Les Méprises de Lambinet (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en un acte, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 3 décembre 1865.

 

Personnages

 

LAMBINET

JOSEPH, domestique

GUSTAVE BRICARD

BERLURON

MADAME LAMBINET

MARGUERITE, sa fille

FANCHETTE, femme de chambre

 

La scène, chez Lambinet, de nos jours.

 

Pièce meublée bourgeoisement. Porte au fond. Dans chaque pan coupé une porte. À gauche, premier plan, une fenêtre. À droite, premier plan, une cheminée garnie sur laquelle il y a une carafe et un verre. À droite, sur le devant, un guéridon sur lequel est un panier d’argenterie. Une chaise de chaque côté du guéridon. Un fauteuil à gauche sur le devant. Au fond, de chaque côté de la porte, une petite armoire. Sur celle de gauche est un porte-liqueurs, sur celle de droite un vase et une brosse. Un journal sur la cheminée. Un cordon de sonnette à droite.

 

 

Scène première

 

MADAME LAMBINET, MARGUERITE, LAMBINET, FANCHETTE

 

Lambinet, aidée de Marguerite, change les petits rideaux de la fenêtre. Lambinet ôte les housses des chaises et des fauteuils.

LAMBINET.

Il faudra brosser les fauteuils, Fanchette, parce que, malgré les housses...

FANCHETTE.

Brosser les fauteuils, monsieur, je n’aurai pas le temps.

LAMBINET, prenant la brosse.

C’est bon, je vais les brosser moi-même.

Il se met à brosser.

MARGUERITE, tenant un rideau.

Ainsi, papa, il est arrivé à Paris ?...

LAMBINET.

Oui, ma fille, Berluron est venu me l’apprendre tout à heure.

MARGUERITE.

Et M. Berluron t’a parlé de lui.

LAMBINET.

Oh ! non ! Berluron était pressé... Il m’a dit seulement que cet intéressant jeune homme serait ici dans la journée.

MADAME LAMBINET.

Donne-moi le rideau, Marguerite.

MARGUERITE, le lui donnant.

Voilà, maman, voilà !

À Lambinet.

Et tu crois que je l’aimerai ?

LAMBINET.

J’en suis sûr ; j’ai des renseignements sur lui, ils sont excellents : honnête, actif, intelligent... un bel avenir dans les sommiers élastiques.

Il donne la brosse à Marguerite qui la pose sur le fauteuil de gauche.

MARGUERITE.

C’est quelque chose, mais ce n’est pas tout.

LAMBINET, à Fanchette.

Êtes-vous allée chez Chevet pour les perdreaux ?

FANCHETTE.

Mais non, monsieur.

LAMBINET.

Comment, mais non, monsieur ?

FANCHETTE.

J’ai eu un tas de choses à faire. Il faut que je nettoie l’argenterie, et j’aurai ensuite à m’occuper du dîner.

LAMBINET.

Il faut cependant aller chez Chevet...

FANCHETTE.

Allez-y vous-même.

LAMBINET.

Mademoiselle Fanchette...

FANCHETTE, se levant.

Eh bien ! dame, aussi, pourquoi renvoyez-vous votre domestique la veille du jour où vous attendez le prétendu de mademoiselle ? C’est trop bête, ça.

LAMBINET, furieux.

Mademoiselle Fanchette !...

FANCHETTE.

Eh bien, non, il ne faudrait pas se fâcher.

MADAME LAMBINET, à son mari.

Mon ami...

MARGUERITE, allant à Fanchette.

Fanchette...

FANCHETTE.

Je fais un métier de cheval depuis ce matin. J’en ai assez, je demande mon compte.

LAMBINET, à part.

Diable !

Haut.

Allons, Fanchette, Fanchette, j’ai eu tort, je vais allez chez Chevet... D’ailleurs, nous aurons bientôt un nouveau domestique, Berluron m’a promis de s’en occuper... Finissez votre argenterie.

À sa femme et à sa fille.

Vous deux, aller achever votre toilette... moi je vais chez Chevet.

Fanchette se rassied et continue son nettoyage.

MADAME LAMBINET.

Va, mon ami... Viens, Marguerite...

Marguerite va à elle.

MARGUERITE, à Lambinet qui met son paletot.

Dis donc, papa, est-il blond ou brun ?

LAMBINET.

Mais, je ne sais pas, tu le verras bien. Allons, vite, vite, je vole, et je reviens...

Ensemble.

Air.

LAMBINET.

Allez à votre toilette,
Et moi, chez Chevet j’irai,
De trois perdreaux faire emplette,
Pour le gendre que j’aurai.

LES AUTRES.

Allons            } à notre toilette ;
Allez              }
Lui chez Chevet il ira,
De trois perdreaux faire emplette,
Pour le gendre qu’il aura.

Marguerite et madame Lambinet sortent à gauche. Lambinet sort par le fond.

 

 

Scène II

 

FANCHETTE, seule, se levant

 

Et tout ça pour ce monsieur qu’on n’a jamais vu et qui vient de sa province pour épouser, comme moi je vais au marché pour acheter un homard. C’est tout de même abominable ces mariages-là !...

Couplet.

Air : de l’Apothicaire.

En faç’ d’ur m’sieu qu’ell’ n’ connait pas,
On vous campe un’ pauvre jeun’ fille ;
Un’, deux, c’est fait, bon débarras...
Et la v’là mère de famille !...
Quand j’ vois qu’ dans vingt arrondiss’ments,
Les chos’s se pass’nt toujours de même,
Ah ! saperlott’, comm’ je comprends
Le succès du vingt et unième.

Allons ! voilà mon argenterie finie... Au diner maintenant...

On sonne.

Ah ! par exemple, si on se met à sonner...

On resonne.

Ah ! nous sommes pressés... on y va... on y va.

Elle va ouvrir au fond et rentre ainsi que Joseph ; celui-ci est très bien mis ; beaucoup d’aisance et d’aplomb.

 

 

Scène III

 

FANCHETTE, JOSEPH

 

JOSEPH.

M. Lambinet ?

FANCHETTE.

C’est ici... mais il est sorti...

JOSEPH.

Je l’attendrai alors !...

Il s’assied près du guéridon.

FANCHETTE, à part.

Il s’installe... il a l’air d’être chez lui...est-ce que ce serait ?...

Haut.

Madame Lambinet est ici... et si vous voulez...

JOSEPH.

