Les Liaisons dangereuses (Jacques-François ANCELOT - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Drame en trois actes, mêlé de chants.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 20 février 1834.

 

Personnages

 

LE VICOMTE DE VALMONT

LE CHEVALIER DE CHAVIGNY

LE CHEVALIER DANCENY

L’ABBÉ ANSELME, habit brun, culotte et bas noirs, point de rabat, perruque sans calotte

LE COMTE DE CRISSÉ

PRÉVAL

GEORGES, valet de chambre de Valmont

MADAME LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL

MADEMOISELLE GUIMARD, danseuse à l’Opéra

MADAME DE ROSEMONDE, tante de Valmont

CÉCILE DE VOLANGE

JULIE, femme de chambre de Madame de Tourvel

 

La scène se passe au premier acte chez le chevalier de Chavigny, (à la campagne) ; au deuxième acte chez Madame de Tourvel ; au troisième acte chez Valmont.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un papillon de chasse élégant ; porte au fond, portes latérales. Au lever du rideau, Chavigny, Crissé, Préval, d’Armincourt, Mademoiselle Guimard, et autres convives, sont à table et paraissent y être depuis longtemps Georges, la serviette sous le bras, dort dans un coin.

 

 

Scène première

 

GEORGES, dormant dans un coin, PRÉVAL, CRISSÉ, MADEMOISELLE GUIMARD, D’ARMINCOURT, CHAVIGNY, à table au milieu du théâtre

 

CHAVIGNY.

Je vous l’avais bien dit, Valmont se dérange : le jour vient de paraître, et on ne l’a point vu à notre souper ; peut-être même n’assistera-t-il pas à notre chasse ?... Qu’il y prenne garde, sa dévote est capable de le perdre.

LA GUIMARD.

Je crois le contraire ! c’est bien plutôt lui qui la perdra.

CHAVIGNY.

Mais, non ! du tout ! Vous ne savez pas ce que c’est qu’une prude, ma chère Marianne. Il y en a fort peu parmi les danseuses de l’Opéra.

LA GUIMARD.

C’est vrai !... ou du moins s’il y en a, vous devez me rendre la justice de convenir que leur exemple ne m’a pas pervertie.

TOUS, en riant.

Bravo ! bravo ! Accordé !

LA GUIMARD.

Mais, cette belle dame, de quel genre de prude est-elle ? car il y en a de toutes les espèces.

Air de la Catacoua.

On peut être prude et coquette,
Et, bravant le qu’en dira-t-on,
Savoir faiblir en tête à tête,
Et moraliser au salon.
J’ai vu de ces vertus si rudes,
Qui, nous dérobant leurs faux pas,
Dans plus d’un cas,
Sans embarras,
Savent unir, en soupirant tout bas,
À l’honneur de passer pour prudes
Le plaisir de ne l’être pas.

CRISSÉ.

Ah !... celle-là est de la pire espèce. C’est une femme vertueuse, purement et simplement.

LA GUIMARD.

Vraiment ? vertueuse !... là... pour tout de bon ?

CRISSÉ.

Chavigny en sait quelque chose, il lui a fait la cour.

CHAVIGNY.

Moi ?... Non !...

CRISSÉ.

Allons ! je t’ai vu amoureux d’elle.

Bas à son voisin.

Il en a été fou 

CHAVIGNY, à Crissé, d’un air nonchalant.

Monsieur le comte, vous êtes un impertinent !... Si j’avais songé à madame de Tourvel, elle serait sur ma liste.

CRISSÉ.

Oh ! je ne conteste ni ta supériorité, ni tes succès ! Ils ont fait assez de bruit dans le monde. Le chevalier de Chavigny à mérité cent fois son beau surnom d’irrésistible. C’est notre maître à tous, messieurs.

LA GUIMARD.

Oui, votre maître en perfidies.

CHAVIGNY.

Des perfidies ?... Mot vide de sens !... On ne vit que de cela aujourd’hui ! Plus observateur que sensible, je m’aperçus, en débutant dans le monde, que la société se partage en deux grandes catégories : les dupeurs et les dupés, les tyrans et les esclaves ! De ce jour, mon choix fut décidé !

LA GUIMARD.

Ainsi, chevalier, vous n’avez jamais éprouvé ce qu’on appelle un amour véritable ?

CHAVIGNY.

Vous êtes curieuse, Marianne !... Je veux bien l’avouer ; malgré la rigidité de mes principes, j’y fus pris comme un sot, une fois !... une seule fois !... Je fus repoussé, dédaigné, et cette femme devint l’épouse d’un autre qui, certes, ne me valait pas.

CRISSÉ, à demi-voix aux autres.

Je crois que je devine.

LA GUIMARD.

Et, depuis ce temps-là, revenu à vos grands principes, vous croyez qu’aucune autre femme ne peut vous résister ?

CHAVIGNY.

Je n’attribue pas cela à mon mérite, mais à mon savoir-faire ! Veux-tu me mettre au défi, Marianne ! je me sens quelque goût pour toi.

LA GUIMARD.

Réellement ?

CHAVIGNY.

Sur l’honneur !

LA GUIMARD, se levant.

Eh bien, vive Dieu ! j’accepte !... Vous trouverez enfin une rebelle, aussi vrai que j’ai le cœur d’une bonne fille et l’âme d’un honnête homme, que je suis premier sujet à l’Opéra, et que je m’appelle Marie-Anne-Madeleine Guimard !

CHAVIGNY.

Quelle vivacité !... Rasseyez-vous, belle dame !

CRISSÉ.

Il serait curieux de voir l’honneur du sexe vengé par une dame d’Opéra.

LA GUIMARD, à Chavigny.

Maintenant, revenons, je vous en prie, au plus brillant de vos élèves, à ce vicomte de Valmont, qui m’intéresse.

CHAVIGNY.

En vérité ?

LA GUIMARD.

Elle est donc bien jolie, cette présidente ?

CHAVIGNY.

Pas mal !

LA GUIMARD.

Veuve ?

CHAVIGNY.

Non !... Mais son mari voyage en ce moment, ce qui revient au même.

LA GUIMARD.

Et Valmont triomphera ?

CHAVIGNY.

Sans doute, s’il veut m’écouter.

CRISSÉ.

Il s’est attaqué là à une femme formidable de vertu et de dévotion.

CHAVIGNY.

Eh ! qu’importe ! s’il suivait une marche savante, mais je n’entends plus rien à sa manière : il louvoie, il temporise. Valmont est faible ?... Je le répète, cette femme-là est capable de le perdre. Vous voyez que déjà il nous manque de parole... Quelle raison a pu l’empêcher de se trouver à notre joyeux rendez-vous de chasse ?

CRISSÉ.

Mais ne nous a-t-il pas envoyé son fidèle Georges pour nous prévenir qu’une affaire importante le retiendrait quelque temps ?

CHAVIGNY.

Georges est fort bon pour le service. Tenez ! le voilà qui dort.

Frappant sur la table.

Allons ! allons ! Georges !

TOUS, frappant leurs verres sur la table.

À boire ! à boire ! à boire !

GEORGES, se réveillant.

Quel tapage tu fais, Julie !...

TOUS.

Julie !

Ils rient.

Ah ! ah ! ah !

GEORGES, tout-à-fait réveillé.

Ah ! pardon ! messieurs.

LA GUIMARD.

Qu’est-ce que c’est que cette Julie, Georges ?

CRISSÉ.

La femme de chambre de ma dame de Tourvel.

GEORGES.

Oui, une corvée que mon maître m’a donnée.

CHAVIGNY.

La tactique n’est pas mauvaise pour être instruit des mouvements de l’ennemi. C’est de moi qu’il emprunta cette mesure de précaution.

GEORGES.

Le ciel vous bénisse, monsieur le chevalier. Aussi, quand mon maître a une idée quelque part, la femme de chambre me regarde absolument... qu’elle, soit laide ou qu’elle soit belle... ce n’est pas toujours agréable.

LA GUIMARD.

Et elle est donc laide, cette Julie ?

GEORGES.

Non pas, madame... mais c’est sans esprit, sans manières... ça tient à la noblesse de robe... et, si ce n’était par égard pour M. le vicomte, je n’aurais pas gardé ça plus de huit jours.

On rit.

TOUS.

Ah ! ah ! ah !

GEORGES.

Au lieu que je prévois qu’il me faudra, par ordre supérieur, lui rester fidèle au moins une année entière.

CHAVIGNY.

Ton maître n’avance donc pas ?

GEORGES.

Ah ! c’est déplorable !... Il n’y a pas de sa faute ! car, depuis quinze jours qu’il vit au château de sa tante, avec son entourage de bigotes, il a fait tout ce qu’il était humainement possible de faire... je lui rends justice... jusqu’à aller à la messe ! Et il soupire, et il fait des yeux au ciel, et il écrit lettres sur lettres !

LA GUIMARD.

Elle les reçoit ?

GEORGES.

Il le faut bien ; il en fourre partout, jusque sous l’enveloppe de celles qu’elle reçoit de son mari.

TOUS.

Ah ! très bien ! très bien !

GEORGES.

Dans les commencements elle a répondu une petite correspondance s’était établie, mais tout-à-coup elle a cessé :

Air : Et voilà comme tout s’arrange.

Maintenant le moindre billet
Nous est renvoyé sans scrupule :
Il porte encor notre cachet !...
Ceux qu’on ne rend pas, on les brûle.
Vous jugez de notre embarras !
Notre tâche est loin d’êtr’ remplie ;
On r’cul’ dès qu’ nous faisons un pas,
Ce qui fait qu’nous n’arrivons pas !...
Et que į’aime toujours Julie !...
Et j’ crains d’ l’aimer toute ma vie !

CRISSÉ.

C’est donc un marbre que cette femme-là !

GEORGES.

C’est bien pis. Je crois qu’elle est amoureuse... de son mari.

TOUS.

Ah ! ah ! ah !

CHAVIGNY.

Ne riez pas, messieurs ; ça s’est vu !

GEORGES.

Cependant, pour être vrai, je dois dire que je ne la crois pas tout-à-fait insensible à notre égard, car nous avons retrouvé dans ses poches des lettres qu’elle était censée avoir brûlées...

LA GUIMARD.

Dans, ses poches ! et par quel moyen ?

GEORGES.

Eh bien !... et Julie donc ?

LA GUIMARD.

Ah ! la pauvre femme ! Quelle trahison !

GEORGES.

Mais tout cela ne prouve pas grand chose ; moi, je crois que M. le vicomte a tort de courir deux lièvres à la fois.

CHAVIGNY.

Comment ?

GEORGES.

Oui. Il s’occupe aussi de mademoiselle Cécile Volange.

CRISSÉ.

Mais elle est dans les adorations avec ce brave Danceny, le plus naïf chevalier du monde.

GEORGES.

Oui, monsieur le comte ; mais madame de Volange qui a surpris le secret de ces amours-là, a mis M. le chevalier Danceny à la porte de chez elle, sous le prétexte qu’il n’était pas d’assez bonne noblesse pour aspirer à la main de sa fille. Mademoiselle Cécile a été envoyée à la campagne, chez la tante de M. le vicomte, lequel a trouvé le moyen de devenir le confident des deux amants, et je crois fort qu’en ayant l’air de travailler pour l’autre, il ne travaille que pour lui.

CHAVIGNY.

Ah ! ce pauvre Danceny... il en est bien digne à tous égards !

TOUS.

Ah ! ah ! ah !

On rit.

CHAVIGNY.

Cette petite Cécile est fort jolie. C’est une éducation à faire. Mais il lui faut un guide...

Valmont entre ; tout le monde se lève ; on place la table, dans un coin.

 

 

Scène II

 

PRÉVAL, CRISSÉ, MADEMOISELLE GUIMARD, VALMONT, CHAVIGNY, D’ARMINCOURT

 

VALMONT, entrant.

Il se présentera, gardez-vous d’en douter.

TOUS.

Valmont ! Ah !...

CHAVIGNY.

Te voilà donc, enfin !

VALMONT.

Eh ! bonjour, mes amis !

À la Guimard.

Salut à la duchesse de Terpsichore. Vous êtes furieux contre moi, n’est-il pas vrai ?

CHAVIGNY.

Jusqu’à ce que tu nous aies donné une excuse valable.

VALMONT.

J’en ai deux.

LA GUIMARD.

À la bonne heure !

CHAVIGNY.

Voyons d’abord la première.

VALMONT.

C’est la plus importante...

CHAVIGNY.

Il s’agit encore de la présidente !

VALMONT.

Justement. Vous saurez, mes amis, qu’au moment de venir vous rejoindre, j’ai appris par Julie que la chère petite femme, intriguée de mes fréquentes absences du château, et ne pouvant pas les attribuer à la chasse, puisque je rentrais toujours sans gibier, avait adroitement suggéré à ma vieille tante l’idée de me faire épier par l’un de ses gens.

CHAVIGNY.

Bravo !

VALMONT.

Vous voyez qu’elle s’occupe de moi. Je ne pouvais donc venir ici en ligne directe...

CHAVIGNY.

Où la présence de la duchesse Terpsichore pouvait compromettre ta vertu.

LA GUIMARD.

Insolent !

VALMONT.

Je résolus donc de dépister l’argus, et j’entrai en chasse à travers champs, sans autre but d’abord que de faire courir le drôle qui me suivait ; mais la providence qui veille toujours sur l’innocence, me le réservait pour être le témoin de mes vertus !

LA GUIMARD.

Pas possible ?

VALMONT.

Parole d’honneur ! Après une longue course, j’arrive enfin près d’un village. Je vois de la rumeur, je m’avance, j’interroge, et j’apprends qu’on était en train de saisir, de par le roi, les meubles d’une pauvre famille qui ne pouvait payer la taille. L’occasion était superbe ! Mon espion était là... Je fais venir le collecteur, je paie noblement cinquante-six livres pour lesquelles on réduisait cinq personnes à la paille et au désespoir. Ma dévote le saura !

CHAVIGNY.

Sublime ! Valmont. Viens que je t’embrasse !

VALMONT.

Après cette action si simple, vous n’imaginez pas que de bénédictions retentirent autour de moi ! Quelles larmes de reconnaissance coulaient des yeux du vieux chef de cette famille. J’en pris goût à la bienfaisance, j’avais dix louis sur moi, je les lui donne, quand, tout-à-coup, un autre paysan plus jeune, conduisant par la main une femme, et deux enfants, et s’avançant vers moi à pas précipités, leur dit : Tombons tous aux pieds de cette image de Dieu !

Air : Que c’est gentil le mariage. (Valentine.)

Je voulais fuir... de toute la famille
Au même instant je suis environné ;
Père, grand-père, et la mère, et la fille,
À mes genoux chacun est prosterné ;
Moi-même alors je m’arrête étonné.
Vous l’avouerai-je ? oui, je trouvai des charmes
À partager leur attendrissement.
Mon cœur ému contre eux était sans armes
Et de mes yeux s’échappèrent des larmes !...

TOUS, riant.

Ah ! vraiment,     }
C’est charmant ! } (bis.)
Valmont en pleurs ! ah ! c’est vraiment charmant !

CHAVIGNY.

Tiens ! voilà Marianne qui pleure.

Tout le monde rit.

Ah ! ah ! ah !

LA GUIMARD.

Et pourquoi pas ?

VALMONT.

Ma foi, mes amis, je serais tenté de croire que ce que nous appelons les gens vertueux, n’ont pas tant de mérite qu’on se plaît à nous le dire, car ils doivent éprouver parfois des jouissances bien vives !

CHAVIGNY.

C’est possible, mais il faut éviter de s’abandonner ainsi, au point de ne pouvoir plus être maître de soi. Ces émotions-là peuvent déranger un calcul. On dit que tu vas à la messe, je commence à craindre...

VALMONT.

J’avouerai avec la même franchise que dans l’église, lorsque des voix harmonieuses se mêlent au bruit de l’orgue...

CHAVIGNY.

Qu’est-ce que je disais ! Messieurs, méfiez-vous de Valmont... il finira mal.

VALMONT.

Du moins, je n’ai pas mal fini ma journée, car je l’ai terminée chez Émilie, votre camarade à l’Opéra, ma chère Marianne.

CHAVIGNY.

Je sais aussi que tu t’occupes de Cécile Volange. Prends garde ; c’est encore là sortir des principes. Règle générale, messieurs, diviser ses forces, compromettre une conquête importante pour un caprice, c’est une faute.

VALMONT.

