Les Mohicans de Paris (Alexandre DUMAS Père)

Drame en cinq actes, en neuf tableaux, avec prologue.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaieté, le 20 août 1864.

 

Personnages

 

SALVATOR

M. GÉRARD

PHILIPPE SARRANTI

DOMINIQUE SARRANTI

LORÉDAN DE VALGENEUSE

M. JACKAL

GIBASSIER

PÉTRUS, peintre

JEAN ROBERT, poète

LUDOVIC, médecin

SAC-À-PLATRE, maçon

JEAN TAUREAU, charpentier

TOUSSAINT-L’OUVERTURE

UN COMMISSAIRE DE POLICE

UN GARÇON DE CABARET

PIERRE, jardinier

UN AGENT DE POLICE

UN PIERROT

UN POLICHINELLE

JÉRÔME, facteur

JEAN, domestique de M. Gérard

UN DOMESTIQUE

UN GENDARME

CROC-EN-JAMBES, personnage muet

LA GIBELOTTE, personnage muet

ROSE-DE-NOËL

LA BROCANTE

BABOLIN

ORSOLA

SUZANNE DE VALGENEUSE

MADAME DESMAREST

LA SERVANTE DE M. GÉRARD

VICTOR

LÉONIE

BRÉSIL, chien de M. Gérard

 

Le prologue en 1820, le drame en 1827.

 

 

PROLOGUE

 

 

Premier Tableau

 

Une salle à manger donnant sur un parc.

 

 

Scène première

 

LÉONIE et BRÉSIL, couchés sur un canapé, ORSOLA, entrant

 

ORSOLA, à part.

Encore l’enfant !...

Haut.

Allez, Léonie, allez jouer dans le jardin !

LÉONIE, sortant avec le chien.

Viens, Brésil, viens !

 

 

Scène II

 

ORSOLA, seule

 

Elle va entr’ouvrir la porte de la chambre à coucher de M. Gérard.

Il dort encore ! et ce matin, en s’éveillant, il aura, comme d’habitude, oublié toutes les promesses qu’il m’a faites cette nuit dans l’ivresse... En vérité, je ne sais pas pourquoi je me donne tant de peine. Je suis encore jeune et je suis toujours belle, tandis que cet homme... Et tout cela pour épouser cinq ou six mille livres de rente ! Oh ! ce qu’il me faudrait, c’est une fortune comme celle qu’auront un jour ces misérables enfants qui jouent au bord de l’étang... Ils auront un million et demi chacun, et, pour cela, ils se seront donné la peine de naître ; tandis que moi, après m’être débattue dans la misère et la honte de quinze à vingt ans, j’en suis, à trente, arrivée à être la maîtresse de M. Gérard, avec l’immense ambition de devenir la femme d’un homme de cinquante ans ; ce qui, le jour où la chose arrivera, fera l’envie de toutes les dames de Viry-sur-Orge et des environs... Magnifique avenir, qui vaut, en effet, la peine d’être jalousé !

 

 

Scène III

 

ORSOLA, LE FACTEUR

 

LE FACTEUR, du dehors.

Ohé ! la maison ! Est-ce qu’il n’y a personne ici ?

ORSOLA.

Qui va là ?

LE FACTEUR, entrant.

Moi, le facteur. C’est une lettre.

ORSOLA.

Donnez.

LE FACTEUR.

Impossible.

ORSOLA.

Pourquoi, impossible.

LE FACTEUR.

Parce qu’elle est pour M. Gérard.

ORSOLA.

Eh bien, M. Gérard ou moi, n’est-ce pas la même chose ?

LE FACTEUR.

Pas tout à fait encore, quoiqu’on dise, dans le pays, que cela ne tardera point. Dites donc, madame Orsola, le jour où cela arrivera, vous aurez fait un beau rêve !

ORSOLA.

Voyons, trêve de bavardage ! et donnez-moi cette lettre ; ne savez-vous pas que c’est moi qui reçois toute la correspondance de M. Gérard ?

LE FACTEUR.

Oui, mais pas les lettres chargées, pas celles où il faut signer sur le registre.

ORSOLA, fronçant le sourcil.

Dis donc, Jérôme !

LE FACTEUR.

Madame Orsola ?

ORSOLA.

Je croyais que tu tenais à renouveler le bail de la petite maison et du coin de terre que te loue M. Gérard ?

LE FACTEUR.

Certainement que j’y tiens !

ORSOLA.

Eh bien, tu n’en prends pas la route, je t’en préviens. Adieu, Jérôme, tu peux remporter ta lettre.

LE FACTEUR.

Dites donc, dites donc, madame Orsola, je ne m’oppose pas à vous remettre la lettre, moi ; et si vous voulez signer à la place de M. Gérard...

ORSOLA.

Et pourquoi ne signerais-je pas à sa place ?

LE FACTEUR.

Dame, moi, je ne savais pas... Tenez, voilà le registre. Seulement, comme la lettre est pour M. Gérard, signez : Gérard.

Orsola prend la plume et signe. Le Facteur, à part.

Elle a signé tout de même. Oh ! c’est une maîtresse femme, celle-là !

Haut.

Tenez, voici la lettre.

Il va pour sortir.

 

 

Scène IV

 

ORSOLA, LE FACTEUR, VICTOR, sur le perron, LÉONIE, plus loin, avec BRÉSIL

 

ORSOLA, à part, regardant la lettre.

Un cachet noir !... Que veut dire ceci ?

VICTOR.

Monsieur le facteur, nous apportez-vous des nouvelles de papa ?

ORSOLA, décachetant la lettre avec précaution.

Peut-être !

LE FACTEUR.

Demandez à madame Gérard, monsieur Victor ; c’est elle qui a reçu la lettre.

Il sort.

VICTOR.

Vous voulez dire à madame Orsola... Viens, Léonie ! c’est l’heure de prendre notre leçon avec M. Sarranti.

Il sort avec sa sœur et le chien par la porte opposée à celle de M. Gérard.

 

 

Scène V

 

ORSOLA, seule, regardant les enfants qui s’éloignent

 

Oui, ce sont des nouvelles de votre père, et de bonnes !...

Lisant la lettre, qu’elle a ouverte.

Mort pendant la traversée !... Un testament !...

La porte de la chambre à coucher s’ouvre.

Gérard !...

Elle cache le testament dans sa poitrine.

 

 

Scène VI

 

ORSOLA, GÉRARD

 

GÉRARD, tout chancelant.

Quelle heure est-il donc, Orsola ?

ORSOLA.

Dix heures... Tenez...

L’heure sonne.

GÉRARD.

À quelle heure nous sommes-nous retirés ?

ORSOLA.

De bonne heure, à minuit.

GÉRARD.

Et tu t’es levée ?...

ORSOLA.

Comme d’habitude, au jour. Ne faut-il pas jeter le regard du matin sur la maison... et, à défaut de l’œil du maître... ?

GÉRARD.

Celui de la maîtresse ?

ORSOLA.

Je suis votre servante, monsieur Gérard ! Et quand il vous plaira d’ordonner, j’obéirai ; mais, en attendant, il faut bien que je vous le dise, quelque chose, ou plutôt quelqu’un me préoccupe.

GÉRARD.

Qui ?

ORSOLA.

Cet homme !

GÉRARD.

Quel homme ?

ORSOLA.

Celui que votre frère vous a imposé comme précepteur des enfants... Votre Corse !

GÉRARD.

Sarranti ?

ORSOLA.

Oui !

GÉRARD.

Et pourquoi te préoccupe-t-il ?

ORSOLA.

Dieu veuille qu’il ne nous arrive pas malheur à cause de lui.

GÉRARD.

À quel propos me dis-tu cela ?

ORSOLA.

D’abord, un homme qui a déposé, sous votre nom, cent mille écus chez un notaire...

GÉRARD.

Cela prouve qu’il a confiance en moi, puisque, ne pouvant pas les déposer en son nom, il les y dépose au mien.

ORSOLA.

Et qui, possédant cent mille écus, c’est-à-dire quinze mille livres de rente, se contente d’une place de quinze cents francs et se fait professeur de deux enfants ! Si ces enfants étaient à lui encore, je ne dis pas !

GÉRARD.

Mais ces enfants sont à mon frère, et Sarranti a été l’ami de mon frère.

ORSOLA.

Et aujourd’hui, savez-vous ce que fait l’ami de votre frère ?

GÉRARD.

Que fait-il ?

ORSOLA.

Je vais vous le dire, moi, si vous ne le savez pas... Il conspire !...

GÉRARD.

Sarranti ?

ORSOLA.

Oui, ou je me trompe fort... J’ai beau me lever avec le jour, il est levé avant moi ; puis il a insisté pour avoir le pavillon, n’est-ce pas ?

GÉRARD.

C’est un homme d’étude et qui désire travailler à son aise.

ORSOLA.

Et qu’on ne sache pas surtout à quoi ni avec qui il travaille.

GÉRARD.

Oh ! je te reconnais bien là ! soupçonneuse, toujours !

 

 

Scène VII

 

ORSOLA, GÉRARD, JEAN

 

JEAN.

Je vous demande pardon, monsieur, de venir sans être appelé ; mais c’est M. Sarranti qui désirerait vous parler, à vous seul.

GÉRARD.

Dis-lui que je descends.

ORSOLA.

Non, dis-lui qu’il monte.

GÉRARD, après avoir regardé Orsola.

Oui, tu entends, qu’il monte.

JEAN.

J’y vais, monsieur.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

GÉRARD, ORSOLA

 

GÉRARD.

Maintenant, Orsola, si tu veux nous laisser...

ORSOLA.

Ah ! vous avez donc des secrets pour moi ?

GÉRARD.

Non ; mais les secrets de M. Sarranti ne sont point à moi, ils sont à lui.

ORSOLA.

Avec votre permission, monsieur Gérard, les secrets de M. Sarranti seront à nous, ou il gardera ses secrets !

GÉRARD, vivement.

Voilà M. Sarranti.

ORSOLA, se jetant dans un cabinet.

Je vous préviens que j’écoute.

 

 

Scène IX

 

GÉRARD, SARRANTI

 

SARRANTI, entrant et regardant autour de lui.

Sommes-nous seuls, mon ami, et puis-je parler en toute confiance ?

GÉRARD.

Nous sommes seuls et vous pouvez parler.

SARRANTI.

Avant tout, cher monsieur Gérard, j’ai besoin de vous assurer une chose : c’est que tout ce que je vais vous dire était connu de votre frère dès le premier jour où je le revis ; de sorte qu’il savait parfaitement que c’était à un conspirateur qu’il ouvrait sa porte lorsqu’il me chargea de l’éducation de ses enfants.

GÉRARD.

Alors, il est vrai que vous conspirez ?

SARRANTI.

Hélas ! oui, monsieur Gérard ; mais soyez tranquille, toutes mes précautions sont prises pour ne point vous compromettre. En deux mots, voici le fait : une conspiration est organisée : aujourd’hui, à quatre heures, elle éclate. Je ne puis vous dire quels sont les chefs : leur secret n’est pas le mien ; ce que je puis vous dire, ce que je puis vous affirmer, c’est que les plus illustres noms vont tenter la ruine du gouvernement...

GÉRARD.

Mais, malheureux !...

SARRANTI.

Réussirons-nous ? ne réussirons-nous pas ?... Si nous réussissons, nous sommes acclamés comme des héros ; si nous échouons, l’échafaud de Didier nous attend.

GÉRARD, avec terreur.

L’échafaud !

SARRANTI.

Encore une fois, ne craignez point d’être compromis. Voici une lettre que je vous adresse, comme si aucune confidence ne vous avait été faite, et dans laquelle je vous dis que des affaires importantes me forcent à me séparer de vous. Si la conspiration échoue, je me sauve comme je puis... Maintenant, voulez-vous m’aider jusqu’au bout ? Donnez-moi Jean, qui est un fidèle serviteur ; qu’il tienne ici pendant toute la journée deux chevaux sellés, ayant dans les valises les cent mille écus que je vous ai confiés et que vous avez retirés de chez votre notaire. J’ai, tout le long de la route, d’ici à Nantes, des affidés qui me cacheront. À Nantes, je m’embarque pour les Indes.

GÉRARD.

Vous n’y trouverez plus mon frère ; car il y a trois mois que j’ai reçu une lettre de lui dans laquelle il m’annonce que, sa fortune ayant atteint le chiffre qu’il désirait, il se met en route pour revenir près de nous.

SARRANTI.

Non ; mais j’y trouverai un autre ami, le général de Prémont. Maintenant, cher monsieur Gérard, vous tenez ma vie entre vos mains ; ne vous hâtez pas de me répondre. Je vais dans mon appartement brûler tous les papiers qui pourraient me compromette, et, dans cinq minutes, je viens chercher votre réponse.

Il va pour sortir.

Inutile de vous demander le secret vis-à-vis de qui que ce soit au monde.

Gérard répond par un signe de tête, Sarranti s’éloigne.

 

 

Scène X

 

GÉRARD, ORSOLA, sortant du cabinet

 

GÉRARD.

Tu as tout entendu, Orsola ?

ORSOLA.

Tout !

GÉRARD.

Que faut-il faire ?

ORSOLA.

Il faut faire ce qu’il demande.

GÉRARD.

Comment ! toi que j’ai toujours trouvée l’ennemie de Sarranti... ?

ORSOLA.

Je vous dis qu’il faut lui donner Jean ; je vous dis qu’il faut lui tenir deux chevaux prêts et prier Dieu, ou plutôt le diable, qu’il échoue ; car jamais occasion pareille à celle qui se présente ne nous sera donnée de devenir millionnaires.

GÉRARD.

Millionnaires ! que dis-tu ?

ORSOLA.

Rien... Occupez-vous d’une chose seulement : c’est de lui envoyer reprendre votre contre-lettre ; moi, je vais vous l’envoyer, afin qu’il n’y ait pas de temps perdu. Je me charge du reste.

GÉRARD.

Mais qu’appelles-tu le reste ?

ORSOLA.

Ah ! c’est vrai ! vous ne savez pas encore. Lisez cette lettre, qui est arrivée pour vous ce matin... Le voilà !... Vous lirez quand il sera parti.

Orsola sort en croisant Sarranti et en le saluant.

 

 

Scène XI

 

GÉRARD, SARRANTI

 

SARRANTI.

Eh bien, cher monsieur Gérard, avez-vous réfléchi ?

GÉRARD.

Jean est à votre disposition ; les chevaux tout sellés vous attendront avec l’argent dans les sacoches.

SARRANTI.

Bien !... Voici votre contre-lettre ; dès aujourd’hui, je me regarde comme rentré dans les cent mille écus, puisque l’argent est retiré de chez le notaire. Si je ne puis repasser par Viry et que je ne sois ni prisonnier ni tué, un mot de moi vous dira où me faire tenir l’argent.

GÉRARD.

Il sera fait de point en point selon votre intention, cher monsieur Sarranti.

SARRANTI.

Monsieur Gérard, comptez sur ma reconnaissance éternelle. Au revoir... Peut-être adieu !

Il sort.

 

 

Scène XII

 

GÉRARD, pensif et inquiet

 

Que signifient ces mots d’Orsola : « Jamais plus belle occasion ne nous sera donnée de devenir millionnaires » ? Cette femme ne dit rien sans raison, ne fait rien sans but... Cette lettre cachetée de noir, qu’elle m’a remise en partant et qu’elle m’a recommandé de lire... elle porte le timbre de Marseille. Ah ! je ne suis pas le premier qui l’ouvre... Un second pli cacheté... L’écriture de mon frère ! « Ceci est mon testament olographe. » Jacques est mort !

Il tombe sur un fauteuil ; Orsola paraît, monte lentement les degrés du perron, et, pendant que Gérard lit, vient, sans être vue ni entendue, s’appuyer au dossier de son fauteuil.

 

 

Scène XIII

 

GÉRARD, ORSOLA

 

GÉRARD.

Voyons d’abord la lettre.

Lisant la lettre.

« À M. Gérard, propriétaire à Viry-sur-Orge. » C’est bien pour moi. « Monsieur, j’ai une triste nouvelle à vous annoncer : votre frère Jacques, embarqué à bord de la Mouette, brick marchand de Marseille, sous mon commandement, pris d’une fièvre pernicieuse, en passant le cap de Bonne-Espérance, est mort à la hauteur de Sainte-Hélène, le 12 juin dernier, à cinq heures du soir. Il a laissé en mourant un testament en double ampliation ; l’un des originaux doit être remis à son notaire, M. Barateau, rue du Bac, n° 35 ; l’autre doit vous être envoyé, afin que vous sachiez directement quelles sont les dispositions qu’il a prises. Ses derniers mots, en expirant, ont été : « Mon Dieu ! veillez sur mes enfants ! » Avec le regret de vous annoncer de si tristes nouvelles, j’ai l’honneur d’être, etc. Le capitaine Lucas. » – Ses derniers mots ont été : « Mon Dieu ! veillez sur mes enfants ! »

Il reste immobile.

ORSOLA.

Voyons, lisez donc le reste.

GÉRARD, tressaillant.

Tu étais là, toi ?

ORSOLA.

Oui.

GÉRARD.

« En mer, 1er janvier 1820. Sentant que ma maladie est mortelle, et qu’il plaît au Seigneur tout-puissant de me rappeler à lui, j’ai voulu, étant dans la plénitude de mes facultés intellectuelles, régler les suprêmes dispositions destinées à répartir ma fortune entre le seul parent qui me reste, mon bon frère Gérard, et mes chers enfants Victor et Léonie. Cette répartition est bien facile. Je laisse un million et demi à chacun de mes enfants. Je désire que, sauf la dépense de leur éducation et de leur entretien, le revenu de ces trois millions aille s’accumulant jusqu’à leur majorité ; c’est mon frère Gérard que je charge d’y veiller...

Il s’arrête un instant et s’essuie le front.

Quant à lui, comme je connais la simplicité de ses goûts, je lui laisse, à son choix, soit une somme de trois cent mille francs en argent une fois touchée, soit une rente viagère de vingt-quatre mille livres. Si l’un des enfants mourait, je désire que l’héritage entier du défunt revienne au survivant ; si tous deux mouraient... »

S’arrêtant.

Oh !...

ORSOLA.

Continuez. Qu’y aurait-il d’étonnant à ce que les deux enfants mourussent ?

GÉRARD, reprenant d’une voix tremblante.

« Si les deux enfants mouraient, mon frère deviendrait leur unique héritier. »

ORSOLA, à demi-voix.

Leur unique héritier !...

Plus haut.

Tu entends, Gérard ?

GÉRARD.

Oui ; mais ils vivront.

ORSOLA.

Qui sait, les enfants, c’est si fragile !

GÉRARD.

Mon pauvre frère !...

ORSOLA.

Que voulez-vous, monsieur ! il faut supporter avec courage les malheurs que l’on ne peut pas combattre. La mort est de ces malheurs-là. Aujourd’hui son tour, demain le nôtre.

GÉRARD.

Oui, je sais bien cela. Mon frère ne t’était rien, à toi ; tu ne le connaissais pas, tu ne l’avais jamais vu ; et puis, et puis... tu es contente, ambitieuse ! nous voilà riches.

ORSOLA.

Riches, nous ?

GÉRARD.

Certainement, puisque mon pauvre frère nous laisse trois cent mille francs.

ORSOLA.

Vous appelez cela être riche ?

GÉRARD.

Sans doute !

ORSOLA.

Ce sont vos neveux qui sont riches : trois millions !

GÉRARD.

Orsola ! Orsola !...

ORSOLA.

Quoi ?

 

 

Scène XIV

 

GÉRARD, ORSOLA, JEAN

 

JEAN.

Monsieur Gérard, les deux chevaux sont sellés ; mais il reste à me donner ce que l’on doit mettre dans les valises.

GÉRARD.

C’est juste.

Bas, à Orsola.

Tu sais de quoi il est question ?

ORSOLA.

De cent mille écus...

GÉRARD.

Et tu es toujours d’avis qu’on les lui donne ?

ORSOLA.

Jusqu’au dernier sou !

GÉRARD, allant au secrétaire.

Tiens, Jean, prends un de ces sacs, je prendrai l’autre.

À Orsola.

Tu comprends, je veux moi-même...

ORSOLA.

Allez ! allez ! L’air vous fera du bien, vous êtes pâle comme la mort.

GÉRARD, après avoir regardé un instant Orsola.

Viens, Jean ! viens !

 

 

Scène XV

 

ORSOLA, seule

 

Oh ! débats-toi tant que tu voudras, je suis comme l’ours de nos montagnes, dont je porte le nom : je te tiens entre mes griffes ; tu ne m’échapperas pas !...

Regardant par la fenêtre.

Enfants maudits, et que j’ai toujours détestés par instinct, les voilà ! ils jouent au bord de l’étang... Victor détache la barque et y fait monter Léonie... Le chien les suit à la nage... Et quand on pense que si la barque chavirait !... Il est vrai que le chien est là... Il faut d’abord que je me débarrasse du chien !

GÉRARD, du dehors.

Victor ! Victor !

VICTOR.

Mon oncle ?

GÉRARD.

Je t’ai déjà défendu de monter dans la barque, que tu ne sais pas conduire. Tiens, tu vois, ta sœur a manqué de tomber à l’eau.

ORSOLA, à Gérard.

Eh ! laissez-les donc faire, ces enfants ! ils s’amusent.

À part.

Il ne lui manque plus, l’imbécile, qu’à prendre des précautions contre le hasard !

 

 

Scène XVI

 

ORSOLA, GÉRARD

 

GÉRARD.

Voilà qui est fait... Maintenant, Sarranti peut venir.

ORSOLA.

L’air vous a-t-il fait du bien ?

GÉRARD.

Avoue que tu avais lu cette lettre et ce testament avant moi ?

ORSOLA.

Eh bien, quand cela serait, aurais-je commis un crime ?

GÉRARD.

Mon pauvre frère Jacques !...

Il met son mouchoir sur ses yeux.

ORSOLA.

Bah ! monsieur, vous connaissez la chanson de nos montagnes :

Le bonheur est fait pour les dieux,

Qui laissent le plaisir aux hommes.

Bénis les morts qui vont aux cieux !

Mais consolons le cœur de ceux

Qui restent au monde où nous sommes.

GÉRARD.

Tais-toi ! tais-toi ! chanter est une impiété dans un pareil moment.

ORSOLA.

Une impiété ?... Allons donc !

GÉRARD.

Par grâce ! laisse-moi seul un instant.

ORSOLA.

Oh ! je ne demande pas mieux, vous n’êtes pas d’une compagnie gaie.

Elle s’éloigne en chantant.

Les morts, dans leur caveau profond, Ne sentent plus faim ni froidure...

GÉRARD se lève et va pousser la porte par laquelle elle est sortie.

Oh ! cette femme est mon mauvais génie !

 

 

Scène XVII

 

GÉRARD, VICTOR, suivi de BRÉSIL

 

VICTOR.

Me voilà, mon oncle.

GÉRARD.

Victor !...

VICTOR.

Tu vois que je suis bien sage et que je t’obéis bien.

GÉRARD.

Oui, tu es un bon petit enfant !

VICTOR.

Alors, embrasse-moi, mon bon oncle !

GÉRARD, à part.

Son bon oncle !...

VICTOR, à demi-voix.

Ma sœur peut cueillir des fleurs, n’est-ce pas ?

GÉRARD.

Tant qu’elle voudra.

VICTOR.

Le facteur est venu ce matin, a-t-il apporté des nouvelles de papa ?

GÉRARD, avec hésitation.

Non, mon enfant !

VICTOR.

Oh ! c’est que, comme madame Orsola avait reçu une grande lettre cachetée de noir...

Gérard suffoque.

Qu’as-tu donc, mon bon oncle ?

GÉRARD, se levant.

Rien, mon enfant, rien...

Il rentre dans sa chambre.

 

 

Scène XVIII

 

VICTOR, BRÉSIL, puis ORSOLA

 

VICTOR.

C’est drôle ! on dirait que mon oncle pleure !... Je croyais qu’il n’y avait que les enfants qui pleuraient, moi.

ORSOLA, du perron.

Léonie ! avez-vous bientôt fini de cueillir mes fleurs ?

LÉONIE, du dehors.

Ces fleurs-là ne sont point à vous, elles sont à mon oncle.

VICTOR, à la fenêtre.

Et mon oncle vient de me dire que ma sœur en pouvait cueillir tant qu’elle voudrait.

ORSOLA.

Il est possible que votre oncle ait dit cela ; mais moi, je dis autre chose.

VICTOR.

Cueille, Léonie ! cueille ! tu n’as d’ordre à recevoir que de mon oncle.

ORSOLA.

Prends garde, Léonie !

LÉONIE.

À quoi ?

ORSOLA.

À me faire descendre ; car si tu me fais descendre, tu auras affaire à moi.

LÉONIE.

Venez donc, méchante femme !

ORSOLA, s’élançant vers le jardin.

Enfant du démon !

VICTOR.

Vous savez que si vous touchez ma sœur, Brésil est là.

On entend un cri de la petite fille ; Brésil, à ce cri, saute par la fenêtre.

Mon oncle ! mon oncle !...

 

 

Scène XIX

 

GÉRARD, VICTOR, puis ORSOLA

 

GÉRARD.

Qu’y a-t-il donc, mon Dieu ?

VICTOR.

C’est la méchante Orsola qui bat Léonie parce qu’elle cueille des fleurs... Est-ce que vous n’avez pas permis à Léonie de cueillir des fleurs ? est-ce que les fleurs du parc sont à madame Orsola ?

GÉRARD.

Orsola ! Orsola !

ORSOLA, montant le perron.

Me voilà... Voyez !

Elle montre à Gérard son bras ensanglanté.

GÉRARD.

Qui t’a fait cela ?

ORSOLA.

Brésil ! J’espère que vous punirez votre nièce, et que vous tuerez le chien !

VICTOR.

Pourquoi tuer Brésil ? Il a défendu sa maîtresse, que vous battiez ! Brésil a fait son devoir.

GÉRARD.

Victor, va mettre Brésil à la chaîne.

VICTOR.

J’y vais, mon oncle ; mais on ne tuera pas Brésil, n’est-ce pas ?

GÉRARD.

Non, mon enfant ; sois tranquille.

VICTOR.

Ah ! ah !

Il sort.

 

 

Scène XX

 

GÉRARD, ORSOLA

 

ORSOLA.

Au contraire, on le caressera ; pauvre animal ! qu’a-t-il fait ? Il a mordu Orsola ; qu’est-ce qu’Orsola ? Une servante que l’on jette à la porte quand on est mécontent d’elle ; mais elle n’attendra pas qu’on la jette à la porte, cette servante : elle s’en ira bien seule. Adieu, monsieur !

GÉRARD.

Orsola, où vas-tu ?

ORSOLA.

Je vais chercher un maître qui me donne raison, et un chien qui ne me morde pas !

GÉRARD.

Voyons, montre-moi cela ! Le sang coule, c’est vrai ; mais la blessure n’est pas dangereuse.

ORSOLA.

Vous aimeriez mieux que j’eusse le bras broyé, n’est-ce pas ?

GÉRARD.

Écoute, Orsola ; voilà Sarranti parti, nous éloignerons les enfants ; on les mettra en pension.

ORSOLA.

Oh ! si je reste ici, je m’en charge, des enfants !

GÉRARD.

Et pourquoi ne resterais-tu pas ici ? Tu sais bien que je ne puis me passer de toi. Que te manque-t-il ? Le droit de commander, tu l’auras ; dans quinze jours, tu t’appelleras madame Gérard. Voyons, Orsola, cette journée est une journée de deuil ; de triste qu’elle est, ne la rends pas terrible.

ORSOLA.

Oh ! que vous savez bien l’influence que vous avez sur moi !

DOMINIQUE, dans le jardin.

Monsieur Gérard ! monsieur Gérard !...

GÉRARD.

Écoute donc ! est-ce que l’on ne m’appelle pas ?

 

 

Scène XXI

 

GÉRARD, ORSOLA, DOMINIQUE SARRANTI, en costume de laïque

 

DOMINIQUE, entrant vivement.

Monsieur Gérard !... N’est-ce pas vous qui êtes M. Gérard ?

GÉRARD.

Oui ; que me voulez-vous ?

DOMINIQUE.

Avez-vous vu mon père ? Je suis le fils de M. Sarranti. On est venu chez moi pour l’arrêter ; on le poursuit comme conspirateur.

GÉRARD.

J’entends le galop d’un cheval.

DOMINIQUE.

Ah ! le voilà.

 

 

Scène XXII

 

GÉRARD, ORSOLA, DOMINIQUE, SARRANTI

 

SARRANTI, couvert de poussière.

Dominique, ici ? Tant mieux ! je pourrai l’embrasser, du moins !

DOMINIQUE, lui sautant au cou.

Mon père !

SARRANTI.

La conspiration est découverte ; je n’ai plus qu’à fuir ! Tout est-il prêt ?

DOMINIQUE.

Mon père, je vous suis.

SARRANTI.

Non, non ! tu te compromettrais inutilement.

DOMINIQUE.

Qu’importe !

SARRANTI.

Tu nous compromettrais nous-mêmes... Trahis ! dénoncés ! Ah ! les misérables ! Un complot si bien ourdi ! une conspiration si bien arrêtée !

DOMINIQUE.

Alors, fuyez à l’instant, fuyez sans retard ! votre salut avant tout !

SARRANTI.

Et toi, retourne à Paris ; prends un détour, que nul ne sache que tu es venu ici : ma sûreté, la tranquillité de M. Gérard en dépendent.

ORSOLA, à part.

Bien ! nous serons seuls.

GÉRARD, appelant.

Jean, les chevaux !

JEAN.

Ils sont prêts, monsieur.

DOMINIQUE.

Partez, partez, mon père !

SARRANTI.

Adieu !

À son fils.

Viens !...

À Gérard.

Mon ami, c’est entre nous à la vie à la mort !...

DOMINIQUE, l’entraînant.

Mais venez donc !

GÉRARD.

Gardez-vous !

SARRANTI.

Oh ! soyez tranquille : je suis bien armé ; ils ne m’auront pas vivant.

Il sort avec Dominique.

 

 

Scène XXIII

 

GÉRARD, ORSOLA

 

GÉRARD.

Journée fatale !

ORSOLA, préparant la table.

Heureuse journée, au contraire !

GÉRARD.

Que fais-tu ?

ORSOLA.

Il est quatre heures de l’après-midi, et vous n’avez encore rien pris aujourd’hui.

GÉRARD.

Je n’ai pas faim, je ne mangerai pas... J’étouffe !

ORSOLA.

Allons donc ! on dit cela chaque fois que l’on éprouve un chagrin, et l’on finit toujours par manger. Prenez des forces.

GÉRARD.

Oui, je sais ce que tu appelles me faire prendre des forces...

ORSOLA.

Buvez ce verre de madère, d’abord.

GÉRARD prend le verre et boit, pendant qu’Orsola sort pour le service de la table.

Je ne sais ce que cette femme mêle à mes boissons ; ce n’est pas du vin que je viens d’avaler ; c’est du feu !

Orsola rentre et met deux couverts.

Pourquoi ne mets-tu que deux couverts ?

ORSOLA.

Parce que nous dînerons tête à tête.

GÉRARD.

Mais les enfants ?

ORSOLA.

On les servira sur le gazon ; comme ils ne m’ont point en adoration, ils aimeront mieux cela.

GÉRARD.

Qui les servira ?

ORSOLA.

Le jardinier ; je lui en ai donné l’ordre ; après quoi, il partira pour Morsang.

GÉRARD.

Il y a cinq lieues d’ici à Morsang.

ORSOLA.

Aussi ne reviendra-t-il que demain.

GÉRARD.

Et que va-t-il faire à Morsang ?

ORSOLA.

Une commission.

GÉRARD.

Pour qui ?

ORSOLA.

Pour moi... Ne puis-je pas donner une commission au jardinier ?

GÉRARD.

Si fait ; mais alors, la maison va rester toute seule ?

ORSOLA, lui présentant un verre.

C’est ce qu’il faut.

GÉRARD.

Pourquoi ce verre ?

ORSOLA.

Ne m’avez-vous pas demandé à boire ?

GÉRARD.

Non.

ORSOLA.

Je croyais...

Elle veut reprendre le verre.

GÉRARD.

Donne... Lorsqu’une fois j’ai bu ce vin maudit... Et pourquoi faut-il que la maison reste seule ?

ORSOLA.

