Les Héritiers de Crac (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN)

Vaudeville en un acte.

Représenté, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase dramatique, le 11 juillet 1829.

 

Personnages

 

LE BARON DE CRAC

GABRIELLE, sa fille

GERMEUIL, son neveu

ROSALIE, suivante de Gabrielle

VALSAIN, colonel

LA JEUNESSE

GOUSPIGNAC, petit domestique de monsieur de Crac

 

La scène se passe aux environs de Pézenas, dans le château de Crac.

 

Le théâtre représente un vieux salon gothiquement meublé. Porte au fond ; portes latérales. Une table sur le devant de la scène à gauche.

 

 

Scène première

 

ROSALIE, GABRIELLE, GERMEUIL

 

GERMEUIL.

Oui, Mademoiselle, votre conduite est fort étrange. Je fais tout ce qu’il faut pour être adoré, et à peine avez-vous seulement une espèce de passion. Arrangez-vous, mais je ne puis m’habituer à ne pas être aimé.

GABRIELLE, froidement.

Mais je vous aime : interrogez Rosalie.

ROSALIE.

Moi, Mademoiselle, je n’en sais rien, jé bous assure.

GABRIELLE.

Tu me le disais encore ce matin. Je t’ai demandé si j’aimais mon cousin : tu m’as dit que oui ; moi, je t’ai crue. M’aurais-tu trompée ? Ce serait bien mal.

GERMEUIL.

Eh ! Mademoiselle, c’est votre cœur et non Rosalie qu’il faut interroger. Quand on a fait comme moi le voyage de Paris, on n’aime pas à se vanter ; mais avez-vous dans la province un jeune homme qui ait cette tournure élégante et facile ? ces manières aisées, ces grâces naturelles ? Je n’en suis pas plus fier, je sais que tout cela n’est pas moi, et qu’il n’y a qu’un sot qui puisse tirer vanité d’avantages aussi fragiles. Mais enfin, comparez, et j’ose croire que le résultat ne sera pas à mon désavantage. Que m’opposez-vous ? Est-ce le futur époux que monsieur de Crac, votre père, vous destine, et qu’on attend aujourd’hui ? Quelque rustre ! Un monsieur de Flourvac, un procureur que personne ne connaît, pas même votre père !

ROSALIE.

Jé sais qu’il hante lé mérite et les grands viens du futur ; mais parce qué botre père lé dit, cé n’est point uné raison. Il a la bérité en horrur, et passé dans lé pays pour lé plus grand havleur.

Passant entre Gabrielle et Germeuil.

Enfin cette croix d’or dé la défunte, il mé l’a donnée ; mais bous né sabez pas à quelle condition ?

Air de l’Écu de six francs.

C’est pour attester, quand conte,
La vérité de ses récits ;
Depuis ce moment, je suis prompte
À me montrer de son avis.
D’autres, suivant d’anciens usages,
Prennent des gens pour les servir ;
Moi je suis ici pour mentir,
Et je ne vole pas mes gages.

Aussi, quand il bous a parlé du futur, j’ai dit qué jé le connaissais, qu’il était charmant, et jé né l’ai pas bu.

GABRIELLE.

N’importe, c’est le fils d’un ami de mon père.

ROSALIE.

D’accord ; mais vos amis doivent passer avant les siens, eh donc ! vous aimez Germeuil et vous l’épousez.

GABRIELLE.

Mais, Rosalie.

ROSALIE.

Si vous ne l’aimez pas, vous serez madame de Flourvac.

GABRIELLE.

Je l’aime bien un peu ; mais...

ROSALIE.

Ou bien vous resterez toujours fille.

GABRIELLE, vivement.

Voilà qui est décidé, je l’aime tout-à-fait ; mais comment refuser cet époux ?

ROSALIE.

Rien dé plus simple. Dans toutes les comédies du mondé, uné jeûné personne, qui a des principes, a toujours un amant dont elle veut... ses parents lui en offrent un autre dont elle ne beut pas. On ne connaît jamais lé prétendu qui est toujours un sot, un invécille, et qui descend toujours du ciel du dé la patache ; c’est de rigur. On connaît veaucoup l’amant préféré qui est toujours un fort veau jeune homme. Surbient un balet intrigant, une souvrette havile qui trompe lé père, unit les enfants, et renvoie lé niais dans sa probince. On fait la noce, on récompense la soubrette, et la pièce est finie. Boilà, depuis monsieur de Pourceaugnac jusqu’à nos jours, lé plan dé toutes les comédies. Demandez à Mossu.

GERMEUIL.

Ah ! mon Dieu oui ! et monsieur votre père nous traite en écoliers.

Air du vaudeville de Partie et Revanche.

Un valet, un amant, un père,
Des rivaux qui sont abusés,
Cela se voit partout, ma chère,
Ce sont des sujets trop usés :
Ces sujets-là sont vraiment trop usés,
Le neuf me plairait davantage.

ROSALIE.

Mais tout est vu, tout est traité :
Il est si rare, en fait de mariage,
Dé trouver de’ la noubeauté.

Laissons benir le prétendu, et jé bous réponds du succès. Mossu de Crac est mentur, et pourtant crédule ; il sé dit vrabe, et a peur de son ombre ; il ne croit pas aux rébenants, mais il en a une frayeur terrivle, et dans ce bieux château, abec quelques chaînes et quelques esprits, ou même sans esprits, on peut faire un très veau mélodrame. Je m’en charge.

Air polonais.

Oui,
Je vous offre aujourd’hui,
Mes amis, mon appui tutélaire ;
Tromper tuteurs et parents,
De tous temps
Ce fut mon passe-temps.
Je suis en faveur,
Et près de monsieur votre père,
D’un succès flatteur,
Je vous réponds, sur mon honneur ;
J’en fais le serment.

GERMEUIL.

Sur ton honneur, fort bien, ma chère ;
Mais dis-moi pourtant
Qui répondra du répondant ?

Ensemble.

ROSALIE.

Oui,
Je vous offre aujourd’hui, etc.

GABRIELLE.

Près de mon père, aujourd’hui,
Son appui
Nous sera nécessaire :
Tromper tuteurs et parents,
De tous temps,
Ce fut son passe-temps.

GERMEUIL.

Oui,
Près de son père, aujourd’hui ; etc.

ROSALIE.

Mais boici mossu botré père.