Non pas pour Cécile. J’espère bien prouver que c’est une manœuvre habile, une diversion puissante. Madame de Volange est celle qui m’a le plus desservi dans l’esprit de la présidente en lui révélant quelques-uns de mes anciens passetemps. Je la forcerai bientôt de s’occuper de sa fille et non des autres. De plus, Cécile me sert à entretenir un léger mouvement de jalousie dans l’âme de ma dévote. Il est bon de se donner une apparence de torts dont on peut se justifier facilement, car je n’ai jamais dit un mot d’amour à cette petite pensionnaire ignorante et coquette. C’est toujours sous le manteau de Danceny que je me présente à elle. Si, d’un côté, j’agis avec prudence, avec lenteur, ici il faudra brusquer le dénouement. Il faut que ma victoire arrive comme un coup de foudre qui l’éblouisse, qui l’épouvante sans lui laisser seulement le temps de se reconnaître et de crier grâce !

CHAVIGNY.

Et pourquoi ne point faire de même avec la présidente ?

VALMONT.

C’est que ce serait tout perdre.

CHAVIGNY.

Tiens, mon ami, tu agis avec elle comme si tu avais peur de réussir.

VALMONT.

L’avenir me justifiera.

CHAVIGNY.

Prends garde qu’un autre plus adroit que toi...

VALMONT.

Non, car elle m’aime.

CHAVIGNY.

Elle te l’a dit ?

VALMONT.

Pas encore ; mais je le sais, moi ; mais je connais cette âme si craintive et si forte en même temps. Il fallait donner à cet amour le temps de prendre racine. Il faut qu’elle ne songe à lutter contre lui, que lorsqu’il sera plus fort qu’elle. Ah ! qu’elle se rende, mais qu’elle combatte ; que, sans avoir la force de vaincre, elle ait celle de résister. Quel délice, d’être tour à tour l’objet et le vainqueur de ses remords ! Loin de moi l’idée vulgaire de détruire les préjugés qui l’assiègent, pour rendre sa chute plus facile, de la corrompre pour la séduire ; non, ma gloire sera plus grande. Qu’elle croie à la vertu, mais qu’elle me la sacrifie ; que ses fautes l’épouvantent sans pouvoir l’arrêter, et, qu’agitée de mille terreurs, elle ne puisse les oublier, les vaincre que dans mes bras !

LA GUIMARD.

Voilà un raffinement de scélératesse que je n’aurais jamais soupçonné !

CHAVIGNY.

Valmont, crois-moi, hâte-toi d’en finir avec cette femme pour te sauver du ridicule d’en devenir amoureux.

VALMONT.

Amoureux ? moi ?

CRISSÉ.

Cela pourrait bien être.

VALMONT.

Fi donc ! me croyez-vous si faible ?... Je serai digne de mon maître, je le jure !

CHAVIGNY.

Eh bien ! je reçois ton serment. Vous l’entendez, messieurs, c’est la chute éclatante de cette grande réputation de vertu qu’il vient de nous promettre !

CRISSÉ, à part.

Je crois fort que, dans tout cela, Chavigny ne voit qu’un moyen de se venger d’elle.

LA GUIMARD.

Quelle horreur ! Ah, les hommes !... Vraiment, messieurs, je commence à m’apercevoir que je suis ici en fort mauvaise compagnie ; je vais faire mes préparatifs et donner des ordres pour mon départ, car je rougirais de prolonger mon séjour ici.

Elle sort par une porte latérale à droite.

CHAVIGNY, la conduisant.

Du moins, Marianne, vous permettez que nous vous fassions nos adieux.

Il revient en scène.

Allons, un dernier verre de champagne : À la chute de l’ange !

Air nouveau de M. Doche.

Jurons (ter.)
Qu’avant peu nous verrons
Tomber cette vertu rebelle.
Valmont, point de pitié pour elle !
Qu’elle succombe, et nous rirons.

CHAVIGNY.

Songes-y bien, j’ai reçu ta promesse ;
Sois vainqueur, et point de faiblesse !
Tous nos amis t’observent comme moi.
Si tu triomphes, gloire à toi !

TOUS.

Jurons (ter.)
Que nous triompherons.

CHAVIGNY.

Mais, silence
Quelqu’un s’avance.

TOUS.

Valmont, point de pitié pour elle !
Qu’elle succombe, et nous rirons.

Tous boivent.

LA GUIMARD, rentrant.

Eh bien, messieurs, avez-vous terminé vos abominables complots ? et que vous a donc fait cette pauvre prude ?

CHAVIGNY.

Il est d’un mauvais exemple pour les autres femmes : mais êtes-vous donc décidée à vous quitter, Marianne ?

LA GUIMARD.

Dès que mes chevaux seront attelés.

 

 

Scène III

 

PRÉVAL, CRISSÉ, MADEMOISELLE GUIMARD, VALMONT, CHAVIGNY, D’ARMINCOURT, GEORGES, puis DANCENY

 

GEORGES, annonçant.

M. le chevalier Danceny.

VALMONT.

Allons, il va venir encore me parler de sa Cécile ! Du décorum devant lui, messieurs, c’est un amoureux des anciens temps, un vrai berger d’Arcadie !

Georges sort.

CRISSÉ.

Mais, s’il voit Marianne ?

VALMONT.

Il arrive de sa province : c’est tout au plus s’il est allé deux fois à l’Opéra : il ne la reconnaîtra pas.

DANCENY, entrant.

Pardon, messieurs, si je vous dérange.

Apercevant la Guimard et la saluant.

Madame...

VALMONT, le présentant à la Guimard.

Madame la duchesse, j’ai l’honneur de vous présenter M. le chevalier Danceny, dont vous avez sans doute entendu parler.

LA GUIMARD.

Je connais monsieur de réputation, et, certainement...

Elle lui fait une grande révérence.

DANCENY.

Vous êtes trop bonne.

À Valmont.

Ah ! c’est une duchesse ?

VALMONT, à demi-voix à Danceny.

De la première volée. Une femme que vous verrez peut-être un jour s’élever très haut !... Silence ! elle est en ce lieu incognito ! Mais, comment diable êtes-vous venu ici ?

DANCENY.

Je vais vous dire... Je ne pouvais plus tenir à l’impatience de savoir si vous aviez parlé pour moi à Cécile.

VALMONT.

Certes, je lui ai parlé pour vous. C’est une affaire qui me regarde à présent, et que je prends à cœur de plus en plus.

DANCENY.

Que vous êtes bon !

VALMONT.

Ah ! mon Dieu, c’est un service que je vous rendrai avec bien du plaisir ; mais il faut que vous m’aidiez. Je vous l’ai dit, quelle confiance peut-elle avoir en moi quand je lui parle en votre nom, si vous ne lui dites par une lettre...

DANCENY.

La lettre... la voici !...

VALMONT, prenant la lettre.

À la bonne heure.

DANCENY.

C’était pour vous la remettre que ce matin j’étais allé rôder autour du château de Madame de Rosemonde, votre tante, espérant trouver l’occasion de vous rencontrer, lorsque je vis Cécile elle même...

VALMONT.

Vraiment ?

DANCENY.

Oui, avec Madame la présidente et Madame votre tante. La voiture de Madame de Tourvel les attendait à l’entrée du bois, Ne vous voyant point avec elles, alors j’ai pensé que vous étiez ici, chez M. de Chavigny, et j’y suis venu au grand galop de mon cheval.

GEORGES, rentrant.

Monsieur, monsieur, en voilà bien d’une autre. La voiture de Madame la présidente est au bout de l’avenue.

DANCENY.

Tiens, elles venaient ici.

VALMONT.

C’est une erreur !

GEORGES.

Parbleu !ce sont bien ses chevaux et son cocher. Je les connais assez tous trois !

CHAVIGNY.

Par quel hasard pareille visite m’arrive-t-elle ?

VALMONT.

Il n’y a pas un moment à perdre ! Vite, Georges, débarrasse tout cela.

Il lui montre la table chargée encore de verres et de bouteilles.

DANCENY.

Comment ! vous avez déjà déjeuné ?

Il va dans le fond regarder.

CHAVIGNY.

Ah ! des chasseurs !

LA GUIMARD.

Air : Restez, restez, troupe jolie.

Votre amour de l’ordre peut-être
M’ordonne de prendre congé ;
Adieu donc ; je dois disparaître,
Pour qu’ici tout soit bien rangé.
Devant des vertus si sévères
Il faut toujours, je comprends ça,
Cacher les bouteilles, les verres,
Et les dames de l’Opéra.

VALMONT.

Allons ! madame la duchesse, puisque vous voulez absolument prendre congé de nous, M. Danceny va vous offrir la main jusqu’à votre voiture.

Bas à Crissé.

Si on la voit, nous dirons que c’est lui qui l’a amenée.

DANCENY.

Comment donc ! j’aurai même l’honneur d’escorter Madame la duchesse, si elle veut bien me le permettre.

CHAVIGNY.

Ah ! Madame la duchesse permet tout.

LA GUIMARD, à Chavigny à demi-voix.

Pas à vous, du moins, car je me rappelle mon serment.

CHAVIGNY, à demi-voix.

Ah ! Marianne, tu ne seras pas inexorable. Parole d’honneur, j’ai un caprice pour toi.

LA GUIMARD, à Danceny.

Allons, chevalier...

DANCENY.

Madame la duchesse.

Bas à Valmont.

J’aurais cependant bien voulu revoir encore Cécile.

VALMONT.

Allez ! ça ne regarde plus que moi.

Danceny et la Guimard sortent.

 

 

Scène IV

 

PRÉVAL, CRISSÉ, CHIAVIGNY, VALMONT, D’ARMINCOURT, GEORGES, dans le fond

 

VALMONT.

Maintenant, messieurs, il n’y a pas un instant à perdre pour reprendre nos figures de circonstances.

GEORGES, dans le fond.

La voiture s’arrête... On ouvre...

CHAVIGNY, prenant un fusil.

Moi, je prends mon fusil.

VALMONT.

Moi, un livre... C’est plus sentimental, parce qu’on sait que lorsque j’ai un livre dans les mains, c’est que je pense à tout autre chose.

GEORGES, au fond.

Une... deux... trois femmes !... Ah ! mon Dieu ! elles sont quatre ! Julie en est aussi !

CHAVIGNY.

C’est donc une invasion !

VALMONT.

Rentre, Georges ; il faut que nous soyons surpris, sans cela l’effet est manqué.

Il se jette dans un fauteuil, le coude appuyé sur une table, son livre à la main et l’air rêveur, Georges sort par la porte latérale.

CRISSÉ.

Ma foi, moi qui n’ai pas d’intérêt dans tout cela, j’ai bien envie, pour apprendre à ces dames à venir ainsi à l’improviste, d’entonner une petite chanson de garnison.

CHAVIGNY, vivement.

Chut ! les voilà !

 

 

Scène V

 

PRÉVAL, D’ARMINCOURT, CHAVIGNY, MADAME DE TOURVEL, MADAME DE ROSEMONDE, VALMONT, CÉCILE, JULIE

 

MADAME DE ROSEMONDE.

Salut à ces messieurs.

CHAVIGNY.

Qu’est-ce ?

Se retournant et de l’air de la plus grande surprise.

Ah !... Quoi ! mesdames !...

VALMONT, se levant en simulant le plus grand trouble à l’aspect de Madame de Tourvel.

Comment ?...

CHAVIGNY.

Eh ! mesdames, qui donc me vaut cette bonne fortune ?

MADAME DE ROSEMONDE.

Je suis franche, chevalier ; quoique nous vivions ensemble sur un pied de bon voisinage, ce n’est pas absolument pour vous que nous venons.

À Valmont.

Allons, mon neveu que je vous embrasse !

VALMONT.

Très volontiers, ma bonne tante ; mais, qui peut me valoir cet accueil inusité ?

MADAME DE ROSEMONDE.

Votre beau trait d’hier avec ces pauvres paysans !

CHAVIGNY, bas à Crissé.

Tiens, je l’avais déjà embrassé pour le même motif.

VALMONT, à Madame de Rosemonde.

Et qui vous a déjà informée ?

MADAME DE ROSEMONDE.

Eux-mêmes ! Ils sont venus ce matin au château pour vous revoir, pour vous remercier encore !... Alors, Madame de Tourvel a eu l’heureuse idée...

MADAME DE TOURVEL, vivement.

Moi, madame ! N’est-ce pas vous, au contraire, qui avez proposé une promenade de ce côté. Si l’idée est heureuse, elle m’a été suggérée par vous-même, qui, depuis hier soir, étiez si joyeuse et si impatiente de revoir M. de Valmont.

CHAVIGNY, bas à Crissé.

Depuis hier soir, et elles n’ont vu les paysans que ce matin... Elles manquent d’habitude.

MADAME DE TOURVEL.

Ce n’est pas que je ne sente vivement tout le mérite d’une action...

VALMONT.

Eh ! madame, est-ce une raillerie, ou quelle opinion aviez-vous donc de moi, si un acte aussi simple, et dont tout le bénéfice m’est revenu, peut exciter ainsi votre étonnement. Il est si doux et si facile de soulager de telles infortunes...

CHAVIGNY, à Crissé.

Écoute-le prêcher.

VALMONT.

D’arracher au désespoir une famille entière dont la misère était le seul crime, et qui, pour être heureuse, n’avait besoin que de la rencontre de ce qu’ils appellent un riche ! Car, quel autre à ma place n’en eût fait autant ?

CÉCILE, bas à Julie.

C’est un bien honnête homme que M. de Valmont.

CHAVIGNY, à Valmont.

Mais tu ne nous avais pas raconté cette histoire. Du reste, ça ne m’étonne point.

MADAME DE TOURVEL.

Si ma surprise a pu vous choquer, je vous en demande pardon, monsieur le vicomte.

VALMONT.

Ah ! madame...

MADAME DE TOURVEL.

Mais, je pensais que jeune encore, jeté au milieu d’un monde frivole, entouré de plaisirs, dont vous aviez semblé faire votre principale occupation, vous pouviez ignorer tout ce qu’il y a de douceur et de joies pures dans la bienfaisance.

VALMONT.

Alors, votre exemple me l’eût révélé, madame.

MADAME DE ROSEMONDE.

Je vous le disais, ma chère petite : Valmont a du bon.

CRISSÉ, à Chavigny.

La tante qui se mêle aussi d’endoctriner la présidente.

MADAME DE ROSEMONDE.

Sa mère était une folle, mais son père avait un excellent cœur. Il tient de ces deux naturels.

VALMONT.

Ma tante, merci pour ma mère et pour moi.

MADAME DE ROSEMONDE.

Il n’y a pas de quoi, mon neveu. Mais ces messieurs se disposaient à partir pour la chasse ; nous ne voulons pas les gêner,

CHAVIGNY.

Comment donc, mesdames ? ces messieurs peuvent entrer en campagne puisque vous le permettez, mais j’aurai l’honneur de vous accompagner.

VALMONT, bas à Cécile.

J’ai à vous parler... de la part de Danceny.

CÉCILE.

Quel bonheur !... Mais, comment faire ?

VALMONT, bas.

Ici, dans un quart d’heure.

CHAVIGNY, à Madame de Rosemonde.

Nous visiterons mes jardins.

MADAME DE ROSEMONDE.

Volontiers.

CRISSÉ.

Alors, mesdames, nous prenons congé de vous.

Air : Finale du hussard du Felsheim.

Braves chasseurs, allons, en route !
Mesdames, je veux vous offrir
Un gibier qui bientôt, sans doute,
Pour vous sera fier de mourir.

TOUS.

Braves chasseurs, etc.

On entend le bruit des cors ; tous les chasseurs saluent et sortent.

 

 

Scène VI

 

JULIE, MADAME DE TOURVEL, CHAVIGNY, MADAME DE ROSEMONDE, CÉCILE

 

CÉCILE, à part.

Mais il ne m’a pas donné un moyen pour le rejoindre. Que dirai-je ?

CHAVIGNY.

Nous allons d’abord visiter mes serres. J’ai des fleurs magnifiques.

MADAME DE ROSEMONDE.

Vous aimez donc la belle nature ?

CHAVIGNY, en jetant un coup d’œil à Madame de Tourvel.

J’aime tout ce qui est beau, madame.

MADAME DE ROSEMONDE.

C’est un goût qui devient à la mode, mais c’est ruineux.

CHAVIGNY, avec intention.

Sans doute, on ne réussit pas toujours. Alors, il faut savoir commander à son goût... s’arrêter à temps.. on se résigne

À part.

ou on se venge !

Haut.

Partons !

CÉCILE, faisant un mouvement de douleur.

Ah ! je vous prie de m’excuser... Je ne sais... un engourdissement subit au pied...

MADAME DE TOURVEL, avec intérêt.

Comment ?

CÉCILE.

Oh ! ce ne sera rien... Allez toujours ; je vous rejoindrai bien vite.

MADAME DE ROSEMONDE.

C’est cela,

CÉCILE, à part.

