Les Étrennes (Louis DE BOISSY)

Comédie avec divertissement, en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 19 janvier 1733.

 

Personnages

 

JANUS, Dieu des Étrennes

LA BAGATELLE

LE CHEVALIER COLIFICHET

DAMON

LE MARQUIS

LE COMTE

LE BARON

ANGÉLIQUE

FANCHON

TROUPE DE DANSEURS et DE DANSEUSES

 

La Scène est dans la Galerie du Palais

 

 

Scène première

 

LA BAGATELLE, JANUS

 

JANUS.

Voici le nouvel an, brillante Bagatelle ;

Dans ce Palais je viens vous installer :

Qu’aujourd’hui notre Fête ici se renouvelle.

Aux regards curieux hâtez-vous d’étaler

Les chefs-d’œuvre nouveaux qu’a produit l’industrie,

Dans ces lieux où vos mains vous dressent tant d’Autels,

Recevez les tributs qu’imposent aux Mortels

Le caprice, l’orgueil, la mode et la folie.

Vendez cher vos faveurs dans ces jours solennels,

Ils vous font consacrés par le Dieu des Étrennes :

Profitez, avec moi, des sottises humaines.

La raison crie en vain contre de tels abus ;

Elle ne peut abolir ces tributs,

Ni des Humains séduits nous enlever l’hommage ;

Quand nous avons pour nous leurs Maîtres absolus,

La vanité, l’amour, l’intérêt et l’usage.

LA BAGATELLE.

Janus, avec justice on nous voit triomphants ;

Et l’on célébré, tous les ans,

Avec éclat, ma puissance infinie.

J’amuse l’Univers, et la raison l’ennuie.

Les Hommes sont toujours enfants :

Je ne puis trop taxer leur troupe Calotine ;

À lui faire payer mes bijoux chèrement,

Tout, en ce jour, me détermine :

Je sens que l’air de la Salle voisine,

Où la chicane aboie incessamment,

Devient contagieux et porte à la rapine.

JANUS.

Adieu ; sur vous, Déesse fine,

Je me repose entièrement

Du soin de tromper poliment,

Et de vous enrichir d’une façon badine.

Tandis que vous prendrez les passants dans vos lacs,

Dans tout Paris je cours faire ma ronde,

Pour goûter, à longs traits, la douceur sans seconde ;

De rendre fous tous les États,

Et de rire des embarras

Et des convulsions où je jette le monde.

C’est peu qu’un tel délire ait pour nous des appas ;

Je me propose encore un plaisir plus sensible,

C’est d’aller à la Cour, Théâtre du fracas,

Pour y jouir du Spectacle risible,

De voir des concurrents précipiter leurs pas,

Pour s’embrasser tout haut, et s’étouffer tout bas.

LA BAGATELLE.

Partez, Seigneur, Janus, sans tarder davantage ;

Un tel séjour, pour vous, est fait exprès :

Vous verrez là grands nombres de Sujets ;

Qui, comme vous, portent double visage.

Jusqu’au revoir.

Janus sort.

 

 

Scène II

 

LA BAGATELLE, LE CHEVALIER COLIFICHET

 

LE CHEVALIER, courant embrasser la Bagatelle.

Bon jour ! Bon an !

Embrassez-moi, mon aimable Déesse !

Vous n’avez point de plus grand Partisan

Ni d’ami qui, pour vous, ait autant de tendresse.

Vous balancez dans ce moment ?

LA BAGATELLE.

Plus je regarde, et plus mon esprit le rappelle...

Je ne me trompe pas, c’est l’Abbé Bagatelle ;

C’est lui que j’aime tendrement,

Lui, mon adorateur fidèle :

Mon cœur le reconnaît malgré son changement.

LE CHEVALIER.

Ma souveraine, il est vrai, c’est moi-même.

LA BAGATELLE, l’embrassant.

Ah ! Quel ravissement extrême !

Mais pourquoi, je vous prie, un tel ajustement ?

À quel propos changer de personnage ?

LE CHEVALIER.

J’ai mes raisons. D’Abbé l’habit coquet

À son mérite et son attrait ;

Mais il expose au badinage

Qu’on exerce toujours sur un petit collet,

Pour agir librement, sans redouter le trait :

Et pour suivre l’effort de mon humeur volage,

J’ai, cette année, arboré le plumet ;

Et pris le nom et l’Équipage

Du Chevalier Colifichet.

LA BAGATELLE.

Sous quelque nom que je vous voie,

Et de quelque façon que vous paraissiez mis,

Toujours votre présence excitera ma joie,

Et vous serez la fleur de mes amis.

LE CHEVALIER.

Pour mériter ce titre, et pour me rendre digne

D’avoir le premier rang entre vos favoris,

Je me sois signalé par Ouvrage insigne :

Il fouille dans ses poches.

Je viens pour vous l’offrir... Non... Ce n’est pas cela.

LA BAGATELLE.

Qu’est-ce donc que vous tenez-là ?

LE CHEVALIER, tirant un patron de garniture.

C’est un patron de garniture,

Et d’engageantes à l’allure,

Dont l’air invite à les bien chiffonner,

Et que, pour un tendron, je viens de dessiner.

LA BAGATELLE.

Le joli dessein de coiffure !

LE CHEVALIER.

J’en suis moi-même l’Inventeur.

LA BAGATELLE.

Je vous en félicite ; il doit vous faire honneur.

LE CHEVALIER.

Je vous en fais présent.

LA BAGATELLE,

La réussite est sûre.

LE CHEVALIER.

On croit que ce n’est rien : il m’a beaucoup coûté,

Et j’ai mis mon esprit huit jours à la torture,

Pour donner à l’Ouvrage une heureuse tournure

Et certain ait de nouveauté,

Mais voici mon chef-d’œuvre ; il est en cinq Volumes :

Je l’ai tiré d’après nos goûts et nos Coutumes :

Le beau sexe paraît enclin à l’estimer ;

Et, par égard pour lui, je l’ai fait imprimer :

Vous en êtes l’objet, je vous en fais l’arbitre :

Il unit l’agrément à la solidité ;

Et, pour vous prouver sa beauté,

Je prétends feulement vous lire chaque titre.

LA BAGATELLE.

J’écoute avec avidité.

LE CHEVALIER lit.

TRAITÉ DES RIBNS, avec une dissertation sur la Babiole, dédié aux Dames, par Monsieur l’Abbé Bagatelle. Premier Volume.

LA BAGATELLE.

Ce titre-là promet ; la matière est profonde.

LE CHEVALIER.

De tout ce qui se fait, c’est la source féconde :

Tout consiste en des riens ; heureux qui les saisit !

Ils décident de tout, ils font l’âme du monde.

