de passer par ici, il s’est approché de moi, cet excellent homme, et il m’a dit : « Monsieur, ayez donc l’extrême obligeance, quand vous verrez ma fille, de l’inviter à prendre quelques verres de Champagne et à danser... un petit pas de caractère avec votre société. »

AMÉNAÏDE.

Comment ! papa a dit ça ?

GÉDÉON.

Demandez à ces dames.

TOUS.

Oui ! oui !... papa a dit ça.

BACCARAT.

Et quand papa a dit quelque chose, il faut obéir.

AMÉNAÏDE.

Naturellement.

GRENADINE.

Un verre de Champagne, mademoiselle.

AMÉNAÏDE.

C’est que je n’en ai jamais bu.

ARTHUR, riant.

Moi, non plus ! Elle est superbe dans ce rôle-là !

BACCARAT, à part.

Elle doit appartenir au théâtre.

GÉDÉON, lui mettant un verre à la main.

Allons ! goûtez-moi ça, papa le veut !

Aménaïde boit.

Eh bien !

AMÉNAÏDE.

C’est bon... ça pique !

PÉRISSOIRE.

Encore !

AMÉNAÏDE, hésitant.

Mais c’est que... il peut être cher, ce vin-là ?

PÉRISSOIRE.

Pas pour nous.

Elle lui remplit son verre.

AMÉNAÏDE.

Oh ! non ! assez !

Après avoir bu.

On dirait que ça m’étourdit.

GÉDÉON, lui versant.

Voyons !... le dernier...

AMÉNAÏDE.

Non.

GÉDÉON.

À la santé de papa.

TOUS.

À la santé de papa !

AMÉNAÏDE.

Ah ! mais !... bien le dernier alors.

Elle boit.

Oh ! mais oui... ça me produit un drôle d’effet !...

Elle porte la main à sa tête.

GÉDÉON, aux autres.

Paf ! ça y est !

Haut.

Et maintenant, que la danse commence.

AMÉNAÏDE, un peu animée.

C’est ça... dansons !...

Musique. Le quadrille commence. Aménaïde, de plus en plus animée, s’en donne à cœur joie, gagnée par l’exemple de Baccarat et des autres ; elle finit par risquer un cavalier seul, gauchement hardi ; à ce moment Robinet et Duplanchet paraissent au fond et poussent un cri. Le quadrille s’arrête.

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, ROBINET, DUPLANCHET

 

ROBINET.

Ah !

DUPLANCHET.

Ciel !

ÉMILE.

Le papa !

TOUS, éclatant de rire.

Ah ! ah ! ah !

Ils se séparent, laissant au milieu du théâtre Aménaïde qui semble ne rien comprendre à ce qui se passe.

ROBINET.

Qu’ai-je vu ?... ma fille se livrant à des danses licencieuses au milieu d’un monde interlope !

GÉDÉON.

Comment ? le papa existe !

Les cris redoublent.

ROBINET, à Aménaïde.

Mademoiselle, les mots me manquent pour qualifier votre conduite !

AMÉNAÏDE.

Mais, papa, c’est toi qui m’as fait dire par ces messieurs de danser avec eux !

GÉDÉON.

À la santé de papa.

ROBINET, avec force.

Ces messieurs sont des polissons !

DUPLANCHET, de même.

Et ces dames des polissonnes !

TOUS.

Oh !

ROBINET, allant à Gédéon.

Monsieur, je ne suis ni un batailleur, ni un buveur de sang, mais j’ai l’oreille chaude ! et devant une pareille offense, voici ma carte.

GÉDÉON.

Mais...

ROBINET.

Vous canez, monsieur !

DUPLANCHET.

Il cane !

GÉDÉON, avec sang-froid.

Moi !... Ah ! permettez, monsieur... voici la mienne.

ROBINET, la prenant.

Gédéon Fraisier... C’est bien... j’y serai... Viens ma fille... viens, Duplanchet.

Au moment de sortir.

J’y serai, monsieur !

DUPLANCHET.

Il y sera, monsieur, je vous en réponds.

GÉDÉON, éclatant de rire et les suivant.

Ah ! ah ! ah !

Les autres l’imitent. Revenant.

Avec tout ça, me voilà une affaire sur les bras... Bah ! ça stimule, ça donne du ton... Voyons, comment se nomme mon adversaire ?

Il regarde la carte que lui a donnée Robinet. Son visage change tout à coup.

Ah ! grand Dieu ! Robinet, notaire !

TOUS.

Oh !

GÉDÉON.

Mais c’est mon Robinet ! Je me bats avec l’homme dont je dois épouser la fille, je disais aussi... ça allait trop bien !

Tombant sur une chaise.

La guigne ! La guigne !

Chœur.

Air.

 

 

ACTE II

 

Un salon chez Robinet. Au fond, une porte à deux battants. À gauche, une porte avec cette inscription : Étude... À droite, une troisième porte, sur laquelle on lit : Cabinet. Du même côté, au premier plan, une autre porte communique avec le reste de l’appartement. Au fond, une fenêtre en pan coupé. Canapé, chaises et guéridon, avec tout ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

ROBINET, seul, se promenant avec agitation

 

Hier, quand j’ai remis ma carte à ce jeune bohème, je ne croyais pas que l’affaire aurait des suites. Décidément, j’ai l’oreille trop chaude. Duplanchet et un capitaine retraité, qui est de ses amis, sont chez les témoins de mon adversaire. Quel sera le résultat de cet entretien ? J’ai dit à Duplanchet... de la fermeté... et surtout du moelleux ! J’ai passé une partie de la nuit à mettre ordre à mes affaires... J’ai fait mon testament... Je laisse à Duplanchet la pendule de ma chambre à coucher... celle qui ne marche pas. C’est un souvenir, il la fera arranger. Mon Dieu ! qu’ils sont longs à revenir ! Il paraît que ça ne va pas tout seul là-bas ! Pourtant ce retard n’est pas mauvais signe... quand on se bat, on est tout de suite d’accord... l’heure, le lieu, les armes ! en trois mots c’est fait ! Il est probable qu’on rédige un procès-verbal de conciliation... Si Duplanchet arrange l’affaire, je lui donnerai ma pendule de salon... celle qui marche. Du bruit, on vient.

 

 

Scène II

 

ROBINET, SIDONIE

 

SIDONIE, entrant.

M. Duplanchet demande si Monsieur est visible.

ROBINET.

Duplanchet ! Déjà !... Ah tiens !... je...

Chancelant.

Je chancelle. C’est singulier...

SIDONIE.

Ah ! mon Dieu ! Qu’avez-vous donc, monsieur ? Comme vous voilà pâle !

ROBINET.

Rien ! rien !

À part.

Ce sont les nerfs...

Onctueux.

Sidonie, depuis deux ans que vous êtes à mon service, vous avez toujours été ma domestique fidèle et dévouée... Je vous en remercie.

SIDONIE.

Oh !

ROBINET.

Quant à moi, je crois m’être montré pour vous un maître bon et indulgent. Si pourtant j’ai eu à votre égard quelques torts involontaires... il faut me les pardonner, Sidonie.

SIDONIE.

Mais, monsieur...

ROBINET, à part.

Cela me portera bonheur...

Haut.

Tenez...

Il lui glisse de l’argent.

SIDONIE.

Vingt francs !

Avec expression.

Ah ! monsieur !

ROBINET, très ému.

Brave fille !

Se calmant.

Introduisez Duplanchet.

SIDONIE, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc, Monsieur ? Ça n’est pas naturel.

ROBINET.

Quelque chose me dit que l’affaire est arrangée.

 

 

Scène III

 

ROBINET, DUPLANCHET, entrant

 

ROBINET.

Eh bien !

DUPLANCHET.

Bonne nouvelle !

ROBINET.

Ah !

DUPLANCHET.

Tu te bats.

ROBINET.

Hein ?

DUPLANCHET.

Au sabre... Voilà les outils...

Il découvre son sabre de cavalier.

ROBINET.

Au sabre !... mais je ne sais pas.

DUPLANCHET.

Ton adversaire non plus. C’est ce qui a déterminé notre choix. Comme cela, les chances seront égales. Ah ! j’oubliais de te dire : il y a un petit embêtement.

ROBINET.

Lequel ?

DUPLANCHET.

Je ne te servirai pas de témoin. Je me suis récusé.

ROBINET.

Comment !... mais tu avais accepté hier...

DUPLANCHET.

Hier, oui, parce que je croyais que ça s’arrangerait... mais du moment que c’est sérieux. Les tribunaux sont raides pour les témoins.

ROBINET.

Toi, un ami !

À part.

Je bifferai la pendule !

DUPLANCHET.

Et puis, il y a une autre considération. Si j’ai refusé, c’est surtout par dévouement pour toi.

ROBINET.

Pour moi !

DUPLANCHET.

Positivement ! Suis bien mon raisonnement... Tu as agi avec une imprudence inqualifiable... À ton âge, provoquer un jeune homme... au sabre... ça n’a pas de nom.

ROBINET.

Mais, permets... ce n’est pas moi qui ai demandé le sabre.

DUPLANCHET.

Tu es bien maladroit, tu ne dois pas avoir de poignet... Lui, il en a...

ROBINET.

Qu’en sais-tu ?

DUPLANCHET.

Ça se voit... Il te flanquera un coup droit, c’est ma conviction.

ROBINET.

Permets !

DUPLANCHET.

C’est ma conviction.

ROBINET.

Si c’est comme cela que tu m’encourages !

DUPLANCHET.

Que veux-tu ?... mon devoir est de disséquer la situation ; je la dissèque. Te voilà mort, c’est très bien.

ROBINET, protestant.

Ah çà ! dis donc !

DUPLANCHET.

Mais, ta fille, qu’est-ce qu’elle devient ?...

ROBINET, ému.

Aménaïde ?

DUPLANCHET.