Bon ! ça réussit !

MADAME DE ROSEMONDE.

Julie, tenez compagnie à mademoiselle.

À Madame de Tourvel.

Vous permettez ?

MADAME DE TOURVEL.

Je l’exige.

CÉCILE, à part.

Ah ! que c’est contrariant !

Chavigny offre la main aux deux femmes et sort.

 

 

Scène VII

 

JULIE, CÉCILE

 

CÉCILE.

Julie, c’est bien ennuyeux pour vous de rester là.

JULIE.

Oh ! mademoiselle, moi je n’aime pas la promenade.

CÉCILE.

Rien ne vous empêche de marcher, de courir... vous !

JULIE.

Je ne m’en soucie guère.

CÉCILE.

Qu’allez-vous faire ?

JULIE, tirant de l’ouvrage de son sac.

Je vais travailler près de mademoiselle, si elle veut me le permettre.

Elle s’assied.

CÉCILE, à part.

La voilà qui s’assied.

Haut.

Oh ! je puis bien rester seule, allez.

JULIE.

Oh ! non, mademoiselle.

CÉCILE, à part.

Et il a à me parler de la part de M. Danceny ! Que c’est donc désagréable !

Ici Georges paraît dans le fond et fait signe à Julie de venir le rejoindre. Julie se lève.

CÉCILE.

Pourquoi vous levez-vous ?

JULIE.

C’est que je pense que... si ma compagnie n’amuse pas beaucoup mademoiselle.

CÉCILE.

Je ne dis pas ça ; restez, Julie.

JULIE.

Cependant...

CÉCILE.

Puisqu’on l’exige.

JULIE.

C’est que... il fait bien beau... et puis j’ai un mot à dire au cocher de madame... c’est de sa part... j’avais oublié.

CÉCILE.

À votre aise !

JULIE.

Je reviens à l’instant.

Elle sort.

CÉCILE, sautant de joie.

Ah ! la voilà partie !

 

 

Scène VIII

 

CÉCILE, VALMONT

 

VALMONT, paraissant tout-à-coup.

Me voilà !

CÉCILE, avec joie.

Ah ! que Julie s’en est allée à propos.

VALMONT, à part.

Je le crois bien. J’avais envoyé Georges.

CÉCILE.

Eh bien, monsieur ?

VALMONT.

Je l’ai vu !... ce matin même... ici !

CÉCILE.

Ah ! monsieur, que vous êtes heureux !

VALMONT, souriant.

Heureux... Ce n’est pas moi qu’il veut épouser !... Ah ça ! vous l’aimez donc toujours ?

CÉCILE.

Si je l’aime ? Jugez-en, puisque vous qui n’êtes que son ami, vous lui portez tant d’intérêt !

VALMONT, lui prenant la main.

Ah !... Oui, ma chère Cécile... il peut dire qu’il a en moi un ami... un ami dévoué...

Il lui baise la main.

Que ne ferais-je pas pour lui !... Mais, écoutez, il faut que je vous gronde, enfant que vous êtes...

Cécile fait un mouvement pour s’éloigner de Valmont.

Que je vous gronde de sa part.

CÉCILE, se rapprochant.

De sa part.

VALMONT, d’un air mystérieux après avoir regardé autour de lui.

Oui... Il se plaint, ce pauvre ami, que vous vous êtes soumise bien vite aux ordres de votre mère.

CÉCILE.

Il l’a bien fallu... je lui dois obéissance.

VALMONT.

C’est répondre comme une petite fille qui sort du couvent. Si vous voulez obéir à votre mère, il faut cesser d’aimer Danceny, mon enfant, rompre entièrement avec lui, me repousser loin de vous, moi qui ne suis ici que son interprète, n’avoir pitié ni de son amour, ni de son désespoir ; alors vous aurez accompli votre devoir dans toute sa sévérité. Cécile, je ne vous en blâmerai pas, mais que deviendra mon malheureux ami ? Vous en sentez-vous la force ?

CÉCILE.

Non.

VALMONT, lui baisant le front.

À la bonne heure. Eh bien ! donc, il ne faut pas craindre de risquer quelque chose pour faire changer les résolutions de votre mère. Danceny sait un moyen sûr, il veut vous voir, vous parler à ce sujet.

CÉCILE.

Le voir ! Je le voudrais bien ! mais comment faire ?

VALMONT.

Le jour, c’est impossible... vous êtes trop observée... Mais écoutez !

Air : Travaillez, ne regardez pas.

Il est une porte secrète
Du parc à votre appartement ;
Il faudrait, je vous le répète,
En avoir la clef.

CÉCILE.

Non vraiment.

VALMONT.

Ne l’aimez-vous plus maintenant ?

CÉCILE.

Un homme chez moi, quel scandale !...
La nuit !...

VALMONT.

Vous tremblez déjà !...
Ne craignez rien pour la morale ;
Cécile, je serai là.

Ensemble.

VALMONT.

M’y voilà ! (bis.)
Car c’est moi seul qui serai là. 

CÉCILE.

S’il est là, (bis.)
Que pourra-t-on dire à cela ?

CÉCILE.

Si l’on nous surprenait !

VALMONT.

Enfant, il faudrait bien alors que votre mère consentît au mariage.

CÉCILE.

Vous croyez ? mais c’est égal, ce serait un bien vilain moyen... certainement la décence, l’honneur... Et puis cette clef, je l’ai déjà bien cherchée, je n’ai jamais pu la trouver !

VALMONT, à part.

Elle est parfaite !

Haut.

Alors, n’en parlons plus !

La prenant dans ses bras, comme dans un mouvement d’attendrissement.

Mais, Cécile, mon malheureux ami n’a donc plus d’espoir !...

CÉCILE, se reculant.

Prenez donc garde ! Vous m’empêchez de réfléchir... Oui, je me souviens qu’il y a la clef d’une armoire qui ouvre aussi cette porte, mais c’est Julie qui l’a et elle la porte toujours sur elle.

VALMONT.

Eh bien !

CÉCILE.

Mais ce serait me compromettre... et puis, monsieur, j’ai bien confiance en vous, mais cependant je vous avoue que moi, qui connais bien le caractère de M. Danceny, il me semble singulier que lui, qui ne me donnait que de bons conseils, il ait eu de pareilles idées. Enfin, c’est impossible !

VALMONT, d’un ton grave et en riant à part.

Puisque mes intentions sont suspectées, je me retire, mademoiselle.

CÉCILE, à part.

Il est fâché...

VALMONT.

Je m’étais trop exagéré à moi-même les devoirs de l’amitié, je le sens. Restez soumise à votre mère, c’est le parti le plus sage.

CÉCILE, à part.

Mais comment avoir des nouvelles de M. Danceny à présent ?

VALMONT.

Il me serait facile de vous forcer de me rendre justice, car cette lettre...

CÉCILE, vivement.

Elle est de lui ?

VALMONT.

Adressée à vous... Mais je commence à comprendre que je joue ici un rôle qui ne me convient pas... Adieu, Cécile.

CÉCILE, le retenant.

Ah ! je vous en prie, donnez-moi la lettre.

VALMONT.

À quoi bon ?

CÉCILE, d’un ton caressant.

Monsieur... monsieur de Valmont.

VALMONT, en lui laissant prendre la lettre.

Non.

CÉCILE, lisant vivement.

« Ayez pleine et entière confiance en mon ami... Fiez-vous à lui comme à moi-même, il est mon conseil, mon confident, mon ange tutélaire, qu’il me remplace auprès de vous. »

À Valmont.

Oh ! pardon, à présent, je ferai tout ce que vous voudrez... Mais voici quelqu’un ! C’est Madame de Tourvel.

 

 

Scène IX

 

CÉCILE, MADAME DE TOURVEL, VALMONT

 

MADAME DE TOURVEL.

Eh bien ! Cécile, cela va donc mieux ?

CÉCILE.

Ah ! madame, beaucoup mieux.

MADAME DE TOURVEL.

Madame de Rosemonde a éprouvé le besoin de se reposer, et je venais pour vous tenir compagnie, mais je crois que ma présence était inutile.

CÉCILE.

Elle ne peut qu’être agréable, madame, quoique la société de M. de Valmont le soit aussi... il est de si bon conseil, il a tant de raison. Si vous avez des chagrins, madame, vous pouvez vous en rapporter à lui pour vous rendre courage.

À part.

Je vais rejoindre Julie.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

MADAME DE TOURVEL, VALMONT

 

MADAME DE TOURVEL.

Je n’en doute pas... la raison et les bons conseils de M. de Valmont.

Avec surprise, en ne voyant plus Cécile.

Eh bien, elle est partie !

À Valmont en le saluant.

Pardon, monsieur.

Elle fait un mouvement pour sortir.

VALMONT.

Eh ! madame, d’où peut donc venir cet empressement cruel que vous mettez à me fuir ?

MADAME DE TOURVEL.

Cette question pourrait me sembler au moins singulière. J’y vais répondre cependant avec franchise, monsieur. À compter du jour de votre arrivée dans le château de Madame votre tante, vous avouerez, je crois, qu’au moins votre réputation m’autorisait à user de quelque réserve avec vous. Je conviens volontiers que vous vous êtes d’abord montré sous un aspect plus favorable que je ne l’avais imaginé ; aussi n’ai-je pas craint de répondre aux premières lettres que vous m’avez adressées : c’était une imprudence, et je m’en suis aperçue quand vos lettres devenues offensantes...

VALMONT.

Offensante !... quoi ! l’expression du sentiment le plus vif, le plus pur.

MADAME DE TOURVEL.

Vous oubliez encore, monsieur le vicomte, à qui vous parlez : il ne peut exister de pureté que dans un amour vertueux ; le vôtre ne peut l’être, car la femme à qui vous vous adressez n’est plus libre de faire un choix.

VALMONT.

Eh qu’importe ! si je n’exige point, si je n’espère point de retour ; si, entraîné par un sentiment irrésistible, je n’implore qu’une grâce, c’est d’être écouté, non accueilli ; si en échange de mon amour, je ne demande qu’un sentiment permis à toutes les âmes tendres... la pitié, la compassion : est-ce se montrer trop exigeant ?

MADAME DE TOURVEL.

On sait que mon sieur le vicomte de Valmont ne se con tente pas si facilement.

VALMONT, à part.

Je le crois bien !

Haut.

Ah ! que je reconnais là, madame, les impressions défavorables qu’on a cherché à faire naître en vous sur mon compte. On vous a dit mes erreurs, sans vous en dévoiler la cause, et vous vous plaisez à confondre ce que je fus alors avec ce que je suis à présent.

MADAME DE TOURVEL.

Qui donc aurait pu vous changer ainsi tout-à-coup ?

VALMONT.

Qui ? ne le devinez-vous pas ? un amour véritable, le premier de ma vie !

MADAME DE TOURVEL, en souriant.

Le premier !... Pardon, monsieur ; mais que de fois vous avez dû parler ainsi ?

VALMONT.

Oui, je l’avoue...

MADAME DE TOURVEL.

Vous avez de la franchise du moins.

VALMONT.

Pourquoi feindre quand on ne veut pas tromper ? J’ai pu m’abuser aussi. Entré dans le monde, jeune et sans expérience, séduit, fasciné par des femmes, qui toutes se hâtent de prévenir par leur facilité une réflexion qu’elles sentent de voir leur être défavorable, était-ce donc à moi de donner l’exemple d’une résistance qu’on ne m’opposait point ? Mais, je puis le dire, cette ivresse des sens n’a point passé jusqu’à mon cœur. Entouré d’objets séduisants, mais méprisables, quel autre moyen qu’une prompte rupture pouvait me justifier d’un choix honteux ? On m’offrait des plaisirs, je cherchais des vertus ; et moi-même enfin, je me crus inconstant, parce que j’étais délicat et sensible.

À part.

C’est assez bien tourné.

MADAME DE TOURVEL, à part.

C’est cependant là l’accent de la vérité !

Haut.

Je crois en effet, monsieur, que vos premiers penchants pouvaient vous conduire au bien ; mais l’habitude de la dissipation a rendu le retour impossible.

VALMONT.

Il est possible, madame, je le jure, je le sens. Ce changement, ce retour, sera-ce donc là l’un des plus grands miracles d’un amour vrai ? Entouré de gens sans mœurs, j’ai imité leurs vices ; j’ai peut-être mis de l’amour-propre à les surpasser. Séduit de même ici par votre exemple, sans espérer de vous atteindre, j’ai au moins essayé de vous suivre, et cette action, dont vous me louez aujourd’hui, c’est vous, vous seule qui me l’avez inspirée. Voulez-vous donc détruire un amour qui fait ma gloire ? ne croyez pas que je vous outrage par une criminelle espérance : je serai malheureux, je le sais ; mais mes souffrances ne seront chères, et je me croirai consolé parce que vous m’aurez plaint. Essayez de me ramener au bien ; je ne demande que vos conseils, votre bienveillance : mettez-moi sous la protection de votre vertu ! sauvez-moi ! par pitié ! par grâce ! sauvez-moi !

MADAME DE TOURVEL, avec exaltation.

Et qui me sauvera, moi !...

VALMONT, transporté.

Quoi !

MADAME DE TOURVEL, se cachant la figure dans ses mains.

Ah ! malheureuse !...

VALMONT.

Adèle !

MADAME DE TOURVEL, comme sortant d’un rêve pénible, et cherchant à se donner des forces.

Qu’ai-je donc dit ? rien... rien... dont j’aie à rougir un jour... ce me semble... Chérie, estimée d’un mari que j’aime, je suis heureuse, et je dois l’être... Ah ! sans doute, s’il existe des sentiments plus vifs, je ne les connais point, je ne veux point les connaître... Oui, je chéris les liens qui m’enchaînent ; je pourrais les rompre que je ne le voudrais pas ; si j’avais encore à choisir, c’est lui, c’est encore M. de Tourvel que je choisirais !... oui... Ah ! on vient ! tant mieux !

VALMONT, à part.

C’est là une véritable prière des agonisants, mais qui ne la sauvera pas.

 

 

Scène XI

 

MADAME DE TOURVEL LA GUIMARD, DANCENY, VALMONT

 

DANCENY, arrivant donnant le bras à la Guimard.

Ah ! Valmont !... mon cher ami... pardon : c’est encore nous.

VALMONT, à part.

D’où tombent-ils tous les deux ?

DANCENY.

La voiture de Madame la duchesse a versé ici près... elle s’est trouvée mal.

LA GUIMARD.

Oui, mon cher Valmont...

VALMONT, lui montrant Madame de Tourvel.

Silence !

LA GUIMARD.

Est-ce que ?...

DANCENY.

J’ai pensé qu’on trouverait des secours ici.

VALMONT, troublé.

Sans doute... sans doute.

MADAME DE TOURVEL, à la Guimard.

Asseyez-vous, madame... Je vais faire venir... faire appeler...

VALMONT.

Non... non... ce ne sera rien.

MADAME DE TOURVEL.

Il serait plus convenable, je crois, de transporter madame la duchesse chez madame votre tante.

VALMONT, à part.

Allons, elle aussi, elle en fait une duchesse !

LA GUIMARD, assise.

Je vous remercie mille fois, madame... ça n’a été que l’effet d’un premier saisissement... C’est la faute de mon butor de cocher...

VALMONT, cherchant lui couper la parole et passant auprès d’elle.

On de vos chevaux, peut-être ?

LA GUIMARD.

Oh ! non... ils sont fort doux. Vous savez, Valmont, ce sont ceux que m’a donnés le marquis d’Aranda.

VALMONT.

Oui, oui, votre cousin.

LA GUIMARD.

Oh ! nous ne le sommes plus.

MADAME DE TOURVEL.

Il est heureux, madame ·, que vous vous soyez trouvée près de ce pavillon.

LA GUIMARD.

Encore par la gaucherie de mon cocher qui s’est trompé de route, est revenu sur ses pas et m’a ramenée...

S’apercevant des signes que lui fait Valmont.

Il n’y a pas de danger... je me sens mieux,

MADAME DE TOURVEL.

Oui, voilà les couleurs qui reviennent... Respirez ce flacon, madame.

DANCENY, bas à Valmont.

Et Cécile ? l’avez-vous vue ?

VALMONT.

Oui...

DANCENY.

Vous lui avez parlé de moi ? vous lui avez remis ma lettre ?

VALMONT.

Oui ; dormez tranquille à présent. Je crois que tout réussira au gré de mes désirs.

DANCENY.

Oh ! tant mieux ! Voilà un ami !

VALMONT, à part.

Ils sont presque tous comme ça.

LA GUIMARD, à part, examinant Madame de Tourvel, occupée à lui prodiguer ses soins.

