Les Mancini (Jacques-François ANCELOT)

Sous-titre : la famille Mazarin

Comédie en trois actes, mêlée de chant.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 22 mai 1839.

 

Personnages

 

LOUIS XIV

LE CARDINAL MAZARIN, premier ministre

PHILIPPE DE MANCINI, son neveu

LE COMTE DE BRIENNE

ANTOINE RABANEL, marchand

LAPRUNELLE, valet de chambre de Philippe

UN HUISSIER DE CABINET

UN LAQUAIS

OLYMPE DE MANCINI, comtesse de Soissons

MARIE DE MANCINI, sa sœur

CHRISTINE, jeune orpheline

DAMES de la cour

GENTILSHOMMES

COURTISANS

 

L’action se passe en 1659.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un riche salon ouvrant sur une galerie dans l’hôtel de Mme de Soissons, à Paris. Portes au fond ; portes latérales. À droite de l’acteur, une table avec des livres ; à gauche, un guéridon, Sonnettes sur l’un et l’autre meuble.

 

 

Scène première

 

MARIE, assise, PHILIPPE, debout près d’elle, LE COMTE DE BRIENNE, assis, MADAME DE SOISSONS, assise

 

MARIE.

Achevez, monsieur de Brienne, achevez donc ce joli conte imité de l’Arioste.

PHILIPPE.

Et tâchez surtout que le dénouement soit du gout de Mlle Marie de Mancini, ma très chère sœur.

MARIE.

Le dénouement est facile à prévoir : le roi Orante est entré dans la cabane de la bergère Lysie ; il lui a remis l’anneau d’épousée.

PHILIPPE.

Et la simple villageoise change sa quenouille contre un sceptre ; n’est-ce pas ainsi, Marie, que vous entendez la fin du conte ?

MARIE.

Est-ce qu’il peut finir autrement ?

BRIENNE.

Peut-être ; car la reine-mère, qui est une très fière et très puissante princesse, ne veut point d’une gardeuse de moutons pour sa bru... Il y a, dans un royaume voisin, une fort belle infante à laquelle le roi infidèle se laisse marier.

PHILIPPE, riant.

Ces damnés d’amoureux n’en font jamais d’autres.

MADAME DE SOISSONS.

Et la moralité de ce conte est que les bergères ne doivent pas se fier aux promesses des rois.

BRIENNE.

C’est vous qui l’avez dit, madame.

MARIE.

Qui le sait mieux que madame la comtesse de Soissons, mon excellente sœur ?

PHILIPPE.

Allons, allons, la paix !... Que dirait notre très honoré oncle le cardinal Mazarin, s’il entendait ses nièces se quereller ?

BRIENNE.

Il se fâcherait peut-être contre elles, comme il s’est déjà fâché contre son neveu.

PHILIPPE.

Mais il ne leur imposerait pas sans doute une si rude pénitence : exilé de la cour depuis un grand mois, pour avoir dansé en joyeuse compagnie un jour de vigile et jeûne...

Air de Mazaniello.

À mes dépens son zèle brille,
Mais si monsieur le cardinal
Veut voir un saint dans sa famille,
Hélas ! il s’adresse fort mal ;
Par le jeûne et par l’abstinence
Puisqu’on arrive à cet emploi,
Vous l’avouerez, son éminence
À grand tort de compter sur moi.

BRIENNE.

L’hôtel de Soissons, du moins, ne vous est pas interdit.

PHILIPPE.

 Soit... Mais dans quelques heures, quand le roi et les plus brillantes dames de la cour vont s’y rendre, je ne pourrai pas paraître au cercle ; il faudra que je remonte triste et seul dans mon appartement, que je bâille au bruit des violons, ou que je coure par la ville les baigneurs et les cabarets.

BRIENNE.

À moins que vous ne trouviez ici même quelque plus gracieuse distraction... N’ai-je pas oui parler d’une petite bourgeoise, jeune orpheline, que Mme de Soissons a recueillie chez elle depuis quinze jours ?

MADAME DE SOISSONS.

Cela est vrai ; mais j’espère bien que mon frère respectera la naïve candeur de ma protégée.

PHILIPPE.

Comment donc ?... La candeur et la naïveté... c’est si rare !...

MADAME DE SOISSONS.

Le mariage de M. Philippe de Mancini avec Mlle de Thianges n’est-il pas d’ailleurs à peu près arrêté ?

BRIENNE.

C’est juste... Je n’y pensais pas.

PHILIPPE, riant.

Ma foi, ni moi non plus.

BRIENNE.

Et quelle est donc, madame, cette aventure de jeune fille ?

MADAME DE SOISSONS.

Mon Dieu, elle est bien simple... Vous vous rappelez sans doute les folies de notre cousine Eudoxie Martinozzi, lorsqu’un dépit d’amour l’entraîna aux Carmélites ?

BRIENNE.

Sa vocation religieuse a fait assez de bruit.

MADAME DE SOISSONS.

Oui ; mais à peine eut-elle passé une année au couvent, que le chagrin d’amour disparut.

BRIENNE.

Et la vocation avec lui ?

MADAME DE SOISSONS.

Elle ne savait comment obtenir la permission de rentrer dans le monde... lorsqu’un jour, une jeune fille m’apporta une lettre d’elle, qui me suppliait de la soustraire à des vœux que maintenant elle maudissait... Cette aimable enfant me fit une si terrible peinture de la règle austère des Carmélites, elle plaida la cause de notre cousine avec tant d’éloquence, que je consentis à la tirer du couvent, et en même temps je décidai son aimable avocat à demeurer chez moi près d’elle durant quelques jours.

BRIENNE.

Cette petite bourgeoise est belle ?

PHILIPPE.

Oh !... à miracle !

BRIENNE.

On peut croire sur parole M. le marquis Philippe de Mancini ; il est connaisseur.

MADAME DE SOISSONS, sonnant.

Mon Dieu, monsieur de Brienne, vous allez en juger vous-même.

À un domestique qui entre.

Dites à Mlle Christine que je la prie de se rendre ici sur-le-champ.

Le domestique sort.

Vous la verrez, et vous entendrez de sa bouche le récit de ses aventures ; cela nous fera passer un instant.

BRIENNE.

Je gagerais que son avenir vous occupe plus que son passé.

MADAME DE SOISSONS.

C’est possible.

BRIENNE, souriant avec ironie.

Vous êtes si bonne !

MARIE, bas à Philippe.

Que veut-il dire ?

PHILIPPE, bas à Marie.

Je crois qu’il se moque de notre chère sœur.

 

 

Scène II

 

MARIE, assise et lisant, PHILIPPE, BRIENNE, CHRISTINE, arrivant par la porte à droite de l’acteur, MADAME DE SOISSONS, assise

 

CHRISTINE.

Madame la comtesse m’a fait appeler ?

MADAME DE SOISSONS.

Oui, ma mie, approchez... Que vois-je ?... encore ce costume de bourgeoise !... Pourquoi ne pas vous parer des vêtements que j’ai commandés pour vous ?

CHRISTINE.

Tout cela est-il nécessaire à la simple Christine ?

MADAME DE SOISSONS.

C’est du moins indispensable à ma protégée. Vous êtes maintenant bien près de la cour, ma mie.

CHRISTINE.

Mais ce n’est pas pour longtemps.

MADAME DE SOISSONS.

Qu’en savez-vous ?

CHRISTINE.

J’ai promis à ma bonne Catherine de retourner bientôt près d’elle.

BRIENNE.

Qu’est-ce que c’est que cette Catherine ?

CHRISTINE.

C’est ma vieille nourrice, monsieur, celle qui m’a élevée, qui m’aime comme si j’étais sa fille.

BRIENNE.

Vous êtes donc orpheline dès l’enfance ?

CHRISTINE.

Il n’y a que deux ans que ma mère est morte ; mais bien longtemps avant sa mort elle était perdue pour moi ; car j’avais quatre ans à peine lorsqu’elle se fit carmélite.

MADAME DE SOISSONS.

Quand elle devint veuve, n’est-ce pas ?

CHRISTINE.

Je l’ai toujours cru, madame.

BRIENNE.

Dans quel lieu êtes-vous née ?

CHRISTINE.

À Paris, monsieur.

BRIENNE.

Vous avez connu votre père, mon aimable enfant ?

CHRISTINE.

Jamais, monsieur.

BRIENNE.

Vous savez du moins comment il se nommait ?

CHRISTINE.

Giulio.

BRIENNE.

Ah !... Giulio !... voilà tout ?

CHRISTINE.

C’était, m’a-t-on dit, un gentilhomme italien que ma mère avait épousé par amour.

BRIENNE.

Et qui vous laissa orpheline et sans fortune ?

CHRISTINE.

Oui ; mais un bon parent de ma mère y a pourvu en mourant.

BRIENNE.

Ah ! ah !

CHRISTINE.

Bien plus... ma bonne Catherine m’a souvent répété que ma mère, au lit de mort, lui avait remis une lettre qui m’assurerait une puissante protection, si jamais elle me devenait nécessaire.

BRIENNE.

Oh ! mais alors, vous n’avez besoin des bien faits de personne.

CHRISTINE.

Certainement, monsieur... J’ai accepté de demeurer quelque temps ici pour tenir compagnie à cette pauvre demoiselle Eudoxie que j’ai vue si malheureuse durant la retraite que j’ai faite au couvent des Carmélites, et qui n’est pas encore trop joyeuse, reléguée dans un appartement de cet hôtel.

MADAME DE SOISSONS.

Avant qu’elle puisse se montrer, ne faut-il pas attendre au moins que ses cheveux soient repoussés ?

CHRISTINE.

Pauvre demoiselle !... Elle est bien chagrine !

Air : Je veux tant que je serai là (Mathias l’invalide).

Contrainte encor à s’exiler,
Je la vois souffrir en silence ;
Et je reste pour consoler
Dans le séjour de l’opulence.
Qui m’aurait dit que ses douleurs
Chercheraient l’orpheline obscure ?
Sous la soie on verse des pleurs,
Je viens les sécher sous la bure.

PHILIPPE, à part.

Charmante enfant !

MADAME DE SOISSONS.

Vous faites bien, ma mie !...

La tirant à l’écart.

Dites-moi, étudiez-vous le chant que je vous ai donné ?

CHRISTINE.

Mlle Eudoxie me le fait répéter tous les jours, madame.

MADAME DE SOISSONS.

Avez-vous essayé le costume dont je souhaite que vous soyez parée aujourd’hui ?

CHRISTINE.

Oui, madame... Mlle Eudoxie dit qu’il me va très bien.

MADAME DE SOISSONS.

À merveille !

CHRISTINE.

Mais pourquoi tout cela ?

MADAME DE SOISSONS.

Dans peu d’heures vous le saurez ; silence !...

MARIE, se levant, et passant entre Philippe et Christine.

Est-ce que la journée entière va se passer à nous occuper de mademoiselle ?... Il me semble que nous avons autre chose à faire.

BRIENNE, à part.

Elle la déteste déjà !... ce que c’est que l’instinct !

MARIE.

Le cercle qui va se tenir chez vous, ma sœur, et où le roi doit assister...

MADAME DE SOISSONS.

Vous avez raison.

À Christine.

Allez, mignonne, allez retrouver notre cousine Eudoxie ; continuez d’étudier avec elle, et songez à votre costume. Je veux que vous soyez aussi parée que vous êtes jolie.

CHRISTINE.

Que votre volonté soit faite, madame.

BRIENNE, souriant.

Voilà une résignation toute chrétienne.

MADAME DE SOISSONS.

Je vous reverrai bientôt, ma mie.

Christine fait la révérence, et sort par la porte à droite de l’acteur.

Vous, ma chère sœur, vous avez quelques préparatifs à faire, je ne vous retiens pas. Quant à monsieur mon frère...

PHILIPPE.

Il faut qu’il s’en aille quand le plaisir arrive.

BRIENNE.

Mais vous lui dites au revoir.

PHILIPPE.

Je ne lui dirai adieu qu’en mourant. Ah ! si ma sœur Marie avait voulu s’occuper du pauvre disgracié !

MARIE.

Qui vous dit qu’on n’y songe pas ?... Venez, pécheur endurci, donnez-moi la main jusqu’à mon appartement ; Marie de Mancini a plus de crédit encore que ne le voudraient certaines personnes.

Elle sort avec Philippe par la porte à gauche de l’acteur.

 

 

Scène III

 

BRIENNE, MADAME DE SOISSONS

 

MADAME DE SOISSONS.

Eh bien, monsieur de Brienne, vous l’entendez ? vous avez vu le regard qu’elle m’a lancé en partant ?

BRIENNE.

Eh, eh, il n’avait rien de bien fraternel.

MADAME DE SOISSONS.

Ne dirait-on pas, parce qu’elle est aimée du roi, qu’elle a déjà au front la couronne fermée ?

BRIENNE.

Vous n’avez pas eu de si hautes prétentions, vous, madame ! pourtant le roi vous a fort aimée aussi.

MADAME DE SOISSONS.

Pourquoi rappeler cela ?

BRIENNE.

Eh, eh, n’est-ce point un souvenir agréable ?

MADAME DE SOISSONS.

Mais j’eus la prudence de repousser les promesses de sa majesté.

BRIENNE, à part.

Qui ne lui en avait pas fait une.

MADAME DE SOISSONS.

Et j’épousai M. le comte de Soissons.

BRIENNE, à part.

Faute de mieux.

MADAME DE SOISSONS.

Orgueilleuse fille !... elle, reine de France !...

BRIENNE.

Votre sœur cadette !... ce serait pour en mourir !... et pourtant elle a dit qu’afin de vous consoler elle vous nommerait surintendante de sa maison.

MADAME DE SOISSONS.

L’insolente !

BRIENNE.

Eh, eh, c’est une belle charge !

MADAME DE SOISSONS.

Oh ! je me vengerai, monsieur de Brienne.

BRIENNE.

Je m’en rapporte à vous, et il me semble même que vous êtes en train.

MADAME DE SOISSONS.

Que voulez-vous dire ?

BRIENNE.

Que vous êtes meilleure politique que la reine mère et que votre glorieux oncle le cardinal. Vous n’ignorez point que les obstacles irritent la passion ; qu’en sermonnant, en tourmentant le roi comme on l’a fait jusqu’ici, on a jeté de l’huile sur le feu au lieu de l’éteindre, et qu’enfin il y a un meilleur moyen d’en finir avec cet amour qui vous désole.

MADAME DE SOISSONS, souriant.

Vous croyez ?

BRIENNE.

Instruite par l’expérience, vous savez qu’il n’y a rien de tel que l’amour pour chasser l’amour, et qu’en montrant au roi un nouveau visage, mais d’une beauté si fraiche, si jeune, si parfaite qu’il en fut frappé tout d’abord...

MADAME DE SOISSONS.

Ah ! ah !... vous avez imaginé ?...

BRIENNE.

Oh ! mon Dieu ! du premier coup, dès que j’ai appris les soins affectueux que vous prodiguiez à cette jeune orpheline...

MADAME DE SOISSONS.

Pourquoi ne pas supposer que la bienfaisance seule...

BRIENNE.

En effet, j’aurais pu supposer cela ; mais c’est singulier, cette idée-là ne m’est pas venue.

MADAME DE SOISSONS.

Vous y voyez de loin monsieur de Brienne.

BRIENNE.

Et juste, n’est-ce pas ?

MADAME DE SOISSONS.

Christine ne vous a-t-elle pas paru d’une beauté merveilleuse ?

BRIENNE.

J’en ai été tout ébloui, et je l’ai vue avec des yeux de soixante-dix ans.

MADAME DE SOISSONS.

Vous pensez donc que le roi... ?

BRIENNE.

Il en sera ravi, et de l’humeur dont je le connais, cela peut aller vite.

MADAME DE SOISSONS.

Puis-je compter que vous serez mon auxiliaire ?

BRIENNE, lui baisant la main.

Aussi vrai que je suis votre plus sincère ami.

MADAME DE SOISSONS.

Cela est-il bien rassurant ?

BRIENNE.

Vous verrez.

UN DOMESTIQUE, entrant par le fond.

Madame, un marchand de soieries se présente à l’hôtel ; il dit que vos ordres l’ont mandé.

MADAME DE SOISSONS.

Ah ! je sais ce que c’est ; faites entrer.

Le Domestique sort.

BRIENNE, souriant.

Ce sont des armes qu’on apporte pour le combat ?

MADAME DE SOISSONS.

Qui désire la victoire ne doit rien négliger.

BRIENNE.

Vous êtes une habile tacticienne.

 

 

Scène IV

 

BRIENNE, MADAME DE SOISSONS, RABANEL

 

MADAME DE SOISSONS.

Approchez : vous venez de la part d’un certain marchand fort renommé, chez qui l’on est allé par mon ordre ?

RABANEL.

Non pas, madame, c’est moi-même qui apporte à madame la comtesse de Soissons ce qu’elle a bien voulu me faire demander.

MADAME DE SOISSONS.

Ah, ah, vous vous nommez donc... ?

RABANEL.

Antoine Rabanel, madame, pour vous servir si j’en étais capable ; nous sommes depuis deux cents ans, de père en fils, marchands de soieries et d’habits de cour, rue aux Ours, à l’enseigne de Saint-Pacôme.

MADAME DE SOISSONS.

Je vous sais gré d’être venu vous-même.

RABANEL, avec intention.

