Les Ménechmes grecs (Jean-François CAILHAVA DE L’ESTANDOUX)

Comédie en quatre actes, précédée d’un Prologue.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 13 janvier 1791.

 

Personnages

 

MÉNECHME le voyageur, frère jumeaux

MÉNECHME le marié, frère jumeaux

LA FEMME DE MÉNECHME

ÉROTIE, joueuse d’instruments

DEMIPHON, vieillard, père de la femme de Ménechme

LE MÉDECIN

LES ÉLÈVES du médecin

DROMON, orfèvre

MIRTILDE, esclave favorite d’Érotie

MESSÉNION, esclave de Ménechme le voyageur

LE MAÎTRE D’HÔTEL d’Érotie

ESCLAVES de tout sexe

PERSONNAGES muets ou parlant peu

LE COMÉDIEN qui débite le Prologue

 

La Scène est à Épidamne

 

 

À MONSIEUR BAILLY

 

Il y a quatre ans que, sous un des paisibles berceaux de votre solitude, je vous lus cette Comédie ; que vous me donnâtes de très bons conseils, et que je résolus de m’acquitter en vous la dédiant. Le suffrage d’un Peuple libre, qui vous a porté depuis aux plus grandes places, ne change rien à mon projet. Je présente mon hommage au Philosophe sensible, au grand Écrivain, à l’Homme vertueux, qui m’a cru digne d’être son ami, et je saisis l’occasion de m’en glorifier.

 

CAILHAVA.

 

 

PRÉFACE

 

Plaute, le meilleur des Comiques Latins, n’est pas le premier qui ait traité les Ménechmes. De son aveu même ; il en doit la fable à Ménandre. La Pièce du Poète Grec est perdue. Nous ignorons s’il l’avait imaginée ; nous savons seulement que la Comédie latine a été imitée chez toutes les Nations, et surtout chez nous, sous les titres divers des Ménechmes, des Jumeaux, des Méprises, des Ressemblances, etc. A-t-on surpassé, a-t-on égalé Plaute ? Je me garderai bien de décider. Je vais transplanter son Ouvrage sur notre Théâtre ; le plaisir de pouvoir comparer et prononcer sera peut-être assez piquant pour une partie des Spectateurs.

Il est bien dangereux, sans doute, de risquer aujourd’hui une Comédie dans le genre antique : dans ce genre, où l’imagination dédaignant toute parure étrangère à Thalie, s’impose la loi d’être constamment féconde, rapide, forte de situations, et cependant simple. Aussi les anciens Auteurs Italiens appelaient-ils ces Pièces Comédie d’el Arte.

Celle de Plaute a ; je crois, ce mérite ; mon projet est d’essayer si la Muse comique, en habit grec, ne figurerait pas sur notre scène aussi bien que sa sœur, surtout si elle nous faisait voir que les hommes eurent toujours, à quelques nuances près, les mêmes faiblesses, les mêmes travers, les mêmes ridicules. Le miroir serait d’autant plus précieux, qu’il nous montrerait nos défauts sans blesser notre amour-propre. C’est une espèce d’étude que je soumets aux connaisseurs.

 

Cette première partie de ma Préface avait été insérée dans les Journaux ayant la représentation de la Pièce.

 

Les Méprises sont l’âme des Comédies. Tout ce qui les amène est une source plus ou moins précieuse, selon qu’elle fournit des méprises plus ou moins naturelles et faciles. De-là ces dessus de lettre équivoques, ces noms supposés et cette quantité prodigieuse de déguisements de toute espèce, dont les Auteurs comiques tirent leurs principales causes du rire. Mais la Nature ne les a-t-elle pas réunies en grande partie, ces causes du rire, quand elle a donné à deux hommes le même nom, la même patrie, les mêmes parents ? Quand la Nature, enfin, a fait naître deux Jumeaux tout-à-fait ressemblants n’a-t elle pas enrichi le Théâtre d’une mine inépuisable ?

Heureux et mille fois heureux le génie qui l’a découverte ! Toutes les Nations s’en sont enrichies. L’on conçoit, par cette quantité prodigieuse de Comédies, toutes tirées d’une seule combien la différence est grande entre un sujet ingrat et un sujet fécond. Je l’ai déjà dit dans mon second volume de l’Art de la Comédie, le sujet des Ménechmes est inépuisable. Pénétré de cette vérité, je luttais depuis longtemps contre le désir de le traiter de nouveau ; j’y avais cédé ; et bientôt mes Jumeaux, sous les costumes d’un Médecin et d’un Notaire, allaient paraître sur la scène, quand un ami croît voir des traits, des situations qui me rapprochent trop des Comédies déjà faites sur le même fond. Il craint qu’on ne me taxe d’amour-propre, en m’accusant d’avoir donné un défi à vingt concurrents. Pour toute réponse, je jette mon Ouvrage au feu ; et bien sûr qu’une noble audace est permise, quand l’orgueil ne la fait pas naître, Plaute, c’est à toi seul que je jette le gant.

 

Extrait de la Comédie Latine.

 

Avant-scène

 

Après avoir rendu hommage dans tous mes Écrits au génie de Plaute ; après avoir fait sentir les diverses beautés répandues dans sa Comédie des Ménechmes, il m’a été permis sans doute d’en remarquer les défauts, surtout lorsqu’il était important pour moi de les éviter. Il en est deux bien essentiels dans l’Avant-Scène.

D’abord, quand Plaute fait perdre l’un des Jumeaux, il a déjà sept ans. Comment, à cet âge, n’a-t-il pas donné des renseignements sur sa famille, sur sa patrie ? si on l’a dérobé, comment son ravisseur a-t-il pu l’engager au secret ? Une fois maître de son sort, pourquoi n’a-t-il pas écrit à ses parents ? Ce n’est pas tout. Plaute ne fait voyager l’autre Jumeau qu’avec la ferme résolution de courir les mers, jusqu’à ce qu’il ait trouvé son frère. Il l’annonce en arrivant à Épidamne. Est-il vraisemblable qu’à la première méprise il ne s’écrie pas : « Bon ! l’on me prend pour un autre, et l’on m’appelle Ménechme ; c’est sans doute à mon frère qu’on croit s’adresser : » je l’ai enfin trouvé ; il est ici. Par conséquent plus de Pièce, ou du moins plus de vérité dans la Pièce.

Ajoutons à la gloire de Plaute qu’il a fondu toute l’Avant-Scène, et l’exposition dans un Prologue ; que ce Prologue tient si essentiellement à la Pièce, qu’avec un peu plus d’étendue il pourrait passer pour un premier Acte, et que les Prologues de ce genre sont les seuls bons. J’ai saisi de mon mieux l’intention du Poète Latin,

 

Acte premier

 

Un Parasite, fort dégoutant, se promet de dévorer un repas chez Ménechme.

Ménechme a volé une robe à sa femme ; il fort avec cette robe sur le corps, dans le dessein de la donner à sa courtisane. Il invite le Parasite à faire la débauche avec lui.

La Courtisane paraît, accepte la robe et la partie : les convives vont se promener en attendant le dîné.

La Courtisane donne des ordres à son cuisinier. Cet acte, peu rempli, n’offre encore aucune méprise : cependant le sujet en fait désirer et en promet.

 

Acte II

 

Ménechme, le Voyageur, arrive avec son Esclave, et se plaint de n’avoir pas encore trouvé son frère. L’Esclave lui peint les dangers qu’on court en Épidamne, surtout avec les Courtisanes.

Le Cuisinier revient du marché, invite le Voyageur à entrer chez sa Maîtresse, en lui promettant bonne mine et grande chère. Sur prise du Voyageur, surtout quand le Cuisinier lui dit : « Je vous connais bien ; vous vous appelés Ménechme, et vous logez dans cette maison ? »

La Courtisane donne des ordres pour qu’on dresse les lits de table, qu’on prépare les couronnes, qu’on brûle des parfums ; elle presse Ménechme de venir se mettre à table ; il hésite, cède enfin, et confie sa bourse à son Esclave, en lui recommandant de venir le chercher avant la nuit.

Voilà deux méprises dans trois scènes ; mais n’est-il pas bien surprenant que le Voyageur ayant parlé à la première scène du frère qu’il cherche n’aille pas bien vite dans cette maison où on lui dit que loge un Ménechme.

 

Acte III

 

Le Parasite a perdu son patron ; il craint que le dîné sur lequel il comptait ne soit avancé ; il est désespéré en voyant le Voyageur une couronne sur la tête.

Le voyageur a sur le corps la robe que son frère a donnée à la Courtisane ; on l’a chargé de la faire embellir. Le Parasite le gronde d’avoir dîné sans lui, et piqué de ce qu’il ne veut pas le reconnaître, il le menace de raconter à sa femme son larcin et sa conduite. 

La Servante de la Courtisane vient recommander de nouveau au Voyageur de faire embellir la robe, et lui remet de la part de la Maîtresse, un bracelet d’or, pour qu’il le fasse mettre à neuf. Elle demande pour son compte des pendants d’oreille que le Voyageur promet, pourvu qu’elle fournisse la matière, projetant d’en faire son profit, comme du bracelet et de la robe.

Encore un Acte de trois Scènes. La dernière même est inutile, pour ne pas dire nuisible, puis qu’elle n’ajoute rien à la surprise de Ménechme ; puisque nous savons déjà qu’on l’a chargé de faire embellir la robe ; puisqu’enfin on vient nous y parler d’un bracelet et de pendants d’oreille qui ne font rien à l’intrigue, et dont il ne sera plus question.

 

Acte IV

 

Le Parasite qui, dans l’entr’Acte a tout raconté à la femme de Ménechme, lui conseille de rendre son mari bien malheureux.

Ménechme arrive pour dîner chez la courtisane ; sa femme l’arrête, l’accable de reproches, lui demande sa robe. Le Parasite se vante d’avoir découvert tout le mystère ; Ménechme s’excuse en disant qu’il n’a fait que prêter la robe, sa femme lui ordonne d’aller la chercher, se renferme dans sa maison, et lui en interdit l’entrée, jusqu’à ce qu’il rapporte son larcin.

Il appelle la courtisane, il la conjure de la lui rendre cette maudite robe, il lui en promet une plus belle ; la Courtisane jure qu’elle la lui a remise, et lui défend la porte en lui promet tant bien de ne la lui ouvrir que lorsqu’il aura de l’argent comptant.

De ces trois Scènes, la première ne nous apprend rien ; nous savions déjà que le Parasite avait été instruire la femme de Ménechme, des infidélités de son mari et du larcin de la robe.

 

Acte V

 

Le voyageur ne trouvant pas son Esclave, se repent de lui avoir confié la bourse. Il rencontre la femme de son frère, elle reconnait sa robe, veut se séparer d’un perfide époux ; elle a déjà envoyé chercher son père.

Il arrive en faisant un long discours sur les infirmités de la vieillesse. Sa fille lui dit que son mari court les Courtisanes et s’enivre avec elles, Le Vieillard trouve cela très bien, il ne désapprouve que le larcin de la robe ; il réprimande son prétendu gendre qui le traite fort mal, et au point qu’on le croit fou. Il se plaît à confirmer le Vieillard et sa fille dans cette idée. « Apollon lui ordonne, dit-il, de brûler les yeux du barbon avec deux tisons ardents, de le fouler aux pieds, de lui casser les os. » La femme prend la fuite, le Vieillard court chez un Médecin.

Le voyageur, charmé d’avoir écarté ses fâcheux, prie le Spectateur de ne pas dire de quel côté il a fui.

Le Vieillard revient, et quoiqu’il n’ait pas été une minute hors du Théâtre, il se plaint d’être las, à force d’être resté assis en attendant le Médecin.

Le Médecin paraît, se fait raconter les particularités de la maladie. 

Arrive Ménechme le Marié, à qui le Docteur demande, si le vin qu’il boit est blanc ou clairet, si ses hoyaux font grand bruit, et sur les réponses, du prétendu malade, on lui soutient qu’il est fou. Le Vieillard va chercher quatre fouetteurs pour le lier, et le Médecin va préparer les remèdes nécessaires.

Ménechme fait un long discours, pour le prouver qu’il n’est pas fou, il n’ose cependant rentrer chez lui ; il attend la nuit ; sa femme, devenue plus tendre, lui permettra de coucher avec elle.

Long monologue de l’Esclave qui revenant chercher son Maître, se peint à lui même ses bonnes qualités. Les quatre fouetteurs veulent lier Ménechme. L’Esclave le prend pour son Maître et le délivre. Les Fouetteurs, le Vieillard, prennent la fuite.

Ménechme remercie l’Esclave, qui ne pouvant moins faire, dit-il, pour son Maître, demande la liberté pour prix de son service. Ménechme le croit fou et lui accorde sa demande. L’Esclave lui promet de lui rendre bientôt sa bourse, et Ménechme enchanté, l’exhorte à la lui porter bien vite.

Arrive le Voyageur à qui son Esclave parle en homme libre.

Enfin les deux Ménechmes se trouvent ensemble. L’Esclave dit à son Maître que son miroir marche, il se met entre les deux Jumeaux ; ceux-ci pour se reconnaître, font une longue Scène, dans laquelle ils se disent tout ce qui leur est arrivé, et malheureusement tout ce que nous savons, ils projettent d’aller vivre ensemble dans leur pays natal, et l’Esclave publie l’enchère des meubles, même de la femme, si quelqu’un en veut.

On voit que Plaute avait réservé toutes ses forces pour le dernier Acte ; mais l’on voit aussi qu’à l’exception des deux Frères et de l’Esclave, aucun des autres personnages ne prend part au dénouement, et qu’on n’y rappelle pas même les choses qui ont le plus servi à l’action. On voit surtout que les Anciens connaissaient bien moins que nos bons Auteurs, l’ordonnance, l’économie théâtrale.