On vous le dira quand le moment sera venu.

Elle laisse tomber une assiette qui se casse.

Lorsque nous serons millionnaires, nous mangerons dans de l’argenterie.

Elle ramasse les morceaux de l’assiette et les jette au loin.

Et si les assiettes se cassent, au moins les morceaux en seront bons !

GÉRARD.

Millionnaires ? Jamais !

Il se lève et veut rentrer dans sa chambre.

ORSOLA.

Que faites-vous ? que faites-vous ? Asseyez-vous donc là.

Elle le force à se rasseoir devant un verre plein.

GÉRARD.

J’ai la gorge desséchée ; la bouche me brûle.

ORSOLA.

Buvez, alors.

GÉRARD.

Orsola, comment se fait-il qu’ayant bu le quart d’une bouteille à peine, la tête me tourne, et que je voie couleur de sang ?

ORSOLA.

Tiens, Gérard, tu n’es pas un homme !

GÉRARD.

Non, c’est vrai ; un homme a sa raison, un homme a son libre arbitre, un homme se dit : « Dieu défend de faire le mal », et ne le fait pas, tandis que moi...

ORSOLA.

Eh bien, toi ?...

GÉRARD.

Moi, je suis une brute, un animal sans connaissance, une bête féroce... Est-ce du sang ou du vin que tu m’as fait boire ? J’ai soif.

ORSOLA.

Bois, alors.

Gérard se verse un verre de vin, et veut s’en verser un second.

Assez ! tu ne serais plus bon à rien.

GÉRARD.

Oui, tu sais bien que, maintenant, tu peux me proposer tout ce que tu voudras, et que je suis prêt à tout...

ORSOLA.

En es-tu sûr ?

GÉRARD, prenant sa tête à deux mains.

Oh !

ORSOLA.

Tu as deviné ce que nous allons faire, n’est-ce pas ?

GÉRARD, se levant et appelant.

Guillaume ! Guillaume !

ORSOLA.

Que veux-tu ?

GÉRARD.

Tu le vois bien : j’appelle le jardinier.

ORSOLA.

Pour quoi faire ?

GÉRARD.

Pour qu’il emporte les enfants !

ORSOLA.

Allons donc ! je croyais que c’était convenu !

À part.

Je me trompais, il n’avait pas assez bu.

Haut.

Millionnaire ! entends-tu ? millionnaire !

GÉRARD.

Ô serpent à tête de femme !

Il boit et passe de la violence à l’hébétement.

ORSOLA ouvre le secrétaire dans lequel était l’argent ; puis, avec un ciseau, elle brise la serrure.

Là ! c’est bien ainsi.

GÉRARD.

Qu’est-ce qui est bien ?

ORSOLA.

Tu comprends, il faut que ce soit Sarranti qui ait l’air d’avoir fait le coup.

GÉRARD.

Quel coup ?

ORSOLA.

Tu ne comprends donc pas ?

GÉRARD.

Non !

ORSOLA.

Sarranti t’a volé la somme que ton notaire t’avait apportée hier ; pour la voler, il a forcé le secrétaire ; pendant qu’il le forçait, les enfants sont entrés par hasard, et, pour ne point être dénoncé par eux, il les a tués... Comprends-tu, maintenant ?

GÉRARD.

Oui, je comprends ; mais lui, il niera !...

ORSOLA.

Reviendra-t-il pour nier ? Osera-t-il rentrer en France quand il y sera condamné comme conspirateur, comme voleur et comme assassin ?

GÉRARD.

Non, il n’osera pas !

ORSOLA.

D’ailleurs, nous sommes millionnaires, et l’on fait bien des choses avec trois millions.

GÉRARD.

Mais comment serons-nous millionnaires ?

ORSOLA.

Puisque tu te charges du petit garçon, et moi de la petite fille.

GÉRARD, reculant avec épouvante.

Je n’ai pas dit cela ! je n’ai pas dit cela !...

ORSOLA.

Tu l’as dit !

GÉRARD.

Jamais, jamais ! Ah ! mon pauvre petit Victor !

 

 

Scène XXIV

 

GÉRARD, ORSOLA, VICTOR et LÉONIE, se tenant par la main

 

VICTOR.

Tu m’as appelé, mon oncle ?

ORSOLA.

Oui ; votre oncle voulait savoir si le jardinier était encore là.

VICTOR.

Non ; il vient de partir, et il a fermé la porte de la grille du parc.

Orsola entre dans la chambre de Gérard.

GÉRARD, la suivant des yeux avec terreur.

Où vas-tu ?

ORSOLA, de la chambre.

Vous allez le savoir !

GÉRARD, regardant les enfants.

Oh ! si je les prenais tous deux dans mes bras, et si je me sauvais avec eux !...

Orsola rentre, un fusil à la main, et le présente à Gérard.

Qu’est-ce que cela ?

ORSOLA.

Vous le voyez bien !

Elle lui met le fusil à la main.

VICTOR.

Oh ! mon oncle ! est-ce que tu vas à l’affût ?

ORSOLA.

Oui ; nous avons du monde demain ; il faut que votre oncle me tue un peu de gibier.

VICTOR.

Oh ! je vais avec toi, mon oncle ! je vais avec toi !...

Il court en avant.

GÉRARD.

Non ! non !...

ORSOLA.

Mais décide-toi donc, lâche ! tu sais bien que, demain, il ne sera plus temps.

VICTOR, dehors.

Viens donc, mon oncle !

ORSOLA.

Entendez-vous cet enfant qui vous appelle ?...

Mais emmenez-le donc, puisque c’est lui qui le veut !

Elle pousse Gérard, qui sort.

LÉONIE, frappant du pied.

Je veux aller avec mon frère, moi ; je le veux !...

ORSOLA.

Venez dans votre chambre, mademoiselle !

LÉONIE.

J’irai bien sans vous ; merci.

Elle sort.

 

 

Scène XXV

 

ORSOLA, seule

 

La nuit est tombée. Voilà donc l’heure arrivée. La richesse et la vengeance à la fois ! Toutes les humiliations dont, depuis quatre ans, m’abreuvent ces enfants maudits, ils vont les expier !... Pourvu que le cœur ne lui manque pas !

Elle regarde par la fenêtre.

Que fait-il ? Il monte dans la barque avec l’enfant... Il traverse l’étang... Ah ! je comprends, le bruit du fusil lui fait peur... Il aime mieux... Le lâche !

VICTOR, dans le jardin.

Oh ! mon bon oncle, que fais-tu ? Mon bon oncle ! je n’ai jamais fait de mal à personne ! Mon bon oncle, ne me fais pas mourir !

LÉONIE, dans la chambre.

On tue mon frère ! Au secours ! au secours !

ORSOLA, s’élançant dans la chambre.

Te tairas-tu, malheureuse !

La scène reste vide.

VICTOR, dans le jardin.

Mon oncle ! mon bon oncle !... Ah !...

On entend les aboiements du chien, qui brise sa chaîne et qui arrive sur le théâtre, traînant sa chaîne cassée.

LÉONIE, dans la chambre.

À moi !... Au secours !... Brésil !... Brésil !...

Le chien s’élance à travers la porte dont il brise une vitre. Il disparaît dans la chambre.

ORSOLA, dans la chambre.

Chien maudit !...

Elle pousse un cri.

Ah !...

Gérard paraît au fond, pâle, les yeux hagards, son fusil à la main. Silence de tous côtés.

 

 

Scène XXVI

 

GÉRARD, puis ORSOLA

 

GÉRARD.

Oh ! misérable ! oh ! infâme que je suis !... Oh ! cette voix ! cette prière ! elle me poursuivra pendant l’éternité... Mon Dieu !... Oh ! je crois que j’ai osé prononcer le nom du Seigneur ! Et l’autre, l’autre qui criait de son côté !... Non, je ne resterai pas une minute de plus dans cette maison. Je veux fuir ; je veux quitter la France. Fuyons !... Orsola ! Orsola !

ORSOLA, dans la chambre.

À moi ! au secours !... Je me meurs !...

On voit Léonie qui se sauve par le jardin.

GÉRARD.

Orsola ! c’est Orsola qui se meurt, qui appelle au secours !... Orsola !

Il ouvre la porte de la chambre.

Que s’est-il donc passé ?...

Il entre un instant, puis revient traînant Orsola, blessée.

ORSOLA, la main à son cou.

Le chien ! le chien !...

Elle retombe expirante.

GÉRARD.

Étranglée !... Justice du ciel !... Et moi, à quoi donc suis-je réservé, si cette femme a subi un tel châtiment ?... Et Léonie, où est-elle ? Sauvée sans doute... Oh ! c’est du feu que j’ai dans le cerveau... Je deviens fou !

Il tombe dans un fauteuil.

Mais si elle est sauvée, elle parlera, elle nous dénoncera.

Bondissant vers Orsola.

Pourquoi l’as-tu laissée fuir ?... Dis !... dis !... Morte ! Elle est morte !... De l’air ! de l’air !...

Il arrache son habit, sa cravate et son gilet.

J’étouffe !...

Il tombe sur ses genoux, les bras tendus vers la fenêtre.

De l’air ! de...

Tout à coup, son regard devient fixe.

Que vois-je donc là-bas ? Le chien !... le chien !... Que fait-il ? Il tourne autour de l’étang ! Il suit la même route que nous avons suivie... Il plonge... Il reparaît sur l’eau ! Le voilà... Que traîne-t-il donc après lui ? Le cadavre !... Horreur ! Nous sommes au jour du jugement dernier : l’abîme rend ses morts !

Il saute sur son fusil, met le chien en joue et fait feu.

Mort ! Bien !... Léonie maintenant ! il faut que je retrouve Léonie !

Il se précipite hors de la chambre.

 

 

ACTE I

 

 

Deuxième Tableau

 

Chez Bordier, à la Halle.

 

 

Scène première

 

JEAN TAUREAU, SAC-À-PLÂTRE, TOUSSAINT-L’OUVERTURE, CROC-EN-JAMBES, LA GIBELOTTE, UN PIERROT, dormant sur une table, BUVEURS

 

JEAN TAUREAU, frappant avec une bouteille sur la table.

Du vin ! du vin ! du vin !

LE GARÇON.

Voici le vin demandé !

JEAN TAUREAU.

Je vois le vin, mais je ne vois pas les cartes.

LE GARÇON.

Quant aux cartes, il faut en faire votre deuil, monsieur Jean Taureau.

JEAN TAUREAU.

Et pourquoi faut-il que j’en fasse mon deuil ?

LE GARÇON.

Parce que vous savez bien que l’on n’en donne pas à ces heures-ci, des cartes.

TOUSSAINT.

Et la raison ?

LE GARÇON.

Parce que c’est défendu par les règlements.

JEAN TAUREAU.

Qu’est-ce que cela me fait, à moi, les règlements ?

LE GARÇON.

À vous, cela peut ne rien faire ; mais cela nous ferait quelque chose, à nous !

SAC-À-PLÂTRE.

Ça vous ferait quoi ?

LE GARÇON.

Cela ferait fermer l’établissement ; ce qui donnerait à M. Bordier le chagrin de ne plus vous recevoir.

SAC-À-PLÂTRE.

Mais alors, si l’on n’y joue pas, que veux-tu que nous y fassions, dans ta baraque ?

LE GARÇON.

Bon ! On ne vous force pas d’y rester, monsieur Sac-à-Plâtre.

JEAN TAUREAU.

Ah çà ! sais-tu que tu m’as l’air d’un drôle pas trop poli ? Mille tonnerres ! des cartes, ou, d’un coup de poing, je démolis la maison.

LE GARÇON.

On n’a pas peur de vous, tout Jean Taureau que vous êtes.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, JEAN ROBERT, PÉTRUS, LUDOVIC

 

PÉTRUS.

Nous y voici !

LUDOVIC.

Le cabaret te paraît-il suffisamment borgne ?

JEAN ROBERT.

Je le trouve même aveugle...

PÉTRUS.

En ce cas, pénétrons.

JEAN ROBERT.

Vous êtes décidés ?

PÉTRUS.

Pourquoi pas ?

JEAN ROBERT.

Parce qu’il est toujours temps de reculer quand on va faire une sottise.

LUDOVIC.

Une sottise ! et en quoi ?

JEAN ROBERT.

Parbleu ! en ce qu’au lieu d’aller souper tranquillement, ou chez Véry, ou au Rocher de Cancale, ou aux Frères provençaux, vous voulez passer la nuit dans un ignoble bouge où nous boirons de l’infusion de bois de campêche au lieu de vin de Bordeaux, et où nous mangerons du chat au lieu de lapin de garenne.

SAC-À-PLÂTRE.

Entends-tu, Jean Taureau ? il a dit : un bouge !

TOUSSAINT.

Il a dit : du bois de campêche !

SAC-À-PLÂTRE.

Il a dit : du chat !

JEAN TAUREAU.

Laisse-le dire ! Rira bien qui rira le dernier.

LUDOVIC.

Faites ce que vous voudrez, messieurs ; mais moi, je déclare que je ne me suis affublé de cet affreux costume, grâce auquel j’ai l’air d’un meunier qui vient de tirer à la conscription, que pour souper chez Bordier, ce soir ; j’y suis, j’y soupe !

PÉTRUS.

Quant à moi qui, en qualité de peintre, n’ai pas toujours eu du vin de campêche à boire et du chat à manger ; moi qui ai fréquenté les modèles des deux sexes, espèces de cadavres vivants qui ont sur les morts l’infériorité de l’âme ; moi qui suis descendu dans la fosse des ours et qui suis entré dans la loge des lions, me rejetant sur les quadrupèdes quand je n’avais pas trois francs pour faire monter chez moi le père Cadamour ou mademoiselle Rosine la Blonde, je ne suis pas dégoûté, Dieu merci ; donc, je passe du côté de Ludovic, et je dis : je reste.

JEAN ROBERT.

Mon cher Pétrus, tu n’es qu’à moitié ivre ; mais tu es tout à fait Gascon.

PÉTRUS.

Gascon ? Bon ! je suis de Saint-Lô. S’il y a des Gascons à Saint-Lô, il y a des Normands à Tarbes.

JEAN ROBERT.

Eh bien, moi, je te dis, Gascon de Saint-Lô, que tu étales des défauts que tu n’as pas, pour déguiser les qualités que tu possèdes. Tu fais le roué parce que tu as peur de paraître naïf, tu fais le mauvais sujet parce que tu rougis de paraître bon. Tu n’es jamais entré dans la loge des lions, tu n’es jamais descendu dans la fosse des ours, tu n’as jamais mis le pied dans un cabaret de la Halle, pas plus que Ludovic, pas plus que moi, pas plus enfin que les jeunes gens qui se respectent ou les ouvriers qui travaillent.

SAC-À-PLÂTRE.

Bon ! est-ce que nous ne travaillons pas, nous ?

JEAN TAUREAU.

Mais laisse-les donc dire !

PÉTRUS.

As-tu fini ton sermon ? En ce cas, ainsi soit-il !

Il bâille.

TOUSSAINT.

Comprends-tu un mot à ce qu’ils disent ?

SAC-À-PLÂTRE.

Pas un traître mot !

JEAN ROBERT, continuant.

Enfin, tu veux souper dans un tapis franc ? Soupons, mon cher ; cela aura, du moins, un résultat : c’est de t’en dégoûter pour tout le reste de ta vie.

Frappant sur une table avec sa badine.

Garçon !

LE GARÇON, d’en bas.

On y va, monsieur ! on y va !

JEAN ROBERT.

Tiens, voilà une carte ; fais ton choix. Nous serons ici comme des princes.

LUDOVIC.

Oui ; il ne nous manquera que de l’air respirable.

PÉTRUS.

Bon ! on en fera en ouvrant la fenêtre.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, UN POLICHINELLE entre et va au Pierrot qui dort

 

LE POLICHINELLE, bas.

Eh ! Vol-au-Vent !

LE PIERROT.

C’est toi ? Et M. Jackal ?

LE POLICHINELLE.

Il sera ici à deux heures du matin ; c’est l’heure du rendez-vous.

Le Pierrot sort. Le Polichinelle s’assied, laisse tomber sa tête sur la table, et fait semblant de dormir.

LUDOVIC, à Jean Robert.

As-tu vu ?

JEAN ROBERT.

Quoi ?

LUDOVIC, montrant d’un signe de tête.

Là !

JEAN ROBERT.

Oui.

LUDOVIC.

C’est drôle !

JEAN ROBERT.

Non ; ce sont des hommes qui guettent quelque filou ; nous sommes dans ce que l’on appelle une souricière... Garçon !

LE GARÇON, entrant.

Voilà, monsieur ! voilà !...

Regardant le Polichinelle.

Tiens, je croyais que c’était un pierrot, et c’est un polichinelle. Je me serai trompé... Que désirent ces messieurs ?

JEAN ROBERT, à Pétrus.

As-tu fait la carte ?

PÉTRUS.

Oui : six douzaines d’huîtres, six côtelettes de mouton, une omelette.

LE GARÇON.

Et en vin, messieurs, quelle qualité ?

PÉTRUS.

Trois chablis première, avec de l’eau de Seltz, s’il y en a dans l’établissement ?

LE GARÇON.

Et de la fameuse, soyez tranquille ! vous allez être servis.

PÉTRUS, le retenant par son tablier.

Un instant, jeune homme ! Qu’est-ce que c’est qu’une voix assez fraîche que j’ai entendue, accompagnée d’un tambour de basque, en passant au premier étage ?

LE GARÇON.

C’est la petite bohémienne ! Rose-de-Noël, la pupille de la Brocante.

PÉTRUS.

Comme cela tombe, une bohémienne ! moi qui rêve un tableau de Mignon ! Est-elle jeune, ta bohémienne ?

LE GARÇON.

Quinze ans.

PÉTRUS.

Jolie ?

LE GARÇON.

Je crois bien ! mais vous savez...

PÉTRUS.

Quoi ?

LE GARÇON.

C’est du fruit défendu.

PÉTRUS.

Tant mieux ! Tu la feras monter au dessert ; il y a un louis pour elle.

LE GARÇON.

Ah bien, oui, pour elle ! vous voulez dire pour la Brocante ?

PÉTRUS.

Cela ne me regarde pas. Je donne un louis ; peu m’importe la poche dans laquelle il tombe.

SAC-À-PLÂTRE.

Six douzaines d’huîtres, six côtelettes, une omelette, trois chablis première, de l’eau de Seltz s’il y en a, et une bohémienne au dessert, même s’il n’y en a pas. Bon ! nous avons affaire à des muscadins.

TOUSSAINT.

À des fils de famille !

PÉTRUS, allant à la fenêtre et l’ouvrant.

Et maintenant, laissons se dégager l’acide carbonique !... Pouah !

JEAN TAUREAU.

Pardon ! ces messieurs ouvrent la fenêtre, à ce qu’il paraît ?

PÉTRUS.

Comme vous voyez, mon cher ami.

JEAN TAUREAU.

D’abord, je ne suis pas votre ami, attendu que je ne vous connais ni d’Ève ni d’Adam... Fermez la fenêtre !

PÉTRUS.

Comment vous appelez-vous, monsieur, s’il vous plaît ?

JEAN TAUREAU.

Je m’appelle Jean Taureau, attendu que j’assomme un bœuf d’un coup de poing.

PÉTRUS.

Ce dernier détail est oiseux, et je ne désirais savoir que votre nom. Maintenant que je le sais, monsieur Jean Taureau, voici mon ami M. Ludovic, physicien distingué, qui va vous expliquer en deux paroles de quels éléments l’air doit se composer pour être respirable.

JEAN TAUREAU.

Que me chante-t-il donc, celui-là, avec ses éléments ?

LUDOVIC.

Il dit, monsieur Jean Taureau, que l’atmosphère, pour ne pas être nuisible aux poumons d’un honnête homme, doit se composer de soixante-dix-neuf parties d’azote, de vingt et une parties d’oxygène, et d’une certaine quantité d’eau en dissolution, quantité qui varie selon la température et le climat ; par exemple, au Sénégal...

SAC-À-PLÂTRE.

Dis donc, Jean Taureau, je crois qu’il parle latin ?

JEAN TAUREAU.

Bon ! je vais lui faire parler français, moi !

SAC-À-PLÂTRE.

Et s’il ne comprend pas ?...

JEAN TAUREAU, montrant ses deux poings.

On bûchera, alors !

Il fait trois pas en avant.

Allons, fermez cette fenêtre, et plus vite que cela !

PÉTRUS, s’adossant à la fenêtre et se croisant les bras.

C’est peut-être votre avis, maître Jean Taureau ; mais ce n’est pas le mien.

JEAN TAUREAU.

Comment ! ce n’est pas le tien ? Tu as donc un avis, toi ?

PÉTRUS.

Et pourquoi donc un homme n’aurait-il pas un avis, quand une brute prétend en avoir un ?

JEAN TAUREAU.

Dites donc, les amis, je crois que ce muscadin de malheur m’a appelé brute ?

SAC-À-PLÂTRE.

Dame, il me semble !

JEAN TAUREAU.

Eh bien, qu’est-ce qu’il y a à faire ?

TOUSSAINT.

Il y a à lui faire fermer la fenêtre, d’abord, puisque c’est ton avis, et à l’assommer ensuite.

JEAN TAUREAU.

À la bonne heure ! voilà qui est parler.

Aux jeunes gens.

Allons, tonnerre ! fermez la fenêtre.

PÉTRUS.

Il n’y a ici ni tonnerre ni éclairs ; la fenêtre restera ouverte.

JEAN ROBERT.

Voyons, Pétrus !...

À Jean Taureau.

Monsieur, nous venons du dehors, et, en entrant dans cette chambre, nous avons été suffoqués par le changement de température ; permettez-nous de laisser la fenêtre ouverte un seul instant pour renouveler l’air, et ensuite nous la fermerons.

JEAN TAUREAU.

Vous l’avez ouverte sans ma permission.

PÉTRUS.

Eh bien ?

JEAN TAUREAU.

Il fallait demander la permission ; peut-être vous l’aurait-on accordée.

PÉTRUS.

Allons, assez ! Je l’ai ouverte parce que cela m’a plu, et elle restera ouverte tant que cela me plaira.

JEAN ROBERT.

Tais-toi, Pétrus !

PÉTRUS, moitié riant, moitié menaçant.

Non, je ne me tairai pas. Si monsieur s’appelle Jean Taureau, je me nomme, moi, Pierre Herbel de Courtenay, et je n’ai pas l’habitude de me laisser mener par des drôles de cette espèce !

Au mot de drôles, les cinq hommes se lèvent et font un pas en avant.

JEAN ROBERT.

Avant de nous battre, voyons, expliquons-nous ; car après, il sera trop tard.

Il se lève à son tour.

Que désirent ces messieurs ?

JEAN TAUREAU.

C’est encore pour nous insulter qu’il nous appelle des messieurs !

SAC-À-PLÂTRE.

Nous ne sommes pas des messieurs, entendez-vous ?

PÉTRUS.

Vous avez bien raison, vous n’êtes pas des messieurs, vous êtes des maroufles !

SAC-À-PLÂTRE.

On nous a appelés maroufles !... Ah ! on va vous en donner, des maroufles !

TOUSSAINT, écartant son camarade.

Mais laissez-moi donc passer, vous autres !

JEAN TAUREAU.

Taisez-vous, tous tant que vous êtes ! cela me regarde.

SAC-À-PLÂTRE.

Pourquoi cela te regarde-t-il plus que moi ?

JEAN TAUREAU.

D’abord, parce qu’on ne se met pas cinq contre trois, quand un seul suffit. À ta place, Sac-à-Plâtre ! à ta place, Croc-en-Jambes !

Croc-en-Jambes et Sac-à-Plâtre vont s’asseoir.

C’est bien !... Et maintenant, mes petits amours, nous allons reprendre la chanson sur le même air et au premier couplet. Voulez-vous fermer la fenêtre ?

JEAN TAUREAU, exaspéré.

Mais vous voulez donc vous faire pulvériser ?

JEAN ROBERT.

Essayez !

PÉTRUS.

Laisse donc, Jean Robert, c’est mon affaire.

JEAN ROBERT, l’écartant doucement.

Tenez les autres en respect, toi et Ludovic ; moi, je me charge de celui-ci.

Il touche du bout du doigt la poitrine de Jean Taureau.

JEAN TAUREAU, fronçant les sourcils.

Je crois que c’est de moi que vous parlez, mon prince ?

JEAN ROBERT.

De toi-même !

JEAN TAUREAU.

Et qu’est-ce qui me vaut l’honneur d’être choisi par vous ?

JEAN ROBERT.

Je pourrais te dire que c’est parce qu’étant le plus insolent, tu mérites la plus rude leçon ; mais ce n’est pas là le motif.

JEAN TAUREAU.

J’attends le motif !

JEAN ROBERT.

C’est que, portant tous les deux le même prénom, nous sommes naturellement appareillés. Tu t’appelles Jean Taureau, et je m’appelle Jean Robert.

JEAN TAUREAU.

Je m’appelle Jean Taureau, c’est vrai ; mais tu ne t’appelles pas Jean Robert, tu t’appelles Jean...

JEAN ROBERT, lui envoyant un coup de poing sur l’œil.

Tu mens !

Jean Taureau fait trois pas à reculons et va tomber sur une table dont il casse les deux pieds. Pétrus passe la jambe à Sac-à-Plâtre, et l’envoie rouler près de Jean Taureau. Ludovic envoie dans le côté un coup de poing à Toussaint, qui va tomber dans la hotte de Croc-en-Jambes, les deux mains sur les côtes.

LE POLICHINELLE, relevant la tête.

Bouigg !...

Il se remet à dormir.

JEAN ROBERT.

Première manche !

JEAN TAUREAU, tout étourdi.

Ce que c’est que d’être pris au dépourvu, mille tonnerres ! un enfant vous battrait.

JEAN ROBERT.

Eh bien, cette fois, prends ton temps, Jean Taureau ; car mon intention est de t’envoyer briser les deux autres pieds de la table.

JEAN TAUREAU.

C’est ce que nous allons voir.

Il marche sur Jean Robert le poing levé. Jean Robert reçoit sur son bras le coup de poing du charpentier, fait un demi-tour sur lui-même, et envoie à son adversaire un coup de pied dans la poitrine.

Ouf !

LE POLICHINELLE, levant la tête.

Bouigg !...

Il se remet à dormir.

TOUSSAINT et SAC-À-PLÂTRE.

Aux couteaux ! aux couteaux !

JEAN TAUREAU.

Eh bien, oui, puisqu’ils nous y forcent, aux couteaux !

JEAN ROBERT.

Alors, aux barricades !

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, LE GARÇON, apportant les huîtres

 

LE GARÇON.

Ouais ! il paraît qu’il n’est que temps.

Il pose les huîtres sur la table.

À la garde ! à la garde !

Il sort en courant.

M. JACKAL, apparaissant à la porte, en Turc.

Ah çà ! on dit que l’on s’égorge ici.

Il s’approche du Polichinelle.

Donne-moi ta place, et déloge lestement !

LE POLICHINELLE.

Tiens, c’est vous, monsieur Jackal ?

M. JACKAL.

Chut !

LE POLICHINELLE, lui cédant sa place.

Bouigg !...

Il sort.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, MASQUES, GENS DU PEUPLE

 

JEAN TAUREAU et SES COMPAGNONS.

Aux couteaux ! aux couteaux !

LES MASQUES.

Bravo ! nous allons rire !

En un tour de main, les jeunes gens prennent trois tables, les rangent dans un angle, et forment un rempart en mettant dessus des chaises et des tabourets. Pétrus arrache un bâton de rideau. Ludovic emporte les huîtres dans l’intérieur des fortifications.

LUDOVIC.

Des vivres et des projectiles !

Il jette les coquilles à ses adversaires.

JEAN TAUREAU.

Laissez-moi pulvériser l’habit noir !

Il tire de sa poche son compas de charpentier.

JEAN ROBERT, sautant par-dessus la table, sa badine à la main.

Mais tu n’en as donc pas encore assez ?

LES MASQUES.

Bravo ! bravo, l’habit noir !

JEAN TAUREAU.

Non, je n’en aurai assez que quand je t’aurai fourré six pouces de mon compas dans le ventre.

JEAN ROBERT.

C’est-à-dire que, ne pouvant pas être le plus fort, tu es le plus traître ; c’est-à-dire que, ne pouvant pas vaincre, tu veux assassiner.

JEAN TAUREAU.

Je veux me venger, mille tonnerres !

JEAN ROBERT, sa petite badine à la main.

Prends garde, Jean Taureau ! car, sur mon honneur, tu n’as jamais couru de danger pareil à celui que tu cours en ce moment !

À la foule.

Mes amis, vous êtes des hommes ; faites entendre raison à celui-ci ; vous voyez que je suis calme, et qu’il est insensé.

JEAN TAUREAU, échappant à ceux qui veulent le calmer.

Ah ! je n’ai jamais couru de danger pareil à celui que je cours ! Est-ce avec cette badine que tu comptes te défendre contre mon compas ? Dis !

JEAN ROBERT.

Tu te trompes, Jean Taureau ; car ma badine n’est pas une badine, c’est une vipère, et si tu en doutes,

Tirant, de sa canne, une mince et courte épée.

tiens, voilà son dard !

Il se met en garde et fait des appels du pied.

JEAN TAUREAU.

Ah ! tu as donc une arme ! je n’attendais que cela.

Il s’apprête à s’élancer sur Jean Robert, quand on entend un frémissement dans l’assistance. Un jeune homme vêtu en commissionnaire, mais avec toute l’élégance du costume, entre, perce la foule, et saisit le poignet de Jean Taureau.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, SALVATOR

 

JEAN TAUREAU, se retournant.

Ah ! traître !

Stupéfait en reconnaissant le jeune homme.

M. Salvator !

LA FOULE.

M. Salvator !

Le Turc soulève sa tête, ouvre un œil, puis, immédiatement, se remet à dormir.

PÉTRUS.

Voilà un gaillard dont le nom est de bon augure ; reste à savoir s’il fera honneur à son nom.

SALVATOR, à Jean Taureau.

Tu seras donc toujours ivrogne et querelleur ?

JEAN TAUREAU.

Monsieur Salvator, laissez-moi m’expliquer.

SALVATOR.

Tu as tort.

JEAN TAUREAU.

Mais puisque je vous dis...

SALVATOR.

Tu as tort !

JEAN TAUREAU.

Mais puisque je vous dis...

SALVATOR.

Tu as tort !

JEAN TAUREAU.

Mais enfin...

SALVATOR.

Tu as tort, te dis-je !

JEAN TAUREAU.

Mais comment le savez-vous, au bout du compte, puisque vous n’étiez pas là ?

SALVATOR.

Ai-je besoin d’être là pour savoir comment les choses se sont passées ?

JEAN TAUREAU.

Il me semble, cependant...

SALVATOR, montrant les trois amis.

Regarde !

JEAN TAUREAU.

Eh bien, je regarde ; après ?

SALVATOR.

Que vois-tu ?

JEAN TAUREAU.

Je vois trois muscadins à qui j’ai promis de donner une tripotée, et qui la recevront un jour ou l’autre.

SALVATOR.

Tu vois trois jeunes gens, élégants, bien mis, comme il faut, qui ont eu le tort de venir dans un bouge ; mais ce n’était point une raison pour leur chercher querelle.

JEAN TAUREAU.

Moi, leur chercher querelle ? Incapable, monsieur Salvator.

SALVATOR.

Voyons ! ne vas-tu pas dire que ce sont eux qui t’ont provoqué, toi et tes quatre compagnons !

JEAN TAUREAU.

Et cependant, vous voyez bien qu’ils étaient en état de se défendre !

SALVATOR.

Parce que l’adresse et le droit étaient de leur côté. Tu crois que la force est tout, toi qui as changé ton nom de Barthélemy Lelong en celui de Jean Taureau ! Tu viens d’avoir la preuve du contraire ; Dieu veuille que la leçon te profite !

JEAN TAUREAU.

Mais puisque je vous dis que ce sont eux qui nous ont appelés drôles, maroufles, brutes...

SALVATOR.

Et pourquoi vous ont-ils appelés ainsi ?

JEAN TAUREAU.

Qui nous ont dit que nous étions ivres !

SALVATOR.

Je te demande pourquoi ils ont dit cela.

JEAN TAUREAU.

Pour rien, quoi !

SALVATOR.

Mais enfin ?...

JEAN TAUREAU.

