Les Moralistes (Eugène SCRIBE - Antoine-François VARNER)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre S. A. R. Madame, le 22 novembre 1828.

 

Personnages

 

MONSIEUR SIMON, propriétaire

MONSIEUR CANIVET, son ami

FRÉDÉRIC, son locataire

SAINT-EUGÈNE, ami de Frédéric

THOMASSEAU, chef d’office au Café de Paris

NANETTE, fille du portier de monsieur Simon

JEUNES GENS, amis de Frédéric

DAMES de la connaissance de monsieur Simon

MUSICIENS

GARÇONS DE CAFÉ

DOMESTIQUES

 

La scène se passe à Paris, chez monsieur Simon.

 

Une grande salle. Porte au fond, deux portes d’appartements à droite et à gauche de la porte du fond ; sur le second plan, des deux côtés, deux autres portes : la porte à droite de l’acteur est celle de l’appartement de Frédéric. Au fond, à gauche, une grande table dressée, prête à être servie ; à droite, une autre petite table chargée d’assiettes, de verres, etc.

 

 

Scène première

 

MONSIEUR SIMON, MONSIEUR CANIVET, sonnent à la porte du fond, NANETTE, sortant de la chambre de Frédéric

 

NANETTE, un plumeau à la main.

Qui est-ce qui sonne ? Ah ! c’est monsieur Simon le propriétaire. Votre servante, Monsieur.

SIMON.

Bonjour, petite. monsieur Frédéric, où est-il ?

NANETTE.

Il est sorti, mais il ne tardera pas à rentrer ; car il m’a bien recommandé de me dépêcher. Aussi, vous voyez, je suis là à faire sa chambre.

CANIVET.

Nous pouvons l’attendre ici, dans la salle à manger ?

NANETTE.

Certainement, puisque vous êtes avec le propriétaire. Je vous demande pardon de ne pas vous tenir compagnie.

Montrant son plumeau.

Vous voyez... le devoir avant tout.

Elle rentre dans la chambre de Frédéric.

 

 

Scène II

 

SIMON, CANIVET

 

SIMON.

Que je suis heureux de recevoir à Paris ce bon monsieur Canivet, un homme aussi recommandable !

CANIVET.

Je suis vraiment confus.

SIMON.

Il y a longtemps que je vous désirais ; mais vous aviez de la peine à vous arracher à vos travaux sédentaires, à vos œuvres méritoires. Vous ne manquez pas d’occupation... administrateur général du bien des pauvres de la ville de Nantes.

CANIVET.

Je tâche de remplir mes devoirs avec zèle.

SIMON.

Je sais là-dessus quels sont vos principes. Aussi, quand je vous ai proposé à nos actionnaires, pour être à la tête de cette grande entreprise que nous avons formée à Nantes, tout le monde à appuyé ma proposition. Pour la première fois, nous avons été d’accord ; et l’on vous a nommé à l’unanimité.

Air : Voulant par ses œuvres complètes. (Voltaire chez Ninon.)

Nos malheureux actionnaires
Qui, dès longtemps, ne touchaient rien,
Ont vu tous vos mœurs exemplaires,
Ont vu votre amour pour le bien...
Ont vu votre vertu si grande,
Et tout ce qu’ils ont vu chez vous
Leur a donné l’espoir bien doux
De voir enfin un dividende.

CANIVET.

Je ne puis pas vous dire quelle importance j’attachais à cette place, que me disputait vivement notre receveur général. D’abord, la considération personnelle, et puis, d’immenses intérêts particuliers qui y sont liés. Enfin, mon cher monsieur Simon, il faut qu’avant la nomination définitive vous me présentiez à ces messieurs.

SIMON.

C’est très facile. Venez ce soir au bal que je leur donne.

CANIVET.

Comment, vous donnez un bal ?

SIMON.

Oui, dans mon logement, ici dessus. C’est la première fois que cela m’arrive ; mais j’y suis obligé. Il faut bien faire comme tout le monde. Sans cela, et si on n’avait pas, comme eux, l’air de se ruiner, on passerait pour un avare. Maintenant, la plupart des affaires se discutent au bal : ce qui fait qu’elles se traitent un peu plus légèrement.

CANIVET.

Que voulez-vous que j’aille faire à votre bal, moi qui ne suis pas homme de plaisir ?

SIMON.

Soyez tranquille, dans ces réunions-là on ne s’amuse pas.

CANIVET,

Alors je viendrai ; mais c’est un sacrifice.

SIMON.

Je vous annoncerai à nos actionnaires. Vous causerez ; vous y ferez votre partie de piquet, si toute fois nous trouvons un adversaire de votre force ; car vous avez, dit-on, une réputation...

CANIVET.

Air : Restez, restez, troupe jolie. (Les Gardes-Marine.)

C’est là le jeu de la sagesse.

SIMON.

Et vous le jouez savamment.

CANIVET.

Je suis, sans vanter mon adresse,
Le plus fort du département ;
Mais c’est mon seul amusement.
Et la jeunesse moins frivole,
De ce jeu devrait faire un cours ;
Avec le temps l’amour s’envole,
Mais le piquet reste toujours !

Regardant autour de lui.

C’est singulier, monsieur Frédéric ne rentre pas.

SIMON.

Ah çà ! quel intérêt prenez-vous donc à mon jeune locataire ?

CANIVET.

Un très grand, que je puis vous confier. Ma femme et ma fille l’ont vu à Paris l’hiver dernier, chez vous, et dans d’autres sociétés. ma femme en est enchantée, ma fille le trouve fort bien.

SIMON.

Et l’on voudrait en faire un mari pour elle ?

CANIVET.

Tout le monde dit oui, moi je ne dis pas non ; mais je veux savoir à quoi m’en tenir sur ses principes, sur sa moralité, parce que la morale avant tout.

SIMON.

Sans doute.

CANIVET.

Qu’est-ce que vous en pensez, vous, son propriétaire ?

SIMON.

Tout le bien possible. Il paie son terme avec une exactitude... Je ne le vois guère que tous les trois mois ; mais c’est égal, c’est avec peine que je renoncerais à ses visites.

Air du vaudeville de la Robe et les Bottes.

Il a bon ton, bon goût, bonne manière,
Faisant toujours frotter son escalier.

CANIVET.

Sa conduite ?

SIMON.

Elle est exemplaire ;
Partout fait mettre du papier.

CANIVET.

Son caractère ?

SIMON.

Accommodant et sage,
N’ayant jamais, je dois le publier,
De disputes pour l’éclairage,
Ni pour les gages du portier.

Aussi je suis désolé que vous l’emmeniez, et qu’il ait mis écriteau.

CANIVET.

Tant mieux ; vous me faites un plaisir...

 

 

Scène III

 

SIMON, CANIVET, THOMASSEAU

 

THOMASSEAU.

Pardon, Messieurs, si je vous interromps, c’est qu’il faut que je commence à mettre le couvert. Monsieur Frédéric n’est pas ici ?

SIMON.

Non. Qu’est-ce que vous lui voulez ?

THOMASSEAU.

Rien. C’était seulement pour lui demander une petite explication. Il a commandé au café de Paris, où j’ai l’honneur d’être chef d’office, un dîner à trente francs par tête.

CANIVET, à part.

Juste ciel ! trente francs par tête !

THOMASSEAU.

Et je voudrais savoir... vous pourriez me dire cela... si c’est sans le vin... parce que ça fait tout de suite une différence. Monsieur Frédéric et ses amis sont si altérés !

CANIVET.

Qu’est-ce qu’il dit là ?

SIMON.

Bah ! quelquefois, par extraordinaire, dans les grandes chaleurs.

THOMASSEAU.

Toujours, une soif permanente ; ils ne donnent pas dans le travers du siècle, dans l’eau rougie. Ils ne craignent pas les inflammations.

Air du vaudeville de l’Actrice.

Si tout le monde, en conscience,
Leur ressemblait dans ce pays,
On n’aurait pas besoin, je pense,
De débouchés pour nos produits.
Consommateurs par excellence
Et patriotes à l’excès,
Ils avalent les vins de France
Presqu’aussi bien que des Anglais ;
Ils boivent mieux que des Anglais ! (Bis.)

Voyez plutôt la carte d’avant-hier : vingt-cinq bouteilles de champagne ; c’est écrit en toutes lettres.

SIMON.

Qu’est-ce que ça prouve ?

THOMASSEAU.

Ça prouve qu’il les doit.

À Simon.

Et si c’est vous,

Simon lui tourne le dos. À Canivet.

ou vous, Monsieur, qui êtes chargé de payer, je vous prierai de

ne pas oublier le garçon.

Canivet lui tourne le dos, et Thomasseau commence à dresser la table.

CANIVET.

Bonté divine !

À Simon.

Ah ! çà, qu’est-ce que vous me disiez donc ?

SIMON.

Je n’en savais pas davantage. En province on se connaît trop, à Paris on ne se connaît pas assez. D’ailleurs, il ne faut pas attacher à cela trop d’importance.

CANIVET.

Par exemple !

SIMON.

Ce jeune homme aime à bien traiter ses amis ; il est généreux, ce n’est pas un défaut ; et si on n’a pas d’autres reproches à lui faire...

 

 

Scène IV

 

SIMON, CANIVET, NANETTE, THOMASSEAU et DEUX GARÇONS DE CAFÉ

 

Thomasseau et deux garçons commencent à disposer tout ce qu’il faut pour garnir la table.

NANETTE, sortant de la chambre de Frédéric.

Tout est en ordre là dedans, et l’on peut maintenant montrer le logement.

À Canivet.

Monsieur vient sans doute pour le voir ? il est à louer, meublé, ou non meublé, comme monsieur voudra.