 

Mœurs et Caractères de la Pièce Latine

 

On est bien surpris sans doute lorsqu’on a l’imagination embellie par tout ce qu’on a lu de la galanterie des Grecs et de la magnificence de leurs Courtisanes ; on est bien surpris dis-je de voir dans la Comédie de Plaute les mœurs les plus crapuleuses, mais il fut un temps ou les Romains se croyant trop respectables pour être livrés à la risée publique ne souffrirent sur la scène que des étrangers encore fallut-il les avilir pour que le peuple Romain se jugeant par comparaison se crut privilégié des dieux. Aussi dans la pièce de Plaute le parasite est-il le coquin le plus dégoutant ; la femme de Ménechme une mégère de la dernière classe, le père un imbécile, les deux jumeaux deux fripons très satisfaits de voler l’un une robe et des bracelets, l’autre une bource ; la courtisane ne parle jamais que de débauche et d’argent, cependant il est échappé à Plaute de la rapprocher un instant des Aspasie puisqu’elle ordonne a ses esclaves de dresser les Lits de table de préparer des couronnes de fleurs, de bruler les parfums les plus exquis. Quel contraste avec le reste de son rôle ! il m’a confirmé dans l’idée ou j’étais que Plaute avait, a dessein, dégradé les personnages de son modèle, j’ai fait le contraire, et après avoir examiné de bien près tous les rôles, j’y ai saisi des nuances que j’ai étendues, que j’ai arrangées et qui m’ont servi a donner une physionomie plus décente et plus agréable à mes personnages sans changer leurs traits principaux, ni l’effet qu’ils devaient produire.

Plaute ne met aucune différence entre les caractères de ses deux frères, et en cela il a, je crois, manqué, parce que, s’il est rare que deux jumeaux aient absolument les mêmes traits ; la même taille, le même son de voix, il est bien plus extraordinaire qu’ils aient précisément le même caractère, surtout quand ils n’ont eu ni la même éducation, ni vécu sous le même ciel, ni couru la même fortune.

Les imitateurs du poète latin ont pour la plupart, donné dans un excès contraire : leurs deux frères ont un caractère si opposé qu’il n’est presque plus permis de les confondre, que les méprises n’ont plus la même vraisemblance et que les spectateurs, malgré la bonne volonté, ne peut se prêter à l’illusion.

J’ai tâché de prendre un milieu entre Plaute et ses successeurs. Mes deux Ménechmes ont le même penchant vers les plaisirs ; mais l’un marié, observé par la famille de la femme a toute la retenue, toute l’hypocrisie d’un mari qui craint de passer pour infidèle ; l’autre libre, n’ayant jamais eu besoin de se contraindre, s’y croyant moins obligé que jamais dans une cité ou il n’est pas connu, se livre tout entier au penchant qui l’entraine. En voilà assez je crois pour écarter la monotonie sans blesser la vraisemblance. L’on remarquera même, et les gens de l’art m’en sauront gré sans doute, l’on remarquera que lorsque l’un de mes Ménechmes dit ou fait quelque chose qui contraste avec le caractère de celui pour qui on le prend, sa situation paraît excuser la disparate et sert même à la vraisemblance de l’intrigue. Telle est, entr’autres, la Scène où la femme de Ménechme n’est pas surprise qu’a la suite d’un repas, celui qu’elle croit son mari, ait l’air leste, étourdi, qu’elle ne lui a jamais vu.

 

Fin de l’Extrait de la Pièce

 

Plaute ! mon ambition est de te devoir encore une Comédie qui, en peignant nos mœurs, conserve la marche et le vernis de l’antiquité. Je m’empare de toutes les beautés dont ta Pièce fourmille, même de celles que tu n’as fait qu’indiquer ; je me pénètre autant qu’il est en moi de l’art inconcevable qu’à développé Molière, imitateur ; je l’invoque comme les Dévots invoquent leur patron, ou comme les Chevaliers invoquaient la Dame de leurs pensées ; je me jette dans l’arène ; j’ose pour la troisième fois m’y rapprocher de toi, et si j’en sors, non triomphant, mais avec quelque gloire, mes Émules m’applaudiront, sans doute, et mes deux Maîtres souriront à mes efforts.

 

 

PROLOGUE

 

Quand la toile se lève, la décoration est en désordre.

LE COMÉDIEN.

Salut, illustres Romains, vous qui venez de vous couvrir d’une gloire immortelle et qui faites l’admiration même de vos ennemis ! Je suis le Comédien chargé de débiter les Prologues, et je viens vous annoncer une Comédie de Plaute. Elle est intitulée les Ménechmes, il l’a imitée de Ménandre Poète Grec ; il n’a même changé ni les mœurs, ni le costume, mais pendant la représentation, vous n’en ferez pas moins tentes de vous écrier, Ah ! Ah ! c’est comme chez nous ! vous êtes impatients de connaître le sujet de la pièce, et moi je suis impatient de vous l’exposer. Un habitant de Syracuse nommé Ménechme eut un fils qui s’appela Moschus, de ce fils naquirent deux Jumeaux si ressemblants ! si ressemblants ! que leur mère même n’aurait pu les distinguer, si elle n’eut imprimé un chiffre ineffaçable sur la poitrine de l’un d’eux, a qui l’on donna, suivant l’usage des Grecs, le nom de son grand père ; on l’appela donc Ménechme, l’autre fut nommé Sosicle. Ces Jumeaux pouvaient à peine prononcer leurs noms, quand leur père, obligé de voyager, mène avec lui le petit Ménechme, arrive à Tarente pendant qu’on y célébrait les fêtes de Bacchus, perd son fils dans la foule, et meurt de chagrin. On apprend cette fâcheuse nouvelle à Syracuse ; aussitôt l’on fait prendre à Sosicle le nom de son frère. On ne doutait pas qu’il ne fût mort. L’on se trompait. Un Marchand Épidamnien, l’avoir trouvé et conduit à Épidamne. Je vais m’y transporter bien vite, pour avoir des nouvelles sûres du Ménechme perdu. Voulez-vous être du voyage ? Ne craignez pas la fatigue ; notre Machiniste à des moyens sûrs pour vous transporter d’un · bout du monde à l’autre, sans vous déplacer ; vous conviendrez que rien n’est plus commode.

La décoration change et représente une place publique, le Palais d’Érotie est à la droite des Acteurs, la maison de Ménechme à gauche.

Eh bien ! que vous disais-je ? nous voilà dans une place d’Épidamne, et j’ai déjà pris tous les renseignements nécessaires. – C’est ici que le Marchand conduisit le petit Ménechme c’est ici qu’il l’a adopté, et qu’il l’a marié richement. Le bon de l’aventure, est, que l’autre Ménechme, voyageant pour son plaisir, vient d’arriver dans le Port, et que la ressemblance des deux jumeaux donnera lieu sans doute à quelques méprises. Elles sont d’autant plus faciles que les deux frères, ont présentement le même nom ; que l’un, ayant perdu depuis peu son père adoptif ; l’autre, son aïeul, ils portent encore cette couleur rembrunie, ce vert foncé, qui embellit si bien nos veuves, et dont la fidèle Vénus se couvrit, quand elle pleura, pendant deux grands jours, la mort de son cher Adonis. Salut, encore une fois, très illustre Assemblée. Vous connaissez l’avant-scène de la Comédie ; il vous sera plus facile d’en suivre l’action. N’oubliez pas de grâce que vos succès dans tous les genres, ont été préparés par les Muses, et que vous leur devez beaucoup d’indulgence.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MÉNECHME le marié, toujours avec l’air et le ton du sang-froid, mais un peu railleur

 

Oui ; ma très honorée femme ! vous êtes bien aimable, bien honnête ; mais vous avez de l’humeur, sans que je sache pourquoi : cela vous amuse ; il ne faut pas disputer des goûts. Moi, je vais tâcher de m’amuser aussi de mon côté.

 

 

Scène II

 

L’ORFÈVRE, MÉNECHME le marié

 

L’ORFÈVRE, son caractère est de mettre à tout un air d’importance et de mystère.

Serviteur, Seigneur Ménechme.

MÉNECHME.

Salut au plus célèbre de nos Orfèvres. – J’allais chez vous.

L’ORFÈVRE.

Je me doutais que vous aviez quelque chose à m’ordonner ; vous avez beaucoup regarde dans ma boutique, dit ma femme.

MÉNECHME.

Votre femme rêve, mon cher Dromond, il y a plus de huit jours que je n’ai traversé les galeries de Thémis.

L’ORFÈVRE, avec dédain.

On n’y vend plus rien – pas même la Justice.

Fièrement.

Je loge sous les fameux portiques de Philippe.

MÉNECHME.

Je l’ignorais. – Savez-vous garder un secret ?

L’ORFÈVRE.

En doutez-vous ? les Bijoutiers sont obligés, par état, à la plus grande discrétion.

MÉNECHME.

Sur certains profits ?

L’ORFÈVRE.

Point ! n’avons-nous pas le secret de toutes les familles, même celui de la république ? lorsqu’il est question d’éblouir une belle, de corrompre un Juge, de gagner un homme en place, Bijoux de trotter, vaisselle d’Or et d’Argent de circuler. Eh ? à qui se confie-t-on ?

MÉNECHME.

Personne n’écoute, et l’appartement de ma femme ne donne pas sur cette place.

L’ORFÈVRE.

Il n’y a ici que vous et moi. – Vous êtes seul.

MÉNECHME.

J’étais hier chez la plus aimable de nos femmes à talents, chez Érotie. Je riais d’entendre nos célèbres philosophes y disserter sur les modes les ajustements, les Bijoux, quand la belle marqua la plus grande envie d’avoir une pierre gravée, précisément comme celle-ci. Je lus dans les regards de ses adorateurs le désir de se prévenir mutuellement. Pourriez-vous me procurer le plaisir de les devancer ?

L’ORFÈVRE.

Voyons. – Ces pierres sont fort rares ; pour moi je n’en connais qu’une autre dans Épidamne ; mais nous l’aurons – avec de l’Argent.

MÉNECHME.

Allez vite l’acheter à quel prix que ce soit.

L’ORFÈVRE.

Un moment. Comme vous êtes vif !

MÉNECHME.

Pas excessivement. On m’accuse même du contraire ; mais faites comme si je l’étais.

L’ORFÈVRE.

La bague dont je vous parle appartient au grand pourvoyeur de l’armée.

MÉNECHME.

Tant-pis.

L’ORFÈVRE, mystérieusement.

Tant mieux... chut... le voici, le secret de la république... le grand pourvoyeur a mal arrangé quelques chiffres ; il est forcé, ne fût-ce que par pudeur, de vendre ses tableaux ses bijoux, et dès ce soir j’achète celui dont vous avez besoin.

MÉNECHME.

Je puis donc sur votre parole faire présent de celui-ci à Érotie, et je mettrai dans l’écrin de ma femme...

L’ORFÈVRE.

La bague du pourvoyeur. Impossible ! dans ce siècle galant, de manquer à sa chère moitié avec plus de délicatesse !

MÉNECHME, d’un ton moitié grave, moitié sentimental.

Il en faut.

L’ORFÈVRE.

Tel vous critiquera, qui, sans tant de façons à fait disparaître les pierreries de sa femme, pour les donner tout uniment à quelque Nymphe des chœurs ; mais prenez-y garde ; puisque vous destinez ce cadeau à une connaisseuse, il aurait grand besoin d’être remonté.

MÉNECHME.

Nous verrons dans la suite. Je ne veux pas être prévenu, vous dis-je. Érotie est au bain ; à son retour j’irai lui demander à dîner, et lui offrir...

L’ORFÈVRE, bas.

Chut. Démiphon.

MÉNECHME, bas.

Mon beau père ! tâchons qu’il ne s’empare pas de moi ; il est bonhomme, mais bavard.

L’Orfèvre sort.

 

 

Scène III

 

LE VIEILLARD, MÉNECHME le marié

 

MÉNECHME.

Tout à vous cher beau-père. Vous allez voir votre fille : cela est bien, très bien ! vous m’excuserez, si je vous laisse. Une affaire essentielle...

LE VIEILLARD.

Qui, oui, ne vous gênez pas.

 

 

Scène IV

 

LE VIELLARD, seul

 

Oh ! oh ! il paraît ignorer que sa femme m’a envoyé chercher – « Mon père, mon » cher père venez au plus vite » ; – Au plus vite ! au plus vite ! vous en parlez bien à votre aise : ignorez-vous que cette maudite vieillesse n’arrive qu’avec une suite nombreuse et que je porte mes vieux ans sur le dos, comme une vilaine marchandise bien lourde. Holà ! quelqu’un.

 

 

Scène V

 

LE VIEILLARD, UN ESCLAVE

 

LE VIEILLARD.

Ma fille est-elle malade ? À tout événement j’ai passé chez son médecin.

L’ESCLAVE.

Notre maîtresse paraît un peu rêveuse, un peu inquiète ; mais elle se porte bien.

LE VIEILLARD.

En ce cas là, dis-lui de venir ici ; je veux rester au Soleil ; c’est le dernier ami des vieillards.

L’esclave sort.

 

 

Scène VI

 

LE VIEILLARD, seul

 

Du moment qu’on commence à compter les beaux jours, on en devient avare ; l’on veut en jouir.

 

 

Scène VII

 

LE VIEILLARD, LA FEMME DE MÉNECHME

 

LE VIEILLARD.

Bonjour, ma fille, qu’est-ce ? pourquoi m’envoyez-vous chercher.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Ah !mon père, je suis bien malheureuse.

LE VIEILLARD.

Malheureuse ! malheureuse ! je ne vois pas trop pourquoi. Vous vivez dans l’aisance, vous portez le lin le plus beau, le tissu le plus fin ; votre maison est vaste, magnifiquement meublée, et remplie d’esclaves fainéants ; – vous êtes mère, que désirez-vous donc ?

LA FEMME DE MÉNECHME.