Parce que je voulais leur faire fermer la fenêtre.

SALVATOR.

Et tu voulais leur faire fermer la fenêtre parce que... ?

JEAN TAUREAU.

Parce que... parce que je n’aime pas les courants d’air.

SALVATOR.

Parce que tu étais ivre, comme ces messieurs te l’ont dit ; parce que tu voulais chercher une dispute à quelqu’un, et que tu as saisi l’occasion aux cheveux ; parce que tu as encore eu quelque querelle chez toi, et que tu voulais faire payer à des innocents les caprices et les infidélités de mademoiselle Fifine.

JEAN TAUREAU.

Taisez-vous, monsieur Salvator ! ne prononcez pas ce nom-là. La malheureuse ! elle me fera mourir.

SALVATOR.

Ah ! tu vois bien que j’ai touché juste. Ces messieurs ont bien fait d’ouvrir la fenêtre ; l’air qu’on respire ici est infect, et comme ce n’est pas trop de deux fenêtres ouvertes pour quarante personnes, tu vas, à l’instant même, ouvrir la seconde.

JEAN TAUREAU.

Moi aller ouvrir une fenêtre, quand je demande qu’on ferme l’autre, moi Barthélemy Lelong, le fils de mon père ?

SALVATOR.

Oui, toi, Barthélemy Lelong, ivrogne et querelleur, qui déshonores le nom de ton père, et qui as bien fait de prendre un sobriquet ! je te dis, moi, que tu vas aller ouvrir cette fenêtre, pour te punir d’avoir insulté ces messieurs.

JEAN TAUREAU.

Le tonnerre gronderait au-dessus de ma tête, que je ne vous obéirais pas.

SALVATOR.

Alors, je ne te connais plus, sous aucun nom ; tu n’es qu’un ouvrier grossier et insulteur, et je te chasse d’où je suis. Sors !... Eh bien, m’as-tu entendu ?

JEAN TAUREAU.

Oui ; mais je ne m’en irai pas.

SALVATOR.

Au nom de ton père, dont tu as invoqué le nom tout à l’heure, je t’ordonne de t’en aller !

Il marche sur lui.

JEAN TAUREAU.

Monsieur Salvator, monsieur Salvator, ne m’approchez pas !

SALVATOR, frappant du pied.

Vas-tu sortir !...

JEAN TAUREAU.

Vous savez bien que vous pouvez me faire faire tout ce que vous voulez, vous, et que je me couperais la main plutôt que de vous frapper... Aussi... aussi,

Sortant à reculons.

je sors...

De l’escalier.

Oh ! mais si jamais je les rencontre, ils me le payeront !...

TOUSSAINT.

Monsieur Salvator, votre serviteur très humble !

Il sort.

SAC-À-PLÂTRE.

Monsieur Salvator, j’ai bien l’honneur... Vous n’avez pas d’ordres à me donner ?

SALVATOR, lui saisissant le bras.

Si fait !... Tu es le moins ivre de tous.

SAC-À-PLÂTRE.

Vous croyez ?...

SALVATOR.

Tu vas te tenir sur la porte de la maison, et si tu vois un homme habillé en magicien qui fasse mine d’entrer dans le cabaret, tu lui diras : Mont-Saint-Jean. Il saura ce que cela veut dire et s’en ira. S’il a besoin de toi, tu te mettras à sa disposition.

SAC-À-PLÂTRE.

Oui, monsieur Salvator.

SALVATOR.

Pour preuve que tu as fait ma commission, tu imiteras le chant du coq, que tu imites si bien quand tu vas planter le drapeau sur une maison.

SAC-À-PLÂTRE.

C’est dit, monsieur Salvator. Au revoir, monsieur Salvator.

SALVATOR.

Au revoir ! et que je n’entende pas dire que tu te sois fourré dans pareille bagarre. Va !

Pendant ces quelques mots, le Turc a levé la tête et a écouté, mais n’a pu entendre. Au moment où Salvator revient, il laisse retomber sa tête sur la table.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, hors LES CINQ OUVRIERS, puis LE GARÇON

 

JEAN ROBERT, tendant la main à Salvator.

Merci, monsieur, de nous avoir délivrés de cet ivrogne endiablé.

SALVATOR.

Il n’y a pas de quoi ; seulement, voulez-vous me permettre de vous donner un conseil d’ami ? Ne remettez jamais les pieds ici, monsieur Jean Robert.

JEAN ROBERT.

Vous me connaissez, monsieur Salvator ?

SALVATOR.

Mais comme tout le monde... N’êtes-vous pas un de nos poètes célèbres ?

Se tournant vers la foule.

Et maintenant, vous devez être contents, vous autres ? vous en avez vu pour votre argent, n’est-ce pas ? Faites-moi donc l’amitié de circuler. Il n’y a ici d’air que pour quatre ; c’est vous dire, mes bons amis, que je désire rester avec ces messieurs.

La foule sort en criant : « Vive M. Salvator ! » et en agitant mouchoirs, chapeaux et bonnets. Salvator, au Turc qui dort sur la table.

Et toi aussi, voyons, comme les autres !

Le Turc répond par des ronflements sonores.

JEAN ROBERT.

Ah ! ma foi, monsieur Salvator, celui-là dort si magistralement, qu’il y aurait conscience à le réveiller.

SALVATOR, à lui-même.

Oui ; et peut-être vaut-il mieux même qu’il soit ici qu’ailleurs... Ainsi, il ne vous gêne pas, monsieur Jean Robert ?

JEAN ROBERT.

Pas le moins du monde.

SALVATOR.

Ni vous non plus, monsieur Pétrus ?

PÉTRUS.

Ah ! ah ! vous me connaissez donc aussi ?

SALVATOR.

Ni vous non plus, monsieur Ludovic ? Mais que regardez-vous donc ?

LUDOVIC.

Je regarde si vous n’avez pas une jambe plus courte que l’autre.

SALVATOR.

Oui, parce que, en ce cas, vous me salueriez du nom d’Asmodée... Qu’y a-t-il d’étonnant, dites-moi, à ce que je connaisse un peintre qui, l’an dernier, a eu une très belle exposition, et un jeune docteur qui a passé, il y a trois mois, un glorieux examen ?

JEAN ROBERT.

Mais vous, monsieur, qui connaissez tout le monde et qui paraissez connu de tout le monde, y aurait-il de l’indiscrétion à vous demander qui vous êtes ?

SALVATOR.

Moi, monsieur ? Vous avez entendu mon nom : Salvator ; quant à mon état, je suis commissionnaire, au coin de la rue aux Fers. Si vous avez besoin d’un homme sûr pour porter vos lettres, et solide pour porter vos fardeaux, je vous demande votre pratique.

LUDOVIC.

Comment ! monsieur, ce costume n’est pas un déguisement ?

SALVATOR.

Pas le moins du monde ! demandez plutôt au garçon qui vous apporte votre souper ?

LE GARÇON, avec le souper, regardant le Turc.

Tiens ! je croyais que c’était un polichinelle, et c’est un Turc... Je me serai trompé.

SALVATOR.

Qu’as-tu donc, et pourquoi ne sers-tu pas ces messieurs ?

LE GARÇON.

Voilà, voilà, messieurs ! les côtelettes sont un peu desséchées, et l’omelette est un peu épaisse ; mais ce n’est pas la faute du cuisinier.

PÉTRUS.

Monsieur Salvator, voulez-vous nous faire l’honneur de souper avec nous ?

SALVATOR.

Merci, messieurs ; et je vais vous demander la permission de me retirer.

PÉTRUS.

Sans façons.

SALVATOR.

Je vous suis très reconnaissant de l’honneur que vous me faites, messieurs ; mais impossible de l’accepter.

Les jeunes gens se saluent. Salvator, bas, au garçon.

Tu n’as pas un endroit quelconque d’où je puisse ne pas perdre de vue ce Turc ?

LE GARÇON.

Sur le palier, à droite, il y a une porte qui donne dans un cabinet ; il est vitré, vous verrez de là tout ce que vous voudrez voir.

SALVATOR.

C’est bien.

Aux jeunes gens.

Messieurs !...

M. JACKAL, à part, levant la tête.

Il fait semblant de s’en aller ; mais il ne s’en va pas... Bon ! il est dans ce cabinet, le rideau a remué.

Il ronfle.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, hors SALVATOR

 

LE GARÇON.

Ces messieurs veulent-ils toujours entendre chanter la bohémienne ? Selon l’ordre de ces messieurs, elle attend en bas, avec son honorable mère la Brocante, la plus célèbre tireuse de cartes du faubourg Saint-Germain, qui vous fera le grand et le petit jeu, et son jeune frère Babolin, garçon de la plus haute espérance, qui exécute les trois souplesses du corps, avale des sabres et mange des étoupes enflammées.

PÉTRUS.

Tiens, c’est vrai ; et moi qui avais oublié mon tableau de Mignon ! Je crois bien que nous la demandons toujours, et plus que jamais !

LE GARÇON, appelant.

Eh ! la Brocante, on vous demande ici.

LA BROCANTE, d’en bas.

On y va !

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, LA BROCANTE, ROSE-DE-NOËL, BABOLIN

 

BABOLIN, entrant en faisant une suite de cabrioles et de sautes de carpe.

Hop !...

ROSE-DE-NOËL, entrant ensuite.

Tiens ! je croyais que M. Salvator était ici.

PÉTRUS.

Oh ! la charmante enfant ! Mais regardez donc, messieurs !

JEAN ROBERT, à la vue de la Brocante.

Oh ! l’horrible sorcière ! Messieurs, ne regardez pas !

LA BROCANTE.

Que désirent ces messieurs ? Veulent-ils savoir le passé, le présent, l’avenir ? s’ils ont des héritages à attendre, s’ils feront un beau mariage, s’ils auront de nombreux enfants ? C’est trois francs le grand jeu, et trente sous le petit.

LUDOVIC.

Merci, la vieille. Nous avons oublié le passé, nous remercions Dieu du présent, et nous ne nous inquiétons pas de l’avenir. Nous aimons nos parents jusqu’au vingt-cinquième degré, et, par conséquent, ne sommes pas pressés d’hériter d’eux. Non, Brocante, ma mie ; ce que nous voulons voir, ce que nous voulons entendre surtout, c’est cette charmante enfant.

LA BROCANTE.

Que voulez-vous qu’elle chante ? la complainte de Montebello :

Braves Français, versons des larmes...

LUDOVIC.

Merci ! j’ai été bercé avec cela.

LA BROCANTE.

La chanson de la Colonne, de M. Émile Debraux :

Salut, monument gigantesque !

LUDOVIC.

Non !... Aie donc une idée, Jean Robert, toi qui es poète.

JEAN ROBERT.

Peut-on lui parler, à Rose-de-Noël ?

LA BROCANTE.

Sans doute.

PÉTRUS.

Dérange-la le moins possible ; je la croque. C’est tout à fait ma Mignon.

BABOLIN.

Entends-tu, Rose-de-Noël ? Il te croque !

Regardant le carnet de Pétrus.

Ah ! c’est que c’est elle, tout de même !

JEAN ROBERT.

Écoutez, ma belle enfant !

ROSE-DE-NOËL.

J’écoute, monsieur.

JEAN ROBERT.

Est-ce que vous ne sauriez pas quelque vrai chant de la Bohême, quelque chose d’original et de poétique à la fois, quelque hymne de Kœrner, quelque ballade d’Uhland, quelque passage de Shakespeare ?

ROSE-DE-NOËL.

En allemand, en anglais, en français ?

JEAN ROBERT.

Comment ! mon enfant, vous parlez trois langues ?

LA BROCANTE.

Dieu merci ! on n’a rien négligé pour son éducation.

BABOLIN.

Oh ! la mère ! avec cela qu’elle a coûté cher, son éducation ; c’est comme la mienne. Dis donc, Rose-de-Noël, la Brocante qui parle de l’éducation qu’elle nous a donnée ; si cela ne fait pas frrrémir !

ROSE-DE-NOËL.

Voulez-vous la Marguerite au rouet, de Faust ?

BABOLIN.

Oui, la Marguerite.

ROSE-DE-NOËL.

Voulez-vous le Vieux Chevalier, d’Uhland ?

BABOLIN.

Va pour le Vieux Chevalier.

ROSE-DE-NOËL.

Voulez-vous la Reine Mab, de Shakespeare ?

JEAN ROBERT.

Vous savez la Reine Mab ?

ROSE-DE-NOËL.

Oui ; c’est M. Salvator qui l’a traduite pour moi, et qui me l’a donnée.

JEAN ROBERT.

Comment ! il fait des vers, notre commissionnaire de la rue aux Fers ?

ROSE-DE-NOËL.

Il fait ce qu’il veut.

LUDOVIC.

C’est quelque prince déguisé ?

PÉTRUS.

Imbécile ! il ne ferait pas de vers.

JEAN ROBERT.

La Reine Mab ! Je ne suis pas fâché d’entendre des vers de commissionnaire.

BABOLIN.

Va pour la Reine aimable !

LUDOVIC.

La Reine Mab ! la Reine Mab !

JEAN ROBERT, donnant la réplique.

Qu’est cette reine Mab ?

ROSE-DE-NOËL.

L’accoucheuse des fées...

Quand s’éteignent du jour les rumeurs étouffées,

Que l’oiseau de la mort pousse son cri plaintif.

Grosse comme une agate à l’index d’un chérif,

S’emparant de la nuit, domaine des fantômes,

Sur un char attelé d’invisibles atomes,

À travers notre monde à son pouvoir soumis,

Elle passe en jouant sur les fronts endormis.

Impalpables rayons qu’un brin d’herbe renoue,

Les pattes d’un faucheux de son char font la roue ;

Les harnais sont tissus de l’humide clarté

Que la lune répand sur le lac argenté ;

Une verte cigale, incessante crécelle,

Donna, pour la couvrir, la gaze de son aile ;

Une noisette en fit la caisse ; le charron

Est l’écureuil rongeur ou quelque vieux ciron

Carrossier du pays de la métamorphose,

Où tient Titania sa cour, dans une rose.

Parmi les moucherons, pour cocher, elle a pris

Un cousin bourdonnant, vêtu de velours gris ;

Son fouet, qu’il tient plus fier qu’un Suisse sa flamberge,

Est fait d’un os de guêpe et d’un fil de la Vierge.

C’est dans cet appareil que, la nuit, galopant,

Elle passe rapide à nos cerveaux frappant.

Alors, solliciteur à l’échine courbée,

Joueuse, du côté des quarante ans tombée,

Songent, l’un qu’il reçoit la clef de chambellan,

Et l’autre qu’elle abat un éternel brelan.

Chacun voit, du destin remplissant la lacune,

À ses désirs secrets sourire la Fortune ;

Tout rêveur en revient à ses pensers du jour :

L’avare rêve argent, l’amoureux rêve amour ;

L’ivrogne en son cellier, les vendanges rentrées ;

Le marin, le voyage aux lointaines contrées ;

L’auteur, que le public applaudit son succès ;

Le procureur, qu’il met la main sur un procès.

Elle souffle, en passant, sur la bouche gourmande

D’un chanoine joufflu qui rêve de prébende,

Se repose un instant sur le nez d’un soldat

Qui cherche son épée et rêve de combat,

D’escarmouche, d’assaut, de siège, d’embuscade

Et de tambours battant la charge ou la chamade.

Il s’éveille en bâillant, s’étire avec effort,

Pousse un ou deux jurons, soupire et se rendort...

TOUS.

Bravo ! bravo !

JEAN ROBERT.

Mais c’est un poète que M. Salvator, messieurs !

Il prend une soucoupe et fait la quête ; elle produit trois louis.

Tenez, mon enfant, voilà pour vous !

BABOLIN.

Trois jaunets ! Dites donc, la mère, ça vaut mieux que le grand jeu.

PÉTRUS.

Où demeures-tu, Brocante ?

LA BROCANTE.

Rue Triperet, n° 8, mon bon monsieur.

PÉTRUS.

C’est bien ; voilà tout ce que je voulais savoir.

LUDOVIC.

Qu’as-tu à faire chez la Brocante ?

PÉTRUS.

J’ai à me faire faire le grand jeu.

LUDOVIC.

Et maintenant, Brocante, si j’ai un conseil à te donner, comme médecin, c’est de rentrer, de faire coucher cette enfant-là, et de la tenir bien chaudement ; elle n’est pas d’une forte santé, ta fille.

BABOLIN.

Entends-tu, Brocante ? c’est la même histoire que te répète sans cesse M. Salvator.

LA BROCANTE.

C’est bien ; on y veillera. Venez, petits amours !

JEAN ROBERT.

Garçon, la carte !

Rose-de-Noël, la Brocante et Babolin sortent.

ROSE-DE-NOËL, en croisant le Garçon.

Vous n’avez pas vu M. Salvator ?

LE GARÇON.

Non, mademoiselle Rose-de-Noël, non.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, hors ROSE-DE-NOËL, LA BROCANTE et BABOLIN

 

JEAN ROBERT.

La carte !

LE GARÇON.

Voilà !

JEAN ROBERT.

Trente-cinq francs six douzaines d’huîtres, six côtelettes, une omelette et trois bouteilles de chablis ?

LE GARÇON.

Plus, une table et deux chaises cassées.

JEAN ROBERT.

C’est juste... En voilà quarante ; la différence est pour le garçon.

PÉTRUS.

Eh bien, es-tu content de ta nuit, Jean Robert ?

JEAN ROBERT.

Avouez qu’il y a eu un moment où vous auriez autant aimé être au Rocher de Cancale que chez Bordier ?

LUDOVIC.

Ma foi, je l’avoue. Et toi, Pétrus ?

PÉTRUS.

Non, attendu qu’au Rocher de Cancale, je n’eusse pas vu Rose-de-Noël, et que, grâce à Rose-de-Noël, mon tableau de Mignon est fait.

JEAN ROBERT.

Tu vas t’y mettre ?

PÉTRUS.

Dès demain.

LUDOVIC.

Et le portrait de mademoiselle de Valgeneuse ?

PÉTRUS.

Les deux choses marcheront ensemble ; l’une est du métier, l’autre de l’art.

JEAN ROBERT.

Et quand pourrons-nous voir l’esquisse ?

PÉTRUS.

Dans trois jours, à deux heures de l’après-midi, dans mon atelier, rue de l’Ouest.

LUDOVIC, montrant le Turc.

Si nous rendions à ce brave homme le service de le réveiller avant de partir ?

JEAN ROBERT.

Pour quoi faire ? Il rêve qu’il est dans le paradis de Mahomet ; laissons-le rêver ; les houris sont rares !

On entend le chant du coq.

PÉTRUS, sortant.

Tiens, voilà le coq qui chante !

JEAN ROBERT.

Ce qui prouve qu’il est deux heures du matin.

Ils sortent.

 

 

Scène XI

 

SALVATOR, M. JACKAL, feignant toujours de dormir

 

SALVATOR, entrant et allant à M. Jackal.

Maintenant, monsieur Jackal, vous pouvez vous réveiller, ôter votre faux nez, mettre vos lunettes, et prendre votre prise de tabac : celui que vous attendez ne viendra point.

M. JACKAL, levant la tête, mettant ses lunettes, et ouvrant sa tabatière, dont il offre une prise au commissionnaire.

En usez-vous, monsieur Salvator ?

SALVATOR.

Jamais !

M. JACKAL.

Allons, je suis battu.

SALVATOR.

Consolez-vous, il n’y a que les gens forts qui avouent ces choses-là.

M. JACKAL.

Parce qu’ils espèrent prendre leur revanche.

SALVATOR, au moment de sortir.

Après vous... À tout seigneur tout honneur !

 

 

Troisième Tableau

 

L’atelier de Pétrus. Atelier de la plus grande élégance, avec trophées d’armes, tableaux, etc., etc.

 

 

Scène première

 

PÉTRUS, SUZANNE, LORÉDAN, JEAN ROBERT

 

Suzanne pose sur une estrade ; Lorédan s’amuse avec un fleuret ; Jean Robert, assis, crayonne des vers sur un carnet.

PÉTRUS.

C’est avec le plus profond regret, mademoiselle, que je vous annonce que notre séance sera abrégée aujourd’hui.

SUZANNE.

Et pourquoi notre séance sera-t-elle abrégée aujourd’hui, s’il vous plaît, maître Van Dyck ?...

PÉTRUS.

Parce que je vous attendais hier, et non pas aujourd’hui.

SUZANNE.

Que voulez-vous ! hier, je n’ai pas pu venir... Ah ! vous croyez donc que les pensionnaires de madame Adrienne Desmarest sont libres comme les élèves de M. Gros ou de M. Horace Vernet ? Non ; sachez ceci, monsieur, que la renommée eût dû vous apprendre : C’était hier la fête de Madame, comme on dit à Vanvres, et il nous était enjoint d’être dans l’allégresse, sous peine de punition ; on a dîné en famille, avec trois extras : des choux dans le potage, du persil autour du bœuf, et des œufs dans la salade ; on a porté la santé de Madame avec du vin d’Argenteuil, et l’on est allé, pour dessert, se promener à pied à la lanterne de Diogène, avec permission de cueillir des marguerites, mais défense de les effeuiller en leur faisant dire la bonne aventure. Nous nous sommes bien amusées, allez !...

PÉTRUS.

Vous seriez-vous beaucoup plus amusée ici ?

SUZANNE.

Je le crois bien ! D’abord, je vous trouve charmant.

PÉTRUS, à Lorédan.

Vous entendez, monsieur le comte, mademoiselle votre sœur me fait une déclaration.

LORÉDAN.

Laissez-la faire, et ne croyez pas un mot de ce qu’elle vous dira ; Suzanne est la plus grande coquette que je connaisse.

SUZANNE.

Mais attendez donc que je vous dise pourquoi je vous trouve charmant.

PÉTRUS.

Ah ! il y a un pourquoi ?

SUZANNE.

Bon ! Croyez-vous que ce soit parce que vous vous appelez Pierre de Courtenay ; croyez-vous que ce soit parce que votre oncle, le marquis Herbel, vous laissera cinquante mille livres de rente ; croyez-vous que ce soit parce que vous vous habillez chez le meilleur tailleur de Paris, que je vous trouve charmant ? Non ; c’est parce que vous me permettez de remuer en posant : c’est parce que M. Ludovic, votre ami, me donne de la poudre pour mes dents et de l’opiat pour mes lèvres ; c’est enfin parce que M. Jean Robert est d’une conversation très agréable, quand il ne fait pas de vers... Monsieur Jean Robert !

JEAN ROBERT.

Mademoiselle ?

SUZANNE.

Pour qui faites-vous des vers, s’il vous plaît ?

JEAN ROBERT.

Pour une bohémienne, mademoiselle.

SUZANNE.

Comment, pour une bohémienne ? Vous connaissez des bohémiennes ?

JEAN ROBERT.

Quand on est auteur dramatique, il faut tout connaître.

SUZANNE.

Mon très cher frère Lorédan, faites-moi le plaisir de lire, pardessus l’épaule de M. Jean Robert, les vers qu’il fait, et, s’ils peuvent se dire à une personne encore en pension, dites-les-moi...

PÉTRUS.

Seriez-vous assez bonne pour vous tourner un peu plus à droite, mademoiselle ? Je voudrais voir l’œil gauche.

SUZANNE.

N’oubliez pas mon signe, c’est ce que j’ai de mieux dans le visage.

PÉTRUS.

Vous faites bon marché du reste !

LORÉDAN.

Ils sont charmants, les vers de M. Jean Robert !

JEAN ROBERT.

Seulement, vous saurez qu’ils ne sont pas de moi.

SUZANNE.

Et de qui sont-ils ?

JEAN ROBERT.

De Gœthe. Connaissez-vous le roman de Wilhelm Meister ?

SUZANNE.

Une jeune fille qui s’appelle mademoiselle de Valgeneuse, et qui est en pension chez madame Desmarest, ne lit pas de romans, monsieur, et ne connaît pas Wilhelm Meister. Est-ce que c’est la chanson de Mignon, par hasard, que vous traduisez ?

JEAN ROBERT.

Justement ! mais si vous ne connaissez pas le roman, comment connaissez-vous la chanson ?

SUZANNE.

Qui ne connaît pas la chanson Kennst du das Land ?... Lisez-nous votre traduction, monsieur Jean Robert, que je voie si elle est exacte.

JEAN ROBERT.

Je ne demanderais pas mieux ; mais il s’en faut des quatre derniers vers qu’elle ne soit finie.

SUZANNE.

Finissez vos quatre derniers vers, et, pendant ce temps, M. Pétrus m’expliquera pourquoi il ne peut aujourd’hui m’accorder que l’honneur d’une demi-séance.

PÉTRUS.

Parce que j’attends, à une heure, cette même bohémienne pour laquelle Jean Robert fait des vers...

SUZANNE.

Une vraie bohémienne ?

PÉTRUS.

Oh ! quant à cela, il n’y a pas à s’y tromper !

SUZANNE.

Y a-t-il un roman là-dessous, et faut-il y prendre intérêt ?

PÉTRUS.

Pour nous, jusqu’aujourd’hui, l’histoire, ou plutôt ce que nous en savons, est très simple.

SUZANNE.

On peut la connaître ?

PÉTRUS.

Parfaitement.

SUZANNE.

Dites ; j’écoute... Quel malheur que M. Jean Robert n’ait pas fini sa chanson ! Il nous eût fait en un instant, de cette histoire très simple, un drame très compliqué.

JEAN ROBERT.

Pétrus, donne-moi une rime à bien-aimé ; je suis stupide, aujourd’hui.

SUZANNE.

Charmé.

JEAN ROBERT.

Merci, mademoiselle.

PÉTRUS.

Il faudra, vous le voyez, que vous vous contentiez de ma narration.

SUZANNE.

Avez-vous remarqué que si le roi Louis XIV avait failli attendre, moi, j’attends...

PÉTRUS.

Imaginez-vous que, mardi, au beau milieu du bal de l’Opéra, il nous a pris, à Ludovic, à Jean-Robert et à moi, la sotte idée d’aller souper dans un cabaret de la Halle.

SUZANNE.

Comment dites-vous cela ?

PÉTRUS.

Dans un cabaret.

SUZANNE.

De la Halle ?

PÉTRUS.

De la Halle.

SUZANNE.

Je vous en fais mon compliment.

LORÉDAN.

C’était très bien porté du temps de la Régence.

SUZANNE.

Oui ; mais, l’an de grâce 1827, sous Sa Majesté Charles X...

LORÉDAN.

Je suis bien fâché de n’avoir pas su cela, j’y serais allé avec vous.

SUZANNE.

Fi donc !... Et dans ce cabaret ?

PÉTRUS.

D’après l’opinion que vous manifestez, je ne sais si je dois continuer.

SUZANNE.

Allez donc ! mais cela m’intéresse infiniment. Seulement, je trouve qu’il y a des longueurs dans votre histoire...

PÉTRUS.

Je me hâte vers le dénouement. Dans ce cabaret, nous avons rencontré une petite bohémienne ravissante.

SUZANNE.

Les bohémiennes sont toujours ravissantes pour les peintres ; il n’y a que les femmes du monde qui soient laides.

PÉTRUS.

Vous ne pouvez pas dire cela pour moi, mademoiselle ; depuis que j’essaye de faire votre portrait, je ne me plains que d’une chose, c’est que vous soyez trop jolie !

SUZANNE.

Dois-je me lever et vous faire la révérence ?

PÉTRUS.

On ne fait la révérence qu’aux mensonges.

SUZANNE.

Donc, vous avez rencontré une petite bohémienne ravissante ?

PÉTRUS.

Qui chantait, qui dansait, qui disait des vers ; le vrai type de Mignon.

SUZANNE.

Et cela vous a monté la tête, et vous avez résolu de faire un tableau ?

PÉTRUS.

Justement !

SUZANNE.

Et c’est elle qui vient poser aujourd’hui ?

PÉTRUS.

C’est elle !

SUZANNE.

De sorte que c’est tout simplement cette petite vagabonde qui m’écorne ma séance ?

PÉTRUS.

La pauvre enfant y gagnera un louis, plus peut-être qu’elle ne gagne en un mois.

SUZANNE.

Et elle vient toute seule comme cela, chercher son louis ?

PÉTRUS.

Non pas, au contraire ! elle est cousue à la jupe de madame sa mère, une horrible sorcière, nommée la Brocante, qui tire les cartes et qui dit la bonne aventure, sans compter un jeune frère qui nourrit l’ambitieuse perspective d’être un jour clown chez Franconi.

SUZANNE.

Tiens ! tandis que vous peindrez la fille, je me ferai dire la bonne aventure par la mère.

LORÉDAN.

C’est une idée, cela !

PÉTRUS.

Eh bien, mais que dira madame Desmarest, qui ne veut pas que l’on interroge même les marguerites ?

SUZANNE.

Je ne suis pas ici en pension ; je suis sous la garde et la responsabilité de monsieur mon frère.

LORÉDAN.

Et je permets la bonne aventure.

On frappe à la porte.

SUZANNE.

Est-ce votre bohémienne ?

PÉTRUS.

Je ne crois pas. C’est la manière de frapper de Ludovic. Peut-il entrer ?

SUZANNE.

Je le crois bien !... Entrez !

 

 

Scène II

 

PÉTRUS, SUZANNE, LORÉDAN, LUDOVIC, JEAN ROBERT

 

LUDOVIC, entrant et s’avançant vers Suzanne.

Mademoiselle, quoique je n’espérasse point vous rencontrer ici, je vais vous prouver que j’avais exécuté vos ordres. Voici de la poudre pour vos dents et de l’opiat pour vos lèvres.

SUZANNE.

Monsieur Ludovic, je vous promets d’être votre cliente tant que je me porterai bien.

LUDOVIC.

Et si vous tombez malade ?

SUZANNE.

Les convenances exigeront que l’on aille chercher un vieux docteur de soixante et dix ans qui me tuera, ces mêmes convenances ne permettant pas qu’un médecin de vingt-cinq ans soigne une malade de dix-neuf.

LUDOVIC.

Bon ! vous ferez enrager les convenances en vous portant bien.

À Pétrus.

Mon cher Pétrus, j’ai vu venir de loin et je viens d’entendre s’arrêter à la porte un fiacre qui m’a bien l’air d’avoir l’honneur de voiturer mademoiselle Rose-de-Noël et sa respectable famille.

SUZANNE.

Elle s’appelle Rose-de-Noël ?

PÉTRUS.

Oui ; vous ne trouvez pas le nom joli ?

SUZANNE.

Si fait.

PÉTRUS.

C’étaient bien eux ; je les entends qui montent. Excusez-moi, mademoiselle.

SUZANNE.

Vous n’allez pas nous priver, je l’espère, de la ravissante personne ?

PÉTRUS.

Au contraire, je lui ai fait faire un costume à mon goût, lequel costume l’attend dans la chambre voisine, et je vais vous la montrer dans toute sa splendeur.

 

 

Scène III

 

SUZANNE, LORÉDAN, LUDOVIC, JEAN ROBERT

 

SUZANNE.

Eh bien, ces vers, sont-ils enfin terminés, monsieur Jean Robert ?

JEAN ROBERT.

Hélas ! oui, mademoiselle.

SUZANNE.

Pourquoi hélas ?

JEAN ROBERT.

Parce qu’ils ne sont pas bons.

LORÉDAN.

Taisez-vous ! ils sont charmants.

LUDOVIC.

Auquel des deux croire ?

SUZANNE.

Donnez ! et je vous promets un jugement qui, en impartialité, égalera ceux du roi Salomon.

LUDOVIC.

Nous écoutons !

JEAN ROBERT.

Vous savez, c’est la chanson de Mignon.

SUZANNE.

Nous savons.

Lisant.

Connais-tu le pays où les citrons fleurissent,

Où l’orange jaunit sous son feuillage vert,

Où les jours sont de flamme, où les nuits s’attiédissent,

Où règne le printemps en exilant l’hiver ?...

Ce doux pays où croît le myrte solitaire,

Où le laurier grandit dans un air embaumé,

Dis-moi, le connais-tu ? Non ? Eh bien, c’est la terre

Où je veux retourner avec toi, bien-aimé !

 

Connais-tu la maison où s’ouvrit ma paupière,

Où ces dieux de granit qui faisaient mon effroi,

En me voyant rentrer, de leurs lèvres de pierre,

Murmurèrent : « Enfant, qu’avait-on fait de toi ? »

Rose-de-Noël, dans le costume de Mignon, ouvre la porte et entre, poussée par Pétrus, puis s’arrête, écoutant ; Suzanne ne l’a point vue et continue. Babolin et la Brocante entrent aussi.