Oh ! je n’avais garde d’y manquer.

MADAME DE SOISSONS.

C’est bien. Déposez là ces étoffes, et attendez la personne à qui elles sont destinées ; je vais vous l’envoyer ; elle pourra choisir les couleurs qui lui agréeront le plus.

À Brienne.

À bientôt, monsieur le comte ; j’estime que vous serez un des premiers à vous rendre à mon cercle.

BRIENNE.

Vous nous y préparez de trop piquantes sur prises pour que je ne m’empresse pas de m’y trouver.

MADAME DE SOISSONS.

Peut-être, en effet, y verra-t-on des choses auxquelles tout le monde ne s’attend pas. Adieu donc, je compte sur vous.

Elle sort par la porte de droite ; Brienne s’en va par le fond.

 

 

Scène V

 

RABANEL, seul

 

Quelle bonne idée j’ai eue là, et quel heureux hasard que cette commande de riches étoffes !... Enfin, me voici dans l’hôtel de Mme de Soissons ; dans cet hôtel où Mlle Christine habite depuis quinze mortels jours. Mais pourquoi venir en ce lieu ? qu’a-t-elle à faire ici ?... Je ne sais pas, mais j’ai peur ; il me semble qu’il ne peut rien pousser de bon au milieu de cette graine italienne. Et moi, je l’aime tant !... ce serait un si beau jour que celui où je l’établirais à côté de ma mère, dans mon comptoir de la rue aux Ours, en lui disant : Vous êtes reine et maîtresse ici !... Ah ! j’entends du bruit... on vient !... attention !...

 

 

Scène VI

 

CHRISTINE, RABANEL

 

RABANEL, reconnaissant Christine.

Que vois-je ?

CHRISTINE.

Votre servante, monsieur Rabanel.

RABANEL.

Comment ! c’est vous, mademoiselle !

CHRISTINE.

Mme la comtesse de Soissons, en me disant qu’un marchand m’attendait, vous a nommé à moi.

RABANEL.

Et vous êtes venue !... que de bonté !

CHISTINE.

Mais il fallait bien venir pour faire mon choix parmi ces étoffes.

RABANEL, tristement.

Ah ! oui, c’est seulement pour les étoffes. Vous êtes donc la personne à qui on les destine ?

CHRISTINE.

Apparemment, puisque me voilà.

RABANEL.

Alors, c’est bien heureux pour moi, car sans cela je ne vous aurais pas vue.

CHRISTINE.

Je vous remercie de votre amitié, monsieur Rabanel ; vous avez toujours été pour nous un excellent voisin.

RABANEL.

Ce n’est pas ma faute si je ne suis encore que cela.

CHRISTINE.

C’est vrai.

RABANEL.

Est-ce que vous ne reviendrez pas bientôt dans votre simple demeure ?... est-ce que vous ne la regrettez pas ?

CHRISTINE.

Que vous dirai-je, monsieur Rabanel ?... on a pour moi tant de bontés ici... tout ce qui m’entoure est si beau !

RABANEL.

Et que deviendront les gens qui souffrent de votre absence, et qui vous attendent ? est-que vous ne pensez jamais à eux ?

CHRISTINE.

Oh ! je ne suis pas ingrate... mais je n’ai point de famille, moi.

RABANEL.

Vous savez bien qu’il ne tient qu’à vous d’en avoir une où vous serez chérie, adorée ; où vous retrouverez une bonne mère comme celle qui ne vit plus pour vous.

CHRISTINE.

Hélas, ma pauvre mère, j’aurais peut-être aujourd’hui grand besoin de ses conseils et de sa tendresse.

RABANEL.

Si elle vivait, mademoiselle Christine, elle vous dirait : Mon enfant, il y a dans la rue aux Ours un homme qui n’a pu te voir sans l’aimer ; un homme jeune et riche, qui t’offre ; avec sa fortune et son nom, une vieille réputation d’honneur et de probité.

CHRISTINE.

Oui, tout le monde vous estime.

RABANEL.

Elle vous dirait, voyez-vous : Avec lui tu n’auras pas ce faste, cet éclat qui éblouit et qui tourne la tête, mais il dévouera sa vie entière à faire ton bonheur ; laisse-toi être heureuse... tu trouveras la joie et la considération à l’enseigne Saint-Pacôme... Et elle dirait vrai, car l’enseigne c’est le blason des bourgeois ; ils doivent en être jaloux comme un gentilhomme de ses armoiries ! Je suis plus fier de mon image de saint Pacôme que je ne le serais de l’écusson de tel noble qui a vendu son épée à qui a voulu la payer.

CHRISTINE.

Ces sentiments vous honorent, monsieur Rabanel, et votre amitié me touche vivement.

RABANEL.

Eh bien ! prouvez-le-moi en vous rappelant ce que vous avez dit il y a trois semaines ; ça m’avait rendu si heureux !

CHRISTINE.

Mais, je ne vous ai point fait de promesse.

RABANEL.

Vous m’avez permis d’espérer ; vous avez accueilli mon amour et mes soins ; vous avez dit ma mère que vous ne seriez pas fâchée d’être sa fille... et, pour une brave et loyale personne comme vous êtes, c’est un engagement, ça... on ne montre pas le bonheur aux gens pour le leur retirer ; on ne leur fait pas voir la lumière pour leur crever les yeux après.

CHRISTINE, avec embarras.

Monsieur Rabanel...

RABANEL.

Pardon, mademoiselle Christine, je ne veux point vous tourmenter ; seulement, ne m’oubliez pas, et permettez-moi de veiller sur vous.

CHRISTINE.

Veiller sur moi !

RABANEL.

Oui, dans cette maison des Mazarins, il me semble que vous avez besoin d’un protecteur.

CHRISTINE.

Contre qui ?

RABANEL.

Hélas, mon Dieu ! peut-être contre vous-même.

CHRISTINE.

Monsieur !

RABANEL.

Oh ! encore une fois, pardon !... mais, si vous couriez quelque danger, permettez-moi de sacrifier ma vie pour votre défense.

CHRISTINE.

Vous êtes trop bon, monsieur, Rabanel, et je vous sais un gré infini de votre affection ; mais je ne crois pas que je sois jamais en péril à l’hôtel de Soissons.

RABANEL.

Qui sait ?

CHRISTINE.

J’entends du bruit dans la salle des gardes.

RABANEL.

Ah ! vous avez raison, il faut que je m’en aille ; tenez, mademoiselle Christine, prenez ces étoffes ; mais avant de me quitter, dites-moi que vous ne m’en-voulez pas.

CHRISTINE.

Puis-je vous en vouloir de votre intérêt ?... Au revoir, monsieur Rabanel.

RABANEL.

Oh ! oui, n’est-ce pas, c’est à revoir ?

Air : Songez à m’obéir. (Prima Donna).

Ensemble.

CHRISTINE.

Il me faut vous laisser,
Là-bas on doit m’attendre ;
À votre amour si tendre
Je promets de penser !

RABANEL.

Il me faut vous laisser,
Mais l’amour le plus tendre
Là-bas va vous attendre ;
Tâchez de vous presser !

Christine sort parla porte à droite, emportant les étoffes.

RABANEL, seul.

Elle a beau dire, j’aurai l’œil sur tous les Mazarins... Mais, si toute une cour est liguée contre mon bonheur, qu’est-ce que je ferai, moi, obscur homme du peuple ?... Oh ! oh ! c’est le cardinal !

 

 

Scène VII

 

RABANEL, MAZARIN, entrant précédé de plusieurs laquais

 

MAZARIN.

Qu’on ne m’annonce pas à Mme de Soissons, je désire rester seul quelques instants, allez.

Les laquais sortent, et Rabanel, qui s’est incline, sort avec eux. Mazarin s’assied à droite de l’acteur.

Ma nièce Marie de Mancini... reine de France ! Non, non, cela ne se peut... et cependant, quelle gloire pour ma maison !... De la gloire ! mais le profit, où est-il ?... Anne d’Autriche n’a-t-elle pas dit : Si mon fils faisait à son sang l’affront de le mêler au sang des Mancini, je me mettrais à la tête de la noblesse et de tous les ordres pour venger l’honneur de deux maisons royales... Orgueilleuse femme ! si je le voulais pourtant !... mais je ne le voudrai pas... Troubler ma vieillesse par des luttes et des combats de tous les jours... risquer une puissance si bien assurée... et pour qui ?... pour une tête folle, un esprit à l’envers qui perdrait en un instant le fruit de vingt années de travaux et de peine !... Non, mille fois non ! Marie partira, elle épousera le connétable Colonne ; le roi... le roi se mariera ! Les vœux de la reine-mère, l’intérêt de deux nations appellent l’infante d’Espagne sur le trône de France ; elle y montera, et le traité des Pyrénées sera la plus belle page de mon histoire.

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE SOISSONS, MAZARIN, MARIE

 

Elles entrent chacune d’un côté.

MADAME DE SOISSONS.

Quoi, mon oncle, j’apprends que vous êtes ici, seul !

MAZARIN.

Ne vous avais-je pas promis, ma chère nièce, de me rendre à votre cercle ?... Malgré mon âge et mes infirmités, je tiens ma parole.

MADAME DE SOISSONS.

Mais pourquoi ne pas nous faire annoncer votre rappelant présence ?

MAZARIN.

Oh ! dans ma position, les sujets de préoccupation ne manquent pas, et je n’ai point à craindre de m’ennuyer quand je suis seul ; pourtant, je suis aise de vous voir toutes deux avant que elle et sur la foule emplisse vos salons, vous surtout, Marie.

MARIE.

Que désire de moi son éminence ?

MAZARIN.

Je désirais vous demander, ma chère nièce, si vous êtes toujours aussi folle que par le passé ?

MARIE.

Mon oncle !

MAZARIN.

Oui, n’est-ce pas ? Eh bien, moi, je vous déclare que je suis décidé à vous guérir, et que les médecins consultés ont tous été d’avis qu’un n’oubliez voyage était le meilleur remède à votre maladie.

MARIE.

Un voyage ?

MAZARIN.

Eh ! vraiment oui ! Je vous annonce donc que dans peu je vous donnerai à choisir entre l’Italie, où vous attend le connétable Colonne, et la ville de Poitiers, où je vous ai préparé une retraite digne de vous.

MARIE.

Mais si je ne voulais point partir ?

MAZARIN.

Mais si je l’ordonnais ?

MARIE.

Le roi peut-être me le défendrait.

MAZARIN.

Je vous avertis que je lui ai fort parlé de vous ce matin.

MARIE.

Mais moi, je le verrai ce soir.

MAZARIN.

Je me suis permis de faire votre portrait.

MARIE.

Peu flatté sans doute, mon cher oncle ?

MAZARIN.

Parfaitement ressemblant, ma chère nièce.

MARIE.

Il n’en jugera peut-être pas ainsi.

MAZARIN.

Mademoiselle Marie de Mancini, rappelez-vous que je ne laisserai point la gloire de sa Majesté et le bien de l’état à la merci de votre ambition... il faut que toutes ces tracasseries finissent, soit par votre exil, soit par votre mariage.

MARIE.

Mon mariage avec le roi ?

MAZARIN.

Je quitterais plutôt le poste d’où je gouverne l’état depuis tant d’années.

MARIE.

Vous auriez tort, monseigneur ; qui quitte la partie la perd.

MAZARIN.

Sa Majesté renoncera plus aisément à une femme comme vous qu’à un ministre comme moi.

MARIE.

Pourquoi ne les garderait-il pas tous les deux ?

MAZARIN.

Pourquoi ?

MARIE.

Oui, pourquoi, monseigneur ? Le monde entier s’étonnera de vos rigueurs envers moi ; on dira : « Le cardinal Mazarin pouvait faire sa nièce reine de France ; il ne l’a pas voulu, dans la crainte de perdre la faveur d’Anne d’Autriche. »

MAZARIN.

Non, ma nièce, on dira : « Le cardinal Mazarin n’a pas voulu compromettre l’union de la famille royale et la paix de l’état pour servir les vues ambitieuses et folles d’une péronnelle. »

MARIE.

Péronnelle !... Monsieur le cardinal, vous me forcerez à être reine de France malgré vous.

MADAME DE SOISSONS.

Ma sœur, ma sœur, moins de violence ! et vous, monseigneur, un peu plus d’indulgente bonté !... le mal n’est peut-être pas aussi pressant que vous le paraissez craindre ; Marie réfléchira, et que sait-on ? il peut se présenter tel événement...

MARIE.

Pareil à celui qui vous a enlevé l’amour du roi, n’est-ce pas, ma sœur ?

MADAME DE SOISSONS.

Vous serez aussi sage que moi, vous y renoncerez.

MARIE.

Comme vous quand je l’aurai perdu.

MADAME DE SOISSONS, à demi-voix, à Mazarin.

Que d’insolence !

MAZARIN, de même.

Que d’audace !

MADAME DE SOISSONS, de même.

La faiblesse du roi l’enhardit : il lui aura fait quelque nouvelle promesse.

MAZARIN, de même.

Il en est bien capable ! et il est le maître, après tout !... un bon hasard ne viendra-t-il pas à notre aide ?

MADAME DE SOISSONS, de même.

Peut-être, mon oncle.

MAZARIN, de même.

Ah ! qu’il soit le bienvenu !

MADAME DE SOISSONS, de même.

Espoir et patience !

Haut.

J’entends du bruit dans la galerie ; on va ouvrir ; que nos visages ne trahissent pas nos querelles aux regards des gens qui vont nous observer.

Les portes de la galerie du fond s’ouvrent ; le théâtre se remplit de dames et de seigneurs de la cour ; on prodigue les témoignages de respect au Cardinal et les salutations à Marie Mancini, assise à gauche de l’acteur.

 

 

Scène IX

 

MADAME DE SOISSONS, MAZARIN, MARIE, DAMES et SEIGNEURS de la cour, puis BRIENNE

 

CHŒUR.

Air : Chœur de l’introduction de Léocadie.

Dans ce séjour la gloire nous appelle,
Et l’amitié doit charmer ses loisirs :
À son signal qui ne serait fidèle,
Lorsque sa voix nous invite aux plaisirs ?

MADAME DE SOISSONS.

Combien je vous remercie de votre empressement à vous rendre à mon invitation !... Ah ! c’est vous, monsieur de Brienne ?

BRIENNE.

Ne vous avais-je pas dit, madame, que je serais ici un des premiers ?

Il s’approche de Marie, qui était entourée d’un groupe.

Y aura-t-il place pour mon humble hommage, au milieu de la foule qui assiège mademoiselle de Mancini ?

MARIE.

Monsieur de Brienne sait que son hommage est toujours bien reçu.

BRIENNE.

Vous allez aujourd’hui faire votre apprentissage de royauté.

MARIE.

Que voulez-vous dire ?

BRIENNE.

Ne serez-vous pas la reine de cette fête... en attendant mieux ?

MARIE, souriant.

Monsieur le comte, depuis combien de temps vivez-vous à la cour ?

BRIENNE.

Depuis cinquante ans, mademoiselle.

MARIE, souriant.

Ah ! c’est donc cela...

MAZARIN.

Monsieur de Brienne, mon âge et mes infirmités me donnent un privilège auquel vous avez aussi quelques droits : pendant que cette brillante jeunesse va se livrer aux plaisirs qui lui conviennent, je vous offre une partie d’échecs.

BRIENNE.

C’est un honneur que j’accepte avec reconnaissance.

MAZARIN.

Plaçons-nous là, et tenez-vous bien, monsieur le comte.

BRIENNE.

Votre Éminence a une si grande habitude de l’échec au roi.

MAZARIN.

Pas mal, monsieur de Brienne, pas mal ! le mot est malin, mais il n’est pas juste.

BRIENNE.

Qui est-ce qui se pique d’être juste à la cour ?

Ils se placent à droite de l’acteur à une table qui a été préparée.

MADAME DE SOISSONS, à un groupe qui cause avec elle.

Oui, madame, je tâcherai que cette fête laisse des souvenirs.

UN HUISSIER, annonçant.

Messieurs, le roi !

MARIE, à part.

Enfin !

Tout le monde est debout et s’incline, Brienne s’est levé, Mazarin n’a fait que se soulever de son fauteuil et il se rassied.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, LE ROI

 

LE ROI, allant auprès de Mazarin.

Vous me pardonnerez, mesdames, si je m’approche d’abord de M. le cardinal ; ne dois-je pas ma première pensée à celui qui consacre sa vie au bien de mon royaume ?

MAZARIN.

Hélas ! sire, l’instant vient où il faudra que votre royaume se passe de moi.

LE ROI.

Ne nous menacez pas ainsi, monsieur le cardinal, d’un malheur encore fort éloigné, nous le désirons.

MAZARIN.

Et moi aussi, je le désire... plus que je ne l’espère.

LE ROI.

Souffrez-vous donc toujours ?

BRIENNE.

Oh ! sire, la goutte est une terrible frondeuse, et qui ne lâche pas pied comme les bourgeois de Paris.

LE ROI.

Quand on ne peut pas vaincre, il faut tâcher de l’oublier ! Continuez donc votre partie, messieurs : pour un malade, une distraction vaut souvent mieux qu’un remède.

À madame de Soissons.

M’attendiez-vous, madame, pour commencer vos jeux ? Je m’en voudrais d’avoir retardé vos plaisirs.

MADAME DE SOISSONS.