CANIVET.

C’est possible.

Bas à Simon.

Quelle est cette petite ?

SIMON.

C’est la fille de mon portier.

CANIVET, à part.

Bon, comme qui dirait la gazette de la maison ; elle peut nous donner des renseignements.

NANETTE.

C’est un appartement très commode.

Bas à Thomasseau.

Il faut en faire l’éloge devant le propriétaire.

Haut à Canivet.

D’abord une grande antichambre, où le matin il y avait quelquefois jusqu’à quinze personnes à attendre.

CANIVET.

À attendre ! quoi ?

THOMASSEAU.

De l’argent, comme moi tout à l’heure.

CANIVET, bas à Simon.

Vous l’entendez ?

NANETTE.

Quant à la salle à manger, vous y êtes. On peut y donner un repas de trente couverts.

THOMASSEAU.

Ils étaient trente-trois la semaine dernière, et bien à leur aise.

NANETTE.

Enfin la chambre à coucher est charmante, un demi-jour ; un lit de cinq pieds ; deux sorties, ce qui est très commode dans un appartement de garçon ; et même, si Monsieur est marié, quelquefois ça peut être utile.

CANIVET, se mettant les mains sur les yeux.

Deux sorties !

SIMON, à Canivet.

Non ; la porte est condamnée, on ne s’en sert pas.

NANETTE.

Je vous demande pardon, car l’autre fois j’ai vu descendre par le petit escalier une fort jolie dame.

CANIVET.

Ô scandale !

NANETTE.

Du tout : personne, excepté moi, ne l’a aperçue.

À Thomasseau.

N’est-ce pas ? Il n’y a que quand elle a eu passé la porte cochère, un monsieur qui se trouvait dans la rue, à faire antichambre, je ne sais comment, parce que, moi, j’avais dit qu’il n’y avait personne, s’est écrié : « Dieu, c’est elle ! c’est indigne ! c’est affreux ! » Enfin un tas d’extravagances.

THOMASSEAU.

Des bêtises.

NANETTE.

Si bien que monsieur Frédéric et le mari se sont battus.

CANIVET.

Comment, un mari !

THOMASSEAU.

Un vrai mari.

CANIVET.

Un duel !

NANETTE.

Oh ! allez, ce n’est pas le premier ; et monsieur Frédéric s’en tire toujours gentiment, grâce au ciel ! car moi je l’aime, monsieur Frédéric, et ce n’est pas moi qui en dirai jamais du mal. Si Monsieur veut entrer...

Thomasseau va préparer la table, Nanette s’occupe à épousseter.

CANIVET.

Non ; j’attendrai son retour.

À Simon.

Eh  bien ! qu’en dites-vous ?

SIMON.

Je dis... je dis que ce n’est pas très exemplaire ; mais il n’a que vingt ans ; il faut que jeunesse se passe.

CANIVET.

Une pareille absence de mœurs !

SIMON.

Il en a peut-être ; cela n’empêche pas ; mais en même temps, il a des passions, et voilà... quand on n’en a plus ; quand on est comme vous et moi, on se trouve à son aise. Il est bien plus facile d’être moral. Et puis, écoutez donc, tout cela est peut-être exagéré, on peut l’avoir calomnié.

CANIVET.

C’est égal ; il faut que je voie par moi-même ; la chose est trop importante. Dès que quelqu’un peut s’oublier un instant, je dis un seul instant, il n’a plus de droits à la confiance.

SIMON.

Vous reviendrez, je l’espère, à de meilleurs sentiments. Si, en attendant, vous voulez monter chez moi, Nanette nous avertira dès que ce jeune homme sera rentré.

À Nanette.

Tu entends, petite ?

NANETTE.

Oui, Monsieur.

SIMON, à Canivet.

Air de la Valse des Comédiens.

Allons, mon cher, indulgence au coupable !

CANIVET.

En sa faveur, Monsieur, ne parlez plus...
Loger chez vous un garnement semblable !

SIMON.

S’il ne fallait loger que des vertus,
Nous n’aurions plus, hélas ! de locataires,
Que quelques-uns, tout en haut, vers le ciel ;
Et je connais bien des propriétaires
Qui ne pourraient habiter leur hôtel.

Ensemble.

SIMON.

Allons, mon cher, indulgence au coupable,
Je vous promets qu’il n’y reviendra plus ;
Daignez lui tendre une main secourable,
C’est dans son cœur rappeler les vertus.

CANIVET.

Jamais, jamais d’indulgence au coupable !
Quand tous les droits sont par lui méconnus,
Je dois toujours rester inexorable,
Et la rigueur est au rang des vertus.

Ils sortent ensemble par le fond.

 

 

Scène V

 

NANETTE, THOMASSEAU, puis FRÉDÉRIC

 

THOMASSEAU, arrangeant le couvert.

Enfin, ils s’en vont. Mam’selle Nanette, laissez donc un instant votre plumeau ; vous ne m’avez encore rien dit d’aujourd’hui.

NANETTE, époussetant.

C’est que je ne suis pas en train de parler, quand on a de l’ouvrage à faire !...

THOMASSEAU, mettant le couvert.

Ça n’empêche pas le sentiment d’aller son train. Venez donc, mam’selle Nanette.

Ils descendent ensemble sur le devant de la scène.

Quand est-ce donc que je serai à la tête d’un café, pour mon compte, avec le titre de votre époux ? je grille d’être marié ; on ne pourra plus me dire : Garçon ! Je serai mon maître, c’est-à-dire jusqu’à un certain point, puisque j’aurai ma femme.

Air du vaudeville de Turenne.

Dans un endroit tout tapissé de glaces,
Tandis que, placée au comptoir,
Vous ferez admirer vos grâces,
Près des fourneaux, déployant mon savoir,
Je rôtirai du matin jusqu’au soir.
Mais vers minuit, quittant 1’office,
D’amour alors seulement enflammé,
Quand le restaurant s’ra fermé,
Je serai tout à vot’ service.

NANETTE.

C’est bon, c’est bon, occupez-vous de mettre le couvert, car voilà monsieur qui rentre.

Thomasseau va à la table qu’il arrange et sort.

FRÉDÉRIC, entrant par le fond.

Vivat ! tout réussit au gré de mes vœux ; je suis le plus heureux des hommes.

NANETTE.

Que vous est-il donc arrivé ?

FRÉDÉRIC.

Je sors de chez mon adversaire, celui qui avait reçu un coup d’épée.

NANETTE.

Vous l’avez trouvé en bon état ?

FRÉDÉRIC.

Je ne l’ai pas trouvé du tout ! il était allé se promener aux Tuileries ; c’est bon signe ; me voilà tranquille de ce côté-là ; et, comme un bonheur ne va jamais sans l’autre, j’ai reçu des nouvelles de celle que j’aime, de ma chère Sophie, de ma femme ; car je vais bientôt lui donner ce titre. Au bas de la lettre de sa mère, elle m’a écrit trois lignes, les plus aimables, les plus tendres ; je l’ai pressée mille fois sur mes lèvres ! Si ce mariage-là avait dû se différer encore six mois, je crois que j’aurais perdu la tête.

NANETTE.

Avec ça que vous auriez moins de peine qu’un autre !

Elle va chercher les lettres qui sont sur la table, et les donne à Frédéric.

Car, sauf votre respect, il n’est déjà bruit dans le quartier que de vos extravagances.

FRÉDÉRIC.

Tant mieux ; il faut cela avant le mariage ; c’est une dette à payer, c’est une garantie pour l’avenir ; et, avec moi, ma femme aura toutes les garanties possibles.

NANETTE, à part.

C’est juste ; je ne suis pas assez sûre que Thomasseau ait été mauvais sujet.

FRÉDÉRIC, qui a ouvert plusieurs lettres.

Ce sont les réponses à mes invitations. Quand il s’agit de dîner, les amis sont d’une exactitude...

NANETTE.

Ah ! j’oubliais de vous dire qu’il se présente quelqu’un pour louer votre appartement.

FRÉDÉRIC.

C’est bon. S’il voulait en même temps m’acheter une partie de mes meubles, ça me rendrait service. Je ne peux pas les emporter à Nantes ; tandis que l’argent, si j’en avais...

NANETTE.

Ce serait la même chose. J’ai idée que vous le laisseriez ici.

FRÉDÉRIC, lisant les dernières lettres.

Tu crois ? c’est possible... Ils acceptent tous. Il n’y a que Saint-Eugène qui ne m’ait pas répondu.

À Nanette.

Il n’est pas venu en mon absence ?

NANETTE.

Non, monsieur.

FRÉDÉRIC.

C’est singulier. Voilà plus de quinze jours que je ne l’ai vu. Il faut qu’il ait été malade. C’est que sa présence est indispensable dans une réunion où nous voulons nous amuser.

NANETTE.

Il est donc bien gai ?

FRÉDÉRIC.

Air du vaudeville de Partie et Revanche.

Sur le déclin de la jeunesse,
Profitant du temps qui va fuir,
Il n’apprécie, il n’aime la richesse
Qu’autant qu’elle mène au plaisir ;
Nul n’entend mieux l’art de jouir.
Mais la fortune imprévoyante,
Qui, le créant, semblait le destiner
À dépenser vingt mille écus de rente,
N’oublia rien, que de les lui donner.

NANETTE.

Monsieur, je crois que je l’entends.

FRÉDÉRIC.

Bonne nouvelle !

Allant au-devant de Saint-Eugène qui entre par la porte du fond.

Eh ! arrive donc.

NANETTE, à part.

Et nous, allons avertir le vieux Monsieur.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

FRÉDÉRIC, SAINT-EUGÈNE, marchant d’un air grave, et à pas comptés

 

FRÉDÉRIC.