Daignez de grâce m’entendre.

LE VIEILLARD.

Soit, pourvu que vous ne me parliez de rien qui m’affecte. Quand à mon âge on a dit du mal du temps présent et qu’on a, surtout, bien digéré, on s’est acquitté des affaires les plus importantes.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Dites-moi, mon père...

Hésitant.

une femme jalouse est-elle bien insupportable ?

LE VIEILLARD, vivement.

Je vous en réponds ! je ne l’ai pas mal éprouvé. Feue votre mère (que Pluton veuille garder soigneusement) ne l’était pas mal.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Je ne suis pas jalouse au moins ! gardez-vous de le croire ! mais... il me semble que Ménechme va souvent... là... chez cette joueuse de Luth, notre voisine.

LE VIEILLARD, à part.

Ah ! le gaillard ; qu’est devenu le temps ou j’étais le favori de ces belles ?

LA FEMME DE MÉNECHME.

Vous parlez bas, mon père.

LE VIEILLARD.

Oui, oui ; je songe, que je ne suis pas tendre, moi ! et je saurai bien dire à votre époux ; « Seigneur Ménechme, vous ne m’en imposez pas avec ce ton flegmatique que vous avez pris depuis votre mariage, comme l’on prend un habit de costume. Souvenez-vous que, malgré les nuages répandus sur votre naissance, je vous ai donné ma fille avec une dot considérable. Croyez-vous m’en récompenser, en rendant malheureux ce que j’ai de plus cher au monde ? Allez, vous êtes un ingrat, un homme sans foi, un... »  – Eh ! bien, ma fille, que dis-tu de ce ton ?

LA FEMME DE MÉNECHME.

Qu’il ne vous va pas, mon père ; vous êtes naturellement si bon ! si j’osais même dire, un peu faible, ah ! comme votre fille, qu’un rien alarme, et rassure aussitôt.

LE VIEILLARD.

Que voulez-vous ? que demandez-vous donc ?

LA FEMME DE MÉNECHME.

Ma tendresse, l’ambition de posséder tout entier le cœur de mon mari, peuvent m’avoir alarmée mal-à-propos ; daignez voir et raisonner pour votre fille ; venez m’annoncer que je suis une visionnaire ; que Ménechme ne respire que pour moi, comme je ne respire que pour le rendre le plus heureux de tous les hommes, et je serai bien satisfaite.

LE VIEILLARD.

À la bonne heure, voilà qui est raisonnable ; mais j’exige que vous ne témoigniez ni humeur, ni dépit à votre mari, tant que vous ne pourrez pas lui prouver quelques torts : et alors, laissez-moi le soin de les lui reprocher. Sans vanité, j’étais éloquent autrefois ! et si cette qualité ne diminue pas avec l’âge... Comme tant d’autres. Suffit.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Vous le voulez, j’y consens.

LE VIEILLARD.

C’est à merveille ; embrassez-moi ; allons, allons, soyez plus tranquille.

LA FEMME DE MÉNECHME, rentrant.

Malheureuse sensibilité ! feras-tu toujours le tourment des gens qui savent aimer ?

 

 

Scène VIII

 

LE VIEILLARD, seul

 

Que nous sommes bons, nous autres vieillards, de nous intéresser aux peines des amants ! le plaisir de se raccommoder efface, embellit même les chagrins qu’ils se sont donnés ; mais la consolation n’arrive que bien faiblement jusqu’à nous, pauvres barbons.

 

 

Scène IX

 

LE VIEILLARD, MÉNECHME le voyageur, MESSÉNION

 

MÉNECHME, vif, leste, et admirant tout ce qu’il voit.

La grande, la magnifique cité !

MESSÉNION.

Comme les colonnes y sont devenues à la mode ! c’est une manie.

LE VIEILLARD, bas.

Quoi ! Ménechme a déjà terminé cette affaire si essentielle qui l’appelait ailleurs. Il examine bien la maison d’Érotie. Les soupçons de ma fille feraient-ils fondés ? Il me vient une bonne idée. Dromond et lui étaient tout à l’heure fort occupés ; s’il y a quelqu’amourette sur jeu, l’Orfèvre est sûrement du secret ; il faut que je l’interroge finement.

À Ménechme, en lui tendant la main.

Serviteur, serviteur ; j’ai à mon tour une certaine affaire en tête...

 

 

Scène X

 

MÉNECHME le voyageur, MESSÉNION

 

MÉNECHME.

Eh bien ! ne voilà-t-il pas encore un homme qui me salue sans me connaître ? J’arrive à Épidamne pour la première fois, et depuis le Port jusqu’ici, dix personnes m’ont demandé des nouvelles de ma santé. Les Épidamniens sont bien polis envers les étrangers.

MESSÉNION.

Ah ! ah ! Seigneur Ménechme ; vous n’avez qu’à vous fier à ces prévenances ; si vous saviez combien il en est d’intéressées dans cette Ville ; je l’ai habitée, avant de vous appartenir.

MÉNECHME.

Tout m’y paraît enchanteur ! on y est à la ville ; on y est à la campagne ; les Dames s’y promènent sans façons dans le simple négligé du matin, et parées de leurs propres charmes.

MESSÉNION.

À peu près.

MÉNECHME.

Sous quelqu’ajustement qu’elles soient, elles sont ravissantes. La dernière qu’on voit est toujours la plus belle ; on la prendrait pour Vénus, ou pour une de ses favorites.

MESSÉNION.

Jamais l’indulgente Déesse n’eût en effet plus de Prêtresses qu’ici. Comme elles exercent les devoirs de l’hospitalité ! comme elles se piquent de faire aux étrangers les honneurs de la Patrie !

MÉNECHME.

Tu n’aimes pas Épidamne, à ce qu’il me paraît.

MESSÉNION.

Je la connais trop bien, cette charmante, cette dangereuse Cité ; le rendez-vous des vices et des vertus ; de l’ignorance et des beaux arts ; des grandeurs et de la petitesse. Je la connais trop bien pour ne pas l’admirer et la craindre cette nouvelle Thèbes, dont le tableau souvent terrible, mais plus souvent gracieux, afflige et charme en même temps.

MÉNECHME.

L’on m’avait bien dit, lorsque je t’achetai, que tu n’étais pas un homme ordinaire.

MESSÉNION.

C’est selon. Quand on n’a voulu faire de moi qu’un valet, je me suis borné à troquer quelques heures du travail de mes mains contre le plaisir d’être logé, vêtu, nourri sans la moindre inquiétude. Mes Patrons ont-ils désiré que le cœur fut pour quelque chose dans notre marché ; mon zèle s’est manifesté de toutes les manières, et ils m’ont payé avec de l’estime, de la considération.

MÉNECHME.

Je suis disposé, mon cher Messénion, à faire avec toi cet échange...

 

 

Scène XI

 

L’ORFÈVRE, MÉNECHME, MESSÉNION

 

L’ORFÈVRE, à part.

Bon ! le voilà

Bas à Ménechme.

J’ai quelque chose de la dernière importance à vous communiquer.

MÉNECHME.

À moi ?

L’ORFÈVRE.

Oui, mais ce témoin...

MÉNECHME.

Je n’ai rien de caché pour lui.

L’ORFÈVRE.

Soit. – Je crains bien que votre femme n’ait découvert votre caprice pour la belle Érotie, surtout l’histoire de la bague. Votre beau père m’a fait prier de passer chez lui.

MÉNECHME.

Un moment.

L’ORFÈVRE, à part.

Il a quelque chose d’extraordinaire.

MÉNECHME, à Messénion.

Que penses-tu de cet homme ?

MESSÉNION.

Je pense que c’est un de ces fripons bien prévenants, dont je vous parlais tout à l’heure. Il n’est pas bien instruit, puisque vous ne fûtes jamais marié ; mais... il est question d’une belle : on a deviné vos goûts.

MÉNECHME.

Il est bien plus simple de croire que c’est une méprise.

MESSÉNION.

Oh ! oui, une méprise ! on peut aisément s’en assurer.

Haut à l’Orfèvre.

Puis-je vous demander si vous connaissez...

L’ORFÈVRE.

Qui ? le Seigneur Ménechme ?

MÉNECHME, à part.

Quelle surprise !

MESSÉNION, à Ménechme, à part.

Eh ! bien, Seigneur.

MÉNECHME.

Tu m’auras nommé, il aura retenu mon nom.

MESSÉNION.

Voyons encore.

Haut à l’Orfèvre.

Cependant le Seigneur Ménechme est étranger.

L’ORFÈVRE.

Qui le fait mieux que moi ? je l’ai vu débarquer ; je ne l’ai presque pas perdu de vue depuis son arrivée.

MESSÉNION, à part, à Ménechme.

Vous l’entendez ; il se sera informé au Port de votre nom ; de votre fortune ; de là son plan, qui, quoique d’abord un peu embarrassé en apparence...

MÉNECHME.

Il n’y a qu’à se moquer de lui, de ce qu’il projette, et l’envoyer promener.

MESSÉNION, haut à l’Orfèvre.

Nous sommes occupés, laissez-vous, je vous prie.

L’ORFÈVRE, à Ménechme.

Vous n’y pensez pas. Encore une fois, si votre beau-père me parle de la bague. Que dois-je répondre ?

MÉNECHME, impatienté.

Tout ce qu’il vous plaira.

L’ORFÈVRE.

Vous vous en rapportez donc à moi ? à la bonne heure. Je verrai les questions qu’on me fera.

Il fait quelque pas et revient.

MESSÉNION.

Encore !

L’ORFÈVRE.

Surtout n’allez pas vous troubler ni marquer le moindre embarras, quand on vous parlera de la belle. Érotie et de votre présent. J’aurai tout prévu, tout arrangé d’après nos projets : vous pouvez y compter.

 

 

Scène ΧΙΙ

 

MÉNECHME le voyageur, MESSÉNION

 

MESSÉNION.

C’est bien plutôt de ses projets qu’il parle cet homme officieux ! Il s’en va fort satisfait, je gage, d’avoir tendu quelques fils imperceptibles avec lesquels on ourdira, on tramera une intrigue, qui se mêlera insensiblement, et dont vous aurez toutes les peines du monde à vous débarrasser.

MÉNECHME.

Ba ! tu vois tout en noir. – Écoute, que signifie ce bruit ? on croirait entendre la marotte de Momus.

On entend des grelots.

MESSÉNION.

On se tromperait de peu : ce sont les jeunes gens qui ont couronné leurs coursiers de grelots, pour briller à l’une des trois fêtes du Bois sacré ; et ils se croiront couverts de gloire, si leurs habits, leurs chars et leurs maîtresses ont été distingués.

MÉNECHME.

Allons les voir passer. Cette curiosité est permise à un étranger ; mais, nous reviendrons dans cette place, elle me plaît ; j’aimerais à l’habiter ; les palais qui l’entourent me paraissent autant de temples.

MESSÉNION.

La plupart sont en effet dédiés à Plutus, à l’Amour – et surtout à Vulcain.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ÉROTIE, est appuyée nonchalamment sur MIRTILDE, sa favorite ; elle est précédée et suivie de PLUSIEURS ESCLAVES de tout sexe portant des Essences, des Parfums, et tout ce qui à pu servir pour le bain de leur maîtresse

 

ÉROTIE.

Plains-moi, ma chère Mirtilde : je me suis baignée à côté de femmes qui avoient des Essences passées, et je crois respirer encore ces vilaines Odeurs. – Quand ma salle des Bains sera-t-elle donc finie ?... je le vois bien, il faudra que comme Phœnisse je m’attache un Architecte.

Quelques esclaves entrent chez Érotie.

 

 

Scène ΙΙ

 

MÉNECHME le marié, ÉROTIE, MIRTILDE, QUELQUES ESCLAVES sur la porte d’Érotie

 

MÉNECHME.

Salut à la belle, à la ravissante Érotie.

ÉROTIE.

Eh ! bonjour. Voilà qui est singulier, j’ai cru vous avoir vu tout à l’heure, de ce côté devant le Lycée ; vous paraissiez même surpris d’y voir entrer des Disciples de soixante ans, et des jolies Philosophes de seize, quand je vous ai adressé des agaceries que je me reproche, puisqu’elles ne vous font point parvenues.

MÉNECHME.

Toujours bonne ; aussi viens-je sans façon vous demander à dîner.

ÉROTIE, minaudant.

Ah ! j’ai si mal dormi, j’ai de l’humeur, et je ne serais pas aimable.

MÉNECHME.

Je vous en défie.

ÉROTIE, souriant.

Croyez-vous. – À propos je suis une étourdie – Mirtilde ; n’ai-je point promis d’être d’un grand festin chez l’une de nos premières Citoyennes ?

MIRTILDE.

Oui, Madame.

ÉROTIE, avec humeur.

Rien n’est plus excédent ! Cette femme à des étrangers, elle veut se parer de moi, de mes talents, d’honneur ! il y a des jours, où ma célébrité me pèse, me fatigue ; mais il faut bien faire quelque chose pour les prôneurs. – Ah ! ah ! je ne vous connaissais pas ce bijou.

MÉNECHME, lui présentant la bague.

Vous voudrez bien l’embellir j’espère.

ÉROTIE.

Moi, mon cher, Ménechme !

MÉNECHME.

N’est-ce pas à peu près ce que vous avez paru désirer ?

ÉROTIE.

Mais, mais, où avez-vous donc fait cette délicieuse découverte j’avais tant cherché. – Comme il est complaisant ! – C’est bien la plus excellente gravure ! – Comme il est aimable ! La plus belle tête ! – C’est qu’il est adorable mon cher Ménechme.

MÉNECHME.

Je suis flatté qu’une bagatelle, un rien.

ÉROTIE, avec dignité.

Voilà pourquoi j’accepte de vous ce présent, et si je fais élever quelque jour une Pyramide ou construire un théâtre, ce ne seront pas les hommes aimables qui y contribueront.