Les plaisirs sont peu de chose quand paraît celui qui apporte le bonheur.

LE ROI, regardant Marie.

Qui vient le chercher, voulez-vous dire.

MADAME DE SOISSONS.

Si votre majesté le permet, les violons vont donner le signal des sarabandes.

LE ROI.

Faites, madame, faites, je vous en prie.

Mme de Soissons donne des ordres ; les danses se forment dans le fond : à droite, Mazarin joue aux échecs avec Brienne ; à gauche, Marie est assise et le roi cause avec elle.

LE ROI, à demi-voix à Marie.

Qu’il me tardait de vous revoir !

MARIE.

Est-il bien vrai, sire ?

LE ROI.

En douter serait de l’ingratitude ; mais pour quoi me donner ce titre que tout le monde me donne ?... qu’il me déplait dans votre bouche !

MARIE.

Que ne puis-je oublier qu’il est le vôtre ! que n’êtes-vous sans puissance et sans couronne !

LE ROI.

En seriez-vous plus aimée ?

MARIE.

Je serais plus sûre de l’être toujours.

LE ROI.

Ma belle Marie, qui pouvez-vous craindre ?

MARIE.

Quand on aime on craint tout.

BRIENNE, à la table d’échecs.

Monsieur le cardinal, vous trichez.

MAZARIN, riant.

C’est vrai !... Je croyais pourtant avoir bien escamoté ce cavalier.

BRIENNE.

Pas si bien que je ne l’aie vu.

MAZARIN.

Dans quel temps vivons-nous !... Un pauvre ministre ne peut plus tromper personne... pas même un courtisan !

BRIENNE.

Quand le courtisan est vieux et ne sollicite plus rien.

MAZARIN, se levant.

C’est juste !... j’aurais eu plus beau jeu avec vous il y a quarante ans.

BRIENNE, se levant.

Il y a quarante ans, j’aurais été aveugle.

MAZARIN.

Si j’avais été ministre.

BRIENNE.

Cela va sans dire.

MAZARIN, à lui-même.

Le roi toujours auprès d’elle.

BRIENNE, bas à madame de Soissons.

Eh bien ! madame, et cette surprise ?

MADAME DE SOISSONS.

Regardez !...

BRIENNE.

Ah !...

Christine, vêtue en Espagnole et un luth à la main, a paru au milieu des groupes et s’avance.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, CHRISTINE

 

MADAME DE SOISSONS, la prenant par la main.

Venez, mon enfant.

CHRISTINE.

Oh ! que j’ai peur !

LE ROI, l’apercevant.

Que vois-je ?...

MARIE, à part.

Ah ! qui l’amène ici ?

LE ROI.

Quelle belle personne !

MADAME DE SOISSONS.

J’oserai, sire, solliciter pour elle un moment d’attention ; elle va nous faire entendre un chant espagnol ; puis-je demander à votre Majesté si elle daignera l’écouter ?

LE ROI.

C’est me demander si je veux être heureux.

MAZARIN, à part.

Serait-ce là le hasard dont elle me parlait ?

MADAME DE SOISSONS.

Voyons, ma mie, et né tremblez pas.

LE ROI, à Marie, qui veut lui parler.

Écoutons ! écoutons !

CHRISTINE.

Air nouveau de M. Doche.

Heureux pays, climat riant,
Espagne aux mauresques trophées ;
Noble terre que l’Orient
Joncha de ses palais de fées !
Sous un ombrage parfumé
J’ai longtemps rêvé la tendresse,
Dans tes champs, où l’air embaumé
À la douceur d’une caresse
Les plaisirs marquaient le retour
De mes indolentes journées ;
Mais en France m’attend l’amour,
Il faut franchir les Pyrénées.

CHŒUR.

Ces doux accents
Sont ravissants :
Qu’elle a de grâce et de talents !

BRIENNE, à demi-voix.

Monsieur le cardinal, la chanson est de circonstance.

MARIE, à part.

Oh ! c’est infâme !

LE ROI.

Comment ? est-ce que c’est fini ?... déjà !

MADAME DE SOISSONS.

Non, sire, il y a encore une strophe.

LE ROI, à Christine.

Mademoiselle m’exaucera-t-elle si je la prie de la chanter ?

CHRISTINE.

Quand votre Majesté prie, il faut obéir.

MARIE.

Mais, sire, il me semble...

LE ROI.

N’est-ce pas qu’elle est charmante ?

Il se rassied.

CHRISTINE.

Deuxième strophe.

Trop longtemps du dieu des combats
Ont tonné les fureurs cruelles :
Je pars, et déjà sur mes pas
La paix étend ses blanches ailes...
Dans un pays cher à l’honneur,
Un roi que la gloire environne
De mes mains reçoit le bonheur
En échange d’une couronne !...
Adieu Madrid, brillant séjour ;
Adieu, campagnes fortunées !
La paix me suit avec l’amour,
Et je franchis les Pyrénées !

CHŒUR.

Ses doux accents
Sont ravissants :
Qu’elle a de grâce et de talents !

LE ROI, se levant.

Recevez, mademoiselle, nos félicitations en même temps que toutes nos actions de grâces... jamais plus délicieux accents ne sont sortis d’une plus belle bouche.

MARIE, à part.

Que je souffre !

LE ROI.

Mais, en vous admirant, je désire savoir qui vous êtes.

MADAME DE SOISSONS.

Sire, c’est une orpheline de noble famille italienne que la mort de ses parents a placée dans une situation indigne de sa naissance. Je m’intéresse à son avenir, et j’espère réparer envers elle les torts de la fortune.

LE ROI.

Nous y contribuerons, madame, et ce sera justice. Que ne doit-on pas à tant de talent et de beauté !

CHRISTINE.

Ah ! sire, je suis confuse.

LE ROI.

Mademoiselle, je veux que vous vous souveniez du jour où le roi vous a vue : vous êtes bien sûre qu’il ne l’oubliera pas, lui !

Christine va se mêler à la foule et disparaît.

MARIE, vivement.

Sa Majesté n’avait-elle pas annoncé l’intention de danser une sarabande ?

LE ROI, avec distraction.

Oui, je crois... Marie, connaissiez-vous cette jeune fille ?

MARIE.

Je n’ai fait que l’entrevoir, sire... mais les violons nous attendent.

LE ROI.

Non, je ne danserai pas aujourd’hui : voici l’heure où j’ai promis de me rendre près de la reine ma mère. Le temps fuit si vite à l’hôtel de Soissons !

MARIE.

Vous allez partir ?

LE ROI.

Bien à regret ; mais il le faut... Plaignez-moi, Marie.

MARIE.

Ah ! qui de nous deux est à plaindre ?

LE ROI.

C’est moi, puisque je vous quitte.

MADAME DE SOISSONS.

Reconnaissante des moments que le roi a daigné nous accorder, je n’ose disputer à la reine ceux qu’il lui doit.

LE ROI.

À revoir, madame, et recevez tous mes remerciements ! chez vous, le cœur, les yeux et les oreilles, tout est séduit à la fois ! Monsieur le cardinal...

MAZARIN.

Permettez-moi, sire, de vous accompagner chez sa majesté.

LE ROI.

Bien volontiers ! appuyez-vous sur mon bras.

MAZARIN.

Oh ! sire !

LE ROI.

En vous soutenant, monsieur le cardinal, je ne ferai que payer une dette.

Le roi salue et place le bras de Mazarin sous le sien ; il s’achemine ainsi vers le fond.

CHŒUR.

Air : De l’Espionne. (M. Adam).

Au roi de France honneur, honneur !
Cher à l’amour, à la victoire,
Son aspect donne le bonheur,
Son regard enchaîne la gloire !

Mme de Soissons suit le roi et le cardinal ; au moment où elle passe près de Marie, celle-ci l’arrête, la musique continue en trémolo à l’orchestre.

MARIE.

Madame de Soissons, je n’oublierai jamais ce guet-apens.

MADAME DE SOISSONS.

J’ai soufflé sur l’amour du roi.

MARIE.

Il n’est pas encore éteint.

MADAME DE SOISSONS.

Mais il a vacillé.

Elle sort à la suite du roi ; la foule s’éloigne en même temps, et les portes de la galerie se referment.

 

 

Scène XII

 

MARIE, BRIENNE

 

MARIE, s’asseyant sur un fauteuil.

Oh ! c’est une odieuse machination !

BRIENNE, s’approchant d’elle.

Mademoiselle de Mancini semble souffrante !... La chaleur peut-être ? Désire-t-elle que j’appelle ses femmes ?

MARIE, se levant.

Merci, monsieur le comte, merci ! ce n’est rien.

BRIENNE.

Pardonnez-moi ! votre visage trahit une profonde émotion, et je ne la puis attribuer qu’à un malaise physique, car je ne saurais croire que ce qui vient de se passer...

MARIE, vivement.

Que s’est-il donc passé, monsieur ?

BRIENNE.

Oh ! fort peu de chose, et je m’étonne, en vérité, que Mme de Soissons, avec son expérience, calcule si mal !

MARIE.

Comment ?

BRIENNE.

Eh ! sans doute ! en essayant de miner le terrain sous vos pieds, elle n’a pas prévu la contre mine.

MARIE, étonnée.

Que signifie cela ?

BRIENNE.

Allons donc ! du mystère avec moi, quand vous voyez que je vous ai devinée !

MARIE.

Deviné ! quoi ? expliquez-vous ?

BRIENNE.

Vous le voulez ? eh bien ! voyons : l’intérêt si étrange et si subit dont Mme de Soissons entourait cette jeune orpheline ne vous avait-il pas mise sur la piste de ses projets ? N’avez-vous pas, avec votre coup d’œil d’aigle, aperçu tout de suite que vous aviez sous la main un moyen sûr d’en prévenir l’effet ?

MARIE, étonnée.

Moi, monsieur ?

BRIENNE.

Eh ! certainement ! N’avez-vous point vu l’impression que les charmes de cette jeune fille ont produite sur le marquis Philippe de Mancini, votre frère ? Ne savez vous pas que tous les jours il passe ici de longues heures avec elle et votre cousine Eudoxie ? Enfin, n’avez-vous point remarqué que l’esprit, les grâces de M. de Mancini, n’étaient pas sans puissance sur le cœur naïf et candide de la petite bourgeoise ?

MARIE, avec joie et comme saisissant une idée nouvelle.

Vous croyez, monsieur de Brienne ?

BRIENNE.

Vous vous êtes dit : Si Mme de Soissons donne suite à ses perfides projets, mon frère est là pour me sauver ; il est fort mal en cour ? mon crédit lui rendra les bonnes grâces du roi ; mais il me délivrera d’une rivale qui peut devenir dangereuse.

MARIE, à elle-même.

En effet !

BRIENNE.

En cessant de la voir, roi ne songera plus à elle ; il rentrera dans ma chaine ; l’amour d’un jeune et brillant seigneur de la cour fera le bonheur de cette petite orpheline qui ne tient à rien, et, chacun sera content, excepté peut-être Mme de Soissons ; mais on ne peut pas contenter tout le monde.

MARIE, comme prenant un parti.

Ah !

Elle va sonner.

BRIENNE.

N’est-ce pas cela ? ai-je de bons yeux ?

MARIE, avec joie.

Oh ! vous êtes un homme adorable, monsieur de Brienne !

À un domestique qui entre.

Montez sur le-champ dans l’appartement de M. le marquis de Mancini, et priez-le de descendre ici tout de suite : dites-lui que je l’attends.

Le domestique sort.

BRIENNE, à part.

À merveille ! voilà le feu aux étoupes ! Les Mazarins se chamailleront, le roi se fâchera, la reine-mère sera satisfaite, et moi, je m’amuserai de tout ce ricochet d’intrigues.

MARIE, souriant.

Savez-vous, monsieur le comte, que je vous soupçonnais de n’être pas favorable à mes espérances ?

BRIENNE, avec une feinte bonhomie.

Ah ! vous étiez bien injuste !

MARIE.

Je le vois à présent, et l’idée précieuse que vous venez de me suggérez...

BRIENNE, de même.

Comment ? Est-ce que vous ne l’aviez pas eue ?

MARIE, souriant.

Franchement, je dois avouer que non.

BRIENNE, à part.

Pauvre cervelle ! cela ne gouvernerait pas un couvent de petites filles, et cela peut être reine de France.

MARIE.

J’entends mon frère qui se rend près de moi.

BRIENNE.

Je vous laisse : je vais me mettre en quête, et si j’apprenais quelques nouvelles, je viendrais vous en instruire.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XIII

 

MARIE, PHILIPPE DE MANCINI, arrivant par la porte de gauche

 

MARIE.

Arrivez, mon frère, arrivez.

PHILIPPE.

Que se passe-t-il donc, bon Dieu, que vous me fassiez appeler près de vous si précipitamment ?

MARIE.

Pauvre frère ! vous vous êtes bien ennuyé tout seul là-haut, n’est-ce pas, durant cette brillante soirée ?

PHILIPPE.

Ennuyé ? Dites donc que j’enrageais en entendant les violons !... Si le roi n’eut pas été là...

MARIE.

Vous seriez descendu ?

PHILIPPE

Pourquoi non ? son éminence eût-elle du doubler le temps de mon exil de la cour, une sarabande m’aurait donné du courage pour un mois.

MARIE.

Vous auriez eu tort, mon cher Philippe : fiez-vous à ma tendresse pour abréger le temps de votre disgrâce : c’est ce que vous avez de mieux à faire.

PHILIPPE, à part.

Vive Dieu ! comme elle est douce et bonne !... Est-ce qu’elle aurait besoin de moi ?

MARIE.

Je vous ai promis de m’occuper de vous, et j’y songe, mauvais sujet.

PHILIPPE.

Cordieu, ma chère sœur, dépêchons-nous ; car, pour peu que ceci dure, j’oublierai tout-à-fait mon monde, et nos belles dames ne me reconnaîtront plus !... Ah çà, dites-moi, notre cher sire, comme vous le nommez, a été ce soir aussi tendre, aussi empressé que de coutume ? Vous êtes toujours triomphante ?

MARIE.

Hélas ! mon cher Philippe, je suis en butte à tant de mauvais vouloirs !...

PHILIPPE.

La couronne de France est un assez beau joyau pour qu’on vous le dispute.

MARIE.

Êtes-vous donc comme les autres, Philippe ? Croyez-vous que cette couronne soit le seul but de mes vœux, et que si l’on parvient à m’enlever l’amour du roi, il n’y ait que mon orgueil qui souffrira ? Ah ! vous vous trompez ! c’est Louis que j’aime, mon frère, et non pas le roi de France !... C’est cette majesté gracieuse de toute sa personne, ce regard si doux à la fois et si imposant, le charme de cette voix destinée à commander à tous, et suppliante pour moi seule, qui ont à jamais enchainé mon cœur

Air : Amis, voici la riante semaine.

Si le destin, qui sépare ou rassemble,
Bien loin de moi l’avait voulu cacher,
Dans la foule obscure il me semble
Que mon amour l’aurait été chercher !
Oui, jusqu’à moi, je ne puis n’en défendre,
Pour qu’il arrivât aujourd’hui,
Du plus haut rang on me verrait descendre.

PHILIPPE.

Mieux vaut monter pour arriver à lui.

MARIE.

Mon frère !

PHILLIPPE.

D’accord, d’accord !... vous l’aimeriez dans une chaumière... mais un trône ne gâte rien.

MARIE.

Eh bien, si vous pensez ainsi, pourquoi ne m’aideriez-vous pas à m’y placer ?

PHILIPPE.

Moi ?

MARIE.

Vous-même.

PHILIPPE.

Je ne soupçonne guère, je l’avoue, comment j’y pourrais quelque chose ?

MARIE.

En me délivrant d’une rivale.

PHILIPPE, souriant.

De l’infante d’Espagne ?

MARIE.

Eh non ! d’une fille inconnue, qui habite ici depuis quinze jours, et que, ce soir, Mme de Soissons a présentée au roi.

PHILIPPE.

La jeune et belle Christine ?

MARIE.

Oui.

PHILIPPE.

Diable ! et vous avez peur que le roi n’en soit déjà épris ?

MARIE.

Du moment qu’elle a paru, il n’a plus eu d’yeux que pour elle.

PHILIPPE.

Il est vrai qu’elle est d’une admirable beauté.

MARIE.

Vous l’aviez déjà distinguée, vous ?

PHILIPPE.

J’en conviens.

MARIE.

On assure qu’elle ne nous voit pas avec indifférence.

PHILIPPE.

C’est possible.

MARIE.

Il faut éloigner cette fille ! que Mme de Soissons ne l’ait plus sous la main ; que le roi ne la revoie jamais !

PHILIPPE.

Oh ! oh ! ce que vous me demandez là n’est pas chose facile.

MARIE.

Écoutez : dans trois jours le roi retourne à Saint-Germain ; d’ici là, j’obtiendrai votre grâce, vous reparaîtrez à la cour.

PHILIPPE.

Merci, ma bonne sœur ! mais, si j’ai bien compris, c’est un enlèvement que vous désirez.

MARIE.

Est-ce donc la première fois que cela vous arrive ?

PHILIPPE.

Je ne dis pas cela ; mais, voyez-vous, Marie, durant ma retraite forcée, j’ai fait de graves et profondes réflexions : je veux m’amender.

MARIE.

Vous ?

PHILIPPE.