C’est un rien qui nous place, un rien qui nous détruit ;

Un Amant, par un rien, révolte une Maîtresse,

Et, par un rien, un autre la séduit.

Un rien fait tomber une Pièce,

Un rien fait qu’elle réussit.

LA BAGATELLE.

Les riens sont mes enfants, et des enfants que j’aime :

Exalter leur pouvoir, c’est me louer moi-même.

LE CHEVALIER continue de lire.

L’A, B, C du grand monde, ou l’art de soutenir la conversation à peu de frais. Second Volume.

LA BAGATELLE.

Pour former la Jeunesse, ah ! c’est un livre d’or :

L’idée seule est un trésor.

LE CHEVALIER.

Il en est un pour le Libraire,

Et doit avoir un grand débit,

Puisqu’il enseigne au plus sot l’art de plaire ;

Et qu’il lui donne de l’esprit.

Un bonjour dit de bonne grâce,

Deux ou trois compliments polis

Qu’on se renvoie et qu’on le ressasse

Avec un air de tête et des gestes choisis ;

Un jargon décoré de phrases joliettes,

Et de vingt termes favoris

Qu’on accompagne d’un souris :

Savoir, les intrigues secrètes,

Et de la Ville, et de la Cour ;

Posséder l’histoire du jour ;

En poche avoir toujours Brevets et Chansonnettes,

Et répéter aux Dames, tour-à-tour,

Mille tendres sornettes,

Que l’on a soin d’orner de mots à double sens ;

Parler éloquemment cornettes,

Et prononcer sur des rubans ;

De tout ce qui paraît, juger sans connaissance ;

Hors de propos prodiguer son encens,

Et placer bien sa médisance :

Voilà des aimables du temps,

Ce qui fait le mérite et toute la science.

LA BAGATELLE.

Et souvent l’entretien des plus honnêtes gens.

LE CHEVALIER.

LA NOUVELLE TOILETTE DES DAMES, avec une liste détaillée de tout ce qui la compose ; Ouvrage immense, et digne de la curiosité publique. Troisième Volume.

LA BAGATELLE.

Je connais qu’en effet cet Ouvrage est immense.

LE CHEVALIER.

Il l’est cent fois plus qu’on ne pense.

Pour savoir tous les noms des bijoux précieux

Dont les Toilettes sont fournies,

J’ai fait des pas prodigieux,

Et des recherches infinies :

Pour porter ce Volume au point où je l’ai mis,

J’ai passé trois jours et trois nuits

Avec quinze de mes amis,

Qui m’ont obligeamment aidé de leurs avis.

Il continue à lire.

LA TOILETTE DES HOMMES, revue, corrigée et augmentée des trois quarts...

LA BAGATELLE.

Des hommes, il est vrai, je dois être contente :

Avec tout le beau sexe, ils disputent d’atours ;

Et je m’aperçois tous les jours,

Que pour moi leur amour augmente :

Ils mettent tous l’enchère à mes Colifichets,

Et disputent le rang de mes premiers sujets.

LE CHEVALIER.

Peut-on vous trop aimer, divinité charmante !

Il reprend.

LA TOILETTE DES HOMMES, revue, corrigée et augmentée des trois quarts, et qui n’est pas moins curieuse que celle des femmes. Quatrième Volume.

LA SCIENCE DE COIFFER LES UNS ET LES AUTRES, livre très utile pour mes jeunes confrères qui entrent dans le monde. Dernier Volume.

LA BAGATELLE.

Ah ! Vous ne pouviez pas mieux couronner l’ouvrage ;

Et je lui donne mon suffrage.

LE CHEVALIER.

Ce n’est pas tout ; je veux vous parler franchement :

Ces œuvres-là que vous trouvez gentilles,

Ne sont rien à côté d’un Volume charmant

Que j’achève actuellement.

LA BAGATELLE.

Et vous l’intitulez ?

LE CHEVALIER.

L’ÉLOQUENCE DES FILLES,

Ou l’art de rire finement,

Et de converser par des mines ;

Le tout orné d’estampes fines.

LA BAGATELLE.

C’est un livre dont je réponds.

Pour sept ou huit éditions,

Mon cher, tout au moins, je parie.

LE CHEVALIER.

Oh ! C’est peu de la théorie ;

Moi-même, de cet art je donne les leçons :

J’apprends à minauder de plus de vingt manières,

Et j’ai déjà, grand nombre d’écolières ;

Je les instruis avec succès.

Que dans la bagatelle et les riens agréables,

Les filles font de rapides progrès !

Ces friponnes aimables,

En un matin, vont plus loin, mille fois,

Que ne ferait un homme dans un mois.

À ce propos, une jeune orpheline

Depuis six jours est tombée en mes mains ;

Ce sont bien les yeux les plus fins !

Elle est faite pour vous, et je vous la destine.

Son esprit un peu neuf n’ose prendre l’essor ;

De la Province il se ressent encor :

Mais, à travers sa pudeur enfantine,

On voit percer son naturel coquet ;

Et ce sera, je gage, un excellent sujet :

Par la fortune elle m’est adressée ;

Je sens, à l’avancer, ma gloire intéressée :

La pauvre enfant n’a d’autre appui que moi !

Et doit bientôt ici se rendre... le la vois.

 

 

Scène III

 

LE CHEVALIER, LA BAGATELLE, ANGÉLIQUE

 

LE CHEVALIER.

Venez, ma Pupille charmante,

Qu’à Madame je vous présente.

À la Bagatelle.

Et bien, vous avais-je menti ?

LA BAGATELLE.

Non ; son premier abord m’enchante :

Vous ne pouviez me faire un présent plus gentil.

LE CHEVALIER.

Hem ! Ce sont-là des Étrennes mignonnes !

LA BAGATELLE.

Elle prévient d’abord par sa beauté.

ANGÉLIQUE.

Vous avez bien de la bonté,

Madame.

LE CHEVALIER.

Regardez ces œillades friponnes :

Qu’en dites-vous ?

LA BAGATELLE.

Je dis que ses regards sont vifs,

Et qu’elle a les yeux expressifs.

LE CHEVALIER.

Examinez-moi ce corsage :

Voilà pour attirer bien des chalands chez vous,

Et faire rehausser le prix de vos bijoux.

À Angélique.

Mais, la Belle, vers moi tournez votre visage ;

Vous n’êtes pas coiffée à l’avantage.

Ce pli qui fait tout-à-fait mal,

Vous donne un air provincial,

Et vous rend la mine Sauvage ;

Il faut que j’y mette la main.

ANGÉLIQUE, bas au Chevalier.

Vous n’êtes pas venu m’arranger ce matin.

LE CHEVALIER.