Non, c’est M. Lambinet que je veux voir...

FANCHETTE.

Vous le connaissez ?

JOSEPH.

Non, mais il sait que je dois venir...

FANCHETTE, à part.

Bien sûr, c’est le prétendu, il n’est pas mal...

Haut.

Monsieur me pardonnera, mais j’ai à faire...

Elle va à la cheminée.

JOSEPH.

Faites... faites...

FANCHETTE, lui donnant le journal.

Si monsieur veut un journal...

JOSEPH.

Volontiers... merci !

FANCHETTE, à part.

Il est fort bien...

Saluant.

Monsieur...

Elle sort par la droite, en emportant les housses qu’on a mises sur une chaise au fond et le papier d’argenterie ; elle laisse la serviette sur le guéridon.

 

 

Scène IV

 

JOSEPH, seul, le journal à la main

 

Cette petite est très gentille et j’aurais pu la faire causer, mais il ne faut pas se familiariser trop vite...

Se levant et regardant autour de lui.

C’est bien ce qu’on m’avait annoncé... un bon intérieur bourgeois...voilà mon affaire !... J’en avais assez de la province et de la vie de château... j’ai essayé un peu de tout... j’ai servi chez des grands seigneurs, chez des artistes, chez des comédiennes... j’ai besoin de repos, et je vais tâter de la bourgeoisie. Il s’agit seulement de s’entendre avec ce Lambinet... M. Berluron a dû lui parler de moi... ah çà ! mais, est-ce qu’il ne rentrera pas, le Lambinet ?

Il s’assied sur le fauteuil de gauche et se relève aussitôt.

Oh ! qu’est-ce que c’est ?...

Voyant la brosse.

Ah !...

Il la prend, la met dans sa poche et se rassied.

Voyons un peu le journal... et la bourse d’hier... on a ses petits placements...

Lisant le journal qu’il n’a pas quitté.

« Comptoir d’escompte, 723... Orléans estampillé, 1117... Victor-Emmanuel, 380... Obligations péruviennes avec loterie, 151,75. »

Rentre Lambinet par le fond.

 

 

Scène V

 

JOSEPH, LAMBINET

 

LAMBINET, à part.

Fanchette me dit qu’il est ici. Ah ! le voilà !

JOSEPH, continuant.

« Petites-voitures, 88,75... » 

LAMBINET, à part.

Il étudie le cours de la Bourse... c’est un homme pratique...

JOSEPH, continuant.

« Zinc de Silésie... »

LAMBINET, l’interrompant.

Monsieur ?...

JOSEPH, se levant et saluant.

Monsieur...

Il pose le journal sur le fauteuil.

LAMBINET, à part.

Il est fort bien...

JOSEPH, à part.

Il est assez laid...

LAMBINET.

Je suis désolé de vous avoir fait attendre...

JOSEPH.

Ah ! monsieur, je vous en prie...

LAMBINET, à part.

Un air d’intelligence et de distinction...

JOSEPH.

Je viens de la part de M. Berluron.

LAMBINET.

Je sais...je sais... il m’avait annoncé votre arrivée à Paris... Avez-vous fait bon voyage ?

JOSEPH.

Mais, très bon, monsieur, très bon...

À part.

Il est aimable.

LAMBINET.

Puis-je vous demander des nouvelles de madame votre mère ?... Je n’ai pas l’honneur de la connaître... mais je sais que c’est une charmante et excellente femme.

JOSEPH, étonné.

Ma mère !... mais elle va très bien, merci...

LAMBINET.

Ah ! tant mieux !... tant mieux !...

JOSEPH, à part.

Il est même affectueux...

LAMBINET, lui avançant une chaise qu’il prend près du guéridon.

Donnez-vous la peine de vous asseoir...

JOSEPH, refusant.

Mais, monsieur...

LAMBINET, insistant.

Je vous en prie...

JOSEPH, s’asseyant dans le fauteuil de gauche.

Alors, monsieur...

À part.

Voilà un original !

LAMBINET, qui a regardé Joseph avec émotion, s’asseyant près de lui sur la chaise.

Mon Dieu, monsieur, permettez-moi de vous dire toute ma pensée...

JOSEPH.

Dites, monsieur, dites.

LAMBINET.

Vous savez ce que c’est que la première impression... On se trouve en face d’une personne qu’on n’a jamais vue... paf ! on reçoit quelque chose dans l’estomac, c’est ce paf que j’appelle la première impression. Eh bien, en vous voyant, j’ai éprouvé un paf délicieux !

JOSEPH.

Croyez que de mon côté, mon paf a été...

LAMBINET.

Vous me plaisez infiniment, mais il y a une autre personne à laquelle il faudra plaire, il y a ma fille ! Ah ! je ne la contraindrai pas et tout dépend de son consentement.

JOSEPH, à part.

Il paraît que cette petite fille-là mène la maison...

Haut.

Mon Dieu, j’espère...

LAMBINET.

Oui... oui... espérez... d’ailleurs je vous donnerai toute facilité... je vous ménagerai des tête-à-tête... je fermerai même les yeux sur certaines petites familiarités. Dans votre position, cela n’a pas d’inconvénients...

JOSEPH, à part.

Ah çà ! qu’est-ce qu’il dit là ?

LAMBINET.

Puis, je sais que j’ai affaire à un galant homme qui ne poussera pas les choses trop loin...

JOSEPH.

Oh ! je vous le promets... je vous le promets...

À part.

Eh ! mon Dieu ! sur quel homme suis-je tombé !...

LAMBINET.

Je vais vous présenter à elle, mais d’abord je suis enchanté de pouvoir causer quelques instants avec vous...

JOSEPH.

Causons, monsieur, causons...

LAMBINET.

Laissons de côté les affaires d’intérêt... je sais quelle est votre situation... Vous savez ce que je donne...

JOSEPH.

Mais non, monsieur...

LAMBINET.

Comment, Berluron ne vous a pas dit ?...

JOSEPH.

M. Berluron ne m’a rien dit.

LAMBINET.

Il aurait dû... Je croyais... Mais ne parlons pas de cela, je vous en prie... Il y a dans les questions d’argent quelque chose qui me répugne... je pense que vous êtes dans les mêmes idées...

JOSEPH.

Mon Dieu, monsieur, je vous avoue...

LAMBINET.