MÉNECHME.

Aussi délicate, que belle !

ÉROTIE.

Le cadeau est charmant. il est charmant ! quand je me serai régalée du plaisir de le porter, je ferai monter la pierre sur un fond Octogone. Je travaille depuis deux jours à les mettre à la mode, et vous savez, comme les femmes qui affectent le plus de nous dédaigner, saisissent avec empressement nos goûts, nos parures, même notre ton, nos manières, et quelque fois nos mines qui, par parenthèse, leur vont fort mal.

MÉNECHME.

J’ai déjà prévenu le célèbre Dromond.

ÉROTIE, part d’un grand éclat de rire.

Il me passe par la tête une idée assez folle, et qui me réjouit beaucoup. Je suis tentée, de laisser là mon illustre Citoyenne, son festin, ses convives Je crois voir la mine qu’ils feront, et leur désespoir ; quand on leur dira... que je suis indisposée ! ne puis-je pas avoir comme une autre mes extinctions de voix, mes éblouissements ?... oui voilà qui est décidé je suis malade, bien malade ! malade à périr ! et vous assisterez à mon petit couvert.

MÉNECHME.

L’idée est des plus heureuses.

ÉROTIE.

Mirtilde, donnez des ordres à mon maître d’hôtel.

Mirtilde entre un instant chez Érotie.

Nous dînerons dans mon petit cabinet – j’en raffole ! la tête m’en tourne ! je suis bien aise que vous le voyez avant tout le monde. Le Labyrinthe, et les jardins irréguliers de Phinelé, la maison couverte en cuivre de Parthénis, tous les Temples dédiés par nos belles au Dieu du mystère, n’attireront pas, j’en suis sure, un aussi grand nombre de connaisseurs. Je l’ai fait orner de nouveau, exprès, pour occuper vingt Artistes du plus grand mérite qu’on laisse languir dans l’oubli.

MÉNECHME.

Peut-être n’ont-ils pas eu l’adresse de dire qu’ils venaient de loin.

Le maître d’hôtel traverse le théâtre précédé de deux Esclaves.

ÉROTIE.

Précisément. – C’est ma manie à moi, que l’amour des talents : je me plais à les accueillir, à les enrichir... à les protéger.

MÉNECHME.

Et voilà ce qui met les belles bien au-dessus d’un Conquérant. Ses victoires détruisent les chefs-d’œuvre de l’art, les vôtres les multiplient.

ÉROTIE.

Ajoutez qu’une belle ne doit ses conquêtes qu’à elle-même. – Sans adieu. Je vous demande le temps de faire un peu de toilette... Si je me trouve jolie, attendez-vous à me voir bien méchante ; sinon je serai la bonté même, un pauvre petit mouton... je vanterai... jus qu’aux talents de mes rivales.

MÉNECHME.

Vous serez toujours le désespoir des femmes, et l’admiration des hommes.

 

 

Scène ΙΙΙ

 

MÉNECHME le marié, seul

 

Voilà, je crois mes petites affaires assez bien arrangées. – Où sont-ils les maris qui s’ennuient chez eux ? qu’ils viennent prendre exemple sur moi, je ne me plains pas, je ne fais point tapage, j’ai l’art de me ménager en secret de petites consolations et mes jours toujours purs, toujours sereins. – Ma femme. – Ah ! je me trompe, le temps s’obscurcit.

 

 

Scène IV

 

MÉNECHME le marié, SA FEMME, UN ESCLAVE

 

LA FEMME DE MÉNECHME, à l’esclave

Va dire promptement à mon père que pour cette fois j’ai le plus grand besoin de sa présence. –Le perfide peut seul m’avoir fait ce larcin... et pour qui ?

MÉNECHME.

Qu’est-ce ? vous n’avez pas l’air bien satisfaite.

LA FEMME DE MÉNECHME.

J’aurais tort, ne suis-je pas la femme la plus heureuse ?

MÉNECHME.

Tant mieux. –

À part.

Gare l’orage.

LA FEMME DE MÉNECHME.

N’ai-je pas l’époux le plus tendre ?

MÉNECHME.

Rien n’est plus vrai. –

À part.

Il est prêt d’éclater.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Le plus délicat ?

MÉNECHME, à part.

Elle fait quelque chose, mais quoi ? je crains de me trahir. –

Haut.

Voilà comme vous êtes mon cœur ; vous avez la manie, de ne jamais dire ce qui vous déplaît.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Eh ! la belle occasion, si je n’avais promis... Ah ! mon père, mon père...

MÉNECHME.

Ne suis-je pas, de votre aveu, l’époux le plus tendre ?

LA FEMME DE MÉNECHME.

Il est vrai. –

À part.

Le traître !

MÉNECHME.

Le plus délicat ?

LA FEMME DE MÉNECHME.

Assurément.

À part.

– L’infidèle.

MÉNECHME.

Vous convenez que vous êtes la femme la plus heureuse.

LA FEMME DE MÉNECHME, avec vivacité.

Est-ce que je me plains ? est-ce que j’ai un air fâché ? ne suis-je pas au contraire fort calme ? d’ailleurs voici mon père ; il jugera de l’innocence de vos procédés.

MÉNECHME, à part.

Je ne suis pas du tout à mon aise.

 

 

Scène V

 

MÉNECHME le marié, LE VIEILLARD, LA FEMME DE MÉNECHME

 

LE VIEILLARD, enchanté.

Un tendre tête à tête ! à merveille mes enfants ! j’aime à vous voir d’aussi bonne intelligence.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Mon père...

LE VIEILLARD, l’interrompant.

Voilà, ma chère fille, l’effet de la douceur que je vous ai recommandée.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Apprenez...

LE VIEILLARD, l’interrompant toujours.

Un raccommodement ! rien n’est plus agréable ! et ne pas attendre d’être chez soi, cette impatience m’enchante. Voilà comme j’étais.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Non. Vous n’avez jamais ressemblé au plus indigne des hommes.

LE VIEILLARD, avec impatience.

Oh ! voyons. Expliquons nous ; que je sache enfin qui je dois gronder que je le gronde que ce soit fini une fois pour toutes.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Vous allez frémir.

MÉNECHME, à part.

Encore une fois, que fait-elle ? ma situation est assez embarrassante.

LA FEMME DE MÉNECHME.

N’a t-il pas eu l’indignité de prendre dans mon écriain...

LE VIEILLARD, avec finesse.

Dans son écrin. Ménechme l’y voilà.

MÉNECHME, embarrassé.

Oui, l’y voilà.

LE VIEILLARD, riant.

Ah ! ah ! la chose est trop plaisante.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Vous riez !

MÉNECHME, surpris.

Il rit !

LE VIEILLARD.

Je me doutais bien, qu’elle prendrait mal cette espièglerie, si elle s’en apercevait.

MÉNECHME.

Je m’en doutais aussi.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Vous voulez que je lui sache gré de m’avoir enlevé une bague d’un grand prix.

LE VIEILLARD.

Sans doute.

MÉNECHME, à part.

Le malin vieillard s’amuse à me railler.

LE VIEILLARD.

Si vous saviez pourquoi ce larcin !

LA FEMME DE MÉNECHME.

Je ne le devine que trop ! est-il rien de plus affreux.

LE VIEILLARD.

Dites de plus galant.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Pour Érotie.

MÉNECHME, à part.

Hai !

LE VIEILLARD.

Pour vous.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Vous me feriez mourir de dépit – parlez du moins, perfide.

MÉNECHME.

Moi ? je m’en garderai bien. N’avez-vous pas voulu que votre père jugeât de l’innocence de mes procédés ? ce sont vos propres mots.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Son sang-froid redouble ma colère.

LE VIEILLARD.

Allons, mon gendre, allons, allons il faut la mettre dans le secret.

MÉNECHME.

Puisque vous le savez...

LE VIEILLARD.

Comment, si je le sais ! oh ! je ne suis pas dupe. Je vous ai surpris ce matin avec Dromond.

MÉNECHME, à part.

Avec Dromond, je suis perdu.

LE VIEILLARD.

Je l’ai envoyé chercher, je l’ai finement interrogé, il a voulu feindre, mais il a fini...

MÉNECHME.

Par vous tout dire ?

LE VIEILLARD.

Oui. Il m’a fait l’aveu le plus Sincère.

MÉNECHME, à part.

Le traître !

LA FEMME DE MÉNECHME, vivement.

Il se trouble. – Eh ! bien mon père, que vous a dit Dromond ?

LE VIEILLARD.

Que Ménechme trouvant la bague trop simple pour une femme jeune, riche aimable lui a ordonné de l’embellir, et de la rendre plus digne de vous. Eh ! grondez maintenant le tour est-il d’un mari ?

LA FEMME DE MÉNECHME.

Serait-il possible ?

MÉNECHME, à part respirant.

Ah !... je reviens de loin.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Que je suis confuse !

LE VIEILLARD.

Sans doute ! pour certaines femmes il est bien plus agréable d’avoir à se plaindre, que d’avouer un tort – avancez Ménechme, et embrassez-vous.

MÉNECHME, passant entre la femme et le Vieillard.

Sais-je toujours un monstre ?

LA FEMME DE MÉNECHME.

Ah ! mon ami si tu étais coupable, je t’aime tant qu’il aurait bien fallu finir par te pardonner ; je te demande de me traiter de même.

MÉNECHME.

Et pour te convaincre que mon larcin n’était pas destiné à une autre, je vais le chercher, et le rapporter tel qu’il sera, au véritable objet de ma tendresse.

Il la conduit vers sa maison.

LE VIEILLARD.

Le voilà le Phénix des maris.

LA FEMME DE MÉNECHME, de sa porte.

Tu ne me trompes point, Ménechme, je te reverrai bientôt ?

MÉNECHME.

Tu peux t’en fier à mon impatience.

LE VIEILLARD.

Rentrés, je suis sa caution.

 

 

Scène VI

 

LE VIEILLARD, MÉNECHME le marié

 

LE VIEILLARD, ramenant son gendre.

Hum ! sans moi la jeune tête allait-elle partir ?

MÉNECHME.

Il y a quelqu’apparence.

LE VIEILLARD.

Convenez-en : vous avez été intrigué, quand je vous ai parlé de Dromond.

MÉNECHME.

Beaucoup !

LE VIEILLARD.

Vous vous doutiez bien que je l’aurais contraint à me dire la vérité.

MÉNECHME.

Je le craignais.

LE VIEILLARD.

Il a bien vu que je n’étais pas de ces hommes crédules, à qui l’on persuade ce qu’on veut.

MÉNECHME.

À qui le dites vous – je vais joindre Dromond.

LE VIEILLARD.

Et le quereller, n’est-ce pas ?

MÉNECHME.

Puisque vous le voulez je le remercierai, et

À part.

je reviendrai bien vite avec la bague... du Pourvoyeur.

LE VIEILLARD.

À merveille. C’est on ne peut pas mieux arrangé !

MÉNECHME.

Votre suffrage me fait grand plaisir.

LE VIEILLARD.

Par où passez-vous donc ?

MÉNECHME.

Laissez faire, Dromond doit être à certaine vente où je suis plus sur de le trouver.

Il sort.

LE VIEILLARD, de loin.

Je tiendrai compagnie à ma fille, et à votre retour nous dînerons gaiement ensemble.

 

 

Scène VII

 

LE VIEILLARD, LE MAÎTRE D’HÔTEL, LES ESCLAVES portant des provisions sur un brancard fort orné

 

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Vous dînerez ensemble, dites-vous, est-ce que vous êtes de la partie ? cela m’étonne.

LE VIEILLARD.

Il est bien surprenant en effet que je dîne avec mon gendre.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

De par comus, vous rencontrez bien ! j’ai là des mets qu’on réservait pour la table du plus friand de nos grands-Prêtres ; mais d’après Mirtilde, Ménechme devait dîner tête-à-tête avec Érotie.

LE VIEILLARD.

Ménechme doit dîner tête-à-tête Érotie !

LE MAÎTRE-D’HÔTEL.

Sans doute.

LE VIEILLARD.

Ah le traître ! le perfide ! et j’offrais d’être sa caution. C’est pour étourdir sa femme sur ses infidélités qu’il lui fait des cadeaux[1]. Je ne suis pas un beau-père bien ridicule, mais il me semble qu’au moment d’une réconciliation surtout, il peut bien garder quelques ménagements et dîner chez lui. Allons bien vite lui écrire, et, l’esclave l’attendra ici. La précaution est très essentielle !

Le Maître-d’Hôtel fait signe au Vieillard d’entrer chez Érotie ; il entre chez sa fille avec humeur.

 

 

Scène VIII

 

LE MAÎTRE-D’HÔTEL seul

 

Voilà un dîner qui trouble bien la cervelle du bonhomme. – Oh ! oh ! dépêchons-nous. Notre convive n’était pas loin.

 

 

Scène IX

 

MÉNECHME le voyageur, MESSÉNION

 

MÉNECHME.

Quel tableau mouvant ! comme il est agréable ! comme il se renouvelle avec rapidité ! j’aime ces Amazones, qui, la tête surmontée du panache de Minerve, volent à travers une nuée de poussière dans des Chars brillants et semblent vouloir devancer le Zéphyr.

MESSÉNION.

Pour moi, elles me font trembler – je préfère ces Enchanteresses qui gardent le terre-à terre, et font d’un air distrait, avec leurs petites baguettes, des cercles, des conjurations pour enchaîner les libertés.

MÉNECHME.

Convenons l’un et l’autre que toutes ces beautés cèdent la pomme à la femme adorable, divine, qui a daigne me sourire devant le Lycée ; ses traits font pour toujours gravés là.

 

 

Scène X

 

ÉROTIE, MÉNECHME, MESSÉNION, MIRTILDE, QUELQUES ESCLAVES derrière Érotie et Mirtilde

 

ÉROTIE.