Je commençais à croire que tu étais mort.

SAINT-EUGÈNE, très froidement.

Mon ami, c’est à peu près comme si je l’étais.

FRÉDÉRIC.

Comment, à peu près ? que veux-tu dire ?

SAINT-EUGÈNE.

Que je suis mort pour le monde, que j’ai renoncé à ses plaisirs.

FRÉDÉRIC, avec incrédulité.

Toi !

SAINT-EUGÈNE.

Oui, mon ami ; je ne sors plus, je ne bois plus, et je ne ris plus.

FRÉDÉRIC.

Est-ce que tu es devenu fou ?

SAINT-EUGÈNE.

Je suis devenu raisonnable, ce qui est beaucoup plus étonnant. On se lasse de tout sur cette terre ; il m’a pris subitement un goût prononcé pour la retraite et l’économie ; ça m’est venu juste au moment où il ne me restait plus rien.

FRÉDÉRIC.

C’est ce qui s’appelle saisir l’à-propos.

SAINT-EUGÈNE.

J’ai rompu avec la société. Je me suis enfermé chez moi avec Sénèque, Charron, La Bruyère, La Rochefoucauld, et autres bons auteurs ; je ne vois qu’eux, je ne lis qu’eux. Aussi je commence à avoir dans la tête une fort jolie collection de sentences et de maximes morales.

FRÉDÉRIC.

Si tu n’as pas autre chose à offrir aux huissiers...

SAINT-EUGÈNE.

Mon ami, la morale a toujours son prix, on a toujours quelque chose à gagner avec elle. Ma conversion a fait du bruit. Deux grandes dames, deux comtesses du faubourg Saint-Germain en ont été vivement touchées ; elles ont résolu de me prendre sous leur protection, de continuer à me sauver, et, pour cela, de m’éloigner de Paris, de me faire obtenir un emploi en province, et elles en sont venues à bout.

FRÉDÉRIC.

Vraiment !

SAINT-EUGÈNE.

Oui, mon ami, me voilà placé, moi, et mes nouveaux principes ! Nous sommes nommés, dans le département de la Loire-Inférieure, sous-administrateurs du bien des pauvres.

FRÉDÉRIC.

Toi ! à ton âge !

SAINT-EUGÈNE.

Mon ami, j’ai maintenant l’âge que je veux.

Air du vaudeville du Piège.

Dans mon cœur de désirs épris,
Je sens encore la jeunesse ;
Mais, sur mon front, j’ai là des cheveux gris
Qui représentent la sagesse.
Aussi chacun se dit : c’est un Caton !
La multitude, aisément égarée,
Croit qu’on s’attache au char de la raison,
Dès qu’on en porte la livrée.

FRÉDÉRIC.

À la bonne heure ; mais te placer parmi les pauvres !

SAINT-EUGÈNE, frappant son gousset.

Il me semble que j’y ai des droits ; c’est un emploi modeste, peu d’appointements, mais beaucoup de bien à faire ; j’ai des projets superbes, je veux que tous les pauvres deviennent riches.

FRÉDÉRIC.

Ils ne demanderont pas mieux.

SAINT-EUGÈNE.

J’ai eu un de mes prédécesseurs qui y est devenu millionnaire, et il n’est sorti de l’administration que parce qu’il finissait par y être déplacé. Du reste, je vais habiter Nantes ; j’y serai sous les yeux et la surveillance de monsieur Canivet, administrateur en chef.

FRÉDÉRIC.

Qu’est-ce que tu me dis là ? monsieur Canivet ! quel bonheur ! moi qui épouse sa fille ! nous allons nous trouver réunis.

SAINT-EUGÈNE.

Tu te maries ! à la bonne heure ; car si tu étais resté garçon, nous n’aurions pas pu nous voir ; et même encore maintenant tu pourrais me faire du tort, à moins que tu ne veuilles aussi te jeter dans la réforme.

FRÉDÉRIC.

Laisse-moi donc tranquille.

SAINT-EUGÈNE.

Il est temps de faire un retour sur toi-même, de renoncer à ces vains plaisirs qui ne procurent jamais qu’une fausse joie.

FRÉDÉRIC.

Diable ! comme tu pérores ! À quoi tend ce beau sermon ?

SAINT-EUGÈNE.

Mon ami, je m’essaie.

FRÉDÉRIC.

Le moment est assez mal choisi... tu as reçu ma lettre ?

SAINT-EUGÈNE.

Oui, mon ami.

FRÉDÉRIC.

Il s’agit d’un déjeuner de garçons.

SAINT-EUGÈNE.

Dieu ! si mes comtesses du faubourg Saint-Germain venaient à le savoir ! je serais perdu... Je me sauve.

Fausse sortie.

FRÉDÉRIC, l’arrêtant.

Y penses-tu !... Ce serait trahir l’amitié. Je réunis tous mes intimes, et j’ai compté sur toi ; c’est peut-être la dernière fois que nous déjeunerons ensemble.

SAINT-EUGÈNE.

La dernière fois ! c’est bien tentant, et si j’étais sûr que la société fût...

FRÉDÉRIC.

Tout ce qu’il y a de plus mauvais sujets.

SAINT-EUGÈNE.

À la bonne heure ! on peut essayer de les convertir ; c’est un but qui justifie tout.

FRÉDÉRIC.

Tu acceptes ?

SAINT-EUGÉNE.

Je me risque ; je me dévoue à l’amitié.

FRÉDÉRIC, lui prenant la main.

À merveille ; je te reconnais là.

SAINT-EUGÈNE, d’un ton piteux.

Le repas sera-t-il un peu soigné ?

FRÉDÉRIC.

Je l’ai commandé au Café de Paris.

SAINT-EUGÈNE.

C’est bien ; parce que, si je m’expose, je ne veux pas que ce soit pour rien. Aurons-nous du champagne ?

FRÉDÉRIC.

Sans doute.

SAINT-EUGÈNE.

Aurons-nous des dames ?

FRÉDÉRIC.

Non.

SAINT-EUGÈNE.

Tant pis, parce qu’on aurait été plus réservé ; tu aurais dû en inviter quelques-unes, dans l’intérêt de la morale.

 

 

Scène VII

 

NANETTE, FRÉDÉRIC, SAINT-EUGÈNE, peu après CANIVET

 

NANETTE, accourant.

Monsieur, Monsieur, bonne nouvelle !

FRÉDÉRIC et SAINT-EUGÈNE.

Est-ce le déjeuner ?

NANETTE.

Non, c’est ce Monsieur qui vient pour louer votre appartement, il me suit.

FRÉDÉRIC.

C’est égal ! tu es charmante, et pour ta peine...

Il veut l’embrasser.

SAINT-EUGÈNE, détournant la tête.

Mon ami, je t’en prie.

CANIVET, du fond.

Monsieur Frédéric.

FRÉDÉRIC, embrassant Nanette.

C’est moi, monsieur.

CANIVET, s’avançant entre Frédéric et Saint-Eugène.

À merveille ! que je ne vous dérange pas. La fille de votre portier !

FRÉDÉRIC.

Où est le mal, quand elle est gentille ?

NANETTE, sortant.

Il y a des dames du premier étage quine nous valent pas.

CANIVET.

Et vous n’avez pas de honte...

SAINT-EUGÈNE, à part et montrant Canivet.

Il paraît que c’est un confrère en morale ; maintenant on en trouve partout.

À Canivet.

C’est ce que je lui disais tout à l’heure. Monsieur, n’est-il pas déplorable que la jeunesse actuelle ?...

FRÉDÉRIC.

Ah çà ! à qui en avez-vous donc ?... ne dirait-on pas, à vous entendre, que vous n’avez jamais jeté les yeux sur une femme ?

CANIVET.

Je ne dis pas cela, monsieur, je ne veux pas me faire meilleur que je ne suis ; j’ai les passions peut être plus vives qu’un autre ; mais je les raisonne. Quand je rencontre une jolie femme, je détourne les yeux, et je me dis : « Encore quelques années, et cette fraîcheur va disparaître ; Ces joues vont se flétrir ; ce front, paré de grâce va se sillonner de rides.

SAINT-EUGÈNE.

Monsieur a raison : plus de désirs, plus d’illusion : c’est la sagesse.

FRÉDÉRIC, passant entre Canivet et Saint-Eugène.

Eh ! Monsieur, c’est la vieillesse ! et dites-moi, par grâce, messieurs les rigoristes...

Air du vaudeville des Amazones.

Depuis qu’on fait de la morale en France,
Et que par elle on veut se signaler,
Plus qu’autrefois, voit-on la bienfaisance,
La probité, les vertus y briller ?

SAINT-EUGÈNE.

Elles viendront à force d’en parler.
Sachez, Monsieur, qui criez au scandale,
Qu’on ne peut pas toujours faire le bien ;
En attendant on fait de la morale,
C’est un à-compte, et ça n’engage à rien,
Par bonheur, cela n’engage à rien.

FRÉDÉRIC, à Saint-Eugène.

Eh ! laisse-moi tranquille.

À Canivet.

Mais pardon, monsieur ; nous voilà loin du but qui vous amène, car je présume que vous n’êtes pas venu seulement pour les principes.

CANIVET.

Non, sans doute ; c’est par circonstance. Je suis capitaliste de mon état ; on me nomme Saint... Saint-Martin.

FRÉDÉRIC.

Monsieur de Saint-Martin ! il y en a tant ! serait-ce mon voisin, celui de la rue Taitbout ?

CANIVET.

Précisément.

FRÉDERIC.