 

 

Scène II

 

ROSALIE, GABRIELLE, GERMEUIL, MONSIEUR DE CRAC, une ligne et un panier à la main

 

MONSIEUR CRAC.

Air : Ah ! le bel oiseau, maman !

D’être ceinte d’un laurier,
Je crois que ma ligne
Est digne ;
J’apporte dans ce panier,
Certain plat de mon métier.
À parler sans vanité,
J’ai la main assez heureuse,
Ma pêche est, en vérité,
La pêche miraculeuse.

ENSEMBLE.

D’être ceinte d’un laurier, etc.

GERMEUIL.

Comment, Monsieur, vous avez pris tout cela à la ligne ?

MONSIEUR DE CRAC.

J’en prends ordinairement vien d’autres. Un jour, jé me rappelle... Demandez à Rosalie.

ROSALIE.

C’est vrai, j’y étais.

MONSIEUR DE CRAC.

Mais aujourd’hui c’est encore pire ; c’est d’un seul coup qué j’ai pêché ces deux cents goujons. C’est un brochet que j’ai pris, qui venait sans doute d’en faire son déjeuner, dé sorte qu’en l’ouvrant...

 

 

Scène III

 

ROSALIE, GABRIELLE, GERMEUIL, MONSIEUR DE CRAC, GOUSPIGNAC

 

GOUSPIGNAC.

Mossu, il y a là-bas un paysan qui dit que bous lui debez un brochet et un plat de goujons dont il réclame le paiement.

MONSIEUR DE CRAC.

C’est von... tais-toi ; c’est lé pétit garçon qui tenait le panier pendant qué jé péchais. Qu’on le fasse dîner à la cuisine abec les restes dé mes gens.

Gouspignac sort.

GABRIELLE.

Mais, mon père, cette pêche dont vous parliez tout à l’heure, ce n’était donc pas vrai ?

MONSIEUR DE CRAC.

Et qu’est-ce que ça fait ?

GABRIELLE.

Comment, ce que ça fait ?

MONSIEUR DE CRAC.

Ça ne fait rien dans notre famille.

Germeuil passe auprès de Gabrielle.

Air de Turenne.

Par son esprit, sa verve peu commune,

Ôtant son chapeau.

Monsieur de Crac, à qui je dois le jour,
En mentant, jadis fit fortune ;
Je voudrais bien l’imiter à mon tour...
Mais au Palais, à la Chambre, à la Cour,
Dans cet art, tant de monde brille,
Qu’à chaque instant je vais, sans y songer,
Pour saluer maint et maint étranger
Que je crois de notre famille.

Mais que bois-je ! point de toilette ? Et lé futur arribe à midi ; son domestique nous l’a annoncé hier.

GERMEUIL.

Air du vaudeville du Colonel.

Y pensez-vous ?... mon aimable cousine
N’a pas besoin de tant d’apprêt ;
C’est à l’époux qu’on lui destine,
S’il veut plaire, à faire des frais.

ROSALIE.

Et s’il n’est pas content de la future,
D’antres, bravant le préjugé,
Seront enchantés, je vous jure,
De la trouver en négligé.

MONSIEUR DE CRAC.

Errur, ma chère, la parure fait tout. J’ai un certain havit de satin rosé qui m’a balu, jé né sais comvien de conquêtes...

À Germeuil.

Si ma fille n’était pas là, je t’en dirais de velles.

GERMEUIL, à part.

Comme il mentirait !

MONSIEUR DE CRAC.

C’est qué tel qué bous me boyez, je suis encore très aimable. Demandez à Rosalie.

ROSALIE.

Moi, Mossu, jé l’ai entendu dire ; mais jé n’en sais rien.

MONSIEUR DE CRAC.

Friponne, tu dissimules.

Air du vaudeville de Partie carrée.

En me formant, dame nature.
De tous ses dons me fit présent ;
J’eus, à vingt ans, d’Adonis la figure,
Je suis un Hercule à présent.

Rosalie rit.

Dès que la veauté le regarde,
De Crac, soudain, sait prouver ce qu’il vaut...

Caressant Rosalie.

ROSALIE.

Ah ! finissez, Moussu, ou prenez garde,
Je vais vous prendre au mot.

Pendant ce couplet, Germeuil et Gabrielle remontent le théâtre, et causent ensemble.

MONSIEUR DE CRAC, à part.

Diable ! elle connaît mon faible. Allons, à botre miroir, moi, abec mon havit, une perruque, jé serai en état dé recevoir mon gendre, ce pauvre Flourvac ! J’ai fait placer une bedette sur la tourelle, et l’on sonnera du cornet à bouquin, dés qué quelqu’un paraîtra dans la campagne. Le pont-levis est baissé, et tous mes bassaux sous les armes...

ROSALIE.

Lé concierge, et lé jardinier.

MONSIEUR DE CRAC.

Feront feu à son arrivée ; de sorte qu’il fera son entrée dans un tourvillon de poudre et de poussière.

ROSALIE.

Cela sera fort agréable... Eh ! mais, que nous veut Gouspignac ?

 

 

Scène IV

 

ROSALIE, GABRIELLE, GERMEUIL, MONSIEUR DE CRAC, GOUSPIGNAC

 

GOUSPIGNAC.

Air : Le Port Mahon est pris.

Moussu, grande nouvelle !
Sachez qu’à l’instant la sentinelle
A bu de la tourelle,
Bénir près du canal
Un cheval.

GERMEUIL.

Un cheval !

GABRIELLE.

Un cheval !

ROSALIE.

Un cheval !

MONSIEUR DE CRAC.

Un cheval !

GOUSPIGNAC.

Vers ce noble manoir,
Il vient, comme on peut voir,
De franchir la distance,
Avec vraiment tant de pétulance,
Qué maintenant jé pense,
Il est au pied du mur’
Le futur.

GERMEUIL.

Le futur !

GABRIELLE.

Le futur !

ROSALIE.

Le futur !

MONSIEUR DE CRAC.

Le futur !

Germeuil, Gabrielle et Rosalie sortent.

MONSIEUR DE CRAC, à Gouspignac.

Eh ! donc, pourquoi n’ai-je pas entendu le coup de fusib ?

GOUSPIGNAC.

J’ai fait tout cé qué j’ai pu ; mais il n’a jamais boulu partir.

MONSIEUR DE CRAC.

C’est un malhur. Eh bien ! tu bas l’introduire.