Oui. Vous n’ignorez pas qu’il est question de mon mariage avec Mlle de Thianges, et j’ai des scrupules.

MARIE.

Ils viennent à propos.

PHILIPPE.

Mieux vaut tard que jamais.

MARIE.

N’y a-t-il aucun moyen de les lever ?

PHILIPPE.

C’est surtout lorsque je songe à mes créanciers que je fais un pénible retour sur moi-même.

MARIE.

Sont-ils donc si nombreux ?

PHILIPPE.

Hélas, je ne dois guère moins de quinze cents pistoles.

MARIE.

Dissipateur !

PHILIPPE.

C’est une affaire de conscience, ma chère sœur.

MARIE.

Comment cela ?

PHILIPPE.

N’est-il pas juste que le neveu rende au bon peuple de France une portion de ce que l’oncle lui prend ?

MARIE.

Eh bien ! en obtenant votre rentrée en grâce, en faisant taire vos créanciers, je peux espérer...

PHILIPPE.

N’allons pas si vite, ma chère sœur ! je sens que mes scrupules sont furieusement tenaces.

MARIE.

Voyons... car le temps presse !... Si, en faveur de votre mariage avec Mlle de Thianges, le roi vous faisait duc de Nevers ?

PHILIPPE.

Duc de Nevers ?... Oh ! vous m’en direz tant !

MARIE.

Vous n’hésiteriez plus à me servir ?

PHILIPPE.

Vous faites de moi tout ce que vous voulez.

MARIE.

Le roi ne reverra plus cette fille ?

PHILIPPE.

Pour empêcher qu’elle devienne sa maîtresse, je ne vois qu’un moyen.

MARIE.

C’est ?...

PHILIPPE.

D’en faire la mienne.

MARIE.

Monsieur le duc de Nevers, la reine Marie n’oubliera jamais ce service ; elle fera de vous le premier seigneur du royaume.

PHILIPPE.

Amen !

 

 

Scène XIV

 

BRIENNE, entrant par la droite de l’acteur, MARIE, PHILIPPE

 

MARIE.

C’est vous, monsieur de Brienne ?... Qui vous ramène près de moi ?

BRIENNE.

Eh ! eh ! il y a du nouveau, et je viens vous en instruire.

MARIE.

Qu’est-ce encore ?

BRIENNE.

Dans trois jours cour va à Saint-Germain.

MARIE.

Je le sais.

BRIENNE.

Oui, mais ce que vous ne savez pas, c’est que cette jeune fille y doit rejoindre Mme de Soissons.

MARIE.

Ah !

BRIENNE.

On a demandé pour elle cette faveur au roi qui s’est hâté de l’accorder, comme vous pensez bien. Il est question de la faire figurer dans un intermède ; on ajoute même qu’il se pourrait qu’on la plaçât parmi les femmes de la reine mère.

MARIE.

Une fille de rien !

BRIENNE.

Qui est en passe de devenir quelque chose.

MARIE.

Nous y mettrons ordre.

BRIENNE.

Eh ! eh ! Mme de Soissons va vite.

MARIE.

Nous la devancerons.

BRIENNE.

Il faudra presser le pas.

MARIE, à Philippe.

Mon frère, vous avez trois jours.

PHILIPPE.

Ma sœur, cela suffira.

MARIE.

Songez que si cette fille paraît au château de Saint-Germain, tout est perdu.

PHILIPPE.

Elle n’y paraîtra pas.

MARIE.

Grâce à vous, je triompherai de Mme de Soissons.

BRIENNE, à part.

Et grâce à moi, la discorde est dans le camp d’Agramant.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un salon d’une maison appartenant à Philippe de Mancini, dans la forêt de Saint-Germain. Porte à au fond ; portes latérales.

 

 

Scène première

 

PHILIPPE, LAPRUNELLE

 

PHILIPPE, assis au lever du rideau.

Ainsi, Laprunelle, tout s’est bien passé ?... Le voyage a été heureux ?

LAPRUNELLE.

Très heureux, monseigneur, si nous en exceptons le tonnerre, les éclairs et la pluie qui tombait par torrents.

PHILIPPE.

En effet : la soirée a été épouvantable ; l’orage a duré toute la nuit ; on aurait dit que le diable s’en mêlait.

LAPRUNELLE.

Le diable fait toujours quelque chose pour les grands seigneurs qui enlèvent de jolies filles.

PHILIPPE.

Et la belle Christine n’a conçu aucun soupçon ?

LAPRUNELLE.

Non, vraiment... La pauvre innocente a cru monter dans un carrosse envoyé par Mme de Soissons ; tout le monde l’a cru à l’hôtel.

PHILIPPE.

À merveille !... Et les femmes qui ont reçu ici la jolie voyageuse se sont convenablement acquittées de leur charge ?

LAPRUNELLE.

Oh ! elles étaient au fait ; et puis elles ont la grande habitude... Depuis que monseigneur le cardinal, votre oncle, vous a donné cette maison, ce n’est pas la première fois que vous la faites servir à pareil usage.

PHILIPPE.

Et je ne suis pas le premier, pardieu !

LAPRUNELLE.

Comment ?... Est-ce que monseigneur autrefois... ?

PHILIPPE.

Oui, oui ; c’est un mystère qui paraît remonter fort loin, et dont je compte bien profiter.

LAPRUNELLE.

Mais toute la cour est depuis hier à Saint-Germain. Son éminence et mesdames vos sœurs y sont établies : ne pensez-vous pas que cette maison, située dans la forêt, est bien voisine du château ?... Ne craignez-vous-pas qu’on ne découvre... ?

PHILIPPE.

Les murs du jardin sont fort élevés, et, en tenant close la porte de la cage, on n’apercevra pas l’oiseau. Il fallait d’ailleurs que l’aspect de sa retraite pût tromper Christine ; puis, j’étais trop pressé pour avoir le temps de choisir, et je ne pouvais pas m’éloigner de la cour, où le crédit de ma sœur Marie m’a fait rappeler enfin... Que je parvienne à dérober la belle à tous les regards durant trois ou quatre jours, cela suffira... Je n’aime pas, tu le sais, que les sièges traînent en longueur.

LAPRUNELLE.

Et l’ennemi capitule promptement ici.

PHILIPPE.

Ainsi soit-il !... J’entends du bruit dans la chambre occupée par Christine ; va, et aie l’œil et l’oreille au guet.

 

 

Scène II

 

PHILIPPE, puis CHRISTINE

 

PHILIPPE, seul un instant.

Allons, Marie de Mancini, ma très ambitieuse sœur, doit être contente de moi ! La voilà délivrée de l’objet de ses inquiétudes !... Singulière chose !... J’aurai peut-être fait une reine de France en enlevant une jolie bourgeoise !... C’est qu’en vérité, elle est charmante cette Christine !... Elle m’aime, je n’en puis douter ; mais son amour est si candide !... Prenons garde, en allant trop vite, de perdre tout le chemin que j’ai déjà fait !... Et pourtant, il faut marcher... Oh ! j’arriverai !... La voici... attention !... Il se tient un peu à l’écart.

CHRISTINE, entrant par la porte à gauche de l’acteur.

La matinée est déjà avancée... Comme je me suis réveillée tard !... Mais ce voyage a été si pénible !... cet orage s’est tellement prolongé !... Heureusement, Mme de Soissons n’aura pas été plus matinale que moi : il se passera quelques heures, m’a-t-on dit, avant que je puisse la voir...

Elle se retourne et voit Philippe qui s’approche.

Ah !...

PHILIPPE.

Je m’estime heureux d’être le premier à souhaiter le bonjour à mademoiselle Christine.

CHRISTINE.

Vous ici, monsieur de Mancini ?... à cette heure !...

PHILIPPE.

Seriez-vous fâchée de me voir ?

CHRISTINE.

Fâchée !... non... mais étonnée.

PHILIPPE.

Pourquoi ?... Auriez-vous donc oublié déjà ces douces soirées de mon exil, que vous embellissiez à l’hôtel de Soissons, quand ma cousine Eudoxie me permettait de passer de longues heures entre elle et vous ?

CHRISTINE.

Mais votre cousine n’est plus là, monsieur de Mancini ; je suis seule avec vous, et...

PHILIPPE.

Et je vous effraie ?

CHRISTINE.

Oui... Je suis folle sans doute ; mais, malgré moi, j’ai peur.

PHILIPPE.

Que vous êtes ingrate !... Moi, je ne désirais, je n’attendais que cet heureux moment ; car je peux enfin vous dire que je vous aime, que je ne vis que pour vous et par vous.

CHRISTINE.

Monsieur !...

PHILIPPE.

Ne l’aviez-vous pas encore deviné ?... Là-bas, mes regards seuls vous le disaient ; ne les avez vous point compris, quand ma bouche était con damnée au silence ?

CHRISTINE.

Mais pourquoi parlez-vous ici ?

PHILIPPE.

Ah ! c’est qu’ici tout nous sourit, ma belle Christine, tout y est paisible, plein d’une mystérieuse joie, et c’est votre présence qui l’y répand.

CHRISTINE.

Ne suis-je donc pas au château de Saint-Germain ?

PHILIPPE.

Non ; mais dans une maison qui en est une dépendance.

CHRISTINE, surprise et craintive.

Et d’où vient cela ?

PHILIPPE.

Ne vous alarmez pas... Tous les appartements étaient occupés ; une partie de la maison du roi a été se loger dans le bourg ; il n’y avait pas en ce moment place pour vous au château.

CHRISTINE.

Mais c’est Mme de Soissons qui m’a fait conduire en ce lieu ?... Je vais la voir, n’est-ce pas ?

PHILIPPE.

Sans doute, sans doute !... Vous m’affligez pourtant... Cet effroi, cet empressement à me fuir... Me haïssez-vous donc ?

CHRISTINE, vivement.

Vous haïr ?...

PHILIPPE.

Eh bien ! puisque le hasard m’offre une si heureuse occasion, souffrez que je la saisisse... Songez que toute ma vie est dans un mot, un seul mot de cette bouche charmante !... Suis-je aimé ?

CHRISTINE.

Oh ! que me demandez-vous ?

PHILIPPE.

La vie ou la mort !... car que ferais-je en ce monde, si je n’étais aimé de vous ?

CHRISTINE.

Hélas ! pourquoi me suis-je éloignée de cette demeure modeste, où mes jours s’écoulaient sans trouble et sans chagrin ?

PHILIPPE.

Pour inspirer et connaître l’amour.

CHRISTINE.

On m’aime aussi là-bas.

PHILIPPE.

Moins qu’ici, Christine.

CHRISTINE.

Mieux peut-être ?

PHILIPPE.

Oh ! non !... Dieu ne vous a point fait naître pour une vie obscure... À vous une existence toute parfumée de joie, de bonheur et d’amour.

CHRISTINE, reculant.

De quel bonheur me parlez-vous ?... Oh ! je tremble de vous comprendre.

PHILIPPE.

Si vous m’aimiez, reculeriez-vous ainsi à mon approche ?

CHRISTINE, à elle-même.

Si je l’aimais ?...

PHILIPPE, vivement.

Trembler ainsi devant moi... me repousser, Christine, c’est vouloir que je meure !...

CHRISTINE.

Moi, grand Dieu !...

PHILIPPE, se rapprochant.

Oh ! non, tu ne le voudras pas... car tu m’aimes !...

CHRISTINE.

Peut-être !... mais moins que la vertu, monsieur.

PHILIPPE.

La vertu vous dit-elle de me réduire au désespoir ?

CHRISTINE.

Elle me dit que vous êtes noble et puissant, et que moi, je suis une obscure orpheline !... Elle me dit qu’il ne doit pas savoir que je l’aime, celui qui ne peut pas être mon mari.

PHILIPPE.

Qu’en savez-vous ?... votre père, avez-vous dit, était un gentilhomme italien ?... Eh bien, sa patrie est celle de ma famille ; ne puis-je éclaircir le mystère dont il s’environna ?... ne puis-je retrouver les titres qui constatent votre noble origine ?... Qui vous a dit que vous ne pouviez pas être ma femme ?

CHRISTINE.

Votre femme !... Oh ! non, non, ce n’est pas possible !... ce serait trop de bonheur, une trop haute fortune ; je ne l’ai jamais espéré, je n’y ai jamais songé.

PHILIPPE.

Et si mon amour y songe pour toi, mon ange ? Oh ! souris à cette espérance ; tourne sur moi tes beaux yeux !... Que peux-tu craindre ?... ne suis pas soumis devant toi, ma souveraine ?

CHRISTINE.

Vous m’effrayez, Philippe ! je vous en supplie, laissez ma main.

PHILIPPE, la retenant.

Tu ne m’aimes pas !

CHRISTINE.

Je vous aime... oui, je vous aime... mais il faut que je m’éloigne ; laissez-moi.

PHILIPPE.

Pourquoi me quitter, Christine !... ma belle Christine ?

CHRISTINE.

Ah !... vous ne voulez pas que je vous haïsse et que je vous méprise !

PHILIPPE.

Eh bien, vous l’exigez ?... Allez donc, je suis sans force contre vos désirs... Mais ne vous reverrai-je pas ?

CHRISTINE.

Oui, je vous reverrai... vous avez pitié de mes larmes... Merci, Philippe, merci !

Elle sort par le fond.

 

 

Scène III

 

PHILIPPE, seul

 

Corbleu, je suis un grand sot ; je ne sais pas voir pleurer une femme !... Qu’elle était belle quand elle me priait ainsi !... ah ! c’était une vraie prière des agonisants, mais qui ne la sauvera pas ! Quel empire pourtant ses regards exercent sur moi ! en vérité, quand tout à l’heure je lui par lais de la possibilité d’un mariage, j’étais presque de bonne foi... Doucement, Philippe de Mancini, doucement !... et les projets du cardinal... et ta fortune !... Allons, allons, un peu de fermeté ; il faut que cette jeune fille soit toute à moi pour que je ne sois pas tout à elle.

 

 

Scène IV

 

PHILIPPE, LAPRUNELLE

 

LAPRUNELLE.

Monseigneur...

PHILIPPE.

Eh bien, que me veux-tu, et pourquoi cet air effaré ?

LAPRUNELLE.

C’est que je viens vous annoncer une étrange visite.

PHILIPPE.

Qui donc ?

LAPRUNELLE.

Son éminence monseigneur le cardinal.

PHILIPPE.

Lui ! dans cette maison !

LAPRUNELLE.

Il vient d’y arriver avec une sorte de mystère, s’est fait ouvrir, et a paru fort contrarié d’apprendre que vous vous y trouviez.

PHILIPPE.

Que diable y vient-il faire ?

LAPRUNELLE.

Il va vous le dire, car je l’entends.

PHILIPPE.

Laisse-nous, et sois prêt au premier signal si j’avais besoin de toi.

Laprunelle sort par la porte à droite de l’acteur.

 

 

Scène V

 

PHILIPPE, MAZARIN

 

PHILIPPE, à lui-même.

Pardieu ! il choisit bien son moment pour venir ici !

MAZARIN.

Ah ! ah ! monsieur Philippe de Mancini, mon neveu, l’exil d’un mois auquel vous ont condamné vos folies vous a donc inspiré un goût bien prononcé pour la retraite, que je vous retrouve dans cette maison isolée, lorsque la cour est à Saint Germain, et que ma bonté vous a permis d’y reparaître ?

PHILIPPE.

Je me souviens que cette charmante habitation m’a été donnée par votre éminence, et vos dons me sont si précieux !...

MAZARIN.

En vérité ?

PHILIPPE.

Comme toutes les choses rares, monseigneur.

MAZARIN.

Per Dio ! si je vous laissais faire, vous mange riez les revenus du royaume.

PHILIPPE.

Votre éminence y met bon ordre.

MAZARIN.

Je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici, mon neveu.

PHILIPPE.

J’étais loin de penser que j’aurais le bonheur d’y recevoir mon glorieux oncle : puis-je connaître le motif qui l’y amène ?

MAZARIN.

J’ai choisi cette maison écartée pour une entrevue qui doit être secrète, et où seront débattus de fort graves intérêts.

PHILIPPE.

C’est beaucoup d’honneur que vous lui faites.

MAZARIN.

L’usage auquel vous la consacrez est tout autre, je le sais ; et, puisque je vous tiens, je profiterai de l’occasion pour vous dire, monsieur de Mancini, que je suis fort mécontent de votre conduite.

PHILIPPE.

Quelles fautes ai-je donc commises ?

MAZARIN.

Il serait plus court de dire celles que vous ne commettez pas.

PHILIPPE.

Le cardinal mon oncle ne se rappelle-t-il plus que l’indulgence est une vertu chrétienne ?

MAZARIN.

Votre oncle le cardinal, monsieur, a un double titre pour vous sermonner.

PHILIPPE.

Vous conviendrez du moins que la place est singulièrement choisie pour un sermon.

MAZARIN, s’asseyant.

C’est ici qu’il aura lieu pourtant.

PHILIPPE, à part.

Pardieu, j’y échapperai.

Haut.

Son éminence l’a décidé ainsi ?

MAZARIN.

Très résolument, monsieur.

PHILIPPE.

Eh bien, soit !... vous le voulez ?... va pour un sermon !... seulement, je vais intervertir les rôles.

MAZARIN.

Que voulez-vous dire ?...

PHILIPPE.

Air du Piège.