Oui, Aménaïde. Il est clair que si je me suis mêlé à cette lutte parricide, elle ne pourra plus me voir en face... Tandis que si je me tiens prudemment à l’écart, tu peux recevoir ton coup droit sans inconvénient... au bout d’un mois, je publie les bans, elle épouse Saturnin et le mal est réparé.

ROBINET, amèrement.

Réparé !

DUPLANCHET.

Enfin, ça lui fait tout de suite une famille.

ROBINET.

Heureusement, nous avons un peu de répit ; le temps de chercher un autre témoin.

DUPLANCHET.

Ce n’est pas la peine, je m’en suis occupé.

ROBINET.

Ah !

DUPLANCHET.

J’ai retenu un invalide... tu lui donneras une petite gratification... il est enchanté.

ROBINET.

Quelle idée !

DUPLANCHET.

Enfin, l’important, c’est que tu te battes, n’est-ce pas ? Eh bien, tu te bats. Et tu peux bien dire que c’est grâce à moi : j’ai été ferme.

ROBINET.

Je t’avais dit : moelleux.

DUPLANCHET.

Dans cinq minutes tes témoins seront ici... le capitaine et l’invalide...

ROBINET, ému.

Dans cinq minutes !... et... où se consommera l’attentat ?

DUPLANCHET.

Dans mon jardin.

ROBINET.

Comment ?

DUPLANCHET.

C’est à deux pas... moi je tiendrai compagnie à ta fille, et si tu es blessé, comme c’est probable, ma femme te fera de la charpie...

ROBINET.

De la charpie !

DUPLANCHET.

Tiens, voilà ton sabre !

ROBINET, le prenant.

Brr ! comme il est long !

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, SIDONIE, puis LE MAÎTRE D’ARMES et L’INVALIDE

 

SIDONIE, paraissant au fond.

Il y a là deux messieurs.

DUPLANCHET, vivement.

Nos témoins !... faites entrer !

ROBINET, à part, s’appuyant sur son sabre.

Allons ! soyons ferme !

SIDONIE, introduisant le maître d’armes.

Messieurs... veuillez entrer.

Le maître d’armes et l’invalide entrent, l’un rude, l’autre jovial.

LE MAÎTRE D’ARMES, à Robinet, bref.

Monsieur, c’est l’heure.

L’INVALIDE.

Oui, c’est le moment...

Riant.

Hi ! hi !

ROBINET, chancelant.

Ah ! c’est bien, je suis à vous.

LE MAÎTRE D’ARMES, à Robinet.

Avez-vous mangé ?

ROBINET.

Je n’avais pas faim... Cependant, j’ai pris mon chocolat.

LE MAÎTRE D’ARMES.

Bêtise ! il faut se battre à jeun... les blessures sont moins dangereuses.

L’INVALIDE.

Quand on a mangé... on ne peut pas vous saigner.

Il rit.

Hi ! hi !

DUPLANCHET.

Ah ! que ces messieurs connaissent leur affaire !

LE MAÎTRE D’ARMES.

Je pense que vous savez manœuvrer Fanchette.

ROBINET.

Qui ça, Fanchette ?

LE MAÎTRE D’ARMES.

Ceci...

ROBINET.

Pas beaucoup... je vous avouerai même que c’est la première fois que je touche à Fanchette.

L’INVALIDE.

Ah ! ben ! ah ! ben !...

Il rit.

Hi ! hi !

ROBINET, à part.

Mon Dieu ! Qu’il est agaçant avec son rire !

LE MAÎTRE D’ARMES.

Le duel au sabre, c’est de la gnognote... l’important est de garer la tête... tout est là...

L’INVALIDE.

Oui... parce que la tête... ça se fend comme une allumette...

Il rit.

ROBINET.

Mais taisez-vous donc ! Et qu’est-ce qu’il faut faire pour garer la tête ? On garde son chapeau ?

LE MAÎTRE D’ARMES.

Oh ! non ! défendu !

L’INVALIDE.

Son chapeau...

Il rit.

ROBINET.

Eh bien ! alors ?

LE MAÎTRE D’ARMES.

Vous vous mettez en prime... tout simplement.

ROBINET.

En prime, mais expliquez-moi.

LE MAÎTRE D’ARMES.

Si vous croyez que j’ai le temps de vous donner une leçon... Allons, partons.

L’INVALIDE.

Allons-y.

ROBINET.

Un moment. Sidonie !

SIDONIE.

Monsieur !

ROBINET.

Dites à Aménaïde de venir.

Sidonie entre à droite.

Cachez ça... Avant de partir, je veux embrasser ma fille.

LE MAÎTRE D’ARMES.

Bêtise !

DUPLANCHET.

Pas de faiblesse !

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, AMÉNAÏDE

 

AMÉNAÏDE.

Tu m’as appelée, papa ?

ROBINET.

Aménaïde !

Il l’embrasse.

L’INVALIDE, à part.

Elle est gentille, la petite habitante !

AMÉNAÏDE, surprise.

Mon Dieu ! Qu’y a-t-il donc ?

ROBINET.

Rien ! rien !

LE MAÎTRE D’ARMES.

Eh bien ! filons-nous ?

ROBINET.

Duplanchet... mon vieux camarade...

DUPLANCHET.

Robinet !

Ils s’embrassent.

ROBINET, ému.

Si tu as l’intention d’acheter une pendule, attends...

DUPLANCHET.

Pourquoi ?

LE MAÎTRE D’ARMES.

Eh bien ! Est-ce pour aujourd’hui ?

ROBINET.

Voilà ! Messieurs, je suis à vous...

Il sort avec le maître d’armes et l’invalide.

 

 

Scène VI

 

DUPLANCHET, AMÉNAÏDE

 

DUPLANCHET, à part.

Si cet animal de Saturnin pouvait arriver !

AMÉNAÏDE.

C’est singulier... Papa m’a embrassée avec une émotion !... Que se passe-t-il donc ?...

Haut.

Monsieur Duplanchet...

DUPLANCHET, distrait.

Mademoiselle ?

AMÉNAÏDE.

Où est donc allé papa avec ces deux messieurs ?

DUPLANCHET.

Eh bien ! sur le terrain...

AMÉNAÏDE.

Sur le terrain !

DUPLANCHET, à part.

Aïe !...

Haut.

Oui, ils vont voir un terrain, ils ont rendez-vous avec l’architecte.

AMÉNAÏDE.

Ah ! papa veut donc faire bâtir ?

DUPLANCHET.

Justement !

À part.

Faire bâtir !... si elle savait que c’est au contraire pour se faire démolir... Du bruit... Saturnin sans doute.

 

 

Scène VII

 

DUPLANCHET, AMÉNAÏDE, GÉDÉON

 

GÉDÉON, entrant précipitamment.

Ah ! mademoiselle ! où est votre père ? Il me faut votre père !

AMÉNAÏDE, à part.

Le jeune homme d’hier !

DUPLANCHET, à part.

L’adversaire de Robinet, ici !...

GÉDÉON.

Priez-le de venir, c’est très pressé.

AMÉNAÏDE.

Mon père vient de partir, monsieur.

GÉDÉON.

Ah ! parti !... trop tard !... Il est sur le terrain.

AMÉNAÏDE.

Précisément...

GÉDÉON.

Allons ! c’est le sort qui l’a voulu.

Saluant.

Mademoiselle, désolé... j’ai bien l’honneur.

Il se boutonne.

Vous allez voir que je vais le tuer !

AMÉNAÏDE.

Le tuer ? papa ?...

DUPLANCHET.

Maladroit !... il vend la mèche.

GÉDÉON.

Oh ! sans le vouloir ! car je l’estime, monsieur votre père. Je le révère ; je dirai même plus, je l’honore... et la preuve... c’est que je venais lui faire des excuses.

DUPLANCHET, avec mépris.

Des excuses ! Ah ! un Français !

GÉDÉON.

Et le prier de m’accorder votre main.

AMÉNAÏDE.

Ma main !

DUPLANCHET, à part.

Qu’est-ce qu’il dit donc ?

GÉDÉON.

Oui, depuis hier, je n’ai qu’une idée, c’est de vous épouser...

DUPLANCHET, à part.

Eh bien, et Saturnin ?

AMÉNAÏDE.

M’épouser et vous voulez tuer mon père !...

GÉDÉON.

Mais ce n’est pas moi... c’est mon étoile... j’ai une étoile cassante ! mais on m’attend.

Saluant.

Mademoiselle... j’ai bien l’honneur.

AMÉNAÏDE.

Non ! vous n’irez pas ! je ne veux pas...

GÉDÉON.

Mais, mademoiselle...

DUPLANCHET.

L’honneur l’appelle !

AMÉNAÏDE.

Oh ! je vous en supplie, je vous en serai si reconnaissante. Vous dites que vous m’aimez... Eh bien... à mon tour.

GÉDÉON.

Vous m’aimerez... Ah ! achevez...

AMÉNAÏDE.

Eh bien ! je crois que oui !...

GÉDÉON, avec élan.

Ah ! mademoiselle.

Il l’embrasse.

DUPLANCHET.

Mais, je suis là, moi, sacrebleu ! Voyons, l’heure se passe, vous allez être en retard.

GÉDÉON.

Mademoiselle, après, après votre aveu, je sais ce qu’il me reste à faire.

DUPLANCHET.

Quoi ?

GÉDÉON.

Je cours au rendez-vous... je me placerai tout devant lui.

DUPLANCHET.

Oh !

GÉDÉON.

Et j’offrirai ma poitrine à son glaive.

AMÉNAÏDE.

Oh ! non, vous n’irez pas.

GÉDÉON.

À bientôt ! vous serez ma femme, à moins que la guigne ne s’en mêle.

Il sort vivement.

 

 

Scène VIII

 

DUPLANCHET, AMÉNAÏDE

 

DUPLANCHET, à part.

Que le diable l’emporte !

AMÉNAÏDE.

Ah ! c’est bien ce qu’il veut faire ! présenter sa poitrine nue !... c’est grand, c’est généreux !...

DUPLANCHET.