Chaque nuit, comme un phare, en mon rêve étincelle

Sa vitre qui s’allume au couchant enflammé.

Cette maison, dis-moi, la connais-tu ? C’est celle

Où j’aurais voulu vivre avec toi, bien-aimé !

 

Connais-tu la montagne où l’avalanche brille,

Où la mule chemine en un sentier brumeux,

Où l’antique dragon rampe avec sa famille,

Où bondit sur les rocs le torrent écumeux ?

Cette montagne, il faut la franchir dans la nue ;

Car c’est de son sommet que le regard charmé

Découvre à l’horizon la terre bien connue

Où je voudrais mourir avec toi, bien-aimé !

 

 

Scène IV

 

SUZANNE, LORÉDAN, LUDOVIC, JEAN ROBERT, ROSE-DE-NOËL, LA BROCANTE, BABOLIN

 

ROSE-DE-NOËL.

Oh ! c’est Mignon ! c’est la chanson de Mignon !... Oh ! mademoiselle, pour l’amour de Dieu, donnez-la-moi ; je l’ai entendu chanter en Allemagne, quand j’étais toute petite, et je n’ai jamais pu la retrouver depuis.

Suzanne la lui donne.

PÉTRUS.

Maintenant, ma gentille Rose-de-Noël, voulez-vous venir poser pour Mignon ?

ROSE-DE-NOËL.

Pour Mignon ? Je crois bien que je le veux !

Pétrus lui fait prendre une pose convenable.

BABOLIN.

Ah ! je veux que l’on me fasse mon portrait aussi, moi !

LA BROCANTE.

Monsieur Babolin, la société où nous nous trouvons n’étant point de celles que vous avez l’habitude de fréquenter, vous allez me faire le plaisir d’aller m’attendre sur le carré.

BABOLIN.

Mais puisque Rose-de-Noël y reste, dans votre société, pourquoi donc que je ne puis pas y rester, moi ?

LA BROCANTE.

Parce que Rose-de-Noël est une artiste !

BABOLIN.

Je ne suis donc pas un artiste ?... En voilà du nouveau !

Il sort en grommelant.

 

 

Scène V

 

SUZANNE, LORÉDAN, LUDOVIC, JEAN ROBERT, ROSE-DE-NOËL, LA BROCANTE

 

LORÉDAN, à sa sœur.

Sais-tu qu’elle est vraiment charmante, cette enfant ?

SUZANNE.

Ne vas-tu pas en devenir amoureux, toi aussi ?

LORÉDAN.

Pourquoi pas ?

SUZANNE.

Dites-donc, madame Brocante !... C’est votre nom, n’est-ce pas, je crois ?

LA BROCANTE.

Pour vous servir, ma belle demoiselle.

SUZANNE.

On m’assure que vous dites la bonne aventure.

LA BROCANTE.

C’est mon état.

SUZANNE.

Et de quelle façon dites-vous la bonne aventure ?

LA BROCANTE.

De toutes les façons : avec les cartes, au marc de café, dans la main, et infaillible ! Mademoiselle Lenormand était ma tante ; vous savez, celle qui a prédit à madame de Beauharnais...

LORÉDAN.

Qu’elle monterait sur le trône, connu !

PÉTRUS, satisfait de la pose de Rose-de-Noël.

C’est charmant comme cela, n’est-ce pas, Jean Robert ?

JEAN ROBERT.

Charmant !...

SUZANNE, qui a tiré son gant.

Voici ma main, bonne femme.

LUDOVIC, à Suzanne.

Est-il permis d’écouter ?

SUZANNE.

Oui, à ceux qui, comme moi, veulent perdre leur temps.

LA BROCANTE.

Que désirez-vous savoir ? le passé, le présent ou l’avenir ?

LUDOVIC.

Vous voyez, vous avez le choix...

SUZANNE.

Que me conseillez-vous ?

LUDOVIC.

L’avenir ! À votre âge, on n’a point de passé.

SUZANNE.

C’est ce qui vous trompe, j’en ai un, et je veux qu’on me le dise. Voyons mon passé.

LA BROCANTE.

Hum ! main aristocratique, longue, fine, sans nœuds aux phalanges, ongles droits, main de duchesse, main oisive, main prodigue !

SUZANNE.

Dois-je prendre tout cela pour des compliments ?

LA BROCANTE.

Je croyais que vous demandiez des vérités.

SUZANNE.

Continuez.

LA BROCANTE.

Vous êtes riche, très riche...

SUZANNE.

La belle nouvelle ! vous avez vu mon cocher et ma voiture à la porte.

LA BROCANTE.

Quoique riche, vous êtes ambitieuse de fortune ; quoique noble, vous êtes ambitieuse d’honneurs.

SUZANNE.

Eh ! ceci est assez vrai.

LUDOVIC.

Vous avouez l’ambition ?

SUZANNE.

Ah ! je suis très franche.

LA BROCANTE.

Vous avez, il y a un an ou dix-huit mois, perdu un grand parent.

SUZANNE.

Ceci est vrai tout à fait !

Montrant son frère.

C’est alors que j’épousai monsieur, n’est-ce pas ?

LA BROCANTE, à Lorédan.

Donnez-moi votre main, s’il vous plaît, jeune homme.

Elle tire une loupe de sa poche et regarde la main à la loupe.

Main semblable, ligne de famille. Vous voulez me tromper, mademoiselle : monsieur n’est point votre mari ; monsieur est un parent très proche, votre frère, probablement !

LORÉDAN.

Que dis-tu de cela, Suzanne ?

LUDOVIC.

Voilà qui devient intéressant, ce me semble.

SUZANNE.

C’est justement pour cela que je vous rends votre liberté, messieurs.

LUDOVIC.

Vous nous chassez ?

SUZANNE.

Mais à peu près.

Ludovic salue et s’éloigne.

LORÉDAN.

Est-ce que, par hasard, la Brocante serait une véritable sorcière ? Continuez...

LA BROCANTE.

Dois-je dire tout ce que je vois dans la main ?

SUZANNE.

Tout.

LA BROCANTE.

Mais si vous vous fâchez ?...

SUZANNE.

Je ne me fâcherai pas.

LA BROCANTE.

Je vous disais que, quoique riche, vous étiez ambitieuse de fortune ; que, quoique noble, vous étiez ambitieuse d’honneurs, et j’allais ajouter que, quoique jeune et belle, vous n’aviez jamais aimé... et probablement...

SUZANNE.

Probablement ?...

LA BROCANTE.

N’aimeriez jamais ?

SUZANNE.

À quoi voyez-vous cela ?

LA BROCANTE.

La ligne du cœur est à peine indiquée... et celle de tête coupe la main en deux.

LORÉDAN, riant.

Allez, allez, la mère ! Vous êtes dans le vrai.

SUZANNE, à Lorédan.

Attends !

À la Brocante.

Mais peut-être n’ai-je pas aimé parce que je n’ai pas été aimée ?

LA BROCANTE.

Vous avez été aimée, au contraire, et beaucoup ! Vous avez été aimée... trop !

SUZANNE.

Est-ce que l’on est jamais trop aimée ?

LA BROCANTE.

Voulez-vous que nous passions au présent ?

LORÉDAN.

Non pas ; le passé est trop intéressant. Je ne savais rien de tout cela, moi : j’étais en voyage, avec mon précepteur, et j’y suis resté cinq ans... Ma sœur donne raison à la maxime de la Rochefoucauld ou de la Bruyère, je ne sais plus lequel : « Les hommes gardent mieux les secrets des autres, mais les femmes gardent mieux les leurs... »

LA BROCANTE.

Je préférerais ne pas continuer, ma belle demoiselle.

SUZANNE.

Et pourquoi cela ?

LA BROCANTE.

La science peut se tromper, et alors, on dit des choses qui déplaisent aux personnes.

SUZANNE.

Allons, finissons-en ! J’ai été aimée trop ; et qu’est-il résulté de cet amour ?

LA BROCANTE.

Un grand malheur !

Le frère et la sœur se regardent.

Une mort ! Voici une étoile à côté de la ligne de vie.

SUZANNE.

Eh bien, que veut dire cette étoile ?

LA BROCANTE.

Je puis me tromper, mademoiselle, songez-y bien.

LORÉDAN.

Ma sœur te demande ce que veut dire cette étoile ?

LA BROCANTE.

Cela veut dire...

SUZANNE.

Parle donc !

LA BROCANTE.

Eh bien, puisque vous le voulez absolument, mademoiselle, cela veut dire que quelqu’un qui vous aimait s’est tué pour vous !

SUZANNE, se levant.

Assez !

LORÉDAN.

Qu’en dis-tu ?

SUZANNE.

Je dis que cette femme est probablement de la police. Donne-lui un louis, et qu’elle s’en aille.

LA BROCANTE.

Sauf votre respect, mademoiselle, je ne puis m’en aller que quand M. Pétrus aura fini avec la petite Rose-de-Noël.

SUZANNE, lui donnant un louis.

Tenez.

LORÉDAN, bas, à Suzanne.

Voudrait-elle parler de notre cousin Conrad ?

SUZANNE.

Je ne sais de qui elle veut parler.

Elle va appuyer son front au carreau de la fenêtre.

 

 

Scène IV

 

SUZANNE, LORÉDAN, LUDOVIC, JEAN ROBERT, ROSE-DE-NOËL, LA BROCANTE, BABOLIN, ouvrant la porte, et passant sa tête par l’entrebâillement

 

BABOLIN.

Pardon, la société !... Lequel de tous ces messieurs s’appelle Jean Robert ?

JEAN ROBERT.

Moi.

BABOLIN.

C’est le commissionnaire de la rue aux Fers qui a une lettre pour vous.

JEAN ROBERT.

Salvator ?

BABOLIN.

Oui.

TOUS.

Salvator !

ROSE-DE-NOËL, joyeuse.

M. Salvator !

JEAN ROBERT, à Suzanne.

Mademoiselle, vous me demandiez un roman tout à l’heure. J’ai mieux qu’un roman à vous offrir : j’ai une énigme ! un commissionnaire qui, avant-hier au soir, dans le cabaret de la Halle dont vous parlait Pétrus, nous a sauvé la vie, ou à peu près, qui a des façons de gentilhomme, et qui fait des vers comme Lamartine ! Voulez-vous qu’il entre ?

SUZANNE.

Bien volontiers ! J’aime assez les énigmes, quand je ne suis pas forcée de les deviner.

PÉTRUS, sans quitter sa palette et son pinceau.

Cher monsieur Salvator, faites-nous donc le plaisir d’entrer.

 

 

Scène V

 

SUZANNE, LORÉDAN, LUDOVIC, JEAN ROBERT, ROSE-DE-NOËL, LA BROCANTE, SALVATOR

 

SALVATOR, de la porte.

Monsieur Jean Robert, je n’ai qu’une lettre à vous remettre ; seulement, on m’a fort recommandé de ne la remettre qu’à vous-même. La personne viendra chercher la réponse chez vous, à cinq heures, ce soir, rue de l’Université. Maintenant que ma commission est faite et le port payé...

SUZANNE.

C’est étrange ! cette voix...

PÉTRUS.

Mais non, non, non ; nous ne vous tenons pas quitte ainsi. Entrez, entrez donc !

LORÉDAN, à demi-voix.

Voilà bien des embarras pour un commissionnaire !

SUZANNE, à part, en apercevant Salvator.

Conrad !...

SALVATOR, de même, en apercevant Suzanne.

Suzanne !...

ROSE-DE-NOËL.

Bonjour, monsieur Salvator !

SALVATOR.

Bonjour, mon enfant.

JEAN ROBERT.

Vous ne savez pas de qui est cette lettre ?

SALVATOR.

Elle ne renferme rien de fâcheux, j’espère ?

JEAN ROBERT.

Non.

À Ludovic.

Elle est de ce pauvre moine dominicain qui a été en pension avec nous.

LUDOVIC.

Dominique ?

PÉTRUS.

Dominique ! celui au père duquel est arrivé cette étrange et terrible affaire !... Comment s’appelait-il donc, de son nom de famille ?

LUDOVIC.

Attends, attends...

JEAN ROBERT.

Sarranti, pardieu !

ROSE-DE-NOËL.

Sarranti !

SALVATOR.

Qu’as-tu ?

ROSE-DE-NOËL.

Rien ! je n’ai rien !

LUDOVIC.

Et il t’écrit ?...

JEAN ROBERT.

Pour me dire qu’il sera chez moi aujourd’hui, à cinq heures du soir.

SALVATOR.

Comme il y avait pressée sur la lettre, et que j’ai su que vous étiez ici, je suis venu.

JEAN ROBERT.

Il aura besoin, dit-il, de toute mon amitié.

LORÉDAN, cherchant à son tour.

Sarranti ! Sarranti !... J’ai entendu parler de cela ; c’est un bonapartiste qui a été accusé d’avoir volé cent mille écus et tué deux enfants, les neveux d’un certain M. Gérard.

ROSE-DE-NOËL, mettant la main sur son cœur.

Ah !...

LORÉDAN.

L’affaire a fait assez de bruit pour qu’on s’en souvienne.

SUZANNE.

M. Gérard ? Je le connais ! un saint homme qui concourt pour le prix Montyon.

ROSE-DE-NOËL, chancelant.

Monsieur Pétrus, si vous permettiez...

PÉTRUS.

Qu’avez-vous, mademoiselle ?

LA BROCANTE.

Qu’as-tu ?

ROSE-DE-NOËL.

Je ne sais si c’est cette séance qui me fatigue, mais...

PÉTRUS.

Brocante, emmenez votre fille dans la chambre où elle s’est habillée, vous y trouverez de l’eau, du sucre, de l’eau de fleur d’oranger...

ROSE-DE-NOËL, avec prière.

Ne vous en allez pas, monsieur Salvator.

SALVATOR.

Non, sois tranquille, mon enfant !

BABOLIN, ébahi.

Ah ! Rose-de-Noël qui se trouve mal !

S’asseyant sur le fauteuil que Rose-de-Noël vient de quitter.

Moi, je ne me trouve pas mal... au contraire !

Rose-de-Noël sort avec la Brocante.

 

 

Scène VI

 

SUZANNE, LORÉDAN, LUDOVIC, JEAN ROBERT, SALVATOR

 

SALVATOR.

Avez-vous remarqué que cet enfant a répété le nom de M. Sarranti ?

JEAN ROBERT.

Oui.

SALVATOR.

Et qu’elle a pâli à celui de M. Gérard ?

LUDOVIC.

Oui.

LORÉDAN.

Mais vous qui êtes ou qui paraissez être son confident, si la chose vous inquiète, elle vous mettra au courant.

SALVATOR, rêveur.

Peut-être...

BABOLIN.

Dites donc, monsieur Pétrus, on gratte à votre porte.

LUDOVIC.

Exactement comme chez le roi !

BABOLIN, entr’ouvrant la porte.

Oh ! un chien qui est gros comme l’éléphant de la Bastille.

Il referme la porte.

SALVATOR.

C’est Roland qui m’aura suivi ; je l’avais laissé dans la rue, mais quelqu’un sera entré, et il se sera glissé par la porte !

PÉTRUS.

Babolin, je te nomme introducteur des ambassadeurs. Fais entrer Roland ! Qui aime le maître aime le chien.

BABOLIN, annonçant.

M. Roland !

JEAN ROBERT.

Oh ! la belle bête !

SALVATOR.

Vous pouvez même dire : « Oh ! la bonne bête !... » Allez dire bonjour à ces messieurs, Roland !

LUDOVIC, tâtant les côtes du chien.

Dites donc, il a reçu une rude blessure, votre chien, monsieur Salvator, et je connais plus d’un chrétien qui n’en serait pas revenu...

Au chien.

Tu as donc fait la guerre, mon garçon ?

SALVATOR.

Il paraît.

PÉTRUS.

Comment, il paraît ?

SALVATOR.

Sur ce point, je n’en sais pas plus que vous, messieurs. Je chassais, il y a cinq ou six ans, dans les environs de Paris...

LORÉDAN, avec surprise.

Vous chassiez ?

SALVATOR.

Je braconnais, veux-je dire ; un commissionnaire ne chasse pas. Je trouvai, dans un fossé, ce pauvre animal, ensanglanté, percé à jour par une balle, expirant ! Sa beauté et sa souffrance excitèrent ma compassion ; je le portai jusqu’à une fontaine, je lavai sa plaie avec de l’eau fraîche dans laquelle j’avais versé quelques gouttes d’eau-de-vie ; il parut renaître à ces soins que je lui donnais ; je le mis sur une voiture de maraîcher, et je suivis la voiture. Le même soir, je le traitai comme j’avais vu traiter, au Val-de-Grâce, des hommes blessés de coups de feu ; et, guéri par moi, Roland m’a voué une reconnaissance qui ferait honte à un homme... N’est-ce pas, Roland ?

Roland vient se dresser contre Salvator et lui met les deux pattes sur la poitrine. La porte de la chambre s’ouvre.

SUZANNE.

Ah ! voici la demoiselle aux vapeurs qui va mieux, à ce qu’il paraît.

 

 

Scène VII

 

SUZANNE, LORÉDAN, LUDOVIC, JEAN ROBERT, SALVATOR, ROSE-DE-NOËL, LA BROCANTE

 

SALVATOR.

Eh bien, qu’as-tu donc, Roland ?

LA BROCANTE.

Qu’as-tu donc, Rose-de-Noël ?

ROSE-DE-NOËL, étouffant de joie.

Ah ! mon bon chien ! est-ce toi ?

Roland échappe à Salvator et s’élance vers Rose-de-Noël.

TOUS.

Roland ! Roland !

Ils veulent arrêter Roland.

ROSE-DE-NOËL.

Oh ! messieurs, ne faites pas de mal à Brésil !

SALVATOR.

Tu connais donc Roland.

ROSE-DE-NOËL.

Il ne s’appelle pas Roland : il s’appelle Brésil.

SALVATOR.

Et où as-tu connu Brésil ? Dis-moi cela.

ROSE-DE-NOËL.

Où j’ai connu Brésil ?

SALVATOR.

Oui ; peux-tu me le dire ?

ROSE-DE-NOËL, avec égarement.

Non ! non ! non ! impossible !... Mon frère, mon pauvre frère !... Oh ! madame Orsola, madame Orsola ! ne me tuez pas !...

TOUS.

Madame Orsola !...

Rose-de-Noël tombe évanouie. On se groupe autour d’elle.

 

 

ACTE II

 

 

Quatrième Tableau

 

Le grenier de la Brocante. À droite, une soupente à laquelle on monte par une échelle. Il est minuit.

 

 

Scène première

 

LA BROCANTE est en train de compter de l’argent, BABOLIN fait un paquet de hardes

 

LA BROCANTE.

Voyons, que fais-tu donc à fouiller dans tous les coins, vagabond ?

BABOLIN.

Je réunis mes hardes.

LA BROCANTE.

Et pour quoi faire ?

BABOLIN.

Pour déménager, donc !

LA BROCANTE.

Comment ! tu déménages ?

BABOLIN.

Ce n’est pas l’époque du terme, je le sais bien ; mais je suis pressé.

LA BROCANTE.

Tu t’en vas, malheureux ?

BABOLIN.

Ah ! bon ! ne croyez-vous pas que je vais rester ici quand Rose-de-Noël n’y est plus ? Jamais de la vie !

LA BROCANTE.

Mais, ingrat, n’es-tu pas logé, nourri et habillé ?

BABOLIN.

Oui, parlons de cela ! Logé dans la soupente, c’est-à-dire gelé l’hiver et rôti l’été ; nourri de trognons de choux, de cosses de pois et de fanes de carottes. « Garçon ! un cure-dents et la carte de M. Babolin, que nous revoyions ensemble l’addition. » Habillé ! quand on pense que voilà mon habit des dimanches, cela donne une crâne idée de celui des autres jours, hein ?... Quel malheur ! quel malheur !

LA BROCANTE.

Ainsi, tu m’abandonnes ?

BABOLIN.

Pourquoi pas ? Vous voilà riche ! vous avez négocié Rose-de-Noël : douze cents livres de rente viagère, et mille écus une fois payés ; et cela, à la seule condition que vous n’aurez plus aucun droit sur elle, et que M. Salvator sera son tuteur. Rose-de-Noël est dans un grand pensionnat, où elle va devenir une belle dame, et d’où elle sortira pour épouser un millionnaire ; son avenir est assuré, il est temps que je songe au mien.

LA BROCANTE.

Ton avenir, veux-tu que je te le prédise ?

BABOLIN.

Connu, la mère ! Je finirai aux galères ! je mourrai sur l’échafaud ! C’est-y ça ?

LA BROCANTE.

Oui, c’est cela !

BABOLIN.

Eh bien, quittons-nous là-dessus, et sans rancune. Adieu, Brocante !

LA BROCANTE.

Mais, d’abord, qu’emportes-tu dans ce paquet ?

BABOLIN.

N’avez-vous pas peur que ça ne soit votre argenterie ? Je n’emporte rien qui ne soit à moi, entendez-vous ! Mon tapis, pour faire le saut de carpe ; mon chandelier, pour faire le poirier fourchu ; et ma sébile, pour recueillir les offrandes de la société. Vous ne comptez faire ni le saut de carpe, ni le poirier fourchu, n’est-ce pas, la mère ? Eh bien, je vous laisse votre établissement, laissez-moi le mien.

LA BROCANTE.

Va-t’en ! je te donne ma malédiction !

BABOLIN.

Merci ! c’est la première fois que vous me donnez quelque chose.

LA BROCANTE.

Que le diable te rompe les os !

BABOLIN, dans l’escalier.

Patatras ! ne faites pas attention, c’est Babolin qui dégringole...

Rouvrant la porte.

Dites-donc, la Brocante, maintenant que vous avez des rentes, il faudra faire mettre le gaz dans l’escalier.

VOIX D’EN BAS, imitant l’accent anglais.

Holà, du grenier ! pouvez-vous éclairer moi ?

BABOLIN.

Ah ! un Anglais ! La Brocante qui reçoit des Anglais, à minuit ! Ça va être drôle ! Je ne m’en va plus... Montez, milord !

 

 

Scène II

 

LA BROCANTE, BABOLIN, GIBASSIER, déguisé en Anglais

 

GIBASSIER.

N’est-ce point ici l’appartement de madame la Brocante ?

LA BROCANTE.

Oui, monsieur.

BABOLIN, à part.

Faut-il être Anglais pour appeler cela un appartement !

GIBASSIER.

Oh ! je voudrais faire tirer les cartes à moa.

LA BROCANTE.

C’est facile, milord ; trois francs le petit jeu, six francs le grand.

GIBASSIER.

Oh ! je croyé, moa, que c’était trente sous le petit et trois francs le grand ?

BABOLIN.

Oui ; mais, pour les Anglais, c’est le double... Donnez-vous la peine de vous asseoir, milord.

Il s’assied sur son paquet.

Va-t-elle lui en dire ! va-t-elle lui en dire !

GIBASSIER.

Je ferai un sacrifice pour avoir le grand jeu.

BABOLIN.

Et milord a raison, il ne faut pas marchander avec les cartes.

GIBASSIER.

Milord ne vouloir rien de tout cela.

LA BROCANTE.

Que voulez-vous donc, milord ?

GIBASSIER, bas, et de sa voix naturelle.

Je veux d’abord que tu renvoies ce magot-là, qui me gêne.

BABOLIN, à part.

Je crois qu’il m’a appelé magot... Oh ! si j’en étais sûr !

Il vient à Gibassier, qu’il menace par derrière.

GIBASSIER.

Well, my boy !

BABOLIN, de même.

C’était pas magot, c’était my boy... un compliment.

GIBASSIER, bas, à la Brocante.

Mais renvoie-le donc !

LA BROCANTE, à part, étonnée.

Je connais cette voix ! je la connais !

BABOLIN, à part.

Il lui a parlé à l’oreille ; qu’est-ce qu’il lui a dit ?

GIBASSIER.

Il y a trois jours... non, il y a quatre jours, ou plutôt quatre nuits, au bal de l’Opéra, on m’a volé une somme considérable.

BABOLIN.

Ce n’était pas moi, je n’y étais pas ; j’étais chez Bordier à la Halle ; je peux prouver l’alibi.

GIBASSIER, bas, à la Brocante.

Renvoie donc ce gamin, que je te dis.

BABOLIN, à part.

Il lui a encore parlé tout bas !

LA BROCANTE.

Babolin, tu vois bien cette porte-là ?

BABOLIN.

Certainement que je la vois.

LA BROCANTE.

Eh bien, tu comprends, quand on montre la porte à quelqu’un, c’est pour qu’il s’en aille.

BABOLIN.

C’est bien ! On s’en va... Je serais déjà rue de Rivoli si vous ne m’aviez pas retenu.

À part.

Ils ont des secrets ensemble... Oh ! c’est un faux Anglais : il n’a pas dit une seule fois : Goddem !

Haut.

On s’en va.

LA BROCANTE.

C’est bien ! et que je t’entende fermer la porte de la rue.

Babolin sort.

 

 

Scène III

 

LA BROCANTE, GIBASSIER

 

GIBASSIER.

En attendant,

Il regarde si Babolin n’écoute pas à la porte.

fermons celle-ci... Deux précautions valent mieux qu’une.

Il ferme la porte, puis revenant à la Brocante.

Ah ! puisque tu as déjà reconnu la voix, j’espère que tu reconnaîtras le visage, maintenant.

LA BROCANTE.

Gibassier !... Ah ! je te croyais dans le Midi.

GIBASSIER.

J’y étais, en effet ; depuis trois jours, je suis à Paris. Je voyage !

LA BROCANTE.

Et que viens-tu faire, à Paris ?

GIBASSIER.

Je viens me mettre en garni chez la Brocante, pour une nuit et un jour. Demain, à la même heure, je prendrai congé de toi, ma belle hôtesse. Est-ce convenu ?

LA BROCANTE.

Tu sais que je n’ai rien à te refuser.

GIBASSIER.

Oui, je le sais. Mais, d’abord et avant tout, tu vas te bien souvenir d’une chose : c’est que je suis entré chez toi à dix heures et demie précises.

LA BROCANTE.

Mais puisque voilà minuit qui sonne à Saint-Sulpice.

GIBASSIER.

Raison de plus.

LA BROCANTE.

Je ne comprends pas.

GIBASSIER.

Tu n’as pas besoin de comprendre ; seulement, si par hasard quelqu’un avait l’envie de te demander : « Femme Catherine Couturier, dite la Brocante, à quelle heure, le dimanche 28 février, Jean-Chrysostôme Gibassier est-il entré chez vous ? » tu lui répondras purement et simplement : « À dix heures et demie du soir. »

LA BROCANTE.

C’est-à-dire qu’à dix heures et demie du soir, tu faisais un coup ?

GIBASSIER.

Peut-être.

LA BROCANTE.

Et un mauvais ?

GIBASSIER.

C’est possible ; mais j’étais sans inquiétude, je savais ton adresse, ma poule, et je me disais : « J’ai, rue Triperet, n° 8, une bonne amie chez laquelle on n’ira pas me chercher, attendu que nous sommes séparés depuis cinq ans et que l’on ne m’a jamais vu à Paris avec elle. » Sans quoi, tu comprends, il y a de par le monde, du côté des quais, un certain M. Jackal dont la devise est « Cherchez la femme !... » Chut !

LA BROCANTE.

Quoi ?

GIBASSIER.

Il me semble qu’on monte.

LA BROCANTE.

Je n’entends rien.

GIBASSIER.

J’entends l’échelle qui craque, moi.

LA BROCANTE.

Que veux-tu, Jean ! je me fais vieille.

GIBASSIER.

Voudrais-tu pas nous faire accroire que tu as jamais été jeune ?... Où peut-on se cacher ?

LA BROCANTE.

Il y a la soupente.

GIBASSIER.

Une sortie ?

LA BROCANTE.

Sur le toit, par le vasistas.

GIBASISER, montant l’échelle.

Diable ! de ce temps-là, les toits sont glissants ; mais je puis ôter mes souliers.

Il s’accommode dans la soupente. On frappe.

LA BROCANTE.

Y es-tu ?

GIBASSIER.

Oui... N’oublie pas, dix heures et demie.

LA BROCANTE.

C’est convenu.

On frappe de nouveau.

On y va ! Qui peut venir à cette heure-ci ?

Elle ouvre la porte ; M. Jackal entre, un rat-de-cave à la main.

 

 

Scène IV

 

LA BROCANTE, GIBASSIER, M. JACKAL

 

LA BROCANTE, stupéfaite.

M. Jackal !

M. JACKAL.

Oui, respectable Brocante, M. Jackal en personne, à une heure assez indue même. Mais, que veux-tu ! les malfaiteurs me donnent tant d’occupation le jour, qu’il ne me reste que la nuit à consacrer aux honnêtes gens.

GIBASSIER.

M. Jackal !...

LA BROCANTE.

M. Jackal chez moi ! c’est un si grand honneur, que je n’y puis croire.

M. JACKAL.

Et que cela te trouble, je conçois.

Il relève ses lunettes, regarde la Brocante, et prend une prise.

N’as-tu pas demandé hier que l’on renouvelât ta permission de tireuse de cartes ?

LA BROCANTE.

Oui, monsieur Jackal.

M. JACKAL.

Eh bien, je l’ai signée, ta permission, et je te l’apporte moi-même.

GIBASSIER, à part.

Voilà qui n’est pas naturel... Gare à toi, Gibassier !

Il soulève le vasistas.

M. JACKAL.

Qui est-ce qui remue là-haut, dans la soupente ?

LA BROCANTE.

Ce sont les rats.

M. JACKAL.

Tu as des rats ?

LA BROCANTE.

Beaucoup, monsieur Jackal.

M. JACKAL.

C’est étonnant, dans un appartement si bien tenu. Mais laissons les rats, et revenons à nos moutons. As-tu connu, il y a sept ou huit ans, à un quart de lieue d’Essonne, une certaine Catherine Couturier ?

GIBASSIER, à part.

Diable ! ça devient intéressant.

LA BROCANTE.

Monsieur Jackal...

M. JACKAL.

Réponds oui ou non !

LA BROCANTE.

Oui.

M. JACKAL.

Tu l’as connue, c’est bien.

Il prend une prise.

N’était-elle pas cuisinière chez d’anciens marchands de meubles du faubourg Saint-Antoine, retirés depuis deux ans ?

LA BROCANTE.

Oui, monsieur Jackal.

M. JACKAL.

N’avait-elle pas un amant ?

LA BROCANTE.

Oh ! monsieur Jackal !...

M. JACKAL.

Réponds oui ou non... N’avait-elle pas un amant, et cet amant ne se nommait-il pas Jean-Chrysostôme Gibassier ?

GIBASSIER, de même.

Ouais !

LA BROCANTE.

Hélas ! oui, monsieur Jackal.

M. JACKAL.

Voilà un hélas ! qui est de bon augure pour l’avenir. Continuons. Cet amant n’entrait-il pas dans la maison par une fenêtre du rez-de-chaussée ?

LA BROCANTE.

Comment savez-vous tout cela ?

M. JACKAL.

Je le sais, c’est l’important.

GIBASSIER, à part.

Est-il renseigné ! est-il renseigné !

M. JACKAL.

Une nuit... c’était la nuit du vendredi au samedi... une nuit que les maîtres étaient absents, Catherine, comme d’habitude, ouvrit la fenêtre à son amant ; seulement, cette fois, maître Jean-Chrysostôme Gibassier était suivi de trois amis, qui entrèrent derrière lui, garrottèrent Catherine, visitèrent toute la maison, recueillirent dans leur visite vingt-quatre couverts d’argent, douze d’entremets, plus ou moins de petites cuillers à café, et cinq mille francs : trois mille en billets de banque, le reste en monnaie d’or et d’argent. Tout cela est-il exact ?

GIBASSIER, de même.

Il faut qu’il y en ait un, parmi les quatre, qui ait jacassé !

LA BROCANTE.

Tout cela est vrai, monsieur Jackal. Mais vous savez que je ne fus pour rien dans le vol.

M. JACKAL.

Ah ! ah ! c’était donc toi, Catherine Couturier ?

Il lève ses lunettes, regarde la Brocante, et prend une prise.

LA BROCANTE.