Qu’on prêche dans cette maison,
La chose est sans doute assez rare ;
Mais je prétends que le sermon
La rende encor bien plus bizarre.
Puisque vous l’avez désiré,
Puisque je ne peux m’en défendre,
C’est moi qui le prononcerai,
C’est monseigneur qui va l’entendre.

MAZARIN.

Monsieur de Mancini !...

PHILIPPE.

Daignez m’excuser, mon très honoré oncle ; votre rigueur me reproche bien amèrement aujourd’hui quelques folies de jeunesse ; l’usage que je fais de cette demeure vous scandalise, dites vous ?... mais à quel usage servait-elle, il y a vingt ans ?

MAZARIN.

Monsieur !...

PHILIPPE.

Il y a vingt ans, à qui appartenait-elle ?... à un élégant et spirituel cavalier assez mal avec la fortune, mais fort bien avec la beauté : pendant un voyage en Provence, il avait rencontré une jeune fille de noble origine, que charmèrent son esprit et ses grâces ; son rang et sa naissance ne lui permettaient point de prétendre à sa main, mais il avait séduit son cœur ; pour lui, elle oublia ses désirs, quitta sa famille, renonça à son avenir et le suivit.

MAZARIN, à part.

Ciel !

PHILIPPE.

Elle attendait qu’un mariage vint légitimer son amour... mais il était ambitieux l’homme à qui elle avait tout sacrifié !... Devenu le confident du cardinal de Richelieu, premier ministre, il fallait, pour qu’il arrivât aux honneurs, qu’une robe de prêtre couvrit l’obscurité de sa naissance... et un jour, la jeune fille découvrit que celui qu’elle regardait comme son époux avait placé entre elle et lui une barrière infranchissable.

MAZARIN, avec trouble et colère.

Philippe ! Philippe !...

PHILIPPE.

Pardon, mon oncle !... ceci est mon premier point ; je passe au second.

MAZARIN.

Finirez-vous, monsieur ?...

PHILIPPE.

M’y voici... Frappée au cœur, la pauvre femme disparut alors ; tout annonce qu’elle parvint à dérober ses traces à son séducteur, et qu’un cloître ensevelit à jamais sa faute et son repentir... Eh bien, cette maison, où elle avait tant pleuré, c’est la maison où nous sommes !... Le cavalier qui avait fait couler ses larmes, il se nommait Guilio Mazarini !

MAZARIN, avec emportement.

D’où savez-vous cela ?

PHILIPPE.

Ah ! ceci est mon troisième point !... Dans ses longues heures de solitude, la malheureuse jeune fille confiait au papier ses chagrins et ses espérances ; et, il y a huit jours à peine, en furetant dans un vieux meuble, j’ai découvert cet écrit où sont consignées jour par jour ses plus secrètes pensées. Plus de vingt années ont passé sur ce papier ignoré de tous.

MAZARIN, se levant.

Ce papier, l’avez-vous ?

PHILIPPE.

Le voilà, monseigneur.

MAZARIN.

Et personne ne l’a vu ?

PHILIPPE.

Personne que moi.

MAZARIN.

Qu’exigez-vous pour me le rendre, monsieur ?

PHILIPPE.

Ce que j’exige ? Ah ! mon très honoré oncle est donc toujours convaincu qu’en ce monde on ne fait rien pour rien ?

MAZARIN.

J’ai tort peut-être ?

PHILIPPE.

Oui, monseigneur... pour cette fois.

MAZARIN.

Ah !

PHILIPPE.

Quand, par hasard, on me demande une mauvaise action, je me la fais payer !... mais une bonne ? je la fais gratis ! Prenez ce papier, il vous appartient, et moi, j’oublierai que je l’ai lu.

MAZARIN.

Ah ! c’est bien, mon neveu, c’est bien !

PHILIPPE.

Et pas cher, n’est-ce pas, mon oncle ?

MAZARIN.

Philippe de Mancini, vous venez de réveiller de cruels souvenirs ! Que pas un mot de tout ceci ne soit désormais prononcé devant les autres, ni même entre nous ! Si vous avez quelque grâce à me demander, et qu’elle soit en mon pouvoir, je vous l’accorderai.

PHILLIPPE.

Le jurez-vous, monseigneur ?

MAZARIN.

Je le jure.

PHILIPPE.

Je reçois votre serment, et je m’en souviendrai.

MAZARIN.

N’allez pas toutefois être trop exigeant.

PHILIPPE.

Votre éminence a déjà peur ?

MAZARIN.

C’est que je vous connais, mon neveu.

PHILIPPE.

Mais je vous connais aussi, mon oncle, et cela doit vous rassurer.

MAZARIN.

À la bonne heure !... Maintenant, vous allez vous rendre au château et me laisser ici seul : je vous l’ai dit, j’ai indiqué ce lieu pour une importante conférence.

PHILIPPE.

Je devine !... quelque secret envoyé d’Espagne pour le mariage du roi ?

MAZARIN.

Qu’il vous suffise de savoir que j’exige de votre complaisance...

PHILIPPE.

Ce qu’il m’est impossible de vous accorder, monseigneur.

MAZARIN.

Comment ?

PHILIPPE.

J’en suis désolé ; mais un obstacle insurmontable...

MAZARIN.

Quel est cet obstacle ?

PHILIPPE.

J’aurais vivement désiré vous le cacher... mais je ne le peux plus, car le voici qui vient.

MAZARIN.

Que vois-je ? une jeune fille !

PHILIPPE.

Hélas ! oui.

 

 

Scène VI

 

PHILIPPE, MAZARIN, CHRISTINE

 

CHRISTINE, entrant par le fond.

Ah ! monseigneur le cardinal !

Elle salue.

MAZARIN.

Eh ! mais je ne me trompe pas : vous êtes la jeune orpheline que Mme de Soissons a présentée à son cercle, il y a trois jours ?

CHRISTINE.

Oui, monseigneur.

MAZARIN.

Et que faites-vous ici ?

CHRISTINE.

Mme la comtesse m’y a fait conduire.

MAZARIN, jetant un regard sur son neveu.

La comtesse ?

PHILIPPE, bas à Mazarin.

Voici l’instant de songer à votre serment, mon oncle.

MAZARIN.

Hein ?

PHILIPPE, bas.

La grâce que je vous demande, c’est de ne pas détromper cette jeune fille.

MAZARIN, à demi-voix.

Monsieur !

PHILIPPE, bas.

Ah ! vous avez juré...

CHRISTINE.

Amenée hier au soir dans cette maison, j’attends depuis ce matin que Mme de Soissons me fasse appeler près d’elle.

Air de la Robe et des Bottes.

Mais je l’avoue avec inquiétude,
Je parcourais ces jardins ravissants,
Dont la muette solitude
D’un vague effroi remplissait tous mes sens :
Vous paraissez !... votre heureuse présence
Calme mon cœur de soupçons combattu !...
Que pourrait craindre l’innocence
Dans le séjour de la vertu ?

PHILIPPE, à part.

Bien trouvé !

MAZARIN.

Vous croyez, mon enfant ?

CHRISTINE.

Je me sens toute rassurée maintenant dans cette demeure où d’abord je m’effrayais d’être seule ; mais Mme de Soissons tarde bien à me faire appeler ?

MAZARIN.

Vous la verrez bientôt, c’est moi qui vous le promets.

PHILIPPE, à part.

Cela n’est pas sûr.

CHRISTINE.

Il paraît que le roi a été plus matinal que nous, et qu’il chasse dans la forêt : tout à l’heure j’ai entendu le bruit des cors.

MAZARIN.

Vous ne vous êtes pas trompée.

PHILIPPE, à part.

Diable !

CHRISTINE.

Pensez-vous, monseigneur, que Sa Majesté s’arrête ici ?

PHILIPPE, à part.

J’espère bien que non.

MAZARIN.

Je ne le crois pas !... Mais dites-moi, ma mie, vous semblez vous être accoutumée vite à la nouvelle situation que vous a donnée la bienveillance de Mme de Soissons ?

CHRISTINE.

Cela est vrai, monseigneur ! et il a été un beau jour pour moi celui où j’ai attiré les regards de la famille Mazarin.

MAZARIN.

La famille Mazarin est nombreuse, et il est tel de mes parents...

CHRISTINE.

Qu’entends-je ?

PHILIPPE, bas.

Prenez garde, mon oncle ! votre serment...

MAZARIN, à demi-voix, avec impatience.

Un serment est toujours une sottise.

PHILIPPE, à demi-voix.

Quand il y a là quelqu’un pour nous le rappeler.

CHRISTINE.

Je crains de vous comprendre, monseigneur ! Est-il quelqu’un de votre famille dont je doive me défier ? dont les paroles et l’amitié soient trompeuses ?

MAZARIN.

Non, non mon enfant, non ! nous sommes tous la sincérité même.

PHILIPPE.

C’est connu !

MAZARIN.

Mais le monde, où le hasard vous a fait entrer, offre plus d’un danger à l’inexpérience.

CHRISTINE.

La protection de Mme de Soissons m’en garantira.

MAZARIN.

Oui, vous avez raison, et il faut que vous soyez replacée sous son égide le plus tôt possible.

CHRISTINE.

Ai-je donc cessé d’y être ?

MAZARIN.

Je ne dis pas cela ! Mais j’entends qu’elle ne vous laisse pas ainsi solitaire : rentrez dans votre appartement, mamie, et comptez sur moi.

CHRISTINE.

Que de bonté, monseigneur !

MAZARIN, la conduisant par la main.

Allez ! allez !

Elle sort par la porte à gauche de l’acteur.

 

 

Scène VII

 

MAZARIN, PHILIPPE

 

MAZARIN.

Certes, monsieur de Mancini, le service que vous m’avez rendu est largement payé par l’étrange situation où vient de me placer une imprudente promesse. Je suis donc quitte envers vous ; mais il faut qu’avant une heure cette jeune fille soit à l’abri de vos audacieuses entreprises.

PHILIPPE.

Quoi, monseigneur, l’enlever à mon amour ?...

MAZARIN.

Vous osez me parler de votre amour ?... Vous ne craignez pas d’avouer devant moi vos infâmes projets de séduction ?... vous ne rougissez même pas de vous être rendu coupable d’un rapt ?... et c’est quand je suis parvenu à grand’peine à décider pour vous la plus brillante alliance ?... c’est au moment de vous marier ?...

PHILIPPE.

C’est peut-être pour cela, monseigneur.

MAZARIN.

Monsieur !...

PHILIPPE.

Mon oncle n’a sans doute jamais regardé Mlle de Thianges ?

MAZARIN.

J’ai songé, monsieur, à tous les avantages que vous assure cette union : j’ai vu sa haute naissance, son immense fortune.

PHILIPPE.

Mais, moi, j’ai vu sa figure, monseigneur.

MAZARIN.

Et qu’importe ?...

PHILIPPE.

Cela importe peu aux oncles qui marient, mais aux neveux qui épousent ?...

MAZARIN.

Ne trouverai-je donc que résistance et chagrins dans une famille pour laquelle j’ai tant fait ?... Tourmenté par les folles prétentions de votre sœur, aurai-je encore à souffrir de vos déporte mens ? voudrez-vous n’être toujours qu’un parfait débauché ?

PHILIPPE.

Ah ! mon oncle, j’ai été plus généreux que vous ; je vous ai fait grâce de la morale.

MAZARIN.

Vous abusez, monsieur, de la situation où me place près de vous la découverte d’un secret funeste. Si je voulais, ou si je pouvais m’expliquer, vous changeriez sans doute de ton et d’idées devant moi ; et, dans tous les cas, ce n’est pas à vous, monsieur Philippe de Mancini, qu’il appartient de me reprocher une faute que vingt années ont peut-être cruellement expiée.

PHILIPPE.

Oh ! croyez, mon oncle, qu’il est loin de ma pensée de vous affliger.

MAZARIN.

Assez sur ce sujet, monsieur ! et écoutez-moi bien !... Cette jeune fille sortira pure de cette maison ; elle ignorera toujours et vos odieux projets et le crime que vous avez commis envers elle en la dérobant à la protection dont l’entoure votre sœur, Mme de Soissons. À ce prix, j’oublie rai ce nouveau tort, et vous pourrez compter encore sur mes bienfaits.

PHILIPPE.

Mais si vous saviez, monseigneur...

MAZARIN.

Je ne veux rien savoir de plus, monsieur, et je vous laisse !... Pensez à mes ordres, et qu’ils soient exécutés promptement, si vous craignez d’encourir toute ma colère.

 

 

Scène VIII

 

PHILIPPE, seul

 

Renvoyer Christine ?... sacrifier l’amour que j’éprouve et celui que j’inspire ?... la rendre à Mme de Soissons ?... Son éminence ne soupçonne-t-elle donc pas les projets de ma très chère sœur ?... Pauvre jeune fille !... j’ai presque honte de la tromper ainsi !... En vérité, si j’en croyais l’inspiration vertueuse qui s’empare de moi... Eh bien, pourquoi pas ?... Cette affaire tourne mal !... allons !... mais hâtons-nous de profiter de ce bon mouvement ; chez moi c’est si rare, et ça dure si peu !...

Il appelle.

Laprunelle !... 

 

 

Scène IX

 

LAPRUNELLE, PHILIPPE

 

LAPRUNELLE.

Monseigneur ?

PHILIPPE.

Tu vas rester là et attendre mes ordres. Si Mlle Christine sortait de son appartement, tu lui dirais que de nouvelles instructions sont arrivées ici pour elle : qu’elle doit se disposer à partir bientôt ; qu’un carrosse va venir la prendre...

LAPRUNELLE.

Je comprends ! la piste est trouvée ; il faut que le renard change de terrier.

PHILIPPE.

Faites ce que je vous dis, mons Laprunelle, et n’interprétez pas mes paroles.

LAPRUNELLE.

Pardon, monseigneur !... mais elles me semblent si claires...

PHILIPPE.

Je vous ai dit souvent que je n’aime ni les bavards ni les curieux.

LAPRUNELLE.

Pourtant il est bon quelquefois qu’un domestique soit l’un et l’autre.

PHILIPPE.

Qu’est-ce à dire ?...

LAPRUNELLE.

Dam ! si je n’étais pas curieux, je n’aurais pas vu un homme rôder depuis le matin autour de cette maison, et si je n’étais pas bavard, je ne vous le dirais pas.

PHILIPPE.

Ah !... et quel est cet homme ?

LAPRUNELLE.

Je n’en sais rien : il m’a l’air d’une espèce de bourgeois. Il a vu que ses démarches étaient observées, et il a disparu.

PHILIPPE, à lui-même.

Raison de plus pour me hâter !...

À Laprunelle.

Tiens-toi prêt à m’obéir, et fais bonne garde !... Si Mlle Christine ne paraissait pas, tu irais l’avertir quand on viendra te dire que le carrosse est là.

Il sort par la porte de droite.

 

 

Scène X

 

LA PRUNELLE, puis MARIE DE MANCINI

 

LAPRUNELLE, seul un instant.

Voilà qui est étrange ! ne pas vouloir que j’aie l’air de deviner une chose si simple !... En vérité, les maîtres sont singuliers ; ils se fâchent quand on leur laisse voir qu’on a autant d’esprit qu’eux ; que diraient-ils donc si on leur prouvait qu’on en a davantage ?

MARIE, en costume de chasse, entre vivement par fond.

Laprunelle !...

LAPRUNELLE.

Que vois-je ?... Mlle de Mancini ?

MARIE.

Où est mon frère ?

LAPRUNELLE.

Il vient de me quitter.

MARIE.

Il faut que je lui parle à l’instant même.

LAPRUNELLE.

Mais, mademoiselle...

MARIE.

Allez, vous dis-je, ne perdez pas une minute, et dites-lui que je l’attends ici.

LAPRUNELLE.

J’y vais.

Il sort par la porte de droite.

 

 

Scène XI

 

MARIE DE MANCINI, puis CHRISTINE

 

MARIE, seule un instant.

Je suis enfin parvenue à quitter la chasse et à me dérober à tous les regards !... oh ! qu’elle parte, qu’elle disparaisse !... Sa retraite est connue, je n’en saurais douter... cet homme qui est venu se jeter aux pieds du roi... cet entretien à voix basse... ces gestes qui se dirigeaient du côté de cette maison... les regards irrités du roi... Ah ! quel soupçon !... Depuis trois jours, ne l’aurait-il point revue ? Toutes nos précautions n’auraient-elles point été inutiles ?... si je le croyais... sa froideur avec moi... ses distractions... son impatience...

Air : Malheur à toi ! (Romance de M. d’Adhémar.)

Faudra-t-il donc fuir ce brillant séjour
Où m’entouraient des hommages sans nombre ?
Verrai-je, hélas ! s’échapper comme une ombre
Cette puissance offerte par l’amour ?
Près de cette femme,
Je sens, dans mon âme,
Se glisser l’effroi !
Amour, viens me rendre
Le regard si tendre
Et le cœur d’un roi !

Oui, oui, il l’a revue !... et elle... cette misérable fille... sans doute, à présent elle espère... cela ne sera pas... je ne le veux point... je ne le souffrirai point !... Ah ! la voici !

CHRISTINE, accourant par la porte de gauche.

Je ne m’étais pas trompée !... mademoiselle Marie de Mancini !... j’avais cru vous reconnaître quand vous avez traversé la cour, et j’ai vite couru.

MARIE.