Attendez donc que je dégage

Ce front, pour le rendre serein :

À présent, laissez-moi, d’une légère mouche,

Relever, avec art, ce petit nez mutin :

Que je place cette autre au coin de votre bouche,

Pour rendre son souris encore plus malin.

Ce n’est qu’un rien, mais ce rien, pour la grâce,

Par une habile main veut se voir employé :

Il ne doit point paraître étudié ;

Et le grand art consiste à bien choisir sa place.

Que vois-je ? Ôtez-moi ce mouchoirs ;

Je vous ai déjà dit qu’il n’en faut point avoir :

Qui vous l’a donc fait mettre, je vous prie ?

ANGÉLIQUE.

Le froid avec la modestie.

LE CHEVALIER.

Au lien de ce mouchoir, mettez-moi dans ce jour

Une palatine galante,

Qui garantisse et pare tour-à-tour.

Pour vos Étrennes, bel Amour,

Je veux vous en donner une qui soit charmante,

Vous la mettre moi-même, et l’ajuster si bien,

Que, mettant un rempart à la saison cruelle,

Et contentant votre pudeur rebelle,

Je ménage des jours où l’œil ne perde rien.

ANGÉLIQUE.

En vérité, Monsieur...

LA BAGATELLE.

Allez, laissez-le faire.

LE CHEVALIER, lui arrangeant sa palatine.

Elle sera fort bien de la manière.

Ces trésors sont trop beaux pour devoir les cacher ;

Ils sont faits pour charmer la vue :

On doit voir leur beauté, du moins à demi nue.

ANGÉLIQUE.

Oui ; mais il est, Monsieur, défendu d’y toucher ?

Et vos mains sont un peu trop vives.

LE CHEVALIER.

Un maître a des prérogatives :

Vous voilà maintenant plus belle de moitié.

De tous mes foins je dois être payé.

Il baise Angélique.

LA BAGATELLE.

L’excellent Précepteur pour de jeunes Pupilles !

ANGÉLIQUE.

Je ne saurais m’empêcher de rougir.

LA BAGATELLES, à Angélique.

Vous profitez fort bien de ses leçons utiles ;

La dernière, surtout, vient de vous embellir.

ANGÉLIQUE.

Madame, est-il bien vrai ? Me trouvez-vous jolie

Et, de vous plaire, aurais-je le bonheur ?

LA BAGATELLE.

Oui ; vous avez trouvé le chemin de mon cœur.

Je veux faire de vous mon élève chérie.

ANGÉLIQUE.

Me voir auprès de vous, fait toute mon envie ;

Et je ne puis retenir mon transport :

Pour vous, dès la plus tendre enfance,

J’ai toujours eu le penchant lie plus, fort.

LA BAGATELLE.

Il est juste, en ce jour, que je la récompense !

D’une si belle passion,

Au Chevalier.

Adieu. Pour mon triomphe un Ballet se prépare ;

Je veux qu’il serve aussi pour sa réception :

Je cours presser l’instant de l’exécution.

Pour y danser, venez que je vous pare,

Nouvel objet de mon affection.

ANGÉLIQUE.

Déesse de mon âme, ah ! que je suis ravie !

J’aime la danse à la folie.

Revenant sur ses pas.

Monsieur ne nous suit pas ?

LA BAGATELLE.

Non ; il demeure ici

Et je le prie avec instance.

De me doubler en mon absence.

LE CHEVALIER.

Très volontiers.

ANGÉLIQUE, au Chevalier.

À vous quitter ainsi,

Mon cœur a vraiment de la peine ;

Mais je reviens bientôt ici ;

Et, l’un des jours de la semaine,

J’irai vous voir, mon bon ami.

LE CHEVALIER.

Je le veux de toute mon âme.

Quelque matin que vous veniez chez nous,

Comptez qu’il sera jour pour vous ;

Vous n’aurez qu’à fui vie Madame.

Angélique sort avec la Bagatelle.

 

 

Scène IV

 

LE CHEVALIER, DAMON

 

LE CHEVALIER, à part.

Un homme vient ; je le connais ;

Haut.

C’est un vieux libertin. Eh ! C’est vous que je vois !

Je vous embrasse, et de toute mon âme,

Cher Papa dont les traits paraissent rajeunis,

Vous qui tenez la vieillesse enchaînée

Au char des plaisirs et des ris ;

Vous, l’homme le plus jeune avec des cheveux gris.

DAMON.

Moi, je vous félicite, et suis des plus ravis...

LE CHEVALIER.

De quoi ?

DAMON.

De voir que, dans cette journée,

Vous soyez, mon très cher, plus fou que l’autre année.

LE CHEVALIER.

Je reconnais votre joyeuse humeur,

À ce trait de plaisanterie,

Comme vous êtes vert, Vous venez, je parie.

Acheter-là... Vous m’entendez, Monsieur ?

DAMON.

Il est vrai que je viens acheter des Étrennes.

Comme vous êtes connaisseur,

Et que j’ai là-dessus des clartés peu certaines,

Je veux vous consulter.

LE CHEVALIER.

Vous me faites honneur.

DAMON.

Non ; je vous rends justice. En fait de ces matières,

Mon cher Monsieur Colifichet,

Tout le monde connaît vos sublimes lumières :

Daignez donc m’écouter, je vais vous mettre au fait

Des Étrennes que je souhaite,

Et dont plus d’un motif veut que je fasse emplette :

J’en dois faire présent, au sortir de ce lieu,

À des personnes différentes.

LE CHEVALIER.

En voulez-vous d’abord de bien galantes ?

DAMON.

Non ; j’en veux prendre, en premier lieu,

Qui soient de peu de conséquence :

Comme des Almanachs, des Etuis, des Écrans,

Ou, pour éviter la dépense,

Quelques paquets de cure-dents.

LE CHEVALIER.

Si vous faites toujours des présents de la sorte,

Vous serez riche fort longtemps.

Un homme comme vous peut-il ?...

DAMON.

Bon ! Bon ! Qu’importe ?

C’est pour un ami familier ;

Dès le Collège, il était mon intime.

LE CHEVALIER

Vous le traitez encore en écolier ;

Et c’est, de lui, faire fort peu d’estime.

DAMON.

Nous avons fait toujours profession

D’agir ensemble sans façon :

Et, puisqu’il faut que je le dise,

C’est à regret que je suis aujourd’hui

Un sot abus que l’usage autorise.

Si mon ami s’en formalise,

S’il s’en fâche, tant pis pour lui :

C’est un fort honnête homme, il est vrai, je le prise ;

Mais, après tout, à l’examiner bien,

Il est fort gueux, et ne m’est bon à rien.

LE CHEVALIER.