Enchanté de faire votre connaissance ; voilà si longtemps que j’entends parler de vous... on vous cite partout comme la Providence des jeunes gens à la mode.

CANIVET, à part.

Il paraît qu’il me prend pour un usurier ; tant mieux.

FRÉDÉRIC.

Nous n’avons pas encore fait d’affaires ensemble ; mais nous commencerons aujourd’hui. Mon appartement, mes meubles, tout est à votre service ; je suis accommodant ; car j’ai besoin d’argent : j’ai un voyage à faire, des amis à régaler ; je leur donne à déjeuner, un grand déjeuner, aujourd’hui à cinq heures...

SAINT-EUGÈNE.

Hélas ! oui...

FRÉDÉRIC.

Pour leur faire mes adieux ; aussi je ne veux rien épargner ; fête complète ! et que ce soir les pièces d’or roulent à l’écarté.

CANIVET.

Comment, Monsieur, vous jouez ? il ne manquait plus que cela ; ce jeu qui ruine tous les jeunes gens.

FRÉDÉRIC.

Vous ne l’aimez pas, il va sur vos brisées ; mais moi, je ne trouve rien d’amusant comme une partie un peu animée ; quand on flotte entre la crainte et l’espérance, quand on peut tout perdre d’un seul coup, il y a vraiment de l’émotion, du plaisir.

SAINT-EUGÈNE.

Ô déplorable aveuglement ! voilà pourtant comme je pensais, comme je penserais peut-être encore, si, par une faveur spéciale, la fortune ne m’avait pas ôté jusqu’à la dernière pièce. Qu’il est heureux l’homme qui n’a rien ! la fortune n’a plus de leçon à lui donner, à moins qu’elle ne les lui donne gratis, ce qui est toujours un avantage.

CANIVET, à Frédéric.

Monsieur, vous avez là un ami précieux.

FRÉDÉRIC.

Puisqu’il vous plaît, restez avec nous à déjeuner ; vous philosopherez ensemble tout à votre aise, au dessert, au vin de Champagne, car vous en boirez.

CANIVET.

Moi !

FRÉDÉRIC.

Vous ne l’aimez peut-être pas ?

CANIVET.

Je ne dis pas cela, monsieur, je l’aime peut-être autant que vous ; mais je n’en bois jamais. Quand on m’offre le premier verre, je refuse, pour ne pas être tenté d’en prendre un second.

SAINT-EUGÈNE.

Il est sûr que c’est le meilleur moyen.

CANIVET.

Et puis je me représente les suites fâcheuses de l’ivresse.

SAINT-EUGÈNE.

Le sommeil de toutes les facultés.

CANIVET.

On ne sait plus ce qu’on dit, ce qu’on fait ; on devient colère, emporté.

SAINT-EUGÈNE.

C’est pour avoir bu trop de champagne qu’Alexandre tua Clitus... qu’il brûla... Persépolis !

FRÉDÉRIC.

Eh bien ! pendant que nous sommes à jeun, profitons de cela, pour faire notre petit bail, notre acte de vente.

 

 

Scène VIII

 

FRÉDÉRIC, SAINT-EUGÈNE, CANIVET, NANETTE, THOMASSEAU

 

NANETTE, à Frédéric.

Monsieur, voilà vos amis qui arrivent par le petit escalier.

THOMASSEAU.

Faut-il servir ?

FRÉDÉRIC.

Pas encore : les affaires d’abord, car je les aime.

CANIVET.

Oui, vous aimez tout : le vin, le jeu et les dames.

FRÉDÉRIC.

Pour ce qui est de cela, je n’en aime qu’une, celle que je veux épouser.

CANIVET, montrant Nanette.

Témoin cette jeune fille que vous embrassiez tout à l’heure.

THOMASSEAU.

Qu’est-ce que c’est ? mademoiselle Nanette, ma prétendue !

NANETTE.

De quoi se mêle-t-il donc, celui-là ? est il bavard ! s’il vient des locataires comme ça dans la maison, ça va faire un beau train... Une maison qui était si tranquille !

FRÉDÉRIC.

Allons, allons, ne perdons pas de temps.

Air du ballet de Cendrillon.

Allons signer...

CANIVET.

Qui, moi ? très volontiers.

FRÉDÉRIC.

Je vous aurai pour locataire.

CANIVET.

Pour locataire, oui...

À part.

Mais, pour ton beau-père,
Tu peux rayer cela de tes papiers.

FRÉDÉRIC.

Le déjeuner... pour boire à mes amours.

CANIVET, à part.

Ses espérances sont précoces ;
Ce repas-là, morbleu, va pour toujours
Renverser celui de ses noces.

Ensemble.

FRÉDÉRIC.

Allons signer. Le roi des usuriers
Va devenir mon locataire ;
C’est agréable, et c’est bien, je l’espère,
Le moyen d’être au mieux dans ses papiers.

SAINT-EUGÈNE.

Allons signer. Le roi des usuriers
Va devenir son locataire ;
C’est agréable, et c’est bien, je l’espère,
Le moyen d’être au mieux dans ses papiers.

CANIVET.

Allons signer. Je serai volontiers
Votre très humble locataire ;

À part.

Mais désormais, pour être son beau-père,
Il peut rayer cela de ses papiers.

Frédéric entre avec monsieur Canivet dans sa chambre.

 

 

Scène IX

 

SAINT-EUGÈNE, NANETTE, THOMASSEAU

 

THOMASSEAU, à Nanette.

Qu’est-ce qu’il a dit ? qu’est-ce qu’il a dit ?

NANETTE.

Tu le sais bien.

THOMASSEAU.

C’est égal, je veux...

NANETTE.

Tu veux que je recommence ?

THOMASSEAU.

Eh bien ! par exemple.

SAINT-EUGÈNE.

Allons, ne vas-tu pas lui faire une scène, et laisser brûler notre dîner ?

NANETTE.

Sans doute ; allez veiller à vos sauces, à vos fricassées. Est-ce qu’un cuisinier doit avoir le temps d’être jaloux ?... ce n’est qu’à cause de ça que je vous épousais.

THOMASSEAU.

Quand j’entends parler ainsi, il me semble que je suis sur des fourneaux, que je suis sur le gril.

NANETTE.

Tais-toi donc, j’entends monsieur Simon, le propriétaire, et devant lui...

THOMASSEAU.

Qu’est-ce que ça me fait ?

NANETTE.

Est-il bête ! il va lui donner des doutes sur la fidélité de sa portière.

SAINT-EUGÈNE.

Eh ! oui, vraiment, tu auras le temps d’être jaloux quand tu seras marié.

THOMASSEAU.

Je veux commencer maintenant.

SAINT-EUGÈNE.

Eh ! va donc, va donc !

Il pousse Thomasseau dehors.

Comme ce couvert est mis ! pas seulement du vin sur la table.

Il s’occupe à placer des bouteilles.

 

 

Scène X

 

NANETTE, SIMON, SAINT-EUGÈNE, au fond

 

SIMON.

Eh bien, petite, où est donc ce Monsieur que tu es venu chercher ?

NANETTE, désignant la chambre de Frédéric.

Là-dedans, avec monsieur Frédéric.

SIMON, à part.

Ensemble ! tant mieux ; gardons-nous de les déranger ; il ne faut pas troubler l’explication entre le gendre et le beau-père.

Haut à Nanette.

Tu lui remettras ce papier.

NANETTE.

Oui, Monsieur.

SIMON.

C’est un projet d’acte, un papier ; il sait ce que c’est.

NANETTE.

Oui, monsieur.

SIMON.

Et tu lui rappelleras qu’il faut absolument qu’il vienne ce soir à mon bal. Voilà qui est entendu. Maintenant, je remonte chez moi achever mes dispositions ; quand on n’a pas l’habitude de recevoir, qu’il faut tout improviser... Il y a dix ans que je n’ai fait de feu dans mon salon, aussi la cheminée fume : on sera obligé de laisser la fenêtre entr’ouverte...

En s’en allant, il salue Saint-Eugène qui est auprès de la table.

Monsieur, j’ai l’honneur de vous saluer... Mais ce n’est pas un inconvénient, ça servira à renouveler l’air.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XI

 

NANETTE, SAINT-EUGÈNE

 

SAINT-EUGÈNE.

Tiens, le propriétaire qui fait aussi des affaires avec monsieur de Saint-Martin : tout le monde s’en mêle.

NANETTE.

Qu’est-ce que ce papier-là ? c’est plié comme une assignation.

SAINT-EUGÈNE.

Laisse donc.

NANETTE.

Moi, je ne les connais que par celles de monsieur Frédéric ; si c’en était encore, voyez donc.

SAINT-EUGÈNE, prenant le papier.

Y penses-tu ?

Y jetant les yeux, à part.

Dieu ! quel nom viens-je de lire ! monsieur Canivet, de Nantes...

monsieur Canivet serait ici ! mon administrateur en chef, le beau-père de Frédéric !

Air : À soixante ans, on ne doit pas remettre. (Le Dîner de Madelon.)

Oui, c’est bien lui. C’est facile à comprendre ;
Sous un faux nom, sous un titre inconnu,
Il vient ici, pour connaître son gendre,
Pour éprouver ses mœurs et sa vertu ;
Pauvre garçon ! Ah ! le voilà perdu !
Moi, je suis fort ; car mon langage austère,
Car la morale a su me préserver ;
Grande leçon, qui doit bien nous prouver
Qu’à tout hasard il faut toujours en faire ;
On ne sait pas ce qui peut arriver.

Mais Frédéric, faut-il le prévenir du danger ? non ; il perdrait la tête, il gâterait tout ; il faut le sauver à son insu, à moi tout seul. Avec du sang-froid et de l’imagination...