Ce n’était pas moi que vous attendiez pourtant ?

CHRISTINE.

Non !... c’était Mme de Soissons.

MARIE, ironiquement.

Mme de Soissons ?

CHRISTINE.

Qui pourrais-je attendre ?

MARIE.

Une personne que vous n’oseriez nommer, peut-être, mais dont la présence vous rendrait heureuse et fière ; dont les doux propos charment à la fois le cœur et l’oreille.

CHRISTINE.

Qu’entends-je ?... vous savez ?

MARIE.

C’est donc vrai ?

CHRISTINE.

Hélas !...

MARIE.

Depuis trois jours, vous l’avez revu ?

CHRISTINE.

Oui.

MARIE.

Il vous a parlé de son amour ?

CHRISTINE.

Oui !

MARIE.

Malheureuse !

CHRISTINE.

Oh ! ne m’accablez pas ! Je vous jure que je voulais le fuir, que je le repoussais... mais comment résister à cet éclat qui éblouit, à ce charme enivrant, à cette voix si tendre ?

MARIE, à part.

Comme je le haïrais s’il n’était pas roi !

CHRISTINE.

Quelle défense une pauvre fille peut-elle opposer à tant de séductions ?

MARIE.

Et vous serez fière du titre de sa maîtresse ?

CHRISTINE.

Sa maîtresse ?... Quel est votre droit pour m’outrager ainsi ?... Ma naissance n’est pas égale à la sienne, sans doute ; mais mon cœur est aussi noble que le vôtre.

MARIE.

Que prétendez-vous donc ? et qu’espérez-vous ?

CHRISTINE.

Ah ! s’il était là, il la vengerait d’une pareille offense, celle qu’il ne juge pas indigne d’être sa femme.

MARIE.

Sa femme !... vous ?

CHRISTINE.

Ah !... vous rougiriez de me voir la femme de votre frère !

MARIE.

Mon frère ?... c’est lui, c’est lui seul que vous avez vu ?

CHRISTINE.

Lui seul.

MARIE.

Ah !...

CHRISTINE.

Je le lui disais bien que mon obscurité était un obstacle insurmontable et que jamais sa famille...

MARIE.

Je me trompais, Christine ; je me trompais... rassurez-vous... soyez aimée de mon frère... qu’il vous épouse même, s’il le faut.

CHRISTINE.

Vous me nommeriez votre sœur ?

MARIE, à elle-même.

Tout pour qu’il ne cesse pas de m’aimer.

Haut.

Christine, séchez vos larmes et embrassez-moi.

CHRISTINE, se jetant dans ses bras.

Ah ! quelle espérance !

 

 

Scène XII

 

PHILIPPE, MARIE DE MANCINI, CHRISTINE

 

PHILIPPE, riant.

Pardieu ! je ne m’attendais guère à ce tableau.

CHRISTINE.

Monsieur de Mancini !

MARIE.

Mon frère, écoutez-moi.

PHILIPPE.

À vos ordres.

À demi-voix.

Mais, dites-moi, quelle perfidie cachait ce baiser-là ?

MARIE, à demi-voix.

Trêve de réflexions !... Il faut agir... j’ai lieu de croire que vos traces ont été retrouvées, que la retraite de cette jeune fille est découverte.

PHILIPPE, de même.

Et moi, j’en suis sûr.

MARIE, de même.

Il n’y a donc pas de temps à perdre pour qu’elle parte.

PHILIPPE, de même.

Je viens de tout préparer pour cela.

MARIE.

Ma chère Christine, de nouveaux ordres sont venus à votre sujet ; il faut que vous quittiez cette maison.

CHRISTINE.

Ah !...

MARIE.

Une voiture est prête, vous allez y monter.

CHRISTINE.

Sans avoir vu Mme de Soissons ?

MARIE.

Vous la verrez bientôt.

CHRISTINE.

Pardon !... mais c’est elle qui a daigné s’intéresser à mon sort ; c’est par son ordre que je suis ici, et je ne dois pas...

MARIE.

Venez, Christine, venez, le temps presse, je yeux moi-même vous accompagner.

CHRISTINE.

Vous l’ordonnez donc ! Oh ! vous ne voudriez pas tromper une pauvre fille qui se confie en vous.

MARIE.

Non, sans doute, non... mais il faut se hâter !

CHRISTINE.

Allons, je vous suis.

MARIE.

Enfin !...

 

 

Scène XIII

 

MARIE DE MANCINI, CHRISTINE, RABANEL, PHILIPPE

 

RABANEL, entrant par le fond.

Arrêtez !...

MARIE.

Grand Dieu !

CHRISTINE.

Monsieur Rabanel !

RABANEL.

Lui-même, mademoiselle Christine, qui vous avait dit qu’il veillerait sur vous, et qui a tenu parole.

PHILIPPE.

De quel droit, monsieur, entrez-vous ici ? Qui vous a donné tant d’audace ?

RABANEL.

Vous allez le savoir, monsieur le marquis.

UN GENTILHOMME, entrant.

Le roi !...

RABANEL.

Voilà !...

MARIE, à part.

Plus d’espérance !

PHILIPPE, à part.

Diable ! ça va mal.

 

 

Scène XIV

 

MARIE DE MANCINI, CHRISTINE, RABANEL, PHILIPPE, LE ROI, COURTISANS, DAMES de la cour, en habits de chasse

 

LE ROI, entrant.

Que personne ne s’éloigne.

PHILIPPE, s’inclinant.

Sire ! 

LE ROI.

Vous ne vous attendiez pas à notre visite, mon sieur de Mancini ?

PHILIPPE.

Sire, elle m’honore infiniment.

LE ROI.

Et ne vous réjouit guère, je crois ?

CHRISTINE, à part.

Que se passe-t-il donc ?

LE ROI.

Vous avez une explication à nous donner, monsieur, car on est venu vous accuser près de nous,

PHILIPPE.

Qui l’a osé, sire ?

RABANEL.

C’est moi, monsieur le marquis.

LE ROI.

Une jeune fille confiée aux soins de Mme de Soissons, et à qui nous avions promis notre royale bienveillance, a, dit-on, été enlevée par vous et secrètement amenée ici.

CHRISTINE, à part.

Serait-il vrai, mon Dieu ?

MARIE, à part.

Que va-t-il répondre ?

LE ROI.

Nous devons justice au dernier de nos sujets, et nous devons un châtiment à la violence : qu’avez-vous à dire, monsieur ?

PHILIPPE.

Qu’en m’accusant de violence, on a trompé votre majesté.

LE ROI.

Ah ! mademoiselle a quitté Paris volontairement ?

CHRISTINE.

Oui, sire.

RABANEL, à part.

Qu’entends-je ?

LE ROI, à part.

Est-ce donc lui qu’elle aime ?

CHRISTINE.

Un carrosse avait été préparé par les ordres de Mme de Soissons ; il devait m’amener à Saint Germain ; j’y suis entrée avec confiance.

RABANEL.

C’était un piège infâme.

CHRISTINE.

Un piège ?... oh ! ce n’est pas possible... qu’ai-je fait pour qu’on veuille me perdre ? Sire, vous l’avez dit, vous devez votre appui à tous vos sujets ; eh bien, je me jette à vos pieds et je l’implore ! ne repoussez pas une orpheline qui ne sait pas encore si elle court des dangers, mais qui tremble et n’espère qu’en vous.

LE ROI, à part, en la relevant.

Qu’elle est belle !

MARIE, à part.

Je suis perdue, si je ne la perds.

LE ROI.

Rassurez-vous, mademoiselle, tout va s’éclaircir, et si vous méritez l’appui du roi, il ne vous manquera pas.

CHRISTINE.

Que vois-je ? on sourit en me regardant, on me soupçonne, on m’accuse peut-être... mais qu’est il arrivé ? où suis-je donc ?

MARIE.

Pourquoi feindre de l’ignorer ?

CHRISTINE.

Comment ?...

MARIE.

Vous êtes dans la maison consacrée aux secrètes amours de M. de Mancini, et vous y êtes seule avec lui depuis hier.

CHRISTINE.

Oh !

 

 

Scène XV

 

RABANEL, MARIE DE MANCINI, CHRISTINE, LE ROI, MADAME DE SOISSONS, PHILIPPE, BRIENNE

 

MADAME DE SOISSONS, qui a entendu la dernière phrase, et qui entre par la porte à gauche de l’acteur, suivie de Brienne.

Vous vous trompez, ma sœur.

MARIE.

Quoi !

PHILIPPE, à part.

Ah ! ah ! celle-là vient-elle me tirer d’affaire ?... il est temps.

LE ROI.

Vous ici, madame ?

MADAME DE SOISSONS.

Oui, sire ; moi qui viens mettre un terme à d’injustes accusations, et défendre la vertu calomniée.

PHILIPPE.

Merci, ma sœur.

MADAME DE SOISSONS.

Deux mots d’explication suffiront : hier au soir égarée comme cette jeune fille dans la forêt, pendant l’orage, j’ai demandé l’hospitalité à mon frère ; comme elle j’ai passé la nuit ici ; elle n’a donc couru aucun péril, et maintenant je vais l’emmener au château de Saint-Germain. Voilà tout !

CHRISTINE, à part.

Ah ! il ne m’avait pas trompée.

PHILIPPE, à part.

On ne ment pas avec plus de candeur.

BRIENNE, à part.

Parlez-moi de l’amour fraternel pour donner de l’imagination.

RABANEL.

Pardon, madame la comtesse, permettez... il me semblait...

MADAME DE SOISSONS.

Il me semble à moi, monsieur, que vous feriez bien de vous mêler de vos affaires et de retourner voir ce qui se passe à l’enseigne de Saint-Pacôme. Cette jeune fille est sous ma protection ; elle est aussi vertueuse que belle, et je ne souffrirai pas qu’on l’offense par des soupçons injurieux.

MARIE, à part.

La perfide !

LE ROI, à Rabanel.

Qu’êtes-vous donc venu nous conter, monsieur ?

RABANEL.

Dam ! sire, je croyais être sûr...

CHRISTINE.

Oh ! monsieur Rabanel, c’est affreux !

RABANEL.

Mais, mademoiselle Christine...

PHILIPPE.

M’accuser ! me calomnier ! c’est horrible, monsieur Rabanel !

RABANEL.

Cependant, monsieur le marquis...

BRIENNE.

Fi donc ! soupçonner M. de Mancini !... c’est indigne !

RABANEL, à part.

Tout le monde me jette la pierre ; est-ce que j’aurais fait une bêtise ?

LE ROI.

Qu’il ne soit plus question de l’erreur de cet homme ; je lui pardonne, madame ; car en me forçant de me rendre ici, il m’a procuré le bon heur de revoir votre belle protégée. Emmenez-la au château ; nous vous y retrouverons. Je regrette, monsieur de Mancini, de vous avoir injustement soupçonné.

PHILIPPE.

Votre majesté a pu lire sur mon front le calme de l’innocence.

LE ROI, souriant.

Excusez-moi, on a si peu l’habitude de la trouver là ?... À revoir, mesdames : et nous, messieurs, en chasse !

Final.

Air de M. Doche.

CHŒUR.

À cheval ! à cheval !
La chasse encor va faire
Entendre son signal :
À cheval ! à cheval !
Image de la guerre,
C’est un plaisir royal.

Le roi sort, suivi de tout le monde, hors Philippe et Rabanel ; la musique continue en trémolo à l’orchestre.

BRIENNE, à part, en sortant.

Le roi ne voudra pas épouser celle-là.

PHILIPPE.

Bravo, monsieur Rabanel ! vous avez fait un chef-d’œuvre.

RABANEL.

Je l’ai enlevée du moins à l’homme qui voulait en faire sa maîtresse.

PHILIPPE, riant.

Vous aimez mieux qu’elle soit celle du roi.

RABANEL, abasourdi.

La maîtresse du roi !

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente un salon dans la portion du château de Saint-Germain habitée par Mazarin. Porte au fond ; portes latérales. À droite de l’acteur, une table et ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

MARIE DE MANCINI, PHILIPPE

 

Ils sont en scène et assis au lever du rideau.

PHILIPPE.

Vive Dieu ! ma chère sœur, comme vous paraissez joyeuse ! il me semblait pourtant qu’après les événements qui se sont passés il y a quatre jours...

MARIE.

Le temps n’est pas toujours à l’orage.

PHILIPPE.

Ah ! ah ! est-ce que le soleil a reparu ?

MARIE.

Peut-être.

PHILIPPE.

Et tous les nuages sont dissipés ?

MARIE.

C’est possible.

PHILIPPE.

Quel ton mystérieux et réservé !

MARIE.

C’est celui qui convient dans un lieu où tout est mensonge et perfidie, où l’on ne peut se fier à personne.

PHILIPPE.

Mais avec moi qui vous suis tout dévoué...

MARIE, se levant.

Je vous conseille de vanter votre dévouement...

PHILIPPE, se levant aussi.

N’ai-je pas exécuté de point en point vos intentions ? mais votre royauté prend une fâcheuse tournure. Ne remarquez-vous pas l’air goguenard de notre cher oncle, le sourire triomphant de Mme de Soissons ? La belle Christine n’est-elle pas ici au château de Saint-Germain, sous sa protection, objet constant de ses soins et de ses prévenances ?

MARIE.

Cela ne durera pas longtemps.

PHILIPPE.

Bah ! vous avez donc revu le roi ?

MARIE.

Aujourd’hui même.

PHILIPPE.

Et votre cher sire vous a promis de ne plus songer à elle ?

MARIE.

Il l’a bien fallu.

PHILIPPE.

Oui-dà !

MARIE.

Philippe, j’avais reconquis toute ma puissance.

Air : T’en souviens-tu ?

Pour tout un peuple imposant et sévère,
Sensible, tendre et faible auprès de moi,
Ses volontés, le monde les révère ;
De mes désirs il subissait la loi !
Si ce bonheur devait n’être qu’un songe,
Ô vérité, que j’enchaine tes pas !...
Ce rêve est beau, permets qu’il se prolonge,
Attends encor ! ne me réveille pas !

PHILIPPE.

Très bien ! et il paraît que vous avez profité de ce retour de tendresse.

MARIE.

Pour dicter mes conditions. Que cette fille, ai je dit, s’éloigne de la cour ; qu’elle retourne à la vie obscure qui lui convient ; à ce prix, je vous aime encore et je vous pardonne.

PHILIPPE.

Diantre ! c’est fier ; mais c’est beau.

MARIE.

Il fallait en finir ! mon caractère ne saurait s’accommoder aux petites ruses et aux demi-moyens.

PHILIPPE.

Oui, vous n’avez rien du sang des Mancini, vous ! J’ai toujours eu l’idée qu’on vous avait changée en nourrice.

MARIE.

Cesserez-vous de plaisanter, Philippe ?

PHILIPPE.

Pardon ! je vois que vous ne plaisantiez pas avec sa majesté.

MARIE.

Non ! car j’ai ajouté : Si vous n’ordonnez le départ de cette fille aujourd’hui, je vous haïrai, je ne vous reverrai jamais, et j’irai en Italie, où m’attend le connétable Colonne.

PHILIPPE.

Diable ! mettre le marché à la main au roi de France !... et qu’a-t-il répondu ?

MARIE.

Rien... il m’a regardée avec le plus charmant sourire.

PHILIPPE.

Oh ! oh !

MARIE.

Puis il m’a baisé la main.

PHILIPPE.

Aïe ! aïe ! aïe !

MARIE.

Et il s’est retiré !

PHILIPPE.

Ma sœur, je vous conseille de faire vos paquets...

MARIE.

Que voulez-vous dire ?

PHILIPPE.

Ah ! vous vous fiez à ce sourire-là, vous !... Ah ! voilà ce que vous appelez le retour du beau temps !

MARIE.

Je ne vous comprends pas, Philippe.

PHILIPPE.

Écoutez : ce matin, un rayon du soleil dorait les fenêtres de ma chambre, j’ai voulu en profiter pour faire un tour dans la forêt, et je m’y suis aventuré sans manteau ; tout-à-coup un gros nuage est venu se placer entre le soleil et moi, et il m’a gratifié d’une ondée qui m’a percé jus qu’aux os.

MARIE.

Quel rapport ?...

PHILIPPE.

Marie, vous avez vu le rayon de soleil, prenez garde à l’ondée.

MARIE.

Vous êtes fou, mon frère... Tenez, voici M. de Brienne, qui, je le gagerais, est porteur des ordres du roi.

 

 

Scène II

 

BRIENNE, MARIE, PHILIPPE

 

BRIENNE, entrant par le fond.

Mademoiselle de Mancini gagnerait.

MARIE.

Et vos ordres, monsieur le comte, concernent cette fille ?

BRIENNE.

Précisément.

MARIE.

Pouvons-nous les connaître ?

BRIENNE.

Dans un moment je vais les signifier à Mme de Soissons.

MARIE, à demi-voix.

Eh bien, Philippe, qu’avais-je dit ?

PHILIPPE, de même.

Plaise à Dieu que le temps reste au beau !

BRIENNE.

Monsieur le marquis de Mancini me permettra-il de lui adresser mes félicitations ?

PHILIPPE.

Et de quoi donc, monsieur le comte ?

BRIENNE.

Comment ?... N’êtes-vous pas, depuis hier, solennellement fiancé à Mlle Gabrielle de Thianges ?

PHILIPPE.