Que mes esclaves dressent avec foin les lits de table ; qu’ils préparent les couronnes de fleurs et qu’on brule les parfums les plus exquis.

MIRTILDE, rentrant.

Oui belle Érotie.

MESSÉNION.

Érotie ! nous sommes perdus ! la voilà déjà cette Érotie dont l’homme officieux nous a parlé.

MÉNECHME.

Ah ! Messénion. C’est elle, c’est la beauté que je viens d’admirer ! Quels yeux ! quel son de voix.

MESSÉNION.

Oui, elle est Sirène, soyez Ulysse.

ÉROTIE, après avoir regardé quelque temps.

Eh bien ! que faites-vous là ? je ne suis pas du tout satisfaite de votre peu d’empressement, je vous en avertis.

MÉNECHME.

Hélas, madame, vous vous méprenez sans doute. À qui croyez-vous adresser un reproche aussi flatteur ?

ÉROTIE.

À qui donc si ce n’est à mon cher Ménechme ?

MÉNECHME, bas à Messénion.

Tout le monde sait donc mon nom ; il semble faire proverbe.

MESSÉNION, bas.

L’homme officieux à la mémoire heureuse.

ÉROTIE.

Donnez-moi la main, et venez vous mettre à table.

MÉNECHME.

On ne peut inviter avec plus de grâce, cependant vous trouverez bon que je me dispense d’accepter.

ÉROTIE.

Pourquoi donc m’avez-vous demandé à dîner ?

MÉNECHME.

Quand ?

ÉROTIE.

Ce matin.

MESSÉNION, à part avec joie.

Bon ! la voilà qui s’embarrasse.

ÉROTIE.

Auriez-vous peur d’être entendu de votre femme.

MESSÉNION, bas.

Oui ; votre femme de la façon du fourbe qui vous a vu débarquer ; ils sont en déroute.

ÉROTIE.

Vous riez ?

MÉNECHME.

Apprenez qu’on vous a trompée. Jamais je ne fus marié.

ÉROTIE.

Oh ! la plaisanterie est trop forte, et dure trop longtemps. Je suis piquée au vif.

MÉNECHME, bas.

Ma foi, je vais céder à son invitation, Mais regarde là donc.

ÉROTIE.

Vous êtes cause que j’ai manqué de parole à la meilleure compagnie. – Il n’est pas tard, et je puis la surprendre agréablement.

MÉNECHME.

Daignez m’écouter.

ÉROTIE.

Non. Du moins l’on me saura gré de ma complaisance. –

À l’un de ses esclaves.

Qu’on avertisse le conducteur de mon char.

MÉNECHME.

Je n’ai qu’un mot à vous dire, pour me justifier.

ÉROTIE.

Je ne veux rien entendre. –

À un second esclave.

Qu’on attèle les plus rapides de mes Coursiers.

MÉNECHME, à part.

Tout coup vaille. Elle emploie la ruse, imitons là.

Bas à Érotie d’un air mystérieux.

– cet esclave est l’espion de ma femme.

ÉROTIE, s’arrêtant.

Tout de bon ? ceci devient différent. –

À ses esclaves.

Qu’on ne se presse pas.

MESSÉNION, à part

Que lui dit-il ? il paraît la calmer.

MÉNECHME.

J’ai feint de refuser, crainte qu’il n’instruisit ma jalouse.

ÉROTIE.

En ce cas là. Je vous pardonne le moment d’humeur que vous m’avez donné. –

À ses esclaves.

je ne sortirai pas.

MESSÉNION, à part.

Oh ! la dangereuse femelle !

ÉROTIE.

Débarrassez-vous de votre importun et venez bien vite me joindre.

MÉNECHME.

Je brule de vous suivre.

ÉROTIE, lui donnant sa main à baiser.

Je reconnais enfin mon cher Ménechme.

 

 

Scène XI

 

MÉNECHME le voyageur, MESSÉNION

 

MÉNECHME, riant.

Eh bien ! Messénion, que dis-tu de mon aventure ?

MESSÉNION.

Moi ! Seigneur, je dis qu’elle file assez bien, c’est-à-dire de manière à ne pas laisser voir comme elle finira.

MÉNECHME.

Elle est trop plaisante, et je veux m’en amuser. Je te conseille d’en rire avec moi.

MESSÉNION, avec un rire forcé.

Rions, puisque vous le voulez.

MÉNECHME.

Va ; la belle en sera pour ses parfums et ses couronnes.

MESSÉNION, vivement.

Vous ne vous doutez point des pièges qu’on vous tendra. Voilà d’abord Érotie amenée sur la scène, comme je l’avais prédit. Je ne serais pas surpris que pour avoir du renfort, on ne vous mit aux prises avec la prétendue épouse, peut-être même le beau-père.

MÉNECHME, légèrement.

Eh bien ! l’épouse et le beau-père seront plaisantés ; ne m’as-tu pas prévenu ?

MESSÉNION.

Jusque ici ce sont les feuilles qui sont tombées sur vous, mais craignez que les arbres ne vous écrasent.

MÉNECHME.

Suis-je un enfant. – Tu ne crains pas j’espère pour ma tendre innocence.

MESSÉNION.

Je crains pour notre Dieu Tutélaire, pour votre bourse enfin, sans le secours de laquelle nous ne pouvons retourner à Syracuse. – De grâce, que je la voie encore une fois pour lui faire mes derniers adieux.

MÉNECHME, tirant sa bourse de sous sa ceinture.

Tiens, fais disparaître le valet moraliste, et j’accorde au valet honnête-homme la confiance qu’il mérite, je te charge du sac pécuniaire.

MESSÉNION.

Quoi ! tout de bon ?

MÉNECHME.

Je te donne la journée pour reconnaître Épidamne et ce soir, si je tarde trop, tu viendras me chercher.

 

 

Scène XII

 

MESSÉNION, MÉNECHME, UN ESCLAVE, sortant de la maison de Ménechme le marié

 

L’ESCLAVE.

Seigneur cette lettre est pour vous.

MÉNECHME.

Pour moi ! – Qui peut m’écrire ?

Il hésite et prend enfin le rouleau.

Le voilà parti.

 

 

Scène XIII

 

MESSÉNION, MÉNECHME le voyageur

 

MESSÉNION, avec intérêt.

Lisez de grâce.

MÉNECHME lit.

« Démiphon à son cher Ménechme salut. » – Eh bien ! ne voilà-t-il pas encore une connaissance intime. « Je ne suis pas un censeur bien rigide ,mon cher Ménechme, quoique vieux je trouve bon que les jeunes gens goûtent les plaisirs de leur âge ; mais je veux qu’ils sachent se les procurer de manière à être heureux dans leur maison. »

MESSÉNION.

Ah ! ah ! de la morale ? comme elle vient à propos.

MÉNECHME.

Messénion ?

MESSÉNION.

Seigneur ?

MÉNECHME.

Vous êtes un mauvais railleur. Vous avez fait écrire cette lettre.

MESSÉNION.

Comment l’aurais-je pu ? vous ai-je quitté depuis votre arrivée ?

MÉNECHME.

Il dit vrai. Continuons. « Nos femmes à talents sont charmantes ; celles surtout qui se distinguent comme Érotie méritent des autels. »

MESSÉNION.

Un moment ! comme Érotie ! voilà qui achève de me justifier. Savais-je que vous vous passionneriez pour cette belle ?

MÉNECHME.

Tu as saison. Mais par quel enchantement le moraliste le fait-il ? je l’ignorais moi-même, il n’y a qu’un instant.

MESSÉNION.

Je suis comme vous ; j’ai beau creuser mon cerveau.

MÉNECHME lit.

« Rendons leur un juste tribut d’admiration et d’applaudissements, mais cédons, nous autres Citoyens aux grands de la République, le bonheur de suivre publiquement leur char : soyez surtout assez prudent pour ne pas dîner chez elle aujourd’hui, je l’exige ». Plus je réfléchis, moins je comprends pour quoi et comment ce Démiphon, que je ne connais pas, peut si promptement s’intéresser à moi.

MESSÉNION, à part.

Ah ! si les leçons du Vieillard pouvaient venir à mon secours. –

Haut.

Seigneur, que pensez-vous du sermon ? il me paraît bien raisonné : il nous vient de quelque Dieu qui nous aime. – Vous rêvez. Que décidez-vous ?

MÉNECHME, vivement.

Qu’Érotie est la beauté même, qu’il est doux de lui rendre les armes, puisqu’elle réunit toutes les grâces à des talents distingués ; que tout galant homme doit s’en faire honneur, et que Vieillard n’en parle que par envie.

MESSÉNION.

Songez...

MÉNECHME, du ton le plus positif.

Paix, songez-vous même, que je suis le maître et vous l’esclave.

MESSÉNION, confondu.

J’obéis, Seigneur. Vous ne pouviez en moins de mots me dire plus de choses.

 

 

Scène XIV

 

MESSÉNION, seul

 

Le voilà lancé, mais je le tiens l’objet de mes tendres soucis ; je le presse sur mon sein. J’empêcherai sur mon honneur que ce butin précieux ne nous soit enlevé par le Pirate qui nous poursuit. – Ah ! comme il est heureux le Seigneur Ménechme, d’avoir à son service un homme sage, prudent, fidèle, surtout ! Un autre esclave à ma place... Attendez que pourrait-il faire ?... Ah ! ah ! bien des choses... il pourrait d’abord mettre une lacune de quelques mers entre son maître et lui, ensuite le misérable faquin d’esclave pourrait devenir... quoi ? avec de l’Or on a le choix... il pourrait devenir un faquin d’importance, n’est-ce rien ?... Puis grâce à cette métamorphose aussi prompte que commune. – Tout beau, Messénion, apprenez, vous qui raisonnez si bien, qu’on ne doit jamais calculer les avantages que le vice a sur la vertu, et pour cause.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

MÉNECHME, le voyageur sortant enchanté de chez Érotie, et couronné de fleurs ; il doit être plus gai que dans les Scènes précédentes

 

J’ai prudemment éludé quelques questions d’Érotie, auxquelles je n’entendais rien ; mais on dira de cette belle tout ce qu’on voudra, son éclat éblouit, sa gaieté amuse, la langueur intéresse, ses talents enchantent, ravissent, et je ne vois plus en elle qu’une femme accomplie ! Allons vite, faire remonter cette pierre, puis qu’elle le désire. – Ô Dieux ! quel contretemps. J’ai remis ma bourse à Messénion, je lui ai donné la journée pour se promener. Imprudent que je suis ! où le trouver ? Érotie va m’accuser d’indifférence ; je lui ai promis de lui rapporter la bague ce soir même... à qui m’adresser sans argent, sans crédit ?...Si je connaissais du moins un Orfèvre...

 

 

Scène II

 

MÉNECHME le voyageur, L’ORFÈVRE

 

L’ORFÈVRE, se trouvant derrière Ménechme.

Le voilà l’Orfèvre. Fort à votre service.

MÉNECHME.

En voici bien d’une autre !

L’ORFÈVRE.

J’arrive à-propos, à ce qu’il me paraît.

MÉNECHME.

Très à-propos, si c’est pour me servir, et mon esclave n’aurait pas eu tort de vous nommer l’homme officieux.

L’ORFÈVRE.

Il me semble que je mérite assez cette épithète. Cette couronne de festins, votre air joyeux, tout me dit que votre dîné chez Érotie a réussi. Aurait-il eu lieu, si comme je vous l’ai promis ce matin, je n’avais arrangé vos affaires ?

MÉNECHME.

Je vous en remercie. Quel festin, que celui où la volupté, après avoir choisi les mets les plus délicats, les vins les plus délicieux, sourit elle-même sur la bouche de l’enchanteresse qui préside à la fête, brille dans ses yeux, dirige tous les gestes, et se joue jusques dans les vêtements légers de vingt esclaves jolies !

L’ORFÈVRE.

Je suis charmé de vous avoir rendu un service dont vous paraissez si satisfait. – Voulez vous que je m’occupe présentement de remonter cette bague ?

MÉNECHME.

Allons, le voilà encore du secret.

L’ORFÈVRE.

Je suis fâché de vous dire que vous ne devez plus compter sur le grand pourvoyeur.

MÉNECHME.

Peu m’importe. Grâces à vous, je peux me passer de tous les pourvoyeurs du monde.

L’ORFÈVRE.

Tant mieux ! j’aime à être achalandé. – Voici des fonds à la mode, des fonds octogones. Choisissez.

MÉNECHME.

Des fonds octogones ? mot à mot ce que m’a dit Érotie. – Quand lui avez vous parlé ?

L’ORFÈVRE.

Jamais.

MÉNECHME.

Qui vous a vu de sa part ?

L’ORFÈVRE.

Personne.

MÉNECHME, à part.

Comment donc fait-il tout ? Comment arrange-t-il tout ? Messénion se trompe. Cette ville est peuplée de devins bien plus que de fripons.

L’ORFÈVRE.

Vous semblez indécis.

MÉNECHME.

C’est que par malheur je n’ai pas d’argent sur moi.

L’ORFÈVRE.

En avez-vous besoin avec Dromond ?

MÉNECHME, à part.

Je reste confondu. –

Haut.

Je vous annonce que je ne veux pas perdre ce bijou de vue.

L’ORFÈVRE.

J’en suis charmé. Quand vous serez dans mon magasin, peut-être aurez-vous fantaisie de quelque chose ; il est tout à votre service. Déterminez-vous, et je suis à vos ordres. – Souvenez-vous de mon adresse ; sous les Portiques de Philippe. Le premier Bijoutier à gauche, après le nouveau Temple de Thalie.

 

 

Scène ΙΙΙ

 

MÉNECHME le voyageur, seul

 

Qu’est-ce que je risque, en ayant l’œil sur les ouvriers, et sur leur ouvrage ? Rien. D’ailleurs, je n’ai pas d’autre ressource. Trop heureux qu’elle s’offre comme par enchantement ! allons sous les Portiques de Philippe, chez le premier Bijoutier à gauche.