Après un moment de réflexion.

C’est ça, rien n’est encore désespéré. Viens ici, Nanette ; viens ! j’ai à te parler. Tu vas dire à Thomasseau de nous mettre ici des carafes, d’en mettre six sur la table.

NANETTE.

Des carafes ! y pensez-vous ! jamais ces messieurs n’en laissent paraître, et Thomasseau ne voudrait pas...

SAINT-EUGÈNE.

Et pourquoi ?

NANETTE.

Parce que les marchands de vin ne fournissent jamais l’eau séparément.

SAINT-EUGÈNE.

Oui, mais tu lui diras de remplir celles-ci avec du vin blanc clair et limpide ; que ce soit à s’y méprendre.

NANETTE.

C’est différent : avec du Chablis ; c’est ce qui ressemble le plus à l’eau d’Arcueil. je vais lui dire...

SAINT-EUGÈNE.

Écoute encore : ce n’est pas tout. Veux-tu être mariée ?

NANETTE.

Est-ce que ça se demande ? et quoique Thomasseau soit jaloux, si je pouvais l’épouser dès demain, je serais prête dès aujourd’hui ; mais, pour cela, il nous manque...

SAINT-EUGÈNE.

Une dot.

NANETTE.

Pas autre chose. Si j’avais seulement mille écus ; Thomasseau prétend qu’avec cela il trouverait soixante mille francs de crédit, et qu’il ne faut pas davantage pour établir un joli petit café dans un faubourg.

SAINT-EUGÈNE.

Air : J’ai vu le Parnasse des dames. (Rien de trop.)

Eh bien ! parlons avec franchise ;
Tous ces rêves si séduisants,
Si tu veux, je les réalise.

NANETTE, étonnée.

Comment, à moi, trois mille francs !

SAINT-EUGÈNE.

Oui ; de toi dépend cette affaire.

NANETTE.

Vous croyez que je les aurai ?

SAINT-EUGÈNE.

Oh ! tu peux y compter, ma chère ;
Ce n’est pas moi qui les paierai.

NANETTE.

À la bonne heure !

SAINT-EUGÈNE.

Mais il s’agit pour cela, de nous rendre un grand service.

NANETTE.

Qu’est-ce que c’est ?

SAINT-EUGÈNE.

Tu as vu cet étranger qui est là-dedans, avec Frédéric ?

NANETTE.

Ce nouveau locataire, que je n’aime pas du tout ?

SAINT-EUGÈNE.

C’est égal ; tâche d’obtenir qu’il consente à t’embrasser devant témoin, et les mille écus sont à toi.

NANETTE.

Y pensez-vous ? il ne voudra jamais ; il a l’air si sévère.

SAINT-EUGÈNE.

Cela te regarde.

NANETTE.

Et puis, il est bien laid.

SAINT-EUGÈNE.

Sans cela, où serait le mérite ? c’est un acte de dévouement qu’on te demande. Je l’entends, c’est convenu.

NANETTE.

Mais, monsieur, comment donc faut-il que je fasse ?

SAINT-EUGÈNE.

C’est entendu ; le voilà, je te laisse.

Il entre dans la première chambre à gauche.

 

 

Scène XII

 

NANETTE, puis CANIVET

 

NANETTE.

C’est drôle, tout de même, qu’il me donne mille écus, pour qu’un autre... encore, si c’était lui, ce serait plus naturel. N’importe, faut que je tâche d’en venir à mon honneur ; je ne sais trop comment m’y prendre, je ne puis pas aller prier ce monsieur de... je ne me suis jamais trouvée dans cette position-là.

Dans ce moment Canivet sort de la chambre de Frédéric. Nanette lui fait une belle révérence ; mais il passe devant elle sans la regarder.

CANIVET, à part.

Il est ravi de l’argent que je viens de lui donner, il le paiera cher. Dans l’excès de sa joie, il m’a renouvelé son invitation à ce déjeuner dinatoire, soit !

Il s’assied sur un fauteuil à droite.

Je vais en apprendre de belles. Tant mieux : je me ferai connaître au dessert, j’aurai le plaisir de le confondre : voilà le bouquet que je lui prépare.

NANETTE, à part, regardant Canivet à gauche.

Dieu ! a-t-il l’air sévère de ce côté-ci ! ce n’est pas de ce côté là qu’il m’embrassera ; voyons de l’autre.

Elle passe à la droite de Canivet.

C’est encore pis...

Repassant à gauche. Timidement et baissant les yeux.

Monsieur...

CANIVET, avec brusquerie et sans se lever.

Qu’est-ce que vous me voulez ?

NANETTE, lui donnant le papier que lui a remis Simon.

C’est un papier que l’on m’a chargée de vous remettre.

CANIVET, le prenant.

Ah ! c’est de la part de nos actionnaires ! cet acte de société, si important pour moi. C’est bon, allez-vous-en.

NANETTE, à part.

Est-il gentil !

Haut.

C’est que j’aurais quelque chose à vous demander.

CANIVET.

Qu’est-ce que c’est ?

NANETTE.

Air du vaudeville de l’Écu de six francs.

V’là justement le difficile ;
Je n’ose pas, en vérité.

CANIVET, lui tournant le dos.

En ce cas, laissez-moi tranquille.

NANETTE, à part.

Allons, le v’là d’ l’autre côté,
Comment alors fair’ sa conquête ?
Car, pour l’am’ner à m’embrasser,
Il m’semble qu’il faut commencer
Par lui faire tourner la tête.

Haut.

Monsieur...

CANIVET.

Encore ?

NANETTE.

Eh quoi ! vous refusez de m’écouter ? vous qui paraissez si bon !

CANIVET, se levant.

Puisqu’il n’y a pas moyen de vous faire taire, parlez, pourvu que vous vous dépêchiez.

NANETTE, avec une feinte émotion.

Hélas ! vous voyez une personne bien embarrassée et bien chagrine.

CANIVET.

En vérité ! Oh ! à votre âge on ne manque pas de consolateurs ; adressez-vous, par exemple, à monsieur Frédéric.

NANETTE.

Voilà justement comme vous êtes dans l’erreur, et il faut que je vous explique...

CANIVET.

C’est inutile ; je vous crois sur parole.

NANETTE.

M’accuser sans m’entendre... refuser d’écouter une pauvre fille qui vous en supplie !... je n’aurais jamais cru cela de vous, d’un homme si respectable !

CANIVET.

Elle a raison ; au fait, je dois l’écouter.

NANETTE.

Ah ! je suis bien malheureuse !

CANIVET.

Mais, qu’avez-vous donc, ma chère enfant ?

NANETTE, à part.

Il a dit : Ma chère enfant.

Haut, avec une douleur affectée.

Ah !

CANIVET, à part.

En effet ; il est possible que cette pauvre fille soit honnête.

À Nanette.

Voyons, parlez.

NANETTE, à part, avec satisfaction.

Le voilà qui s’approche.

À Canivet.

Eh ! bien, monsieur...

À part.

Qu’est-ce que je m’en vais lui dire ?

Haut.

Eh bien ! vous saurez donc...

 

 

Scène XIII

 

NANETTE, CANIVET, THOMASSEAU

 

THOMASSEAU, du fond.

Mam’selle Nanette, mam’selle Nanette !

Canivet va se rasseoir.

NANETTE, à part.

Ce Thomasseau qui vient nous déranger au moment où ça commençait.

Haut, avec impatience.

Qu’est ce que c’est ?

THOMASSEAU, s’approchant de Nanette.

Rien. Ce n’est certainement pas pour me raccommoder avec vous. Mais enfin, on vous demande en bas. C’est le service, ce n’est pas moi.

NANETTE.

Je ne puis pas, je suis occupée.

THOMASSEAU.

Faut-il que je vous aide ?

NANETTE.

Je n’ai pas besoin de toi, tu ne me servirais à rien ; au contraire : je t’appellerai quand il faudra que tu viennes.

THOMASSEAU.

Ça suffit. On vous comprend, et on vous laisse ; on s’en va...

Regardant Canivet.

Avec celui-là, on n’a pas peur...

Sur un signe d’impatience de Nanette.

On s’en va, Mam’selle ; on s’en va.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XIV

 

CANIVET, NANETTE

 

NANETTE, à part.

C’est maintenant à recommencer.

CANIVET, froidement.

Eh bien ! Mademoiselle ?

NANETTE.

Eh bien ! monsieur...

À part.

Il ne se rapproche pas.

Haut.

Vous saurez donc que j’allais me marier à un garçon qui n’est certainement pas beau, vous venez de le voir ; ni spirituel, vous l’avez entendu ; mais enfin en fait de mari, dans ce moment, où tout est si rare, on prend ce qu’on trouve. Celui-ci m’aimait, et vous êtes la cause qu’il ne m’aime plus.

CANIVET.

Moi ?

NANETTE.

Sans doute ; vous avez dit ce matin, devant lui, que monsieur Frédéric m’avait embrassée, car lui n’en aurait rien su ; et quoique ce fût à bonne intention, lui qui n’a pas d’esprit, a vu ça du mauvais côté ; il s’est fâché, et maintenant il ne veut plus m’épouser.

CANIVET.

Il serait possible !

NANETTE.

Oui, Monsieur ; et voilà comment vous êtes cause que je resterai fille.

CANIVET, se levant et allant à Nanette.

J’en serais désolé.

NANETTE.

Et moi aussi ; ce n’est pas tant pour le mari que pour la réputation et mon honneur ; car j’y tiens ; je vous en prie, monsieur, voyez un peu ce qu’il y aurait à faire.

CANIVET.