Monsieur, je n’ai plus rien à dire.

DAMON.

En second lieu, pour homme, je désire

Des Étrennes du dernier goût,

Et qui soient peu communes, surtout.

LE CHEVALIER.

Je sais un cabaret... c’est le plus bel ouvrage !

Cher, à la vérité, mais neuf, bien entendu.

DAMON.

Oh ! Le prix n’y fait rien. C’est pour un personnage,

Par son mérite et sa vertu,

À dire vrai, peu respectable ;

Mais, par le rang dont il est revêtu,

Infiniment considérable.

Mon intérêt m’engage à gagner sa faveur :

Dans deux importantes affaires,

Sa protection m’est des plus nécessaires ;

Sans compter qu’un tel don prôné par ce Seigneur,

Dans Paris peut me faire honneur,

Et, devenant la nouvelle publique,

M’attirer le titre flatteur

D’homme galant et magnifique.

LE CHEVALIER.

Vous serez donc servi selon votre désir.

DAMON.

Troisièmement, il me faudra choisir

Des Étrennes pour femme.

LE CHEVALIER.

Oh ! Puisque c’est pour une Dame,

Vous voulez du brillant ?

DAMON.

Vous vous êtes mépris ?

Je ne veux rien que d’ordinaire,

De simple, de modeste, et qui ne coûte guère ;

Comme éventails communs rubans unis.

LE CHEVALIER.

Mais, quelle est donc l’honnête Demoiselle

À qui vous destinez ce présent de haut prix ?

DAMON.

C’est ma femme, Monsieur ; il est trop bon pour elle.

LE CHEVALIER.

Vous la traitez ainsi que vos amis,

Elle n’a rien à dire.

DAMON.

À présent je demande

Tout ce que ce Palais peut offrir de plus beau,

De plus cher et de plus nouveau ;

M’en coûtât-il la somme la plus grande ;

Je ne saurais mieux remployer.

LE CHEVALIER.

Qui peut être l’objet d’une telle largesse ?

DAMON.

Une Actrice qui fait les rôles de Princesse,

Et dont un seul regard ne peut trop se payer.

LE CHEVALIER.

Du monde perverti, tel est le caractère :

L’intérêt et l’orgueil produisent les écus !

Les plaisirs effrénés répandent encore plus ;

Mais l’amitié ne donne guère ;

Elle ressemble à l’amour conjugal :

Le devoir est mesquin, la vertu ménagère,

Le vice seul est libéral.

DAMON.

Comment ! Vous faites le moral,

Mon cher docteur en bagatelle ?

Pour mettre fin à ce ton magistral,

Voilà ma bourse. Ailleurs une affaire m’appelle.

Faites pour moi cette emplette nouvelle ;

Je me rapporte à vous, et du choix, et du prix :

Vous enverrez le tout à mon logis.

LE CHEVALIER.

En l’adressant à votre épouse.

DAMON.

Morbleu ! N’en faites rien ; elle est d’humeur jalouse.

LE CHEVALIER.

Je raille. Allez, reposez vous sur nous ;

Dans une heure, au plus tard, vous aurez tout à vous.

Damon s’en va.

 

 

Scène V

 

LE CHEVALIER, LE MARQUIS, LE COMTE, LE BARON

 

LE MARQUIS, LE COMTE, LE BARON, embrassant tous trois, en même-temps, le Chevalier.

Eh ! Bonjour, Chevalier.

LE CHEVALIER.

Messieurs, qui vous amène ?

LE MARQUIS.

Nous venons rendre hommage à notre Souveraine ;

Nous sommes, comme toi, ses zélés serviteurs.

LE CHEVALIER.

En ce cas, devant moi prosternez-vous, Messieurs ;

Je représente notre Reine.

LE COMTE.

De ce Palais tu fais donc les honneurs ?

LE CHEVALIER.

Oui, oui ; je distribue aujourd’hui ses faveurs :

Vous n’aurez pas perdu vos peines.

LE BARON.

J’entends. Tu vas nous donner nos Étrennes.

LE CHEVALIER.

Tu l’as dit. Du nouveau vous êtes amateurs ;

Des spectacles, surtout vos cœurs sont idolâtres ;

Et je vous fais présent du livre que voici ;

Il vous divertira.

LE COMTE.

Voyons un peu ceci.

LE MARQUIS.

Lisons d abord le titre 

Il lit.

ALMANACH DES THÉÂTRES.

LE BARON.

Ce titre rit à mes esprits folâtres.

LE CHEVALIER.

L’ouvrage est excellent, et l’auteur est PARFAIT.

LE MARQUIS.

J’aurais voulu, pour le rendre complet,

Qu’on eût joint les amours secrètes et badines

De leurs célèbres héroïnes.

LE CHEVALIER.

Marquis, à quoi songes-tu là ?

Il aurait fallu pour cela

Dix gros tomes, au moins.

LE BARON rit en lisant.

Ah ! Ah !

LE COMTE.

Qui te fait rire ?

LE BARON.

Un endroit que je viens de lire :

Mais tu n’en riras pas, toi, comme j’en ai ri.

LE COMTE.

D’où vient ?

LE BARON.

Il tombe à plomb, puisqu’il faut te le dire,

Sur l’Opéra, ton spectacle chéri.

LE MARQUIS.

Ah ! Lis tout haut, Baron, je t’en conjure, lis.

LE BARON, au Marquis.

Oh ! Pour toi, j’en suis sur, tu vas être bien aise !

Ami comme tu l’es, de la troupe française.

LE COMTE.

Mais voyons donc cet endroit si plaisant.

LE CHEVALIER, au Baron

Lis sans tant de cérémonie.

LE BARON.

Je ne saurais pour le présent ;

Lis pour moi, Chevalier, je t’en prie.

LE MARQUIS.

Silence.

LE CHEVALIER lit.

L’an qu’Isis au jour reparaîtra,

Trembles, frémis, malheureux Opéra ;

Elle fera pour toi la fatale comète

Qui t’annoncera ta défaite :

De ses climats glacés tout se ressentira :

Dans le rôle d’Io[1] l’Amour s’enrhumera.

Pour rendre ta perte complète,

Un beau mardi[2] Zéphir s’envolera,

Et[3] la Sirène se taira ;

La Danse n’aura plus sa meilleure sujette.

LE COMTE.

Mais elle l’a.

LE CHEVALIER continue.

Pour lors tu te verras si bas,

Et d’Acteurs dont tu manqueras :

Telle, enfin, sera ta disette,

Que le maître des Cieux, tant qu’on promène Io,

De son rang dépouillant les marques,

Sera contraint de faire une des Parques,

Et de filer pour chanter leur trio.

LE MARQUIS.