Oui, mais ce n’est pas une raison pour vous laisser embrasser par le premier venu qui veut tuer votre père...

AMÉNAÏDE.

J’étais si émue !...

DUPLANCHET.

Soyez tranquille, je ne le dirai pas à Saturnin, mais ils sont sur le terrain, ils se battent.

AMÉNAÏDE.

Où est le lieu du rendez-vous ?...

DUPLANCHET.

Dans mon jardin, la porte en face...

AMÉNAÏDE.

Donnez-moi votre bras et partons !

DUPLANCHET.

Pour quoi faire ?

AMÉNAÏDE.

Eh bien ! pour empêcher ce duel...

DUPLANCHET.

Ah ! permettez, entre l’arbre et l’écorce...

AMÉNAÏDE.

Vous le devez... pour votre ami, pour vous surtout.

DUPLANCHET.

Pour moi !

AMÉNAÏDE.

Vous prêtez votre jardin pour consommer un homicide... vous êtes complice ! et les complices sont punis comme les coupables.

DUPLANCHET.

Ah ! sacrebleu ! Je n’avais pas pensé à ça !...

Lui offrant son bras.

Courons vite !

La voix de GÉDÉON.

Ah ! mon Dieu !... à moi !

AMÉNAÏDE.

À lui !

DUPLANCHET.

Trop tard !

 

 

Scène IX

 

DUPLANCHET, AMÉNAÏDE, GÉDÉON

 

GÉDÉON, entrant, pâle, défait et un sabre à la main.

Vite, une chaise !

AMÉNAÏDE.

Pauvre jeune homme ! Il s’est sacrifié !

DUPLANCHET.

Est-ce dangereux ?

GÉDÉON.

Quoi ?

AMÉNAÏDE.

Votre blessure.

GÉDÉON, se levant.

Ma blessure !... mais, je ne suis pas blessé !

AMÉNAÏDE et DUPLANCHET.

Comment ?

GÉDÉON.

Blessé ? Ah bien oui !... pas de danger !... je n’ai pas assez de chance pour ça ! Je suis invulnérable, moi !

DUPLANCHET.

Vous n’avez donc pas offert votre poitrine ?

GÉDÉON.

Mais si, je l’ai offerte !... mais si, je l’ai offerte !

À Aménaïde.

J’étais là... comme ceci... calme et souriant. J’attendais le coup fatal, tenant de cette main ce sabre dont je m’étais interdit de faire usage... Monsieur votre père se fend... je ferme les yeux en me disant : Ça y est ! Allons donc ! Il avait pris trop d’élan... il est venu s’enferrer lui-même !

AMÉNAÏDE.

Papa est blessé !

DUPLANCHET.

Tué, peut-être...

GÉDÉON.

Ah ! je n’en sais rien !... j’avais les yeux fermés... éperdu, fou de douleur... je me suis sauvé et me voilà !

AMÉNAÏDE.

Mon Dieu ! papa !

GÉDÉON, la consolant.

Voyons... mademoiselle...

AMÉNAÏDE, se reculant.

Ne m’approchez pas, monsieur.

Voix dehors.

GÉDÉON.

Le voici... on le remonte...

AMÉNAÏDE.

Ah !

DUPLANCHET, à Gédéon.

Vous ! fuyez !... et ne remettez pas les pieds ici... un lac de sang vous sépare de cette famille !...

GÉDÉON.

Fuir ! par où ?

DUPLANCHET.

L’escalier de service... Dépêchez-vous !

GÉDÉON, sortant.

Oh ! la guigne ! la guigne !

Il sort à gauche.

 

 

Scène X

 

DUPLANCHET, AMÉNAÏDE, ROBINET, LE MAÎTRE D’ARMES, L’INVALIDE, SIDONIE

 

Robinet paraît, appuyé sur son sabre.

ROBINET.

Me voici, sacrebleu !

AMÉNAÏDE, se levant.

Papa !... Vivant !

ROBINET, l’embrassant.

Ma fille !

Avec fierté.

Prends garde à ma blessure.

DUPLANCHET.

Tu souffres ?

ROBINET, d’un ton pénétré.

Beaucoup...

AMÉNAÏDE.

Où ça ?

ROBINET.

Au pouce ! Ah ! mon enfant, j’ai vu la mort de près !

Sur le ton du récit.

Nous arrivons sur le terrain... le soleil était contre moi... je l’avais dans l’œil... mais nous avions tiré les places... rien à dire ! À la vue de mon adversaire souriant et narquois, je me sentis pénétré de la moelle des lions ! Je rugis, je bondis...

AMÉNAÏDE.

Ah ! c’est horrible !

L’INVALIDE, bas à Aménaïde.

Ne coupez pas là dedans ! c’est de la blague !

Riant.

Hi ! hi !

ROBINET.

Ici, je dois l’avouer, j’eus un moment d’hésitation... un éclair !

LE MAÎTRE D’ARMES, à part.

Je crois bien... il voulait filer !

ROBINET.

Pendant cette minute suprême, je repassai toute ma vie, mon enfance, ma jeunesse, mon âge mûr, ma fille, Duplanchet...

DUPLANCHET, lui serrant la main.

Ah ! mon ami !

ROBINET.

Prends garde à ma blessure !

Reprenant.

Cet accès de faiblesse ne dura qu’une seconde... je rugis de nouveau, je rebondis sur mon adversaire, il recule, tend le bras... et je reçois en plein pouce cette horrible blessure qui termina la lutte.

AMÉNAÏDE.

Pauvre père !

ROBINET.

Maître d’armes, je vous demanderai de rédiger un petit procès-verbal ; j’y tiens !... c’est pour moi ! un mot seulement...

LE MAÎTRE D’ARMES.

Un seul !

À part.

Fouinard !

DUPLANCHET, à Robinet.

Débarrasse-toi de ton sabre...

ROBINET, serrant son sabre.

Ô Fanchette !... tu ne me quitteras plus !

Appelant.

Sidonie !

SIDONIE.

Monsieur ?

ROBINET, lui donnant son sabre.

Porte cette arme dans ma chambre à coucher, tu la suspendras à la tête de mon lit... prends garde de te blesser...

SIDONIE.

Ne craignez rien, j’ai un cousin dans la cavalerie.

Elle sort.

ROBINET.

Messieurs mes témoins, je vous remercie.

LE MAÎTRE D’ARMES.

Il n’y a pas de quoi...

ROBINET.

Je compte sur vous ce soir, pour dîner. Si toutefois ma blessure me le permet.

L’INVALIDE, gaiement.

Ça ne sera rien... faut mettre dessus une goutte de suif... et vous faire friser.

Il rit.

Hi ! hi !

ROBINET, à part.

Il est bon enfant, cet invalide !

Haut.

À ce soir, messieurs, à ce soir !

Le maître d’armes et l’invalide sortent.

 

 

Scène XI

 

ROBINET, DUPLANCHET, AMÉNAÏDE

 

DUPLANCHET.

Ah ! mon pauvre ami ! Voilà une rude journée !

ROBINET.

Prends garde ! ma blessure !

DUPLANCHET.

Mais c’est l’autre main !

ROBINET.

Ah ! c’est juste !... mais ça correspond, les nerfs correspondent... Eh bien ! je me faisais une toute autre idée du duel... Ce n’est rien... un verre d’eau à boire !

AMÉNAÏDE.

Allons bon ! Papa va devenir duelliste !

ROBINET.

Duelliste ! non ! Gardien de mon honneur ! oui !

DUPLANCHET.

Avec tes idées batailleuses, il faut te dépêcher de marier ta fille...

ROBINET.

C’est vrai, un malheur est si vite arrivé.

DUPLANCHET.

Ce soir, je t’amènerai Saturnin, mon fils...

AMÉNAÏDE, protestant.

Mais, permettez, monsieur Duplanchet.

ROBINET.

Quel homme est-ce ?...

DUPLANCHET.

Saturnin ! C’est un bûcheur.

ROBINET.

Non, je veux dire... est-il un peu friand de ma lame ? A-t-il déjà croisé le fer ?

DUPLANCHET.

Certainement, un jour il a donné un soufflet à un pharmacien...

ROBINET.

Très bien !

DUPLANCHET, à part.

Il paraît que l’autre lui en a rendu deux !

ROBINET.

Amène-le... je le tâterai et si c’est un homme...

AMÉNAÏDE.

Mais papa... il y a une autre personne...

DUPLANCHET, vivement.

Elle ne peut pas convenir !... Je la connais !

Bas.

Vous n’y pensez pas... un homme qui a éventré le pouce de votre père, fi ! fi !

AMÉNAÏDE.

Oui, je comprends !

À part.

Pauvre M. Gédéon !

DUPLANCHET.

À ce soir, je t’amènerai Saturnin.

À part.

Le tout est de le trouver... Ah ! l’animal !

Il sort.

 

 

Scène XII

 

ROBINET, AMÉNAÏDE, puis SIDONIE, puis GÉDÉON

 

ROBINET, à lui-même.

Quand les notaires, mes collègues, sauront que je me suis battu au sabre de cavalerie ! Ils me nommeront de la chambre ! de la chambre des notaires ! Pour commencer.

SIDONIE, entrant.

Monsieur...

ROBINET.

Quoi ?

SIDONIE.

C’est M. Gédéon Fraisier qui vient prendre des nouvelles de Monsieur...

AMÉNAÏDE.

Lui !

ROBINET.

Mon adversaire !

AMÉNAÏDE.

Ah ! c’est bien, ça... c’est d’un homme bien élevé.

ROBINET.

C’est un acte de courtoisie qu’on se doit entre combattants... fais-le entrer...

La rappelant.

Attends !...

Tirant son mouchoir.

Enveloppe-moi la main.

SIDONIE.

Laquelle ?

ROBINET, hésitant entre ses deux mains.

Laquelle... Où donc est ma blessure ? Ah ! la voilà.

À part.

Il faudra que je lui fasse une marque.

À Sidonie.