S’il en est ainsi, c’est à moi de réparer mes torts. J’irai trouver ton prétendu... Car, au fait, cette jeune fille, elle a de bons principes.

NANETTE.

Oh ! oui, monsieur.

CANIVET, la regardant attentivement.

Et de plus, elle est tout à fait gentille.

NANETTE.

Vous êtes bien bon...

À part.

Il y revient

CANIVET.

Je le forcerai bien à te rendre justice.

NANETTE.

C’est tout ce que je demande, et...

Se jetant dans les bras de Canivet.

Vous serez mon sauveur, mon père !

CANIVET, l’embrassant.

Cette chère enfant !

NANETTE, à part.

Faut-il qu’il n’y ait personne !

CANIVET.

Et de plus, je ferai quelque chose pour toi.

NANETTE.

Ah ! je ne veux rien, monsieur ; votre estime me suffit ; j’étais si heureuse tout à l’heure, quand vous me traitiez comme votre fille ! et tout ce que je vous demande, c’est que vous m’embrassiez encore.

CANIVET.

De grand cœur.

L’embrassant.

Pauvre petite !

NANETTE.

Encore une petite fois.

Canivet l’embrasse encore.

 

 

Scène XV

 

CANIVET, NANETTE, THOMASSEAU, puis SAINT-EUGÈNE

 

Au moment où Canivet embrasse Nanette, Thomasseau entre par le fond, tenant un plat de ses deux mains.

THOMASSEAU.

Qu’est-ce que je vois là ? Eh bien ! par exemple, à qui avoir confiance ?... fi ! monsieur.

CANIVET.

À qui en a-t-il donc ?

SAINT-EUGÈNE, sortant du cabinet à gauche.

Quel est ce bruit ? qu’est-ce donc ?

THOMASSEAU.

C’est monsieur qui embrasse Nanette.

SAINT-EUGÈNE, à Nanette.

Bien sûr ?

NANETTE.

Certainement. Thomasseau était là.

THOMASSEAU.

C’est une horreur ! C’est... si je n’avais pas peur de répandre... c’est la seconde fois d’aujourd’hui, sans compter ce qui arrive quand je n’y suis pas.

CANIVET.

Je vous atteste que cette jeune fille est un modèle de sagesse.

SAINT-EUGÈNE, bas à Canivet.

Vous avez raison de dire comme ça, c’est plus moral.

 

 

Scène XVI

 

CANIVET, NANETTE, THOMASSEAU, SAINT-EUGÈNE, FRÉDÉRIC sort de sa chambre, accompagné de PLUSIEURS DE SES AMIS, tandis que PLUSIEURS AUTRES CONVIVES entrent par le fond, et vont saluer Saint-Eugène

 

LES CONVIVES.

Air : Oh ! la bonne Folie. (Le Comte Ory.)

Allons, allons à table !
La gaieté, le plaisir,
À ce banquet aimable
Viennent nous réunir !

Pendant ce chœur, qui se chante sur le devant de la scène, les domestiques mettent la table au milieu du théâtre : et, à la fin du chœur, tout le monde prend sa place à table. Saint-Eugène engage Canivet à se placer à côté de lui, Canivet se place à l’extrémité de la table à droite auprès de Saint-Eugène. Frédéric occupe le milieu.

SAINT-EUGÈNE.

Quel beau silence !

UN DES CONVIVES, de la gauche, à Frédéric, en lui montrant Canivet.

Quel est donc ce Monsieur ?

FRÉDÉRIC, à demi-voix.

C’est monsieur Saint-Martin, fameux capitaliste, qui demeure ici près ?

Tous les convives se lèvent, et saluent Canivet.

Et j’ai pensé que c’était une connaissance utile à vous faire faire.

TOUS LES CONVIVES.

Oui, sans doute.

SAINT-EUGÈNE, à Canivet.

Je me suis placé à côté de vous, pour que nous puissions causer ensemble, et parler raison.

CANIVET.

Oui. que les principes trouvent au moins un refuge dans notre coin.

SAINT-EUGÈNE, à Canivet.

Vous ne mangez pas ?

CANIVET.

Je n’ai pas faim.

SAINT-EUGÈNE.

Ni moi non plus ; mais il faut faire comme tout le monde.

CANIVET, présentant son assiette.

En ce cas donnez-moi quelques truffes.

FRÉDÉRIC, à Canivet.

Vous ne buvez pas ?

CANIVET.

Je n’ai pas soif.

SAINT-EUGÈNE.

Ni moi non plus ; c’est égal, il faut faire comme tout le monde.

Il remplit son verre et celui de Canivet.

CANIVET.

C’est donc pour vous obéir.

À part, vidant lentement son verre, et prenant une gorgée à chaque phrase.

Que dirait-on de voir un administrateur des deniers du pauvre dîner à trente francs par tête,

Il boit.

au milieu d’une troupe de jeunes insensés.

Il boit.

Mais j’ai mon projet ; cela me suffit,

Il boit.

et comme ma conduite a un but moral...

Il boit.

FRÉDÉRIC, s’adressant à toute la société.

Messieurs, je vous recommande cette bouteille, c’est un porto excellent.

SAINT-EUGÈNE, versant à Canivet.

Vous devez vous y connaître ; dites-nous ce que vous en pensez ?

CANIVET, après l’avoir goûté.

Parfait ; mais je voudrais avoir de l’eau.

SAINT-EUGÈNE, à Thomasseau.

Qu’on nous donne une carafe.

THOMASSEAU.

Voilà, voilà.

Il verse à Canivet. Bas, à Saint-Eugène.

C’est l’eau en question.

CANIVET, après avoir bu, et présentant de nouveau son verre.

Encore de l’eau.

Thomasseau lui en verse.

SAINT-EUGÈNE, à part.

Il paraît qu’il y prend goût.

FRÉDÉRIC, à Thomasseau qui lui présente de l’eau.

Fi donc ! pas d’eau rougie, nous ne connaissons pas cela.

TOUS.

Ni nous non plus !

SAINT-EUGÈNE.

Air des Créoles (Berton.)

Premier couplet.

Messieurs, silence, et pour cause ;
Un seul instant, taisez-vous ;
C’est un toast que je propose,
Il nous intéresse tous :
Oui, mes amis, faisant gloire
De vous ramener au bien,
Je vous propose de boire
À la morale !

TOUS.

C’est bien.

SAINT-EUGÈNE, à Frédéric.

Pour accorder ma soif, que rien n’égale,
Avec la sobriété,
Verse, verse à la morale,
Je veux boire à sa santé !

CANIVET et les convives.

Verse, verse à la morale,
Je veux boire à sa santé.

Les domestiques remplissent les verres des convives.

SAINT-EUGÈNE.

Ici du Champagne ?

Prenant la bouteille, et s’adressant à Canivet.

Vous ne pouvez pas refuser un verre de champagne à la morale.

CANIVET, s’animant.

Non, certainement ; à la morale, messieurs !

TOUS.

À la morale !

SAINT-EUGÈNE.

Et pas d’eau cette fois.

CANIVET et TOUS LES AUTRES.

Pas d’eau !

SAINT-EUGÈNE.

C’est ça, la morale la plus pure.

TOUS, se levant et trinquant.

À la morale !

SAINT-EUGÈNE.

À ses bienfaits !

TOUS.

À ses bienfaits !

CANIVET.

Faites mousser pour les bienfaits.

Ils boivent.

SAINT-EUGÈNE, se levant.

Messieurs, j’ai une seconde proposition à vous faire.

CANIVET, un peu en train.

Voyons la proposition.

SAINT-EUGÈNE.

C’est de recommencer.

TOUS, se levant.

Approuvé.

FRÉDÉRIC.

Deuxième couplet.

Il faut que ce jour expie
Tous nos méfaits d’autrefois ;
Je bois à l’économie !

CANIVET.

À l’abstinence je bois !

SAINT-EUGÈNE.

Quelle tiédeur est la vôtre !
La sagesse exige plus ;
Et je veux, l’une après l’autre,
Boire à toutes les vertus.
Oui, pour rester ici jusqu’à l’aurore,
Et pour boire encore plus,
Verse, verse, verse encore,
Verse à toutes les vertus !

CANIVET et les autres.

Verse, verse, verse encore,
Verse à toutes lès vertus ;
Je veux boire à la vertu !

Les domestiques versent encore.

LES CONVIVES.

Air : Qu’il avait de bon vin. (Le Comte Ory.) (Musique arrangée et composée par monsieur Hus-Desforges.)

Buvons, il a raison ;
Lorsque le vin est bon,
De boire on a raison !
Que la morale austère
Préside à ce festin ;
À sa santé si chère
Buvons jusqu’à demain !

SAINT-EUGÈNE.

Le bon vin ! combien je l’honore !
T’en reste-t-il beaucoup encore ?

FRÉDÉRIC.

Cent bouteilles.

SAINT-EUGÈNE.

En vérité !
Je te les joue à l’écarté.

TOUS.

C’est accepté... c’est accepté !...

SAINT-EUGÈNE, à Canivet.

Vous parierez de mon côté.

CANIVET.

Qui, moi ? jamais de jeu semblable !
Je n’en sais qu’un de tolérable :
C’est le piquet.

SAINT-EUGÈNE.

Jeu très savant,
Mais à la fois très difficile.
Le jouez-vous passablement ?

CANIVET, piqué.

Si je le joue ?

SAINT-EUGÈNE, montrant un des convives.

Eh ! oui vraiment...
Car voilà, mon cher, un habile
Qui pourrait vous mettre en défaut.

CANIVET, d’un air de mépris.

Monsieur !

SAINT-EUGÈNE.

Et vous faire capot.

CANIVET, s’échauffant.

Je l’en défie !