Oui, j’en étais sûr... Vous verrez mon notaire... il vous dira tout... Ce que je donne est parfaitement honorable, et il n’y aura pas la moindre difficulté.

JOSEPH, étonné.

Je verrai votre notaire.

LAMBINET, presque attendri.

Oui... Régler des intérêts matériels, c’est bien ; mais assurer des rapports faciles, tendres, affectueux, voilà l’essentiel... Nous sommes appelés à vivre ensemble, car vous ne me quitterez pas, et vous vivrez avec moi.

JOSEPH.

Mais naturellement.

LAMBINET.

Avons-nous les mêmes goûts ? Tout est là !

JOSEPH.

Oui, tout est là !

ENSEMBLE, scandant.

Tout-est-là !

LAMBINET, se levant et remettant la chaise près du guéridon.

Voici ma vie, à moi : neuf mois à Paris et trois à la mer... cela vous va-t-il ?

JOSEPH, qui s’est levé aussi.

Mais, à merveille.

LAMBINET.

Vous savez, si vous désirez rester un mois de plus à la mer...

JOSEPH.

Trois mois me paraissent très suffisants.

LAMBINET.

Vous nagez ?...

JOSEPH.

Mais oui... pas trop mal... je nageotte...

LAMBINET.

Moi, je suis d’une assez jolie force... Vous verrez... je vous donnerai des passades...

JOSEPH, à part.

Eh bien !... voilà une conversation.

LAMBINET.

Revenons à notre existence commune... Vous aimez la mer, vous nagez, ne parlons plus de l’été ; mais nous avons les neuf mois de Paris... Ah ! il faut que je vous dise tout de suite ma grande passion, c’est le théâtre. J’y vais presque tous les soirs.

JOSEPH.

Cela me fera coucher un peu plus tard, mais je connais mon devoir... je vous attendrai.

LAMBINET.

Comment, vous m’attendrez ?... Ah ! oui, je vous comprends... vous resteriez seul avec ma fille...

Il le bourre de coups de poing amicaux.

JOSEPH.

Oh ! monsieur, croyez bien...

LAMBINET.

Oh ! non, pas de tout... Je n’aime pas être seul au théâtre... j’ai besoin de communiquer mes impressions, vous viendrez avec moi...

JOSEPH.

Mais je serai toujours à vos ordres...

LAMBINET.

À la bonne heure... mais ceci n’est pas tout... Quels sont les théâtres que vous aimez ?

JOSEPH.

Les théâtres que j’aime...

LAMBINET.

Moi, je ne connais que deux choses, la grosse farce et le drame. Ça m’amuse de rire, ça m’amuse de pleurer... la musique m’agace et la tragédie m’endort ! Êtes-vous dans ces idées-là ?

JOSEPH.

Absolument, monsieur ! absolument.

LAMBINET.

Alors, touchez là... vous êtes l’homme que je voulais... Je vais chercher ma femme et ma fille, et si vous vous entendez avec elles, comme vous vous êtes entendu avec moi, notre bonheur à tous est assuré, je vais les chercher...

Il sort par la gauche.

 

 

Scène VI

 

JOSEPH, puis LAMBINET, MADAME LAMBINET et MARGUERITE, puis FANCHETTE

 

JOSEPH, seul.

Il va les chercher... mais ce n’est pas un maître que j’ai trouvé là, c’est un ami... c’est un frère... Si la femme et la fille sont du même calibre... je vais me faire une seconde famille...

Voyant entrer monsieur et madame Lambinet et Marguerite.

Ah ! les voici !

Ils arrivent par la gauche.

LAMBINET, présentant sa femme et sa fille à Joseph.

Ma femme... ma fille...

JOSEPH, saluant.

Madame... mademoiselle...

LAMBINET, avec un sourire, à Joseph.

Eh bien ?

JOSEPH, avec un sourire.

Eh bien ?

LAMBINET, bas.

Comment la trouvez-vous ?

JOSEPH, bas.

Madame Lambinet ?...

LAMBINET, bas.

Non... madame Lambinet a été fort agréable... mais dame, après vingt-cinq ans de bonheur...

JOSEPH, bas.

Elle est encore très bien.

LAMBINET, bas.

Je vous parle de ma fille.

JOSEPH, bas.

Elle est charmante.

LAMBINET, bas.

Bien... elle vous plaît... Allons, tout va bien... Je vais lui demander comment elle vous trouve...

Il va à sa fille. Madame Lambinet tourne autour de Joseph, qu’elle n’a cessé de regarder avec attention depuis le commencement de la scène.

JOSEPH, à part.

La mère m’examine...

LAMBINET, à Marguerite, qui regarde aussi Joseph avec attention, bas.

Eh bien ! comment le trouves-tu ?

MARGUERITE, bas.

Il ne me déplaît pas.

LAMBINET.

Parfait ! parfait ! parfait !

Allant à Joseph qui est stupéfait entre les regards de Marguerite et de madame Lambinet.

Vous plaisez, vous plaisez... du courage... Allez ! allez !...

MADAME LAMBINET.

Un instant...

JOSEPH, à Lambinet.

Madame me demande.

MADAME LAMBINET, s’approchant de Joseph, avec émotion.

Je désirerais, monsieur, vous dire quelques mots en particulier...

À Lambinet.

Tu permets, mon ami !

LAMBINET.

Mais certainement.

JOSEPH.

Monsieur permet.

MADAME LAMBINET, à Joseph.

Vous comprenez mon trouble... Il y a dans ce moment quelque chose de solennel... vous allez voir ma fille... vous allez lui parler... et c’est elle qui décidera... Son père et moi, nous avons résolu de la laisser entièrement libre... et ce n’est qu’avec son consentement que vous entrerez dans notre maison... Mais laissez-moi vous parler un peu de Marguerite... c’est le droit... c’est le devoir d’une mère...

Au comble de l’attendrissement.

C’est une enfant, monsieur, c’est une enfant. Elle n’a jamais eu sous les yeux que de bons exemples et a reçu dans un des meilleurs pensionnats de Paris une solide éducation... Elle parle anglais et joue du piano ; mais elle en joue discrètement, sans passion, en fille bien élevée,

Avec des larmes dans la voix.

et si le piano vous était désagréable, elle y saurait renoncer. Voilà, monsieur, tout ce que j’avais à vous dire.

Elle s’essuie les yeux.

JOSEPH, ému, à part.

Pauvre femme !

LAMBINET.