Je suis charmé qu’on d’aube ainsi l’incognito.

Du Seigneur Jupiter qui trahissant sa flamme,

Livre si sottement sa maîtresse à sa femme.

À part.

Le Comte enrage ; il met ma joie au dernier point.

LE BARON, au Comte.

Je te l’avais bien dit, que tu ne rirais point.

LE COMTE.

Je ne ris point, Baron, sur pareille matière.

Je n’aime pas qu’on fronde un Opéra divin,

Ni que, pour le donner carrière,

On perde le respect qu’on doit au magasin :

Mais Omphale d’Isis répare le destin ;

Tout le monde lui rend une justice entière.

LE MARQUIS.

C’est, sans le mériter, qu’Omphale a réussi :

D’une prédiction elle vaut bien la peine.

LE CHEVALIER.

Prêtez l’oreille, la voici.

Il lit.

L’an que tu remettras Omphale sur la scène,[4]

D’Alcide, en vain, la voix avec le port

Ramènera chez toi l’affluence d’abord.

Comme un signe éclatant de ta chute prochaine,

On verra, sur son sein, briller, le premier jour,

Durant le cours d’un acte, un nouveau phénomène,

Qui sur prenant les jeux des Dames d’alentour,

Les fera rire rougir tour-à-tour.

Pour mieux présager ta ruine,

Un démon savoyard conjuré par Argine,

Précipitant sin vol qui manquera,

Tombera sur son dos, et la renversera.

Hercule, en ce désordre extrême,

Hercule, de frayeur, reculera lui-même,

Pour lasser le public qui si rebutera,

Tout le fretin du sombre empire

S’exercera longtemps à battre l’entrechat ;[5]

Et le grand diable qu’on admire,

Ne pourra plus sauter, fatigué du sabbat.

LE BARON.

On peut dire qu’Omphale est l’Opéra des diables ;

Il en pleut à chaque moment.

LE MARQUIS.

Je n’en saurais souffrir les longueurs effroyables.

LE CHEVALIER.

Pour moi, j’en trouve tout charmant,

Hors la fin qui m’ennuie, et le commencement.

LE MARQUIS.

Un Opéra peu fait pour la conduite exacte,

A permission d’ennuyer

Pendant tout le Prologue et tout le premier Acte.

Ce qui le plus me choque, et m’oblige à crier,

C’est qu’Alcide qui veut immoler au dernier

Omphale avec Iphis, à son transport funeste,

Ne fasse tant de bruit que pour les marier,

Et, cédant ses amours sans se faire prier,

Vienne nous resservir le dénouement d’Alceste.

LE COMTE.

D’un Opéra si beau, que tu blâmes en vain,

La musique est charmante, et le succès certain.

LE MARQUIS.

De ce Théâtre qu’on ballotte,

Comte, sais-tu bien qu’à la fin

Tu deviendras le Dom Quichotte ?

LE COMTE.

Je deviendrai celui du bon goût en ce cas.

Messieurs, ne vous y trompez pas ;

Entre tous les talents, la musique et la danse...

LE MARQUIS.

La musique et la danse !... Arrêtons son caquet

Car, s’il entame une fois ce sujet,

Il ne finira pas.

LE BARON, fermant la bouche au Comte.

Je t’impose silence.

LE COMTE.

Souffrez, du moins, que je vous dise un mot

Sur la musique.

LE MARQUIS.

À d’autres.

LE BARON.

Quelque sot.

LE COMTE.

Oh ! Parbleu, là-dessus si je ne puis rien dire,

Il me sera, du moins permis de lire.

LE CHEVALIER, au Comte.

C’est le meilleur parti. Ce livre peut, contre eux,

Te fournir plus d’un trait heureux.

LE COMTE.

Bon ! Je tiens ce que je désire.

Au Baron.

Voici de quoi t’apprendre à te moquer de moi.

Baron, ce coup qui seconde ma haine,

Foudroie entièrement la troupe Italienne :

Tu l’aimes ; je ne puis me venger mieux de toi.

LE BARON.

J’en rirai le premier, si le trait vaut la peine.

LE MARQUIS.

Voyons.

LE COMTE lit.

L’an que chez toi[6] Sigismond paraîtra

Que je te plains, ô troupe d’Italie !

Jusqu’en ses fondements ton hôtel gèlera,

Et dans ses doigts Arlequin soufflera.

Pour réchauffer ta Comédie[7],

En vain Zaïre t’offrira

Un sujet abondant de critique jolie :

Un Dieu puissant pour elle combattra,

Et le Public s’éclipsera,

Après avoir sifflé ta parodie.

LE MARQUIS.

Baron, tes bons amis font tapés, pour le coup.

LE COMTE, au Baron.

Tu ne ris pas ?

LE BARON.

Mais, beaucoup.

Ce pauvre Sigismond ! J’en ai l’âme attendrie.

D’un ton tragique.

Qu’a-t-il donc fait aux adieux, pour être abandonné !

LE MARQUIS.

Ils lui font expier le crime d’être né.

LE BARON.

L’état de ce Théâtre est des plus déplorables ;

J’en aime les Acteurs, leur fort me fait pitié :

Même avec Arlequin je suis si fort lié,

Que nous sommes inséparables ;

Je suis toujours chez lui, sans en être prié :

J’ai beaucoup de pouvoir sur l’esprit de sa fille,

J’ai même quelque part à toute la famille.

LE COMTE.

D’avoir pris ma revanche, ah, que je suis ravi !

LE MARQUIS.

La chose, à dire vrai, me fait plaisir aussi.

LE CHEVALIER, au Baron.

Consoles-toi, leurs maux ne sont pas incurables.

Cet Almanach avantageux

Contient non-seulement des faits très véritables,

Mais il renferme encore des conseils profitables,

Pour rendre l’avenir heureux.

LE MARQUIS.

Leur mal est bien pressant, et je crains fort pour eux.

LE CHEVALIER.

En voici le remède, et prompt, et spécifique.

Il lit.

AVIS TRES SALUTAIRE À LA TROUPE ITALIQUE.

Si tu veux rappeler chez, toi les spectateurs,

Donnes, ce sont deux bagatelles

D’excellentes Pièces nouvelles ;

Et, pour les bien jouer, reçois de bons Acteurs.

LE BARON.

De bons Acteurs ! De bonnes Pièces !

Va, Chevalier tu te moques de nous ;

On trouve bien ainsi, ma foi, de tels bijoux !

Si mes amis pouvaient posséder ces richesses,

Leur Théâtre, morbleu, serait un vrai Pérou.

Va, Chevalier, ton Almanach est fou.

LE CHEVALIER.

Il donne encore un avis plus facile

À l’Opéra qu’il console très bien.