Quoi ! c’est là cette pauvre femme qu’ils veulent perdre... Comme elle est douce et bonne !

MADAME DE TOURVEL.

Si vous ne pouvez accepter la proposition que je vous fais au nom de Madame de Rosemonde, du moins, madame, ma voiture sera à vos ordres. Nous pouvons facilement regagner le château à pied.

LA GUIMARD, à voix basse.

N’est-ce point vous qui êtes madame la présidente de Tourvel ?

MADAME DE TOURVEL.

Oui, madame ; ai-je l’honneur ?...

LA GUIMARD.

Il faut que je vous parle... à vous seule... il le faut !

On entend le retour de la chasse.

Je suis tout-à-fait bien...

VALMONT, à Danceny.

Allons, chevalier, remplissez votre charge.

Il lui fait signe d’offrir sa main à la prétendue duchesse.

LA GUIMARD, à Madame de Tourvel.

J’accepte votre bras, madame.

Ici, Chavigny, Crissé et quelques chasseurs entrent et paraissent stupéfaits en voyant la Guimard donner le bras à Madame de Tourvel. Ils saluent ces dames.

DANCENY.

Au revoir, messieurs ; je reconduis la duchesse qui a été indisposée.

 

 

Scène XII

 

CRISSÉ, PRÉVAL, D’ARMINCOURT, VALMONT, CHAVIGNY, etc.

 

CHAVIGNY et Crissé, riant aux éclats.

Ah ! c’est charmant ! ah ! ah ! ah !

CHAVIGNY.

La dévote et la Guimard !

CRISSÉ.

Bras dessus, bras dessous !

CHAVIGNY.

Votre chasse a été bonne, messieurs ?

VALMONT.

La mienne a été meilleure ! Car demain, si je le veux, vous verrez la rebelle à mes pieds. Elle avoue enfin sa défaite. Elle est vaincue, et ne combat plus que pour les honneurs de la guerre.

CHAVIGNY.

Vivat ! Elle se rendra ?...

VALMONT.

Sans capitulation, je le jure !

CHAVIGNY, CRISSÉ, PRÉVAL, D’ARMINCOURT, CHASSEURS.

Air : Final du premier acte du Bouffon du prince.

Ah ! pour lui quelle gloire !
Célébrons tous en chœur
La rapide victoire
De cet adroit chasseur.
Il a suivi la piste
Quand nous sonnions du cor.
Mais le gibier résiste,
Crains qu’il n’échappe encor.

La musique chantée s’arrête ; l’orchestre continue en sourdine.

 

 

Scène XIII

 

PRÉVAL, D’ARMINCOURT, CHAVIGNY, MADAME DE ROSEMONDE, CÉCILE, VALMONT, CHASSEURS et GARDE-CHASSES

 

MADAME DE ROSEMONDE.

Eh bien, messieurs, vous avez donc laissé partir Madame de Tourvel ?

VALMONT.

Comment ?

MADAME DE ROSEMONDE.

Oui, elle vient de prendre congé de moi tout-à-coup ; elle est en route pour Paris dans sa voiture.

VALMONT.

Madame de Tourvel !...

MADAME DE ROSEMONDE.

Elle-même : une lettre qu’elle prétend avoir reçue du président !... Elle aime tant son mari !

TOUS, riant.

Ah ! ah ! ah !...

MADAME DE ROSEMONDE.

Eh bien, messieurs, qu’est-ce donc qui vous fait rire ?

CHAVIGNY.

Oh ! peu de chose, madame !... Nous rions d’un de nos compagnons de chasse qui croyait avoir frappé une biche au cœur, et qui l’a vue fuir à toutes jambes.

VALMONT, à part.

Je me vengerai !

CÉCILE, bas à Valmont.

Voici la clef !... Prenez.

VALMONT, bas.

À ce soir !... J’y serai !...

À part.

C’est un dédommagement.

Ensemble.

CHŒUR D’HOMMES.

Ah ! pour lui quelle gloire !
Célébrons tous en chœur
La rapide victoire
De cet adroit chasseur.
Il s’est cru sur la piste,
Quand nous sonnions du cor.
Le gibier qui résiste
Courra longtemps encor.

CHŒUR DE FEMMES.

Messieurs, chantez la gloire
De cet adroit chasseur ;
Donnez à sa victoire
Un éloge railleur.
Quand le gibier résiste,
Et fuit au bruit du cor,
Partons !... Dieu vous assiste
Si vous chassez encor.

Chavigny offre la main à Madame de Rosemonde : Cécile et Valmont se font des signes d’intelligence. La toile tombe.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un salon chez Madame de Tourvel. Portes au fond, portes latérales ; des fauteuils de chaque côté ; une table à gauche de l’acteur. Sur un panneau à droite est le portrait en grand de M. de Tourvel en costume de président.

 

 

Scène première

 

L’ABBÉ ANSELME, MADAME DE TOURVEL

 

Au lever du rideau, ils sont assis à gauche de l’acteur, près de la table.

L’ABBÉ ANSELME.

Qu’est-il donc arrivé, pendant le long séjour que vous avez fait à la campagne ? Depuis un mois que vous êtes revenue, je vous observe : vous êtes rêveuse, triste, vous fuyez le monde ; vous vivez dans une retraite absolue ; j’ai plus d’une fois surpris des larmes dans vos yeux !... Parlez, confiez-moi vos peines.

MADAME DE TOURVEL.

Ah ! comment en avoir le courage ?

L’ABBÉ.

Depuis votre enfance, n’ai-je pas lu dans votre âme ? Ne m’avez-vous pas toujours avoué sans crainte toutes vos pensées ?

MADAME DE TOURVEL.

Alors, je ne connaissais pas ces sentiments qui portent dans l’âme un trouble mortel.

L’ABBÉ.

Comment ?

MADAME DE TOURVEL.

Oh ? j’ai peine à me comprendre... Car enfin, je le sais, je n’en peux douter ; me perdre, tel était son but et son espérance... Pourquoi donc ne puis-je détacher ma pensée de cet homme que je n’aime pas, que je ne peux pas, que je ne veux pas aimer ? Oh ! je suis bien malheureuse !

L’ABBÉ.

Celui qui avait porté le trouble dans votre âme a trouvé dans la religion le calme que vous lui demandez.

MADAME DE TOURVEL.

Valmont !

L’ABBÉ.

Je l’ai vu ; il m’a tout confié : ses fautes, son repentir, ses projets !... C’est vous, dont la vertu ramené vers des idées pieuses cette âme que le monde égarait.

MADAME DE TOURVEL, à part.

Il m’aimait donc véritablement !

L’ABBÉ.

Après une longue entrevue avec M. de Valmont, j’ai reçu une lettre de lui ; c’est de ce qu’elle renferme que je venais vous parler, quand vos confidences m’ont appris ce qui se passe dans votre cœur.

MADAME DE TOURVEL.

Ah ! il l’ignorera toujours.

L’ABBÉ.

Il ne m’a parlé que de votre vertu. : Écoutez ce qu’il m’écrit :

Il lit des phrases détachées de la lettre.

« Je crois devoir m’adresser à vous : j’ai entre les mains des papiers importants qui concernent Madame de Tourvel, qui ne peuvent être confiés à personne, et que je ne dois et ne veux remettre qu’à elle seule. »

MADAME DE TOURVEL.

Mes lettres ?

L’ABBÉ, lisant.

« Demandez-lui pour moi une entrevue ou je puisse au moins réparer en partie mes torts par mes excuses ; et, pour dernier sacrifice, anéantir à ses yeux les seules traces d’une erreur qui m’avait rendu coupable envers elle. »

MADAME DE TOURVEL.

Il a écrit cela !

L’ABBÉ.

Voyez !

MADAME DE TOURVEL, après avoir parcouru la lettre.

Est-il sincère ?

L’ABBÉ.

N’en doutez pas ?

À part.

Oh ! j’en suis sûr !... l’hypocrisie ne saurait aller si loin.

MADAME DE TOURVEL.

Mon Dieu ! c’est donc à celui qui ne le demandait pas que vous avez accordé le repos !...

Elle se lève.

Je ne veux pas revoir M. de Valmont.

L’ABBÉ, se levant.

Faudra-t-il donc lui dire que sa prière est repoussée ?

MADAME DE TOURVEL.

Oui !... mais non... ne dites rien encore ; laissez-moi le temps de me remettre et de prendre avec plus de calme une courageuse résolution.

JULIE, entrant par le fond.

Madame ?

MADAME DE TOURVEL.

Eh bien, qu’y a-t-il ?

JULIE.

Madame de Rosemonde.

MADAME DE TOURVEL.

Ah !... je ne puis l’éloigner. Faites entrer.

Julie sort.

L’ABBÉ.

Je vous quitte ; réfléchissez, je reviendrai.

MADAME DE TOURVEL.

Oui, revenez ; j’ai tant besoin de vos avis. Pourquoi mon cœur est-il plus troublé que jamais ?

L’abbé sort par la porte de gauche.

 

 

Scène II

 

MADAME DE TOURVEL, MADAME DE ROSEMONDE, DANCENY, CÉCILE

 

MADAME DE TOURVEL.

C’est vous que je revois, mon excellente amie ! votre présence m’est bien précieuse... Que vois-je ? M. Danceny avec vous !... Oh ! que j’en suis contente !... pour vous, ma chère Cécile.

MADAME DE ROSEMONDE.

C’est comme son futur époux que je vous le présente.

MADAME DE TOURVEL.

Je savais bien qu’on finirait par lui rendre justice.

DANCENY.

Je n’ignore pas tout ce que je vous dois, madame.

MADAME DE ROSEMONDE.

Et mon neveu, chère amie, a secondé vos efforts.

MADAME DE TOURVEL.

Ah !...

MADAME DE ROSEMONDE.

Oui, Valmont, dont l’esprit vraiment supérieur apprécie à leur juste valeur les titres et les distinctions dont il pourrait être fier, pour n’attacher de prix qu’au mérite, a si bien parlé, que Madame Volange a été convaincue et la main de Cécile est accordée au chevalier. J’ai les pleins pouvoirs de la mère, que des affaires retiendront un mois en province.

DANCENY.

Ah ! que ne dois-je pas à Valmont ?

CÉCILE, à part.

Je suis au supplice !... Que faire ? Que résoudre ?

DANCENY.

C’est que vraiment il a tout fait pour moi ! n’est-il pas vrai, ma bien-aimée Cécile ?

CÉCILE.

Lui !...

DANCENY.

Qu’avez-vous donc ?

Cécile s’assied à gauche, triste et pensive.

MADAME DE TOURVEL, à Madame de Rosemonde.

Je suis charmée d’apprendre que M. de Valmont est l’auteur de cette bonne action.

MADAME DE ROSEMONDE, s’asseyant à droite.

Des bonnes actions ? Sa vie ne se compose plus que de cela ; on a peine à reconnaître le joyeux et volage étourdi sous cette raison sévère qui maintenant dirige toute sa conduite.

MADAME DE TOURVEL.

Cette âme si belle était faite pour le bien.

MADAME DE ROSEMONDE.

Des liaisons dangereuses l’avaient égaré ; mais il n’est plus le même. Je ne vous cache pas pourtant que son état m’alarme : son dégoût du monde, sa profonde mélancolie, ont quelque chose d’effrayant. Je viens de le voir.

MADAME DE TOURVEL.

Vous l’avez vu ?...

MADAME DE ROSEMONDE.

Les détails que m’avait donnés son valet de chambre m’inquiétaient, car Valmont est le seul intérêt de ma vieillesse, c’est l’enfant chéri de mon cœur ; je suis allée chez lui... et je tremble.

MADAME DE TOURVEL, inquiète.

Quoi donc ? Qu’y a-t-il ? Ah ! ne me cachez rien !

MADAME DE ROSEMONDE.

Je l’ai trouvé pâle, défait, entouré de papiers qu’il semblait mettre en ordre. Il s’est troublé en me voyant, il a parlé de départ d’adieu éternel...

MADAME DE TOURVEL.

Il n’a pas dit cela...

MADAME DE ROSEMONDE.

J’ai voulu le forcer de s’expliquer ; mais il a rétracté les paroles qui lui étaient échappées, s’est obstiné à garder un silence qui m’effraie, et je venais vous interroger à ce sujet.

MADAME DE TOURVEL.

M’interroger ?... mais je ne sais rien, et mon inquiétude est égale à la vôtre.

MADAME DE ROSEMONDE.

Vous ne l’avez pas vu ?

MADAME DE TOURVEL, avec embarras.

Non !... je n’ai pas cru devoir...

MADAME DE ROSEMONDE.

Je crains, je l’avoue, quelque résolution désespérée.

MADAME DE TOURVEL.

Oh non, non !... Rassurez-vous !

À part.

Il faut que je le voie et que je le rappelle à la raison.

MADAME DE ROSEMONDE.

Pauvre enfant ! comme vous êtes pâle aussi !...

DANCENY, à Cécile.

Vous me répondez à, peine, Cécile !... Qu’avez-vous donc ?

MADAME DE ROSEMONDE, passant entre Madame de Tourvel et Danceny.

Eh bien ! qu’y a-t-il, chevalier ?

DANCENY.

Cécile est triste et contrainte avec moi ; aurait-elle cessé de m’aimer ?

MADAME DE ROSEMONDE.

Elle dépérissait de chagrin et d’ennui quand elle ne vous voyait pas.

DANCENY.

Qu’est-il donc arrivé ?

MADAME DE ROSEMONDE.

Ce n’est rien, ne vous alarmez pas ! Mes chers enfants, je ne croyais guère revenir encore à ces souvenirs que l’âge avait effacés : puisse mon amitié être aussi clairvoyante qu’elle est sincère, et éloigner de vous les chagrins ! C’est bien dommage pourtant que ‘expérience ne profile qu’à ceux qui l’ont acquise à leurs dépens.

JULIE, annonçant.

M. de Chavigny.

 

 

Scène III

 

MADAME DE TOURVEL, MADAME DE ROSEMONDE, CHAVIGNY, DANCENY, CÉCILE

 

MADAME DE TOURVEL, à part.

Il faut que j’écrive à l’abbé Anselme : ne l’abandonnons pas à son désespoir.

CHAVIGNY, entrant.

Daignez, mesdames, agréer mes hommages respectueux ; je suis bien heureux de vous trouver réunies. Madame la présidente est-elle donc souffrante ?

MADAME DE TOURVEL.

Nullement, monsieur. Mais j’attends de vous et de l’amitié de ces dames la permission de passer un instant dans mon cabinet pour écrire une lettre pressée.

À Madame de Rosemonde.

Je vous retrouverai, n’est-ce pas ?

MADAME DE ROSEMONDE.

Allez, ma chère.

Madame de Tourvel sort par la porte de droite.

CHAVIGNY, goguenard.

Eh bien, Danceny, quelle rêverie profonde ? Ah ! je n’y pensais pas ; oui, le mariage !... cela fait rêver : c’est une belle chose, n’est-il pas vrai ? Sortir de cet état pénible de célibataire où l’on n’aime qu’en fraude, où il faut plaire par sa propre industrie !

MADAME DE ROSEMONDE.

Que dites-vous donc ?

CHAVIGNY.

Je dis que le mariage est bien la plus belle institution du monde ! C’est si doux d’être propriétaire !... Et quoi qu’en disent les mauvais sujets, comme Valmont, par exemple...

CÉCILE, à part.

Toujours ce nom !...

CHAVIGNY, à part.

La petite se trouble !

MADAME DE ROSEMONDE.

Vous êtes dans l’erreur sur mon neveu.

CHAVIGNY.

Ah oui, je sais qu’aujourd’hui on le dit tout-à-fait changé ; qu’il nous abandonne ; que c’est un renégat !... mais naguère encore il ne partageait pas mes idées sur le mariage.

 

 

Scène IV

 

MADAME DE ROSEMONDE, MADAME DE TOURVEL, CHAVIGNY, DANCENY, CÉCILE

 

MADAME DE TOURVEL, appelant.

Julie !... Qu’on aille tout de suite porter cela chez l’abbé Anselme.

À Madame de Rosemonde et aux autres.

Vous me pardonnez mon absence ?

MADAME DE ROSEMONDE.

Je reviendrai, ma chère amie, pour causer avec vous plus intimement que nous ne pourrions le faire aujourd’hui ; permettez-moi donc de prendre congé de vous.

MADAME DE TOURVEL.

Vous voulez me quitter ?

MADAME DE ROSEMONDE.

Il le faut !...

CÉCILE, bas à Madame de Tourvel.

Sans adieu !... J’ai besoin de vos conseils et je ne tarderai pas à revenir.

MADAME DE ROSEMONDE.

Mon pauvre neveu m’inquiète ; je vais retourner chez lui.