À propos ! c’est vrai !... Que voulez-vous ?... il a bien fallu céder à mon très honoré oncle... il me prenait par la famine, j’ai capitulé.

BRIENNE.

C’est à Paris que la cérémonie a eu lieu.

PHILIPPE.

Et dans huit jours tout sera dit ! Je serai marié, monsieur le comte !... Marié ! comprenez-vous cela ?

BRIENNE.

Trente ans de ménage me l’ont fait comprendre.

PHILIPPE.

Vingt ans de veuvage ont pu vous le faire oublier.

MARIE.

Messieurs, j’entends monseigneur le cardinal et Mme de Soissons avec sa protégée.

BRIENNE.

Voici l’instant de remplir ma mission.

 

 

Scène III

 

MAZARIN, MADAME DE SOISSONS, CHRISTINE, BRIENNE, MARIE, PHILIPPE, UN SECRÉTAIRE de Mazarin

 

MAZARIN.

Monsieur de Brienne, vous avez, nous a-t-on dit, à transmettre à Mme de Soissons les ordres de sa majesté ?

BRIENNE.

Oui, monseigneur.

MAZARIN, à part.

Le roi aura-t-il tenu ses promesses ?...

Haut.

Parlez, monsieur de Brienne, pendant que nous allons donner quelques instructions à notre secrétaire, car il m’est avis que ces choses ne nous regardent point.

Il s’assied et dicte à demi-voix au secrétaire, tout en s’occupant de ce qui se dit de l’autre côté de la scène.

BRIENNE, à Mme de Soissons.

Madame, le roi et son auguste mère, la reine, ont daigné s’occuper de la jeune orpheline que protège votre amitié.

CHRISTINE.

De moi, monsieur ?

MAZARIN, à demi-voix, au secrétaire.

Écrivez : À M. le secret envoyé d’Espagne.

BRIENNE, à Mme de Soissons.

Je suis chargé de vous faire connaître ce que leurs majestés ont décidé pour elle.

MAZARIN, à lui-même.

Écoutons... de ce qu’il va dire dépend l’avenir de deux royaumes.

BRIENNE.

Sa situation n’a point paru convenable : il y a peu de jours, un événement assez mal expliqué a donné lieu à une esclandre, à un scandale public.

MARIE, à part.

Je triomphe !

CHRISTINE.

Qu’entends-je ?... Oserait-on encore m’accuser ? oserait-on soupçonner la loyauté de M. de Mancini ?

BRIENNE.

Oh ! l’on ose beaucoup de choses à la cour !... Mais rassurez-vous ; on veut que vous soyez désormais à l’abri de soupçons semblables, et sa majesté la reine mère daigne vous admettre à l’honneur de faire partie de sa maison.

Un geste de Mazarin indique sa joie.

PHILIPPE, à part.

Oh !

CHRISTINE.

Moi ?

MARIE, à part.

Ciel !

MADAME DE SOISSONS, à part.

J’ai réussi.

MAZARIN, dictant vivement à demi-voix au secrétaire.

« Que les plénipotentiaires franchissent les Pyrénées avant quinze jours. »

BRIENNE, à Christine.

Je dois, mademoiselle, vous emmener et vous confier aux soins de Mme de Navailles ; de ce moment, vous êtes fille d’honneur de la reine mère.

MAZARIN, dictant à demi-voix.

« Tout est rompu entre le roi et Mlle de Mancini. »

MARIE, à part.

Le perfide !

PHILIPPE, bas à Marie.

Ma pauvre sœur !... voici l’ondée.

MAZARIN, dictant à demi-voix.

« Dans un mois la paix sera signée, et le mariage du roi avec l’infante sera résolu. »

BRIENNE, à Christine.

Êtes-vous prête à me suivre ?

CHRISTINE.

Oh ! monsieur, pardonnez-moi... la surprise, l’émotion, la joie...

MAZARIN, à part.

Pauvre fille !... en politique, on se sert de tout.

CHRISTINE.

Tant de bontés, une si haute faveur pour une obscure orpheline !...

MADAME DE SOISSONS.

Vous vous en montrerez digne, mamie, et dans la nouvelle situation où vous place la bienveillance de leurs majestés, vous n’oublierez point les personnes qui les premières vous ont tendu la main.

PHILIPPE, à part.

Voilà ma sœur qui demande des arrhes.

CHRISTINE.

Ah ! madame, tous les jours de ma vie seront employés à vous bénir !... si vous saviez tout ce qui se passe dans mon cœur !... Si vous saviez quel avenir j’ose entrevoir ?...

MADAME DE SOISSONS, souriant.

Quoi ! de l’ambition ! déjà !...

CHISTINE.

Oh ! cette ambition, ce n’est point l’orgueil qui me l’inspire... non !... Il me semble qu’une barrière vient de tomber devant moi... qu’une distance fatale disparaît et s’efface !

PHILIPPE, à part.

Et j’en épouse une autre ?

MADAME DE SOISSONS.

Que voulez-vous dire ?

CHRISTINE.

Rien, madame, rien, maintenant... un jour, vous apprendrez j’espère... mais aujourd’hui, oh ! je suis heureuse... bien heureuse !...

MADAME DE SOISSONS.

Bien, ma mie, allez ; on se souviendra de vous ici.

MAZARIN, qui a continué de parler bas au secrétaire.

Scellez cette lettre et faites-la parvenir, vous savez ?

Il a signé, le secrétaire emporte la lettre et sort.

CHRISTINE, s’approchant de Mazarin.

Et vous, monseigneur, ne m’accorderez-vous point un regard ?

MAZARIN, avec insouciance.

De quoi s’agit-il ?... de votre départ, je crois ? il me semble avoir entendu... je m’occupais de toute autre chose. Que le ciel vous conduise, mon enfant, et qu’en admirant votre beauté, cette cour où vous allez vivre, rende hommage à votre vertu.

MARIE, à part.

Sa vertu !

PHILIPPE, bas à Marie.

C’est un malade qui reçoit les derniers sacrements.

MAZARIN, à part.

La paix entre deux puissantes nations due à une amourette de quelques jours... Per Dio, à quoi tiennent les destinées des royaumes ?... Et l’on nous vante nous autres hommes d’état !

BRIENNE, à Christine.

Mme de Navailles nous attend, mademoiselle.

Ensemble.

Air : Final du 1er acte du Démon de la nuit.

BRIENNE.

Venez, près d’elle il faut nous rendre ;
Ce jour comble tous vos désirs :
On ne doit jamais faire attendre
Ni les honneurs ni les plaisirs.

MADAME DE SOISSONS.

Allez, près d’elle il faut vous rendre, etc.

MARIE, à part.

À la cour elle va se rendre ;
Ce jour comble tous ses désirs ;
Et ce roi qui semblait si tendre
Foule aux pieds tous ses souvenirs.

PHILIPPE, à part.

À la cour elle va se rendre ;
Ce jour doit combler ses désirs :
Son cœur pourrait-il se défendre
Et des honneurs et des plaisirs ? 

CHRISTINE.

Allons, près d’elle il faut me rendre,
Et je me rends à vos désirs,
Puisqu’on ne doit pas faire attendre
Ni les honneurs ni les plaisirs.

À demi-voix.

Ah ! quel bonheur, quelle espérance
Nous promet cet heureux instant !

MARIE, à part.

En est-ce fait ?... quelle souffrance !

PHILIPPE, à part.

Vrai Dieu, c’est dommage pourtant !

Reprise de l’ENSEMBLE.

Venez, près d’elle, etc.

Christine sort, emmenée par Brienne.

 

 

Scène IV

 

MAZARIN, MARIE, MADAME DE SOISSONS, PHILIPPE

 

MADAME DE SOISSONS, à part.

Elle m’avait enlevé l’amour du roi, nous voilà quittes !

MARIE.

Vous triomphez, madame de Soissons !

MADAME DE SOISSONS.

Qui ne s’intéresserait à cette jeune orpheline ?

MARIE.

Oh ! c’en est trop... Ne suffit-il pas de déchirer mon cœur, de renverser toute ma félicité dans ce monde ?... faut-il encore joindre l’hypocrisie au plus odieux complot ?

MADAME DE SOISSONS.

Ma sœur...

MAZARIN.

Mademoiselle de Mancini !

MARIE.

Je ne puis plus me contraindre !

Air : Soldats français.

Je vous dirai, monsieur le cardinal :
Une orpheline obscure et sans défense,
Près de tomber dans un piège infernal,
À vos vertus livra son innocence :
Quand les périls l’attendent en chemin,
La malheureuse et crédule victime
À votre appui se recommande en vain,
Et vous retirez votre main
Pour qu’on la pousse dans l’abîme.

PHILIPPE, à part.

Voilà de grands mots bien placés !

MAZARIN.

Le dépit et la colère vous égarent, ma nièce.

MARIE.

On veut la perdre, mon oncle !

MAZARIN.

Il n’y a pas le moindre danger.

MARIE, à elle-même.

Oh ! ils ont tous juré mon malheur !

UN HUISSIER, entrant.

Monseigneur, un bourgeois, qui depuis deux jours assiège la porte du château, et que nous repoussons sans cesse, se présente encore, et veut absolument voir votre éminence.

MAZARIN.

Que nous demande-t-il ?

L’HUISSIER.

Il parle d’une lettre très importante qu’il ne veut remettre qu’à vous.

MAZARIN.

Allons ! qu’on l’introduise.

L’Huissier sort.

Dans ma situation, rien n’est à négliger.

Il s’assied.

 

 

Scène V

 

MAZARIN, RABANEL, MADAME DE SOISSONS, MARIE, PHILIPPE

 

RABANEL.

Monseigneur...

MAZARIN.

Approchez.

MADAME DE SOISSONS, à part.

Le marchand de soieries !

PHILIPPE, à part.

Rabanel !

MARIE, à part.

Que vient-il faire ici ?

MAZARIN.

On dit, monsieur, que depuis deux jours vous insistez pour me voir ?

RABANEL.

Oui, monseigneur, et je suis bien désolé de n’avoir réussi qu’aujourd’hui.

MAZARIN.

Pourquoi cela ?

RABANEL.

Parce que je viens d’apprendre que Mlle Christine n’est plus auprès de vous.

MAZARIN.

Que vous importe ?

RABANEL.

C’est pour elle que je viens vous demander aide et protection.

PHILIPPE, à part.

Encore un qui choisit bien son moment !

RABANEL.

Vous les lui accorderez, monseigneur, si j’en crois ce que m’a dit Mme Catherine, sa vieille nourrice.

MAZARIN.

Per Dio !... que signifie tout cela ?... Pensez-vous donc que je n’aie à m’occuper que de cette péronnelle ?

RABANEL.

Sa mère espérait que vous ne la repousseriez pas, si un jour elle avait besoin de vous.

MAZARIN.

Sa mère ?... Est-ce que je l’ai connue, moi ?

RABANEL.

Je l’ignore, monseigneur... Inquiète de l’avenir de son enfant qu’elle laissait orpheline et sans autre soutien que sa nourrice, elle traça au lit de mort une lettre qu’elle remit à cette brave femme, en lui disant : « Si jamais ma fille courait un danger, si une protection puissante lui devenait nécessaire, porte cette lettre au cardinal Mazarin ; quand il l’aura lue, il ne refusera pas son aide à ma Christine. »

MAZARIN.

Ah !...

RABANEL.

Le moment est venu de vous donner cette lettre, monseigneur. Mme Catherine, que son âge et ses infirmités empêchent de faire le voyage de Saint Germain, a bien voulu me la confier, et la voilà.

MAZARIN.

Voyons !...

Il prend la lettre, l’ouvre et la lit bas.

PHILIPPE, à part.

Quel diable de mystère y a-t-il là-dessous ?

MADAME DE SOISSONS, à part.

Mon oncle s’est troublé !

MARIE, bas à Philippe.

Philippe, tout n’est peut-être pas encore perdu.

MAZARIN, après avoir lu.

Ciel !... est-il possible ?... Oui... oui...

Se levant violemment, et d’une voix tonnante.

Où est Christine ?... où est cette jeune fille ?... Qu’en avez vous fait, madame ?

MADAME DE SOISSONS.

Mais, monseigneur...

MAZARIN.

Qu’en avez-vous fait ?... où l’avez-vous envoyée ?... auprès du roi, n’est-ce pas ?... auprès du roi !... Mais savez-vous que c’est horrible ce que vous avez fait là ?

MADAME DE SOISSONS.

Encore une fois, mon oncle...

PHILIPPE, à lui-même.

Oh ! oh !... voilà du nouveau !...

MAZARIN.

Elle n’ira pas, madame !... elle n’ira pas !... Holà ! quelqu’un !...

L’Huissier entre.

Que l’on coure après M. de Brienne !... qu’on ramène ici la jeune fille qui l’accompagne !... à l’instant !... à l’instant... Dites que je le veux... que je l’ordonne !... Allez !...

L’Huissier sort.

Et vous, qu’on s’éloigne !... qu’on me laisse seul !...

MADAME DE SOISSONS.

Monseigneur...

MAZARIN.

Ne m’avez-vous pas entendu ?... Je vous dis que je veux être seul.

MARIE, bas à Philippe.

Mon frère, le beau temps peut revenir.

PHILIPPE, bas.

Il s’annonce par une terrible tempête.

RABANEL, à part.

Il faut que je la revoie... Je ne quitterai pas le château.

MAZARIN, violemment.

Qu’on s’éloigne donc !...

 

 

Scène VI

 

MAZARIN, seul

 

N’est-ce point un rêve ?... Non, c’est bien elle !... Malheureuse femme !... morte au fond d’un cloitre !... Elle demande en mourant la protection du cardinal Mazarin pour la fille du coupable Giulio !... Et cet enfant, c’est Christine !... et j’ignorais son existence !... oh ! mon Dieu !...

 

 

Scène VII

 

MAZARIN, CHRISTINE

 

L’HUISSIER, annonçant.

Mademoiselle Christine.

MAZARIN, s’asseyant.

Veillez à ce qu’on ne nous trouble pas.

L’Huissier sort.

Venez, mon enfant, venez, approchez vous de moi.

CHRISTINE.

Monseigneur m’a fait rappeler près de lui ?

MAZARIN, la faisant asseoir.

Oui, placez-vous là ! que je vous voie, que je vous regarde !

À lui-même.

Oh ! des souvenirs effacés par vingt années de travaux et de soucis reparaissent en foule !... Il me semble que je la revois comme elle était, lorsque... Parlez, mon enfant ! parlez !...

CHRISTINE.

Que vous dirai-je, monseigneur ?

MAZARIN.

Comment se sont écoulés les jours de votre enfance ?

CHRISTINE.

Mon père est mort sans que je l’aie connu : il y a dix-sept ans, ma mère est entrée aux Carmélites, et moi, j’ai vécu avec ma bonne Catherine : tout mon temps se passait à travailler et à prier Dieu. Deux fois l’an, j’allais visiter ma mère, et je recevais ses conseils et ses bénédictions... Mais, hélas ! elle mourut !... ce fut là mon premier chagrin.

MAZARIN.

Et, durant tout ce temps-là, quelles étaient vos ressources ?

CHRISTINE.

Un bon parent de ma mère m’a laissé dix mille écus : c’est ma dot.

MAZARIN.

Ah ! mais, jeune et jolie comme vous êtes, n’avez-vous point inspiré de l’amour à quelqu’un ? Il faut tout me dire, mon enfant !... N’avez-vous point été recherchée ?

CHRISTINE.

Oui, monseigneur.

MAZARIN.

Et par qui ?

CHRISTINE.

Un de nos voisins, M. Denis Rabanel, marchand de soieries fort estimé dans notre quartier, et dont la mère avait pour moi toutes sortes de bontés, m’a exprimé le désir d’obtenir ma main. Il dit qu’il m’aime beaucoup.

MAZARIN.

Et vous ?

CHRISTINE.

Moi, monseigneur, j’ai pour lui une grande estime, une profonde reconnaissance.

MAZARIN.

Je comprends ! votre cœur est libre encore.

CHRISTINE.

Hélas ! non, monseigneur.

MAZARIN.

Comment ?

CHRISTINE.

Oh ! ne soyez pas trop sévère !... vous me commandez de vous dire tout, et je ne veux rien vous cacher.

MAZARIN.

Oui, oui, vous avez raison ! achevez !

CHRISTINE.

Pendant trois semaines passées à l’hôtel de Soissons, je voyais tous les jours...

MAZARIN, inquiet.

Qui ?

CHRISTINE.

M. Philippe de Mancini !

MAZARIN.

Eh bien ?

CHRISTINE.

Monseigneur, nous nous sommes aimés.

MAZARIN.

Ah ! malheureuse enfant !

CHRISTINE.

Oui, bien malheureuse, si mon espoir était déçu, s’il fallait renoncer à Philippe !... Mais j’ose espérer encore ! la protection du roi, l’honneur que je reçois aujourd’hui, ne peuvent-ils renverser les obstacles ? Philippe m’aime, monseigneur ! il veut que je sois sa femme !

MAZARIN.

Lui ?

CHRISTINE.

Et si ma famille est noble comme la sienne, si mon père fut un bon gentilhomme, comme je l’ai toujours ouï dire...

MAZARIN.

Votre père ?

CHRISTINE.

D’où vient votre trouble à ce nom, monseigneur ?

MAZARIN.

Mon trouble ?

CHRISTINE.