Eh ! vous le savez bien que c’était moi ; mais vous savez aussi que je ne suis pas une voleuse.

M. JACKAL.

Non ; mais tu partis avec les voleurs. Te rappelles-tu la date de cette nuit-là ?

LA BROCANTE.

C’était la nuit du 20 au 21 mai 1820.

M. JACKAL.

Allons, j’aime à voir que tu as bonne mémoire... Continuons. Vous vous mîtes en route vers neuf heures du soir, dans une carriole d’osier, avec un cheval marchant bien ; de sorte que, vers onze heures, vous étiez déjà près de Juvisy. La voiture fit halte ; les hommes se dispersèrent pour aller aux provisions...

GIBASSIER, à part.

C’est qu’il n’y a pas moyen de dire non.

M. JACKAL.

Pendant que tu étais seule, tu vis accourir, à travers champs, une petite fille de huit à neuf ans, pâle, effarée, haletante, qui se jeta dans tes bras en criant : « Sauvez-moi ! sauvez-moi ! On veut me tuer ! » Cette petite fille perdait son sang par une blessure qu’elle avait reçue au-dessus de la clavicule.

LA BROCANTE, montrant du doigt.

Ici, tenez, là ; la cicatrice y est toujours.

M. JACKAL.

Tant mieux !... Tu eus pitié d’elle, tu la pris, tu la cachas dans la paille de la voiture.

LA BROCANTE.

Ai-je eu tort, monsieur Jackal ?

M. JACKAL.

On n’a jamais tort de faire une bonne action, Brocante ! et c’est une bonne action qui, aujourd’hui, te protège près de moi.

LA BROCANTE.

Ah ! grand Dieu ! monsieur Jackal, si je vous ai pour protecteur, je n’ai plus peur de personne, et cela va bien.

M. JACKAL.

Je ne t’ai jamais dit que cela allât mal, Brocante.

LA BROCANTE.

Ah ! vous me réchauffez le cœur !

GIBASSIER, de même.

Où diable veut-il en venir ?

M. JACKAL.

Vous avez gagné Étretat, vous vous y êtes embarquée sur un bateau pêcheur, vous êtes passés en Hollande ; de Hollande, en Allemagne ; d’Allemagne, en Bohême. C’est là que ton amant t’a abandonnée avec la petite Rose-de-Noël. Mais comme elle avait des dispositions pour la musique et pour la danse, tu lui as fait apprendre à chanter, à danser, à jouer de la guitare. Toi, de ton côté, dans tes relations avec les bohémiens, tu appris à tirer les cartes et à dire la bonne aventure, c’est-à-dire à vivre aux dépens des imbéciles. Je ne vois pas d’inconvénient à cela. Il faut bien que les imbéciles soient bons à quelque chose. Tant qu’il t’a convenu de rester hors de France, cela n’a pas été mon affaire. Mais voilà un an que tu es de retour à Paris, que tu dis la bonne aventure et tires les cartes chez toi et en ville ; or, cela se passe sur le pavé du roi, cela me regarde. J’ai donc besoin de savoir, pour le moment, de qui Rose-de-Noël est fille, qui lui a donné le coup de couteau dont elle porte la cicatrice au cou, et de qui elle avait si grand’peur quand elle s’est enfuie de Viry-sur-Orge.

LA BROCANTE.

Dame, monsieur Jackal, il n’y a que Rose-de-Noël qui puisse vous dire tout cela.

M. JACKAL.

C’est pour elle que je suis chez toi. Où est Rose-de-Noël ?

LA BROCANTE.

Rose-de-Noël n’est plus ici, monsieur Jackal.

M. JACKAL.

Comment, elle n’est plus ici ?

LA BROCANTE.

Non.

M. JACKAL.

Et depuis quand ?

LA BROCANTE.

Depuis avant-hier.

M. JACKAL.

Brocante ! Brocante !

LA BROCANTE.

Quand je vous dis qu’elle n’y est plus.

M. JACKAL.

Et où est-elle ?

LA BROCANTE.

Je n’en sais rien.

M. JACKAL.

Prends garde, Brocante ! prends garde !

LA BROCANTE.

Mon bon monsieur Jackal, je vous jure que je vous dis la vérité, la sainte vérité, la vérité du bon Dieu ! Voici comment la chose s’est passée : Pendant la nuit du mardi gras, trois jeunes gens qui soupaient chez Bordier, à la Halle, ont demandé Rose-de-Noël...

M. JACKAL.

Je sais cela.

LA BROCANTE.

Ils lui ont fait dire des vers...

M. JACKAL.

Je sais cela.

LA BROCANTE.

Et ils lui ont donné deux louis.

M. JACKAL.

Non, trois.

LA BROCANTE.

Comment ! vous y étiez donc ?

M. JACKAL.

Continue.

LA BROCANTE.

Après que Rose-de-Noël eut dit les vers, un des trois jeunes gens, un peintre...

M. JACKAL.

M. Pétrus.

LA BROCANTE.

Oui ! il m’a offert un louis par séance si Rose-de-Noël voulait aller poser dans son atelier ; je n’y ai pas vu d’inconvénient ; et, le lendemain, nous y étions en effet. Il y avait les deux amis de M. Pétrus, et un autre monsieur, avec sa sœur. M. Salvator y est venu pour apporter une lettre à M. Jean Robert. Il était accompagné de son chien ; Rose-de-Noël a eu peur du chien, elle s’est évanouie... Je ne sais pas ce qui s’est passé entre ces messieurs et cette dame, qui se sont réunis en une espèce de comité ; tant il y a que, quand Rose-de-Noël a repris ses sens, on m’a dit que Rose-de-Noël ne pouvait plus rester avec moi, qu’elle était trop faible pour le métier que je lui faisais faire, qu’on se chargeait d’elle, qu’on allait la mettre dans une pension, où elle serait élevée à frais communs, et où M. Salvator veillerait sur elle. Quant à moi, pour mettre un peu de baume sur mon pauvre cœur, on m’a fait une pension de douze cents livres de rente, dont M. Salvator a répondu au nom de la société, et l’on a emmené Rose-de-Noël.

M. JACKAL.

Où ?...

LA BROCANTE.

Mais puisque je vous dis que je n’en sais rien.

M. JACKAL.

Tu penses bien que je ne te croirai pas comme cela sur parole.

Il allume son rat-de-cave.

LA BROCANTE.

Qu’allez-vous donc faire ?

M. JACKAL.

Une petite visite domiciliaire, pour voir si tu n’as pas caché l’enfant dans quelque coin.

LA BROCANTE.

Monsieur Jackal, quand je vous jure...

M. JACKAL.

Tu sais que plus tu jureras, moins je te croirai...

GIBASSIER, à part.

Il me semble qu’il est temps de déguerpir.

M. JACKAL.

Voyons d’abord dans ce cabinet.

LA BROCANTE.

Vous y verrez son pauvre lit, que l’on m’a laissé comme ne valant pas la peine d’être emporté.

M. JACKAL.

Rien !... Visitons un peu cette soupente.

GIBASSIER, délaissant ses souliers et se hissant sur le toit à travers le vasistas.

A-t-il un nez !

LA BROCANTE, toussant.

Hum ! hum !

M. JACKAL.

Tu t’enrhumes, Brocante, je t’en préviens... Ce n’est point étonnant, le vasistas est ouvert... Tiens ! à qui donc ces jambes-là ?

GIBASSIER.

À quelqu’un qui sait s’en servir, heureusement !

Il disparaît sur le toit.

M. JACKAL, sortant la moitié du corps par le vasistas.

Monsieur ! monsieur !... Ma foi, bon voyage !

Il referme le vasistas.

Tiens, il a laissé ses souliers...

Il prend un soulier et l’examine.

Si ce brigand de Gibassier n’était pas au bagne, je dirais que c’est son pied. Gardons toujours cet échantillon comme pièce de conviction. Il est probable que j’aurai, un jour ou l’autre, maille à partir avec ce gaillard-là...

Il tire une gazette de sa poche.

L’Étoile, journal du soir...

Enveloppant les souliers.

Que l’on vienne nier l’utilité des journaux !

Il met les souliers dans sa poche.

Maintenant, à nous deux, Brocante ! Tiens, on monte l’escalier...

BABOLIN, dans l’escalier.

Brocante ! Eh ! la Brocante !

LA BROCANTE.

Que vient donc encore faire ici ce polisson-là, à une pareille heure ?

BABOLIN, plus rapproché.

En voilà un événement, et un terrible !

M. JACKAL.

Pas un mot de moi, tu entends, Brocante ?

LA BROCANTE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! quelle nuit !

 

 

Scène V

 

LA BROCANTE, BABOLIN, M. JACKAL, dans la soupente

 

BABOLIN, entrant.

Une chaise, un fauteuil, un tabouret !... C’est moi qui vais me trouver mal, comme Rose-de-Noël !

LA BROCANTE.

Voyons, qu’as-tu ? Parle, imbécile ! Je croyais être débarrassée de toi.

BABOLIN.

Vous n’avez pas la moindre goutte de n’importe quoi ?... de cognac, de kirsch ou de parfait-amour ?

LA BROCANTE, le secouant par le bras.

Parleras-tu ?

BABOLIN.

Oh la la ! oh la la !

M. JACKAL, qui écoute du haut de la soupente.

Il était à merveille pour entendre tout ce que nous avons dit, ce monsieur !

LA BROCANTE.

Mais qu’y a-t-il ? Voyons.

BABOLIN.

Eh bien, il y a que Rose-de-Noël est enlevée.

LA BROCANTE.

Comment, enlevée ? et par qui ?

M. JACKAL, à lui-même.

Enlevée ?... Ça se complique !...

LA BROCANTE.

Par qui, je te le demande.

BABOLIN.

Par un des quatre messieurs de l’autre jour, probablement.

LA BROCANTE.

Et comment sais-tu qu’elle est enlevée ?

BABOLIN.

Un hasard, un pur hasard !

LA BROCANTE.

Mais achèveras-tu ?

BABOLIN.

Oh ! ne vous mangez pas le sang, on va vous le dire en deux mots. Je traversais la place Maubert, je croise un fiacre, une glace se brise, j’entends : « Babolin ! Babolin !... » Je reconnais la voix de Rose-de-Noël ; je me retourne, un papier tombe à mes pieds, je le ramasse et je me sauve. Un monsieur saute sur le pavé, veut courir après moi, je fais deux ou trois crochets, le voilà distancé. Rose-de-Noël criait au secours ; mais vous comprenez, Brocante, à deux heures du matin, sur la place Maubert, il n’y a pas foule... Le monsieur remonte dans la voiture, et fouette cocher du côté de la rue Saint-Jacques ! Voyant que personne ne court plus après moi, je m’arrête, je grimpe à un réverbère et je lis : « On m’enlève ! Monsieur Salvator, sauvez-moi ! ROSE-DE-NOËL. » Écrit au crayon sur un morceau de papier. Je cours rue Mâcon, n° 4, chez M. Salvator, je le fais lever ; ça n’a pas été long, allez ! il a été vite habillé. « Rose-de-Noël enlevée ? s’est-il écrié. Et vite ! et vite ! – Où allez-vous ? lui ai-je demandé. – Chercher M. Jackal ; il n’y a que lui qui puisse la retrouver », qu’il a dit.

M. JACKAL, à part.

Voilà qui est flatteur...

BABOLIN.

Bon ! voilà que M. Jackal n’y était pas ! Tu sais, Brocante, il est comme les chauves-souris, il sort le soir et ne rentre que le matin.

LA BROCANTE.

Veux-tu te taire, malheureux !

BABOLIN.

Pourquoi donc que je me tairais ? « Alors, a dit M. Salvator, allons chez la Brocante. Elle saura peut-être quelque chose, elle. » Je lui ai répondu : « Je ne crois pas... Mais cela ne fait rien, venez toujours. Je cours devant pour éclairer. »

M. JACKAL, qui est descendu de la soupente.

Alors, éclaire-le donc, imbécile ! puisque tu es venu pour cela.

BABOLIN, à part.

Monsieur Jackal ! Où me fourrer ?

M. JACKAL prend la chandelle.

Par ici, monsieur Salvator ! par ici !

 

 

Scène IV

 

LA BROCANTE, BABOLIN, M. JACKAL, SALVATOR

 

SALVATOR.

Monsieur Jackal, je vous cherchais !

M. JACKAL.

Je le sais.

SALVATOR.

Rose-de-Noël est enlevée.

M. JACKAL.

Je le sais.

SALVATOR.

Que faire ?

M. JACKAL.

Où était-elle ?...

SALVATOR.

Au pensionnat de madame Desmarest, à Vanvres.

M. JACKAL.

Allons au pensionnant de madame Desmarest.

SALVATOR.

Ah ! monsieur Jackal, si vous la retrouvez...

M. JACKAL.

J’espère bien que je la retrouverai ! il faut que je la retrouve ! Où prendrons-nous une voiture ?

SALVATOR.

J’en ai une en bas.

M. JACKAL.

En ce cas, en route !

Il allume son rat-de-cave.

BABOLIN, sortant de dessous la table et les suivant.

Bon ! je monterai derrière vous !... Vous n’aviez pas vu celle-là dans vos cartes, la mère !

Il sort derrière Salvator et M. Jackal.

 

 

Scène VII

 

LA BROCANTE, seule

 

Ah ! quelle nuit, quelle nuit !... Pourvu qu’ils me continuent ma rente !

 

 

ACTE III

 

 

Cinquième Tableau

 

La cour de la pension de madame Desmarest. À droite, une grande porte avec un mur de prolongement qui se perd dans les massifs. À gauche, le pavillon où se trouve la chambre de Rose-de-Noël, visible au public : porte de cette chambre en face de la grille d’entrée ; fenêtre au fond ; petit lit de pensionnaire, pantoufles au pied du lit, bougie sur une table, au chevet. Au fond, une maison dont les fenêtres donnent sur le jardin de la pension. Il est environ sept heures du matin.

 

 

Scène première

 

SALVATOR et BABOLIN, hors du théâtre

 

SALVATOR, secouant la grille.

Holà ! quelqu’un ! holà ! holà !

BABOLIN.

Attendez, monsieur Salvator, je vais monter sur un arbre... J’y suis, je vois l’intérieur de la maison.

SALVATOR.

Eh bien ?

BABOLIN.

On dirait le château de la Belle au bois dormant, personne ne bouge ! Cognez, ne vous lassez pas ; il faudra bien que l’on vienne.

SALVATOR, frappant.

Holà ! holà !

BABOLIN.

Voulez-vous que je descende par le mur et que je vous ouvre ?

SALVATOR.

Eh ! malheureux ! c’est de l’escalade que tu me proposes.

BABOLIN.

Alors, cognez.

Salvator frappe.

Ah ! voilà une porte qui s’ouvre.

 

 

Scène II

 

SALVATOR, BABOLIN, PIERRE

 

BABOLIN.

Ah ! la bonne tête !... Bonjour, monsieur !

SALVATOR.

Madame Desmarest ! madame Desmarest !

BABOLIN, du haut de son arbre.

Madame Desmarest !

PIERRE.

Eh ! là-haut ! que lui voulez-vous, à une pareille heure, à madame Desmarest ?

BABOLIN.

Ouvrez la porte, on va vous le dire.

SALVATOR.

Ouvrez ! ouvrez !

PIERRE.

Qui êtes-vous, d’abord ?

SALVATOR.

Je suis Salvator, le tuteur de la jeune fille que l’on a mise avant-hier en pension ici.

BABOLIN.

Ah ! monsieur Salvator, voilà une fenêtre de la maison qui clignote, elle s’ouvre... J’entrevois une femme d’âge.

 

 

Scène III

 

SALVATOR, BABOLIN, PIERRE, MADAME DESMAREST, de sa fenêtre

 

MADAME DESMAREST.

Qu’y a-t-il donc, Pierre ?

PIERRE.

Madame, c’est le tuteur de mademoiselle Rose-de-Noël qui veut absolument vous parler.

SALVATOR.

À l’instant même, madame ! et pour une affaire de la plus haute importance.

MADAME DESMAREST.

Ouvrez, Pierre ; je descends.

SALVATOR, entrant.

Merci, mon ami.

PIERRE.

Faut-il refermer la porte ?

SALVATOR.

Inutile ; j’attends quelqu’un ; mais vous pouvez rentrer chez vous, mon ami : je veillerai à ce que personne n’entre ni ne sorte.

BABOLIN.

Et moi, je crierai qui vive !

 

 

Scène IV

 

SALVATOR, BABOLIN, PIERRE, MADAME DESMAREST

 

MADAME DESMAREST.

Vous demandez Rose-de-Noël, monsieur ?

SALVATOR.

C’est-à-dire, madame, que je viens à cause d’elle.

MADAME DESMAREST.

Faut-il la faire éveiller ?

SALVATOR.

Elle n’est plus ici.

MADAME DESMAREST.

Que voulez-vous dire ?

SALVATOR.

Que, cette nuit, madame, elle a été enlevée.

MADAME DESMAREST.

Impossible ! je l’ai conduite hier soir à neuf heures jusqu’à sa chambre, où je l’ai laissée avec mademoiselle Suzanne de Valgeneuse.

SALVATOR.

Eh bien, je vous le répète, madame, elle n’est plus dans la chambre où vous l’avez conduite.

MADAME DESMAREST.

En êtes-vous bien sûr ?

SALVATOR.

Lisez ce billet, que j’ai reçu à trois heures du matin.

MADAME DESMAREST, après avoir lu.

Oh ! monsieur, que faire ?

SALVATOR.

Attendre et veiller à ce que personne ne pénètre ni dans la chambre, ni dans la cour, ni dans le jardin.

MADAME DESMAREST.

Attendre qui ?

SALVATOR.

L’agent de l’autorité, qui s’est arrêté chez le maire pour le prévenir de se tenir prêt à la première réquisition.

MADAME DESMAREST.

Eh quoi ! monsieur, la justice va venir ?

SALVATOR.

Sans aucun doute.

MADAME DESMAREST.

Ici ?

SALVATOR.

Ici.

MADAME DESMAREST.

Mais si pareille chose arrive, ma maison est perdue.

SALVATOR.

Que voulez-vous que j’y fasse ? C’était à vous de veiller sur vos pensionnaires.

MADAME DESMAREST.

Mais, monsieur, cet enlèvement est impossible ; les murs sont hauts, les fenêtres solidement fermées ; si Rose-de-Noël avait été enlevée malgré elle, elle eût crié ; moi qui loge au-dessus d’elle, je l’eusse entendue.

SALVATOR.

Eh ! madame, il y a des échelles pour tous les murs, des pinces pour toutes les fenêtres, des bâillons pour toutes les bouches.

MADAME DESMAREST.

Entrons dans la chambre de Rose-de-Noël, monsieur.

SALVATOR.

Au contraire, madame, gardons-nous d’y entrer, de peur de faire disparaître les traces du rapt.

MADAME DESMAREST.

Voyons au jardin, alors ; peut-être apercevra-t-on quelque chose à travers la fenêtre.

SALVATOR.

Pardon, madame, mais l’entrée du jardin est interdite à tout le monde.

MADAME DESMAREST.

Même à moi ?

SALVATOR.

À vous comme aux autres, madame.

MADAME DESMAREST.

Mais enfin, monsieur, je suis chez moi !

SALVATOR.

Vous vous trompez, madame : en ce moment, c’est la loi qui est chez vous, et partout où elle est, la loi est chez elle.

BABOLIN, du haut du mur.

Monsieur Jackal ! voilà M. Jackal !

MADAME DESMAREST.

Qu’est-ce que M. Jackal ?

SALVATOR.

C’est l’agent de l’autorité que nous attendons, madame.

M. JACKAL, du dehors.

Veux-tu descendre de ton perchoir, maroufle !

BABOLIN.

À l’instant, monsieur Jackal, à l’instant !

 

 

Scène V

 

SALVATOR, BABOLIN, PIERRE, MADAME DESMAREST, M. JACKAL

 

M. Jackal entre en chantonnant Où peut-on être mieux : sans faire attention à personne, et fait le tour de la cour. Babolin se cache dans l’angle de la porte.

MADAME DESMAREST.

Monsieur...

M. JACKAL.

Madame Desmarest, je suppose ? Très-bien.

Il continue de chanter son petit air.

Où est la chambre de mademoiselle Rose-de-Noël ?

MADAME DESMAREST.

La voilà, monsieur.

M. JACKAL.

Quelle est cette maison qui donne sur votre jardin ?

MADAME DESMAREST.

Celle de M. Gérard.

M. JACKAL.

Ah ! ah ! de M. Gérard, l’honnête homme. N’est-ce point sous cette désignation qu’il est connu ?

MADAME DESMAREST.

Ah ! monsieur, il le mérite bien !

M. JACKAL.

Qui, avant de venir à Vanvres, habitait à Viry-sur-Orge.

MADAME DESMAREST.

Je crois.

M. JACKAL.

Et moi, j’en suis sûr.

Il reprend son petit air.

SALVATOR.

Gérard ! c’est le nom qui a fait tant d’effet sur Rose-de-Noël, l’autre jour...

À madame Desmarest.

M. Gérard est-il marié ?

MADAME DESMAREST.

Non, monsieur.

SALVATOR.

Connaissez-vous quelqu’un, près de M. Gérard, qui porte le nom d’Orsola ?

M. JACKAL, passant.

Morte depuis sept ans, étranglée par un chien... Revenons à notre affaire. Sur quoi donne ce mur ?

MADAME DESMAREST.

Sur une ruelle déserte.

M. JACKAL.

Sortez, monsieur Salvator ; longez ce mur, et voyez si vous ne trouvez pas, à sa base, quelque morceau de plâtre tombé du faîte ; si vous en trouvez, remarquez bien la place.

SALVATOR.

Soyez tranquille.

BABOLIN.

Voulez-vous que j’aille avec vous, monsieur Salvator ?

SALVATOR.

Viens !

 

 

Scène VI

 

M. JACKAL, MADAME DESMAREST

 

M. JACKAL.

Maintenant, à nous deux, madame.

MADAME DESMAREST.

Interrogez-moi, monsieur, je suis prête à répondre.

M. JACKAL.

À quelle heure se couchent vos pensionnaires ?

MADAME DESMAREST.

À huit heures, en hiver.

M. JACKAL.

Et les sous-maîtresses ?

MADAME DESMAREST.

À neuf heures.

M. JACKAL.

Et vous, madame, à quelle heure vous êtes-vous couchée, hier ?

MADAME DESMAREST.

À dix heures, monsieur.

M. JACKAL.

Et vous n’avez rien vu, rien entendu ?

MADAME DESMAREST.

Rien vu, rien entendu.

M. JACKAL.

Enfin, vous n’avez rien remarqué d’extraordinaire ?

MADAME DESMAREST.

Rien d’extraordinaire.

M. JACKAL.

Rien d’extraordinaire !... C’est extraordinaire !...

 

 

Scène VII

 

M. JACKAL, MADAME DESMAREST, SALVATOR, BABOLIN, PIERRE

 

SALVATOR, montrant un morceau de l’enfaîteau du mur.

Voilà votre affaire.

M. JACKAL.

Ma foi, oui. Vous avez bien remarqué la place ?

SALVATOR.

Parfaitement.

BABOLIN.

Et puis, moi, j’ai jeté une pierre de côté-ci du mur.

M. JACKAL.

Allons-y, ou plutôt, laissez-moi d’abord y aller tout seul... Ah ! ah ! voici des traces de souliers exactement de la même longueur et de la même largeur... Un seul homme aurait-il fait le coup ?

SALVATOR.

Non !

M. JACKAL.

À quoi voyez-vous cela ?

SALVATOR.

Aux clous disposés différemment ; puis l’un des deux hommes boîte du pied droit : le soulier du côté du pied droit a le talon plus haut que celui du côté gauche.

M. JACKAL.

Est-ce que vous avez été du métier, monsieur Salvator ?

SALVATOR.

Non ; mais j’ai été chasseur.

M. JACKAL.

Attendez donc !

SALVATOR.

Quoi ?

M. JACKAL.

Un trait de lumière !

Il tire de sa poche les souliers de Gibassier.

SALVATOR.

Qu’est-ce que cela ?

BABOLIN.

Un homard, je parie !

M. JACKAL, mesurant les empreintes.

La mesure exacte ! juste la même disposition de clous ! Il n’y a plus besoin de nous occuper de celui-là, je le tiens.

PIERRE.

C’est-à-dire que vous tenez ses souliers.

M. JACKAL.

Tu sauras, mon bon ami, que quand je tiens le soulier, je tiens le pied, et que quand une fois je tiens le pied, je tiens le reste... Aux autres ! aux autres !... Ah ! ah ! voici une troisième trace... un pied tout particulier qui n’a aucune ressemblance avec ceux que nous venons d’examiner ; un pied de grand seigneur ou d’abbé.

SALVATOR.

D’homme du monde, monsieur Jackal.

M. JACKAL.

Pourquoi insistez-vous sur l’homme du monde ?

SALVATOR.

Parce que, de nos jours, les abbés ne portent pas d’éperons, et voilà ici, derrière la botte, la petite tranchée que creuse l’éperon.

M. JACKAL.

Vous avez, par ma foi, raison ! Maintenant, voyons où vont et d’où viennent ces pas... Ah ! voilà ! ils vont du mur à la fenêtre et de la fenêtre au mur, aller et retour... Les ravisseurs étaient bien renseignés, à ce qu’il paraît... Ah ! venez donc, monsieur Salvator ! Regardez.

SALVATOR.

Deux trous dans la terre, réunis par une ligne transversale.

M. JACKAL.

Vous reconnaissez les deux montants d’une échelle...

SALVATOR.

Et le dernier échelon, qui s’est enfoncé d’un demi-pouce dans la terre, à cause de l’humidité.

M. JACKAL.

Il y a du plaisir à travailler avec vous, monsieur Salvator ! Maintenant, il s’agit de savoir combien d’hommes ont pesé sur l’échelle pour en arriver à faire entrer dans le sol les montants d’un demi-pied et la traverse d’un demi-pouce. Y a-t-il une échelle dans la maison, madame Desmarest ?

MADAME DESMAREST.

Demandez cela à Pierre.

SALVATOR.

Monsieur Pierre, avez-vous une échelle ?

PIERRE.

Ah ! la bonne question !

M. JACKAL.

Répondez-y.

PIERRE.

Certainement que j’ai une échelle !

M. JACKAL.

Et où est-elle, cette échelle ?

PIERRE.

Elle est près de la serre.

M. JACKAL, montrant une échelle appuyée à la maison de Gérard.

Vous devez vous tromper, mon ami... Ne serait-ce pas celle-ci, par hasard ?

PIERRE.

Tiens, oui ! Qui diable a mis mon échelle sous la fenêtre de M. Gérard ?... Enfin, la voulez-vous ? Je vais vous l’aller chercher.

M. JACKAL.

Non ; j’y vais moi-même... Voilà qui complique la chose... Il passe pour riche, votre M. Gérard, n’est-ce pas ?

MADAME DESMAREST.

On le dit millionnaire.

M. JACKAL.

Est-ce que mes drôles auraient fait d’une pierre deux coups ? Ce sera à examiner plus tard...

Essayant l’échelle.

Nous tenons déjà une pièce de conviction : les montants et les trous sont d’accord.

SALVATOR.

Et cela est d’autant plus remarquable que l’échelle n’est pas de mesure ordinaire.

M. JACKAL.

Vous avez un fils, monsieur Pierre ?

PIERRE.

Oui ! Qui vous a dit cela ?

M. JACKAL.

De douze à quinze ans ?

PIERRE.

Il en aura quatorze aux melons.

M. JACKAL.

Aux melons !... C’est bien son fils !

PIERRE.

Qu’est-ce que ça veut dire, c’est bien son fils ?

M. JACKAL.

Il se fait aider par l’enfant, pour lui montrer son métier, et il a acheté une échelle plus large, afin que l’enfant puisse y monter en même temps que lui.

PIERRE.

Eh bien, après ? y a-t-il du mal à cela ?

M. JACKAL.

Non, au contraire ! Venez ici, mon ami... Combien y a-t-il de temps que vous n’avez travaillé au jardin ?

PIERRE.

Pas depuis trois jours.

M. JACKAL.

Ainsi, depuis trois jours, votre échelle est près de la serre ?

PIERRE.

Elle n’est pas près de la serre, puisque vous êtes monté dessus.

M. JACKAL.

Ce garçon est plein d’intelligence ! Mais il y a une chose dont je suis sûr, c’est qu’il ne pratique pas l’enlèvement. Montez avec moi, mon ami !

Pierre interroge du regard madame Desmarest.

MADAME DESMAREST.

Faites ce que monsieur vous dit, Pierre.

Pierre monte.

M. JACKAL.

Encore...

À Salvator.

Eh bien ?

SALVATOR.

Elle s’enfonce, mais pas jusqu’à la traverse.

M. JACKAL, à Pierre.

Descendez, mon ami.

Pierre descend.

PIERRE.

Me voilà descendu !

M. JACKAL.

Remarquez comme cet homme dit peu de choses, mais comme tout ce qu’il dit est bien dit !... Maintenant, mon ami, prenez madame Desmarest dans vos bras.

PIERRE.

Ah ! fi donc, monsieur !

M. JACKAL.

Prenez madame Desmarest dans vos bras.

MADAME DESMAREST.

Mais que dites-vous là ?

PIERRE.

Je n’oserai jamais, monsieur.

MADAME DESMAREST.

Je vous le défends, Pierre.

M. JACKAL, descendant de l’échelle.

Montez où j’étais, mon ami...

Il veut enlever madame Desmarest.

MADAME DESMAREST.

Mais, monsieur ! mais, monsieur, que faites-vous ?

M. JACKAL.

Supposez, madame, que je sois amoureux de vous.

PIERRE.

Ah ! en voilà une supposition !

MADAME DESMAREST.

Mais, monsieur !

M. JACKAL.

Tranquillisez-vous, madame ; ce n’est, comme le dit notre ami Pierre, qu’une supposition... Je vous enlève... c’est-à-dire, non, je ne vous enlève pas... Je vais vous aider à monter, j’aime mieux ça... Ne craignez rien.

Ils montent. À Salvator.

S’enfonce-t-elle jusqu’à la traverse ?

SALVATOR.

Pas tout à fait.

M. JACKAL, à Babolin.

Viens ici pour faire l’appoint.

BABOLIN.

Moi ?

M. JACKAL.

Oui, toi... Monte sur le second échelon.

BABOLIN, montant et faisant le Mercure.

Voilà !

SALVATOR.

L’échelle est exactement au même point que l’autre !

M. JACKAL.

Alors, le tour est fait... Descendons.

On descend.

MADAME DESMAREST.

Je ne comprends pas.

M. JACKAL.

C’est bien simple, cependant ! Vous êtes nécessairement plus lourde que Rose-de-Noël...

À Babolin.

Combien pèses-tu ?

BABOLIN.

Soixante-cinq livres... Je me suis fait peser, il y a trois jours, aux Champs-Élysées.

M. JACKAL.

Les deux hommes qui emportaient Rose-de-Noël étaient de soixante-cinq livres plus lourds que Pierre et moi.

BABOLIN.

Est-il fort, ce monsieur Jackal ! est-il fort !

PIERRE.

Ah ! je comprends, maintenant : on a enlevé une des pensionnaires.

M. JACKAL.

Madame Desmarest, ne vous défaites jamais de ce garçon-là : c’est un trésor de pénétration... Occupons-nous maintenant de l’intérieur de la chambre.

À madame Desmarest.

Vous avez une double clef des cellules de vos pensionnaires ?

MADAME DESMAREST.

Voici celle de mademoiselle Rose-de-Noël.

M. Jackal ouvre la porte. On veut entrer.

M. JACKAL.

Doucement ! tout dépend d’un premier examen... Ah ! ah ! des traces de pas de la porte au lit, et du lit à la fenêtre... Monsieur Salvator, regardez avec vos yeux de chasseur.

SALVATOR.

Ah ! ah ! du nouveau ! un pied de femme... Il est dessiné par le sable du jardin.

M. JACKAL.

Que dis-je toujours, monsieur Salvator ? « Cherchez la femme ! » Cette fois, la femme est trouvée.

MADAME DESMAREST.

Comment, la femme est trouvée ? vous croyez qu’il y a une femme dans cette affaire ?

M. JACKAL.

Il y a une femme dans toutes les affaires ; aussitôt qu’on me fait un rapport, je dis : « Cherchez la femme ! » On cherche la femme, et, quand la femme est trouvée...