Tu as fini, Gertrude ?

MADAME LAMBINET.

Oui, mon ami.

LAMBINET, à Joseph.

Eh bien, maintenant que les présentations sont faites, allez parler à Marguerite... Allez... seul... nous autorisons...

MADAME LAMBINET.

Oui, monsieur, nous autorisons.

JOSEPH, à part.

Mais, décidément, c’est une grande affaire pour ces gens-là que le choix d’un domestique...

Il s’approche de Marguerite, qui paraît très agitée. Monsieur et madame Lambinet, qui se tiennent à l’écart, encouragent Joseph par leurs regards. À Marguerite.

Je sais, mademoiselle, que mon avenir dépend de votre consentement. J’espère que vous ne me le refuserez pas. Je peux vous répondre de mon zèle, de mon respect, de mon obéissance. Vous aurez en moi le serviteur le plus empressé et le plus dévoué.

MARGUERITE, à part.

Il parle bien.

À sa mère.

Répondrai-je, maman ?

MADAME LAMBINET, avec émotion.

Oui, ma fille.

MARGUERITE.

Je ne doute pas, monsieur, de la sincérité de vos protestations, mais vous comprenez qu’il est difficile de se décider à première vue. Il faut apprendre à se connaître, il est bon que vous sachiez ce que je suis, que je sache ce que vous êtes.

JOSEPH, à part.

On veut me prendre à l’essai.

MARGUERITE.

Si nous arrivons à cette conviction que nous pouvons être heureux l’un près de l’autre, c’est avec joie que je vous dirai : Restez... Acceptez-vous cette épreuve ?

JOSEPH.

Air de Lauzun.

J’accepte si cela vous plaît,
Et vous serez, mademoiselle,
Je vous en donne mon billet,
Très satisfaite de mon zèle.
Mais, cela ne peut vous fâcher
Ni vous étonner, je suppose,
D’avance je voudrais toucher...
Toucher quelque petite chose.

MARGUERITE, avec pudeur.

Ah ! monsieur...

MADAME LAMBINET, à son mari.

C’est un peu vif.

LAMBINET, à Joseph.

C’est un peu vif.

JOSEPH.

Pourquoi ça ?

LAMBINET.

Ah !... c’est du badinage... cela ne me déplaît pas. Vous avez de l’esprit, elle a tort de ne pas se décider tout de suite. Je vais brusquer les choses.

Haut.

Il fait beau... Si au lieu de rester ici, nous sortions tous les quatre.

MADAME LAMBINET.

Volontiers, mon ami.

JOSEPH, à part.

Comment, ils m’emmènent ?

LAMBINET, appelant.

Fanchette ?... Fanchette ?...

Fanchette entre par la droite.

Les châles, les chapeaux de ces dames...

Fanchette entre à gauche et revient immédiatement avec les châles et les chapeaux. Madame Lambinet et sa fille vont les mettre au fond, aidées par Fanchette.

Nous allons voir des appartements. J’en ai déjà vu un qui me plaît... rue de Rivoli... près l’Hôtel-de-Ville... Bon quartier, n’est-ce pas ?

JOSEPH.

Mais oui... mais oui... c’est près de la halle... C’est commode pour les provisions.

LAMBINET.

Seulement... c’est un peu haut... au quatrième.

JOSEPH.

Oui, pour le bois et le vin... C’est un peu dur, mais ce n’est qu’un détail...

LAMBINET.

Il y a par exemple un grand balcon...

JOSEPH.

Excellent pour les tapis... On se réveille de bonne heure... On les secoue avant que les sergents de ville soient levés...

LAMBINET.

Je vois avec plaisir que vous êtes un homme d’ordre et d’intérieur... Vous pensez aux petites choses... Les provisions... le bois... le vin... les tapis...

JOSEPH.

Mais il faut bien...

Il retire la brosse de sa poche et se met à brosser Lambinet.

LAMBINET, lui prenant la brosse.

Oh !... je ne souffrirai pas...

Il se brosse et brosse ensuite Joseph, qui essaie vainement de s’en défendre, puis il remet la brosse sur le fauteuil de gauche.

MADAME LAMBINET, descendant avec sa fille.

Nous sommes prêtes, mon ami...

Fanchette descend à gauche.

LAMBINET.

Eh bien, partons...

À Joseph.

Offrez votre bras à ma fille.

JOSEPH, à part.

Ah çà ! mais, c’est un fou.

Bas.

Je vous assure que cela ne serait pas convenable.

LAMBINET, bas.

Vous avez peut-être raison.

Haut.

Prenez ma femme... Elle, ça n’a pas de conséquences !

Il va offrir son bras à sa fille.

JOSEPH, à part.

Tiens, au fait, je n’ai jamais servi chez un fou...

Offrant son bras à madame Lambinet.

Madame...

Air : Valse de Robin des bois.

Allons, allons           } à l’instant même,
Allez, allez               }
Chercher un bel appartement.
Par le luxe qui court, on aime
Se loger confortablement.

Ils sortent par le fond, excepté Fanchette.

 

 

Scène VII

 

FANCHETTE, seule

 

Eh bien ! ma parole d’honneur, c’est révoltant !... Les voilà tous d’accord en une heure... c’est révoltant !... Il faut que je porte les liqueurs dans la salle à manger.

Elle prend le porte-liqueurs qu’elle met sur le guéridon et essuie les verres.

Mademoiselle Marguerite avait un petit air satisfait... Ah ! je suis une autre fille que ça, moi. Il y a un an, le concierge a voulu me marier avec un grand maigre qui avait de belles économies... J’ai demandé à le voir, le grand maigre... et une fois il est venu ici pour servir comme extra dans une soirée... moi, je mets des rafraîchissements sur un plateau... lui, le voilà qui prend un autre plateau et qui y met des verres vides... Je lui dis : Qu’est-ce que vous voulez faire de ça ? Il me répond : C’est pour les personnes qui ne prennent rien. Vous comprenez que ça m’a suffi.

On sonne.

Ah ! c’est le pâtissier, sans doute.

Elle pose la serviette sur le guéridon et va ouvrir.

 

 

Scène VIII

 

BERLURON, FANCHETTE

 

FANCHETTE.

Non, c’est M. Berluron !

Entre Berluron par le fond.

BERLURON.

Bonjour, petite, bonjour !

Il veut lui prendre le menton.

FANCHETTE.

Eh ! monsieur...