Air : Premier chœur de la Fiancée.

MADAME DE TOURVEL.

Adieu donc !... votre présence
Calmera son désespoir.
Oui, consolez sa souffrance, 
Et vous viendrez me revoir.

CÉCILE, bas à Madame de Tourvel.

Adieu donc ! votre prudence
Me dictera mon devoir ;
Vous calmerez ma souffrance ;
Bientôt je vais vous revoir.

MADAME DE ROSEMONDE.

Adieu donc !... par ma présence
Je veux le rendre à l’espoir ;
J’adoucirai sa souffrance,
Et je viendrai vous revoir.

CHAVIGNY.

Danceny sur sa constance
A fondé tout son espoir ;
Il en apprendra, je pense,
Plus qu’il n’en voudra savoir.

DANCENY.

Quelle est donc celle souffrance ?
Cécile craint de me voir.
Grand Dieu ! quelle différence !
Faut-il perdre tout espoir ?

 

 

Scène V

 

MADAME DE TOURVEL, CHAVIGNY

 

CHAVIGNY.

Vous permettez, madame, que je profite de votre solitude pour prolonger le plaisir d’être avec vous ? Convenez pourtant que vous n’avez pas été juste envers moi.

MADAME DE TOURVEL, souriant.

Ah ! l’on est injuste avec monsieur quand on résiste au langage séduisant qui trompa tant de femmes.

CHAVIGNY.

Mais on pourrait placer plus mal et plus imprudemment ses affections.

MADAME DE TOURVEL.

Quand on a su triompher d’un pareil danger, il n’en est plus de redoutables.

CHAVIGNY.

Vous croyez ? Mais vous vivez dans une bien profonde retraite, madame ; et il me semble que vos rigueurs ont bien vite découragé des gens qui pourtant ont été moins maltraités que moi.

MADAME DE TOURVEL.

Je ne sais ce que vous voulez dire.

CHAVIGNY.

Ah ! je vois que vous m’avez compris.

MADAME DE TOURVEL, à part.

Le méchant homme !

CHAVIGNY.

Seriez-vous assez bonne pour me dire où Valmont va chercher des consolations, puisqu’il ne paraît plus ici ?

MADAME DE TOURVEL.

Et savez-vous si je veux le recevoir ?

CHAVIGNY.

Oh ! le danger est donc bien grand que la fuite devienne nécessaire ?

MADAME DE TOURVEL, impatientée.

Monsieur de Chavigny, que vous importe ? Il est des choses que votre esprit ne peut et ne doit pas comprendre, malgré sa supériorité : ce sont les sentiments que la vertu peut inspirer à une âme délicate.

CHAVIGNY.

Et Valmont comprend cela, lui ?

MADAME DE TOURVEL.

Encore !... Faut-il vous dire ; monsieur, que ce ton m’offense, et que je ne vous accorde pas le droit.

CHAVIGNY.

Des droits ?... je n’en eus jamais, madame !... et devant le portrait de votre mari ! oh ! non... seulement, j’observe ce qui se passe :

Air : Vaudeville de la Robe et les bottes.

Certain souvenir m’importune :
Faible naguère, et d’amour enivré,
Je vous offris mon nom et ma fortune.
Un autre me fut préféré.

Il jette les yeux sur le portrait.

Celui-là seul avait blessé mon âme,
Et seul il m’était odieux !...
Mais à présent il se pourrait, madame,
Qu’il me fallût en haïr deux.

MADAME DE TOURVEL, à part.

C’est un homme dangereux ; ne l’irritons pas.

Haut.

Vos observations, monsieur de Chavigny, sont rarement indulgentes. Vous voyez tout en mal.

CHAVIGNY.

Je vois du cœur d’une femme ce qu’elle s’en cache à elle-même, et cela m’offre parfois un spectacle curieux.

MADAME DE TOURVEL.

Mais vous pourriez vous tromper.

CHAVIGNY.

Je me trompe rarement, madame.

MADAME DE TOURVEL.

Vous avez de tout notre sexe une opinion que je crois fausse : soyez convaincu, monsieur, que, malgré l’exemple, malgré son cœur peut-être, il est plus d’une femme qui demeure constamment attachée à ses devoirs, et qui sait garder une vertu sévère, même au milieu des dangers du monde.

CHAVIGNY.

Si j’en connais une autre que vous, je veux être damné.

MADAME DE TOURVEL.

Ah ! ça ne se peut pas.

CHAVIGNY.

C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.

MADAME DE TOURVEL.

Vous voyez la société de notre époque plus coupable qu’elle n’est.

CHAVIGNY.

Et vous la voyez comme elle n’est pas.

MADAME DE TOURVEL.

S’il est des cœurs égarés, espérons que Dieu les touchera !... Il en a déjà ramené dont les erreurs...

CHAVIGNY.

Ah ! vous voulez parler de Valmont ? On assure, en effet, que sa conversion est complète ; mais j’en doute.

MADAME DE TOURVEL.

Puisse le ciel vous accorder la même grâce qu’à lui !

CHAVIGNY.

Quand je croirais, madame, à cette conversion, elle me prouverait que Valmont est devenu fou. Ce fut toujours un esprit faible : c’est étonnant la peine qu’il m’a donnée ! je l’ai mis dans le monde avec les meilleurs principes ; et, sans moi, il aurait fait mille sottises, et pas une folie : sa brillante réputation il me la doit !...

MADAME DE TOURVEL.

Oui, vous le perdiez, et Dieu a permis qu’il vous échappât.

JULIE, annonçant par la porte de gauche.

L’abbé Anselme, et M. le vicomte de Valmont.

CHAVIGNY.

Valmont !...

MADAME DE TOURVEL.

Oui, monsieur !...

À Julie.

Qu’ils entrent ; et vous, veuillez rester.

 

 

Scène VI

 

VALMONT, L’ABBÉ ANSELME, entrant par la porte de gauche, MADAME DE TOURVEL, CHAVIGNY

 

L’ABBÉ.

Votre lettre à trouvé monsieur chez moi.

CHAVIGNY, à part.

Sa lettre !... et un abbé mêlé à tout cela.

VALMONT, à Madame de Tourvel.

Combien je vous dois de reconnaissance, madame !... je suis bien aise aussi que Chavigny soit témoin de mon repentir et de mes efforts pour sortir d’une vie mondaine et coupable, qu’un jour il quittera, j’espère, comme moi.

CHAVIGNY.

Ce sera du moins le plus tard possible.

VALMONT.

Le moment viendra où tu déploreras tes longues erreurs.

CHAVIGNY, à part.

Ah ça, la tête lui a-t-elle tourné ?

MADAME DE TOURVEL, à part.

Comme ses traits sont changés ! Il a donc bien souffert !

L’ABBÉ.

M. de Valmont a désiré que je l’accompagnasse près de vous, mais d’importants devoirs m’obligent à vous quitter.

VALMONT.

Que j’ai de grâces à vous rendre, mon père ! c’est vous, ce sont vos avis qui m’ont conduit dans la bonne voie et détourné du chemin de perdition où m’entraînaient de perfides conseils.

CHAVIGNY, à part.

Est-il de bonne foi ? ou se moque-t-il de nous ?

L’ABBÉ, à Madame de Tourvel.

Adieu ! vous voyez que je ne vous trompais pas.

MADAME DE TOURVEL.

Au revoir !

Elle reconduit l’abbé ; au moment où il sort à gauche, Cécile entre par le fond.

 

 

Scène VII

 

VALMONT, MADAME DE TOURVEL, CÉCILE, CHAVIGNY

 

CÉCILE, entrant.

Je suis parvenue à m’échapper un instant...

MADAME DE TOURVEL.

Je ne suis pas seule !...

CÉCILE, à part.

Ciel ! monsieur de Valmont !...

VALMONT.

Ma présence chasserait-elle mademoiselle de Volange ?... oh ! veuillez approcher !... Que ne puis-je réunir ainsi toutes les personnes que ma conduite passée a pu scandaliser !

CHAVIGNY.

Qui se serait douté qu’il y aurait un jour saint Valmont ?

MADAME DE TOURVEL.

Qui pourrait refuser son estime à de pareils sentiments ?

VALMONT.

Si les personnes que j’ai offensées daignent m’accorder mon pardon, si je parviens à convaincre ceux qui ont pu partager mes erreurs, que le bonheur véritable n’est point au milieu d’un monde corrompu ; si je réussis à les ramener vers la source de tout repos et de toute félicité, je bénirai mon sort, et mon passage sur cette terre n’aura point été inutile.

CHAVIGNY, souriant.

C’est à moi, sans doute, que cela s’adresse.

CÉCILE, à part.

Et à moi !

VALMONT.

Loin du monde, on retrouve ce calme de l’âme, ce repos de la conscience qui seuls peuvent donner le bonheur ; on pardonne à ceux qui ont pu nous entraîner à des actions coupables ; on les plaint, s’ils persévèrent dans leurs erreurs ; on les imite, s’ils se repentent, et l’on se souvient que Dieu nous défend de les accuser et de les maudire.

CÉCILE, à part.

Ah ! il a raison ! c’est le seul parti qui me reste.

MADAME DE TOURVEL.

Qu’il y a de conviction dans ses paroles !

CHAVIGNY.

En vérité, c’est touchant comme Massillon ! Il me donnerait envie de me convertir !... Eh ! mais, voyez donc l’impression qu’il produit sur mademoiselle !

MADAME DE TOURVEL.

En effet, Cécile !... comme vous êtes pâle et tremblante !...

CÉCILE.

Ô mon amie ! vous près de qui je venais chercher des conseils ! ma résolution est prise maintenant : bientôt vous la connaîtrez.

MADAME DE TOURVEL.

 Que dites-vous ?

CÉCILE.

Mon cœur me la dictait : ce que je viens d’entendre achève de me décider.

CHAVIGNY, souriant, à part.

Est-ce que ce serait une conversion ?

MADAME DE TOURVEL.

Qu’avez-vous, mon enfant ? Songez à M. Danceny : vous serez son heureuse et sage compagne.

CÉCILE.

Ah ! au nom du ciel ! ne prononcez pas de telles paroles ! elles déchirent le cœur et rendent le devoir trop pénible !

MADAME DE TOURVEL.

Expliquez-vous !

CÉCILE.

Non, non !... La seule route qui me reste à suivre est tracée !... adieu, mon amie, soyez plus heureuse que moi !

MADAME DE TOURVEL.

Arrêtez !

CÉCILE.

Tout est fini !... Un jour vous apprendrez... adieu, monsieur de Valmont !

MADAME DE TOURVEL, à Cécile.

Je ne vous laisserai pas partir ainsi... Écoutez-moi... Veuillez m’excuser, messieurs !...

Elle la suit par le fond.

 

 

Scène VIII

 

VALMONT, CHAVIGNY

 

CHAVIGNY.

Voilà peut-être une âme gagnée au Ciel ! Vive Dieu ! Quel succès pour ton début dans la prédication !

VALMONT, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah !... Eh bien, qu’en dis-tu ?

CHAVIGNY, étonné.

Ah !... à la bonne heure !...

VALMONT.

J’ai vu le moment où je te convertissais aussi !

CHAVIGNY.

Je devine tout, et je m’incline avec respect devant toi !... De ce moment, je te déclare mon maître.

VALMONT.

Je savais bien que je te forcerais à m’admirer.

CHAVIGNY.

Oh ! c’est beau, c’est très beau !

VALMONT.

Dis-moi, si je m’entends à conduire un siège !... me voilà introduit dans la place.

CHAVIGNY.

Mais elle tient encore.

VALMONT.

Elle se rendra !

CHAVIGNY.

Peut-être.

VALMONT.

Tu verras !

 

 

Scène IX

 

VALMONT, MADAME DE TOURVEL, CHAVIGNY

 

MADAME DE TOURVEL.

Pardon, messieurs, si je vous ai quittés ; je n’ai pu triompher des émotions de Cécile ; elle est partie tout en larmes.

VALMONT.

Il faut laisser faire le ciel.

CHAVIGNY.

Moi qui crains le pouvoir de ton éloquence, et qui tiens encore aux plaisirs du monde, je me retire. Madame, vous permettez ?

MADAME DE TOURVEL.

Rien, je pense, ne s’oppose à ce que vous demeuriez,

CHAVIGNY.

Oh ! je me sens encore trop mondain pour assister aux graves entretiens qui vont sans doute avoir lieu ; veuillez donc agréer mon hommage.

Il fait quelques pas pour s’éloigner après avoir salué, puis il passe entre Madame de Tourvel et Valmont.

À revoir, Valmont ! n’oublie pas de m’avertir quand tu entreras chez les Capucins !

Air : Vaudeville de l’apothicaire.

Vers le ciel tu prends ton essor ;
Je te quitte, car Dieu t’appelle !
Mais s’il voulait lutter encor,
Triomphe de l’ange rebelle !
Pour te vaincre n’épargne rien.
Après le combat vient la gloire.
Adieu !... je vais, en bon chrétien,
Faire des vœux pour ta victoire.

 

 

Scène X

 

VALMONT, MADAME DE TOURVEL

 

MADAME DE TOURVEL, inquiète et regardant autour d’elle.

Seule avec lui !

VALMONT, à part.

Seul avec elle !

MADAME DE TOURVEL.

Monsieur de Valmont, vous avez désiré me parler ; mais vous permettrez...

Elle appelle.

Julie !...

Julie entre.

VALMONT, à part.

Diable !... Ce n’est pas là mon compte !

Haut, tirant des lettres de sa poche.

Ces papiers, madame...

MADAME DE TOURVEL.

Ah !... mes lettres...

À Julie.

Julie, portez ces livres dans mon appartement.

VALMONT, à part.

Je savais bien que je la forcerais de la renvoyer.

Il remet les lettres dans sa poche.

MADAME DE TOURVEL, à part.

Je n’ai plus rien à craindre de lui !... et pourtant je tremble encore !

VALMONT.

Eh quoi ! madame, redoutez-vous toujours celui qui n’a désiré venir ici que pour expier des torts involontaires ?

MADAME DE TOURVEL.

Non !... Votre sincère repentir...

VALMONT.

Mon repentir !... Oui, des fautes bien graves ont mérité votre colère ; mais cet amour...

MADAME DE TOURVEL.

Monsieur de Valmont !

VALMONT.

Oh ! je n’en parle, madame, que pour m’accuser devant vous !... Moi, prétendre à un bonheur dont j’étais si peu digne !... non !... Pour me punir de tous mes torts, le ciel vous a montrée à moi trop tard !...

MADAME DE TOURVEL.

Ce n’est pas pour rappeler ce qu’il faut oublier à jamais...

VALMONT.

Aussi, je m’accuse... sans espoir ! Vous saurez tout !...

MADAME DE TOURVEL.

Que va-t-il dire ?

VALMONT.

Cet amour qui vous a paru si coupable, il est la moindre de mes erreurs.

MADAME DE TOURVEL.

Mais cet amour même, il n’existait pas : me joindre à vos nombreuses victimes, telle était votre espérance.

VALMONT.

On vous a dit cela, et vous l’avez cru !... Il en devait être ainsi, et je ne me plains pas... Je fus si criminel !... j’ai tant de reproches à m’adresser !... ah ! je veux tout vous dire !

MADAME DE TOURVEL.

Comment ?

VALMONT.

Pour me punir, madame, il faut que je vous fasse un entier aveu.

MADAME DE TOURVEL.

Je ne veux rien savoir.

VALMONT.

Vous connaîtrez combien j’ai mérité cette aversion que je vous ai inspirée, et qui est mon juste châtiment.

MADAME DE TOURVEL.

De l’aversion !...

VALMONT.

Ah ! il fallait que le Ciel fat bien irrité contre moi pour placer ainsi la haine dans le seul cœur qui pût satisfaire aux besoins du mien.

MADAME DE TOURVEL.

Moi !... de la haine !

VALMONT.

Ne vous en défendez pas !... j’en ai trop vu les effets.

MADAME DE TOURVEL.

Oh ! non, non !

VALMONT.

Croyez-vous donc que je puisse m’y tromper ? La haine, l’amour, ne me sont-ils pas connus ? Écoutez-moi !... Je voulais en vain m’étourdir sur l’ennui intérieur dont j’étais accablé ! Delà sont venues et mes erreurs et mes folies !... Et je ne crains pas de le dire, c’est vous, madame, oui c’est vous qui les avez causés !

MADAME DE TOURVEL.

Moi !...

VALMONT.