 

 

Scène IV

 

MÉNECHME le voyageur, LE VIEILLARD

 

LE VIEILLARD.

Il a reçu ma lettre, et il ne rentre pas ! mais n’est-ce pas lui avec une couronne de festin sur la tête? – Ménechme.

MÉNECHME.

Qui m’appelle ?

LE VIEILLARD.

C’est moi.

MÉNECHME.

Que désirez-vous, bonhomme ?

LE VIEILLARD.

Le bonhomme désire vous dire que votre femme vous attend pour dîner, et que vous l’offensez, en donnant la préférence à sa rivale. Il me semble que le bonhomme ne radote point encore.

MÉNECHME.

En êtes-vous bien sûr ?

LE VIEILLARD.

Comment, si j’en suis sûr ?

MÉNECHME.

Pour moi, j’en doute, surtout, quand vous me parlez de ma femme. On me l’a bien annoncée, mais je ne l’ai jamais aperçue.

LE VIEILLARD.

Quoi ! vous osez désavouer la plus respectable des épouses ! démentez donc ces yeux qui vous ont vu devant l’Autel de l’Hymen, les témoins qui vous y ont accompagné, la dot de mille talents d’or que je vous ai comptés.

MÉNECHME.

Mille talents d’or ! auriez-vous encore quelques filles à marier ?

LE VIEILLARD.

Le trait est fort ! – mais surcroit d’inquiétude. La voici cette infortunée ; pouvait-elle arriver plus mal-à-propos ?

MÉNECHME.

Ma femme ! je ne suis pas fâché de faire connaissance avec elle.

 

 

Scène V

 

LE VIEILLARD, MÉNECHME le voyageur, LA FEMME DE L’AUTRE MÉNECHME

 

LA FEMME DE MÉNECHME.

Je l’avouerai, mon cher Ménechme soupçons n’étaient pas bien dissipés, tu me les pardonnes, puisque tu ne m’en es que plus cher ?

MÉNECHME, après avoir admiré sa belle-sœur.

Beau-père, votre fille est charmante !

LA FEMME DE MÉNECHME.

Elle fait du moins t’aimer. Bon ! voilà ma bague ; comme elle va m’être précieuse. Je n’en porterai pas d’autre.

MÉNECHME.

Elle est naïve, elle annonce sans façon ce qui lui plaît.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Donne, c’est un présent de l’Amour, et l’amour le reçoit.

MÉNECHME.

Ce Dieu fait, si je fus jamais assez impoli pour ne pas prévenir les désirs des jolies femmes. Mais ce bijou appartient à une autre beauté, avec qui je viens de faire un repas délicieux.

LA FEMME DE MÉNECHME, aperçoit la couronne.

Ah ! mon père ! et j’avais tort d’être alarmée !

LE VIEILLARD.

Peut-on déchirer avec cette barbarie un cœur sensible ?

MÉNECHME.

Ma foi, vous êtes difficiles. Je crois pour tant ne pas manquer aux égards que la politesse grecque prescrit à tout galant homme.

LA FEMME DE MÉNECHME.

C’en est trop. Quand l’insulte et le mépris sont poussés au dernier point, il ne faut plus s’amuser à gémir. Je veux absolument me séparer du plus indigne des maris.

LE VIEILLARD.

Vous séparer ! miséricorde ! il faudrait plaider ; et que deviendraient mes projets de repos ?

MÉNECHME, galamment.

Oh ! point de procès, je vous prie. Vous êtes jeune et belle. Je le perdrais.

LE VIEILLARD.

Je serais forcé de me morfondre à la colonne, au jugement, de courir après tous les suppôts de la chicane : il faudrait des soins pour ceux-ci, des solliciteuses pour ceux-là, de l’argent pour tous.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Je vivais pour un ingrat. Je ne respirerai plus que pour son fils. S’il a ses traits, il n’aura certainement pas la cruauté d’un perfide que je hais – que j’adore !

MÉNECHME, les rapprochant avec affectation.

Oh ! ça, expliquons-nous. – Est-ce que j’ai déjà les honneurs de la paternité ?

LE VIEILLARD, attendri.

Il y a cinq ans que je pressai, pour la première fois contre mon sein votre enfant, et en songeant à lui, votre âme n’est point attendrie ! Ah ! Ménechme, vous avez bien mal profité des avis que je vous ai donnez dans ma lettre.

MÉNECHME.

Quoi ! vous êtes l’homme aux conseils ? Ah ! je ne suis plus surpris si vous m’avez salué ce matin à mon arrivée. Vous aviez des projets fort honnêtes. Ah ! le rusé Vieillard !

LE VIEILLARD, après avoir longtemps considéré Ménechme, passe entre lui et sa fille.

Ma fille, j’ouvre enfin les yeux et je me rassure. Cette couronne de festin, ce qu’il fait, ce qu’il dit, tout nous prouve qu’il pourrait bien у avoir sur jeu un peu trop de vin de Lemnos. – Il est bon ; mais il grimpe à la tête. – Oui, c’est cela, et nous avons tort de nous affecter.

MÉNECHME.

Ah ! voici du nouveau.

LA FEMME DE MÉNECHME.

En effet ! cet air vif, étourdi, qui ne lui est pas familier... serait-il vrai... Ah ! je respire ; mon cœur avait grand besoin de pouvoir l’excuser.

Elle passe entre son père et Ménechme.

MÉNECHME.

Oui, mon adorable... Je viens de sabler du nectar à la table des Grâces. Aussi mon ivresse ne ressemble-t-elle pas à celle des profanes qui s’enivrent sans volupté. Vous le voyez. Je fais toujours respecter les belles. Je veux tout ce qu’elles veulent, et pour vous plaire je deviens un Dieu. Vous voyez en moi le Dieu Bacchus lui-même. J’aime à retrouver en vous ma charmante Érigonne, et dans ce vieillard, mon père nourricier.

Il va joindre le Vieillard.

LE VIEILLARD.

Il commence à me reconnaître.

MÉNECHME.

Adieu mon bon Silène, je couronne en par tant le patron des buveurs.

Il lui met la couronne sur la tête et se sauve.

 

 

Scène VI

 

LA FEMME DE MÉNECHME, LE VIEILLARD

 

LE VIEILLARD.

Moi, le bon Silène ! Ménechme, mon cher Ménechme arrêtez-vous. – Je vais le suivre, et je promets de le ramener. Va, ne te chagrine pas.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Mon père, je vous le recommande ; songez que depuis quelques instants, il doit me paraître moins coupable.

 

 

Scène VII

 

LE VIEILLARD, seul

 

Oh ! ciel ! que d’incidents fâcheux pour un homme que l’émotion seule fatigue tâchons ce pendant de rejoindre... Ah ! le pauvre garçon le voilà qui revient chez lui aussi tranquillement que s’il était à jeun.

 

 

Scène VIII

 

MÉNECHME le marié, rêve, LE VIEILLARD

 

LE VIEILLARD, à part.

Quoi ! dans si peu de temps... il y a dans tout ceci quelque chose d’extraordinaire. Oh Dieux, si l’on avait versé quelque filtre dans sa coupe, profitons de ce calme pour avertir mon médecin, et glissons nous tout doucement, tout doucement, afin de ne pas l’effaroucher.

 

 

Scène IX

 

MÉNECHME le marié, seul

 

J’aurais du m’en douter. Le Pourvoyeur obtient une plus belle retraite que s’il n’eut point prévariqué, par conséquent plus de vente, prions Érotie de me rendre la pomme de discorde ; je lui ferai en échange un autre cadeau ; et toi, dont l’éloquence est si persuasive surtout auprès des femmes, Mercure, divin Mercure, inspire moi ; je te promets le plus beau caducée d’Épidamne... Et il y a de quoi choisir.

 

 

Scène X

 

ÉROTIE, sortant gaiement de chez elle, MÉNECHME le marié

 

ÉROTIE.

Je vous aperçois, et je viens à vous. Cela est assez galant, j’espère.

MÉNECHME, à part.

Bon ! ceci est d’un bon augure. –

Haut.

Plaignez-moi, belle Érotie, d’avoir tardé si longtemps à vous rejoindre, et quoi que je me sente grand appétit...

ÉROTIE, surprise.

Grand appétit ! mon dîner n’était donc pas de votre gout ? mon cuisinier jouit pourtant de quelque célébrité ; plus d’un Parasite travaille à lui faire un nom, et ces Messieurs ne décident pas en l’air.

MÉNECHME.

Vous voulez me punir de m’être fait attendre. Mille pardons. Ma femme et mon beau-père en font cause. C’est une aventure qu’il faut que je vous raconte...

ÉROTIE, regardant autour d’elle.

Attendez un instant.

MÉNECHME.

Que cherchez-vous ?

ÉROTIE, d’un air mystérieux.

Est-il caché par-là ?

MÉNECHME.

Qui ?

ÉROTIE.

L’espion.

MÉNECHME.

Quel ?

ÉROTIE.

Celui de votre femme.

MÉNECHME.

Ah ! vous savez que ma femme à un espion ? qui vous l’a dit ?

ÉROTIE.

Vous-même.

MÉNECHME.

Je l’ignorais.

ÉROTIE.

Vous le saviez du moins ce matin, quand vous avez fait semblant... Encore une fois est-il là ? je crains de vous compromettre, en vérité je suis trop bonne.

MÉNECHME.

C’est aussi sur votre bonté que je compte. Ma femme fait que j’ai pris dans son écrin la bague...

ÉROTIE, avec orgueil.

Dont vous m’avez fait présent ? quelle indignité !

MÉNECHME.

J’en conviens, mais est-ce à vous de me la reprocher si cruellement ?

ÉROTIE.

Et à qui donc, si ce n’est à moi que vous exposiez au désagrément de se parer des dépouilles d’une autre ? une femme comme moi. – Terpsicore n’a pas une surnuméraire dans les écoles qui ne rougit d’un tel affront.

MÉNECHME.

Sacrifiez-moi donc, je vous prie ce bijoux qui vous déplait tant, et demain vous me per, mettrez de vous en présenter un plus beau.

ÉROTIE.

Non, Seigneur, vous pouvez même garder le seul que j’ai eu la complaisance d’accepter.

MÉNECHME.

En ce cas là. Faites moi le plaisir de me le rendre.

ÉROTIE.

Comment le pourrais-je ? il est sans doute chez l’Orfèvre qui doit l’embellir.

MÉNECHME.

Quoi ! vous avez entendu ce que j’ai dit à ma femme ? il fallait bien trouver une excuse.

ÉROTIE.

D’honneur ! si je comprends rien à votre Énigme...

MÉNECHME.

En bonne foi si j’entends la moindre chose à ce que vous me dites...

ÉROTIE.

Ah ! Ménechme, Ménechme, pour vous éloigner de moi, d’une personne qui jouit de quelque considération, vous pouviez prendre une tournure plus honnête.

MÉNECHME.

Érotie, Érotie, pour m’interdire votre société, vous pouviez prendre un autre instant, et un autre prétexte.

ÉROTIE, impérieusement.

Songez surtout, je vous prie, ale manière dont vous parlerez de moi dans le monde ; réfléchissez qu’en me manquant, ce sont peut être les plus grands de la République que vous offensez. Adieu, seigneur.

 

 

Scène XI

 

MÉNECHME, seul, quand Érotie est un peu loin

 

Adieu la bague ; Je ne suis pas mal et je fais une petite réflexion ; Voilà deux maisons où j’étais à peu-près le maître ce matin ; maintenant l’une m’est interdite et je n’ose rentrer dans l’autre. Quel parti prendre ? voyons.

Il se promène en rêvant.

 

 

Scène XII

 

MÉNECHME le marié, LE MÉDECIN, LE VIEILLARD

 

LE MÉDECIN.

Il est bien question ici de vin de Lemnos ou de philtre. Je viens de le rencontrer et j’ai vu dans sa tête comme à travers un cristal qu’il était travaillé du mal de Cérès.

LE VIEILLARD.

Mon gendre fou, grands dieux... mon ami vous paraissez chagrin connaîtriez vous votre état ?

MÉNECHME.

Hélas oui ! je suis bien à plaindre. Ma femme abusant de l’avantage que va lui donner ma première faute prendra désormais un furieux empire sur moi.

LE VIEILLARD.

Rassurez-vous. Ma fille est si bonne !

MÉNECHME.

Oui, d’ailleurs caprice pour caprice il vaut mieux souffrir ceux de la femme, et je jure de fuir Érotie.

LE VIEILLARD, au Médecin.

Rien n’est plus singulier que ces lueurs de bon sens.

MÉNECHME.

Le croiriez-vous ? elle a refusé de me rendre l’anneau.

LE VIEILLARD, à part au Médecin.

Il a oublié qu’il l’avait tout à l’heure. Ah ! la machine se détraque de nouveau.

LE MÉDECIN.

Vous en verrez bien d’autres.

LE VIEILLARD.

Il fallait tout de fuite avouer vos torts à votre femme. Mais vous venez de la traiter avec un mépris, une ironie.

MÉNECHME.

Qui ?

LE VIEILLARD.

Vous. Pour premier compliment vous lui dites que vous n’êtes pas son mari ; vous plaisantez sur votre prétendue paternité ?

MÉNECHME.

J’aurais été capable d’une pareille infamie ! moi ? quel malheureux peut avancer ?... peut soutenir...

LE VIEILLARD.

Ce malheureux c’est moi.

LE MÉDECIN, se mettant entre eux.

Eh bien ! qu’allez-vous faire ? la paix, la paix, vous dis-je. Voulez-vous déranger encore d’avantage un cerveau démonté.

MÉNECHME, au Médecin.