Gouspignac va pour sortir. Monsieur de Crac le rappelle.

Ah ! tu iras abertir tous mes bassaux.

Même jeu de scène.

Et puis tu biendras me friser.

Même jeu.

Ah ! et puis tu iras réciter mon petit compliment.

Monsieur de Crac sort.

 

 

Scène V

 

GOUSPIGNAC, VALSAIN, en habit bourgeois

 

GOUSPIGNAC.

Monsu, botre veau-père ba bénir dans l’instant ; il bous prie d’attendre dans cette salle. J’ai l’honneur d’être, Monsu, botre petit serbiteur.

Il sort en saluant Valsain.

 

 

Scène VI

 

VALSAIN, seul

 

Ils me prennent pour le futur ! la méprise est assez vraisemblable. Je me suis changé d’une jolie commission. Ces gens-là sont sans doute dans la joie ; ils attendent avec impatience un gendre, et j’irais leur apprendre... D’ailleurs, obligé de fuir, à la suite d’une affaire d’honneur, je ne saurais trop tôt gagner la frontière, et il faudrait ici m’arrêter, raconter...

Air : Restez, restez, troupe jolie.

S’il faut parler avec franchise,
Je redoute un tel entretien ;
Et puisqu’il faut qu’on les instruise...

Voyant de l’encre et du papier sur une table.

Écrire, est le meilleur moyen.
Ce fut, sans doute, un ami tendre,
Qui, pour ménager la douleur,
Aux yeux imagina d’apprendre
Ce qu’il craignait de dire au cœur.

Il se met à la table qui est à gauche du théâtre.

« Je suis le colonel Valsain : une affaire qui serait trop longue à vous expliquer, m’obligeait à passer chez mon père, que je n’avais pas vu depuis dix ans. Je rencontre en route un homme d’assez mauvaise mine, un procureur, qui m’apprend qu’il allait à Pézenas, épouser votre fille ; nous nous arrêtons à l’auberge des Trois Rois, et là... »

Se levant.

Je ne sais trop comment lui dire le reste. Son gendre, le plus grand ladre de la terre, s’échauffe tellement avec notre hôtesse, sur le prix du souper, qu’en rentrant, il lui prend un coup de sang ! À peine a-t-il eu le temps de me charger d’aller au château... Mais qu’entends-je ? m’aurait-on suivi ? Déjà, près d’ici, j’ai pensé me trouver dans la même auberge avec le gouverneur de la province qui, sans doute, a mon signalement.

 

 

Scène VII

 

GOUSPIGNAC, VALSAIN, LE CONCIERGE et LE JARDINIER, PAYSANS et PAYSANNES, portant des bouquets

 

CHŒUR.

Air : Filles du Hameau.

Amis, rendons honnur
Au gendre
Que Monseignur
Vient de prendre.
Célévrons le bonhur
Que nous promet notre nouveau Seignur !

GOUSPIGNAC, avec des gants et un bouquet.

De Chine à Tombac,
De Rome à Cognac,
Nul n’a plus de tact,
Que moussa Flourvac.
Par un doux mic-mac,
La gentille Crac
Apparaît, et crac...
Son cœur fait tic-tac,
Gniaqu’, gniaqu’, moussu Flourvac,
Qui fasse crac,
Aux cœurs faire tic-tac.

CHŒUR.

Gniaqu’, gniaqu’, etc.

VALSAIN.

Allons, on me prend décidément pour Flourvac.

 

 

Scène VIII

 

LES PRÉCÉDENTS, MONSIEUR DE CRAC

 

MONSIEUR DE CRAC, avec volubilité.

Vien, fort Vien, mes enfants !

Il fait signe aux paysans de se retirer.

Pardon, mon gendre, de bous aboir fait attendre ; souffrez qué jé bous embrasse. Plus jé bous regarde... eh ! c’est vien lui, voilà tous les traits de feu son père, et jé l’aurais reconnu entré mille. Jé crois cependant que bous ressemblez aussi à mon nebeu Germeuil. À moins qué cé ne soit plutôt à un dé nos anciens boisins. Oui, c’est vien cela. À cé june Valsain qui, depuis dix ans, est à la guerre, charmant june homme ; vrabe comme mon épée, immensément riche...

VALSAIN.

Mais, Monsieur...

MONSIEUR DE CRAC.

Et mes fleurs, mes vouquets, qu’en dites-bous ? Lé compliment du petit, charmant, n’est-ce pas ? il était de moi ; et mon château dé Crac, que bous en semble ? les velles tourelles ! comme elles sont noires ! et des boûtes, des souterrains ! nous y abons quelquefois des purs à faire plaisir. Croyez-bous que l’intendant de la probince boulait m’acheter ce château, pour en faire une résidence royale ? demandez à Rosalie ; bous lui demanderez...

VALSAIN.

Mais, Monsieur, souffrez que...

MONSIEUR DE CRAC, l’interrompant vivement.

On m’en offrait 500 000 francs, 600 000 même ; je n’ai pas boulu ; j’ai bingt autres châteaux...

VALSAIN, à part.

Il n’en a pas un.

MONSIEUR DE CRAC.

Mais jé tiens à celui-ci, à cause de l’arrondissement où il est situé, arrondissement qui m’a nommé à la députation.

VALSAIN.

Vous, député ! je n’en savais rien.

MONSIEUR DE CRAC.

C’est tout comme... je l’ai manqué de si peu.

VALSAIN.

D’une voix, peut-être ?

MONSIEUR DE CRAC.

D’une demi-voix.

VALSAIN.

Comment ça ?

MONSIEUR DE CRAC.

L’électeur qui faisait le bulletin décisif a été frappé d’une paralysie à la main droite, au moment où il avait écrit la moitié de mon nom, C. R.

VAISAIN.

Il fallait réclamer.

MONSIEUR DE CRAC.

C’est ce que j’ai fait, en protestant de mon zèle, de mon désintéressement.

Air du Vaudeville du Premier Prix.

Sur mes sentiments très fidèles,
Sur mes talents, ma probité,
J’ai dit des paroles fort belles,
Des paroles de député,
Avec cet accent qui réveille,
Avec l’accent qui part du cœur.

VALSAIN.

Eh bien ?

MONSIEUR DE CRAC.

Les paroles ont fait merveille ;
Mais l’accent m’a porté malheur.