LE COMTE.

Voyons ; je fais mon intérêt du sien.

LE CHEVALIER.

S’il le suivait, il lui serait utile.

Il lit.

Au Théâtre chantant

AVIS très important,

Veux-tu fixer la fortune qui flotte,

Et te voir de nouveau couru ?

Fais, au plutôt, redanser la vertu[8]

Et remets l’Amour[9] en culotte.

LE COMTE.

Mais l’Auteur de ce Livre a le cerveau blessé,

Vouloir à l’Opéra que la vertu redanse.

Proposa-t-on jamais pareille extravagance ?

Il faudrait qu’en ces lieux elle eût déjà dansé.

C’est supposer le faux, choquer la vraisemblance.

LE MARQUIS.

De ce Théâtre-là, Partisan entêté,

C’est donc ainsi que tu prends sa défense ?

LE COMTE.

Je suis son Chevalier, et même avec outrance ;

Mais ce n’est pas par ce côté.

LE MARQUIS.

Mais c’est un fait par toi seul contesté.

LE COMTE.

Dis : qui l’a vu ?

LE MARQUIS.

Toute la France.

Un sujet né pour être respecté,

A déjà fait voir ce miracle :

Il a su trouver l’art de vaincre chaque obstacle,

Et d’allier, aux yeux du Public enchanté,

La modestie à l’air de volupté,

Au badinage la noblesse,

La conduite au talent, les mœurs à la jeunesse,

Et la sagesse à la beauté.

Ton Opéra n’a rien de mieux à faire,

Que de le rappeler dans cette extrémité.

LE CHEVALIER.

Non, non, il aurait tort d’agir pour cette affaire ;

Quand tu dirais même la vérité.

Je soutiens qu’il s’y doit opposer au contraire ;

Car, enfin, Messieurs, tout compté,

L’amour et ses tendres faiblesses

Sont le premier devoir de toutes nos Princesses ;

Et leur corps, à ce Dieu, doit tout l’éclat qu’il a.

Un tendron charte, apprenez bien cela,

Est d’un mauvais exemple à craindre pour les nôtres ;

C’est un vrai monstre à l’Opéra :

On ne doit pas le souffrir-là,

De peur qu’il ne gâte les autres.

LE MARQUIS.

Toujours, par du bizarre, il se distinguera.

LE CHEVALIER.

Ils me donnent la Comédie.

LE MARQUIS, au Comte.

Je ris pourtant de ta saillie.

LE COMTE.

Pour te mieux divertir, tu vas avoir ton tour.

LE BARON.

Cela se doit par un juste retour.

LE COMTE.

Cherchons un peu la Prophétie

Qui touche le Spectacle, objet de son amour.

LE MARQUIS

Épargnez-vous ce soin ; je vais lire moi-même.

La voici.

LE COMTE.

Quel orgueil ! Il nous brave en ce jour.

LE CHEVALIER.

Il en sera puni.

LE MARQUIS.

Le Théâtre que j’aime,

Vous le savez, Meilleurs, fleurit seul aujourd’hui :

C’est le louer, que de parler de lui ;

Ainsi prêtez l’oreille à son panégyrique.

LE CHEVALIER.

Pour être heureux et florissant,

On n’est pas moins sujet à la critique.

LE COMTE, au Marquis.

Fais ta lecture ; allons, je t’écoute à présent.

LE BARON.

Paix-là.

LE MARQUIS lit.

L’an que Zaïre enchantera la Terre.

Ô ! Théâtre François, quel sera ton bonheur !

De sa voix[10] le son séducteur,

Aidé du rare don de plaire,

Attendrira Paris en ta faveur,

Et fera passer sa douceur

Jusqu’au fond de l’âme sévère

Du plus inflexible Censeur...

Il s’interrompt avec transport.

Ah ! Je suis transporté ! Je ne saurais le taire.

LE CHEVALIER.

Il en tient pour Zaïre.

LE MARQUIS.

Ai-je tort, en honneur ?

Elle a de si beaux yeux !

LE COMTE, brusquement.

Recommencés, Monsieur ;

LE MARQUIS recommence.

L’an que Zaïre enchantera la Terre,

Ô ! Théâtre Français, quel sera ton bonheur !

De sa voix le son séducteur,

Aidé du rare don de plaire,

Attendrira Paris en ta faveur,

Et fera passer sa douceur

Jusqu’au fond de l’âme sévère

Du plus inflexible Censeur ;

Tu n’auras plus à craindre le Tonnerre,

Ni les éclats du Public en fureur ;

Et tes jours couleront dans le calme prospère,

Qui ne sera troublé que par le bruit flatteur

Qu’excitera chez toi plus d’un Approbateur.

Il s’interrompt de nouveau.

Que vous avais-je dit ?

LE COMTE.

Poursuis, maudit Lecteur !

LE MARQUIS continue.

Le Spectateur, pour toi, sera si débonnaire,

Que du froid Complaisant[11] respectant la fadeur...

LE CHEVALIER.

Ahi ! Ahi ! Vous mollissez, Seigneur !

LE COMTE.

Lis ferme, ou bien...

LE MARQUIS.

C’est ce que je vais faire.

Il reprend.

Le Spectateur, pour toi, sera si débonnaire,

Que, du froid Complaisant respectant la fadeur,

Il entendra la Pièce entière,

Sans exciter nulle rumeur,

Et qu’il prendra son caractère.

LE COMTE.

Fort bien !

LE MARQUIS lit toujours.

Le jeu brillant de chaque Acteur,

À l’abri de quelque lueur,

Fera claquer sa morale ordinaire,

Étonnera le connaisseur,

Et le forcera de se taire,

Et d’admirer... en dépit de son cœur,

La complaisance... du Parterre.

LE BARON.

Je triomphe ! À son tour, le Marquis est penaud ;

Il n’a rien perdu pour attendre.

LE COMTE.

Voilà ton Complaisant ajusté comme il faut.

LE MARQUIS.

Il est aisé de le défendre.

LE CHEVALIER.

Sans intrigue, sans intérêt,

Et sans conduite, comme il est,

Auras-tu bien le front de l’entreprendre ?

LE MARQUIS.

N’en déplaise à ton goût, je soutiens, qu’à tout prendre,

Le Complaisant...

LE CHEVALIER.

Est d’un ennui parfait.

LE COMTE.

Et du flatteur un fort mauvais extrait.

LE MARQUIS.

Il fait pleurer, Monsieur, il fait rire Madame.

LE CHEVALIER.

Et me fait bâiller, moi, jusques au fond de l’âme.

LE MARQUIS.

Pour moi, j’admire chaque mot.

Il parle avec esprit...

LE CHEVALIER.