Serre ! plus fort ! Maintenant fais entrer !

Sidonie sort.

AMÉNAÏDE, à part.

Tout espoir n’est pas perdu !...

ROBINET.

Je suis touché de la démarche de ce jeune homme.

AMÉNAÏDE.

Je crois bien.

SIDONIE, annonçant.

M. Gédéon Fraisier.

GÉDÉON, entrant, saluant.

Monsieur... Mademoiselle.

ROBINET, saluant.

Monsieur... veuillez prendre la peine de vous asseoir.

GÉDÉON.

Excusez ma visite, monsieur, mais après cette malheureuse affaire, j’ai cru qu’il était de mon devoir de venir prendre de vos nouvelles.

ROBINET.

C’est d’un galant homme et... dès que je serai rétabli... je compte aller moi-même vous porter ma carte.

GÉDÉON.

Ah ! monsieur ! c’est trop de bonté.

ROBINET.

Voilà comme je suis... terrible dans le combat... clément après la lutte.

GÉDÉON.

Ainsi, monsieur, vous ne conservez aucun ressentiment...

ROBINET.

Aucun ! Votre fer a croisé mon fer... votre poitrine s’est dressée en face de la mienne ! Tout s’est passé loyalement... que pourrais-je vous reprocher ? Ma blessure ? Elle me grandit à mes propres yeux... Un sang généreux a coulé... que la terre en soit fécondée ! Voici ma main, jeune homme.

AMÉNAÏDE.

Bien, papa !

GÉDÉON.

Ah ! monsieur !

ROBINET.

Je vous demande pardon de ne pas vous offrir la droite... elle n’est vraiment pas présentable...

GÉDÉON.

Mon Dieu !... monsieur, je suis logé à la même enseigne... je ne puis vous offrir que la gauche.

ROBINET.

Ah ! vous êtes gaucher !

GÉDÉON.

Non... mais vous m’avez attaqué avec une telle furie...

ROBINET.

Quoi ?

GÉDÉON.

Que votre fer a pénétré...

AMÉNAÏDE.

Comment ?

ROBINET, bondissant de joie.

Vous êtes blessé !

GÉDÉON.

Légèrement., à l’avant-bras.

ROBINET, transporté.

Je l’ai blessé !... je l’ai blessé !... moi, un notaire !

À Gédéon.

Ah ! cher enfant... vous dînez avec nous !

GÉDÉON.

Mais, je ne sais pas si je dois...

ROBINET.

Il le faut, mon blessé, nous le mettrons au procès-verbal !

Appelant.

Sidonie !... Je vais faire ajouter un couvert... vous vous placerez à ma droite ! les deux mutilés... côte à côte !

Sortant.

Sidonie... je l’ai blessé !...

 

 

Scène XIII

 

GÉDÉON, AMÉNAÏDE

 

AMÉNAÏDE, avec reproche.

Blessé !... et vous ne me le disiez pas ?

GÉDÉON.

Mais non !... je n’ai rien !

AMÉNAÏDE.

Comment !

GÉDÉON.

J’ai vu que ça ferait plaisir à votre père, alors...

AMÉNAÏDE.

Ah ! comme vous savez mentir ! c’est effrayant !

GÉDÉON.

C’est pour le bon motif... Si j’étais venu lui dire : « Je vous ai donné un coup de sabre ! accordez-moi votre fille... », il m’aurait jeté à la porte... Tandis que si, de son côté, il m’a transpercé... ça le flatte... et nous sommes quittes...

AMÉNAÏDE.

Vous obtiendrez difficilement son consentement...

GÉDÉON.

Pourquoi ?...

AMÉNAÏDE.

Il s’est presque engagé tout à l’heure avec Saturnin...

GÉDÉON.

Qu’est-ce que c’est que ça, Saturnin ?

AMÉNAÏDE.

Un jeune homme qui pioche sa Centrale...

GÉDÉON.

Vous ne l’aimez pas.

AMÉNAÏDE.

Je ne l’ai jamais vu.

GÉDÉON.

J’entends votre père. Laissez-moi, je vais faire ma demande...

AMÉNAÏDE.

S’il allait vous refuser ?

GÉDÉON.

J’ai un argument excellent.

À part.

Mon million.

Haut.

Le voici... allez !

Aménaïde sort.

 

 

Scène XIV

 

GÉDÉON, ROBINET

 

ROBINET, paraît.

J’ai pris deux bouillons gras à la cuisine, un pour vous... un pour moi.

GÉDÉON.

Mais je vous remercie, je n’ai pas faim.

ROBINET.

Prenez !... quand on a perdu du sang, il faut réparer. Méfiez-vous, il est un peu chaud.

GÉDÉON.

Vous êtes trop bon...

Ils soufflent.

ROBINET.

J’ai dit à Sidonie, la cuisinière, que je vous avais blessé... Elle ne voulait pas le croire...

Il se brûle.

Aïe !

GÉDÉON.

Il est bouillant !

ROBINET.

Soufflons !

Il souffle.

GÉDÉON, soufflant.

Soufflons, monsieur Robinet... Je désirerais avoir avec vous... une conversation sérieuse...

ROBINET, soufflant.

Parlez, mon ami.

GÉDÉON.

Vous avez une fille qui est un ange.

ROBINET.

C’est vrai !

GÉDÉON.

Je n’ai pas pu la voir sans être épris.

ROBINET.

Ah ! ah !

GÉDÉON, soufflant.

Et j’ai l’honneur de vous demander sa main.

ROBINET, froid.

Certainement... je suis flatté...

À part.

Je ne le connais pas !

Haut.

Je crois qu’il est bon à prendre.

GÉDÉON.

Oui.

Ils boivent.

ROBINET.

Ah ! ça fait du bien ! ça répare... Je suis chez moi.

GÉDÉON.

Maintenant, monsieur, puis-je espérer une réponse favorable ?

ROBINET.

Écoutez... je vous ai blessé... vous m’êtes sympathique, mais je ne vous connais pas autrement... Qui êtes-vous ?

GÉDÉON.

Gédéon Fraisier.

ROBINET.

Oui.

GÉDÉON.

Bachelier ès lettres...

ROBINET.

Oui... et après ?

GÉDÉON.

Je me permettrai de faire valoir une dernière considération... qui vous touchera, sans doute... mais qu’il est de mon devoir de vous faire connaître... Le jour où j’épouserai votre fille, j’aurai un million de dot.

ROBINET.

Un million... en quoi ?

GÉDÉON.

En terres...

ROBINET.

Voyons ! voyons !... pas de mauvaises plaisanteries !... vous avez un million de dot ?

GÉDÉON.

Au soleil !

ROBINET.

Saperlotte ! Je suis fâché d’avoir presque donné ma parole à Duplanchet !

GÉDÉON.

Presque... Alors vous n’êtes pas engagé...

ROBINET.

Sans doute... mais c’est un vieil ami,

S’attendrissant.

un ami de quinze ans...

GÉDÉON.

Il doit commencer à s’user.

ROBINET.

Après ça, s’il n’est pas content... nous irons sur le pré !...

GÉDÉON.

Vous connaissez le chemin !

ROBINET.

Ah ! oui !

GÉDÉON.

Ainsi, c’est convenu... vous m’accordez votre fille.

ROBINET.

Un instant ! avant, j’ai une confession à vous faire... une confession pénible ! Asseyons-nous, Gédéon, permettez-moi de vous appeler Gédéon !

GÉDÉON.

Allez donc !

ROBINET.

Gédéon, il arrive tous les jours qu’un homme occupant un rang distingué parmi ses semblables, jouissant d’une intelligence hors ligne, de mœurs pures, de principes intègres... un notaire enfin... se laisse pourtant entraîner hors de la ligne droite et commet... une faute !

GÉDÉON, à part.

Ah ! ah ! il a une petite liaison !

ROBINET, s’animant.

Mais il a une fille, ce notaire !... Il faut qu’il la marie... un jeune homme brave et loyal se présente. C’est alors que sonne pour lui l’heure des aveux.

GÉDÉON, à part.

Il va m’avouer Bobonne.

ROBINET.

Gédéon, vous allez tout savoir.

GÉDÉON.

Prenez garde à votre blessure.

ROBINET.

Ah ! c’est juste !

GÉDÉON.

Calmez-vous, entre nous, je ne suis pas très rigide sur ce chapitre-là... Il faut que vieillesse se passe.

ROBINET.

Vous ne vous êtes jamais dit qu’Aménaïde devait avoir une mère ?

GÉDÉON.

Non... comme c’est l’usage...

ROBINET.

Mais cette mère... d’où vient que vous ne l’avez pas encore vue ?... Ne vous l’êtes-vous pas demandé ?

GÉDÉON.

Tiens ! C’est vrai ! Ah ! fichtre !... Est-ce que votre fille... ?

ROBINET.

Ma fille ! Je l’aime !

GÉDÉON.

Oui ! naturellement.

ROBINET.

Non, légitimement ! ma femme existe... et elle n’est pas à mon foyer conjugal...

GÉDÉON.

Le fait est que pour un notaire...

ROBINET.

« Pourquoi ?... pourquoi ?... » allez-vous me dire...

GÉDÉON, avec force.

Oui, pourquoi ?

ROBINET.

Il y a de cela quinze ans... Non, levons-nous !

Il se lève.

Ces émotions me brisent... marchons... Maintenant asseyons-nous !... Il y a de cela quinze ans... vous allez voir comme les petites causes amènent souvent les grands effets... il y a de cela quinze ans... Héloïse et moi vivions en assez bonne intelligence... Cependant nous nous picotions quelquefois.

GÉDÉON.

Cela arrive dans les meilleurs ménages.

À part.

Il est un peu ennuyeux !

ROBINET.