Se dégageant.

Oh ! vous allez me laisser tranquille, n’est-ce pas ?

BERLURON.

Oh ! oh ! nous nous fâchons !

FANCHETTE, reprenant le porte-liqueurs et se disposant à sortir.

Oui, monsieur, nous nous fâchons !

BERLURON, piqué.

Très bien ! très bien ! je n’ai pas le temps d’insister... Je suis excessivement pressé... M. Lambinet est ici ?

FANCHETTE.

Non, monsieur.

BERLURON.

Madame Lambinet.

FANCHETTE.

Non, monsieur.

BERLURON.

Mademoiselle Marguerite ?

FANCHETTE.

Non, monsieur.

BERLURON.

Rentreront-ils bientôt ?

FANCHETTE.

Attendez, vous verrez bien !

Elle sort par la droite.

 

 

Scène IX

 

BERLURON, puis GUSTAVE

 

BERLURON, seul.

Elle n’est pas aimable... Attendre... attendre... je suis trop pressé !

Regardant autour de lui.

Eh bien !... où est-il ?... Gustave ! Gustave !

Il va ouvrir la porte du fond, paraît Gustave.

GUSTAVE, très ému.

Me voici !

BERLURON.

Mais entrez donc ! qu’est-ce que vous avez ?

GUSTAVE.

C’est qu’en traversant le salon, j’ai vu un portrait. Alors j’ai reconnu d’après la photographie que vous m’avez envoyée... C’était elle, monsieur Berluron, c’était elle !...

BERLURON, le secouant.

Voyons, voyons, pas d’attendrissement !... vous savez que je suis pressé... Remettez-vous et au revoir !

GUSTAVE.

Comment, au revoir, mais vous allez me présenter.

BERLURON.

Impossible, mon cher, impossible... je ne puis attendre... J’ai un rendez-vous à trois heures... vous vous présenterez bien tout seul...

GUSTAVE.

Oh ! je vous en prie, monsieur Berluron, ne me quittez pas. L’émotion extraordinaire que j’éprouve en ce moment s’ajoute à une timidité naturelle.

BERLURON.

Allons donc ! allons donc ! vous n’avez que deux phrases à dire : « C’est moi, Gustave Bricard, l’ami de Berluron. » Le beau-père vous ouvrira ses bras, vous vous y précipiterez, et voilà tout.

GUSTAVE.

Oui, mais au moins faudrait-il savoir ?... Quel homme est-ce que mon futur beau-père ?

BERLURON.

Un excellent homme... un peu drôle... un peu farceur...

GUSTAVE.

Oh ! ce n’est pas cela qui m’inquiète... Je suis timide avec les femmes, mais gai avec les hommes... et j’ai fait quelques bons tour dans ma vie. Allez à Saint-Malo, on vous y parlera de mes farces.

BERLURON.

Oh ! je n’ai pas le temps d’aller à Saint-Malo !... au revoir !

GUSTAVE.

Restez, je vous en supplie.

BERLURON.

Je viendrai dîner ici... annoncez-moi.

Il remonte.

GUSTAVE, le suivant.

Je vous assure que j’ai une peur... oh ! mais une pour...

BERLURON.

Au revoir !

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

GUSTAVE, seul

 

Si c’est d’un ami ! m’abandonner ainsi pour ma première visite... Comment soutiendrai-je sa vue... à elle... quand la vue seule de son portrait ?... La photographie m’avait ravi... le portrait m’a bouleversé, l’original me tuera... Je me sens tout chose... j’ai une sueur froide... il me semble que je m’en vais... Oh ! quelque chose, quelque chose à boire...

Voyant la carafe.

Ah !...

Il court à la cheminée ; il prend la carafe, se verse va verre d’eau, mais, dans son agitation, il remplit le verre jusqu’aux bords et répand par terre la moitié de la carafe.

Un verre d’eau me remettra.

Voyant ce qu’il a fait.

Ah ! mon Dieu ! toute la carafe sur le guéridon et sur le tapis ! voilà un début dans une maison... Comment faire ?

Il remet la carafe et aperçoit la serviette sur le guéridon.

Ah ! cette serviette...

Il prend la serviette et se met à éponger accroupi par terre. Entre par le fond Lambinet ; il ne voit pas Gustave, qui est caché par le guéridon.

 

 

Scène XI

 

LAMBINET, GUSTAVE

 

LAMBINET, entrant.

L’appartement est loué... Il lui a plu... Je les ai envoyés tous les trois chez la tante Buchon... on lui devait une visite... Elle est assommante la tante Buchon... et je me suis dispensé...

Il aperçoit Gustave qui, à plat-ventre, éponge et frotte le tapis.

Qu’est-се que c’est que ça ?

GUSTAVE, à part.

Quelqu’un... Je suis pris !

LAMBINET, à Gustave, en s’accroupissant près de lui.

Que faites-vous là ?

GUSTAVE, à part.

Le beau-père, sans doute.

Il salue de la tête, tout en restant à terre.

LAMBINET.

Eh bien ! répondrez-vous ?

GUSTAVE.

Mon Dieu ! monsieur... Il y avait de l’eau... sur le tapis... alors, j’épongeais.

LAMBINET.

J’ai bien vu... mais qui êtes-vous ?

GUSTAVE, très ému.

Qui je suis ? vous ne devinez pas ? je viens de la part de M. Berluron...

En disant ces mots, il se relève lentement, ainsi que Lambinet qui suit son mouvement.

LAMBINET.

Ah ! de la part de M. Berluron... Bien... bien... je sais...

À part.

Cet air emprunté... cette figure niaise... cette façon de s’habiller... c’est le domestique... j’ai un coup d’œil infaillible.

À Gustave qui tord la serviette trempée qu’il a entre les mains.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites là ?

GUSTAVE.

Je ne fais rien... il y avait de l’eau et je tords...

Il tord la serviette.

LAMBINET.

Vous avez tort...

Lui prenant la serviette.

Mais c’est une serviette damassée que vous tenez là !...

GUSTAVE.

Oui, monsieur, c’est une serviette...

Il rit bêtement.

LAMBINET.

Mais il n’y a pas de quoi rire !... vous auriez dû demander un torchon.

Il va poser la serviette sur l’armoire du fond à gauche.

GUSTAVE, ahuri, à part.

Il me reçoit drôlement, le beau-père !

LAMBINET, redescendant.