MADAME DESMAREST.

Eh bien ?

M. JACKAL.

On ne tarde pas à trouver l’homme. Un jour, un couvreur tombe d’un toit, et se casse les deux jambes ; on me fait le rapport, je dis : « Cherchez la femme ! » On se met à rire. J’interroge le blessé ; l’imbécile s’était amusé à regarder une grisette qui se déshabillait dans sa mansarde, le pied lui avait manqué, et il était tombé !... Cherchons la femme, monsieur Salvator, cherchons la femme !

SALVATOR.

Celle-ci est coquette ; elle a suivi les allées du jardin de peur de salir ses brodequins : sable jaune sans aucun mélange de boue.

M. JACKAL.

Quand vous vous lasserez d’être commissionnaire, monsieur Salvator, venez me dire deux mots. Et maintenant, madame Desmarest, voici comment les choses se sont passées. Vous avez vous-même conduit mademoiselle Rose-de-Noël à sa chambre.

MADAME DESMAREST.

Moi-même, monsieur.

M. JACKAL.

Elle était fort triste.

MADAME DESMAREST.

Comment savez-vous cela ?

M. JACKAL.

Ce n’est pas difficile à deviner, voilà son mouchoir, tout humide ; elle s’est couchée en pleurant. On a frappé à la porte.

MADAME DESMAREST.

Qui cela ?

M. JACKAL.

La femme, probablement. Rose-de-Noël s’est levée et a été ouvrir.

MADAME DESMAREST.

Sans savoir qui frappait ?

M. JACKAL.

Qui vous dit qu’elle ne sût point qui frappait ? Derrière la femme venait le jeune homme aux petites bottes et aux éperons : derrière le jeune homme venaient les hommes aux gros souliers ; on l’a saisie, elle s’est débattue. On lui a mis un mouchoir sur la bouche, on lui a jeté par-dessus son peignoir de lit, on l’a enveloppée dans sa couverture, et on l’a enlevée ainsi. Voyez, on l’a emportée par la fenêtre, et preuve qu’elle y est passée, par la fenêtre, et pas de bonne volonté même...

SALVATOR.

C’est qu’elle s’est cramponnée au rideau, et que le rideau est déchiré.

M. JACKAL.

Le reste va tout seul, on l’a passée par-dessus le mur. La femme est revenue dans la chambre, elle a fermé la fenêtre tout naturellement, puis la porte, et elle est allée se recoucher.

SALVATOR, saisissant la main de M. Jackal.

Je tiens tout, laissez-moi faire. Madame Desmarest, pourriez-vous, sans qu’elle le sût, nous procurer un brodequin de mademoiselle Suzanne de Valgeneuse ?

MADAME DESMAREST.

Probablement... Elle aura mis, comme d’habitude, hier au soir, ses chaussures à sa porte, pour que sa femme de chambre les nettoie.

SALVATOR.

Alors, madame Desmarest, un brodequin de mademoiselle Suzanne, et pas un mot !

M. JACKAL.

Vous entendez, madame, pas un mot !

MADAME DESMAREST.

J’y vais moi-même.

Elle sort.

SALVATOR.

Monsieur Pierre, si vous voulez rentrer dans votre maison, nous n’avons plus besoin de vous. Babolin, si tu veux aller jouer à la toupie, tu nous feras plaisir.

BABOLIN.

Je n’ai pas de toupie, monsieur Salvator.

SALVATOR.

Tiens, voilà pour en acheter une.

Il lui donne cinq francs.

BABOLIN.

Oh ! une pièce de cinq francs !

Babolin sort, mais Pierre reste sur sa porte.

PIERRE.

Pourquoi donc que je rentrerais dans ma maison ? Je n’ai d’ordres à recevoir que de madame Desmarest.

 

 

Scène VIII

 

SALVATOR, M. JACKAL, PIERRE, sur sa porte

 

SALVATOR.

La femme, c’est mademoiselle Suzanne de Valgeneuse ; l’homme aux petites bottes, c’est son frère !

M. JACKAL.

Vous croyez ?

SALVATOR.

J’en suis sûr. C’est elle qui, chez Pétrus, quand il s’est agi de mettre Rose-de-Noël en pension, a offert le pensionnat de madame Desmarest ; c’est elle qui a combattu mes objections à l’instigation de son frère. Dès cette heure, le plan de l’enlèvement était arrêté... Ah ! ma belle cousine ! ah ! mon cher cousin !

M. JACKAL.

Que dites-vous là ?

SALVATOR.

Rien... Je dis que vous êtes un grand homme, monsieur Jackal, et que votre maxime « Cherchez la femme » passera à la postérité !

 

 

Scène IX

 

SALVATOR, M. JACKAL, PIERRE, MADAME DESMAREST

 

MADAME DESMAREST.

Voici un brodequin de mademoiselle Suzanne, messieurs.

SALVATOR, mesurant à la trace.

Voyez ! Eh bien, qu’en dites-vous ?

M. JACKAL.

Je dis que c’est mademoiselle Suzanne qui a fait l’affaire... Madame Desmarest, appelez mademoiselle Suzanne.

MADAME DESMAREST.

Tenez, monsieur, la voici.

M. JACKAL.

Où cela ?

MADAME DESMAREST.

Elle se promène au jardin.

M. JACKAL.

Faites-lui signe de venir.

MADAME DESMAREST.

Je ne sais pas si elle viendra.

M. JACKAL.

Et pourquoi ne viendrait-elle pas ?

MADAME DESMAREST.

Parce que mademoiselle Suzanne est bien fière.

M. JACKAL.

Appelez-la toujours ; si elle ne vient pas, j’irai la chercher !

MADAME DESMAREST.

Mademoiselle Suzanne ! mademoiselle Suzanne !

SUZANNE.

Madame me fait l’honneur de m’appeler, je crois ?

M. Jackal est dans la cour ; Salvator reste dans le pavillon, invisible à Suzanne.

MADAME DESMAREST.

Oui, mon enfant ; car voici monsieur qui désire vous adresser quelques questions.

SUZANNE.

Des questions, à moi ? Mais je ne connais pas monsieur.

MADAME DESMAREST.

Monsieur est le représentant de l’autorité.

SUZANNE.

Qu’ai-je à faire avec l’autorité, moi ?

MADAME DESMAREST.

Calmez-vous, mon enfant ; il s’agit de Rose-de-Noël.

SUZANNE.

Eh bien, après ?

M. JACKAL.

Après ? Veuillez nous laisser, madame Desmarest, et prier M. Pierre de rentrer chez lui.

Pierre et madame Desmarest rentrent chacun chez eux.

 

 

Scène X

 

M. JACKAL, SUZANNE, SALVATOR, dans le pavillon

 

M. JACKAL.

Après, mademoiselle, nous désirons avoir quelques renseignements sur votre amie.

SUZANNE.

Quelle amie ?

M. JACKAL.

Mademoiselle Rose-de-Noël.

SUZANNE.

Je choisis mes amies ailleurs que sur les grands chemins, monsieur. Mademoiselle Rose-de-Noël était peut-être ma protégée, mais elle n’était pas mon amie.

M. JACKAL.

Alors, je vais tout simplement vous interroger.

SUZANNE.

M’interroger, moi ? et sur quoi ?

M. JACKAL.

Sur l’enlèvement de mademoiselle Rose-de-Noël.

SUZANNE.

Ah ! pauvre petite, elle a été enlevée ?

M. JACKAL.

Vous le savez mieux que personne, mademoiselle, attendu que vous avez participé à l’enlèvement.

SUZANNE.

Vous êtes fou, monsieur !

M. JACKAL.

Non, mademoiselle ; je suis...

Il ouvre sa redingote et montre son écharpe.

SUZANNE.

Que ne le disiez-vous tout de suite ? On vous aurait répondu avec les honneurs dus à votre rang.

M. JACKAL.

Abrégeons, mademoiselle. Votre nom, vos qualités, votre état dans le monde ?

SUZANNE.

Alors, c’est un interrogatoire ?

M. JACKAL.

Oui, mademoiselle.

SUZANNE.

Mon nom ? Je me nomme Aimée-Adélaïde-Suzanne de Valgeneuse. Mes qualités ? Je suis fille de M. le marquis Denis-René de Valgeneuse, pair de France, nièce de Louis-Clément de Valgeneuse, cardinal en cour de Rome, et sœur de M. le comte Lorédan de Valgeneuse, lieutenant aux gardes. Mon état ? Je suis héritière de cinq cent mille livres de rente. Voilà mes noms, mes qualités, mon état.

M. JACKAL, faisant un pas en arrière et reboutonnant sa redingote.

Pardon, mademoiselle, j’ignorais...

SUZANNE.

Oui, je comprends, vous ignoriez que je fusse la fille de mon père, la nièce de mon oncle, la sœur de mon frère ; eh bien, maintenant que vous le savez, monsieur, ne l’oubliez plus.

Elle fait de la main un signe dédaigneux, et va pour sortir.

M. JACKAL.

Pardon, mademoiselle... Un mot encore, je vous prie... Vous êtes fière et orgueilleuse de votre fortune ; mais cette fortune vous vient de la succession d’un oncle dont le testament s’est, dit-on, égaré... Réduit à la misère par la disparition de ce testament, M. Conrad de Valgeneuse s’est tué ; mais supposons un instant que votre cousin ne soit pas mort et que le testament se retrouve : vous êtes ruinés, vous et votre frère !

SUZANNE.

Est-ce une menace que vous me faites ?

M. JACKAL.

Non, mademoiselle, c’est un avis que je vous donne.

SUZANNE.

Où voyez-vous un avis là dedans ?

M. JACKAL.

L’avis est non pas dans ce que je vous ai dit, mais dans ce qui me reste à vous dire. Écoutez-moi donc, mademoiselle, et, quoique je vous parle bas, ne perdez pas une de mes paroles, car ce sont les paroles d’un ami.

SUZANNE, méprisante.

Vous, un ami ?

M. JACKAL.

Vous allez en juger... La jeune fille que votre frère a enlevée et qu’il croit une bohémienne n’est point une bohémienne : elle est la nièce de M. Gérard, et, le jour où son oncle mourra, elle héritera de cinq millions... Ce n’est donc point sa maîtresse qu’il faut que votre frère en fasse, c’est sa femme... Direz-vous encore que le conseil ne vient pas d’un ami ?

SUZANNE.

Je ne sais ni de qui il vient, ni par quel motif il est donné ; mais comme il est bon, dans une heure je pars pour rejoindre mon frère, et je vous jure que Rose-de-Noël ne sera point sa maîtresse... Adieu, monsieur !

M. JACKAL, saluant très bas.

Votre humble serviteur, mademoiselle.

Suzanne sort.

 

 

Scène XI

 

M. JACKAL, SALVATOR

 

M. JACKAL.

Monsieur Salvator, je crois que nous n’avons plus grand’chose à faire ici ; et comme j’ai un motif différent du vôtre pour y rester, je ne vous retiens pas.

SALVATOR.

Si je vous demandais une explication, monsieur Jackal, me la donneriez-vous ?

M. JACKAL.

Non, monsieur Salvator.

SALVATOR.

Eh bien, je vais la donner, moi. Vous avez eu peur de cette vipère, monsieur Jackal !

M. JACKAL.

Je n’ai peur de rien, monsieur Salvator.

SALVATOR.

Eh bien, monsieur Jackal, ce que vous ne voulez pas faire, je le ferai, moi.

M. JACKAL.

Vous ?

SALVATOR.

Moi !... Seulement, un dernier mot : est-ce votre conscience qui vous force à vous abstenir ?

M. JACKAL.

C’est mon devoir... Adieu, monsieur Conrad !

SALVATOR, se retournant vivement.

M. Conrad ?

M. JACKAL.

Pardon, je me trompe... Adieu, monsieur Salvator !

SALVATOR.

Monsieur Jackal, avant huit jours, j’aurai retrouvé et repris Rose-de-Noël.

M. JACKAL.

Si cela arrive, tâchez de la garder.

SALVATOR.

Oh ! je vous réponds qu’une fois dans mes mains, elle n’en sortira plus !... Adieu, monsieur Jackal.

 

 

Scène XII

 

M. JACKAL, seul

 

L’homme propose, Dieu dispose... – En attendant, voyons un peu pourquoi cette échelle était dressée contre la fenêtre de M. Gérard... Si ce brigand de Gibassier n’était à Toulon, je jurerais que c’est lui qui a fait le coup !

 

 

Sixième Tableau

 

Intérieur de la chambre de Gérard, à Vanvres ; désordre le plus complet, chaises et fauteuils renversés, secrétaire forcé, lampe qui continue à brûler sur la table de nuit, couteau ensanglanté sous un meuble.

 

 

Scène première

 

M. JACKAL, UNE VOIX

 

M. Jackal est en dehors, sur l’échelle ; on ne voit que son bras, qui passe à travers un carreau cassé, et qui cherche l’espagnolette ; l’espagnolette ouverte, la fenêtre s’ouvre aussi, et l’on voit M. Jackal.

VOIX, du côté de la porte.

Monsieur Gérard... monsieur Gérard !... Ouvrez, monsieur Gérard ! ouvrez !

M. JACKAL, à la fenêtre.

C’est assez imprudent, pour un millionnaire, de coucher au premier étage, sans volets à ses fenêtres ; il est vrai que ses fenêtres donnent sur un pensionnat de jeunes demoiselles... Mais les brebis attirent les loups.

Il saute dans la chambre.

Ah ! voilà un beau désordre !... c’est peut-être un effet de l’art.

LA VOIX.

Monsieur Gérard, si vous ne répondez pas, on va aller chercher le commissaire de police.

M. JACKAL.

Allez-y sans perdre un instant, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

LA VOIX, effrayée et s’éloignant.

Il y a quelqu’un dans la chambre de M. Gérard ! À la garde ! à la garde !

 

 

Scène II

 

M. JACKAL, seul

 

C’est bien cela ! un des trois hommes s’est détaché, celui dont j’ai les souliers dans ma poche ; il est venu avec l’échelle, l’a appuyée au-dessous de la fenêtre, a cassé un carreau et est entré... M. Gérard dormait ou ne dormait pas ; le lit est intact, quoiqu’il ne soit plus à sa place... Pourquoi le lit n’est-il plus à sa place ?... Ah ! c’est qu’ils l’ont dérangé pour forcer l’armoire qui est derrière... M. Gérard a entendu du bruit, il est arrivé ; M. Gérard a succombé, puisque voilà le secrétaire forcé, les tiroirs vides et...

Il aperçoit à terre une tache et met son mouchoir dessus.

C’est clair ! Pièce de conviction. Au greffe !...

En furetant, il aperçoit le couteau.

Qu’est-ce que je vois donc briller là-dessous ?... Ah ! ah ! voilà qui va nous mettre sur la trace de l’homme !... « Lardereau, à Valence. » Route de Toulon, ou à peu près. Gibassier est évadé du bagne ; ce sont ses jambes que j’ai vues chez la Brocante, ce sont ses souliers que j’ai dans ma poche, et c’est son couteau que je tiens à la main... Autre pièce de conviction. Au greffe !...

On entend du bruit.

Bon ! les voilà qui reviennent.

UNE VOIX, au dehors.

Au nom de la loi, ouvrez !...

M. JACKAL.

Belle voix !... Qui donc est commissaire à Vanvres ? C’est Henri Bertin, un de mes protégés. Je suis charmé de voir que je place bien ma protection.

LE COMMISSAIRE.

Au nom de la loi, ouvrez !

M. JACKAL.

Que diable est devenu dans tout cela ce bon M. Gérard ?

Ouvrant la porte d’un cabinet.

Tiens, le voilà par ici ! l’assassin l’a caché là ; il a mis la clef dans sa poche, est sorti par cette porte, l’a fermée en dehors, et a gagné la rue par quelque fenêtre du rez-de-chaussée.

Il entre dans le cabinet ; pendant ce temps, on enfonce la porte ; le commissaire se précipite dans la chambre avec les gendarmes et le garde champêtre ; en ce moment, M. Jackal sort du cabinet, traînant par les épaules le corps de Gérard.

 

 

Scène III

 

M. JACKAL, LE COMMISSAIRE, GÉRARD, GENDARMES, etc.

 

LE COMMISSAIRE, montrant M. Jackal.

Arrêtez cet homme !

M. JACKAL.

Qui voulez-vous arrêter ?

LE COMMISSAIRE.

Vous, pardieu !

M. JACKAL.

Ah ! cher monsieur Henri, j’avais de vous une certaine opinion, et voilà que vous la détruisez vous-même.

LE COMMISSAIRE.

M. Jackal !

TOUS.

M. Jackal !

M. JACKAL.

Voyons, aidez-moi à mettre ce brave M. Gérard sur son lit. J’ai rendez-vous à la préfecture à huit heures ; il en est sept, et je voudrais, avant de m’en aller, savoir s’il est mort ou vivant... S’il n’est pas mort, il est bien malade... Y a-t-il un médecin dans le village ?

LE COMMISSAIRE.

Oui ; mais je l’ai vu partir ce matin dans son cabriolet.

M. JACKAL.

Alors, comme il n’y a pas de temps à perdre, faites venir le curé.

LE COMMISSAIRE.

C’est aujourd’hui dimanche, il dit une messe basse à la chapelle de M. de Lamotte-Houdan... Mais j’ai vu passer un moine qui a demandé le chemin de Meudon, où deux amants se sont asphyxiés, et je vais...

M. JACKAL.

Non, pas vous, quelqu’un de la société...

UN GENDARME.

J’y vais, monsieur...

M. JACKAL.

Si vous trouvez un médecin à Meudon, prévenez-le en même temps.

Le Gendarme sort.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, hors un des GENDARMES

 

M. JACKAL.

Là ! maintenant que vous avez bien vu tout ce qu’il y avait à voir, mes bons amis, faites-nous de l’air... Si M. Gérard est mort, vous n’avez pas besoin ici ; s’il est vivant, c’est à nous et non à vous qu’il a affaire !

LES ASSISTANTS, à mesure qu’ils sortent.

Ah ! tâchez de nous le rendre, monsieur Jackal ! – Vous ne savez pas le bien qu’il faisait dans le pays ; c’est le père des pauvres ! – Nous allons prier le bon Dieu pour lui.

M. JACKAL.

Vous ferez bien !... Allez, mes amis, allez !...

 

 

Scène V

 

M. JACKAL, GÉRARD, LE COMMISSAIRE

 

M. JACKAL, aux Gendarmes.

Tenez-vous à la porte et ne laissez entrer que le moine et le médecin.

Les Gendarmes sortent. Au Commissaire.

Quant à vous, dressez votre procès-verbal !

LE COMMISSAIRE.

Voulez-vous me le dicter ?

M. JACKAL.

Je n’ai pas le temps ! je devrais déjà être sur la route de Paris.

Le Commissaire se met à une table.

LE COMMISSAIRE.

« Ce jourd’hui dimanche, etc., etc. »

M. JACKAL, au moment de sortir.

Chut !... il me semble que j’ai entendu un soupir. Venez donc m’aider, monsieur Henri !

Ils mettent des oreillers sous la tête de Gérard.

Ah ! ah ! nous en appelons, à ce qu’il paraît ?

GÉRARD.

Ah !...

M. JACKAL.

Bravo !... Sept heures dix minutes... Je pousserai le cheval, voilà tout !...

Il prend, dans le verre qui est sur la table, une petite cuiller en argent.

Il paraît que le secrétaire était bien garni... quoiqu’elle fût d’argent, on a méprisé la petite cuiller...

Il verse dans la cuiller quelques gouttes d’une liqueur rouge contenue dans un flacon qu’il porte sur lui, et l’introduit dans la bouche de Gérard.

GÉRARD, revenant à lui.

Grâce, monsieur le voleur ! grâce !

M. JACKAL.

Honnête monsieur Gérard, il ne s’agit plus ici de voleur, la justice veille sur vous.

GÉRARD, ouvrant les yeux.

La... la... justice ?...

M. JACKAL.

Voyez comme la justice le rassure !... Remettez-vous, cher monsieur Gérard ; nous sommes d’anciennes connaissances, que diable ! C’est moi qui ai reçu votre déposition lors de l’assassinat de Viry-sur-Orge, et qui ai suivi l’accusation contre M. Sarranti que vous avez fait condamner à mort... comme voleur et assassin.

GÉRARD.

Je n’ai rien à dire qu’à un confesseur !

M. JACKAL, bas.

Vous allez être servi à souhait : j’ai envoyé chercher un prêtre et un médecin.

GÉRARD.

Oh ! le prêtre !... Le prêtre d’abord.

Il retombe sur son lit.

M. JACKAL.

Diable ! et moi qui suis obligé de le quitter... Mon cher monsieur Henri, je doute que M. Gérard en revienne ; mais s’il en revient, faites-moi l’amitié de veiller sur lui, et de me tenir au courant de ses faits et gestes.

LE COMMISSAIRE, étonné.

Au courant des faits et gestes de M. Gérard, de l’honnête M. Gérard ?...

M. JACKAL.

Oui, de l’honnête M. Gérard.

LE COMMISSAIRE.

Vous avez donc des intentions sur lui ?

M. JACKAL.

Chut !... Je lui ménage une surprise... Ne lui en soufflez pas mot ; seulement, s’il se trouvait plus mal, faites-lui boire une cuillerée de cette liqueur, cela le soutiendra quelques instants... Sept heures un quart ! heureusement que j’en emporte assez pour excuser mon retard. Au revoir, monsieur Henri ! au revoir !

 

 

Scène VI

 

M. JACKAL, LE COMMISSAIRE, GÉRARD, UN AGENT

 

L’AGENT.

De la part de M. le préfet.

M. JACKAL.

De M. le préfet ?

L’AGENT.

Oui ; il paraît que c’est pour une affaire grave, car on m’a ordonné de ne revenir qu’avec vous.

M. JACKAL, lisant.

Tiens, tiens, tiens, en voilà bien d’un autre ! M. Sarranti de retour en France ! Lui que je croyais, l’autre jour, pouvoir arrêter chez Bordier, vient de se livrer lui-même ! Comprend-on cet imbécile d’honnête homme, qui était bien tranquille dans l’Inde, qui pouvait y rester et qui revient pour purger sa contumace ? Pauvre diable, je le plains !

À l’Agent.

Venez ! venez ! et vous, cher monsieur Henri, n’oubliez pas mes instructions.

Il regarde Gérard.

Décidément, je n’en donnerais pas cher !

Il sort avec l’Agent.

 

 

Scène VII

 

LE COMMISSAIRE, GÉRARD

 

GÉRARD, rouvrant les yeux.

Il est parti ?... Cet homme m’épouvante ! Quelle est cette lettre qu’il a reçue ? Je lui ai entendu prononcer le nom de Sarranti... Oh ! que je suis faible ! Au secours !... je meurs !

LE COMMISSAIRE.

Qu’avez-vous, cher monsieur Gérard ?

GÉRARD.

M. Henri Bertin... Croyez-vous qu’on trouve un prêtre, monsieur ?...

 

 

Scène VIII

 

LE COMMISSAIRE, GÉRARD, UN GENDARME, entrant

 

LE GENDARME.

Pardon, excuse, mon commissaire, c’est le moine... Mon camarade l’a rencontré sur la route de Meudon, et il nous l’envoie, en attendant le médecin.

GÉRARD, se soulevant.

Le moine !... quel moine ?...

LE COMMISSAIRE.

Le curé de Vanvres est absent... et comme je savais qu’un moine était au Bas-Meudon, je l’ai envoyé chercher ; il paraît qu’on l’a rencontré sur la route.

GÉRARD.

Alors... alors, ce moine est étranger au pays ?...

 

 

Scène IX

 

LE COMMISSAIRE, GÉRARD, UN GENDARME, DOMINIQUE

 

DOMINIQUE, répondant à la question de Gérard.

J’arrive de Rome, où j’ai été recevoir les ordres des mains de Sa Sainteté elle-même.

GÉRARD.

C’est Dieu qui vous envoie... Venant de Rome, peut-être avez-vous des pouvoirs plus grands... Approchez, approchez, mon père !...

DOMINIQUE.

Me voici.

GÉRARD.

Il me semble que vous êtes bien jeune !

DOMINIQUE.

Ce n’est point moi qui me suis offert, monsieur : j’ai été requis.

GÉRARD.

Je voulais dire qu’à votre âge, on n’avait peut-être point assez médité sur le côté sombre de la vie pour répondre aux questions que j’ai à vous faire.

DOMINIQUE.

Tout ce que je puis vous répondre, monsieur, c’est que si vous m’interrogez avec la foi, je vous répondrai avec la foi, et que si vous m’interrogez avec l’esprit, je vous répondrai avec l’esprit.

GÉRARD.

C’est bien, mon père... Messieurs, laissez-nous.

Tout le monde sort.

 

 

Scène X

 

DOMINIQUE, GÉRARD

 

GÉRARD.

Asseyez-vous, mon père, et approchez-vous de moi le plus possible... Je suis si faible, que je puis à peine parler...

Dominique s’assied.

Maintenant, au nom du ciel, ne vous scandalisez pas des demandes que j’ai à vous faire, et surtout promettez-moi de ne pas m’abandonner avant que je vous aie dit tout ce que j’ai à vous dire !

DOMINIQUE.

Parlez avec confiance, monsieur, j’écoute.

GÉRARD.

Vous connaissez mieux que moi les dogmes de la religion à laquelle vous appartenez ; dites-moi, y a-t-il un cas où les paroles d’un mourant puissent être révélées par le confesseur qui les a reçues ?

DOMINIQUE.

Je n’en connais pas, monsieur.

GÉRARD.

Ainsi, une fois ma confession reçue par vous, nul ne peut exiger que vous la rendiez publique ?

DOMINIQUE.

Qui que ce soit au monde !

GÉRARD.

Pas même un tribunal, pas même un ministre, pas même le roi !

DOMINIQUE.

Pas même le vicaire de Dieu qui siège à Rome.

GÉRARD.

Et que doit faire du secret qui lui a été confié ainsi un prêtre qui se trouverait placé entre la mort et la révélation de ce secret ?

DOMINIQUE.

Il doit mourir.

GÉRARD.

Alors, écoutez-moi, mon père !... écoutez-moi !

DOMINIQUE.

J’attends.

GÉRARD.

Et moi, j’hésite. Il me semble que j’ai encore des forces et que je puis attendre... Ne pouvez-vous revenir ce soir... demain ?

DOMINIQUE.

Impossible ! car il est probable que je quitte, non-seulement Paris, mais la France, peut-être demain, peut-être même ce soir, pour n’y jamais revenir !

GÉRARD, à part.

Il part !... mieux vaut celui-là qu’un autre ; il quitte Paris, il quitte la France pour n’y revenir jamais peut-être... Ah !... ah !...

DOMINIQUE.

Qu’avez-vous ?

GÉRARD.

Mon père ! mon père ! je crois que je vais mourir... À moi !... à l’aide !... Là, sur cette table, un flacon... Par grâce, une cuillerée de la liqueur qui est dans ce flacon.

DOMINIQUE.

Je comprends...

Il lui fait prendre une cuillerée de la liqueur. Puis à part.

C’est singulier, il me semble que je connais cet homme !

GÉRARD.

Écoutez-moi maintenant... Je vais tout vous dire, le plus succinctement possible... J’ai peur de ne pouvoir aller jusqu’au bout !

DOMINIQUE, se rasseyant.

Parlez, j’écoute.

GÉRARD.

J’habitais une campagne à quelques lieues de Paris ; je l’habitais avec une femme de trente ans, belle, trop belle pour mon salut !... Elle était née au milieu des montagnes des Pyrénées ; elle avait une volonté âpre et obstinée, et elle m’avait courbé sous sa volonté ! Mon frère, qui était parti pour l’Inde en me laissant ses deux enfants, un garçon et une fille, m’avait recommandé un de ses amis, Corse de nation... pour en faire le précepteur de ses enfants...

Dominique passe successivement de la curiosité à l’intérêt, et de l’intérêt à la terreur.

Mon frère mourut.

DOMINIQUE.

Le lieu que vous habitiez ne se nomme-t-il pas Viry-sur-Orge ?

GÉRARD.

Oui.

DOMINIQUE.

Les enfants de votre frère ne s’appelaient-ils pas, le garçon, Victor, et la fille, Léonie ?

GÉRARD.

C’étaient leurs noms, en effet.

DOMINIQUE.

Oh ! je vous reconnais maintenant, quoique je ne vous aie vu qu’une fois et pendant quelques minutes à peine ; vous êtes M. Gérard !

GÉRARD.

Oui ; mais vous, qui êtes-vous donc ?

DOMINIQUE.

Vous ne me reconnaissez pas ?

GÉRARD.

Non !

DOMINIQUE.

Regardez-moi bien !

GÉRARD.

Qui êtes-vous, au nom du ciel ?

DOMINIQUE.

Je suis Dominique Sarranti !

GÉRARD.

Oh !

DOMINIQUE.

Je suis le fils de Philippe Sarranti, que vous avez accusé d’assassinat et de vol, et que vous avez fait condamner à mort par contumace pendant que je faisais mon noviciat à Rome.

GÉRARD.

Mon Dieu ! mon Dieu !

DOMINIQUE.

Vous voyez bien que ce serait vous trahir que d’écouter plus longtemps votre confession, puisqu’au lieu de l’écouter avec la charité d’un prêtre et le pardon d’un chrétien, je l’écouterais avec la haine d’un fils dont vous avez déshonoré le père, et, par conséquent, avec la malédiction dans le cœur.

Il s’avance vivement vers la porte.

GÉRARD, désespéré.

Non, non, non ! restez, au contraire, restez ! c’est la Providence qui vous amène... Restez ! c’est Dieu qui permet qu’avant de mourir, je répare le mal que j’ai fait.

DOMINIQUE.

Vous le voulez ? prenez garde ! je ne demande pas mieux que de rester, moi... Il m’a fallu un effort surhumain pour vous dire qui j’étais et pour ne pas abuser du hasard qui m’a amené près de vous.

GÉRARD.

Non, pas le hasard, mais la Providence, mon frère, la Providence !... Oh ! loin de vous fuir, loin de vous craindre, j’eusse été, avant de mourir, au bout du monde si j’eusse su vous trouver... Vous voilà ! écoutez-moi... Mais non, je le sens, je n’aurai pas la force de vous raconter l’horrible action !

DOMINIQUE.

Mais mon père ? mon père ?

GÉRARD.

Eh bien, un des enfants fut tué par moi... L’autre...

DOMINIQUE.

Mon père, te dis-je !

GÉRARD.

Mais ne voyez-vous pas que je meurs ?

DOMINIQUE.

Oh ! ne meurs pas, malheureux !... il me faut l’innocence de mon père !

GÉRARD.

Oui, votre père est innocent !

DOMINIQUE.

Je le savais bien, moi, et cependant je l’eusse vu mourir ! mourir sur l’échafaud, sans pouvoir le sauver ! car, malgré l’aveu que vous me faites, monsieur, comme cet aveu est une confession, je ne puis le révéler, et l’accusation ne pèsera pas moins éternellement sur la tête de mon père... Ah ! monsieur, vous êtes bien infâme !

GÉRARD.

Mais est-ce que je ne vais pas mourir ?... est-ce que vous croyez que si je ne me sentais pas atteint mortellement, l’horrible secret serait sorti de ma bouche ?

DOMINIQUE.

Mais, vous mort, il me sera donc permis de tout révéler ?

GÉRARD.

Tout, mon père, tout ! N’est-ce pas pour cela que je remerciais le ciel de vous avoir conduit près de mon lit ?

DOMINIQUE.

Mais croira-t-on à la déclaration d’un fils en faveur de son père ?

GÉRARD.

Attendez ! Là, là, dans l’épaisseur de la muraille, une armoire secrète... Suivez la moulure de la porte... Là ! vous y êtes... Appuyez... Voyez-vous un manuscrit cacheté de trois cachets ?

DOMINIQUE, prenant le manuscrit.

Un manuscrit ?... Le voilà ! le voilà !

Lisant.

« Ceci est ma confession générale devant Dieu et devant les hommes, pour être rendue publique après ma mort. Signé : GÉRARD. »

GÉRARD.

Ce papier contient mot pour mot le récit que ma faiblesse m’a empêché de vous faire dans tous ses détails ; mais, moi mort, disposez-en, je vous relève du secret de la confession.

DOMINIQUE.