Un soir, au moment où elle se préparait à faire sa toilette de nuit, elle passe devant le baromètre et s’écrie : « Tiens, le temps est au beau fixe ! » Je lui réponds : « C’est une erreur, j’ai ma douleur dans le bras gauche, nous aurons de la pluie demain. » « Impossible, mon baromètre ne me trompe jamais. » « Mon bras non plus... » « Alors j’en ai menti ! » « Je ne dis pas cela, Bobonne, seulement... » « Vous êtes un insolent ! » « Héloïse !... » « Un homme mal élevé !... » « Héloïse !... » « Un brutal, un... » Ah dame ! moi, j’ai l’oreille chaude. Je réplique sur le même ton... la querelle s’envenime et... c’est ici que la confidence devient douloureuse...

GÉDÉON.

Une gifle !

ROBINET.

Petite, mais c’en était une... Cinq minutes après, Héloïse quittait mon toit... et retournait chez ses parents... Et notez qu’il a plu le lendemain.

GÉDÉON.

Eh ben alors !

ROBINET.

Depuis, j’ai tout tenté pour la ramener... elle est restée inflexible !

GÉDÉON.

Et ensuite ?

ROBINET, étonné.

Ensuite ? mais c’est tout.

GÉDÉON.

Comment, c’est tout ? Et la faute dont vous parliez ?

ROBINET.

Eh bien c’est la...

Il fait le geste.

GÉDÉON.

Que ça ?

ROBINET.

Alors, vous ne m’en voulez pas trop ?

GÉDÉON.

Mais je ne vous en veux pas du tout... D’ailleurs, puisqu’il a plu le lendemain !

ROBINET.

J’avais raison ! mais soyez tranquille, je vais faire auprès d’elle une nouvelle tentative.

GÉDÉON.

Ah ! beau-père, je ne voudrais pourtant pas vous imposer un sacrifice trop...

ROBINET.

Non, Aménaïde doit marcher à l’autel entre son père et sa mère...

SIDONIE, entrant.

Monsieur...

ROBINET.

Quoi ?...

SIDONIE.

C’est une dame voilée qui attend dans votre cabinet...

ROBINET.

C’est bien, je sais ce que c’est, prie-la d’attendre, c’est elle...

Elle sort.

GÉDÉON.

Qui ça ?

ROBINET.

Ma femme !... C’est aujourd’hui le 30... elle vient toucher la pension que je lui sers tous les mois. Elle est d’une exactitude !... Je vais lui parler de votre mariage... nous avons besoin de son consentement.

GÉDÉON.

Ah ! diable !... c’est vrai ! Soyez éloquent !

ROBINET.

Restez là... elle sortira par cette porte... Elle vous verra... Tâchez de lui plaire... Soyez de son avis... en tout... c’est important !

GÉDÉON.

Je lui dirai que le baromètre est au beau fixe !

ROBINET.

C’est ça. Attendez... dans une minute je vous l’envoie...

Il entre dans son cabinet.

 

 

Scène XV

 

GÉDÉON, seul

 

Allons, cette fois le charme est rompu ! La fatalité est désarmée... j’ai lassé la guigne ! me voilà millionnaire et j’épouse Aménaïde !... Voyons, qu’est-ce que je vais dire à ma belle-mère pour la séduire ?... pour l’engager à réintégrer le domicile conjugal... Je lui vanterai les douceurs de la famille... la paix du foyer... Le malheur, c’est qu’elle a reçu une gifle à son foyer. Bah ! après quinze ans... ça doit être évaporé.

Entre Lodoïska.

La voici.

 

 

Scène XVI

 

GÉDÉON, LODOÏSKA

 

GÉDÉON, saluant respectueusement.

Madame... oserai-je vous demander un moment d’entretien ?... C’est moi qui suis le jeune homme...

LODOÏSKA.

Tiens ! Gédéon !

Elle relève son voile.

GÉDÉON.

Lodoïska !

LODOÏSKA.

Nous partons toujours demain... je vous attendrai chez moi... à midi...

GÉDÉON, très ému.

Pardon, mais je tremble de deviner... qu’êtes-vous venue faire ici ?

LODOÏSKA, embarrassée.

Moi... je...

GÉDÉON.

Vous hésitez...

LODOÏSKA, se remettant.

C’est bien simple, je suis venue toucher la pension que me fait mon mari...

GÉDÉON.

La pension !

LODOÏSKA.

À demain, midi.

Elle sort vivement par le fond.

 

 

Scène XVII

 

GÉDÉON, puis ROBINET et AMÉNAÏDE, puis SIDONIE, DUPLANCHET, LE MAÎTRE D’ARMES et L’INVALIDE

 

GÉDÉON.

Sa pension !...

Poussant un cri.

Ah ! quelle découverte... c’est la femme de Robinet ! C’est la mère... Et j’allais épouser la fille !... Oh ! c’est à se pendre ! Non, la corde casserait !

ROBINET, paraissant avec Aménaïde.

Eh bien ! mon gendre ?

GÉDÉON, éperdu.

Vous !... Non !... Ça ne se peut pas... ça ne se peut pas !

ROBINET.

Quoi ?

GÉDÉON.

Je vous écrirai... ça ne se peut pas... la mère ! la mère ! Ah ! vendredi 13 !

Il sort comme un fou.

ROBINET, étonné.

Qu’est-ce qu’il a, vendredi 13 ?

SIDONIE.

Voilà la soupe...

ROBINET.

Allons à table.

Chœur.

 

 

ACTE III

 

Gédéon. Portes au fond et sur les côtés, à droite, un grand coucou avec sonnerie, chaises, tables, fauteuils, canapé, etc.

 

 

Scène première

 

ÉMILE, seul

 

Il fait petit jour. Émile, vêtu d’un gilet de livrée à manches, est étendu sur un canapé et dort. Après un moment pendant lequel on entend ronfler Émile, le coucou sonne brusquement huit heures. À chaque coup de la sonnerie, Émile se retourne avec impatience et finit par se jeter en bas de son canapé.

Ah ! Il est embêtant, ce coucou ! Toutes les heures, il se croit obligé de me réveiller. Je vais l’arrêter.

Il va au coucou et l’arrête.

Tiens ! huit heures, et M. Gédéon n’est pas encore rentré ! Du reste, je comprends ça... ce jeune homme vient d’hériter, il s’amuse, il croque son oncle !... C’est son droit... Après ça, il faut lui rendre justice, il n’est pas d’un service difficile : depuis hier que je suis entré chez lui, il n’a pas moisi ici. C’est tout au plus si je l’ai vu une heure... Il a sa clef pour rentrer... Je vais me recoucher.

Il se remet sur le canapé.

Je vais penser à Sophie... ma volage Sophie !

 

 

Scène II

 

ÉMILE, GÉDÉON

 

GÉDÉON, rentrant.

Émile !

ÉMILE.

Ah ! c’est Monsieur.

GÉDÉON.

Qu’est-ce que tu fais là ?

ÉMILE.

Je pense à Sophie en vous attendant.

GÉDÉON.

Va me faire à déjeuner, je meurs de faim, je n’ai pas dîné hier.

ÉMILE.

Ah ! bah ! Et moi qui croyais que vous faisiez la noce !

Il sort.

GÉDÉON, seul.

En quittant Robinet, je suis entré dans un café et je lui ai écrit que je ne pouvais plus épouser sa fille... sans lui donner de motif... puis j’ai erré toute la nuit comme un fou...

ÉMILE, entrant.

Monsieur, votre déjeuner est prêt.

GÉDÉON.

Déjà ! Tu n’as pas eu le temps d’allumer le feu.

ÉMILE.

Monsieur, je ne l’allume jamais pour le déjeuner... jambon froid, saucisson froid... radis froids...

GÉDÉON.

Allons, c’est bien.

Il remonte.

ÉMILE, l’arrêtant.

Ah ! monsieur... une lettre pour vous qui est arrivée hier soir.

Il la lui donne.

GÉDÉON, à part, lisant la lettre.

De Robinet !

Lisant.

« Monsieur, je vous considère comme le dernier des polissons. »

Parlé.

Il est contrarié.

Lisant.

« Je serai demain matin chez vous avec mes témoins. »

Parlé.

Comment ! encore une affaire !

Haut.

Émile, trois messieurs se présenteront tout à l’heure... Vous les ferez asseoir et vous viendrez me prévenir.

Il sort.

 

 

Scène III

 

ÉMILE, puis ROBINET, DUPLANCHET et L’INVALIDE

 

ÉMILE, seul.

Le charcutier vient de me donner une bonne idée... Je lui racontais comment Sophie était partie avec un professeur de flageolet... On aime à raconter ces choses-là, ça soulage... alors, il m’a dit : « Êtes-vous bête !... Allez à la Préfecture de Police, il y a un bureau des objets perdus... » « Comment ? Vous croyez qu’on s’occupera de mon affaire ? » « Tiens, nous payons assez d’impôts pour ça », qu’il m’a répondu... J’irai tantôt.

ROBINET, paraissant au fond avec Duplanchet et l’invalide.

M. Gédéon Fraisier, s’il vous plaît !

ÉMILE, le reconnaissant.

Tiens ! C’est vous !... Est-ce que vous êtes les trois messieurs qu’on attend ?

ROBINET, sèchement.

Oui, nous sommes les trois messieurs...

ÉMILE.

Alors, asseyez-vous.

DUPLANCHET, sévère.

C’est inutile... nous ne sommes pas las...

ÉMILE.

Comme vous voudrez... Je vais prévenir Monsieur... il déjeune...

 

 

Scène IV

 

ROBINET, DUPLANCHET, L’INVALIDE

 

ROBINET, éclatant.

Il mange !

DUPLANCHET.

Voyons, du calme !

ROBINET.

Oui, je vous ai promis de me contenir, mais où est donc le maître d’armes ?

DUPLANCHET.

Je suis allé chez lui ce matin... Il a refusé de venir... Il m’a dit : « Prenez un pharmacien. Avec du taffetas d’Angleterre... ça suffira... »

ROBINET.

Nous nous passerons de lui ! tu le remplaceras.

DUPLANCHET.

Oui, compte sur moi... tant qu’on ne se battra pas !... Je t’ai amené l’invalide.