Allons, venez... approchez, qu’on vous regarde un peu.

GUSTAVE, s’approchant d’un air très embarrassé.

Voici, monsieur.

LAMBINET, lui tâtant le bras et la jambe, ce qui le fait trébucher.

Vous n’avez pas l’air bien solide, vous.

GUSTAVE.

Oh ! mon Dieu ! je ne suis pas très fort, mais j’ai une bonne santé.

LAMBINET.

C’est quelque chose... Marchez un peu, là, devant moi.

GUSTAVE, étonné.

Que je marche ?

LAMBINET, avec impatience.

Mais oui, marchez... marchez...

GUSTAVE, en marchant, à part.

Il me reçoit même très drôlement.

LAMBINET.

Faites le tour de la table.

Gustave exécute ce qu’on lui dit. L’arrêtant.

Assez ! assez ! il faut jeter les épaules en dehors et arrondir les bras... Tout est là !... vous avez les bras ballants.

GUSTAVE.

Ah ! j’ai les bras ?...

LAMBINET.

J’aime qu’on ait de la tenue... Enfin, vous vous formerez.

À part.

Il est gauche, mais avec une petite livrée bien faite...

GUSTAVE, à part.

M. Berluron avait raison... c’est un farceur... il aime à rire.

LAMBINET, haut.

Eh bien !... je consens à vous prendre... mais à l’essai...

GUSTAVE.

Comment, à l’essai ?

À part.

Une nouvelle farce !

LAMBINET.

Oui, c’est mon système en pareille circonstance, toujours à l’essai.

GUSTAVE.

En pareille circonstance ?

LAMBINET.

Mais certainement est-ce que vous croyez que vous êtes le premier qui se présente... j’en ai pris à l’essai qui avaient l’air plus malin que vous... Vous connaissez le service, je pense ?

GUSTAVE.

Quel service ?

LAMBINET.

Vous vous doutez bien de ce que vous aurez à faire ?

GUSTAVE.

Ce que j’aurai à faire ?...

À part.

C’est une farce !...du diable si j’y comprends quelque chose !

LAMBINET.

Eh bien ! oui, le service...

GUSTAVE, à part.

Ah ! tu veux rire ?... Eh bien ! nous allons rire... je vais prendre la chose très spirituellement.

Haut et avec un rire malin.

Écoutez, écoutez.

LAMBINET, à part.

Pourquoi rit-il bêtement ?

GUSTAVE, toujours finement.

Je ne connais pas le service, mais je l’apprendrai.

LAMBINET.

Je l’espère bien, que vous l’apprendrez.

GUSTAVE, riant tout à fait.

Oui, je l’apprendrai ! je l’apprendrai !

LAMBINET.

Mais pourquoi riez-vous comme ça ?

GUSTAVE, à part.

Voilà une aventure !... mais je m’en tirerai avec adresse.

Haut.

Écoutez-moi...

Il passe son bras sous celui de Lambinet qui lui donne une tape sur la main. Tout étonné, il retire son bras et continue.

Il faut que je vous dise quel est mon caractère. Il y a des gens qui sont faits tout d’une pièce, pas moi... je suis, moi, composé de deux morceaux : premier morceau : timidité excessive avec les femmes ; vous verrez, dès que je serai en présence de votre fille...

LAMBINET.

Comment ?

GUSTAVE.

Deuxième morceau : envie énorme, quand je me trouve en face d’un farceur, envie énorme d’être plus farceur que qui conque, et de pousser aussi loin que possible la farce qu’un autre aura commencée !... Maintenant, vous me connaissez !

LAMBINET, avec explosion.

Une cruche ! une véritable cruche !

 

 

Scène XII

 

LAMBINET, GUSTAVE, FANCHETTE, entrant par le fond

 

FANCHETTE, à Lambinet.

Ah ! monsieur, vous êtes rentré ! Le notaire est dans votre cabinet... il vous attend.

LAMBINET, remontant.

C’est pour le contrat... j’y vais !

Redescendant au milieu.

Mais d’abord, Fanchette ?...

FANCHETTE.

Monsieur...

LAMBINET, montrant Gustave.

Voilà le nouveau domestique.

GUSTAVE, à part.

La farce continue... Parfait ! parfait !...

FANCHETTE.

Ah ! c’est ce garçon-là ?

LAMBINET, à Fanchette.

Vous allez le mettre au courant des choses.

GUSTAVE, riant aux éclats.

Oui, Fanchette, vous allez me mettre au courant des choses.

LAMBINET, furieux.

Mais pourquoi riez-vous comme ça ?... est-ce que vous avez l’habitude de dire tout en riant ?

GUSTAVE.

Non, je ne dis pas tout en riant... je dis certaines choses en riant !

LAMBINET, à part.

Il est stupide... Enfin, dans huit jours, je peux le flanquer à la porte.

Haut et montrant Fanchette à Gustave.

Cette fille est ma cuisinière.

GUSTAVE.

Elle est fort gentille.

LAMBINET, avec violence.

Oui, certainement, elle est fort gentille, mais vous aurez la complaisance de ne pas vous en apercevoir... Fanchette est sage et ma maison est une honnête maison.

GUSTAVE.

Mais, monsieur, je ne suis pas venu dans l’intention de faire la cour à votre cuisinière... oh ! non, pas à votre cuisinière !

LAMBINET.

Je l’espère, parbleu ! bien ; mais l’occasion... vous serez souvent seul avec elle, et alors...

Avec force.

je ne veux pas de ces choses-là, entendez-vous ?

FANCHETTE.

Oh ! monsieur, ne craignez rien.

LAMBINET.

Ne craignez rien... c’est bientôt dit... je sais ce que c’est qu’une jolie fille... je ne m’y laisse pas prendre... mais je sais ce que c’est. Vous êtes, en effet, fort gentille, Fanchette, vous avez dix-huit ans... et des yeux... et un petit pied... et une taille... une taille qui tiendrait dans les dix doigts... oui, dans les dix doigts... je le parie...

Il veut prendre la taille de Fanchette.

FANCHETTE, se reculant.

Eh bien, monsieur... Est-ce que ça va vous reprendre comme ce matin ?

GUSTAVE, à part.

Comme ce matin... bien !... très bien !

LAMBINET.

Moi !... j’ai trop le sentiment de ma dignité !... mais ce garçon pourrait avoir la tentation de se laisser aller à certaines petites familiarités.