LE CONVIVE.

Et l’on vous prend au mot.
Quinze louis comptant...

SAINT-EUGÈNE, à Canivet.

Il est à nous ; nous les tenons ;
C’est une victoire assurée.
Nous trouverons
Dans la chambre à côté,
Et le piquet et l’écarté.
Allez, amis, la lice est préparée.

Ensemble.

Reprise du premier motif.

CANIVET.

Oui, de ce fanfaron,
J’espère avoir raison.

SAINT-EUGÈNE.

Quand le motif est bon,
L’on a toujours raison.

FRÉDÉRIC et LES CONVIVES.

C’est nous qui jugerons

TOUS, se levant de table.

Le talent, la science,
Fixeront le destin ;
On peut ainsi, je pense,
Jouer jusqu’à demain !
Buvons, jouons, buvons jusqu’à demain !

Pendant ce dernier chœur, les domestiques enlèvent la table. À la fin du chœur, Frédéric, Canivet et tous les convives entrent en désordre dans la chambre à gauche, dont la porte reste ouverte.

 

 

Scène XVII

 

SAINT-EUGÈNE, seul

 

Bravo ! ça commence à s’animer ; les têtes s’échauffent, et la mienne aussi, par contrecoup. J’éprouve une satisfaction intérieure, je me sens à mon aise, je suis heureux ; j’étais né pour le désordre ; c’est malgré moi que je me suis jeté dans les bras de la morale.

Air de Lantara.

Malgré moi la raison austère
Sous ses lois prétend me ranger ;
Hélas ! transfuge involontaire,
J’ai dû passer dans un camp étranger,
Il m’a fallu passer à l’étranger !
Mais quand j’entends les cris de la folie,
Mon cœur tressaille ; ô délire nouveau !
C’est l’exilé revoyant sa patrie,
Le déserteur retrouvant son drapeau !

Plusieurs garçons entrent.

Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? qu’est-ce que vous apportez ?

UN DES GARÇONS.

Ce sont les glaces que l’on a commandées pour le bal.

SAINT-EUGÈNE.

Il donne un bal ! il ne m’en avait pas parlé.

Plusieurs musiciens entrent avec leurs instruments.

Plus de doute, voici l’orchestre ; c’est délicieux.

Aux garçons du café.

Établissez-vous dans la petite pièce du fond.

Ils entrent dans la première chambre à droite. Aux musiciens.

Vous, dans la grande salle ; il n’y a pas encore de danseurs ; c’est égal, jouez des contredanses pour vous amuser,

Les musiciens entrent dans la salle au fond, à droite.

Comme au bal de l’Opéra ; ça fera venir du monde.

 

 

Scène XVIII

 

SAINT-EUGÈNE, DAMES et MESSIEURS en costumes de bal

 

SAINT-EUGÈNE.

Qu’est-ce que je disais ?

S’approchant des dames auxquelles il donne la main.

Donnez-vous la peine de passer dans le salon.

À d’autres dames qui arrivent.

On vous attend avec impatience ; le maître de la maison va venir tout à l’heure.

D’autres dames entrent accompagnées de cavaliers.

Oh ! encore ! par ici, mesdames ; débarrassez-vous de vos châles, vos manteaux.

Revenant sur le devant de la scène.

Toutes physionomies honnêtes, je n’en connais pas une. Et lui qui me disait encore ce matin qu’il n’y aurait pas de dames !

 

 

Scène XIX

 

NANETTE, SAINT-EUGÈNE

 

NANETTE, accourant.

Monsieur, monsieur, ces dames qui viennent d’entrer demandent monsieur Simon.

SAINT-EUGÈNE.

Qu’est-ce que ça me fait ?

NANETTE.

C’est que je m’en vais vous dire, le propriétaire donne ce soir un bal, ici dessus ; et il paraît que ce sont de ses connaissances.

SAINT-EUGÈNE.

Vraiment.

Riant.

Attends donc : je commence à comprendre ; on se sera trompé d’étage, et, sans le vouloir, nous lui aurons escamoté toute sa société. Tant pis ; honnêtement nous ne pouvons pas les mettre à la porte. Le bal est commencé.

On entend à droite les premières mesures d’une contredanse ; et à gauche, dans la salle du jeu, sur le même air, le chœur suivant.

LES CONVIVES.

Amis, célébrons sans cesse
Le jeu, le vin et l’amour ;
Et goûtons, avec ivresse,
Tous les plaisirs en ce jour.

La ritournelle continue.

SAINT-EUGÈNE, parlant sur la ritournelle.

Entends-tu les violons ? et les joueurs d’écarté, comme ils s’en donnent ! Dis qu’on leur porte des rafraîchissements.

Nanette sort.

Il faut entretenir le feu sacré.

Plusieurs garçons passent avec des bols de punch enflammé, des glaces, etc., et entrent dans le salon du bal et dans la salle de jeu.

Quel coup d’œil enivrant ! quel délicieux tapage !

 

 

Scène XX

 

SIMON, SAINT-EUGÈNE

 

SIMON, à part.

C’est incroyable le bruit qui se fait au premier ; tandis que chez moi, c’est d’un calme, d’un silence... je suis tout seul à me promener dans mon salon illuminé.

SAINT-EUGÈNE.

Ah ! c’est vous, monsieur Simon ! Nous ferez-vous l’honneur de passer ici la soirée ?

SIMON.

Merci, je ne puis pas ; je donne un bal.

SAINT-EUGÈNE.

C’est comme nous.

SIMON.

Vous sentez que quand on attend du monde...

SAINT-EUGÈNE.

Ah ! vous en attendez ?

SIMON.

Beaucoup ; j’ai même fait monter au grenier une partie de mes meubles, pour que l’on fût plus à son aise.

SAINT-EUGÈNE.

Vous avez raison... Dans les soirées d’aujourd’hui, on ne peut pas se retourner, on étouffe.

SIMON.

Ce ne sera pas le défaut de la mienne ; je n’ai encore personne ; je comptais au moins sur ce monsieur que j’ai laissé ce matin avec votre ami.

SAINT-EUGÈNE.

Monsieur Canivet ?

SIMON.

Il vous a dit son nom ?

SAINT-EUGÈNE.

Parbleu ! in vino veritas. C’est un diable qui, à table, a bu comme quatre.

SIMON.

Ce n’est pas possible ; un sage tel que lui !

SAINT-EUGÈNE.

Raison de plus. Quand ils s’y mettent une fois...

Air du vaudeville de l’Homme Vert.

Un philosophe, un sage austère,
Comme un autre ne tombe pas ;
Pour nous qui marchons terre à terre,
Lorsque nous faisons un faux pas,
La chute est à peine sensible.
Mais quand la sagesse en défaut
Vient à broncher, ah ! c’est terrible !
Car elle tombe de plus haut.

 

 

Scène XXI

 

SIMON, SAINT-EUGÈNE, THOMASSEAU

 

THOMASSEAU, sortant de la salle de jeu, à Saint-Eugène.

En vérité, monsieur, c’est très mal à monsieur Frédéric. Comment ! il prend le dîner au Café de Paris, et les glaces chez Tortoni, qui est notre ennemi naturel !... Au surplus, on ne fait pas grand honneur aux rafraîchissements du confrère ; ils sont trop occupés à jouer, surtout ce grand monsieur.

SAINT-EUGÈNE.

Oui.

Bas à Simon.

C’est encore monsieur Canivet.

THOMASSEAU.

Il paraît qu’il avait d’abord gagné ces messieurs au piquet ; on lui a demandé une revanche à l’écarté, qu’il a bien fallu accorder, et il a gagné encore plus de mille écus.

SIMON.

Mille écus !

SAINT-EUGÈNE.

Quelle horreur ! moi qui suis de moitié avec lui.

THOMASSEAU.

Il faut que ce soit un joueur de profession ; il retourne toujours le roi, ce qui n’est pas naturel : aussi, ces messieurs, qui perdaient toujours, commençaient à se fâcher.

SIMON.

À lui de pareils défauts !

THOMASSEAU.

Des défauts ! il les a tous : le jeu, il y est ; le vin, il y était tout à l’heure ; et les femmes ! vous le savez, j’ai surpris mam’selle Nanette en tête à tête avec lui.

SIMON.

Jugez donc les gens sur leurs discours !... Moi qui étais sa caution, je n’en réponds plus ; je m’en vais le faire entendre à nos actionnaires.

SAINT-EUGÈNE.

Et vous avez raison ; car, à vos actionnaires,

Il faut des actions, et non pas des...

SIMON, regardant dans le salon du fond à droite.

Eh ! mais, qu’est-ce que je vois ! les voici, ce sont eux ; ils sont en train de danser. Comment se trouvent-ils ici ? Peu importe, l’essentiel est de les avertir. Monsieur Canivet se justifiera s’il le peut.

Il sort. L’orchestre reprend très fort.

 

 

Scène XXII

 

SAINT-EUGÈNE, CANIVET

 

CANIVET, sortant de la pièce où l’on joue, et s’adressant à la cantonade.

Eh bien, nous verrons ; il ne faut pas croire que, parce qu’on a cinquante ans... certainement, ce n’est pas vous qui me ferez reculer.

SAINT-EUGÈNE.

Qu’est-ce donc ?

CANIVET.

Les soupçons les plus injurieux, que j’ai repoussés comme je le devais ; d’ailleurs, dans la chaleur du jeu...

SAINT-EUGÈNE.

Et pourquoi jouer ? pourquoi se livrer à cette passion dangereuse ?

CANIVET.

Eh ! monsieur, vous êtes de moitié avec moi.

SAINT-EUGÈNE.