Ah ! ça, bous goûtez abec nous ? J’entends ma fille, sa toilette est terminée, et je bais bous présenter.

À part.

Je suis enchanté du maintien, des sentiments et de la conversation de mon gendre.

VALSAIN, à part.

Allons, ce pauvre de Crac n’est pas changé ; je suis fâché de m’en aller, j’ai du plaisir à le voir.

 

 

Scène IX

 

ROSALIE, GERMEUIL, GABRIELLE, MONSIEUR DE CRAC, VALSAIN

 

MONSIEUR DE CRAC.

Air d’Adolphe et Clara.

C’est que ma fille
Est vraiment gentille,
Chacun l’adore, et voudrait, j’en suis sûr,
Pouvoir entrer dans la famille,
Et faire ici le rôle du futur.

ROSALIE et GERMEUIL.

Sur le futur ne levez point les yeux ;
Prenez surtout l’air le plus dédaigneux.

MONSIEUR DE CRAC.

Allons, avancez-van, mon gendre,
Prenez un air galant et tendre.

GABRIELLE.

Quel air a-t-il ?

ROSALIE.

Tout l’air d’un gendre.

GERMEUIL.

Son habit, son habit, surtout,
Est loin d’être du dernier goût.

MONSIEUR DE CRAC, à Germeuil.

Abancez.

À Gabrielle.

Abance.

GABRIELLE.

Ah ! je tremble !

VALSAIN.

Oui, je tremble.

MONSIEUR DE CRAC, les mettant en face l’un de l’autre.

Que vous en semble ?
Ai-je bon goût ?

VALSAIN et GABRIELLE, se regardant.

Que vois-je ?

Ensemble.

GABRIELLE et VALSAIN.

Mais il n’est pas mal du tout.
Mais elle n’est pas mal du tout.

VALSAIN.

C’est que sa fille
Est vraiment fort gentille.
Elle doit être aimable, j’en suis sûr,
Et puisqu’on veut me voir de la famille,
Ma foi, je reste, et je fais le futur.

GERMEUIL et ROSALIE.

Nous trouverons un moyen prompt et sûr,
Pour nous priver de monsieur le futur.

Ensemble.

GERMEUIL, ROSALIE.

Dissimulons avec finesse,
Comptez toujours sur { ma tendresse ;
                                   { sa
Je vous promets que mon adresse
Chassera ce nouvel amant.

GABRIELLE.

Mais il a l’air doux et sensible,
Quoi, c’est là, serait-il possible,
Ce futur qu’on dit si terrible ?
On le prendrait pour son amant.

MONSIEUR DE CRAC.

Ils vont s’aimer à la folie,
Ma fille lui paraît jolie,
Et le futur, jé lé parie,
A déjà le cœur d’un amant.

VALSAIN.

Je sens que c’est une folie,
Mais la future est si jolie,
Ma foi, puisque chacun m’en prie,
Je reste, et je suis son amant.

MONSIEUR DE CRAC, faisant passer Gabrielle auprès de Valsain.

Allons, mon gendre, embrassez donc ma fille,
Entre futurs un baiser est permis.

Il les force à s’embrasser.

VALSAIN.

Décidément, je suis de la famille,
Ah ! que pour moi ce baiser a de prix.

GABRIELLE.

Vraiment, malgré moi j’obéis.

GERMEUIL, à part.

Morbleu, j’enrage... Ah ! quelle audace !

ROSALIE et VALSAIN.

Mais c’est son époux qui l’embrasse,
Il ordonne, il faut qu’on embrasse.

MONSIEUR DE CRAC.

Ils sé sont plu ; j’en étais sûr.

Ensemble.

GERMEUIL, ROSALIE.

Dissimulons, etc.

GABRIELLE.

Mais, etc.

MONSIEUR DE CRAC.

Ils vont, etc.

MONSIEUR DE CRAC.

Comment, mon cher Flourvac, n’abez-bous pas abec bous botre la Jeunesse, l’antique domestique du papa ?

VALSAIN.

Ah ! la Jeunesse ? je l’ai laissé à Tartas ; il viendra aujourd’hui.

MONSIEUR DE CRAC.

Fort vien. Je bous présente Germeuil, mon neveu, qui descend du fameux Moussu de Crac, dont il est héritier comme nous héritier collatéral. Le june homme du meilleur ton ; la coquéluche de toutes les femmes de Tartas, Cacellas, Pézenas, Carpentras, et de la vanlieue.

VALSAIN.

Mon cher cousin, enchanté. Je serai trop heureux de profiter de vos leçons.

GERMEUIL.

De mes leçons ! Prenez donc garde, cousin, ce que vous dites est d’une maladresse... Ce n’est que de ma cousine que vous devez prendre des leçons.

Galamment.

Qui mieux qu’elle peut instruire dans l’art d’aimer ?

VALSAIN.

L’art d’aimer m’est inutile ; c’est l’art de plaire dont j’aurais besoin, et je ne puis mieux m’adresser qu’à vous.

GABRIELLE, à part.

Mais il s’exprime fort bien.

VALSAIN.

Air nouveau de Monsieur Allan.

Contre l’amour en vain l’on veut combattre,
Vous paraissez, il est déjà vainqueur ;
Heureux celui qui doit avoir ce cœur,
Mais plus heureux celui qui le fait battre.

MONSIEUR DE CRAC.

Ah ! ça, mon gendre, point de gêne ici, chacun son goût. Ma fille fait de la musique ; moi, je suis chasseur, et mon nebeu fait des armes. Bous pouvez choisir parmi tous ces amusements.

VALSAIN.

Mais je les choisis tous. Je chante avec mademoiselle, je chasse avec le beau-père, et je me bats avec le cousin.

GABRIELLE.

Germeuil n’en fait pas tant.

MONSIEUR DE CRAC.

Et les veillées donc, je bous conterai mes exploits, ou vien des histoires de rébénants... Croyez-bous aux histoires dé rébénants ?

VALSAIN.

Parbleu, si j’y crois ! j’en fais.

MONSIEUR DE CRAC.

Ma fille ! Rosalie ! le goûter.

Rosalie sort.

Elle est charmante, ma fille ; elle a été élebée dans une maison d’éducation à Paris. Quatre mille francs de pension, et cependant elle baque aux soins du ménage.

Gabrielle et Germeuil s’éloignent. Monsieur de Crac tirant Valsain à l’écart.

Telle que bous la boyez, les plus hauts partis de la probince se sont présentés pour elle.