Un mot à l’écart. – Est-ce qu’il y aurait un peu de folie dans tout ceci ?

LE MÉDECIN.

Comment un peu ; beaucoup.

MÉNECHME.

Ah ! le pauvre homme, que je le plains !

LE MÉDECIN, à part.

Bon il croit son beau-père fou !

MÉNECHME.

Là, là, calmez-vous, mon cher Démiphon.

LE VIEILLARD.

Oui, parlons doucement, dites-moi, mon ami ; vous souvenez-vous d’avoir été Dieu.

MÉNECHME.

Hélas ! où prend-t-il ces extravagances.

LE VIEILLARD.

Et ma fille qui était Érigone, moi le bon Silène que vous avez couronné de fleurs.

MÉNECHME.

De par la sage Minerve peut-on déraisonner aussi complètement.

LE MÉDECIN.

Écoutez-moi ; l’un de vous deux est fou à lier.

LE VIEILLARD.

Certainement.

MÉNECHME.

Il n’est que trop vrai.

LE MÉDECIN.

Comme le propre de cette maladie est de persuader à ceux qui en sont affligés qu’ils ne l’ont pas et qu’ils croient au contraire la voir chez tous ceux qui les approchent, vous vous regardez mutuellement en pitié.

LE VIEILLARD, à part.

En effet son état me touche sensiblement.

MÉNECHME, à part.

Je le plains de tout mon cœur.

LE MÉDECIN.

Ne vous affligez pas ; le malade sera bientôt guéri, surtout, si je le traite chez moi ; je vais commander à mes élèves de me l’amener ; attendez un instant et faites-vous mutuellement compagnie.

Il sort.

 

 

Scène ΧΙΙΙ

 

LE VIEILLARD, MÉNECHME le marié

 

MÉNECHME, à part.

Ce que c’est de nous !

LE VIEILLARD, à part.

Ah ! pauvre humanité ! pauvre humanité !

MÉNECHME.

Ne vous impatientez pas.

LE VIEILLARD.

Ni vous.

MÉNECHME, à part.

 Rien n’est plus singulier, il croit me garder.

LE VIEILLARD, à part.

Il pense réellement veiller sur moi...

MÉNECHME.

C’est encore un bonheur, sans cela il faudrait user de force.

LE VIEILLARD.

C’est encore une faveur du ciel ; sans cela il s’échapperait.

 

 

Scène XIV

 

LE VIEILLARD, MÉNECHME le marié, DEUX  ÉLÈVES du Médecin

 

PREMIER ÉLÈVE.

Le voilà.

DEUXIÈME ÉLÈVE.

C’est lui.

MÉNECHME.

Bon ! ils approchent.

LE VIEILLARD.

Je respire ; ils sont tout près.

PREMIER ÉLÈVE, saisissant Ménechme.

Venez avec nous jeune homme.

MÉNECHME.

Qu’appelez vous jeune homme ! c’est au contraire ce Vieillard.

LE VIEILLARD.

Adieu. Je m’enferme pour consoler ma fille et pour n’avoir pas le cœur déchiré.

MÉNECHME.

Courez donc après.

DEUXIÈME ÉLÈVE.

Oh nous connaissons bien le Seigneur Ménechme !

 

 

Scène XV

 

PREMIER ÉLÈVE, MÉNECHME le marié, DEUXIÈME ÉLÈVE, MESSÉNION

 

MESSÉNION, au fond du Théâtre.

On parle de mon maître.

MÉNECHME.

Insolents ! vous osez porter la main sur moi !

PREMIER ÉLÈVE.

Vous êtes malade nous avons sur vous droit de vie et de mort.

MESSÉNION.

Droit de vie et de mort ! Rassurez-vous Seigneur Ménechme, le fidèle Messénion vole à votre secours. – Tiens garde ce coup. Tiens, voilà pour toi.

DEUXIÈME ÉLÈVE.

Oser traiter de la sorte deux membres de la Médecine !

MESSÉNION.

Elle s’en vengera bravement, quand elle me trouvera enchainé dans mon lit.

Il les poursuit.

 

 

Scène XVI

 

MÉNECHME, le marié, seul

 

Il n’est pas malheureux d’avoir été secouru par cet honnête esclave qui me connaît, et que je ne me souviens pas d’avoir jamais vu. – Par Pollux, il semble, que depuis ce matin, mon bon, et mon mauvais génie se fassent un plaisir de se contrarier... voyons lequel des deux triomphera.

 

 

Scène XVII

 

MÉNECHME, le marié, MESSÉNION, revenant

 

MESSÉNION.

Eh bien ! Seigneur, convenez que si je raisonne quelquefois passablement, je n’agis pas mal aussi.

MÉNECHME.

Me voilà convaincu de la dernière de ces vérités, et les drôles que tu as poursuivis le sont encore mieux.

MESSÉNION.

N’est ce pas une gentillesse de votre Érotie ?

MÉNECHME.

Tu m’y fais songer. Car je ne la reconnais plus. Aussi me voilà bien guéri. De quelque côté que vienne le danger dont tu m’as délivré, je t’en remercie.

MESSÉNION.

Vous vous moquez ; pouvais-je moins faire pour mon maître ?

MÉNECHME, à part.

Son maître ? est-ce encore un fou ?

MESSÉNION.

Convenez aussi que vous ne pouvez pas moins faire que de me donner la liberté.

MÉNECHME.

Très volontiers, pour ce qu’il m’en coûte.

MESSÉNION.

Nous n’avons pas ici de témoins, mais jurez par tous les dieux...

MÉNECHME.

Je jure par tous les dieux... que je n’ai aucun droit sur toi.

MESSÉNION.

À la bonne heure, et pour vous convaincre que je suis digne de cette faveur, examinez scrupuleusement votre bourse ; je puis vous la remettre, puisque vous êtes guéri des charmes de votre Circé.

MÉNECHME la prend pour l’examiner.

C’est ma bourse, dis-tu ?

MESSÉNION.

Elle même, je n’y ai pas touché. – Quoi !

Les deux Elèves reparaissent.

ces drôles reparaissent encore : ah ! je vais les accommoder de la bonne manière.

MÉNECHME, l’arrêtant.

Reprends donc la bourse.

MESSÉNION.

Ma foi, seigneur Ménechme ; c’est à vous qu’elle appartient, c’est à vous de la garder quand je vais me jeter dans la mêlée.

Il court sur les élèves.

 

 

Scène XVIII

 

MÉNECHME le marié, et toujours flegmatiquement malgré sa surprise

 

Je ne suis pas homme à m’étonner de peu, cependant de tout ce qui m’arrive, ce dernier trait ne me paraît pas le moins extraordinaire c’est mon bon génie qui l’emporte dans ce moment – allons consulter quelques amis sur ma bonne et mauvaise fortune : tout ceci me paraît une énigme en action ; la devine qui pourra.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

MÉNECHME le voyageur, seul

 

Bon ! je ne vois plus un seul de mes importuns. Je m’en suis débarrassé assez plaisamment. C’est à l’Amour à m’en récompenser.

 

 

Scène II

 

MÉNECHME le voyageur, MESSÉNION, s’élançant que devant de son Maître.

 

MESSÉNION.

Où volez-vous, Seigneur ? je vous croyais prêt à vous rembarquer, pour fuir une ville où vous avez couru tant de périls.

MÉNECHME.

Bah ! bah ! tu me vois glorieux de la manière leste, adroite, intelligente avec laquelle j’ai fait tête aux différents orages, à la vérité tu me les avais prédits.

MESSÉNION, avec confiance.

Oui. J’avais vu les nuages se ramasser.

MÉNECHME.

Cette épouse si bien annoncée a paru.

MESSÉNION.

Tout de bon !

MÉNECHME.

Oui, nous sommes mariés depuis longtemps à ce que m’a dit le Conseiller Démiphon.

MESSÉNION.

Il s’est enfin montré, cet homme de bien.

MÉNECHME.

Homme de bien, comme les autres. N’est-il pas mon beau-père ?

MESSÉNION.

Je reste stupéfait.

MÉNECHME.

J’ai encore un enfant, sans m’en être douté. Rien n’est plus intéressant, comme tu vois.

MESSÉNION.

Oh ! ce n’est pas là le merveilleux. Beaucoup d’honnêtes gens ont de ces bonheurs inespérés.

MÉNECHME.

Je me suis amusé de tous ces fripons, je les ai embarrassés dans leurs propres filets.

MESSÉNION.

Peu s’en est fallu que vous ne vous soyez mal tiré des derniers.

MÉNECHME.

On feignait de me croire pris de vin.

MESSÉNION.

Et qui vous fait jouer ce tour là ? Érotie.

MÉNECHME.

Non. Elle m’aime trop !

MESSÉNION.

Bon ! tout à l’heure, il convenait des torts de la belle, Amour ! amour !

MÉNECHME.

Érotie est une Divinité. Le Magistrat, le guerrier, le Sacrificateur, se font une volupté de l’adorer.

MESSÉNION.

Et d’apporter à ses pieds l’or des épices, des capitulations, des offrandes.

MÉNECHME.

Ah ! Messénion, que tu me fais bien sentir toute ma félicité ! comme tu me pénètres de reconnaissance pour Érotie.

MESSÉNION.

En ce cas là je suis loin de mon but.

MÉNECHME.

Conçois-tu combien il est flatteur de voir le rang, les honneurs, la fortune, perdre de leur crédit et disparaître devant le plus petit de mes soins. Vois comme il est beau de régner sur un cœur qui commande à tant d’autres. Apprécie, si tu le peux, la conquête d’une femme qui a les regards de toute une ville fixés sur elle. Mon triomphe est multiplié à l’infini par tous les yeux qui l’admirent, par toutes les bouches qui font son éloge, par tous les désirs, tous les soupirs qui s’échappent vers elle.

MESSÉNION.

Ah ! Seigneur. Du moment que votre amour propre s’est ligué contre vous, tout est dit.

 

 

Scène ΙΙΙ

 

MÉNECHME le voyageur, MESSÉNION, ÉROTIE, sur la terrasse de son Hôtel

 

MÉNECHME.

La voilà ! la voilà qui paraît sur son balcon. Ses esclaves apportent son lut, elle va sans doute s’accompagner... Chut, chut, ne nous privons Pas du plaisir de l’entendre, tu vas éprouver avec quel charme elle fait passer la volupté dans tous les cours.

MESSÉNION.

Si tantôt l’on vous accusait d’ivresse à tort, il n’en est pas de même en ce moment.

MÉNECHME.

Paix, te dis-je, et dès qu’elle m’apercevra, ses regards, ses gestes, son empressement, tout fera voir, à quel point je suis chéri.

ÉROTIE, chante.

Air.

L’enfant qu’on adore à Cythère,

Certain soir qu’il boudait sa mère,
Pour l’intriguer, part en secret,
Et se cache au fond d’un bosquet.
De son absence
Hébé pâlit.
Elle promit
D’avoir un peu de complaisance
Pour qui le rendrait à sa Cour.
Savez-vous ce que fit l’Amour ?
Il vint chercher la récompense.

MÉNECHME.

Quand on voit Érotie et qu’on l’entend, on ne fait, si on doit la placer au rang des Muses ou des Grâces.

ÉROTIE, appelle froidement.

Mirtilde.

MIRTILDE, de loin.

J’accours.

MÉNECHME.

Vois-tu qu’elle agréable surprise, et quel empressement.

MESSÉNION.

Je ne m’y connais pas, ou je ne vois rien de tout cela.

MÉNECHME, sèchement.

Tu dis vrai, tu ne t’y connais pas.

ÉROTIE, à Mirtilde.

N’ai-je pas entendu quelqu’un ?

MIRTILDE, avec surprise.

C’est Ménechme, et il porte l’anneau !

MÉNECHME, le montrant, d’un air satisfait.

Le voilà, le voilà ! il est maintenant moins indigne de la plus belle des mains.

ÉROTIE, avec le plus grand dédain.

Je n’avais pas besoin de cette dernière preuve pour me convaincre qu’il était le plus faux, le plus dangereux des hommes.

Elle rentre chez elle.

 

 

Scène IV

 

MÉNECHME le voyageur, MESSÉNION

 

MÉNECHME, après la plus grande surprise.

Voilà le caprice le mieux conditionné.

MESSÉNION.

Quoi ! Seigneur. La bague dont l’homme officieux nous a parlé à notre arrivée, circule donc aussi à travers cette intrigue ?

MÉNECHME.

Je ne sais trop comment, mais tu vois.

MESSÉNION, d’un ton railleur.

Heureusement que vos présents vous reviennent !

MÉNECHME.

Tu es dans l’erreur. J’ai fait remonter cette pierre, et voilà, tout.

MESSÉNION.

En vérité, vous êtes trop bon de feindre avec votre serviteur.

MÉNECHME.

Examine-la donc incrédule. Elle est d’un prix assez considérable ; ou aurais-je trouvé de s’argent pour la payer ?

MESSÉNION.

Où vous en avez pris pour la faire remonter.

MÉNECHME.

L’homme officieux ne s’est point démenti, il est bijoutier, et m’a fort obligeamment offert du crédit ; mais pour remonter la bague seulement.

MESSÉNION.

Vous voulez rire, Seigneur, il vous aura paru plus simple de faire ce que je redoutais si fort, de puiser à pleines mains dans votre bourse.

MÉNECHME.

Oublies-tu que je te l’ai remise ?

MESSÉNION.

Non. Mais j’oublie encore moins que je vous l’ai rendue, et voilà le dangereux.

MÉNECHME.

Tu me l’as rendue, à moi !

MESSÉNION.

Ah ! nous sommes ruinés ! il ne faut pas être surpris, si Érotie lui refuse la porte ; ses tendres désirs sont satisfaits.

MESSÉNION.

Explique-toi, malheureux, que veux-tu dire ? Quand m’as-tu rendu ma bourse ?

MESSÉNION.