FANCHETTE.

Oh ! qu’il y vienne !... lui ou un autre !...

LAMBINET, s’approchant d’elle.

Et s’il te prenait la taille... comme ça ?...

Il lui prend la taille.

FANCHETTE, lui donnant un soufflet.

V’là ce que je ferais !...

Confuse d’avoir frappé son maître.

Oh !...

LAMBINET, avec force, allant à Gustave.

Voilà ce que je ne veux pas !... vous voyez que cette fille est parfaitement honnête... je ne voulais que vous le démontrer... et je vous défends...

GUSTAVE.

Je vous jure, monsieur...

LAMBINET.

C’est bien, je vais trouver le notaire.

À Fanchette.

Ah !... quand madame Lambinet rentrera, vous lui direz de venir nous rejoindre, moi et le notaire.

Il remonte.

GUSTAVE, le suivant.

Le notaire ?... je sais pourquoi il vient...

Il rit.

LAMBINET, furieux.

Mais, pour Dieu ! ne riez donc pas comme ça !

À part.

Quelle cruche !

Il sort par le fond.

 

 

Scène XIII

 

FANCHETTE, GUSTAVE

 

FANCHETTE, s’approchant de Gustave qui s’est assis près du guéridon.

Vous savez... j’ai la main un peu vive... mais ça dépend des personnes... Certainement, je suis une honnête fille... mais je ne pousse pas ça jusqu’au ridicule.

GUSTAVE, à lui-même.

Où veut-il en venir avec sa farce ?

FANCHETTE.

Et si un jeune homme très gentil, un jeune homme ayant l’air bien honnête...

GUSTAVE, qui ne l’écoute pas, à lui-même.

Il s’agit de prendre la chose spirituellement !

FANCHETTE, à part.

Ah çà ! il ne m’écoute pas... Il est donc bête, cet homme-là... Ah ben ! non, alors !...

Elle va à l’armoire au fond à droite.

GUSTAVE, à lui-même se levant et passant à gauche.

C’est une idée qu’il faudrait.

FANCHETTE, qui a pris dans l’armoire un tablier de domestique.

Tenez, voilà un tablier.

GUSTAVE.

Un tablier ! Pourquoi faire ?

FANCHETTE, lui passant le cordon du tablier au cou.

Pour le mettre, parbleu ! Vous n’allez pas rester comme ça en habit bleu et en gilet jaune.

GUSTAVE.

Ah ! c’est un tablier de domestique... la farce continue.

FANCHETTE.

Quelle farce ?

GUSTAVE.

Un tablier de... Ah !... mon idée... la voilà !... Reprenez votre tablier, j’ai mieux que ça.

Il lui rend le tablier et remonte.

FANCHETTE.

Comment mieux que ça ?

GUSTAVE, redescendant.

Oui, oui... j’ai vu en bas chez un petit fripier... j’ai vu ce qu’il me faut ! ce sera bien plus drôle que ce tablier...

À part.

Ah ! beau-père, on va vous en servir un domestique, et un joli !...

Haut.

Ne dites rien ne dites rien ! je vais chez le petit fripier.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XIV

 

FANCHETTE, puis MADAME LAMBINET, JOSEPH et MARGUERITE

 

FANCHETTE, seule.

Ce sera bien plus drôle que le tablier ! Il va chez le petit fripier ! qu’est-ce que c’est que ce garçon-là ?

Rentrent par le fond, madame Lambinet, Joseph et Marguerite.

Ah ! madame, mademoiselle et le prétendu !

Marguerite donne le bras à Joseph. Ils descendent lentement sur le devant de la scène. Madame Lambinet les suit et les observe ; elle paraît très émue.

MADAME LAMBINET, à part.

Ma fille heureuse ! Le rêve de ma vie entière !

JOSEPH, à part.

Nous venons de chez la tante Buchon. C’est là qu’il y a eu une drôle de conversation.

FANCHETTE, allant à madame Lambinet.

Madame !

MADAME LAMBINET.

Hein ?

FANCHETTE.

Monsieur est dans son cabinet avec le notaire... on attend madame.

MADAME LAMBINET.

C’est bien, j’y vais.

FANCHETTE, à madame Lambinet.

Ah ! madame, le nouveau domestique est arrivé ! Il a tout l’air d’une bête.

MADAME LAMBINET, qui de plus en plus émue regarde avec attendrissement Joseph et Marguerite.

Laisse-nous, Fanchette, laisse-nous.

Fanchette sort par la droite.

 

 

Scène XV

 

MARGUERITE, MADAME LAMBINET, JOSEPH

 

MADAME LAMBINET, à Joseph.

Voulez-vous me permettre de dire quelques mots à ma fille ?

JOSEPH.

Comment donc !

Il s’écarte, aperçoit un plumeau qui a été oublié sur une chaise, le prend et machinalement se met à épousseter les meubles pendant que madame Lambinet parle à Marguerite.

MADAME LAMBINET, à Marguerite.

Ma fille, il ne doit te parler aujourd’hui que de choses indifférentes... Si cependant il sortait trop rapidement de cette réserve imposée par les convenances, tu ferais semblant de ne pas comprendre... Mieux que cela... Dès qu’il aura dit trois mois, tu l’interrompras, en disant : « Monsieur, il y a des choses que je ne dois pas entendre... » Si, malgré cela, il voulait parler, tu sonnerais, le domestique viendrait et tu lui dirais : « Ma mère a oublié son mouchoir, parlez-le-lui... » En sortant, sans en avoir l’air, j’oublierai mon mouchoir sur cette table... Tu verras... À bientôt, mon enfant.

Elle l’embrasse avec violence et éclate en sanglots.

Ah ! les mères seules peuvent me comprendre.

Elle se retourne et aperçoit Joseph qui, debout sur une chaise, époussette tranquillement le cadre d’un tableau.

Monsieur.

JOSEPH, descendant de sa chaise et mettant le plumeau sous son bras.

Madame...

MADAME LAMBINET.

Je vous laisse...

Elle va pour sortir et revient, à part.

Ah ! j’allais oublier d’oublier mon mouchoir.

Elle le pose bien ostensiblement au milieu de la table, sous les regards étonnés de Joseph.

sans en avoir l’air...

À Joseph.

Monsieur.

Elle sort par la droite.

 

 

Scène XVI

 

MARGUERITE, JOSEPH

 

JOSEPH, à part.