Et se comporte en sot.

LE MARQUIS.

Toute la Pièce...

LE CHEVALIER.

N’est pas neuve ;

Un assommant Procès en est le fondement :

Du Curieux impertinent,

Elle a, pour nœud, la ridicule épreuve ;

Et je laisse à l’Auteur l’honneur du dénouement.

LE COMTE.

Tu lui fais un fort beau présent !

LE MARQUIS.

Madame Orgon...

LE COMTE.

Pour elle, elle est ma bonne amie ;

J’idolâtre son enjouement.

LE CHEVALIER.

Elle chérit la danse, et c’est par sympathie.

LE COMTE.

Je goûte des plaisirs parfaits,

Quand elle danse et qu’elle entonne

D’une façon toute bouffonne,

Il chante.

Que tous les Procès.

Durent à jamais.

Qu’on les barbouille,

Qu’on les barbouille

À jamais.

Il récite.

Oh ! barbouille-là, dans sa bouche charmante,

Produit un effet qui m’enchante.

Il répète en chantant.

Qu’on les barbouille, bouille, bouille.

LE BARON.

Les Français ont volé ce trait à mes amis.

LE MARQUIS, au Comte.

Ce Chœur vaut bien celui de vos Trembleurs d’Isis.

Il chante en st moquant.

L’hiver qui nous tourmente,

Et qui s’obstine à nous geler.

LE COMTE reprend en même-temps..

Que tous les Procès

Durent à jamais.

Qu’on les barbouille, etc.

LE CHEVALIER, au Baron.

De la partie il nous faut mettre aussi.

Le Chevalier et le Baron mêlent leurs voix à celles du Marquis et du Comte, et chantent en même-temps.

Maudit celui qui n’en boira,

Et qui ne s’en barbouille ;

Maudit celui qui n’en boira,

Et qui ne s’en barbouillera.

LE BARON, après avoir chanté.

Voilà ce qu’on appelle un beau charivari !

LE COMTE.

Ah ! Pour nous mieux venger du Marquis qui notre brave,

Je voudrais bien qu’on parlât de Gustave[12].

LE CHEVALIER.

Sa Prophétie est faite.

LE COMTE.

Écoutons-la.

LE CHEVALIER lit.

L’an que du fond du Nord un Héros sortira,

Il effacera tout par sa clarté suprême :

Le grand Gustave étonnera

Par sis beautés et par ses défauts même ;

Jusques à son habit, tout en lui charmera.

Grands Dieux ! Quelle riche abondance

De situations contre la vraisemblance !

Et que de lieux communs heureusement cousus

À des événements qu’on n’aura jamais vus !

Un songe, Une reconnaissance,

Des Monologues tant et plus.

Une longue Oraison, Funèbre

D’un Prince vivant qu’on célèbre ;

Des travestissements, des conspirations,

Des emprisonnements et des proscriptions

Une sédition subite

Qui change tout-à-coup les décorations :

Un enlèvement, une fuite,

Un combat sur la glace, où, faisant le plongeon,

Par un prodige heureux, la fille de Sténon

Disparaîtra sous l’eau toute habillée,

Puis reviendra sur l’horizon,

Pour nous en informer, sans paraître mouillée ;

Et, par un dernier trait digne d’être vanté,

Après tant de périls, de fracas de furie,

Qui tiendront en suspens le Public agité,

La Pièce finira dans la tranquillité ;

Et, hors un Confident qui seul perdra la vie,

Les Acteurs de la Tragédie

Se retireront tous en fort bonne santé.

LE BARON, au Marquis.

Que répons-tu ?

LE MARQUIS.

Je dis que la Pièce est si belle,

Qu’en paraissant, elle a fait revenir

Tout Paris de la BAGATELLE.

Contre tant de beautés, le moyen de tenir ?

L’heureux Amant d’Adélaïde

A, par un surprenant bonheur,

Le Public pour Rival et pour Admirateur.

La raillerie est insipide.

LE CHEVALIER.

Jamais Princesse n’eut plus d’Amants à la fois :

En même-temps elle se voit pressée

Par Frédéric, Gustave, et le Tyran Danois ;

Ils veulent l’enlever tous trois.

Elle ressemble à la Fiancée

Du Roi de Garbe, trait pour trait.

LE COMTE.

Oui, tu dis vrai, c’est son Portrait.

De la foi qu’elle donne, elle n’est point esclave.

LE CHEVALIER.

Elle le prouve hautement,

Quand elle eut, par accommodement,

Épouser Frédéric quoiqu’elle aime Gustave.

Tout mis dans la balance, il n’est pas surprenant

Que ce dernier le voie oublié par la Belle,

Quand de ses yeux il est absent,

En étant reconnu si difficilement,

Lorsqu’il lui parle et qu’il est devant elle.

LE COMTE.

Un endroit favori qui me plaît tout-à-fait,

C’est quand sa bouche dit au Tyran qu’elle hait,

À propos du Héros qu’elle aime :

Qu’il vive, qu’il triomphe, et je meurs sans regret.

Cela se chante de soi-même,

Marquis ; de ces paroles-là,

Sais-tu bien qu’on ferait un beau Chœur d’Opéra ?

 

 

Scène VI

 

LE CHEVALIER, LE MARQUIS, LE COMTE, LE BARON, ANGÉLIQUE, FANCHON

 

ANGÉLIQUE, au Chevalier.

Tout est prêt, mon cher Maîtres

Mais, avant que d’ouvrir le Ballet désiré,

À vos yeux j’ai voulu paraître,

Pour savoir si je fois parée à votre gré.

LE CHEVALIER.

Vous êtes mise, on ne saurait mieux l’être.

LE MARQUIS.

Quel est-donc cet objet charmant ?

LE CHEVALIER

C’est une de mes écolières.

À qui, depuis huit jours, je donne des manières.

LE MARQUIS.

Tu choisis bien, je t’en fais compliment.

LE COMTE, regardant Fanchon.

Cette autre-ci n’a pas la mine moins friponne.

LE CHEVALIER.

Mais je ne connais point cette jeune personne ;

Belle Angélique, apprenez-moi son nom.

FANCHON.

Monsieur, je m’appelle Fanchon.

ANGÉLIQUE.

En qualité d’amie elle vient à la fête

Que, pour me recevoir, la Bagatelle apprête :

Je me crois obligée à vous la présenter.

FANCHON.

Si vous vouliez m’instruire avec Mademoiselle,

Je tâcherais, Monsieur, de profiter

De vos leçons, comme elle.

LE CHEVALIER.

Quoique fort occupé, très volontiers, ma Belle.

LE MARQUIS.

À son défaut, nous nous offrons ;

Nous sommes, comme lui, Docteurs en Bagatelle.