Vous avez pâli !

MAZARIN.

Moi ?

CHRISTINE.

Ah ! vous avez connu mon père ! vous savez ce qu’il était !

MAZARIN.

Ne cherchez jamais à l’apprendre.

CHRISTINE, se levant.

Grand Dieu ! mon père était un homme coupable, déshonoré peut-être, puisque vous ne voulez rien me dire ?

MAZARIN.

Il fit de grandes fautes !...

CHRISTINE.

Des fautes ? qui empêchent de prononcer son nom ? J’ai donc été dévouée au malheur dès le jour de ma naissance ?

MAZARIN.

Hélas !

CHRISTINE.

Ah ! pourquoi mon père ne peut-il pas m’entendre ? pourquoi ne peut-il pas voir ce que je souffre ?

MAZARIN.

Christine !

CHRISTINE.

Quels reproches ne se ferait-il pas en voyant les larmes de son enfant ?

MAZARIN.

Pensez-vous qu’il ne s’en soit jamais fait ?

CHRISTINE.

Ma pauvre mère ! c’est donc lui qui l’a condamnée aux austérités d’un cloitre ? C’est lui qui l’a tuée, monseigneur !

MAZARIN.

Assez ! assez !

CHRISTINE.

Ah ! Dieu me défend de le maudire !

MAZARIN.

Il vous commande de lui pardonner.

CHRISTINE.

Et qui me dira s’il s’est repenti ?

MAZARIN, se levant.

Moi... qui vous le jure, mon enfant !

CHRISTINE.

Et maintenant, tout est donc fini ? Hélas ! je ne serai pas la seule malheureuse ! Philippe...

MAZARIN.

C’est lui que vous plaignez ?

CHRISTINE.

Il m’aime tant, monseigneur !

MAZARIN.

Si toutes ses paroles d’amour n’avaient été que mensonges ?

CHRISTINE.

Oh ! ne le croyez pas !... Ma naissance, votre volonté peuvent me séparer à jamais de Philippe ; mais il m’aime, monseigneur... et, s’il était maître de ses actions, je serais sa femme.

MAZARIN.

Pauvre fille ! si vous saviez ?

CHRISTINE.

Quoi ? que puis-je craindre encore ?

MAZARIN.

Philippe de Mancini est fiancé à Mlle de Thianges...

CHRISTINE.

Fiancé !

MAZARIN.

Depuis hier.

CHRISTINE.

Fiancé ! volontairement ?

MAZARIN.

Nul ne l’y a contraint.

CHRISTINE.

Il est fiancé ! et il me jurait... Oh ! c’est infâme !

MAZARIN.

Oubliez-le, mon enfant ! il ne vaut pas vos regrets.

CHRISTINE.

Ah ! je vois tout ! Ces regards, ces sourires qui me poursuivaient, ces soupçons dont on m’a flétrie devant toute la cour, je les comprends maintenant ! Cette maison où je l’ai trouvé seul, c’était lui qui m’y avait attirée ! c’était ma perte et mon déshonneur qu’il voulait !... La jeunesse, la confiance d’un cœur innocent et pur ne sauraient donc trouver grâce devant les méchants ?

Air de l’Angélus.

Ainsi pour eux rien n’est sacré ?
Brisant un cœur qui les adore,
Ils immoleront à leur gré
Et notre vie et plus encore ?
Mais ils sont grands... on les honore !
Ils marchent à côté des rois,
Le monde ébloui les encense !
Mon Dieu, regarde donc... et vois
À qui tu donnes la puissance.

MAZARIN.

Calmez-vous !

CHRISTINE.

Pardonnez-moi, monseigneur ! mais quel cœur ne s’indignerait ? Le lâche !... Vos leçons et vos exemples n’ont donc pu l’arrêter ?

MAZARIN, à part.

Que dit-elle ?...

CHRISTINE.

Il ose placer le vice et la fraude à côté d’une vie glorieuse et sainte !...

MAZARIN, à part.

Quel châtiment !...

CHRISTINE.

Ah !... vous l’avez dit, il ne vaut pas un regret.

MAZARIN.

Mon enfant, que puis-je faire pour vous ?

CHRISTINE.

Plus rien, monseigneur !... ma vie en ce monde est achevée !... J’irai m’ensevelir dans ce cloître où ma mère a vécu quinze années !... J’irai mourir dans la cellule où elle expira !...

MAZARIN.

Dans un cloître ?... Vous aussi ?... tant de jeunesse et de beauté !... un si long avenir ?...

CHRISTINE.

Il n’y a plus d’avenir pour moi.

MAZARIN, à lui-même.

Deux pauvres femmes frappées à mort par les Mazarin !... deux fois le même crime et les mêmes remords... oh ! ce serait trop !... cela ne peut pas être ! cela ne sera pas !...

CHRISTINE.

Permettez-moi de me retirer, monseigneur !... je n’ai plus rien à faire ici.

MAZARIN.

Non, mon enfant !... non !... demeurez !... attendez mes ordres !... je vais m’occuper de vous.

CHRISTINE.

Hélas ! qu’ai-je à demander ? qu’ai-je à espérer désormais ?...

MAZARIN.

La puissance de Dieu est grande !... il touche quelquefois les cœurs qu’on croyait les plus en durcis !... Restez en ce lieu... ma fille... restez !... vous allez bientôt me revoir.

CHRISTINE.

Oh ! monseigneur ! que Dieu vous paie de tant de bonté !

MAZARIN, à part, en sortant par le fond.

Laure de Novès, l’heure de l’expiation est venue.

 

 

Scène VIII

 

CHRISTINE, seule

 

Est-ce assez de douleurs ?... toutes mes espérances brisées à la fois !... Par quels regards, par quelles paroles il avait séduit mon cœur !... Et tout cela n’était qu’imposture et perfidie ?... et le lendemain il allait s’enchaîner à une autre ?... Et pour lui j’ai repoussé les sentiments les plus tendres, le dévouement le plus sincère ?... Ah ! j’ai mérité mon châtiment !... Ma mère, je serai pauvre et récluse comme vous !... demain je franchirai cette porte qui ne se rouvre plus !... et, de l’autre côté de cette grille, je n’aurai rien laissé !...

 

 

Scène IX

 

CHRISTINE, RABANEL, entrant par la porte de gauche

 

RABANEL, qui a entendu les dernières phrases.

Qu’entends-je, mademoiselle Christine ?... que dites-vous là ?...

CHRISTINE.

Monsieur Rabanel !...

RABANEL.

Oui, moi, qui avais besoin de vous revoir, de vous parler, et qui, en graissant la patte à tous ces fainéants galonnés, suis parvenu à demeurer ici !... Mais que viens-je d’entendre ?... des grilles ? un couvent ?... à vous ?...

CHRISTINE.

Il le faut !... c’est le seul asile qui me reste désormais.

RABANEL.

Le seul asile ?... Avez-vous donc oublié Antoine Rabanel ?... Ne vous souvient-il plus de son amour ?

CHRISTINE.

Et si mon cœur n’était plus digne de vous ?

RABANEL.

Ô ciel !...

CHRISTINE.

Si j’avais payé votre affection par de l’ingratitude ? ce bonheur que vous m’offrez d’être la digne compagne d’un honnête homme, si je ne le méritais plus ?...

RABANEL.

Oh ! vous me faites trembler !

CHRISTINE.

Hélas ! que n’ai-je écouté les bons sentiments qui me parlaient pour vous ayant d’entrer dans cette fatale maison des Mazarin !...

RABANEL.

Achevez donc, mademoiselle Christine !... si vous saviez tout ce que je souffre !...

CHRISTINE.

Eh bien ! oui, je parlerai !... à vous qui avez été si noble et si généreux, à vous dont j’ai méconnu la tendresse, je dirai tout !... ce sera ma première punition.

RABANEL.

Oh ! non, non, vous n’êtes pas coupable !... je ne le crois pas... je ne veux pas le croire.

CHRISTINE.

Écoutez !... ce Philippe de Mancini...

RABANEL.

Grand Dieu !...

CHRISTINE.

Il me disait qu’il m’aimait !... il jurait qu’il eût donné pour moi son sang, sa vie, toutes ses autres affections !...

RABANEL.

Et vous l’avez cru ?...

CHRISTINE.

Et je l’ai aimé !

RABANEL.

Vous !...

CHRISTINE.

Je l’ai aimé !... le voir était ma seule joie, tout mon bonheur était de l’entendre !...

Air de Téniers. 

À son aspect, attendrie et charmée,
Pour moi, disais-je, un nouveau jour à lui :
En l’écoutant je croyais être aimée ;
Que m’importait ce qui n’était pas lui ?
Loin de dissiper mon délire,
Ses doux regards prolongeaient mon erreur ;
Mais cet amour qu’en ses yeux j’ai cru lire
N’était, hélas ! que dans mon cœur.

RABANEL.

Est-il possible ?...

CHRISTINE.

Cette maison, où l’on m’avait conduite, c’était la sienne ! j’y ai passé tout un jour seule avec lui !...

RABANEL.

Mais vous en êtes sortie pure ?...

CHRISTINE.

Le ciel m’en est témoin !... Mais qui le saura, hormis Dieu et moi ?... qu’opposerai-je aux soupçons outrageants ?... Et quand on ne m’accuserait pas... quand on croirait à la vertu de la malheureuse Christine ?... qu’importe que sa réputation reste sans tache devant les hommes, si son cœur a été souillé d’une honteuse et coupable passion ?...

RABANEL.

Et c’est là que vous avez placé votre bonheur ?...

CHRISTINE.

Mon bonheur ?... depuis hier Philippe de Mancini est fiancé à une autre.

RABANEL

Oh ! l’infâme !...

CHRISTINE.

Son amour n’était qu’un mensonge.

RABANEL.

Et le vôtre ?...

CHRISTINE.

Ah ! sa lâche trahison l’a brisé au fond de mon cœur.

RABANEL.

Bien vrai, mademoiselle Christine ?... vous ne l’aimez plus ?

CHRISTINE.

Je le hais et je le méprise !

RABANEL.

Vous ne le regretteriez pas ?...

CHRISTINE.

Dans la sainte retraite où je vais chercher un refuge, je ne regretterai que mon offense envers vous, monsieur Rabanel, dont j’ai affligé le cœur si loyal et si bon !... Indigne désormais d’être votre compagne, je vais prier Dieu tous les jours de ma vie pour qu’il vous donne tout le bonheur que vous méritez !... j’espère obtenir son pardon... Oh ! dites-moi que vous m’accordez le vôtre !...

RABANEL, lui tendant la main.

Mademoiselle Christine, voulez-vous encore être la femme d’Antoine Rabanel ?

CHRISTINE.

Oh ! monsieur... tant de générosité !...

RABANEL.

Air du Verre.

Parmi ce peuple où je naquis
Revenez, l’amour vous réclame ;
Laissez là comtes et marquis ;
Chez nous vous trouverez une âme !...
Loin de celui qui vous trompa,
Vous direz, au bonheur rendue :
L’homme du peuple me sauva !
L’homme de cour m’aurait perdue !...

 

 

Scène X

 

MADAME DE SOISSONS, MARIE, PHILIPPE, MAZARIN, CHRISTINE, RABANEL

 

MAZARIN.

Que tout le monde s’approche !...

À Christine.

Vous, mon enfant, demeurez.

RABANEL, à part.

Ah ! toute la graine italienne !...

MAZARIN, à Philippe.

Venez, monsieur de Mancini, venez !...

PHILIPPE, avançant.

Toujours prêt à exécuter vos ordres, monseigneur.

CHRISTINE, à part.

Et il ose reparaître devant moi !...

MAZARIN, à Philippe.

J’ai en effet des ordres à vous donner, mon sieur.

PHILIPPE.

Que votre éminence daigne me dire ce qu’elle veut.

MAZARIN.

Ce que je veux ?... réparer vos fautes !...

À part.

Et les miennes !

PHILIPPE, souriant.

Réparer mes fautes ?... ce sera peut-être un peu long, monseigneur ?

MAZARIN.

Vous plaisantez, je crois ? 

PHILIPPE.

Du moins, je ne me fais pas meilleur que je ne suis.

MAZARIN.

Silence !... et que tout le monde ici m’écoute !

MARIE, à part.

Que va-t-il dire ?

MAZARIN.

Monsieur de Mancini, une jeune orpheline que tout vous commandait de respecter a été entraînée par vous dans un piège odieux.

PHILIPPE.

Monseigneur...

MAZARIN.

Elle a échappé à vos embûches ; mais en êtes-vous moins coupable ? L’en avez-vous moins ex posée à des soupçons offensants, à des accusations cruelles ?... Vous lui devez une réparation, monsieur !

PHILIPPE.

Je ne comprends pas bien, monseigneur.

MAZARIN.

Vous allez me comprendre !...

À Christine.

Mademoiselle, le cardinal Mazarin vous demande votre main pour le marquis Philippe de Mancini, avec son neveu.

CHRISTINE.

Qu’entends-je ?

PHILIPPE, abasourdi.

Hein ?... plaît-il ?...

MADAME DE SOISSONS, à part.

Que signifie cela ?

MARIE, à part.

Est-il possible ?

RABANEL, à part.

Je suis perdu !...

MAZARIN.

Si votre malheureuse mère existait, c’est à elle que j’adresserais ma demande, et j’espère qu’elle l’accueillerait comme une consolation pour ses douleurs passées ; mais vous êtes aujourd’hui seule maîtresse de fixer votre sort !... Prononcez donc !

CHRISTINE, à part.

Oh, mon Dieu !...

PHILIPPE.

Pardon, monseigneur !... la surprise... j’étais si loin de m’attendre... mais votre éminence oublie... 

CHRISTINE.

Ah ! oui, que M. le marquis de Mancini est le fiancé de Mlle de Thianges !...

PHILIPPE.

Vous le savez ?

MAZARIN.

Ceci me regarde, monsieur !... La naissance de Mlle Christine lui permet de s’allier à vous ; c’est moi qui vous en suis garant ; et, quant à sa fortune, je m’en charge !... J’espère que personne n’aura d’objections à faire là où le cardinal Mazarin n’en trouve pas ?

PHILIPPE.

Certainement, monseigneur...

À part.

Je veux être pendu si j’y conçois rien...

RABANEL, à part.

Il n’y a plus d’espoir.

CHRISTINE.

Ainsi, monsieur de Mancini violera les serments faits à la riche héritière aussi aisément que ceux qu’il avait faits à la pauvre orpheline ?

PHILIPPE.

Oh ! c’est beaucoup plus facile.

CHRISTINE.

Et il veut bien de moi pour sa femme ?

PHILIPPE.

Ce sera tout son bonheur !

CHRISTINE.

Eh bien ! moi, je ne veux pas de lui !

PHILIPPE.

Ah !

MAZARIN.

Comment ?...

RABANEL, à part.

Ça se pourrait-il ?

CHRISTINE.

Je ne veux pas de lui !... L’homme qui me jurait un amour qu’il allait jurer en même temps à une autre femme s’est rendu à jamais indigne de mon estime.

Air : Un page aimait la jeune Adèle.

De son esprit, dont on vante les charmes,
Qu’il porte ailleurs le pouvoir séduisant !
À son adresse on rend partout les armes,
On l’admire... en la méprisant ;
Pour ses grâces on le renomme,
Aux yeux du monde il ne lui manque rien !...
Mais moi, je veux pouvoir estimer l’homme
Dont le nom doit être le mien.

MAZARIN.

Christine !...

PHILIPPE, à part.

Ces petites bourgeoises sont remplies de préjugés.

CHRISTINE.

Celui qui, voyant l’orpheline malheureuse et sans espérance, livrée aux soupçons et aux mépris, est venu lui offrir son cœur et sa fortune, celui-là seul est digne de mon amour !... Monsieur Rabanel, voici ma main !

RABANEL.

Quel bonheur !

MADAME DE SOISSONS, à part.

C’est incroyable !

MARIE, à part.

Quel espoir !

MAZARIN, à Christine.

Voilà votre résolution ?

CHRISTINE.

Elle est irrévocable, monseigneur... je conserverai toute ma vie le souvenir de vos bontés ; mais je dis adieu à la famille Mancini... jamais Chris tine ne reparaîtra à la cour.

MAZARIN, à part.

Il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi.

RABANEL.

Partons, mademoiselle Christine !... allons trouver ma mère.

MAZARIN, à part.

Elle est plus sage que moi !...

Haut.

Mon enfant, comptez sur mes bienfaits.

RABANEL.

Merci, monseigneur, gardez-les pour d’autres ! La femme d’Antoine Rabanel n’aura besoin de personne.

PHILIPPE.

Allons, il faut que je me résigne... C’est chez vous, monsieur Rabanel, que j’achèterai les parures de noces de Mlle de Thianges.

RABANEL.

Bien reconnaissant, monsieur le marquis ; je me marie demain, et après-demain je me retire du commerce.

CHRISTINE.

Oh ! monsieur Rabanel !...

RABANEL.

Je n’ai pas peur, mademoiselle Christine, je n’ai pas peur !... par exemple !...

À part.

C’est égal, c’est plus sûr !

MARIE.

Je vais reprendre mon empire !

MAZARIN.

Vous prendrez demain la route d’Italie.

MARIE.

Le roi ne le permettra pas.

MAZARIN, lui présentant un papier.

Lisez !

MARIE.

Il y consent !

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