L’INVALIDE, riant.

Je suis venu tout de suite... Les duels de bourgeois... ça m’amuse.

 

 

Scène V

 

ROBINET, DUPLANCHET, L’INVALIDE, GÉDÉON

 

GÉDÉON, entrant.

Messieurs, je vous demande pardon...

ROBINET, bondissant.

Lui !

DUPLANCHET, le contenant, bas.

Sois digne et sévère !

ROBINET, à Gédéon.

Monsieur, j’ai reçu votre lettre infâme... que je ne qualifierai pas... Vous m’avez fait l’honneur de m’écrire pour me refuser ma fille...

GÉDÉON.

Croyez que les circonstances...

ROBINET.

Ah ! soyons nets ! car je ne vous le cache pas, je suis homme à décrocher Fanchette ! et cette fois ce n’est pas au bras que je viserai... c’est à la mamelle gauche !

DUPLANCHET, à part.

Spadassin !

L’INVALIDE, à part.

Moi, ça m’amuse !

ROBINET.

Je n’ai pas été vous chercher, moi... Vous m’avez demandé la main d’Aménaïde... Je vous l’ai accordée... Vous n’en voulez plus... Pourquoi ?

GÉDÉON.

Mais soyez convaincu que si...

ROBINET.

Avez-vous quelque chose à lui reprocher ?

GÉDÉON.

Oh ! non ! je l’adore ! et puis j’ai un million de raisons pour l’épouser.

ROBINET.

Eh bien, alors ?

DUPLANCHET, bas.

Tu insistes trop.

GÉDÉON.

Mais là, vrai !... Ça ne se peut pas.

DUPLANCHET, bas.

Saturnin te reste.

ROBINET, à Gédéon.

Alors, monsieur, si ce n’est pas ma fille... c’est donc moi qui suis cause de cette rupture ? Mettriez-vous en doute ma respectabilité ?

GÉDÉON.

Ah ! par exemple ! Croyez bien, monsieur Robinet, que ma retraite n’a rien de désobligeant pour mademoiselle votre fille, ni pour vous.

ROBINET.

Tenez, je lis dans votre âme... votre refus prend sa source dans un sentiment cupide... Vous avez un million, tandis que ma fille...

GÉDÉON.

Ah ! Je vous jure que ce n’est pas ça... bien au contraire... car si vous saviez...

ROBINET.

Quoi ?

GÉDÉON.

Rien.

ROBINET.

Voyons, monsieur, il faut en finir ! Expliquez-vous, pourquoi refusez-vous ma fille ?

GÉDÉON.

Vous le voulez !... Eh bien !... je la refuse parce que... non, à vous, c’est impossible.

ROBINET.

Prenez garde, monsieur !

GÉDÉON.

Désignez un de ces messieurs... je lui dirai tout et après ma confidence, s’il juge que je doive épouser mademoiselle Aménaïde, je suis prêt.

ROBINET.

Enfin, nous allons savoir... Duplanchet, reste avec Monsieur...

DUPLANCHET.

Volontiers.

À part.

Je suis curieux de connaître...

ROBINET.

Nous entrons là... Ne soyez pas longs... Venez avec moi, l’invalide.

L’INVALIDE.

Oui, après nous irons déjeuner...

Robinet et l’invalide entrent à gauche.

DUPLANCHET.

Voyons... nous sommes seuls... contez-moi ça...

GÉDÉON, à part.

Ce n’est pas facile à dire.

Haut.

Monsieur, c’est une histoire scabreuse et intime que je vais vous raconter...

DUPLANCHET.

Scabreuse ! tant mieux !

GÉDÉON.

Mais ce n’est pas ma faute, allez ! C’est la guigne. Croyez-moi, monsieur, ne venez jamais au monde un vendredi 13.

DUPLANCHET, à part.

Qu’est-ce qu’il me chante ?

GÉDÉON.

Connaissez-vous madame Robinet ?

DUPLANCHET.

Très bien.

GÉDÉON.

Elle vit depuis longtemps séparée de son mari ?

DUPLANCHET.

Depuis quinze ans, à cause du baromètre.

GÉDÉON.

Pensez-vous que pendant ces quinze années sa conduite ait toujours été parfaitement régulière.

DUPLANCHET.

Je le pense... Cependant je ne mettrais pas ma main au feu.

GÉDÉON.

Et vous ferez bien !

DUPLANCHET.

Comment ! Vous savez quelque chose ?

GÉDÉON.

Chut.

DUPLANCHET.

Ah ! ce pauvre Robinet ! Contez-moi ça vite.

GÉDÉON.

Je ne la croyais pas mariée... Je prenais ça pour une pose.

DUPLANCHET.

Comment ! C’est vous ! Eh bien ! vous avez là un drôle de goût !

GÉDÉON.

Elle n’est pas mal.

DUPLANCHET.

Peuh ! ça ne serait pas mon genre de femme.

GÉDÉON.

C’est à Valentino que je la vis pour la première fois.

DUPLANCHET.

À Valentino ! la femme d’un notaire ! Après ça, quand une femme se met à dégringoler !

GÉDÉON.

Elle consentit à accepter une grappe de raisin chez Dinochau et le lendemain...

DUPLANCHET.

Ça n’a pas été long !

GÉDÉON.

Maintenant, je vous le demande, puis-je épouser sa fille ?

DUPLANCHET.

C’est impossible. Et même pour Saturnin, ça me refroidit... Une mère qui va à Valentino...

 

 

Scène VI

 

DUPLANCHET, GÉDÉON, ROBINET, L’INVALIDE

 

ROBINET, passant la tête.

Est-ce fini ?

DUPLANCHET.

Eh bien !... mon ami... il ne peut pas épouser ta fille. C’est impossible, tout à fait impossible.

ROBINET.

Pourquoi ?

DUPLANCHET.

Parbleu !... parce que...

S’arrêtant.

Non !... je ne peux pas te le dire. Tu ne dois pas le savoir.

ROBINET.

Mais tu le sais bien, toi !...

DUPLANCHET.

Ah ! moi ! ce n’est pas la même chose ! Qu’il te suffise de savoir que ce mariage est impossible.

ROBINET.

Ah ! je comprends ! Tu es intéressé dans la question... Tu veux me fourrer ton Saturnin...

DUPLANCHET.

Oh ! Saturnin ! Il est bien jeune... nous en reparlerons.

ROBINET, à Gédéon.

Je récuse Duplanchet ! Vous allez raconter l’affaire à l’invalide.

L’INVALIDE.

Oh ! moi, je veux bien.

Il rit.

DUPLANCHET.

Mon ami, tu as peut-être tort, un étranger...

ROBINET.

Toi, laisse-moi tranquille ! Je m’en rapporte à lui, à lui seul.

À Gédéon.

Allez !

GÉDÉON.

Vous le voulez !

ROBINET.

Je l’exige... je me retire... Dépêchez-vous...

L’INVALIDE.

Après, nous irons déjeuner.

ROBINET.

Oui.

Il sort.

DUPLANCHET.

Moi, je vais refroidir Saturnin... La mère à Valentino...

Il sort.

 

 

Scène VII

 

GÉDÉON, L’INVALIDE

 

GÉDÉON.

Mais si ça continue, tout le monde le saura...

L’INVALIDE.

Allez !

GÉDÉON.

Tenez, vous êtes un bon diable !... vous en avez vu de toutes les couleurs... On peut se confier à vous. Eh bien ! je n’épouse pas mademoiselle Aménaïde parce que j’ai eu des relations avec sa mère.

L’INVALIDE.

Des relations ! Quelles relations ? C’est-y des relations d’amour ?

GÉDÉON.

Oui !

L’INVALIDE.

Elle a été votre bonne amie ?

GÉDÉON.

Oui...

L’INVALIDE.

Eh bien ! Qué que ça fait ?

GÉDÉON.

Comment ? Ce que ça fait ?

L’INVALIDE.

Ce n’est pas la mère que vous épousez, c’est la fille.

GÉDÉON.

Mais vous ne comprenez pas.

L’INVALIDE.

Vous n’avez pas eu de relations avec la fille ? Alors, vous pouvez l’épouser, mais pas la mère, parce qu’elle est mariée.

GÉDÉON, à part.

Mais il manque complètement de sens moral.

Haut.

Voyons. Est-ce que je peux passer des bras de la mère dans les bras de la fille ?

L’INVALIDE.

Qu’est-ce qu’en empêche ?

GÉDÉON.

Oh ! mais la morale.

L’INVALIDE.

Mais ce qui est immoral, ce n’est pas d’épouser la fille, c’est d’avoir badiné avec la mère. Vous ne pouvez pas l’épouser, c’est entendu ! Mais vous pouvez épouser la fille... qu’elle n’est pas coupable ! Voilà mon avis... Sauf meilleur, quoi qu’il en soit, vous pouvez marcher.

GÉDÉON.

C’est une brute !

 

 

Scène VIII

 

GÉDÉON, L’INVALIDE, ROBINET

 

ROBINET.

Eh bien !

L’INVALIDE.

Vous pouvez entrer, mon opinion à moi, c’est qu’il peut épouser très bien !

ROBINET.

Ah !

GÉDÉON.

Mais non ! C’est impossible ! Si vous saviez...

L’INVALIDE.

Je vas lui dire !... apprenez donc que Madame...

GÉDÉON.

Non ! moi... Il vaut mieux que ce soit moi !

À part.

Au moins j’y mettrai des ménagements.

L’INVALIDE.

Dépêchez-vous, après nous irons déjeuner...

GÉDÉON.

Pardon... je désire rester seul avec M. Robinet.

ROBINET.

C’est donc bien grave ?

L’INVALIDE.

Mais, non, des bêtises.

ROBINET.

C’est bien... allez m’attendre au café en face et commandez deux beefsteaks.

L’INVALIDE.

J’y vais.

Bas à Robinet.

Tenez, il l’épousera.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

GÉDÉON, ROBINET

 

GÉDÉON, à part.