En confidence.

Le préfet de Carpentras,

Rosalie rentre avec Gouspignac. Ils disposent la table pour le goûter.

le directeur des douanes me l’abait demandé pour son fils ; Rosalie bous le dira.

VALSAIN.

Pardon, mais ce dernier n’a qu’une fille, et même d’un certain âge.

MONSIEUR DE CRAC.

Bous croyez ? C’est alors pour le fils de sa fille... Mais, tenez, le général Valsain, l’homme le plus riche du pays, briguait mon alliance, et son fils le colonel m’a écrit dernièrement une lettre charmante... Rosalie l’a lue.

VALSAIN.

En êtes-vous bien sûr ?

À part.

Je l’ignorais.

MONSIEUR DE CRAC.

Comment sûr ! Jé bous montrerai la lettre.

VALSAIN.

Et vous avez refusé ?

MONSIEUR DE CRAC.

Non ; c’est qué le june homme est mort. Une affaire terrible, un duel qu’il a eu dernièrement.

VALSAIN.

Je croyais au contraire qu’il avait tué son homme.

MONSIEUR DE CRAC.

Errur, errur, bous l’affirme, et bous le confirme. Mais boici le goûter.

À Rosalie.

A-t-on été au marché ?

Ils se placent à table dans l’ordre suivant : monsieur de Crac, Germeuil, Gabrielle, Valsain. Rosalie reste debout auprès de monsieur de Crac.

MONSIEUR DE CRAC.

Air du Hussard de Felsheim.

De cé goûter que je bous donne,
Mon jardin seul a fait les frais,
Et pour moi, Bacchus et Pomone
Sont prodigues dé leurs Bienfaits ;
Eh ! sandis ! quelle maigre chère !...

GOUSPIGNAC.

C’est là l’ordinaire du repas.

MONSIEUR DE CRAC.

Mais qu’importe ? veux-tu té taire,
Les amoureux ne mangent pas.

ENSEMBLE.

                    { que l’on vous 
À ce goûter { que je vous  donne,
                   { que l’on me
Va présider la bonne humeur ;
Le plaisir toujours assaisonne
Un repas offert de bon cœur.

Ils se mettent à table.

MONSIEUR DE CRAC.

À propos ; bous êtes benus en posse ? Je bais toujours la posse. Jé mé rappelle entre autres une abanture, la plus particulière qui soit jamais arribée. Nous galopions sur la grande route, près de Versas, quand il vient un coup dé bent tellement fort, qué les chebaux, la voiture et moi nous nous troubons transportés à trois lieues de là, poste et demie.

TOUS.

Ah ! pour celui-là...

MONSIEUR DE CRAC.

Attendez, cé n’est rien, le plus plaisant, c’est qu’on voulait me faire payer poste entière, comme si les chevaux abaient fait la route à pied. Non, parole d’honnur ! Demandez à Rosalie, elle y était.

ROSALIE, détachant la croix d’or qu’elle a au cou.

Ah ! pour celle-là, Moussu... j’aime mieux vous la rendre.

VALSAIN.

Que dit-elle donc ?

MONSIEUR DE CRAC.

Rien, rien ; c’est qu’elle aime à rire.

 

 

Scène X

 

ROSALIE, GERMEUIL, GABRIELLE, MONSIEUR DE CRAC, VALSAIN, GOUSPIGNAC

 

GOUSPIGNAC.

Moussu, jé bénais bous dire.

MONSIEUR DE CRAC, à Valsain.

C’est un petit élève ; je lui montre la langue française ; jé lé forme sur la prononciation ; il n’a presque plus l’accent. Il est d’une des vonnes familles du pays. Allons, Gouspignac, parlez haut.

GOUSPIGNAC.

C’est qué j’ai bu des gens de maubaise mine roder autour du châtos.

VALSAIN, à part.

Est-ce à moi qu’on en voudrait ?

MONSIEUR DE CRAC, à Gouspignac.

Plus bas, plus bas.

GOUSPIGNAC, très haut.

Et comme la semaine dernière nous avons renboyé ces créanciers qui benaient saisir le châtos.

MONSIEUR DE CRAC, se levant et allant à Gouspignac.

Taisez-bous, taisez-bous. Le châtos ! Est-ce ainsi qué jé bons ai appris à parler ?

Gouspignac sort. À part.

Boyons ce que cé peut-être.

Haut.

Je bais chez le notaire, et j’espère qué cé soir bous direz adieu à botre liverté.

Il sort.

VALSAIN, à part.

Il ne croit pas peut-être si bien dire.

Haut.

Je vous suis.

À part.

Tâchons de savoir si ce n’est pas moi qu’on cherche.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

ROSALIE, GABRIELLE, GERMEUIL

 

ROSALIE, bas à Gabrielle.

Bous le boyez, il n’y a pas un moment à perdre.

GABRIELLE.

Que veux-tu que je fasse ?

ROSALIE.

Lui déclarer nettement que bons né l’aimez pas, parcé qué vous aimez Germeuil.

GABRIELLE.

Mais oui, je l’aime ; car...

ROSALIE.

Un vel amour qui commence par mais, et qui finit par car.

GERMEUIL.

C’est qu’il serait plaisant que vous aimassiez Flourvac. Non, vrai, aimez-le, ce sera délicieux.

Pendant cette scène Gouspignac dessert la table.

GABRIELLE.

Air : Pierrot partant pour la guerre.

Quoi ! supposer que je l’aime :
D’où peut naître un tel soupçon ?
Je le vois d’aujourd’hui même.

ROSALIE.

Ce n’est point une raison.

GABRIELLE.

Quoi ! l’ami de mon enfance
Par moi serait oublié ?

ROSALIE.

Une ancienne connaissance
Est un’ titre en amitié,
Mais l’amour
Aime les amis d’un jour.

ROSALIE.

Il est un moyen dé nous prouver lé contraire ; renvoyez-le.

GABRIELLE.

Sans doute, je le renverrai.

GERMEUIL.

Vous ferez bien ; car je saurais le contraindre à sortir... Mais justement le voici. Nous vous laissons seuls.

GABRIELLE.

Non, Rosalie, ne me quitte pas.

Germeuil et Rosalie sortent.

 

 

Scène XII

 

GABRIELLE, VALSAIN

 

VALSAIN, à part.

Je n’ai vu personne. Sachons si son cœur est en gagé.