Tout à l’heure, après vous avoir débarrassé de deux fripons.

MÉNECHME.

Deux fripons ! en avais-je à redouter de plus dangereux que toi ? J’admire avec quelle adresse, en m’étalant de grands principes, il a su m’inspirer assez de confiance pour lui livrer ma bourse. – Scélérat, il faut que tu sois le coquin le plus réfléchi, le plus profond...

MESSÉNION.

Trêve d’admiration, on je pourrais admirer à mon tour la précaution de me la confier, cette maudite bourse assez longtemps, pour que l’ayant vue entre mes mains, quelqu’un puisse déposer contre moi.

MÉNECHME.

Rends-moi mon bien, ou rien ne peut te dérober à la punition que mérite l’esclave le plus coupable.

MESSÉNION, fièrement.

Un esclave ! oubliez-vous que je suis libre, que vous m’avez donné la liberté pour prix de mes services ?

MÉNECHME.

Pour prix de tes services ! ô comble de l’impudence ! je t’ai donné la liberté ! où font les témoins.

MESSÉNION.

Craignez de les irriter. Ces témoins font les Dieux devant qui vous avez juré que vous rompiez mes fers.

MÉNECHME.

Imposteur ! il ne te manquait plus qu’à te jouer des Immortels. Je cours chez le premier Ephore.

 

 

Scène V

 

MESSÉNION, seul

 

Et moi, je vous y suis. Je parois sans crainte devant un Magistrat, quand c’est le Peuple qui l’a choisi, et surtout quand les vertus et non l’intérêt personnel l’enchaînent à sa place.

 

 

Scène VI

 

MESSÉNION, QUATRE ÉLÈVES

 

PREMIER ÉLÈVE.

Halte-là ! nous sommes les plus forts main tenant, et nous allons vous rendre avec usure, tous les coups que vous nous avez distribués.

MESSÉNION, accablé.

Eh ! mes amis, je ne me défendrai pas. La vie m’est devenue insupportable. Assommez-moi, j’y consens.

DEUXIÈME ÉLÈVE.

Vous mériteriez en effet que nous prissions notre revanche. Pour quoi faire évader le fou que nous tenions ?

MESSÉNION.

Quoi ! l’homme que vous vouliez arrêter est fou ?

PREMIER ÉLÈVE.

Sans doute.

MESSÉNION.

Le Seigneur Ménechme ?

DEUXIÈME ÉLÈVE.

Le Seigneur Ménechme lui-même.

MESSÉNION.

Est-il possible ?

PREMIER ÉLÈVE.

Quel privilège aurait-il ?

MESSÉNION.

Ah ! mes amis, mes chers amis, que je vous embrasse.

Les quatre Élèves s’écartent vivement.

DEUXIÈME ÉLÈVE.

Oui, comme tantôt.

MESSÉNION.

Ne craignez rien, j’étais si malheureux, que cette nouvelle, toute triste qu’elle est, me réjouit presque pour moi, pour Ménechme.

Avec sensibilité.

Ah ! mon cher Maître, j’aime bien mieux accuser ton esprit que ton cœur. Que ne me parliez-vous tantôt de sa maladie.

PREMIER ÉLÈVE.

Vous nous en avez bien donné le temps.

 

 

Scène VII

 

MESSÉNION, LES ÉLÈVES, LE MÉDECIN

 

LE MÉDECIN.

Eh bien ! est-il pris ?

DEUXIÈME ÉLÈVE.

Nous le tenions, voilà un homme qui l’a fait échapper.

LE MÉDECIN.

Il est bien hardi. Je ne sais à quoi il tient que je ne le traite au lieu du malade.

MESSÉNION.

Rassurez-vous, Seigneur, je suis plus intéressé que vous à le faire rattraper. Il ne peut être loin... Courons après lui... – Ah ! mon Patron, mon cher Patron ! je te ferai fidèle jusqu’au dernier moment de ma vie.

 

 

Scène VIII

 

LE MÉDECIN, LE VIEILLARD

 

LE VIEILLARD.

Où en est le traitement, cher Docteur ?

LE MÉDECIN.

Oh vraiment ! la plus grande manie des sons est de fuir les remèdes. Le notre court les champs, mais on le suit de près.

LE VIEILLARD.

Entre nous, Docteur, êtes-vous bien sûr de le guérir ?

LE MÉDECIN.

Peut-on faire une pareille demande à un homme de ma réputation ?

LE VIEILLARD.

Il en est tant d’usurpées chez Apollon !

 

 

Scène IX

 

LE MÉDECIN, LE VIEILLARD, L’ORFÈVRE

 

L’ORFÈVRE.

Seigneur Démiphon, je viens vous porter plainte contre votre gendre.

LE VIEILLARD.

Eh ! de par tous les dieux voilà ce que je craignais il se sera donné en spectacle.

L’ORFÈVRE.

Je lui ai remonté une bague... à crédit... et un quart-d’heure après ne désavoue-t-il pas cette dette ? Ne m’appelle-t-il pas publiquement un fripon, et dans ma boutique même, un fripon, moi un fripon !

LE VIEILLARD.

Ne faites pas tant de bruit, je vous payerai. Ignorez-vous qu’il est tout-a-coup devenu fou, qu’on court après lui pour l’arrêter ?

L’ORFÈVRE.

Ah ! si je l’avais su. J’ai des garçons vigoureux qui l’auraient enveloppé.

Il fait un mouvement pour sortir et revient se placer entre le Vieillard et le Médecin.

Mais il est trop loin. En vérité, seigneur, votre malheur me touche infiniment... je vous plains de tout mon cœur, et – Je vais transporter l’article de votre gendre sur votre compte.

 

 

Scène X

 

LE MÉDECIN, LA FEMME DE MÉNECHME, LE VIEILLARD

 

LA FEMME DE MÉNECHME, s’échappant de chez elle.

Vous voulez en vain me retenir, mon mari est en danger ; je ne lui trouve plus de torts.

LE VIEILLARD.

Où courez-vous ?

LA FEMME DE MÉNECHME.

Où mon devoir, où mon cœur m’appellent, auprès de Ménechme.

LE MÉDECIN.

Soyez tranquille, on va l’amener chez moi.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Chez vous ! mon mari depuis qu’il est à plaindre, n’a-t-il plus des esclaves, une maison... une épouse ! – Ménechme est naturellement bon, sensible. Il verra mes soins ; le plaisir que j’aurai à les lui prodiguer ! j’aime à croire qu’ils seront plus efficaces.

LE MÉDECIN.

Vous souffririez trop à le voir pâle, défait, égaré...

LA FEMME DE MÉNECHME.

Cessez de me tenir des propos aussi barbares qu’injurieux à mon amour, et aux sentiments que j’ai voués à un autre moi-même.

LE MÉDECIN.

Je précipiterai le nombre des crises.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Mon père, c’est vous qui m’avez donné Ménechme, rendez-le moi dans le moment où il a le plus grand besoin d’une épouse tendre attentive, complaisante ; qui sait, a mes soupçons, mes craintes, mes inquiétudes n’ont pas contribué... Ah ! j’en frémis... et j’aurais la cruauté de l’abandonner ! non. Le voir guérir par mes soins, ou mourir avec lui, c’est le vœu de mon cœur.

LE VIEILLARD.

Ne voilà-t-il pas qu’elle me fait pleurer !

 

 

Scène XI

 

LE MÉDECIN, LA FEMME DE MÉNECHME, LE VIEILLARD, L’ORFÈVRE, accourant

 

L’ORFÈVRE.

Nous le tenons ! nous le tenons ! Il vient de repasser devant ma boutique, mes garçons vous l’amènent.

 

 

Scène XII

 

LE MÉDECIN, LA FEMME DE MÉNECHME, LE VIEILLARD, L’ORFÈVRE, MESSÉNION

 

MESSÉNION, accourant d’un autre côté.

Victoire ! Je savais bien qu’il n’échapperait pas à mon zèle. Voici le malade.

L’ORFÈVRE, fièrement.

Que parlez-vous de votre zèle ? c’est moi qui l’ai fait prendre.

MESSÉNION, mesurant l’Orfèvre.

C’est moi, et je ne vous conseille pas de me disputer cet avantage, j’en suis trop fier.

L’ORFÈVRE, à la Cantonade.

Approchez, et faites voir la vérité.

MESSÉNION, à l’autre Cantonade.

Dépêchez-vous, pour prouver ce que j’avance.

 

 

Scène XIII

 

LE MÉDECIN, L’ORFÈVRE, LA FEMME DE MÉNECHME, LE VIEILLARD, MESSÉNION, sur le devant du Théâtre, MÉNECHME le voyageur au fond du Théâtre à droite entre QUATRE GARÇONS ORFÈVRES, MÉNECHME le marié au fond du Théâtre à gauche, entre QUATRE ÉLÈVES du Médecin

 

MÉNECHME le voyageur.

Scélérats ! vous voilà donc tous réunis pour mettre le comble à votre perfidie.

MÉNECHME le marié, aux Élèves.

Savez-vous que vous pourriez m’impatienter à la fin ?

LA FEMME DE MÉNECHME, à son beau-frère, qui s’est avancé entre elle et l’Orfèvre.

Mon ami, je ne te quitter plus. Je veux te prodiguer nuit et jour les plus tendres soins.

MÉNECHME le marié s’avance entre sa femme et le Vieillard.

Je vous en dispense.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Que vois-je !

Tous les Acteurs frappés de la ressemblance, restent étonnés et dans diverses attitudes, les quatre Élèves et les quatre garçons Orfèvres font aussi tableau dans le fonds.

LE VIEILLARD.

Deux Ménechmes ? 

LE MÉDECIN.

Bon ! deux hommes à guérir.

LA FEMME DE MÉNECHME.

Comment démêler...

MESSÉNION.

Un moment... si c’était... Pourquoi non... les Vieux Esclaves de mon Maître m’ont raconté... Dieux immortels ! je vous rends grâces. Pe sonne n’est fou.

LE MÉDECIN.

Quel conte !

MESSÉNION.

Préparez un laurier pour Messénion. Grâce à lui, vous allez voir clair dans les événements de cette journée. Comment vous appelez-vous ?

LES DEUX MÉNECHMES ensemble.

Ménechme.

Ils s’avancent l’un vers l’autre.

MESSÉNION, les séparant.

Que je m’empare du milieu du tableau. Je suis le personnage essentiel dans ce moment, et que les deux Ménechmes restent éloignés l’un de l’autre. –

Les Ménechmes reprennent leur place.

Quel est celui qui dans son enfance s’appelait Sosicle ?

MÉNECHME le voyageur.

Moi.

MÉNECHME le marié.

Sosicle ! j’ai quelqu’idée confuse...

MESSÉNION.

Par conséquent vous êtes mon Maître.

MESSÉNION.

Quant à vous, Seigneur, vous avez été perdu dans votre enfance, à Farente.

MÉNECHME le marié.

Qui, à ce qu’a publié mon père adoptif.

MESSÉNION.

Le voici arrivé, le moment de la joie, des transports, des embrassements ! mon Maître voilà le frère Jumeau que vous et votre famille avez cru mort. – Et pour preuve, le chiffre de votre maison doit être imprimé sur sa poitrine, il servait à vous distinguer dans votre enfance...

MÉNECHME le marié.

Il n’en impose pas.

MÉNECHME, le voyageur quitte se place pour courir à son frère.

Ah ! mon frère ! j’ai le bonheur de vous retrouver, je ne vous quitte plus.

Ils s’embrassent. Ménechme le Voyageur pousse son frère vers sa femme, et se place entre lui et le Vieillard.

LA FEMME DE MÉNECHME, à son mari.

Comment mon cœur a-t-il pu  se méprendre.

LE VIEILLARD.

Cet honnête-homme à raison. Que de choses s’expliquent, où vont s’arranger d’elles-mêmes. D’abord, nous savons jusqu’à quel point la science du Docteur est infaillible.

LE MÉDECIN, sortant avec ses Élèves.

Patience, vous serez malade quelque jour.

 

 

Scène XIV

 

L’ORFÈVRE, MESSÉNION, LA FEMME MÉNECHME le marié, MÉNECHME le voyageur, LE VIEILLARD

 

MÉNECHME, le voyageur, à la belle-sœur, sans quitter sa place.

La bague vous revient.

MÉNECHME le marié, toujours entre son frère et sa femme.

À vous la bourse.

MÉNECHME le voyageur, tire mystérieusement dessous sa ceinture la lettre du Vieillard, et dit tout bas à son frère.

À qui la réprimande ?

Son frère et le Vieillard lui font un signe d’intelligence, le marié dérobe la lettre aux regards de sa femme, qu’il flatte, pour lui cacher son embarras. Ménechme le Voyageur, ajoute bas.

Je suis bon frère, je me charge des torts.

LE VIEILLARD.

Ma fille apprendra à se défier des apparences

LA FEMME DE MÉNECHME.

Et mon père satisfait de nous voir tous heureux, n’aura plus qu’à vivre tranquille.

LE VIEILLARD.

Ah ! vraiment oui, tranquille ! ne faut-t-il pas que j’ordonne des fêtes pour la réunion des deux Ménechmes, que je cherche une femme à celui qui arrive.

L’ORFÈVRE.

Que vous achetiez des présents de noce.

LE VIEILLARD.

Que je veille sur l’éducation de leurs enfants. Je le vois enfin, l’honnête-homme se trompe, quand il pense avoir un seul jour le loisir de ne rien faire.

Feinte sortie.

MÉNECHME le voyageur.

Eh ! j’oubliais, que mon frère ta promis la liberté, je te l’accorde.

MESSÉNION, noblement.

Je l’avais oublié moi-même, – toute mon ambition se bornait dans ce moment à mériter vos suffrages.


[1] Pendant que le Vieillard se parle, le Maître d’Hôtel donne des ordres aux Esclaves qui entrent.

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