Sapristi ! c’est très embarrassant de raconter ça au mari...

ROBINET.

Je vous écoute, monsieur...

GÉDÉON.

Préférez-vous que je vous écrive ?

ROBINET.

Par exemple ! Parlez...

GÉDÉON.

C’est vous qui le voulez ? Asseyons-nous !

Ils s’asseyent.

Monsieur Robinet, vous allez peut-être m’en vouloir, mais ce n’est pas ma faute. Je ne le savais pas... Oh ! si je l’avais su !

ROBINET.

Quoi ?

GÉDÉON.

Elle avait eu soin de changer de nom. Elle se faisait appeler Lodoïska. Ça se ressemble si peu... mettez-vous à ma place.

ROBINET.

Au fait ! Vous m’agacez avec vos préambules...

GÉDÉON.

Vous allez tout savoir. J’ai une liaison.

ROBINET, à part.

Je m’en doutais !...

GÉDÉON.

Une femme que j’ai rencontrée au bal de Valentino chez un prince italien.

ROBINET.

Je ne vous en veux pas... Ce n’est pas un crime... Est-ce tout ?

GÉDÉON.

Cette femme est mariée...

ROBINET, s’éloignant.

Ah ! c’est plus drôle.

Se reprenant.

C’est très mal, monsieur, très mal... Est-ce tout ?

GÉDÉON.

Non, son mari existe... C’est un brave homme... oh ! que j’aime bien.

ROBINET.

Est-ce que je le connais ?

GÉDÉON.

Oh ! oui !

ROBINET.

Ne le dites pas, c’est Duplanchet.

GÉDÉON.

Non !

ROBINET.

Tant pis !

GÉDÉON.

Oh ! oui, tant pis !

ROBINET.

Voyons, qui ? qui ça ? Je n’en parlerai à personne.

GÉDÉON.

Eh bien ! c’est !... c’est...

ROBINET.

C’est...

GÉDÉON.

Non ! Levons-nous... ces émotions me brisent, marchons.

ROBINET.

Marchons ! Je veux bien, moi !

GÉDÉON.

Maintenant, asseyons-nous.

ROBINET.

Asseyons-nous...

GÉDÉON.

Vous ne voulez pas que je vous écrive ?

ROBINET.

Mais non... voyons... remettez-vous, que diable ! J’ai vécu, j’ai fait des farces autrefois et si vous voulez me promettre de rompre...

GÉDÉON.

Oh ! ça, je ne demande pas mieux.

ROBINET.

Eh bien ! rien ne s’oppose plus à ce que vous épousiez ma fille. L’invalide avait raison... dans son grossier bon sens.

GÉDÉON.

Oh ! vous ne savez pas tout.

ROBINET.

Quoi encore ?

GÉDÉON.

Voici, monsieur Robinet... je crois qu’une lettre vaudrait mieux.

ROBINET.

Non, ça nous retarderait, d’ailleurs je n’ai pas mes lunettes... parlez !...

GÉDÉON.

Eh bien ! avez-vous vu jouer au Théâtre-Français une pièce qui s’appelle la Mère et la Fille ?

ROBINET.

Oui... c’est très gentil... j’ai pleuré, ma femme aussi...

GÉDÉON.

Eh bien !... voilà !... voilà la situation.

ROBINET.

Comment ? Héloïse...

GÉDÉON.

...Et Lodoïska, c’est la même.

ROBINET.

Ma femme !

Levant sa chaise.

Sacrebleu ! Monsieur.

GÉDÉON.

Frappez ! je n’ai pas mon sabre...

ROBINET.

Polisson...

À part.

Si je m’attendais à ça, une femme de quarante-huit ans. Mais on n’est donc jamais à l’abri.

À Gédéon.

Vous comprenez, monsieur, qu’une pareille offense ne peut se laver que dans le sang... dans le vôtre.

GÉDÉON.

Je suis à vos ordres... mais réfléchissez. Pouvais-je deviner que Lodoïska c’était madame Robinet ?

ROBINET.

Ça, c’est vrai...

GÉDÉON.

Et puis, une femme séparée, c’est comme une veuve.

ROBINET.

Ça, c’est vrai !

GÉDÉON.

Et puis, si je ne vous l’avais pas dit, vous ne le sauriez pas... Ah !...

ROBINET.

Eh bien !...

GÉDÉON.

Avez-vous le droit d’abuser de la confidence d’un client, vous, notaire ?

ROBINET.

Non, c’est contraire à nos règlements.

GÉDÉON.

Eh bien ! alors !

ROBINET.

Eh bien ! quoi ? Il faut pourtant que ma colère tombe sur quelqu’un... Je vais trouver ma femme.

GÉDÉON, l’arrêtant.

Monsieur Robinet, voulez-vous me permettre de vous donner un bon conseil ?

ROBINET.

Quoi ?

GÉDÉON.

Pardonnez-lui, à la pauvre égarée et reprenez-la.

ROBINET.

Jamais !

GÉDÉON.

Ça m’obligera... Si j’ai quelque droit à votre bienveillance, et je crois en avoir...

ROBINET.

Sans doute...

GÉDÉON.

Je vous demande grâce pour elle.

ROBINET.

Ça, c’est mon affaire... Monsieur Gédéon, après ce qui s’est passé, nous ne devons plus nous revoir.

GÉDÉON.

Hélas !

ROBINET.

J’espère que ce secret restera entre nous deux.

GÉDÉON.

Monsieur Robinet, je sais ce qu’on doit au malheur.

ROBINET, lui prenant la main.

Merci, vous êtes un galant nomme. Non, pas la main.

Sortant.

Je la garde pour Héloïse...

Il sort.

 

 

Scène X

 

GÉDÉON, puis LODOÏSKA

 

GÉDÉON.

Monsieur Robinet ! Il est violent, ce notaire. Il est capable de se porter à des excès. Et pas moyen de prévenir Lodoïska. Pauvre femme ! Mais je ne pouvais pas faire autrement ! Je ne pouvais pas faire autrement !... je ne pouvais pas épouser sa fille.

Riant.

Je serais devenu mon gendre.

LODOÏSKA.

Eh bien !... vous êtes gentil, vous !

GÉDÉON.

Lodoïska !

LODOÏSKA.

Vous deviez me prendre chez moi, à midi, pour partir !

GÉDÉON.

Partir ! mais malheureuse !... votre mari sort d’ici !

LODOÏSKA.

Ah bah !

GÉDÉON.

Il sait tout... Il vous cherche !

LODOÏSKA.

Ah ! je vous disais qu’il me cherchait !

Prenant une pose.

Ah ! gredin, je vous ai tout sacrifié.

GÉDÉON, l’arrêtant.

Oh ! nous n’avons pas le temps de jouer cet air-là ! Il est furieux, il est violent... il est capable de renouveler la scène du baromètre.

LODOÏSKA.

Quel baromètre ?

GÉDÉON.

Enfin, il peut se porter sur vous à des voies de fait !

LODOÏSKA.

Lui ! Ah !... je ne lui conseille pas, par exemple ! Je rends, moi...

GÉDÉON.

Comment avez-vous pu tromper un si brave homme ?

LODOÏSKA.

Allons donc !... un ivrogne !

GÉDÉON.

Comment ?

LODOÏSKA.

Il ne peut pas mettre une pièce de vin en bouteille sans tomber dessous.

GÉDÉON.

Eh bien !... je m’en doutais, il a le nez rouge.

LODOÏSKA.

Voyons, partons-nous ?

GÉDÉON.

Encore !

LODOÏSKA.

Tiens !... du moment que mon mari me cherche, je file. Il n’est pas dans mes cordes, cet homme-là.

GÉDÉON.

Voyons, Lodoïska... Écoutez-moi... vous êtes arrivée à l’âge de la raison ?... je dirai presque de la maturité, quoique vous soyez très bien conservée. C’est même étonnant.

LODOÏSKA.

J’ai vingt-quatre ans.

GÉDÉON.

Oui.

À part.

Et une fille de dix-huit... Elle l’aurait donc eue à six ans.

Haut.

Il est temps de faire une fin... votre mari est bon... il vous aime encore... Il vous pardonnera, croyez-moi, rentrez dans le giron de famille ! C’est si bon, la famille ! le foyer conjugal ! les enfants !

LODOÏSKA.

Ah çà... qu’est-ce qui vous prend ?

GÉDÉON.

Il est riche, lui...

LODOÏSKA.

Tiens !... Il a fait fortune, cet imbécile-là ?

GÉDÉON.

Tandis que moi... il faut bien vous le dire, je n’ai plus rien !

LODOÏSKA.

Ah ! voilà ce que j’attendais !

GÉDÉON.

Quoi ?

LODOÏSKA.

Votre argent... qui passait si facilement de vos mains dans les miennes. Vous croyez que je le dépensais ?

GÉDÉON.

Sans doute.

LODOÏSKA.

Non, je l’amassais, je le plaçais

S’attendrissant.

et je me disais : « Pauvre Gédéon ! un jour c’est moi qui le nourrirai ! »

GÉDÉON.

Ah ! je vous remercie... vous êtes bien bonne.

À part.

Merci !

LODOÏSKA.

Et qui sait, plus tard... mon mari n’est plus jeune... un malheur peut arriver... parce que quand un homme boit !... malheur à lui. Alors j’irai trouver Gédéon et je lui dirai : « Mon ami... voulez-vous accepter mon nom ? »

GÉDÉON, à part.

Mais certainement... Il ne manquerait plus que ça ! M. Lodoïska !

LODOÏSKA.

Tu vois bien qu’il faut partir.

GÉDÉON, à part.

Mais c’est un crampon !

LODOÏSKA.

C’est entendu... je vais faire ta malle.

GÉDÉON.

Non, écoute...

LODOÏSKA.

Deux chemises, deux pantalons... je t’en achèterai d’autres en route ! Tu ne manqueras de rien, va !

La voix d’ÉMILE.

Ne faites pas l’insolent ! On vous paiera !