Haut.

Vous me fuyez, Mademoiselle ?

GABRIELLE.

Non, Monsieur.

À part.

Lui dire : Je vous hais, c’est si impoli ! Il faut que ce que je vais faire ne soit pas bien ; car jamais mon cœur n’a battu aussi fort.

VALSAIN.

Je me retire, si ma présence vous est importune.

GABRIELLE.

Importune ! au contraire.

VALSAIN, vivement.

Au contraire ? Elle vous fait donc plaisir ?

GABRIELLE.

Plaisir ! Ce n’est pas cela que je voulais dire. Je suis bien aise de vous voir, parce que j’ai à vous parler.

VALSAIN.

Et moi, j’ai tant de choses à vous dire.

GABRIELLE.

Je ne sais comment vous le faire entendre.

VALSAIN.

Je ne sais comment m’expliquer.

GABRIELLE.

Dites toujours ; je comprendrai peut-être.

VALSAIN.

Je suis aussi embarrassé que vous.

GABRIELLE, vivement.

Ah ! mon Dieu ! Est-ce que vous me haïriez, et que vous n’oseriez pas me le dire ?

VALSAIN.

Vous haïr ! Et qui le pourrait ? Dès qu’on vous voit, ne faut-il pas vous aimer ? Mais, parlez, je veux tout devoir à vous-même, et rien à l’obéissance. Si vous avez fait un choix, vous n’avez à redouter ni contrainte, ni violence. Je partirai avec le regret de vous avoir connue. Je sentirai tout ce que j’ai perdu ; j’eu mourrai peut-être ; mais vous n’entendrez de moi ni plainte ni murmure.

GABRIELLE, à part.

Mourir si jeune, un si joli cavalier.

Haut.

Mon Dieu, Monsieur, je serai bien fâchée de causer votre mort.

VALSAIN.

Est-ce là tout ce que vous vouliez me dire ?

GABRIELLE.

Mais pas tout-à-fait.

VALSAIN.

Dites toujours, je comprendrai peut-être.

GABRIELLE.

Je n’aurai jamais la force d’avouer... Mais ne pouvez-vous pas deviner ?

VALSAIN.

Elle est charmante.

Duo.

Musique de monsieur Humus.

VALSAIN.

Tournez vers moi ces yeux si doux.

GABRIELLE.

Eh bien ! eh bien ! qu’y voyez-vous ?

VALSAIN.

De l’amitié, peut-être.

GABRIELLE.

Eh quoi ! vous y voyez cela ?

VALSAIN.

Si je puis m’y connaître,
L’amour respire en ces yeux-là.

GABRIELLE.

Quoi l’amour ?... son erreur me fait peine.

Tendrement.

Vous n’y voyez pas de la haine.

VALSAIN.

Quoi ! de la haine ?

GABRIELLE, plus tendrement.

Oui, de la haine.
Et pourtant, c’est cela qu’ils veulent exprimer.

VALSAIN.

Haïr ainsi, c’est presque aimer.

Ensemble.

GABRIELLE.

Son erreur me fait peine ;
Mais comment, dans ce jour,
Quand je veux exprimer la haine,
Mes yeux expriment-ils l’amour ?

VALSAIN.

D’honneur, elle est charmante ;
Et dans ce jour,
Cette haine qui m’enchante,
A tous les traits de l’amour.

VALSAIN.

Vous m’aimez donc l’ quel sort heureux !

GABRIELLE.

Mais non.

VALSAIN.

Vous l’avez dit.

GABRIELLE.

Ce sont mes yeux.
Pour vous ma haine est extrême.

VALSAIN.

Haïssez-moi toujours de même,
Répétez ce mot affreux.

GABRIELLE, tendrement.

Je vous hais.

VALSAIN.

Encore mieux.

GABRIELLE, plus tendrement.

Je vous hais.

VALSAIN.

Mieux encore.

GABRIELLE.

Moi, je vous hais, je vous abhorre,
Et je sens que chaque jour
Je vous haïrai plus encore.

ENSEMBLE

Voilà, voilà parler sans détour.

Tendrement.

J’en fais ici la promesse,
Je vous haïrai sans cesse
Jusqu’à mon dernier jour.

 

 

Scène XIII

 

GABRIELLE, VALSAIN, MONSIEUR DE CRAC

 

MONSIEUR DE CRAC.

Fort vien, ne vous dérangez pas...

VALSAIN.

Monsieur, je suis désespéré...

MONSIEUR DE CRAC.

Et moi, je suis enchanté. Sandis ! bous allez bite en chemin ! je n’aurais pas agi mieux, moi qui m’en pique.

VALSAIN.

Je ne sais comment cela s’est fait.

MONSIEUR DE CRAC.

Jé lé sais vien, moi.

Air : Dans la paix de l’innocence.

Votre cœur tout haut soupire,
Le sien soupire tout bas.

GABRIELLE.

Mon père, qu’osez-vous dire ?

MONSIEUR DE CRAC.

Ah ! vous n’en conviendrez pas.
Le petit dieu de Cythère
Ne dit jamais ni oui, ni non ;
C’est un Normand.

VALSAIN.

À moins, beau-père,
Que ce ne soit un Gascon.

MONSIEUR DE CRAC.

Cé n’est pas tout, grande noubelle ! le gouvernur de la province arribe dans un demi-quart d’heure.

VALSAIN.

Grands dieux ! le gouverneur ?

MONSIEUR DE CRAC.

On aperçoit sa boiture au vout de l’allée ; et je compte sur bous pour le recevoir... Eh ! où allez vous ?

Il le prend par le bras et ne le quitte plus.

VALSAIN, embarrassé.

Monsieur...

À part.

Je n’ai pas un instant à perdre.

 

 

Scène XIV

 

GERMEUIL, GABRIELLE, VALSAIN, MONSIEUR DE CRAC, ROSALIE, GOUSPIGNAC, au fond

 

ROSALIE.

Moussu, la boiture du gouvernur est à la porte du châtos.

MONSIEUR DE CRAC, à Gouspignac.

Que tous mes gens soient sons les armes, et bons, allez ouvrir.

GERMEUIL.

Le gouverneur ! que peut-il venir faire chez vous ? c’est la première fois.

MONSIEUR DE CRAC.

Sandis ! il vient signer au contrat ;quel honnur !

VALSAIN, à part.