Il sera fait selon votre volonté, je vous le jure devant Dieu !

GÉRARD.

Vous le voyez, je succombe à l’émotion ; ne me consolerez-vous pas par quelque parole d’espérance ?

DOMINIQUE.

Monsieur, peut-être faudrait-il auprès du Seigneur une plus puissante intercession que la mienne ; mais moi, comme homme, je vous pardonne. Maintenant, Dieu veuille ratifier ce pardon, que, comme prêtre, je le supplie de faire descendre sur votre tête !

GÉRARD, d’une voix presque inintelligible.

Et maintenant, que me reste-t-il à faire ?

DOMINIQUE.

Priez !

Il sort.

 

 

Scène X

 

GÉRARD, seul

 

Seigneur ! Seigneur ! ayez pitié de moi ! Seigneur ! Seigneur ! recevez-moi dans votre miséricorde !

 

 

Scène XI

 

GÉRARD, UNE SERVANTE, LUDOVIC

 

UNE SERVANTE, introduisant Ludovic.

Maintenant, monsieur, vous pouvez entrer, le prêtre est parti.

LUDOVIC.

C’est le contraire de ce qui se pratique d’habitude : après le médecin, le prêtre, tandis qu’aujourd’hui, après le prêtre, le médecin... Espérons que cela vous portera bonheur, monsieur Gérard !

GÉRARD, d’une voix affaiblie.

Qui m’appelle ?...

LUDOVIC.

Eh ! la voix n’est pas sifflante... Crachez-vous le sang ?

Gérard fait signe que non.

Rien au poumon, par conséquent... Lividité, cela tient à l’énorme quantité de sang perdu. Voyons l’œil... Regardez-moi... Un peu d’égarement causé par la terreur... Les blessures maintenant...

GÉRARD.

Grand Dieu ! si j’allais ne pas mourir !...

LUDOVIC.

Eh ! eh ! on en a vu revenir de plus loin !

GÉRARD.

Oh ! le moine ! le moine ! courez après le moine, rappelez-le !... Non...

S’affaiblissant.

Si...

S’évanouissant.

Cette fois, je meurs...

LUDOVIC.

Eh bien, voilà un singulier malade ! on dirait qu’il a peur de guérir !

 

 

ACTE IV

 

 

Septième Tableau

 

Le parc de Viry, vu par une nuit à moitié obscure. À gauche, au dernier plan, le château, faisant, par sa façade, un immense pan coupé. On aperçoit le lac, qui brille à travers les arbres.

 

 

Scène première

 

SALVATOR, JEAN TAUREAU, SAC-À-PLÂTRE, de l’autre côté du mur à droite

 

SALVATOR.

Allons, passe, Roland !

Roland saute par-dessus le mur. Derrière Roland, Salvator paraît sur le couronnement. À voix basse.

Tout beau, Roland !

JEAN TAUREAU, de l’autre côté du mur.

Eh bien, que voyez-vous, monsieur Salvator ?

SALVATOR.

Un grand parc, et, au fond, une espèce de château.

JEAN TAUREAU, montrant sa tête.

Et personne ?

SALVATOR.

Personne.

JEAN TAUREAU.

Vous êtes sûr ?

SALVATOR.

Roland aboierait.

JEAN TAUREAU.

C’est juste ; seulement, gare aux pièges à loup !

SALVATOR.

Descends, et dis à Sac-à-Plâtre de descendre à son tour.

JEAN TAUREAU.

Attendez donc ! Il n’est pas encore monté. Allons, viens, fainéant !

Il prend Sac-à-Plâtre par le collet de l’habit et le passe de l’autre côté du mur.

Là ! ça y est ! À mon tour !

Il saute.

SALVATOR.

Viens ici, Roland !

Le chien et les trois hommes se groupent derrière un arbre.

SAC-À-PLÂTRE, à voix basse.

Mais dites-donc, monsieur Salvator, je me reconnais, moi, ici !

SALVATOR.

Toi ?

JEAN TAUREAU.

Il n’y a rien d’étonnant, il est du pays.

SAC-À-PLÂTRE.

Pas tout à fait : je suis de Savigny ; mais ça ne fait rien.

SALVATOR.

Eh bien, où sommes-nous ?

SAC-À-PLÂTRE.

Nous sommes dans le parc du château de Viry ; j’y suis venu plusieurs fois, du temps de M. Gérard ; je travaillais pour lui, pauvre cher homme !

SALVATOR.

Du temps de M. Gérard, as-tu dit ?

SAC-À-PLÂTRE.

Oui.

SALVATOR.

Et, près de M. Gérard, as-tu connu une femme du nom d’Orsola ?

SAC-À-PLÂTRE.

Je crois bien ! c’était sa gouvernante. Il allait l’épouser quand est arrivée la fameuse catastrophe.

SALVATOR.

Quelle catastrophe ?

SAC-À-PLÂTRE.

Celle des enfants tués... Tenez, les pauvres enfants, je les vois encore là tous les deux, jouant sur la pelouse, au pied du perron ! Le petit garçon s’appelait Victor, et la petite fille Léonie.

SALVATOR.

Ce sont les deux enfants que M. Sarranti est accusé d’avoir tués... M. Sarranti, condamné à mort par contumace, est rentré en France, et, hier, ne pouvant supporter l’accusation infamante qui pesait sur lui, il s’est livré de lui-même à la justice. Or, écoutez ceci, vous qui êtes d’honnêtes gens. M. Sarranti n’est point coupable ; mais comme, au lieu de le soumettre au jugement d’un jury qui l’eût acquitté, on l’a déféré à une cour prévôtale, dans vingt-quatre heures il sera jugé, dans quarante-huit exécuté si nous ne trouvons pas la preuve de son innocence. Cette preuve, à tout hasard, je viens la chercher ici ; je vais vous dire en deux mots quel espoir m’y amène. Vous connaissez tous deux Rose-de-Noël, n’est-ce pas ?

JEAN TAUREAU.

La petite bohémienne ?

SAC-À-PLÂTRE.

Je crois bien que nous la connaissons !

SALVATOR.

Eh bien, Roland et elle se connaissent aussi, et ma conviction, à moi, est que Roland a joué son rôle dans le drame terrible du mois de mai 1820, et que Rose-de-Noël est un des deux enfants que M. Sarranti est accusé d’avoir tués.

JEAN TAUREAU.

Ça en serait une de providence !

SALVATOR.

Par malheur, Rose-de-Noël, que je voulais interroger, a été enlevée le surlendemain du jour où nous l’avions mise en pension à Vanvres, et, par malheur encore, je n’ai pu suivre son ravisseur... Eh bien, ce matin, je me suis dit : « Fions-nous à l’intelligence de Roland, et au courage de mes bons amis Jean Taureau et Sac-à-Plâtre... » Je vous ai amenés à l’endroit où j’ai trouvé Roland, je lui ai dit : « Cherche ! » et il nous a conduits au pied de ce mur, qu’il a essayé d’escalader. Nous voici de l’autre côté de ce mur ; Sac-à-Plâtre reconnaît ce jardin et ce château : c’était le château habité par Orsola et M. Gérard, c’est-à-dire par les deux personnes dont les noms seuls font évanouir Rose-de-Noël ; c’était le jardin où il se rappelle avoir vu jouer les enfants. Roland le reconnaît aussi, puisqu’il veut absolument me quitter pour se mettre en quête. Maintenant, qu’allons-nous voir ? qu’allons-nous trouver ?... Il y a quelque chose de profondément funèbre dans l’aspect de tout ce que nous voyons. Je serais bien surpris s’il ne s’était pas commis ici quelque crime épouvantable ; en effet, l’ombre y est plus noire qu’autre part, la lumière y est plus blafarde qu’ailleurs ! N’importe, à cause de cela même, continuons !

JEAN TAUREAU.

Silence ! il me semble entendre le pas d’un cheval.

SAC-À-PLÂTRE.

Il va passer au pied de ce mur qui conduit à la petite porte du château.

SALVATOR.

Ne bouge pas, Roland !

S’approchant du mur.

Viens ici, Jean Taureau.

Jean Taureau s’appuie au mur et fait la courte échelle à Salvator, qui monte sur ses mains et qui dépasse le mur de sa tête.

Lorédan de Valgeneuse ! le ravisseur de Rose-de-Noël ! Que diable mon cher cousin vient-il faire ici ?

Il se rejette pensif en arrière.

Où est Sac-à-Plâtre ?

JEAN TAUREAU.

Je l’ai vu enfiler cette allée ; il aura entendu ou vu quelque chose.

SALVATOR.

Rien d’inquiétant, en tout cas, puisque Roland n’a pas bougé.

JEAN TAUREAU.

Attendez !

Il s’avance vers l’allée et fait à Salvator signe de ne pas bouger.

Le voilà qui revient.

SAC-À-PLÂTRE, revenant.

J’avais entendu le bruit d’une voiture.

SALVATOR.

Eh bien ?

SAC-À-PLÂTRE.

Elle s’est arrêtée à la grille. La grille s’est ouverte, deux dames en sont descendues et sont entrées dans le château.

SALVATOR.

En effet, voici les fenêtres qui s’éclairent...

JEAN TAUREAU.

Diable ! cela va nous gêner pour nos recherches.

SALVATOR.

Il n’est pas probable qu’à cette heure, les habitants du château viennent se promener au jardin. N’importe ! où est votre voiture, à vous ?

SAC-À-PLÂTRE.

À cent pas d’ici, sous le pont Godeau, gardée par Toussaint.

SALVATOR.

Vous avez des cordes ?

SAC-À-PLÂTRE et JEAN TAUREAU.

Oui.

SALVATOR.

Vos masques ?

SAC-À-PLÂTRE et JEAN TAUREAU.

Oui.

SALVATOR.

Vous êtes convaincus que ce que nous faisons, nous le faisons pour le bien ?

SAC-À-PLÂTRE et JEAN TAUREAU.

Oui.

SALVATOR.

Et, quelque chose que je vous commande, vous êtes disposés à m’obéir ?

SAC-À-PLÂTRE et JEAN TAUREAU.

Aveuglément.

SALVATOR.

Alors, à la garde de Dieu !... Attendez ! que fait donc Roland ?

JEAN TAUREAU.

Il gratte la terre, là, voyez, derrière ce buisson au pied de cet arbre.

SAC-À-PLÂTRE.

Et il se plaint.

SALVATOR.

Qu’y a-t-il donc là, mon bon Roland ?

Roland gratte plus fort.

Cherche, mon chien ! cherche !

Appelant.

Sac-à-Plâtre !

Sac-à- Plâtre s’approche.

L’autre enfant était un petit garçon, n’est-ce pas ?

SAC-À-PLÂTRE.

Oui, qui s’appelait Victor.

SALVATOR.

Tu n’as jamais entendu dire qu’on eût retrouvé son cadavre ?

SAC-À-PLÂTRE.

Non, monsieur Salvator ; la justice l’a pourtant bien cherché.

SALVATOR.

Eh bien, nous sommes plus heureux : le cadavre est là !... Roland, viens !

JEAN TAUREAU.

Monsieur Salvator, je suis un homme et qui n’en craint pas un autre ; eh bien, foi de Jean Taureau, je tremble comme un enfant.

SALVATOR.

Pourquoi pas ? je tremble bien, moi !

On entend un cri.

Qu’est-ce encore ?

JEAN TAUREAU.

On a crié.

SAC-À-PLÂTRE.

Une femme !

ROSE-DE-NOËL, au fond.

À moi !... au secours !... à l’aide !...

SALVATOR.

C’est la voix de Rose-de-Noël !

ROSE-DE-NOËL.

À l’aide !... à moi !... je me meurs !

SALVATOR.

Rose, à moi !... par ici !... Tenez Roland, vous deux !

Les deux hommes arrêtent Roland par son collier.

Par ici, Rose ! c’est moi, Salvator !

 

 

Scène II

 

SALVATOR, JEAN TAUREAU, SAC-À-PLÂTRE, ROSE-DE-NOËL, pâle, haletante

 

ROSE-DE-NOËL.

Salvator, mon ami, à moi ! défendez-moi ! sauvez-moi !...

SALVATOR.

De qui ? de quoi ?... contre qui veux-tu que je te défende ?

ROSE-DE-NOËL.

M. Gérard !... mon frère !... Orsola !... Ils m’ont ramenée dans la maison maudite !... Sauvez-moi !... sauvez-moi !...

La voix de LORÉDAN.

Rose !... chère Rose, qu’avez-vous ?... Ne savez-vous pas que je vous aime et que je vous respecte ?

ROSE-DE-NOËL.

Il vient ! il vient ! Où me cacher ?

SALVATOR.

C’est lui ! c’est Lorédan !... Ne crains rien.

À Sac-à-Plâtre et à Jean Taureau.

Attachez Roland ; mettez vos masques, apprêtez les cordes, et obéissez comme vous avez promis de le faire !

SAC-À-PLÂTRE et JEAN TAUREAU.

Nous sommes prêts.

SALVATOR.

N’aie pas peur, Rose !

ROSE-DE-NOËL.

Oh ! près de vous, je ne crains rien !

 

 

Scène III

 

SALVATOR, JEAN TAUREAU, SAC-À-PLÂTRE, ROSE-DE-NOËL, LORÉDAN

 

LORÉDAN, cherchant.

Rose-de-Noël ! ma chère Rose ! où êtes-vous donc ?

SALVATOR.

Par ici, monsieur !

LORÉDAN.

Salvator !... Que venez-vous faire ici ?

SALVATOR.

Vous le voyez, monsieur, je viens chercher Rose-de-Noël, que vous aviez enlevée.

LORÉDAN.

Je vous trouve là dans un jardin qui est ma propriété ; vous en avez escaladé les murs comme un bandit, je vous traite en bandit.

Il tire un pistolet de sa poche et veut faire feu sur Salvator. Rose-de-Noël couvre celui-ci de son corps.

SALVATOR.

Et moi, je vous traite en insensé... À vous cet homme !

Jean Taureau et Sac-à-Plâtre se jettent sur lui.

Bâillonnez-le ! liez-le ! Est-ce fait ?

JEAN TAUREAU et SAC-À-PLÂTRE.

Oui.

LORÉDAN.

Ah ! misérable !...

SALVATOR.

Dans la maison que vous savez, près de la Cour-de-France ; vous garderez monsieur à vue, et, de quarante huit heures, vous ne le laisserez sortir. Il y a des provisions pour trois jours. Allez !

JEAN TAUREAU, chargeant Lorédan sur ses épaules.

Venez, mon cher monsieur !

Sac-à-Plâtre et Jean Taureau passent par-dessus le mur en emportant Lorédan.

 

 

Scène IV

 

SALVATOR, ROSE-DE-NOËL

 

ROSE-DE-NOËL.

Salvator !

SALVATOR.

Chère enfant !

ROSE-DE-NOËL.

Oh ! mon Dieu, comment êtes-vous ici ? Qui vous y a conduit ?

SALVATOR.

La Providence !... un miracle !... Dieu, qui ne veut pas que l’innocent périsse pour le coupable !... Mais ne perdons pas de temps ; c’est à moi d’interroger, à toi de répondre.

ROSE-DE-NOËL.

Interrogez... À vous je dirai tout, tout, tout !

SALVATOR.

Là, sur ma poitrine, contre mon cœur, tu n’as pas peur, n’est-ce pas ?

ROSE-DE-NOËL.

Non, et je suis bien heureuse !

SALVATOR.

C’est ici, dans ce château, que tu as été élevée, n’est-ce pas ?

ROSE-DE-NOËL.

Oui, avec mon pauvre frère.

SALVATOR.

Tu es la nièce de M. Gérard ?

ROSE-DE-NOËL, tremblante.

Oui.

SALVATOR.

N’aie pas peur, ne tremble pas ; tu n’as plus rien à craindre maintenant. Il avait une gouvernante nommée Orsola ?... Je te dis de ne pas avoir peur.

ROSE-DE-NOËL.

Oui.

SALVATOR.

Eh bien, maintenant, dans la journée du 20 mai 1820, que s’est-il passé ?

ROSE-DE-NOËL.

Serrez-moi contre vous, Salvator !

SALVATOR.

Parle, voyons, mon enfant !... À chacune de tes paroles tremble suspendue la vie d’un homme... Tu te souviens de tout, n’est-ce pas ?

ROSE-DE-NOËL.

Oh ! je le crois bien !... Je n’ai jamais su ce qui s’était passé dans la matinée, sinon qu’on avait apporté une lettre cachetée de noir.

SALVATOR.

Elle annonçait la mort de ton père.

ROSE-DE-NOËL.

Vers quatre heures de l’après-midi, M. Sarranti est rentré, très pâle, très agité. Il a parlé un instant à M. Gérard ; puis il est monté à cheval, avec Jean, et tous deux sont partis au galop.

SALVATOR.

Alors, il n’est pour rien dans le vol des cent mille écus et dans l’assassinat de ton frère ?

ROSE-DE-NOËL.

Pour rien ! ce sont les autres qui ont tout fait.

SALVATOR.

Gérard et Orsola ?

ROSE-DE-NOËL.

Oui.

SALVATOR, levant les yeux au ciel.

Je le savais bien, moi ! Continue.

ROSE-DE-NOËL.

On nous fit dîner, Victor et moi, sur la pelouse ; puis on envoya le jardinier à Morsang. Après le dîner, M. Gérard prit son fusil et emmena mon frère à l’affût.

SALVATOR.

Continue.

ROSE-DE-NOËL.

Je voulais absolument aller avec lui, j’avais peur de rester seule avec Orsola, je lui avais vu prendre sur la table un couteau.

SALVATOR.

J’écoute.

ROSE-DE-NOËL.

Elle m’emmena de force ; je criais, je pleurais... En passant devant une fenêtre donnant sur l’étang... Ah !

SALVATOR.

Du courage, voyons !

ROSE-DE-NOËL.

Oh ! c’était si terrible, ce que je vis !

SALVATOR.

Tu vis M. Gérard qui noyait ton frère, n’est-ce pas ?

ROSE-DE-NOËL, l’œil fixe, comme si elle le voyait encore.

Oui ! oui !... là !... J’appelai au secours ; en même temps, je sentis une douleur au cou, je fus aveuglée par mon sang. J’appelai Brésil... Brésil, par bonheur, cassa sa chaîne et accourut ; il entra, je ne sais comment, à travers une porte, il sauta à la gorge d’Orsola, qui, à son tour, jeta un cri. Je sentis ses mains s’ouvrir. Je me sauvai. La grille du parc était fermée, mais je passai par une brèche...

SALVATOR.

La même sans doute par laquelle passa Roland.

ROSE-DE-NOËL.

Je courus, je courus ! j’étais folle de terreur, je dus faire au moins deux ou trois lieues à travers les terres ; puis j’arrivai à une grande route où il y avait une voiture arrêtée, c’était celle de la Brocante. Elle me vit couverte de sang, près de m’évanouir, mourante ; je lui criai : « Cachez-moi ! cachez-moi ! » Elle me cacha dans sa voiture... Vous savez le reste, n’est-ce pas ?

SALVATOR.

Jusqu’au jour où tu as été enlevée par M. de Valgeneuse. Maintenant, je comprends ta joie et ton étonnement en retrouvant Roland ou plutôt Brésil ; ton émotion au nom de M. Sarranti, ton effroi à ceux de M. Gérard et d’Orsola. Seulement, il te reste à me dire comment tu te trouves ici.

ROSE-DE-NOËL.

Je le sais à peine moi-même. La nuit de mon enlèvement, je fus prise d’une fièvre avec délire. M. Lorédan fut obligé de s’arrêter dans une ville, je ne sais laquelle ; quand je revins à moi, c’était sa sœur qui était près de mon lit.

SALVATOR.

Suzanne ?

ROSE-DE-NOËL.

Oui ; elle me dit que je n’avais rien à craindre de son frère, qu’il fallait pardonner à la violence de la passion que je lui avais inspirée, qu’il ne voulait pas faire de moi sa maîtresse, mais sa femme. Je lui répondis que, femme ou maîtresse, je ne serais jamais à lui. M. de Valgeneuse n’avait pas reparu devant moi ; seulement, chaque jour, sa sœur recevait une lettre qu’elle me lisait et qui n’était pleine que de sa passion pour moi. Succombant à la fatigue, croyant que l’on me ramenait à Paris, je m’étais endormie, lorsque la voiture s’arrêta à la porte de ce château. Je montai, réveillée à peine ; on me laissa dans une chambre. Cette chambre, je ne la reconnus pas d’abord, les tentures étaient changées. Je me trouvais au milieu d’une élégance qui m’était inconnue ; mais peu à peu mes souvenirs revinrent, et avec eux une indicible terreur. J’étais dans la maison du meurtre ! Après sept ans, le hasard me ramenait fatalement au point d’où j’étais partie. J’ouvris une porte, et je reconnus la chambre où Orsola avait voulu me tuer et était morte elle-même. J’ouvris l’autre porte, et je reconnus la chambre d’où M. Gérard était sorti avec son fusil. J’ouvris la fenêtre, et je reconnus le lac où avait péri mon pauvre frère !... Ce fut dans ce moment d’épouvante, qu’une troisième porte s’ouvrit et que je vis apparaître M. de Valgeneuse. Alors ce ne fut plus de la crainte, de la terreur, de l’effroi ; ce fut de la folie... Je me précipitai par les degrés, criant : « À l’aide ! au secours ! » Vous m’entendîtes, votre voix me guida, je vins à vous, je me jetai dans vos bras ! Maintenant, vous voilà, je n’ai plus rien à craindre de personne... Que faut-il dire ? que faut-il faire ? où faut-il aller ? Mon cher sauveur, je vous écoute et je vous obéis.

SALVATOR.

Oh ! mon enfant bien-aimée, un athée qui écouterait ton histoire serait forcé de tomber à genoux et de dire : « Mon Dieu ! je crois en vous ! » Mais tu disais, je crois, que madame Suzanne de Valgeneuse t’accompagnait ?

ROSE-DE-NOËL.

Oui.

SALVATOR.

Où est-elle ?

ROSE-DE-NOËL, montrant le château.

Elle est là.

SALVATOR.

C’est bien ; j’ai un compte à régler avec elle, j’y vais.

ROSE-DE-NOËL.

Et moi ?

SALVATOR.

Tu vas rester ici.

ROSE-DE-NOËL.

Je n’oserai jamais.

SALVATOR.

Et si je te donne un gardien aussi sûr que moi-même ?

ROSE-DE-NOËL.

Qui ?

SALVATOR.

Brésil.

ROSE-DE-NOËL.

Où est-il ?

SALVATOR.

Là.

ROSE-DE-NOËL.

Brésil !

SALVATOR, vivement.

Ne va pas de ce côté ; assieds-toi là, au pied de cet arbre... Brésil !

ROSE-DE-NOËL.

Brésil !

Brésil vient lentement.

SALVATOR.

Brésil, garde Léonie, et songe que tu me réponds d’elle.

Le chien se couche aux pieds de Léonie, la tête sur ses genoux.

Attendez-moi là tous les deux, innocence et fidélité, sous la garde du Seigneur !

ROSE-DE-NOËL, tendant les bras vers lui.

Salvator !

SALVATOR.

Je reviens, ou je t’appelle.

ROSE-DE-NOËL.

Et nous, nous attendons.

Salvator s’éloigne, Rose-de-Noël appuie sa tête sur celle du chien.

 

 

Huitième Tableau

 

Même décoration qu’au prologue ; seulement, des meubles et des tapisseries nouvelles.

 

 

Scène première

 

SUZANNE, seule, sur le balcon

 

Je ne vois rien, je n’entends rien. Décidément, jamais on n’apprivoisera cette petite sauvage ! mais j’espère que Lorédan ne se rebutera pas... Cela en vaut bien la peine : une fortune de quatre ou cinq millions ! À coup sûr, cette petite fille aime quelqu’un... Qui peut-elle aimer ? Un individu de sa classe, quelque bohémien... Ah ! j’entends des pas. Est-ce toi, mon frère ?

 

 

Scène II

 

SUZANNE, SALVATOR

 

SALVATOR.

Non, c’est moi, ma cousine.

SUZANNE.

M. Salvator !

SALVATOR.

Dites Conrad... Ne nous sommes-nous pas reconnus chez Pétrus, au premier coup d’œil ?

SUZANNE.

Je vous croyais mort, monsieur !

SALVATOR.

Je le suis, en effet.

SUZANNE.

Alors, j’ai affaire à un spectre ?

SALVATOR.

Ou à peu près.

SUZANNE.

Autant je déteste les énigmes, autant j’aime les situations nettes. Qui êtes-vous ? que voulez-vous ?

SALVATOR.

Je suis un homme qui crut longtemps que vous aviez un cœur, Suzanne, et qui, sur cette croyance, vous aima follement.

SUZANNE.

Êtes-vous sorti du tombeau pour me dire cela ?

SALVATOR.

Non, je vous le dis en passant... et au passé.

SUZANNE.

Alors, vous ne m’aimez plus ?

SALVATOR.

J’ai ce bonheur... Vous me demandez qui je suis et ce que je veux : je viens justement pour vous dire tout cela.

SUZANNE.

Sera-ce long ?

SALVATOR.

Assez pour que vous preniez une chaise, si vous craignez de vous fatiguer.

SUZANNE.

Et vous ?

SALVATOR.

Je resterai debout, si vous le voulez bien.

SUZANNE.

L’histoire doit être curieuse !

SALVATOR.

Et pleine d’intérêt, je vous l’affirme.

SUZANNE.

Pour moi ?

SALVATOR.

Pour vous surtout.

SUZANNE.

Si cependant, suivant l’exemple que vous m’avez donné, je ne vous aime plus.

SALVATOR.

Vous aimerez toujours votre fortune et votre position, deux choses qu’il ne tient qu’à moi de vous enlever.

SUZANNE.

Vous pouvez m’enlever ma fortune et ma position, vous ? Oh ! par exemple !

SALVATOR.

Voulez-vous permettre que je vous en donne la preuve ?

SUZANNE.

Oh ! prouvez !

SALVATOR.

Je suis le fils naturel du marquis de Valgeneuse.

SUZANNE.

Fils naturel, mais non reconnu.

SALVATOR.

Malheureusement pour vous.

SUZANNE.

Pourquoi cela ?

SALVATOR.

Fils naturel, il ne pouvait me laisser, si j’étais reconnu, qu’un cinquième de sa fortune ; non reconnu, il pouvait me laisser tout.

SUZANNE.

Par testament.

SALVATOR.

Vous le reconnaissez.

SUZANNE.

Avec d’autant plus de facilité qu’il n’y eut pas de testament.

SALVATOR.

Qu’il n’y eut pas de testament ?

SUZANNE.

Non.

SALVATOR.

Cependant le bruit courut qu’il y en avait deux : un déposé chez Me Baratteau, notaire du marquis et en même temps celui du comte de Valgeneuse ; l’autre enfermé dans le secrétaire du testateur.

SUZANNE.

On n’a retrouvé ni l’un ni l’autre, autant que je puis me rappeler.

SALVATOR.

De cette façon, mon père étant mort intestat, toute sa fortune a passé à votre père, et, par conséquent, à vous.

SUZANNE.

Mon père vous offrit de vous constituer à cette époque une rente viagère de six mille francs.

SALVATOR.

Que je refusai.

SUZANNE.

Avec une dignité qui fit l’admiration de tout le monde.

SALVATOR.

Oui ; mais ce que je supportai avec moins de dignité que la perte de ma fortune, ce fut la perte de votre amour... Sans vous, que je regardais depuis deux ans comme la compagne de ma vie, la vie me parut impossible : je résolus de me tuer.

SUZANNE.

Je vois avec plaisir que vous êtes revenu sur cette résolution.

SALVATOR.

Pas tout à fait, puisque, ne m’étant pas tué, je n’en suis pas moins mort.

SUZANNE.

Voilà ce que j’ai besoin que vous m’expliquiez.

SALVATOR.

En deux mots, je vais le faire. Je sortis pour acheter de la poudre et des balles, deux choses que je regardais comme nécessaires pour me brûler la cervelle. Le bonheur voulut que je passasse devant Saint-Roch, et que l’idée me vînt d’adresser une dernière prière à Dieu... Un moine prêchait sur le suicide. Au milieu d’un nombreux auditoire, un commissionnaire écoutait le moine. À la parole du moine, je sentis le remords naître dans mon cœur, et, prêt à mourir, je résolus de revivre sous une autre forme. J’étais sans ressource aucune ; je ne savais aucun métier, je ne connaissais aucun art ; je devais vivre de la force de mes bras. J’interrogeai le commissionnaire ; ce qu’il me dit de son état me plut ; seulement, pour que je pusse rompre avec mes anciens amis et mes anciennes connaissances, tout le monde devait me croire mort. J’avais souvent fait de l’anatomie, à l’Hôtel-Dieu, je dis que je voulais en faire chez moi, j’obtins d’un infirmier que je connaissais que l’on transportât un sujet dans ma chambre ; je le couchai sur mon lit, j’écrivis une lettre dans laquelle je déclarais que j’étais décidé à me tuer, et où j’invitais ceux qui trouveraient mon cadavre à n’accuser personne de ma mort, et je déchargeai à bout portant mon pistolet sur le visage de celui que l’on devait enterrer à ma place... Tout se passa comme je l’avais prévu ; un médecin constata mon suicide, et, assis sur mes crochets de commissionnaire, je regardai passer mon enterrement.

SUZANNE.

Et moi qui eus la niaiserie de vous pleurer à chaudes larmes !

SALVATOR.

Vous êtes bien bonne.

SUZANNE.

Mais tout cela ne me dit point, mon cher cousin, comment, parce que vous avez fait enterrer un mort à votre place, parce que vous avez assisté, assis sur vos crochets, à votre propre enterrement, comment vous pouvez disposer de ma fortune et de ma position.

SALVATOR.

Croyez-vous à la Providence, ma belle cousine ?

SUZANNE.

J’ai mes jours.

SALVATOR.

Eh bien, je vais vous dire une petite anecdote qui vous fera comprendre pourquoi j’y crois, moi, sans interruption.

SUZANNE.

Dites ! Vous n’avez pas idée de l’intérêt avec lequel je vous écoute.

SALVATOR.

Eh bien, écoutez ce que je vais vous dire alors, et n’en perdez point une parole. Un jour qu’exerçant mon état de commissionnaire, je portais une lettre chez un marchand de bric-à-brac de la rue de la Paix, et qu’en attendant la réponse à ma lettre, je passais en revue les saxes, les vieux chines et les vieux japons, je vis un meuble en bois de rose qui me frappa comme ne m’étant point étranger ; je m’en approchai, et je reconnus un petit secrétaire ayant appartenu à mon père.

SUZANNE.

Vous voulez dire au marquis de Valgeneuse.

SALVATOR.

Pardon, je me trompe toujours ; ce que c’est que l’habitude !... Une espèce de piété filiale me porta à faire l’emplette de ce meuble ; on me le fit deux fois le prix qu’il valait ; j’avais fait une bonne journée, je l’achetai, le chargeai sur mes crochets et le rapportai chez moi, où je m’amusai à l’examiner en détail. Je me rappelai alors qu’il y avait, dans le tiroir du milieu, un double fond dont je connaissais le secret ; comme ce secret était très bien caché, il me passa alors par l’esprit cette idée qu’il pourrait bien y avoir dans ce tiroir quelque papier précieux ayant appartenu à mon père... Pardon, je me trompe : au marquis. Je fis jouer le ressort, le double fond s’ouvrit, et... devinez ce que je trouvai ?

SUZANNE.

Comment voulez-vous que je devine cela ?

SALVATOR.

C’est vrai... Eh bien, j’y trouvai le double du testament qui avait été déposé chez Me Baratteau, testament qui avait été perdu, que l’on avait cherché vainement, et dont la perte avait été la cause de ma ruine et de votre fortune.

SUZANNE, stupéfaite.

Vous avez retrouvé... ?

SALVATOR.

Eh ! mon Dieu, oui, ce testament.

SUZANNE.

Combien y a-t-il de cela ?

SALVATOR.

Un an, à peu près.

SUZANNE.

C’est impossible !

SALVATOR.

Et pourquoi ?

SUZANNE.

Depuis un an, vous eussiez fait valoir vos droits.

SALVATOR.

À quoi bon ?

SUZANNE.

Mais quand ce ne serait que pour ne pas rester commissionnaire...

SALVATOR.

J’aime mon état.

SUZANNE.