LODOÏSKA.

Ciel ! La voix de mon mari !

GÉDÉON.

Mais non, c’est...

LODOÏSKA.

Oh ! j’en suis sûre !... Je la reconnais ! Il ne faut pas qu’il me voie... j’entre là... et quand tout sera prêt pour le départ... j’ouvrirai le piano... et comme signal, je jouerai mon air...

GÉDÉON.

Ah ! oui ! Le Nid d’hirondelles.

À part.

Toujours le même !

LODOÏSKA.

Tu viendras me rejoindre et nous filerons par l’escalier de service.

GÉDÉON, à part.

Oui, compte là-dessus...

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

GÉDÉON, ÉMILE

 

ÉMILE, entrant par le fond.

Monsieur...

GÉDÉON, à part.

Je savais bien que ce n’était pas Robinet.

À Émile.

Quoi...

ÉMILE.

C’est votre tailleur qui apporte sa note... je lui ai dit de revenir demain.

GÉDÉON.

Écoute, il y a une dame cachée dans ce cabinet.

ÉMILE.

Très bien, je me retire.

GÉDÉON.

Mais non !... Attends donc, imbécile ! Tu vas aller la trouver et tu lui diras que, poursuivi par mes créanciers...

ÉMILE.

Vos créanciers ! un millionnaire...

GÉDÉON.

J’ai été obligé de partir subitement... qu’elle me retrouvera à Bayonne ! à l’hôtel de la Bidassoa...

À part.

Moi, je file sur Maubeuge ! Je vais faire ma malle !...

À Émile.

Tu entends, Bayonne, Bidassoa !

Il entre à gauche.

 

 

Scène XII

 

ÉMILE, puis ROBINET, DUPLANCHET et L’INVALIDE

 

ÉMILE, seul.

Je comprends, c’est une petite que nous lâchons ! J’y suis allé, à la Préfecture de Police... J’ai eu des nouvelles de ma femme... ils sont très bien renseignés là-bas... Il paraît qu’elle dirige un pensionnat de demoiselles à Alger... Afrique.

ROBINET, exaspéré.

Entrez, messieurs, entrez !

DUPLANCHET.

Voyons, calme-toi.

ROBINET.

Ah ! je ne sais pas ce qui va se passer... mais ce sera terrible !

À Émile.

Ici, toi !

ÉMILE.

Quoi ?

ROBINET.

Va dire à ton maître... à ton paltoquet de maître...

ÉMILE.

Hein ?

ROBINET.

Que Robinet l’attend avec ses témoins ! Va !

ÉMILE.

Il grinche toujours, ce vieux-là !

DUPLANCHET, à Robinet.

Mais voyons, qu’est-ce que tu as ?

ROBINET.

Ce Gédéon est le dernier des drôles !... Il a tenté de flétrir la réputation d’Héloïse par des propos que personne ne doit connaître.

DUPLANCHET.

Je les connais...

ROBINET.

Ah !

L’INVALIDE, gaiement.

Moi aussi...

ROBINET.

Tout le monde, alors ? Eh bien, c’est faux, archifaux.

DDPLANCHET et L’INVALIDE.

Ah bah !

ROBINET.

Donc ! c’est un duel à mort !

DUPLANCHET.

À mort ?

ROBINET.

Je compte sur toi.

DUPLANCHET.

Ah ! non ! tu sais... je veux bien être ton témoin, mais dès qu’on se bat, je n’en suis plus !

Il remonte.

ROBINET.

Tu m’abandonnes !

DUPLANCHET.

Complètement !

À part.

Je vais chercher sa fille. Elle empêchera ce duel.

Il sort.

ROBINET.

Voilà les amis ! Des gens qui dînent chez vous deux fois par semaine ! et qui font la grimace quand on leur sert la bouillie !

L’INVALIDE, riant.

Oui... mais je suis là, moi...

ROBINET.

Et c’est vous ! vous que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, qui restez fidèle et dévoué au poste de l’honneur.

L’INVALIDE.

Ça m’amuse... je n’ai rien à faire.

ROBINET.

Mais je ne serai pas ingrat... je veux que vous ayez un souvenir de moi... On ne sait pas ce qui peut arriver.

Détachant sa montre.

Tenez, voici une montre que mon journal m’a donnée en prime.

L’INVALIDE.

Va-t-elle bien ?

ROBINET.

Je vous en réponds ! Elle va tous les deux jours chez l’horloger.

L’INVALIDE.

Toute seule ?

 

 

Scène XIII

 

ROBINET, GÉDÉON, L’INVALIDE, puis ÉMILE

 

GÉDÉON, entrant.

Messieurs, puis-je savoir ?...

ROBINET.

Je viens de voir ma femme, monsieur.

GÉDÉON.

Ah ! voilà ce que je craignais ! J’espère que vous vous êtes conduit en homme du monde !

ROBINET.

Je l’ai giflée.

GÉDÉON.

Encore.

ROBINET.

Et après, nous nous sommes expliqués.

GÉDÉON.

Vous auriez mieux fait de commencer par là.

ROBINET.

Vous vous êtes conduit comme un paltoquet !

GÉDÉON.

Ah ! mais, monsieur.

ROBINET.

Héloïse ne vous connaît pas... elle ne vous a jamais vu !

GÉDÉON.

Ah ! c’est un peu fort !

ROBINET.

Voyons... comment est-elle ?

GÉDÉON.

Elle est blonde.

ROBINET.

Ce n’est pas vrai.

GÉDÉON.

De beaux yeux.

ROBINET.

Ce n’est pas vrai.

GÉDÉON.

Des dents superbes.

ROBINET, avec triomphe.

Elle n’en a que trois ! trois !

Indiquant l’invalide.

J’en appelle à Monsieur.

L’INVALIDE.

Oui, trois... et une toute petite dans le fond...

GÉDÉON, à part.

Ah çà ! je ne suis pas somnambule.

ROBINET.

Ainsi, monsieur, vous n’avez pas craint de flétrir la réputation d’une mère.

GÉDÉON.

Ah ! laissez-moi tranquille avec vos grands mots.

ROBINET.

Et vous persistez dans vos insinuations ?

GÉDÉON.

Parfaitement.

ROBINET, s’approche.

Nous allons voir !

GÉDÉON.

Que faites-vous ?

ROBINET.

J’envoie chercher Héloïse et nous verrons si, devant elle, vous oserez soutenir...

ÉMILE, entrant.

Monsieur a sonné ?...

ROBINET.

Oui... prenez un fiacre... à l’heure... Transportez-vous...

À ce moment on entend jouer le Nid d’hirondelles.

ÉMILE.

Hein ?...

GÉDÉON.

Le signal, c’est inutile ! C’est elle qui joue du piano dans cette pièce.

ROBINET.

Héloïse ici ! Ah ! Nous allons voir !

Il sort.

ÉMILE, entendant l’air.

Le Nid d’hirondelles !

Se pâmant.

Ah ! ah !

GÉDÉON, à part.

Le Nid d’hirondelles ! C’est agaçant ! Ah ! ah !

ÉMILE, se pâmant.

C’est délicieux ! Quelle âme ! c’est elle ! je la reconnais...

 

 

Scène XIV

 

GÉDÉON, L’INVALIDE, ÉMILE, ROBINET, LODOÏSKA

 

ROBINET, regardant Lodoïska.

Mais ce n’est pas ma femme, ça !

ÉMILE.

Je crois bien ! C’est la mienne ! Ah ! Sophie !

Il l’embrasse.

LODOÏSKA, à part.

Pas de veine !

GÉDÉON.

Comment ! c’est là ton mari ?

ÉMILE, à part.

Il la tutoie...

Bas à Lodoïska.

Où avez-vous connu Monsieur ?

LODOÏSKA, avec aplomb.

Au Conservatoire ! classe de piano !

ÉMILE.

À la bonne heure !

GÉDÉON.

Monsieur Robinet... vous êtes notaire... et plus que tout autre vous devez excuser les erreurs.

ROBINET, offusqué.

Comment ?

GÉDÉON.

Je reconnais que je me suis trompé... je n’ai jamais eu l’honneur d’inspirer la moindre faiblesse à madame Robinet.

ROBINET.

Je l’espère pour vous, monsieur.

GÉDÉON.

Et je ne me pardonnerai que lorsque vous m’aurez permis de déposer mon cœur... et mon million aux pieds de mademoiselle votre fille.

ROBINET.

Nous en recauserons... Je ne dis pas non...

Lui prenant la main.

Vous êtes un galant homme.

Retirant sa main.

Non ! pas la main !

Se ravisant.

Ah ! si, maintenant...

 

 

Scène XV

 

GÉDÉON, L’INVALIDE, ÉMILE, ROBINET, LODOÏSKA, DUPLANCHET, AMÉNAIDE

 

DUPLANCHET, entrant.

Nous arrivons à temps.

AMÉNAÏDE, se jetant au cou de son père.

Ah ! papa ! papa !

ROBINET.

Ma fille !

AMÉNAÏDE.

Ce duel n’aura pas heu, je ne le veux pas.

ROBINET.

Ne crains rien... Monsieur m’a fait des excuses, j’ai pardonné...

L’INVALIDE.

À quelle heure dîne-t-on ?

ROBINET.

À sept heures.

L’INVALIDE, tirant sa montre.

Neuf heures et demie... Elle avance.

ROBINET.

Ça ne m’étonne pas... elle n’a pas été réglée depuis avant-hier.

DUPLANCHET.

Dis donc, veux-tu voir Saturnin, il est là ?

ROBINET.

Ah ! bien ! pour une fois qu’il vient... il n’a pas de chance !... J’ai disposé de ma fille !

AMÉNAÏDE.

Est-il possible ! Ah ! quel bonheur !

GÉDÉON, embrassant Aménaïde.

Ah ! maintenant, je ne crains plus la guigne.

À part, au public.

Nous tâcherons qu’il ne vienne pas au monde un vendredi 13 !

Chœur.

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