Le père est fou, la mère est folle... la petite a peut-être un peu de raison, et je vais profiter du tête-à-tête, pour lui dire qui je suis et pourquoi je viens.

Haut.

Mademoiselle...

MARGUERITE, troublée et reculant de quelques pas.

Monsieur...

JOSEPH, s’avançant.

Mademoiselle, je vous en prie, écoutez-moi.

MARGUERITE, reculant encore.

Je vous écoute, monsieur.

JOSEPH.

J’ai un aveu à vous faire.

MARGUERITE.

Ne me dites rien, monsieur, ne me dites rien !...

JOSEPH.

Un aveu assez délicat.

MARGUERITE, effrayée.

Assez délicat... Je ne dois rien entendre de délicat, monsieur, maman me l’a défendu.

JOSEPH.

Mais, mademoiselle...

MARGUERITE, passant à droite.

Laissez-moi, monsieur, laissez-moi.

JOSEPH, à part.

Oh ! mais, elle est insupportable, la petite, et bon gré malgré...

Haut.

Il faut absolument que vous m’entendiez, mademoiselle.

MARGUERITE, épouvantée, à part.

Il s’emporte...

Elle se dirige vers la sonnette.

N’approchez pas, monsieur, n’approchez pas.

JOSEPH.

Je ne suis pas celui que vous attendiez.

MARGUERITE.

Ah ! je le vois bien, monsieur, je le vois bien.

Elle tire le cordon de sonnette... Gustave entre par le fond... Il est affublé d’une grande livrée de valet de chambre de l’ancienne comédie : habit trop grand lui battant les talons, chapeau de chasseur avec des plumes de coq.

 

 

Scène XVII

 

MARGUERITE, JOSEPH, GUSTAVE

 

GUSTAVE.

Voilà ! voilà !

À part.

À la bonne heure, ça c’est un costume pour une farce !

JOSEPH, à part.

Un masque !

GUSTAVE, voyant Marguerite et retombant dans sa timidité.

Ah ! c’est elle !

MARGUERITE, qui, le mouchoir de sa mère à la main observe toujours Joseph, sans regarder Gustave, à Gustave.

Veuillez porter ce mouchoir à ma mère.

GUSTAVE, se remettant peu à peu.

Porter ce mouchoir à ma mère... oh ! non, c’est trop peu de chose, c’est trop facile. Jetez ce mouchoir par la fenêtre, ordonnez-moi de le suivre, et je le suivrai.

MARGUERITE, à part.

Il est drôlement habillé.

JOSEPH, à part.

Encore un fou !

GUSTAVE.

Ah ! mademoiselle, que vous êtes belle... et que je vous aime.

Il tombe à genoux.

MARGUERITE, jetant un cri et résonnant avec fracas.

Ah ! le domestique me fait une déclaration ! Maman ! maman !...

Lambinet entre par le fond, madame Lambinet et Fanchette par la droite.

 

 

Scène XVIII

 

MARGUERITE, JOSEPH, GUSTAVE, LAMBINET, MADAME LAMBINET, FANCHETTE, puis BERLURON

 

LAMBINET, voyant Gustave aux pieds de Marguerite et lui donnant un vigoureux coup de pied.

V’lan !

GUSTAVE, se relevant.

Ah !

JOSEPH.

Bien !

MARGUERITE, se jetant dans les bras de sa mère.

Maman !

MADAME LAMBINET.

Ma fille !...

FANCHETTE.

Qu’est-ce que c’est que tout ça ?

GUSTAVE, avec dignité à Lambinet.

J’admets la plaisanterie... la preuve, c’est que j’ai mis ce pourpoint, mais le coup de pied... il est de trop, le coup de pied... ce n’est plus de l’esprit cela, c’est de la farce de tréteau, beau-père.

LAMBINET.

Beau-père !

TOUS, excepté Joseph.

Beau-père !

JOSEPH, avec éclat, allant à Gustave.

Ah ! je comprends...

Il saute sur Gustave et lui ôtant sa livrés.

Donnez-moi ça !

À Lambinet.

Le domestique, c’est moi... et le gendre, c’est lui.

LAMBINET.

Qu’est-ce que vous dites ?

JOSEPH.

Je dis qu’il y a erreur... je suis venu, moi, pour être votre domestique, et il est venu, lui, pour être votre gendre.

Il passe près de Fanchette.

LAMBINET, stupéfait.

Est-ce possible ?

MARGUERITE, se rejetant dans les bras de sa mère.

Ah ! maman, moi qui avais commencé à aimer le domestique.

Entre Berluron par le fond.

BERLURON.

Dîne-t-on ou ne dîne-t-on pas ? je suis très pressé.

LAMBINET.

On dîne, on dîne ; mais d’abord, répondez, Berluron.

Montrant Gustave et Joseph.

Lequel de ces deux hommes est mon gendre, et lequel est mon domestique ?

JOSEPH et GUSTAVE.

Mais puisque...

LAMBINET, criant.

Ah ! ne l’influencez pas !...

À Berluron.

Parlez !...

MADAME LAMBINET, à Berluron en passant près de Gustave.

Ah ! parlez, il y va du bonheur de ma fille !

TOUS.

Parlez !... parlez !...

BERLURON, ahuri.

Vous me troublez... je ne sais plus où j’en suis... Ah !

Montrant Gustave.

Voici le gendre, et...

Désignant Joseph.

Voici le domestique.

Il remonte et passe à droite.

LAMBINET.

Je m’en étais toujours douté... Du reste, rien de plus facile à arranger.

À sa fille.

Marguerite, si tu avais commencé à aimer celui-là, il faut l’arrêter et le mettre à aimer celui-ci.

MARGUERITE, que sa mère a fait passer près de Gustave.

Je tâcherai, papa.

GUSTAVE, à Marguerite.

Ah ! mademoiselle...

LAMBINET.

Bravo ! bravo ! tout est pour le mieux !...

Tapant sur l’épaule de Gustave.

Vous n’auriez jamais fait un bon domestique...

JOSEPH.

Il n’a rien de ce qu’il faut pour ça.

LAMBINET, à Gustave.

Mais vous serez, j’en suis sûr, un gendre excellent.

CHŒUR FINAL.

Air : final du Singe de Nicolet.

Ce qui nous ravirait,
C’est que chacun pût dire
Qu’on ne peut voir sans rire,
Gendre et valet.
(Bis.)

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