Comment, vous préférez porter des lettres pour dix sous et des fardeaux pour vingt à jouir de deux cent mille livres de rente !

SALVATOR.

Je ne fais pas que porter des lettres et des fardeaux.

SUZANNE.

Que faites-vous donc ?

SALVATOR.

Une foule d’autres choses qui m’amusent... Ainsi, dans ce moment, par exemple...

SUZANNE.

Eh bien ?

SALVATOR.

Je suis à la recherche d’une jeune fille que votre frère a fait enlever !...

SUZANNE.

Ah !

SALVATOR.

Et que je lui ai reprise.

SUZANNE.

À mon frère ?

SALVATOR.

À votre frère.

SUZANNE.

À Lorédan ?

SALVATOR.

À Lorédan.

SUZANNE.

Et il se l’est laissé reprendre comme cela ?

SALVATOR.

Non ! non ! il a tiré un coup de pistolet sur moi.

SUZANNE.

Et ?...

SALVATOR.

Et il m’a manqué.

SUZANNE.

Allons donc !

SALVATOR.

Vous doutez toujours de ce que je vous dis !

SUZANNE.

Certainement que j’en doute !

SALVATOR, ouvrant la fenêtre.

Eh bien, regardez... Tenez, là-bas, au pied de cet arbre, dans ce rayon de lune, voyez-vous Rose-de-Noël avec Brésil, qui la garde ?

SUZANNE.

Et mon frère, où est-il ?

SALVATOR.

Il est...

Riant.

Il est où je mets ceux que je ne veux pas qui me dérangent.

SUZANNE.

Et vous ne craignez pas de vous attaquer ainsi à nous ?

SALVATOR.

Depuis que j’ai retrouvé le testament, je suis devenu bien audacieux, allez !

SUZANNE, après un instant de silence rageur.

Je voudrais bien voir ce testament.

SALVATOR.

Serait-il vrai que vous eussiez sérieusement ce désir ?

SUZANNE.

Très sérieusement.

SALVATOR.

Oh ! chère cousine, il ne sera pas dit que, le jour où j’ai le bonheur de vous retrouver, vous avez eu un désir que je pouvais accomplir et que je n’ai pas accompli.

SUZANNE.

Vous l’avez sur vous, ce testament ?

SALVATOR.

Un testament de quatre millions vaut bien la peine qu’on ne s’en sépare pas... surtout quand il a été perdu pendant deux ans !

Il tire de sa poche un portefeuille.

Vous connaissez l’écriture du marquis, n’est-ce pas, chère cousine ?

SUZANNE.

Sans doute, je la connais.

SALVATOR, lui mettant le papier devant les yeux.

Eh bien, voyez : « Ceci est mon testament olographe, dont le double est déposé chez Me Baratteau, notaire, rue du Bac, n° 31. » Signé en toutes lettres : « Marquis DE VALGENEUSE. »

SUZANNE.

Et vous avez montré ce papier à Lorédan ?

SALVATOR.

Oh ! non ! j’en ai réservé pour vous la primeur... Je ne sais si cette attention vous fera plaisir, chère cousine, mais je puis vous donner ma parole d’honneur que vous êtes la première personne qui l’ait vu... après moi.

SUZANNE.

Et dans quel but me le montrez-vous ?

SALVATOR.

Mais pour vous faire comprendre que vous avez toute sorte de motifs de m’être agréable... Cela, bien entendu, chère cousine, à charge de revanche.

SUZANNE.

Et votre désir de m’être agréable ira jusqu’à... ?

SALVATOR.

Ira jusqu’à vous assurer, quelque chose qui arrive – si vous me rendez le service que je viens vous demander –, ira jusqu’à vous assurer une dot d’un million sur ce testament.

SUZANNE.

Ou sinon ?

SALVATOR.

Ou sinon, je ferai valoir le testament dans son entier, et je garderai les quatre millions pour moi... Mais croyez-en un ami, acceptez le million, et rendez-moi le service.

SUZANNE.

Quelle sera ma garantie ?

SALVATOR.

Ma parole d’honneur.

SUZANNE.

Que faites-vous ?

SALVATOR.

Je vois que vous acceptez.

SUZANNE.

Et alors... ?

SALVATOR, sonnant de nouveau.

Et alors, je sonne.

SUZANNE.

Pourquoi ?

SALVATOR.

Pour qu’on mette les chevaux à la voiture.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Madame a sonné ?

SUZANNE.

Oui, attelez.

Il sort.

Où vais-je ?

SALVATOR.

À Paris.

SUZANNE.

Et à Paris, que vais-je faire ?

SALVATOR.

Vous allez demander au préfet de police de l’avancement pour M. Jackal.

SUZANNE.

Comment, de l’avancement pour M. Jackal ? Je le croyais votre ennemi.

SALVATOR.

C’est justement ma façon de me conduire avec mes ennemis : aux uns je donne un million ; aux autres, de l’avancement. Seulement, il faut que cet avancement soit accordé à M. Jackal demain avant midi, et qu’il ait quitté Paris demain avant deux heures. Avez-vous quelque chose contre M. Jackal, ma belle cousine ?

SUZANNE.

Au contraire, il nous a rendu, chez madame Desmarest, à mon frère et à moi, un service dont je lui suis on ne peut plus reconnaissante, en supposant que l’intention soit réputée pour le fait ; mais il m’étonne que vous payez un million un service que je vous eusse rendu pour rien.

SALVATOR.

Je n’avais que ce moyen-là de vous l’offrir.

LE DOMESTIQUE.

La voiture de madame est prête.

SUZANNE fait un mouvement vers la porte et revient en regardant fixement Salvator.

Ainsi, vous ne m’aimez plus, Conrad ?

SALVATOR, riant.

Oh ! chère cousine, comment pouvez-vous faire une pareille question à un homme qui s’est brûlé la cervelle pour vous !

SUZANNE.

Décidément, j’ai été une sotte... M. Jackal aura son avancement demain avant midi.

SALVATOR.

Et vous, chère cousine, vous aurez votre million le jour où vous vous marierez.

SUZANNE.

Adieu, mon cousin.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

SALVATOR, seul

 

C’est une femme fort intelligente que ma cousine de Valgeneuse ; mais je doute que celle-là fasse jamais le bonheur d’un mari. La voilà partie... Bon voyage ! Maintenant, appelons Rose-de-Noël.

Il ouvre la fenêtre.

Rose ! Rose !... Viens, mon enfant !

ROSE-DE-NOËL, en dehors.

Nous voilà !... Viens, Brésil ! viens !

SALVATOR.

Pauvre enfant ! Je comprends bien quelle peur a dû être la sienne ! Pour elle, la maison était pleine de spectres.

Montrant la chambre où Orsola a été étranglée.

Ici, celui d’Orsola !

Montrant le lac.

Là, celui de son frère ! Si elle avait su là-bas que c’était à dix pas de la fosse du petit Victor qu’elle était assise... La voici.

 

 

Scène IV

 

SALVATOR, ROSE-DE-NOËL, BRÉSIL

 

ROSE-DE-NOËL.

Brésil ! viens, Brésil ! ne me quitte pas.

SALVATOR.

Sois tranquille, mon enfant : ni Brésil ni moi ne te quitterons plus.

ROSE-DE-NOËL.

Oh ! alors, je serai bien heureuse.

SALVATOR.

Mais il faut être brave ; il ne faut plus avoir de ces terreurs qui empêchent la vérité de sortir de ta bouche. Ce que tu m’as dit, à moi, que M. Gérard était coupable et M. Sarranti innocent, il faudra le redire hautement à tout le monde ; ce que tu m’as raconté de l’assassinat de ton frère par son oncle, et de ton assassinat par Orsola, il faudra le raconter aux juges ; les juges, vois-tu, ce sont les délégués du Seigneur sur la terre, et on ne peut pas plus mentir aux juges qu’à Dieu.

ROSE-DE-NOËL.

Oh ! je ne mentirai pas, j’aurai du courage, je raconterai tout, je dirai tout. D’ailleurs, je saurai que vous êtes là pour me soutenir, pour m’encourager, pour me défendre ; avec vous, près de vous, et même loin de vous, maintenant que je vous ai retrouvé, je ne crains rien !

SALVATOR.

Viens, j’ai un endroit sûr où te cacher.

M. Jackal paraît.

 

 

Scène V

 

SALVATOR, ROSE-DE-NOËL, BRÉSIL, M. JACKAL

 

M. JACKAL.

Pour quoi faire cacher mademoiselle ? N’a-t-elle pas son protecteur naturel, M. Gérard, son oncle ?

SALVATOR.

M. Jackal...

ROSE-DE-NOËL.

Que dit donc cet homme, mon bon ami ?

M. JACKAL.

Je dis, mademoiselle, que vous devez être bien reconnaissante à M. Salvator de la peine qu’il a prise de vous enlever à votre ravisseur M. Lorédan de Valgeneuse ; mais vous le voyez, il m’a précédé de quelques minutes. Veuillez me suivre.

ROSE-DE-NOËL.

Mais je ne veux pas quitter M. Salvator, moi ; je ne le veux pas, je ne le veux pas.

Elle s’attache à Salvator.

M. JACKAL.

Monsieur Salvator, soyez assez bon pour faire comprendre à cette enfant, qui me paraît avoir la plus grande confiance en vous, que, n’étant ni son mari, ni son frère, ni son parent, vous ne pouvez réclamer le droit de la protéger. Ce droit appartient à son plus proche parent après son père, et ce plus proche parent, c’est son oncle, M. Gérard ! Venez, mademoiselle.

ROSE-DE-NOËL.

Jamais ! jamais !... À moi, Salvator, à moi !

M. JACKAL.

La loi ne discute pas, mademoiselle, elle agit, et vous avez dans M. Salvator un conseiller trop sage pour qu’il ne vous dise pas de lui obéir sans retard et sans rébellion.

SALVATOR, à M. Jackal.

Monsieur Jackal, êtes-vous porteur du jugement qui ordonne que mademoiselle sera remise entre les mains de son oncle ?

M. JACKAL.

Le voici, monsieur Salvator.

SALVATOR, après avoir jeté un coup d’œil sur le papier.

Obéis, mon enfant ! mais ne crains rien, je veille sur toi, et fusses-tu dans les griffes de Satan, par le Dieu vivant, je t’en tirerai !

 

 

ACTE V

 

 

Neuvième Tableau

 

La chambre de Gérard. Même décoration qu’au sixième tableau.

 

 

Scène première

 

GÉRARD, puis LUDOVIC

 

Au lever du rideau, Gérard est occupé à ranger des sacs d’or dans une malle. On frappe à la porte ; il referme vivement la malle et la porte de la cachette.

GÉRARD.

Qui va là ?

LUDOVIC, en dehors.

Moi, le docteur.

GÉRARD, allant ouvrir.

Entrez, cher monsieur Ludovic !

LUDOVIC.

Sur pied ! et venant ouvrir la porte vous-même ! Savez-vous que vous êtes solide, vous, sans qu’il y paraisse ! Sans doute, comme je vous l’ai dit le premier jour où je vous ai vu, et où cela a paru vous faire tant de peine, il n’y avait aucune blessure grave ; mais vous aviez perdu diablement de sang ! Il est vrai qu’avec de bon bouillon, des côtelettes saignantes et du rôti, cela se refait vite... Combien y a-t-il de jours que votre accident est arrivé ?

GÉRARD.

Il y a aujourd’hui neuf jours.

LUDOVIC.

Eh bien, au bout de neuf jours, c’est joli ! Continuez, et, si vous voulez suivre mon conseil, dans quinze jours ou trois semaines, vous ferez un petit voyage ; cela vous remettra tout à fait.

GÉRARD.

J’allais justement partir, mon cher monsieur, quand cet horrible malheur m’est arrivé, et j’ai là mon passeport tout visé pour l’étranger.

LUDOVIC.

Allez en Italie, alors, monsieur Gérard ; allez en Italie. N’avez-vous rien qui vous retienne à Paris ?

GÉRARD.

Rien !

LUDOVIC.

Pas d’enfants ?

GÉRARD.

Pas d’enfants.

LUDOVIC.

Pas de nièces ? pas de neveux ?

GÉRARD.

Non.

LUDOVIC.

Millionnaire ?

GÉRARD.

On le dit ; mais...

LUDOVIC.

Oh ! ne vous en cachez pas pour moi, ce n’est pas ma facture qui vous ruinera : cent sous par visite, c’est dans les prix doux ; et encore, si vous trouvez que c’est trop cher, je peux ne pas revenir. À présent, vous êtes guéri, mon cher monsieur. Seulement, ne recommencez pas, vous n’auriez peut-être pas toujours pareille chance.

GÉRARD.

Au contraire, revenez, revenez tant que vous voudrez ! Non-seulement vos visites me guérissent, mais encore elles m’égayent.

LUDOVIC.

Diable ! n’allez pas dire cela ; vous me feriez du tort : un médecin gai ne peut être un médecin sérieux... Et tenez, par ma foi, je vous laisse en bonne compagnie : voici M. Jackal, qui vient probablement vous annoncer qu’il tient votre assassin... C’est égal, cela a dû vous agacer quand vous avez lu ce qu’il avait fait mettre dans les journaux, que vous étiez mort... Monsieur Jackal, vous savez que je suis un de vos admirateurs.

M. JACKAL.

Je vous le rends, monsieur ; car vous avez fait, savez-vous, une cure magnifique !

LUDOVIC, plaisantant.

Avez-vous trouvé la femme ?

M. JACKAL.

Si elle n’est pas trouvée, elle se trouvera.

LUDOVIC.

Espérons-le !

Il sort en chantant Fleuve du Tage.

 

 

Scène II

 

GÉRARD, M. JACKAL

 

M. JACKAL.

Vous avez là un charmant médecin, cher monsieur Gérard.

GÉRARD.

Oui, et, je le lui disais tout à l’heure, je suis toujours plus gai quand il me quitte.

M. JACKAL.

Eh bien, je vous apporte une nouvelle qui va vous égayer encore.

GÉRARD.

Vraiment ?

M. JACKAL.

Mais donnez-vous donc la peine de vous asseoir ; vous êtes toujours faible...

Gérard s’assied.

Depuis que je vous connais, cher monsieur Gérard, je remarque en vous un fond de tristesse, de mélancolie, de taciturnité.

GÉRARD.

Le fait est que je ne suis pas gai.

M. JACKAL.

Je me suis dit : « Il n’y a pas de tristesse sans raison. »

Gérard pousse un soupir.

Eh bien, ce qui rend triste ce brave M. Gérard, c’est la mort de son neveu Victor et la disparition de sa nièce Léonie. Son neveu, on ne peut pas le lui rendre ; mais sa nièce, on peut la lui retrouver.

GÉRARD, hochant la tête.

J’ai fait tout ce que j’ai pu pour arriver à ce résultat ; et je n’ai pas réussi.

M. JACKAL.

Parce que vous n’avez pas à votre disposition les moyens que j’ai, moi. Aussi ai-je été plus heureux que vous.

GÉRARD, effrayé.

Plus heureux que moi ! Qu’avez-vous donc fait ?

M. JACKAL.

J’ai fait des recherches.

GÉRARD, pâlissant.

Vous ?

M. JACKAL.

Oui, et...

GÉRARD, d’une voix haletante.

Et... ?

M. JACKAL.

Et je l’ai retrouvée.

GÉRARD.

Qui ?

M. JACKAL.

Léonie, votre nièce !

GÉRARD.

Mon Dieu !...

M. JACKAL.

Allons, bon ! voilà que vous allez vous trouver mal de joie maintenant... Ah ! cher monsieur Gérard, vous avez le cœur trop tendre.

GÉRARD.

Et où est-elle ?

M. JACKAL.

En bas, dans un fiacre. Elle n’attend que votre permission pour se jeter dans vos bras.

GÉRARD.

Oh !...

M. JACKAL, à la cantonade.

M. Gérard dit qu’il ne peut résister à son impatience ; faites monter mademoiselle Léonie.

Gérard se lève et va en trébuchant vers la chambre du fond.

Où allez-vous ?

GÉRARD.

Je n’en sais rien.

M. JACKAL.

Mon cher monsieur Gérard, vous m’avez l’air de n’avoir point parfaitement la tête à vous, et, vis-à-vis d’un homme qui n’a pas la tête à lui, vous ne trouverez pas mauvais qu’un agent de l’autorité prenne des précautions ; il ne faut qu’un moment de folie pour causer parfois un malheur irréparable. Je vous ramène votre nièce Léonie ; c’est une belle jeune fille de seize ans, tellement éprouvée jusqu’ici par le malheur, que, du moment que j’ai reçu l’ordre de la remettre entre vos mains, elle m’a inspiré le plus vif intérêt... Je vous dis donc ceci, mon cher monsieur Gérard : c’est à vous qu’est donnée la garde de cette charmante fille ; eh bien, veillez à ce qu’il ne lui arrive rien de fâcheux ; veillez à ce qu’il ne tombe pas un seul cheveu de sa tête ; car, quelque part que vous soyez, fût-ce à l’étranger, fût-ce en Amérique, fût-ce en Chine, j’étends le bras et je vous tire à moi... Et alors, vous connaissez le vieil adage : dent pour dent, œil pour œil, tête pour tête !... Mais qu’avez-vous donc ? Vous ne m’écoutez pas... Ce que je vous dis a cependant son importance...

GÉRARD, l’œil fixé sur la porte d’entrée.

Monsieur Jackal ! monsieur Jackal ! voyez-vous ?...

M. JACKAL.

Certainement que je vois ! je vois votre nièce qui entre, et je me retire pour vous laisser tout au plaisir de vous revoir... Adieu, monsieur Gérard ! adieu, mademoiselle !

Aux Gendarmes.

Messieurs, nous n’avons plus rien à faire ici.

 

 

Scène III

 

GÉRARD, LÉONIE ou ROSE-DE-NOËL

 

Léonie s’arrête au point le plus éloigné de la chambre ; Gérard la regarde avec une profonde terreur. Moment de silence.

GÉRARD, d’une voix qu’il essaye de rendre caressante.

Léonie ! ma chère Léonie, est-ce bien toi ?

LÉONIE.

Moi-même ! et si vous en doutez, regardez, mon oncle.

Elle découvre le haut de son col.

Voilà le coup de couteau d’Orsola !

GÉRARD.

Oui, c’était une méchante créature, et qui, à moi aussi, m’a fait bien du mal ! Mais Dieu l’a punie.

LÉONIE.

Si c’est Dieu qui l’a punie, comment est-ce pour le moins coupable des deux qu’il a été le plus sévère ?

GÉRARD.

Léonie ! Léonie ! rappelle-toi combien je t’aimais.

LÉONIE.

Je me rappelle que celui que vous aimiez le mieux, c’était mon frère Victor ; vos préférences sont terribles, mon oncle, elles tuent. Ne m’aimez pas trop.

GÉRARD.

Tu as raison, Léonie ; accuse-moi, accable-moi, condamne-moi ! Jamais, non, jamais tu ne m’en diras autant que ma conscience m’en a dit... Regarde-moi ! il y a sept ans que ce malheureux crime a été commis ; j’ai vieilli de vingt années en sept ans... C’est une bien terrible chose, n’est-ce pas ? que de me retrouver en face de toi à la lumière du soleil, que de te voir entrer pâle et menaçante dans cette chambre, et, quand je doute si c’est toi, de te voir montrer la trace du couteau d’Orsola en me disant : « Voyez ! » Eh bien, moins terrible, je te le jure, est cela que de voir dans mes rêves sortir du lac, les cheveux ruisselants d’eau et collés au visage, le fantôme de ton pauvre frère me criant : « Mon oncle ! mon bon oncle ! ne me fais pas mourir ! » Mais laissons dormir dans sa tombe le pauvre enfant ; il y dort plus tranquille que moi dans mon lit, j’en suis sûr, et occupons-nous de toi, ma chère Léonie, de ton avenir, de ton bonheur. Tu es jeune, tu es belle, tu peux être heureuse... Je ne parle pas de richesse...

Se traînant vers la cachette, qu’il ouvre.

Tiens, cette armoire renferme des millions ! de peur qu’on ne me les vole, j’ai fait faire cette cachette. Nul ne la connaît, nul ne peut la connaître ; quand elle est fermée, elle ne s’ouvre plus que par un ressort familier à moi seul. Des voleurs sont venus, ils m’ont menacé de mort si je ne leur disais pas où était mon argent, je ne le leur ai pas dit. C’était pour toi, Léonie, que je gardais tout cela ! Pour moi, je n’en ai pas besoin ; qu’en ferais-je ?... Allons ! tout est prêt, partons ! Voyons, mon portefeuille, le voilà ; mon passeport, le voilà ; la voiture est en bas, à notre disposition, rien ne nous retient plus ici !... Viens, Léonie, partons !

LÉONIE.

Je ne pars pas.

GÉRARD.

Comment, tu ne pars pas ?

LÉONIE.

Non ; mon témoignage est nécessaire ici, je reste.

GÉRARD.

Ton témoignage nécessaire, pourquoi ?

LÉONIE.

Pour que l’innocent ne soit pas condamné à la place du coupable.

GÉRARD, presque menaçant.

Ah ! tu veux rester pour me dénoncer, pour me faire condamner, pour me faire monter sur l’échafaud ?

LÉONIE.

Non, mais pour que M. Sarranti n’y monte pas à votre place.

GÉRARD.

Sarranti ! Sarranti ! Que t’importe cet homme ? La fatalité le poursuit, abandonne-le à la fatalité !

LÉONIE.

C’est-à-dire que vous me demandez que je le tue, quand, d’un mot, je puis le sauver ? Vous voulez que mes nuits soient hantées par un spectre ; seulement, votre fantôme, à vous, c’est un enfant noyé qui vous crie : « Mon bon oncle, ne me fais pas mourir ! » Mon fantôme, à moi, serait un innocent qui, du haut de son échafaud, me crierait : « Misérable, tu me laisses mourir ! » Je ne partirai pas.

GÉRARD.

Oh ! de gré ou de force, il faudra bien cependant que tu partes.

LÉONIE.

De gré, je vous l’ai dit, je ne partirai pas. De force, comment vous y prendrez-vous ? Vous m’emporterez par les escaliers ? Dans les escaliers, je crierai ! Vous me conduirez dans une chambre ? Dans cette chambre, il y aura une fenêtre ; par la fenêtre de cette chambre, je crierai ! Vous m’entraînerez dans un désert ? Dans ce désert, je crierai ! Et prenez garde ! à défaut de juges pour m’entendre, dans ce désert, il y aura Dieu !... Cet homme qui m’a amené ici vous a dit qu’il vous donnait votre crime à garder. Il mentait, c’était votre châtiment.

GÉRARD, la tête dans sa main.

Effroyable logique de l’assassinat ! Me voilà forcé, parce que j’ai commis un premier meurtre, ou d’en subir la peine, ou d’en commettre un second... Léonie !

LÉONIE, courant à la fenêtre et l’ouvrant.

Ne m’approchez pas, ou je crie.

GÉRARD.

Léonie, je ne te menace pas, je te prie.

LÉONIE.

Priez ou menacez, monsieur, peu m’importe ! Vous êtes un homme et vous êtes armé. Je suis un enfant sans défense, mais je suis plus forte, je suis plus invulnérable que vous, parce que je suis la vérité ! parce que je suis la justice ! parce que je suis la loi !

GÉRARD.

Que me reste-t-il donc à faire, alors ?

LÉONIE.

À m’ouvrir cette porte, et à me dire : « Va librement où ton devoir te dit d’aller », ou bien...

GÉRARD.

Ou bien ?

LÉONIE.

Ou bien à me tuer, comme vous avez tué mon frère !

GÉRARD.

Elle aussi !

Il regarde autour de lui, voit la porte de la cachette toute grande ouverte et paraît frappé d’une idée. À lui-même.

Eh bien, non, je ne la tuerai pas : je la laisserai mourir !

Menaçant.

Léonie !

LÉONIE, ouvrant la fenêtre.

Au secours !

GÉRARD, bondissant sur elle et lui jetant sur la tête son manteau dont il l’enveloppe.

Ah ! tu crieras !

LÉONIE, d’une voix qui s’affaiblit.

Au secours ! à moi ! au meurtre !

GÉRARD, l’emportant, la jetant dans la cachette et refermant la porte sur elle.

Crie, maintenant ! Nous verrons si, quand je serai parti, quand toutes les portes seront fermées, nous verrons si quelqu’un t’entend et vient t’ouvrir...

Il prend le coffre plein d’or qu’il traîne jusqu’à la porte, sort à moitié, puis recule et tombe assis sur le coffre en s’écriant.

Le moine !...

 

 

Scène IV

 

GÉRARD, DOMINIQUE

 

GÉRARD.

Que me voulez-vous ?

DOMINIQUE.

Je vais vous le dire.

GÉRARD.

Pas à cette heure, pas en ce moment ; ce soir, demain, après-demain.

DOMINIQUE.

Non, à l’instant même.

GÉRARD.

Je ne puis.

Il s’avance vers la porte, Dominique lui barre le chemin.

DOMINIQUE.

Vous ne passerez pas !

GÉRARD, s’appuyant à la muraille.

Trop tard ! cinq minutes trop tard !

DOMINIQUE.

C’est Dieu qui mesure le temps ! Voulez-vous m’écouter ?

GÉRARD.

Parle donc !

DOMINIQUE.

Je viens vous demander le droit de révéler votre confession.

GÉRARD.

C’est-à-dire que vous venez me demander ma mort, c’est-à- dire que vous venez me demander de me conduire par la main à l’échafaud !

DOMINIQUE.

Non, monsieur ; car, cette permission accordée, je ne m’oppose plus à votre départ.

GÉRARD.

À mon départ... Et, derrière moi, vous me dénoncez, derrière moi, le télégraphe joue, et, à dix lieues, vingt lieues, trente lieues d’ici, l’on m’arrête.

DOMINIQUE.

Je vous donne ma parole, monsieur, et vous savez si je suis l’esclave de ma parole, que demain à midi seulement, c’est-à-dire quand vous serez en Belgique, j’userai de la permission.

GÉRARD.

Et quand je serai en Belgique, comme il y a meurtre, vous obtiendrez l’extradition.

DOMINIQUE.

Je ne la solliciterai pas, monsieur : je suis un homme de paix, je demande que le pécheur se repente et non qu’il soit puni ; je veux, non pas que vous mouriez, mais que mon père ne meure pas !

GÉRARD.

Impossible ! vous me demandez une chose impossible.

DOMINIQUE.

Ce que vous faites là est épouvantable ! dans ce moment, la cour prévôtale délibère sur le sort de mon père ; dans ce moment, on prononce sa sentence peut-être... et les sentences des cours prévôtales s’exécutent dans les vingt-quatre heures !

GÉRARD.

L’engagement que vous avez pris avec moi est formel : après ma mort, oui... mais tant que je vivrai, non, non, mille fois non ! Laissez-moi donc passer... Vous ne pouvez rien contre moi.

DOMINIQUE, au comble du désespoir.

Monsieur, croyez-vous que, pour vous persuader, j’aie employé tous les moyens, toutes les paroles, toutes les prières, toutes les supplications qui peuvent avoir un écho dans le cœur de l’homme ? croyez-vous qu’il y ait une possibilité de sauver mon père en dehors de celle que je vous propose ? S’il y en a une, dites-le ; je ne demande pas mieux que de l’employer, dût-elle tuer mon corps en ce monde, et perdre mon âme dans l’autre... Tenez, je me mets à vos genoux pour vous conjurer de sauver mon père ! Un moyen ! indiquez-moi un moyen !...

GÉRARD.

Je n’en connais pas ! Laissez-moi passer !

DOMINIQUE.

Et si je vous tuais ?...

 

 

Scène V

 

GÉRARD, DOMINIQUE, SALVATOR, se précipitant et retenant la main de Dominique

 

SALVATOR.

Arrêtez !... Un pareil coquin ne mérite pas de finir de la main d’un honnête homme. – À moi, Roland !

Roland se précipite dans la chambre, et saute à la gorge de Gérard, qui roule avec lui derrière le lit.

GÉRARD.

Délivrez-moi du chien et laissez-moi partir, et je signerai tout ce que vous voudrez !

SALVATOR, arrachant le chien de dessus Gérard.

Tout beau, Roland !

DOMINIQUE, prenant une plume et la présentant avec le manuscrit à Gérard.

Écrivez : « Mardi, onze heures du matin. – J’autorise le fils de M. Sarranti à révéler ma confession demain Mercredi, à midi. » Signez !

Gérard signe.

SALVATOR.

Et maintenant, allez vous faire pendre où il plaira à Dieu et à la justice humaine de vous dresser un gibet ! Va, va-t’en, maudit !

DOMINIQUE, se jetant dans les bras de Salvator.

Oh ! mon sauveur, embrassez-moi !

SALVATOR.

Maintenant, où est Rose-de-Noël ?

DOMINIQUE.

Rose-de-Noël ? Je ne l’ai pas vue.

SALVATOR.

Elle doit être ici cependant. M. Jackal l’y a ramenée ce matin... Ah ! dans la chambre à côté sans doute.

Il y entre.

Rose-de-Noël !...

DOMINIQUE, appelant.

Léonie ! Léonie !

SALVATOR, pâle, effaré, reparaissant à la porte.

Rose-de-Noël !... Rose-de-Noël, où es-tu ?

DOMINIQUE.

Mon Dieu, que craignez-vous ?

SALVATOR.

Tout ! Cet homme est capable de tout !

DOMINIQUE.

Il l’aura tuée pour fuir, comme il a tué son frère.

SALVATOR.

Mon Dieu !

DOMINIQUE.

Écoutez... Non... J’avais cru entendre comme un gémissement.

SALVATOR.

Ah ! c’est elle ! C’est peut-être son dernier cri. Où est-elle, mon Dieu ? où est-elle ?

À Roland, qui gratte la muraille.

Que fais-tu, Roland ? qu’y a-t-il ? Cherche, mon chien !... cherche !...

Après une pause.

Morte ou vivante, Rose-de-Noël est là.

DOMINIQUE.

Attendez.

SALVATOR.

Pas de porte !... la muraille ! Oh ! s’il le faut, j’abattrai la maison pour retrouver son cadavre. Rose-de-Noël ! Rose-de-Noël !

DOMINIQUE.

Je me rappelle... un réduit creusé dans le mur. C’est là qu’il cachait son or, c’est là qu’il avait caché le manuscrit... Un ressort... un secret... Dieu a permis qu’il me l’ait indiqué...

Il presse le ressort, la cachette s’ouvre. On voit Rose-de-Noël, à genoux, suffoquant, presque asphyxiée ; elle a, avec ses dents et ses mains, déchiré le manteau, à travers lequel sa tête et un de ses bras sont passés dans la lutte.

SALVATOR, la prenant dans ses bras.

Ah ! Rose-de-Noël !... vivante, grâce à Dieu !...

 

 

Scène VI

 

GÉRARD, DOMINIQUE, SALVATOR, ROSE-DE-NOËL, M. JACKAL

 

ROSE-DE-NOËL.

Ah ! Salvator, je savais bien que c’était toi qui me sauverais.

M. JACKAL, entrant.

Messieurs ! messieurs !

DOMINIQUE et SALVATOR.

M. Jackal.

M. JACKAL.

Oui, M. Jackal en personne, lequel vient vous annoncer que, grâce à une protection puissante et inconnue, il est nommé commissaire central à Toulon.

À Gérard, qui entre.

Si vous passez jamais par là, monsieur Gérard, je me mets à votre disposition.

SALVATOR.

Mais comment se fait-il que M. Gérard... ?

M. JACKAL.

C’est bien simple. Avant de partir pour ma nouvelle destination, je suis venu faire une visite à M. Henri, mon protégé... Tout à coup, je vois passer, dans une chaise de poste, M. Gérard, qui, au lieu de partir avec sa nièce, comme je le lui avais expressément recommandé, partait seul... J’ai eu peur qu’il ne fût arrivé malheur à Rose-de-Noël, que j’aime beaucoup, et je ramène ici M. Gérard pour lui demander une petite explication.

SALVATOR.

Je vais vous la donner, moi : M. Gérard, en partant, avait jeté vivante sa nièce dans ce sépulcre, où elle serait morte à cette heure si, grâce à Brésil, nous ne l’avions retrouvée !...

M. JACKAL.

Eh bien, que vous ai-je toujours dit, monsieur Salvator ? Cherchez la femme !

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