Oui, vous seule !... Mes inconstantes amours, mes infidélités, mes dédains, mes torts envers tant de femmes, sont votre ouvrage ! C’est vous, madame, qui, à votre insu comme au mien, dirigiez toutes mes actions : vous que j’appelais, madame !... Ah ! qu’il m’a fallu faire d’expériences... Si je vous disais combien je vous ai cherchée, où je vous ai cherchée !... Et quand je la trouve enfin cette femme que rêvait mon cœur, elle me hait !... Mes efforts pour la découvrir, elle me les impute à tort !... Je lui déplais même par les sacrifices que j’ai faits pour la rencontrer, elle, la seule que je puisse aimer véritablement !... Et pourtant, sans les épreuves qu’elle me reproche, qui m’eût appris qu’il n’est qu’une femme au monde dont l’âme est faite pour la mienne ?

MADAME DE TOURVEL.

Ah ! monsieur, ces femmes que vous avez trompées n’ont elles pas entendu aussi ces mêmes paroles ?

VALMONT, à part.

De la jalousie !... bon !

Haut.

Ne profanez pas, je vous en prie, l’amour que vous m’aviez inspiré, et que seule vous pouviez faire naître !... N’ajoutez pas au mépris que vous m’avez montré.

MADAME DE TOURVEL.

Ces mots de mépris, de haine, d’aversion, pouvez-vous les employer encore ?

VALMONT.

Votre défiance, votre effroi...

MADAME DE TOURVEL.

Je n’en ai plus.

VALMONT.

Maintenant, je le crois ; vous savez que pour moi tout est fini ; que cette dernière entrevue vous délivrera pour toujours de ma présence.

MADAME DE TOURVEL.

Non !... Plus calme un jour...

VALMONT.

Jamais !... En vous disant adieu, je renonce à tout avenir !... et vous apprendrez bientôt...

MADAME DE TOURVEL.

Quoi donc ?

VALMONT.

Ne parlons plus de cela : que vous importe ? J’ai désiré obtenir de vous le pardon des torts que vous me supposez, afin de pouvoir au moins terminer avec quelque tranquillité des jours auxquels je n’attache plus de prix depuis que vous avez refusé de les embellir...

MADAME DE TOURVEL.

Mon devoir m’imposait la loi...

VALMONT.

Vous m’avez fui.

MADAME DE TOURVEL.

Ce départ était nécessaire.

VALMONT.

Vous m’éloignez, vous me repoussez.

MADAME DE TOURVEL.

Il le faut.

VALMONT.

Pour toujours.

MADAME DE TOURVEL.

Je le dois.

VALMONT.

Votre fermeté me rend toute la mienne ! Eh bien ! oui, madame, nous serons séparés !... et même plus que vous ne pensez ! Et vous vous féliciterez à loisir de votre ouvrage.

MADAME DE TOURVEL.

Valmont, je croyais que la résolution prise par vous...

VALMONT.

Elle est l’effet de mon seul désespoir ! Avez-vous donc pu vous y tromper ? Mes douleurs, mes combats n’ont-ils pas laissé sur mon front des traces assez profondes ?...Vous avez voulu que je fusse malheureux ?... Je vous prouverai que vous avez réussi au-delà même de vos souhaits.

MADAME DE TOURVEL.

Moi ! vouloir votre malheur !... Vous ne le croyez pas.

VALMONT.

Ah !... vous le savez bien !... il ne peut exister un instant de bonheur pour moi, séparé de vous... haï, méprisé par vous !

MADAME DE TOURVEL.

Encore !... Ah !... ne prononcez plus ces mots cruels !...

VALMONT, se jetant à ses pieds.

Écoutez !... Être aimé de vous, c’était la vie pour moi !

MADAME DE TOURVEL.

Valmont !...

VALMONT, se levant, et d’un ton sombre.

Vous le voulez ?... la mort !...

MADAME DE TOURVEL, avec effroi.

La mort !... Mon Dieu, pardonnez-moi !... Valmont... vous seul...

Elle fait un pas pour se rapprocher de lui.

VALMONT, à part.

Elle vient !

MADAME DE TOURVEL, levant les yeux sur le portrait de son mari.

Mais, non, non !... Jamais !...

Elle tombe sur un fauteuil à gauche.

VALMONT, étonné et à part.

Eh bien ?...  Ah !... le portrait du mari !... Nous sommes encore trois !...

Il se rapproche d’elle.

Que vois-je ?... Ah, je suis bien malheureux !... J’ai voulu vivre pour votre bonheur, et je l’ai trouble !... Je ne sacrifie à votre tranquillité, et je la trouble encore !...

Avec plus de calme.

Pardon, madame !... peu accoutumé aux orages des passions, je sais mal en réprimer les mouvements !... Si j’ai eu tort de m’y livrer, songez au moins que c’est pour la dernière fois !

MADAME DE TOURVEL.

Hélas !...

VALMONT.

Oh ! calmez-vous !... calmez. vous, je vous en conjure.

MADAME DE TOURVEL.

Si voulez que je me calme, soyez vous-même plus tranquille. 

VALMONT, passant derrière le fauteuil où elle est assise, et s’acheminant vers la porte de gauche.

Eh bien, oui !... je vous le promets !... Si l’effort est grand, du moins ne doit-il pas être long !... Adieu, madame !...

MADAME DE TOURVEL, avec effroi.

Mais, monsieur de Valmont... de grâce !...

VALMONT, d’un air égaré.

Ah oui !... je suis venu pour vous rendre vos lettres... Ce douloureux sacrifice me reste à faire !... Ne me laissez rien qui puisse affaiblir mon courage !... Tenez !... reprenez-les !...

Il se trouve placé de l’autre côté de Madame de Tourvel, de façon que maintenant elle tourne le dos au portrait.

MADAME DE TOURVEL.

Oh ! pourquoi cet emportement, ces regards qui m’effraient ?

VALMONT.

Que tout soit dit entre nous !... Dans ces lettres, vous m’assuriez de votre amitié !... Je vous les rends !... Donnez ainsi vous-même le signal qui doit à jamais nous séparer !...

MADAME DE TOURVEL.

Juste Ciel !... n’aurez-vous donc pas pitié de moi ? La démarche que vous avez faite aujourd’hui n’est-elle pas volontaire ? N’avez-vous pas approuvé vous-même le parti que j’ai suivi par devoir ?

VALMONT, s’approchant d’elle.

C’est ce parti qui a décidé le mien.

MADAME DE TOURVEL, se levant.

Quel est-il ?

VALMONT, faisant quelques pas et la forçant à reculer.

Le seul qui puisse, en me séparant de vous, mettre un terme à mes peines.

MADAME DE TOURVEL, reculant vers la droite de l’acteur.

Mais, au nom du ciel, répondez !... quel est-il ?

VALMONT.

Ne l’avez-vous pas deviné ? Puis-je conserver une vie qui n’a de prix que par vous ?

MADAME DE TOURVEL.

Ah ?...

VALMONT, avec passion.

Vous ne saurez jamais quel était cet amour que vous repoussez. Vous ignorerez jusqu’à quel point vous fûtes adorée, et de combien ce sentiment m’était plus cher que la vie !... Puissent vos jours être fortunés et tranquilles !... puissent-ils s’embellir de tout le bonheur dont vous m’avez privé !... Payez au moins ce vœu sincère par un regret, par une larme ; et croyez que le dernier de mes sacrifices ne sera pas le plus pénible à mon cœur !... Adieu !...

Il va pour sortir ; elle est dans le plus grand trouble, et le retient fortement.

MADAME DE TOURVEL, tournant tout-à-fait le dos au portrait.

Non !... Écoutez !...

VALMONT.

Laissez-moi !...

MADAME DE TOURVEL.

Vous m’écouterez !... je le veux !

VALMONT.

Il faut vous fuir !... il le faut !...

MADAME DE TOURVEL.

Non !...

VALMONT, à ses genoux.

Votre amour ou la mort !...

MADAME DE TOURVEL, dans le plus grand désordre.

Vivez donc !...

VALMONT, avec transport et se levant.

Vous m’aimez ?... 

MADAME DE TOURVEL.

Mon Dieu !... tu sais si je l’aime !...

Elle cache sa tête dans ses mains et pleure.

VALMONT.

Des larmes !...Mon bonheur fait votre désespoir !...

MADAME DE TOURVEL.

Votre bonheur ?...

VALMONT.

En est-il un semblable ?

MADAME DE TOURVEL.

Heureux !... par moi !... Heureux !...

VALMONT.

Mille fois plus que je ne puis le dire !

MADAME DE TOURVEL.

Dieu me punira... mais, je le sens, je ne puis plus supporter la vie qu’en la lui consacrant !...

Elle se jette sur le fauteuil à droite ; Valmont est à genoux devant elle. La toile tombe.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente un riche salon chez Valmont. Porte au fond ; porte à gauche. Sur le côté droit, au premier plan, est un cabinet dont la fenêtre ouvre sur la salle,  et dont la porte ouvre sur le théâtre.

 

 

Scène première

 

VALMONT, GEORGES

 

Au lever du rideau, Valmont écrit, assis à une table dans ce cabinet ; Georges est assis sur un fauteuil, de l’autre côté du théâtre... 

VALMONT, écrivant.

« Ah ! sans doute il est inutile que je vous les rappelle ; car vous ne pouvez les avoir oubliés ces sentiments si tendres qui unissent nos cœurs ; cette volupté de l’âme, toujours renaissante et toujours plus vivement sentie ; ces jours si doux et si fortunés que chacun de nous doit à l’autre ; tous ces biens de l’amour, que lui seul procure ! »

GEORGES.

Allons, ma vie est maintenant une vie de chanoine !... Plus de concierges à séduire, de cochers à enivrer, de coups à recevoir ! Une seule lettre par jour à porter, et toujours à la même adresse !... Je me rouillerai peut-être ; mais, ma foi, je me repose et j’engraissé.

VALMONT.

Quel plaisir j’éprouve à lui écrire ! les mots viennent d’eux-mêmes se placer sous ma plume !... Oh ! je ne soupçonnais pas que cette victoire me donnerait autant de bonheur !... Depuis trois mois entiers elle est à moi !... Chacune de ses pensées m’appartient ! Je commande à toutes ses émotions !... Aujourd’hui je la verrai !... Ici !... chez moi !...

Il réfléchit et continue d’écrire.

GEORGES.

Du diable, si je me serais douté d’un changement pareil !... M. de Valmont constant !... Il ne faudra plus s’étonner de rien !

VALMONT, il a plié sa lettre, sort du cabinet et vient en scène.

Allons !... En voilà assez !... Dieu me pardonne, les quatre pages sont remplies !... Elle verra qu’en son absence son souvenir embellissait l’attente !... Vraiment, je n’ose m’examiner !... Quel charme inconnu y a-t-il donc chez cette femme ?... Elle m’aime !... Elle m’a cédé !... Eh bien ! n’est-ce pas une liaison comme une autre ?... Non, non ! Je voudrais en vain me faire illusion, je le sens !... Je ne suis plus le même ; et, pour la première fois, le bonheur survit au plaisir !

Air : Je sais attacher des rubans.

Des femmes que je crus aimer,
Rappelant l’image effacée,
Vers les attraits qui surent me charmer
Je veux encor reporter ma pensée.
Ce souvenir d’un fugitif bonheur,
En vain, hélas ! je tache qu’il revienne !...
J’ai beau chercher leur image en mon cœur
J’y retrouve toujours la sienne.

Ah ! tu es là, Georges !

GEORGES.

Oui, monsieur le vicomte, j’attends vos ordres.

VALMONT.

Tu vas porter cette lettre.

GEORGES, prenant la lettre sans la regarder.

Tout de suite, monsieur

VALMONT.

Eh bien ! tu ne me demandes pas dans quel endroit ?

GEORGES.

Oh ! c’est inutile à présent ! Il n’y a plus deux adresses pour votre correspondance.

VALMONT.

Ah !... tu l’as remarqué ?

GEORGES.

Près de vous, feu monsieur de Céladon n’était qu’un volage.

VALMONT.

En vérité ?

GEORGES.

Moi, je trouve cela très touchant, et surtout fort commode ; seulement ça fait beaucoup rire ces messieurs.

VALMONT.

Rire !... Qui donc ?

GEORGES.

MM. de Chavigny, de Crissé et vos autres amis ; je sais ce qu’ils disent de vous par ce que racontent les domestiques.

VALMONT.

Ah !...

GEORGES.

C’est égal, croyez-moi, monsieur, persévérez !... Une seule maîtresse, c’est très agréable... surtout pour le valet de chambre.

VALMONT.

Trêve de conseils et d’observations !... Je ne les aime pas.

GEORGES.

Pardon, monsieur.

Il sort.

VALMONT, à lui-même.

Ils rient !... Ils se moquent de moi !...

GEORGES, annonçant.

Monsieur le chevalier Danceny.

Il introduit le chevalier, et sort.

 

 

Scène II

 

VALMONT, DANCENY

 

VALMONT.

Ah ! bonjour, chevalier.

DANCENY.

Bonjour, mon ami. Vous allez bien, ce matin ?

VALMONT.

À merveille !... Mais vous, mon cher, qu’avez-vous donc ? Je vous trouve la mine piteuse d’un neveu déshérité.

DANCENY.

Hélas ! c’est celle d’un amant au désespoir.

VALMONT.

Ah ! diable.

DANCENY.

Oui, et dans ma détresse je viens implorer votre secours.

VALMONT.

Ma foi, mon cher, j’ai déjà fait bien des choses pour vous.

DANCENY, lui serrant la main.

Je le sais, et je vous en remercie.

VALMONT.

Il n’y a pas de quoi !

DANCENY.

Oh, pardon !... Mais, sans le vouloir aussi, vous m’avez fait bien du mal.

VALMONT.

Comment cela ?

DANCENY.

Figurez-vous que Cécile ne veut plus entendre parler de mariage.

VALMONT.

Ah, ah !

DANCENY.

Elle est entrée au couvent, et elle a décidé de se faire religieuse.

VALMONT.

Eh bien ! que voulez vous que j’y fasse ? moi ?

DANCENY.

Mais c’est votre faute.

VALMONT.

Comment ? ma faute !...

DANCENY.

Oui, sans doute. Il paraît qu’un jour vous avez développé devant elle avec tant d’éloquence et d’onction les nouvelles idées qui s’étaient alors emparées de vous ; vous avez fait un tableau si rembruni des dangers et des séductions du monde, qu’à dater de ce moment elle n’a pas eu un instant de repos, et sa résolution a été prise.

VALMONT.

Que voulez-vous, mon ami ? quand on a été touché par la grâce !...

DANCENY.

Vous aviez bien besoin de vous convertir !... Il fallait du moins attendre que je fusse marié.

VALMONT.

Choisit-on son moment ? Au surplus qu’elle fasse comme moi ! je suis revenu au monde.

DANCENY.

Il est bien temps !... vous qui avez fait le mal, refuserez-vous de le réparer ?

VALMONT.

Et de quelle façon ?

DANCENY.

Vous avez conquis un si grand empire sur l’esprit de Cécile, que vous pourriez encore changer ses dispositions à mon sujet. Elle refuse de me voir, mais vous serez reçu, vous.

VALMONT.

J’en suis fâché, mon cher, mais je ne me mêle plus de ces sortes de choses : faites maintenant vos affaires vous même ; je n’ai ni le temps ni la volonté de m’occuper de vos amours. Eh ! mais quel est ce bruit ?

LA GUIMARD, dans la coulisse.

C’est bon, c’est bon, ne m’annoncez pas.

 

 

Scène III

 

LA GUIMARD, VALMONT, DANCENY

 

DANCENY, à lui-même.

Ah ! c’est la duchesse à qui j’ai donné la main il y a quatre mois.

VALMONT.

Comment !... vous, chez moi !...

LA GUIMARD.

Oui, mon cher vicomte, il faut que je vous parle !... C’est vous que je retrouve, chevalier !... Bonjour !...

DANCENY.

Veuillez agréer mon hommage.

VALMONT.

Quel heureux hasard vous amène ?

LA GUIMARD.

Ce n’est point un hasard : je viens réclamer de vous un service.

VALMONT.

Comment ? vous aussi ! Faut-il que je ramène un infidèle à vos pieds ?

LA GUIMARD.

Eh, mon Dieu, non ! c’est tout le contraire.

VALMONT.

Comment cela ?

LA GUIMARD.

Il faut que vous m’aidiez à me débarrasser d’un soupirant.

VALMONT.

Ce sera plus difficile.

LA GUIMARD.

Vous avez bien de la bonté.

VALMONT.

Dites que j’ai de bons yeux. Mais de qui s’agit-il donc ?

LA GUIMARD.

De Chavigny.

VALMONT.

Ah, ah !...

LA GUIMARD.

Depuis trois mois il m’obsède, me persécute, me tyrannise !... Il est fou d’amour !...

VALMONT.