Qu’importe, monsieur ! Quand nous aurions gagné mille écus... car c’est, je crois, mille écus... que nous avons gagnés... il n’en est pas moins vrai que le jeu...

CANIVET.

Je sais cela aussi bien que vous ; mais est-ce ma faute si, en sortant de table, on se laisse entraîner ? quand on a bu un peu plus qu’à l’ordinaire...

SAINT-EUGÈNE.

Et pourquoi boire, monsieur ?

CANIVET.

C’est vous qui me versiez !

SAINT-EUGÈNE.

C’est vrai ; mais où serait le mérite, si on ne résistait pas ? C’est ce que je disais tout à l’heure à monsieur Simon, qui vous attendait ici.

CANIVET.

Ah ! mon Dieu, c’est juste ! j’ai oublié son rendez-vous. Est-ce qu’il saurait ?...

SAINT-EUGÈNE.

Lui ! il sait tout. Mais quand il a vu que vous étiez en partie de plaisir, et en train de gagner de l’argent, il n’a pas voulu vous déranger. Il est allé en causer avec ses actionnaires.

Pendant que Saint-Eugène parle, Frédéric et tous les jeunes gens sortent de la salle de jeu, et se tiennent un instant derrière Canivet.

CANIVET.

Je suis un homme perdu : sortons.

Il veut sortir, Frédéric et les jeunes gens l’arrêtent.

 

 

Scène XXIII

 

SAINT-EUGÈNE, CANIVET, FRÉDÉRIC et LES CONVIVES

 

FRÉDÉRIC, à Canivet.

Arrêtez, monsieur ; vous ne nous quitterez pas ainsi, nous avons trop d’intérêt à savoir qui vous êtes.

CANIVET.

Que voulez-vous dire ?

FRÉDÉRIC.

Vous vous êtes fait passer pour monsieur de Saint-Martin, le capitaliste ; or, monsieur de Saint-Martin est là à côté, et en train de danser.

CANIVET, à part.

Ô ciel !

FRÉDÉRIC.

Vous comprenez, monsieur, qu’on ne prend pas le nom et le titre d’un homme aussi recommandable, sans des motifs qu’il nous importe de connaître ; et avant de donner notre argent, nous voulons savoir avec qui nous l’avons perdu.

CANIVET, à part.

C’est fait de moi.

SAINT-EUGÈNE, à demi-voix.

Pas encore ; je suis là pour vous sauver.

FRÉDÉRIC.

Monsieur, il faut dire votre nom.

TOUS LES JEUNES GENS.

Oui, votre nom ?

SAINT-EUGÈNE.

Son nom, jeunes gens ! vous demandez son nom ! il ne le dira pas, il ne peut pas le dire maintenant.

CANIVET, à part.

Est-ce que ce Monsieur-là me connaît ?

SAINT-EUGÈNE.

C’est tout à l’heure, en présence de tout le monde, qu’il se nommera.

CANIVET, bas à Saint-Eugène.

Mais au contraire.

SAINT-EUGÈNE, bas à Canivet.

Laissez-moi donc !

Haut.

Et à ce nom seul, jeunes imprudents, à ce nom respectable, vous tomberez tous à ses pieds.

À Frédéric.

Vous, monsieur, tout le premier.

FRÉDÉRIC et TOUS LES JEUNES GENS.

Air du vaudeville de Folie et Raison.

Pour garder l’anonyme
A-t-il quelque raison ?
S’il tient à notre estime,
Qu’il déclare son nom.

Ensemble.

LES DAMES, sortant de la salle de bal.

Quel courroux vous anime ?
Quel bruit dans la maison ?
Peut-on lui faire un crime
D’avoir caché son nom,
Son nom, son nom, son nom ?

FRÉDÉRIC et LES JEUNES GENS.

Pour garder l’anonyme
A-t-il quelque raison ?
S’il tient à notre estime,
Qu’il déclare son nom,
Son nom, son nom, son nom !

 

 

Scène XXIV

 

SAINT-EUGÈNE, CANIVET, FRÉDÉRIC, SIMON, THOMASSEAU, NANETTE, LES CONVIVES

 

SIMON.

Son nom, son nom ; parbleu ! c’est monsieur Canivet.

CANIVET, se cachant la tête dans sa main.

Plus d’espoir !

FRÉDÉRIC, étonné.

Mon beau-père !

SAINT-EUGÈNE.

Oui, jeune homme, votre beau-père, ce respectable administrateur de Nantes, qui, pour vous éprouver, pour vous donner une leçon, n’a pas craint de descendre lui-même à un pareil déguisement, et de paraître partager des excès dont il voulait vous faire rougir.

FRÉDÉRIC.

Comment ! c’était une épreuve ?

SAINT-EUGÈNE.

Oui, monsieur, et c’est moi qui étais son complice, Saint-Eugène, qui vient d’être nommé à la dernière place vacante, dans l’administration paternelle qu’il régit avec tant de talent.

CANIVET, bas à Saint-Eugène.

Quoi ! vous seriez ?...

SAINT-EUGÈNE.

Silence !

FRÉDÉRIC, à Saint-Eugène.

Ainsi, tu nous avais trahis.

SAINT-EUGÈNE.

Momentanément, pour passer du côté de la morale.

SIMON.

Et moi qui ai été dupe d’une pareille ruse, qui ai pu croire un instant que c’était sérieusement !... je ne sais plus où j’en suis.

FRÉDÉRIC, à Canivet.

Ah ! monsieur, comment désarmer votre colère ? comment vous persuader de mon repentir ? et qui pourrait désormais vous parler en ma faveur ?

SAINT-EUGÈNE.

Moi, qui réclame, pour un ami, l’indulgence d’un beau-père irrité.

À Frédéric.

Vous avez été bien coupable, jeune homme ; mais monsieur sait, par bonheur, qu’aucun de nous n’est infaillible.

CANIVET, avec un soupir.

C’est vrai.

SAINT-EUGÈNE, à Frédéric.

Et si vous promettiez de suivre notre exemple, de ne plus retomber dans de pareils excès...

FRÉDÉRIC.

Je le jure.

SAINT-EUGÈNE, à Frédéric.

Cela lui suffit. Votre beau-père vous pardonne.

CANIVET.

Que dites-vous ?

SAINT-EUGÈNE, à Canivet.

Oui, monsieur, vous ne vous refuserez pas à mes prières. Si j’ai pu vous servir, tout ce que je vous demande, c’est le bonheur d’un ami, c’est que vous fassiez pour Frédéric

À demi-voix.

ce que je viens de faire pour vous-même. C’est de la bonne morale, ou je ne m’y connais pas.

CANIVET, à part.

Il a raison.

SAINT-EUGÈNE.

Et quant à l’argent du jeu, cet argent que nous avons gagné de moitié, nous en ferons un bon usage ; car nous le destinons à doter l’innocence. Tiens, Nanette.

NANETTE, à part.

Je puis dire que celui-là n’est pas volé !

CANIVET.

Demain, mon gendre, nous partirons pour Nantes ; l’air de Paris est trop dangereux pour les principes.

SAINT-EUGÈNE.

Oui, nous partirons tous trois, et nous marcherons de compagnie dans la bonne route, à moins que les circonstances... car, en fait de morale, on en parle tant qu’on veut, mais on la met en action quand on peut.

Vaudeville.

Air des Créoles. (Berton.)

SIMON.

De quoi dépend le mérite ?
Maint philosophe vanté
A dû sa bonne conduite
À sa mauvaise santé.
Tel ce sage cacochyme,
Que l’ordre du médecin
Vient de soumettre au régime,
Il tonne contre le vin ;
Gens bien portants, ô vous que font sourire
Sa morale et ses discours,
Laissez, laissez, laissez dire,
Laissez dire, et buvez toujours.

FRÉDÉRIC.

J’ai vu prêcher la décence
À d’antiques séducteurs,
Et j’ai vu blâmer la danse
Par de ci-devant danseurs
Qui jadis étaient ingambes,
Et dont le zèle moral
Veut, quand ils n’ont plus de jambes,
Nous interdire le bal.
Jeunes tendrons, ô vous que font sourire
Leur sagesse et leurs discours,
Laissez, laissez, laissez dire,
Laissez dire, et dansez toujours.

SAINT-EUGÈNE.

Maint censeur atrabilaire
De nos maux semble accuser
Les beaux-arts, dont la lumière
Éclaire sans embraser.
Selon eux, tout périclite,
Et l’on devrait garrotter
Ce siècle qui va trop vite,
Et qu’ils voudraient arrêter.
Guerriers, savants, artistes, qu’on admire,
Loin d’écouter leurs discours,
Laissez, laissez, laissez dire,
Laissez dire, et marchez toujours.

CANIVET.

Que de choses admirables
Dont ce siècle est l’inventeur !
Des habits imperméables,
Des omnibus à vapeur ;
Et puis des cloches de verre,
Si bien construites, qu’avec
Leur secours, dans la rivière,
On se promène à pied sec.
Bons Parisiens, faciles à séduire,
Loin de croire à ces discours,
Laissez, laissez, laissez dire,
Laissez dire, et nagez toujours.

THOMASSEAU.

Lorsque l’on donne une pièce,
Il est des gens pleins de goût
Qui vous disent : « Eh bien ! qu’est-ce ?
« C’est mauvais : ça r’semble à tout.
« Oui, vous avez, dans la salle,
« Grand tort de vous divertir ;
« Par honneur pour la morale,
« On ne doit pas applaudir. »
Ce soir, messieurs, loin d’ vous laisser séduire
Par de semblables discours,
Laissez, laissez, laissez dire,
Laissez dire...

Faisant le geste d’applaudir.

Et faites toujours !

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