LE COMTE.

Si vous voulez prendre de mes leçons,

À vous donner tous mes foins je m’engage :

Mais, quel âge avez-vous ?

FANCHON.

J’ai seize ans environ.

LE COMTE.

Seize ans ! Ma Reine, voila l’âge

Propre à l’instruction.

À présent, dites-moi votre inclination.

À quoi vous porte, enfin, votre goût ?

FANCHON, faisant un entrechat.

À la danse.

LE MARQUIS.

Tudieu ! Qu’elle est ingambe !

LE COMPTE.

Elle bat l’entrechat !

LE CHEVALIER.

C’est débuter, avec éclat.

LE COMTE.

Et s’élève plus haut que danseuse de France.

Mon cœur, je vous adore, et je veux, avec vous,

Faire des entrechats.

LE BARON.

Et moi, des caprioles.

FANCHON.

Messieurs, avec plaisir. J’aime les danses folles.

LE COMTE.

Et je mets, à fauter, mon plaisir le plus doux.

LE BARON.

J’ai pour la capriole, une fureur si grande,

Que je la fais à chaque instant :

Et, quand je l’oublie en sortant,

Tout le monde me la demande.

LE CHEVALIER, à Angélique.

Pour nous, nous ouvrirons la fête tous les deux

LE MARQUIS, à Angélique.

Puisque la Bagatelle en ce lieu nous rassemble,

Je veux aussi, brune aux yeux amoureux,

Que nous dansions un menuet ensemble.

LE CHEVALIER.

Ainsi nous serons tous de ce Ballet joyeux.

LE COMTE.

Dans ce beau jour, il faut que je signale

Tous les talents que j’ai reçus des Cieux.

Je prétends, tour-à-tour, et d’une ardeur égale,

Jouer un air de Flûte, avec, un de Timbale :

Je veux mettre l’Orchestre en train,

Danser Une Musette, ensuite un Tambourin ;

Et, pour me rendre plus utile,

Chanter une Cantate et puis un Vaudeville.

LE CHEVALIER.

C’est tout un Opéra que le Comte...

LE COMTE.

J’entends 

Le son bruyant des Instruments.

Je cours pour être plus agile ;

Je cours vite changer d’habits,

Et reviens pour tenir tout ce que j’ai promis.

 

 

Scène VII

 

LE CHEVALIER, LE MARQUIS, LE COMTE, LE BARON, ANGÉLIQUE, FANCHON, LA BAGATELLE, TROUPE DE DANSEURS

 

UN CHANTEUR.

Brillez, BAGATELLE charmante,

Embellissez votre séjour ;

Étalez, dans ce grand jour,

Votre parure triomphante.

Des Belles vous êtes l’amour.

Vous amusez le fou, le sage, tour-à tour.

Vous recevez de tous une offrande confiante,

Et chaque état s’empresse à vous faire sa cour.

Brillez, BAGATELLE charmante,

Embellissez votre séjour ;

Étalez, dans ce grand jour,

Votre parure triomphante.

 

 

Prédictions nouvelles ajoutées à la Bagatelle, dans la Scène de l’Almanach des Théâtres

 

Le vingt-sept Février 1734.

 

PRÉDICTION SUR ISSÉ.

L’An qu’Issé charmera la France,

Réjouis-toi, danse, heureux Opéra ;

Ton Théâtre refleurira ;

Elle unira chez toi la gloire et l’abondance :

Le Poème intéressera,

Et la Musique enchantera :

On applaudira tout, jusques à la prudence

Du galant Apollon qui fait dormir Issé,

Pour l’exposer seulette en un bois, sans défense,

À la discrétion d’un rival offensé ;

Et l’on admirera jusqu’à la modestie

De ce même rival qu’on a droit de railler

De surprendre, à l’écart, sa Maîtresse endormie,

Sans oser l’approcher, de peur de l’éveiller.

SUR LA SURPRISE DE LA HAINE.

L’an que les Acteurs d’Italie

Mettront la Haine en Comédie,

Quel heureux sort va les accompagner !

Je vois courir chez eux Paris pour un ouvrage,

Dont le seul titre aurait dû l’éloigner ;

Fait malgré le bon sens, conduit contre l’usage ;

Qui, dénué d’intrigue, ose renverser tout ;

Qui de l’amour détruit le tendre hommage ;

Où l’on apprend à se haïr par goût,

Et qui finit sans mariage :

Modèle dangereux, et qu’on doit châtier

Comme infracteur de la règle ordinaire.

Il faut qu’un dénouement, pour être régulier,

Se fasse par devant Notaire.

SUR LE BADINAGES.

L’an que le Badinage au grand jour paraîtra,

Sa critique sera si dure,

Que chacun le méconnaîtra,

Malgré la charmante figure

De l’Actrice qui jouera :

La Bagatelle, pour son frère,

Hautement le désavouera :

Il sera maudit de son père,

Pour les chagrins qu’il lui procurera :

Avec sagesse et bienséance,

D’abord il se définira,

Pour se conduire avec licence

Tant que la Pièce durera :

L’auteur tentant le besoin qu’il en a,

Personnifiera l’indulgence,

Et tout Paris la lui refusera.

SUR ADÉLAÏDE.

L’an que de du Guesclain la fille brillera,

Pour l’admirer, toute la France,

Chez la troupe Romaine, en foule se tendra,

Et le canon célébrera

Le premier jour de sa naissance ;

Du parterre, avec véhémence,

En même-temps la bombe partira,

Huit jours, par modestie, elle disparaîtra,

Pour se montrer plus belle au bout de cette absence ;

D’une voix unanime, et par reconnaissance,

Tout le Public alors l’applaudira.

Quand le monde s’éclaircira

Adélaïde soutiendra

Ce revers d’une âme constante ;

Prête à finir sa course chancelante,

Plus d’un ami zélé la redemandera ;

Dans ses prétentions noblement obstinée,

Toujours au prix elle se donnera :

Par bonne opinion dans le double, elle est née,

Par fierté, dans le double ; elle s’éclipsera.


[1] Mademoiselle le Maure, qui venait de jouer le rôle de l’Amour dans le ballet des Sens.

[2] Mademoiselle Petitpas, qui avait joué celui de Zéphire dans se même ballet, et qui partit un beau matin pour l’Angleterre.

[3] Mademoiselle Pélissier.

[4] Le sieur Chassé.

[5] Le sieur Dupré.

[6] La vie est un songe.

[7] Les Enfant trouvés, Parodie de Zaïre.

[8] Mademoiselle Salé.

[9] Mademoiselle le Maure.

[10] Mademoiselle Gaussin.

[11] Comédie.

[12] Tragédie.

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