Allons donc !... Chavigny !

LA GUIMARD.

Ce n’est point une plaisanterie, mon cher vicomte : je ne sais comment cela s’est fait.

Air : Mais à son âge ainsi qu’au vôtre. (Va-de-bon-cœur.)

Comme un Turc jaloux et maussade,
Il ne rêve que trahison ;
Sur mon honneur j’en suis malade,
Et lui-même en perd la raison.
Il faut que l’un de nous y reste ;
Oui, c’en est fait de moi, sinon de lui !...
Car, s’il meurt d’amour, j’atteste
Qu’il me fera mourir d’ennui.

VALMONT.

Quelque confiance que j’aie dans vos charmes, quelque dispose que je sois à croire aux prodiges, vous ne me persuaderez pas que Chavigny, le roué par excellence, le mauvais sujet modèle, ait pu changer ainsi. Il y a là-dessous quelque arrière-pensée, quelque projet qui nous sera révélé un jour.

LA GUIMARD.

J’ignore ce qu’il sera dans l’avenir, mais je sais qu’à présent il m’ennuie : je veux que cela finisse, et j’ai compté sur votre secours. C’est tous les jours une scène nouvelle !... Tenez, l’autre soir, j’étais au théâtre ; il est venu m’y retrouver...

DANCENY.

Il a osé... dans la loge de madame la duchesse...

LA GUIMARD.

J’étais en train de répéter mon pas de zéphyr...

DANCENY.

Comment !... madame la duchesse fait des pas de zéphyr dans sa loge !...

LA GUIMARD.

Ah ça, d’où venez-vous donc, monsieur, et pour qui me prenez-vous ?

DANCENY.

Mais, madame, n’êtes-vous pas... ?

LA GUIMARD.

Marie-Madelaine Guimard, première danseuse à l’Opéra.

DANCENY.

Oh !... une danseuse !... Valmont !... Est-ce qu’on se serait moqué de moi ?

VALMONT.

Pas le moins du monde ! c’est vous qui avez pris le change.

DANCENY.

Mais il y a quatre mois...

LA GUIMARD.

Il y a quatre mois on a fait une plaisanterie à laquelle j’ai bien voulu me prêter ; mais je vous croyais détrompé depuis longtemps. Puisqu’il n’en était rien, je reprends aujourd’hui mon titre. Sachez monsieur, qu’il y a des centaines de duchesses en France, et qu’il n’y a qu’une Guimard.

DANCENY, à part.

Une danseuse !...

LA GUIMARD.

Mon cher vicomte, vous êtes intimement lié avec Chavigny ; me promettez-vous d’accomplir la mission dont je vous charge de lui dire que l’obsession de son amour me fatigue ; que jusqu’à présent je me suis tue par égard pour sa réputation ; mais que s’il persévère, je parle, et il devient la fable de la ville et de la cour. Enfin, je vous en supplie, faites-lui peur, et rendez-moi le service de m’en débarrasser.

VALMONT.

En vérité, me voilà placé dans une étrange situation !... D’un côté, un amoureux qui s’afflige, parce qu’on ne l’aime plus ; de l’autre, une femme qui se désole, parce qu’on l’aime trop !... et moi, chargé de rallumer le feu par ici, pendant que je l’éteindrai par là !... vous avouerez que cette double mission n’est pas facile à remplir !... 

GEORGES, annonçant.

MM. de Chavigny, de Crissé, Préval et d’Armincourt.

Valmont lui fait signe de rester.

LA GUIMARD.

Chavigny... je ne veux pas qu’il me voie ici !

VALMONT.

Vous avez raison, ce serait tout gâter !... Sortez par cet escalier dérobé. Danceny, donnez la main à madame.

DANCENY, à part.

La Guimard !...

VALMONT, le poussant.

Allons donc, chevalier !...

LA GUIMARD, sortant.

Je vous recommande Chavigny.

VALMONT, à demi-voix.

Et moi, je vous recommande le chevalier.

Ils sortent par la porte de gauche.

VALMONT, revenant en scène.

Elle est folle de croire à cet amour-là !... Chavigny passionné !... et pour la Guimard ! ah !...

 

 

Scène IV

 

PRÉVAL, CHAVIGNY, VALMONT, CRISSÉ, D’ARMINCOURT

 

VALMONT.

Soyez les bienvenus, messieurs !

CHAVIGNY.

Il faut bien vraiment venir te chercher, puisqu’on ne te rencontre plus nulle part.

VALMONT.

Vous me voyez charmé de vous recevoir.

CHAVIGNY.

Nous venons près de toi remplir l’office d’amis dévoués.

CRISSÉ.

T’éclairer sur le danger de ta situation.

CHAVIGNY.

Te donner encore quelques bons avis.

CRISSÉ.

Et te déclarer ensuite que nous t’abandonnons, s’il n’y a plus de ressources.

VALMONT.

En vérité, vous m’effrayez !

CHAVIGNY.

Valmont, tu es un homme perdu !

VALMONT.

Oui-dà ?

CHAVIGNY.

Jusqu’à présent, nous avons pris ta défense ; mais il n’y a plus moyen d’y tenir ! les faiseurs de quolibets ont trop beau jeu.

VALMONT.

Expliquez-vous !

CHAVIGNY.

Comment ! que nous nous expliquions ? Ah ça ! ne devines-tu pas ce qu’on raconte de toi partout : le brillant Valmont est devenu le plus niais des amoureux.

VALMONT.

Pardieu ! il me paraît plaisant que de pareils reproches me viennent de Chavigny !... de Chavigny, amant jaloux, et passionné de la Guimard !...

CRISSÉ et LES AUTRES, riant aux éclats.

Ah, ah, ah ! cela serait-il vrai ?

CHAVIGNY, s’efforçant de sourire.

De la Guimard !... ah ! ah !... mais qui t’a si bien instruit ? Au reste, il ne s’agit pas de cela. N’essaie pas de nous donner le change, vois-tu : c’est de toi qu’il s’agit, Valmont, de ta renommée passée, de ta réputation future, et tu dois nous savoir gré de notre démarche.

VALMONT.

On s’occupe donc beaucoup de moi dans le monde ?

CHAVIGNY.

Le moyen de parler d’autre chose !... Tous les yeux n’étaient-ils pas fixés sur toi ! était-il une femme qui ne s’enorgueillit d’un seul de tes regards ?

VALMONT.

Ah !...

CHAVIGNY.

Tout cela a disparu pour faire place aux railleries amères, aux piquants sarcasmes, aux plaisanteries méritées : ton trône s’est écroulé, Valmont, et c’est une prude qui le renverse.

VALMONT.

Vous croyez ?

CHAVIGNY.

Je l’avouerai, quand je t’ai va diriger tes projets de ce côté, j’ai rêvé pour toi un beau triomphe !... Cette inexpugnable vertu dont on fait tant de bruit, tombera, me disais-je, et c’est à Valmont, à Valmont seul, que cette glorieuse victoire est réservée !... Alors, quelle auréole environnera son front ! qui ne se courbera devant lui ?

VALMONT.

Tu pensais cela ?

CHAVIGNY, à part.

Il y viendra.

Haut.

Mon amitié jouissait d’avance de ta gloire... mais, au lieu de cela, savoir qu’en tous lieux, dans les cercles, au bal, au théâtre, on rit de toi, on te raille, on te chansonne !

VALMONT.

Des chansons !...

CHAVIGNY.

Oui, pardieu !... et de fort drôles sur ton amour, ta constance et ta passion romanesque...

VALMONT.

Est-il possible ?

CHAVIGNY.

Tiens, en voici une que j’ai retenue.

Air nouveau de M. Doche.

Sous le capuchon
Qui cache sa honte ;
Dans un long sermon
Qui donc nous en conte ?
Bon !
C’est un noble vicomte !
Non !
C’est le frère Valmont.

De l’homme de bien
Approchez, mesdames ;
Ne craignez plus rien.
Maris, pour vos femmes !...
Bon !
C’est le tendre vicomte ?
Non ! etc.

Comme il s’est montré
Soumis à sa belle !
Quel Miserere
Il chante avec elle !...
Bon !
Paix au constant vicomte !
Non !
Paix au frère Valmont !...

Voyez-les tous deux
Marmottant un psaume !...

VALMONT.

Assez, Chavigny ! assez.

CHAVIGNY.

Écoute donc, mon cher, il y a trente-trois couplets !

VALMONT.

Et vous n’avez pas imposé silence ?...

CHAVIGNY.

Que diable pouvions-nous dire ?... tout cela n’est-il pas de la plus exacte vérité ?...

VALMONT.

La vérité !... la vérité !...

CHAVIGNY.

Ne roucoules-tu pas, depuis trois mois, comme défunt Amadis des Gaules ? n’es-tu pas plongé dans une stupide adoration devant la guimpe de ta dévote ? ne t’es-tu pas livré, pieds et poings liés, à une passion ridicule qui absorbe tous tes moments, compromet ton avenir, et nous condamne à te plaindre ?

VALMONT.

Peut-être...

CHAVIGNY, à part.

Bon !... le voilà qui capitule !...

Haut.

Il n’y a pas de peut-être, mon cher : ta passion est un fait.

VALMONT.

Qu’en savez-vous ?

CHAVIGNY.

Pardieu ! j’en appelle à ces messieurs !...

VALMONT.

Qui vous dit qu’il ne m’a pas pris tout-à-coup une fantaisie d’être discret ? Je ne veux plus publier mes bonnes fortunes qu’en masse.

CHAVIGNY.

Et nous verrons en tête de la liste ?

CRISSÉ, riant.

Marie-Madeleine Guimard ! Ah ! ah ! ah !

VALMONT, regardant Chavigny.

Pourquoi pas ?

CHAVIGNY.

Non, messieurs... nous n’y verrons qu’un seul nom ; toujours le même pendant trois mois !... Allons, allons, tu es perdu ; et tu attendras que ta chère présidente, effrayée par son confesseur, ramenée par son mari, ou séduite par un autre amant, le donne ton congé.

Ils rient.

VALMONT.

Mon congé !... Et si vous étiez tous dans l’erreur ?... prenez-y garde ! vous vous êtes déjà trompés une fois sur mon compte !...Si les niais qui me raillent, si les insolents qui me chansonnent m’avaient méconnu ? si cette prétendue passion n’existait plus ? si dans le moment même où vous êtes entrés, j’exerçais mon imagination pour trouver le moyen de rompre avec elle d’une manière éclatante ?

CHAVIGNY.

Cela serait admirable !... mais cela est impossible !

VALMONT.

Impossible !... en es-tu bien sûr ?

CHAVIGNY.

L’empire de la présidente est trop bien assuré : elle a trop solidement attaché la chaîne.

VALMONT.

Cela n’est pas vrai !

CHAVIGNY.

La preuve ?

VALMONT.

Je romps avec elle.

CHAVIGNY.

Quand ?

VALMONT.

Dès demain !

CHAVIGNY.

Oh ! demain !... nous savons ce que cela veut dire !... demain n’arrive jamais.

VALMONT.

Eh bien ! aujourd’hui même... mais le moyen ?

CHAVIGNY.

Pardieu, il y en a un tout simple ! Une lettre bien tournée, dont on fait circuler des copies...

CRISSÉ.

J’en retiens une.

VALMONT.

Ah ! oui, je comprends !

CHAVIGNY.

Il n’osera pas !

VALMONT.

Vous croyez ?

CHAVIGNY.

Sans doute.

VALMONT.

Eh bien ! dictez vous-mêmes.

CHAVIGNY.

En vérité ?

VALMONT.

Je vais me placer là, asseyez-vous !... j’écris.

CHAVIGNY.

Ma foi, si tu fais cela, je te déclare un héros, et nous le rendons notre estime.

VALMONT, assis à la table dans le cabinet.

Dictez donc ?... vous allez voir !

CHAVIGNY, à part.

Je savais bien que je l’y amènerais !...

Haut.

Allons, soit !... Asseyons-nous, messieurs.

Ils s’asseyent ; Valmont est à la table, dans le cabinet.

VALMONT.

Je tiens la plume.

CHAVIGNY.

Il faut commencer par t’excuser !...

CRISSÉ.

C’est juste...

CHAVIGNY.

Ah, j’y suis !

Dictant.

« On s’ennuie de tout, mon ange ; c’est une loi de la nature, ce n’est pas ma faute. »

CRISSÉ.

Très bien !

CHAVIGNY.

N’est-ce pas, on doit débuter par les procédés.

À Valmont.

As-tu écrit ?

VALMONT.

Oui.

CHAVIGNY, dictant.

« Si donc je m’ennuie aujourd’hui d’une aventure qui m’a occupée entièrement trois mortels mois, ce n’est pas ma faute. »

CRISSÉ.

À merveille !

CHAVIGNY, à Valmont.

Tu y es, Valmont ?

VALMONT.

Sans doute !

CHAVIGNY, dictant.

« Si, par exemple, j’ai eu juste autant d’amour que toi de vertu, il n’est pas étonnant que l’un ait fini en même temps que l’autre, ce n’est pas ma faute. »

CRISSÉ.

Oh ! c’est excellent !...

CHAVIGNY, dictant.

Tiens, ajoute : « Je sens bien que voilà une belle occasion de crier au parjure ; mais si la nature n’a accordé aux hommes que la constance, tandis qu’elle donnait aux femmes l’obstination, ce n’est pas ma faute. »

VALMONT.

Ah !...

CHAVIGNY, se levant.

Eh bien, tu t’arrêtes ?... Qu’est-ce que je disais ?... Allons, messieurs, il est inutile de continuer.

VALMONT.

Pourquoi cela ?

CHAVIGNY.

Déjà tu fléchis ?...

VALMONT.

Qui te l’a dit ?

CHAVIGNY.

Pardieu... je le vois bien... Pauvre garçon !

VALMONT.

Tu te trompes... la lettre est charmante !... Je voudrais l’avoir inventée...

CRISSÉ.

Écrire, c’est bien !... mais il s’agit maintenant d’envoyer la lettre.

CHAVIGNY.

C’est juste !...

VALMONT.

Vous doutez encore de mes sentiments ?... Tenez, voici l’adresse.

Il écrit l’adresse.

« À Madame la Présidente de Tourvel. »

CHAVIGNY.

Ma foi, il n’y a plus rien à dire si elle reçoit cette lettre.

VALMONT.

Elle la recevra...

CHAVIGNY.

Tu es notre héros, notre orgueil, notre modèle...

À part.

Et moi ! je suis vengé de la prude !

Air : Guerriers, défendez votre cœur. (Wallace.)

De l’avenir il nous répond :
Depuis trop longtemps il sommeille !...
Inclinons-nous. Il se réveille !
Mes amis, honneur à Valmont !
Honneur ! honneur au grand Valmont !

TOUS.

De l’avenir il nous répond, etc.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

VALMONT, seul

 

C’en est fait ! Ils m’ont ouvert les yeux. Sans eux, j’étais perdu !... Et que pouvais-je répondre ? De quel front me serais-je désormais présenté dans ce monde, où je paraissais en conquérant ? Qu’entends-je ?... on frappe !... C’est elle, sans doute !... Point de faiblesse... voici l’instant de rompre ma chaine. Armons-nous, dès l’abord, de froideur et de dédain...

Il va ouvrir la porte à gauche.

 

 

Scène VI

 

VALMONT, MADAME DE TOURVEL

 

VALMONT.

Ah ! c’est vous, Adèle !... Vous vous êtes fait bien attendre.

MADAME DE TOURVEL, agitée.

Moi ?... Pardon.

VALMONT.

Je m’étonnais, je l’avoue : je me demandais quelle occupation si pressante pouvait vous faire oublier l’heure qui m’avait été promise ?

MADAME DE TOURVEL.

Oublier !... Jusqu’à ce jour, Valmont, ma vie n’a-t-elle pas été tout entière dans les moments que j’ai passés près de vous ?

VALMONT, avec quelque effort.

Trois mois de bonheur peuvent paraître longs.

MADAME DE TOURVEL.

Trois mois ! Il les a comptés !

VALMONT, toujours avec effort.

C’est qu’une affaire importante m’appelle dehors...

Il remarque l’agitation de Madame de Tourvel.

Mais qu’avez-vous donc ? Pourquoi vous troubler ainsi pour quelques paroles...

MADAME DE TOURVEL.

Oh non ! vos reproches injustes, vos paroles glacées, Valmont, je les recueille aujourd’hui avec avidité ! Redoublez avec moi de froideur et d’injustice : tant mieux !... Vous me rendrez du courage, et j’en ai besoin.

VALMONT, étonné.

Comment ?

MADAME DE TOURVEL.

Oui, Valmont, je suis venue près de vous, résolue à rompre ces nœuds coupables.