Non pas ; je crois qu’il vient dans un autre dessein.

Haut.

Souffrez que je me retire, je ne me sens pas bien ; je suis malade, indisposé.

MONSIEUR DE CRAC.

N’importe, bous pouvez toujours signer ; mon neveu aussi : tout lé monde signéra.

VALSAIN, prenant son chapeau.

Je vous assure qu’il m’est impossible ; une affaire indispensable... Pardon, Monsieur, Mademoiselle, dans une demi-heure, je reviens.

MONSIEUR DE CRAC.

Non, vous ne partirez pas. Germeuil, réténez-lé.

VALSAIN.

Je partirai, vous dis-je.

MONSIEUR DE CRAC.

Sandis ! jé mé fâcherai ; car enfin, sans raison...

VALSAIN, troublé.

La raison, la raison, c’est que dans l’état où je suis, impossible de signer.

MONSIEUR DE CRAC.

Cap de bious ! je fus fiancé un jour dé vataille ; demandez à Rosalie, et quoique vlessé mortellement, j’eus encore le courage dé signer.

VALSAIN.

Blessé, blessé mortellement ; si ce n’était que cela.

MONSIEUR DE CRAC.

Et cadédis ! qu’êtes-bous dé plus ?

VALSAIN, hors de lui, et impatienté.

Ce que je suis, ce que je suis...

À part.

Parbleu ! celle-là sera digne du beau-père.

Haut.

Ce que je suis ? je suis mort, oui, Monsieur, mort d’hier au soir.

MONSIEUR DE CRAC.

Hein ! Ah ! ça, pour qui nous prend-il ?

VALSAIN, sérieusement.

La cérémonie funèbre doit avoir lieu aujourd’hui, et vous sentez que je ne puis y manquer, j’y suis nécessaire ; désolé de ce contretemps.

Il sort par le côté, et les laisse tous stupéfaits.

 

 

Scène XV

 

GERMEUIL, GABRIELLE, MONSIEUR DE CRAC, ROSALIE

 

MONSIEUR DE CRAC.

Ah ! ça, conçoit-mu pareille extravagance ? et à quel propos ? Je n’ai de ma vie entendu semvlavle gasconnade.

ROSALIE.

Et pourtant lé terroir est fertile à Pézenas.

MONSIEUR DE CRAC, ôtant son chapeau.

Ô moussu de Crac, mon grand père ! tu n’aurais pas dit mieux.

GABRIELLE, d’un air piqué.

Certainement, monsieur de Flourvac pouvait trouver une autre manière de retirer sa parole ; on ne le forçait point à m’épouser, au contraire ; car je ne lui ai point caché à quel point je le haïssais.

ROSALIE.

Mais pourquoi avait-il l’air troublé ?

GERMEUIL, à Rosalie.

Il a eu peur de moi.

ROSALIE, de même, avec intention.

Un rien les effraie, jé vous lavais dit.

MONSIEUR DE CRAC, en riant.

J’y suis. On a’ ce matin parlé dé rébénants. Il a voulu nous faire pur. Sandis ! il n’a point trouvé son homme.

 

 

Scène XVI

 

GERMEUIL, GABRIELLE, MONSIEUR DE CRAC, ROSALIE, GOUSPIGNAC

 

GOUSPIGNAC, à monsieur de Crac.

Moussu le gouvernur n’a pas voulu entrer dans le châtos ; il a dit seulement qu’il benait bous faire sa visite de condoléance ; mais qu’il respectait trop botre doulur pour oser la trouvler.

MONSIEUR DE CRAC.

Hein ! qué dit cé pétit garçon ?

GOUSPIGNAC.

Il a seulement griffonné ces mots au crayon.

Il donne un papier.

MONSIEUR DE CRAC.

Boyons.

Il lit.

« Mon cher de Crac, je me rendais au châtos du général Valsain, mon ami, pour lui communiquer une noubelle importante, qui concerne son fils, lorsqu’à l’auberge des Trois Rois, j’ai appris l’accident arrivé hier à votre gendre. »

S’interrompant.

Comment le gouvernur...

Continuant.

« Mais, d’après les renseignements qu’on m’avait donnés sur sa mauvaise réputation et ses murs, renseignements dont je boulais bous faire part, jé regarde l’aventure comme un vonheur pour vous ; d’ailleurs, mon ami, nous sommes tous mortels.

TOUS.

Ah ! ça, qu’est-ce qu’il dit donc ?

MONSIEUR DE CRAC, lisant.

« Croyez qué jé partage votré peiné, et que sans l’affaire indispensable qui m’appelle chez le général, jé mé ferais un devoir d’assister à la cérémonie funèbre qui doit avoir lieu aujourd’hui. »

Commençant à s’effrayer.

Voilà en vérité qui est fort extraordinaire. Rosalie, qu’en dis-tu ?

ROSALIE.

Jé dis que ça n’est pas possible.

GERMEUIL.

Eh ! sans doute.

 

 

Scène XVII

 

GERMEUIL, GABRIELLE, MONSIEUR DE CRAC, ROSALIE, LA JEUNESSE

 

MONSIEUR DE CRAC.

Mais que bois-je ? Sandis ! si jé né me trompe pas, c’est la Jeunesse, le domestique de mon impertinent de gendre.

LA JEUNESSE.

Le pauvre homme ! ce que c’est que de nous ! il est vrai que c’est la faute de son humeur acariâtre : me préserve le ciel d’en dire du mal ; mais c’était bien le plus grand avare...

Il pleure.

MONSIEUR DE CRAC.

Comment, c’était ?... Est-ce que par hasard il n’existerait plus ?

Le Théâtre s’obscurcit peu à peu.

LA JEUNESSE.

Vous l’avez dit, c’est hier au soir en se disputant...

MONSIEUR DE CRAC.

Hier au soir, et nous l’abons bu ce matin.

GERMEUIL.

Il sort d’ici.

GABRIELLE.

Il a déjeuné avec nous.

LA JEUNESSE, effrayé.

Il a déjeuné avec vous ! vingt personnes vous diront...

MONSIEUR DE CRAC, tremblant.

C’est que lui-même a dit en effet qu’il était mort hier au soir.

LA JEUNESSE.

Il vous l’a dit ; voilà une aventure à faire dresser les cheveux sur la tête.

ROSALIE.

Je n’en ai jamais entendu de pareille, depuis que Moussu nous a conté des histoires de rébénants.