VALMONT.

Rompre nos nœuds !...

À part.

Ah !... ils disaient donc vrai ?

MADAME DE TOURVEL.

Le remords s’est fait entendre. Je veux, je dois renoncer à ce criminel amour qui m’a perdu !... Je viens vous redemander ces jours de repos que vous m’avez ravis.

VALMONT.

Qu’entends-je ? Adèle, est-il possible ?... Me quitter !... m’abandonner !... Adèle !...

MADAME DE TOURVEL.

Ah !... ce nom !... c’est le seul que j’aime à entendre sortir de ta bouche !... Car, pour toi, je n’étais, je ne voulais être qu’Adèle !... Mais à ce nom il en a été joint un autre, et l’homme qui me le confia, l’homme à qui j’avais promis de le respecter, il revient !...

VALMONT.

Ah !

MADAME DE TOURVEL.

Bientôt, peut-être. Il me redemandera cet amour que je lui ai juré au pied des autels ! C’est à ces mêmes autels que je suis allée me prosterner ce matin, implorant de mon Dieu ses conseils et sa force !... J’ai longtemps prié, Valmont, pour vous et pour moi !... C’est la cause de mon retard, car je n’ai quitté l’église que pour vous rejoindre et vous dire adieu.

VALMONT.

Adieu !... vous !...

MADAME DE TOURVEL.

Ne m’as-tu pas entendue ?... Il sera ici... bientôt !

VALMONT.

Il revient ?...

MADAME DE TOURVEL.

Ah !... tu le comprends tout ce qu’il y a pour moi de tourments dans ces deux mois : Il revient !... Eh bien ! comprends donc aussi ce que je souffre, tout ce qu’il y a d’horrible dans ma situation ! Cet homme, sur qui je n’oserai plus lever les yeux, il ne m’a jamais offensée ! Chacun de ses regards déchirera mon cœur ; chacune de ses paroles éveillera un remords ! Quand il m’environnera des témoignages de sa tendresse, car il m’aime aussi lui !... faudra-t-il donc que je ne trouve en moi que l’idée de le trahir, de le tromper encore ? Non, non !... Je ne veux point me condamner à une vie d’hypocrisie et de mensonge... Il saura tout !... Sans cela, il me faudrait voir devant moi avilir sa tendresse si pure ? Sans cela il me faudrait trembler sans cesse ?... Je n’oserais plus dormir, Valmont, j’aurais peur de mes songes !

VALMONT, à part, avec émotion.

La perdre !... ah, je le sens maintenant, ce sacrifice est au-dessus de mes forces !

Haut.

Ne suis-je donc plus rien pour toi ? N’y a-t-il donc de sacré au monde que cet amour tyrannique qu’impose la société ? Ton Dieu n’a-t-il pas aussi entendu nos serments ? et plus forts, plus dignes de lui, car ils étaient libres !... Non, tu es à moi, à moi seul, car c’est à moi seul que tu t’es donnée volontairement ! En perdant ton amour, il a perdu ses droits !

MADAME DE TOURVEL.

Oh ! tais-toi, Valmont !... ne cherche pas à m’offrir une vulgaire et misérable excuse. Quand je suis tombée, j’ai senti toute la profondeur de ma chute ; mais c’était pour toi que je tombais, et ma chute ne m’a point effrayée.

VALMONT.

Pour moi !... et maintenant mon bonheur, ma vie, mon amour, tu sacrifies tout à un autre !

MADAME DE TOURVEL.

Laisse-moi m’en aller !... ne cherche pas à me retenir !... Ce passage qui m’a conduite vers toi, il est encore ouvert !... adieu !... Ne songe plus à moi !... ne t’informe pas de mon sort !... D’autres femmes te consoleront, toi !... Eh ! qui pourrait ne pas t’aimer ?... Adieu !...

Elle va vers la porte latérale, Valmont l’a précédée, a ôté la clef, et l’a jetée loin de lui.

VALMONT, avec passion.

Tu ne sortiras pas !... Tu es à moi !... La voix de mon amour fera taire ces remords insensés qui me désespèrent !... Eh quoi ! ai-je donc perdu tout mon empire ? Toi, Adèle, renoncer à moi !... Toi, me quitter.

MADAME DE TOURVEL.

Oh, de grâce, par pitié, ne cherche pas à combattre une résolution qui déjà m’a coûté tant d’efforts... Laisse-moi te fuir !...

VALMONT.

Jamais !

MADAME DE TOURVEL.

Tu m’aimes donc encore ?

VALMONT.

Plus que moi-même je ne pouvais le penser !... Plus que ma vie !

MADAME DE TOURVEL.

Ah !...

VALMONT.

Mais toi ?

MADAME DE TOURVEL.

Plus que mon honneur !...

VALMONT, passionné.

Mon Adèle !

MADAME DE TOURVEL.

Misérable créature que je suis !... un mot, un seul mot de toi m’a déjà rendue à ma faiblesse !... Sois donc le maître de ma destinée ! Mais écoute, avant de décider de nouveau de mon sort, de mon avenir tout entier, songe bien quels sacrifices nous nous imposons désormais l’un et l’autre !... Devoirs, sermons, estime publique, je foulerai tout aux pieds !... Tous deux il nous faudra braver les mépris de ce monde qui nous observe, et qui nous jugera ?... Pour loi, je trahis, j’abandonne l’époux qui m’aime ct que je vénère ; j’offense le Dieu que je redoute !... Eh bien ! je m’en sens la force !... mais toi, songes-y, Valmont !... ce monde si brillant qui t’environnait de ses prestiges et de son admiration, il se ferme pour toi !... un seul amour pour toute ta vie !... Quand je renonce à ces devoirs si doux à remplir et qui autrefois faisaient mon bonheur, renonceras-tu, toi, à ces vanités qui autrefois faisaient la gloire ? Encore une fois, songez-y bien... les sarcasmes amers de tous ces faux amis, qui n’honoraient en toi que tes vices, ils vont te poursuivre : te sens-tu la force de les braver ?

VALMONT, passionné.

Oh oui ! je te le jure !... Et que me donneraient-ils donc en échange de ce qu’ils me feraient perdre ? Ah ! que n’ai-je plutôt écoulé mes penchants et non leurs leçons ?... J’ai trop vécu pour eux et non pour moi !... j’ai trop longtemps sacrifié mon bonheur à leur bon plaisir !... à toi ! à toi seule pour la vie !...

MADAME DE TOURVEL.

Pour la vie, Valmont !...

VALMONT.

Mais tu ne prononceras plus ces mots cruels qui m’ont fait comprendre à quel point je t’aime !... Tu ne parleras, plus de me fuir !...

MADAME DE TOURVEL.

Est-ce que j’ai dit cela ? Est-ce que je l’ai voulu ? Te fuir, Valmont !... cela se peut-il ? Mais toi, tu es mon bien, mon bonheur, mon existence !... Oh ! reste, reste là !... dans mes bras !... toujours... qui donc voulait m’arracher d’ici ? qui oserait se placer entre nous ? Est-ce que nous n’avons pas été créés l’un pour l’autre ? Est-ce qu’il y a dans mon cœur une sensation qui ne soit pas la tienne ?... Nous séparer !... ah ! ils sont fous ceux qui ont dit cela !...

VALMONT.

Oui !... rien ne nous séparera ! Il n’y a pas de bonheur possible sans toi !...

CHAVIGNY, dans la coulisse.

Ouvrez, ouvrez, vous dis-je, ou j’entrerai malgré vous.

MADAME DE TOURVEL.

Qu’entends-je ?

VALMONT.

C’est Chavigny.

MADAME DE TOURVEL.

Ah !... il faut fuir ! Valmont, livrer notre secret à un tel homme !...

CHAVIGNY.

Ouvrirez-vous enfin ?

MADAME DE TOURVEL, près de la porte latérale.

Cette porte... elle est fermée !... la clef... la clef !...

VALMONT, cherchant la clef.

Où la trouver ?

CHAVIGNY, dans la coulisse.

Je l’entends ! j’entrerai !...

VALMONT.

Que faire ?

MADAME DE TOURVEL.

Ah !... dans ce cabinet !...

Elle entre dans le cabinet et ferme la porte ; au même instant Chavigny entre par le fond.

 

 

Scène VII

 

VALMONT, CHAVIGNY, MADAME DE TOURVEL, dans le cabinet

 

CHAVIGNY, entrant.

Enfin !... on a bien de la peine à parvenir jusqu’à toi !

VALMONT.

Et quel motif si pressant te contraint à forcer ma porte ?

CHAVIGNY.

Le même qui t’oblige à me la défendre.

VALMONT.

Que veux-tu donc ?

CHAVIGNY.

Une femme était ici avec toi.

VALMONT.

Que t’importe ?

MADAME DE TOURVEL, dans le cabinet.

Oh ! je tremble !...

Elle s’assied contre la table.

CHAVIGNY, lui montrant un mantelet qui est à terre.

Tu prétendrais en vain le nier... voici qui l’accuse et te condamne.

VALMONT.

Ah ça, es-tu mon père ou mon tuteur ?

CHAVIGNY.

J’étais ton ami.

VALMONT.

Et tu cesserais de l’être parce qu’une femme est venue chez moi ?

CHAVIGNY.

Oui... si cette femme était celle dont tu me sais occupé ; si me choisissant pour ta dupe, comme j’ai déjà cru m’en apercevoir, tu voulais me donner un ridicule.

VALMONT.

Eh quoi ! c’est pour la Guimard !...

CHAVIGNY.

Pour la Guimard !... soit ! mais je sais qu’elle ne voit plus que par tes yeux !

MADAME DE TOURVEL, à part.

Que dit-il ?

CHAVIGNY.

Un de mes gens l’a vue ce matin venir chez toi !

MADAME DE TOURVEL, à part dans le cabinet.

Serait-il vrai ?

CHAVIGNY.

Elle у est encore !

VALMONT, riant.

Ah ! ah ! je ne m’attendais pas à celle-là.

CHAVIGNY.

Voilà une gaîté qui vient mal à propos, je te déclare que ceci est sérieux.

VALMONT.

Et moi, je te jure que c’est fort plaisant.

À demi-voix et avec amertume.

Ah ! il fallait renoncer pour être digne de toi à une femme adorable, un modèle de grâces et de dévouement sublime, et cet homme supérieur, si exigeant envers les autres, il est jaloux d’une danseuse.

CHAVIGNY.

Jaloux ! non !

VALMONT.

Elle me l’avait dit... je ne voulais point le croire.

CHAVIGNY.

Ah ! tu l’as donc vue... elle est donc ici ? Je l’ai entendue.

VALMONT.

Et si tu t’étais trompé ?

CHAVIGNY.

Qui donc serait-ce ? Ce n’est point Madame de Tourvel, car depuis plus de trois heures son mari est de retour.

MADAME DE TOURVEL, à part.

Qu’entends-je ! mon mari !

Elle s’appuie sur la table.

VALMONT.

Silence !

CHAVIGNY.

Où est Marianne ?

VALMONT.

Le sais-je ?

MADAME DE TOURVEL, à part, jetant les yeux sur la lettre crite par Valmont.

Une lettre à mon adresse...Ah ! puisse t-il se justifier !

Elle lit la lettre.

CHAVIGNY.

Valmont, tu veux te jouer de moi, mais malgré toi je la trouverai.

MADAME DE TOURVEL, qui a achevé de lire la lettre.

Ah ! tout est fini !

Elle tombe contre la porte. Le bruit qu’elle fait en tombant éveille l’attention de Chavigny et de Valmont.

VALMONT.

Grand Dieu !

CHAVIGNY.

Qui est là ?

VALMONT.

Ce n’est pas elle.

CHAVIGNY.

Tu mens !

VALMONT.

Malheureux !

CHAVIGNY.

J’entrerai.

VALMONT, se plaçant devant la porte.

Je te le défends.

CHAVIGNY.

J’entrerai, te dis-je !

VALMONT.

Tu passeras donc sur mon corps !

CHAVIGNY, tirant son épée.

Eh bien, soit ! Je vais te punir de la perfidie.

VALMONT.

Et moi de les exécrables conseils !

Ils se battent.

MADAME DE TOURVEL, revenant à elle.

Ah ! quelle horrible scène !... Où suis-je ? mais, non, non, non, ce n’est point un songe... la voilà, cette lettre, la voilà ! Où est-il ?

Elle se précipite hors du cabinet.

Au moment où la porte s’est ouverte, Valmont a reçu un coup d’épée ; il place la main sur sa blessure et s’appuie sur un fauteuil. Le duel a cessé. Les personnages sont placés dans l’ordre suivant : Valmont s’appuyant sur le dossier d’un fauteuil, Madame de Tourvel, Chavigny.

CHAVIGNY.

Il avait raison.

Il jette son épée loin de lui.

MADAME DE TOURVEL.

Une épée !... Pourquoi vous battez-vous ? Est-ce pour moi ? me voilà, Valmont.

VALMONT.

Dieu ! ma lettre !

MADAME DE TOURVEL.

Oui, ta lettre, je l’ai reçue ; elle est enfin parvenue à son adresse ; ô le plus lâche des hommes !... que t’avais-je donc fait ? Pourquoi me défendre de te fuir quand toi-même m’avais déjà si cruellement sacrifiée à tes dignes amis ? Mais, Valmont, ils se sont joué de toi, car, je n’en doute point, voilà celui qui t’inspira cette noble résolution... Tu ne sais donc point le motif qui le faisait agir ? Il m’a aimée avant toi, Valmont, et c’est par toi qu’il s’est vengé de mes dédains.

VALMONT.

Lui !

MADAME DE TOURVEL.

Ainsi trompé, moqué par ceux qui sans doute t’ont poussé à cet horrible gloire de trahir, d’immoler une femme qui t’avait donné sa vie, tu as été aussi faible que tu as été cruel et méprisable !

VALMONT, il chancelle et tombe sur le fauteuil.

Ah !

MADAME DE TOURVEL.

Grand Dieu ! que vois-je ? Blessé... il est blessé !...

VALMONT.

Et de main de maître... Vous êtes vengée. Vous voyez que le ciel est juste.

CHAVIGNY.

Qu’ai-je fait ?

VALMONT.

Ah ! si le plus coupable avait dû succomber, Chavigny, la Guimard serait débarrassée de tes tendresses.

MADAME DE TOURVEL.

Valmont ! Valmont !... Ah ! du secours ! du secours !

VALMONT.

Non ! à quoi bon ? ils seraient inutiles, et, sur l’honneur, je ne voudrais point recommencer à vivre.

CHAVIGNY.

Qui vient ? Danceny.

 

 

Scène VIII

 

VALMONT, sur un fauteuil, MADAME DE TOURVEL, DANCENY, CRISSÉ, PRÉVAL, D’ARMINCOURT, CHAVIGNY

 

DANCENY, entrant.

Ah ! Valmont, j’ai vu Cécile... Je vous connais, maintenant, et vous me rendrez raison...

S’apercevant de l’état de Valmont.

Qu’y a-t-il donc ?

VALMONT.

Ah ! c’est vous, chevalier ? Je ne puis plus vous rendre d’autre service que celui de mourir... Soyez les bienvenus, messieurs.

MADAME DE TOURVEL.

Que lui demandez-vous ? Venez-vous encore me disputer ses derniers moments ? Maintenant, il n’est plus sous votre dépendance, il est à moi, à moi seule.

DANCENY.

Qu’ai-je vu !

MADAME DE TOURVEL montrant Chavigny.

Ne savez-vous pas qu’il l’a tué ?... Que voulez-vous encore ? Allez-vous-en ! laissez-le, laissez-nous.

DANCENY.

Vous ici, madame ? Ignorez-vous donc que votre mari est de retour ?

MADAME DE TOURVEL.

Que m’importe !

DANCENY.

Et qu’il sait tout... Oui, quelqu’un l’a instruit... quelqu’un l’a mis  sur la trace de votre correspondance secrète, et c’est M. le chevalier de Chavigny.

Mouvement d’horreur général.

VALMONT, cherchant à se lever.

Le misérable !... Oh !... secourez-moi ! Oh ! que je puisse vivre encore pour le punir !

DANCENY.

Ce soin me regarde ; car il me faut une vengeance !...

VALMONT.

Plus d’espoir... je me meurs...

À Madame de Tourvel.

Pardon ! pardon !... Ne me maudis pas, car, je le jure... je t’aimais, je t’aime encore, Adèle !...

Il meurt.

MADAME DE TOURVEL.

Valmont !... mort !... il est mort !

Tombant à genoux.

Oh ! mon Dieu, fais-lui grâce, ne punis que moi, et je te bénis !...

Danceny fait un geste de menace à Chavigny. La toile tombe.

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