MONSIEUR DE CRAC, tremblant.

Dé rébénants ; finissez donc avec vos idées, je n’aime pas les têtes faivles, moi.

À la Jeunesse.

Ah ! ça, mon ami, rassure-toi ; là, es-tu vien sûr ? parlé-moi franchement, es-tu sûr qu’il soit mort ?

LA JEUNESSE.

Ah ! mon Dieu ! pire que cela !...

MONSIEUR DE CRAC, se sauvant près des femmes.

Comment, piré que cela ?

LA JEUNESSE.

Il est enterré ; c’est aujourd’hui.

MONSIEUR DE CRAC.

Justément, il nous a quitté pour aller à sa pompe funèbre.

ROSALIE.

Décidément c’était un rébénant.

MONSIEUR DE CRAC, tremblant tout-à-fait.

Encore une fois, Rosalie, finissez abec bos remarques, bous effrayez ma fille ; et point de lumière dans cet appartement ; il fait un somvre ; allez donc chercher un flamveau.

ROSALIE.

Ma foi, Moussu, jé n’ose.

MONSIEUR DE CRAC.

Oh ! la poltronne ! et toi, ma fille ?

GABRIELLE.

Je n’ose.

MONSIEUR DE CRAC.

Eh ! sandis ! allez-y toutes deux.

Elles sortent.

Comme les femmes sont craintives !

Criant.

Ne soyez pas longtemps, nous né sommes que trois ici... Ah ! mon Dieu ! il a promis de rébénir dans une demi-heure, s’il allait tenir sa parole... Ah ! mon Dieu ! je crois que j’entends du vruit.

Air : La Signora Malade.

Malgré moi je frissonne.

GERMEUIL.

Quelle peur vient vous saisir ?

On entend sonner une pendule.

MONSIEUR DE CRAC.

Ciel ! la pendule sonne !
S’il allait rebenir !

 

 

Scène XVIII

 

GERMEUIL, MONSIEUR DE CRAC, LA JEUNESSE, VALSAIN

 

VALSAIN, paraissant dans le fond du théâtre, en grand uniforme.

Ah ! quel heureux événement !
Je puis me montrer à présent.

MONSIEUR DE CRAC.

Ah ! c’est lui !

GERMEUIL et LA JEUNESSE.

C’est lui !

Ils se sauvent tous trois.

 

 

Scène XIX

 

VALSAIN, seul

 

Est-ce moi qu’on évite ?
Pourquoi prendre la fuite ?
Que veut dire cela ?

 

 

Scène XX

 

VALSAIN, ROSALIE, GABRIELLE, sortant du cabinet

 

ROSALIE, un flambeau à la main.

Ah ! moussu, nous boilà.
Ciel ! c’est lui, le boilà.

Elle aperçoit Valsain, pousse un cri, laisse tomher le flambeau, et s’enfuit. Valsain retient Gabrielle par la main.

VALSAIN.

C’est elle, la voilà.
Et pourquoi loin de moi vouloir porter vos pas ?

GABRIELLE.

Faut-il rester ou fuir ? Mon Dieu, quel embarras !

 

 

Scène XXI

 

VALSAIN, GABRIELLE

 

VALSAIN.

Air de Paul et Virginie.

Ah ! daignez, je vous supplie,
M’écouter un seul instant.

GABRIELLE.

Éloignez-vous, je vous en prie,
Ah ! monsieur le revenant.

VALSAIN.

Doit-on, quand on est jolie,
Craindre l’ombre d’un amant ?
Voulez-vous prendre encor la fuite ?
Fais-je encor battre votre cœur ?

Ensemble.

GABRIELLE.

Oui, je le sens, mon cœur palpite,
Mais ce n’est plus de frayeur.

VALSAIN.

Rien n’égale mon bonheur,

 

 

Scène XXII

 

GABRIELLE, VALSAIN, MONSIEUR DE CRAC, GERMEUIL, ROSALIE, LA JEUNESSE, GOUSPIGNAC, PAYSANS, avec des flambeaux et des fourches

 

MONSIEUR DE CRAC et LES PAYSANS, dans le fond.

Air du Carillon de Dunkerque.

Amis, faisons usage
De tout notre camp,
Et ne tremvlons aucun ;
Car nous somme vingt contre un.

MONSIEUR DE CRAC.

Quoi ! ma fille a l’audace
De lui parler en face !
Je n’eus pas cru, d’honnur,
Qu’elle eut autant du cur.

CHŒUR.

Amis, etc.

LA JEUNESSE.

Eh bien ! où est-il donc ?

MONSIEUR DE CRAC.

Là, ne le bois-tu pas ?

LA JEUNESSE.

Ça n’a jamais été mon maître. Un procureur avec des épaulettes.

MONSIEUR DE CRAC, étonné.

Comment, ce n’est pas lui ?

Haut, faisant le brave.

Ah ! sandis ! nous allons boir. Eh vien ! vous autres, abez-vous pur, quand je suis là ?

À Valsain.

Moussu, peut-on saboir d’où bous benez, ou si bous êtes mort ou bibant ?

VALSAIN.

Monsieur, je puis vous répondre que j’existe.

MONSIEUR DE CRAC.

Votre parole d’honnur ?

VALSAIN.

Je vous la donne, et vous pouvez y croire.

Gasconnant.

Quoiqué jé sois aussi du pays ; car je suis le colonel Valsain que vous connaissez si bien, le fils du général, votre plus proche voisin.

TOUS.

Valsain !

MONSIEUR DE CRAC, l’avançant.

Quand je bous disais qué bous aviez tort d’avoir pur.

VALSAIN.

Tout ce qu’on vous a dit sur Flourvac n’est que trop véritable ; et vous saurez ce qui a donné lieu à cette erreur. Une affaire d’honneur qui, heureusement, vient d’être arrangée, me permet de reparaître sous mon véritable nom, et de vous demander la main de votre fille.

MONSIEUR DE CRAC.

Serait-il brai ?

GERMEUIL.

Quoi, Monsieur, c’est sérieusement que vous épousez ma cousine ?

VALSAIN, fièrement.

Oui, Monsieur, très sérieusement.

GERMEUIL.

À la bonne heure ; car je n’aime pas qu’on plaisante sur ces choses-là.

ROSALIE.

Et Germeuil, Mademoiselle, bous ne l’aimiez donc que pour rire ?

GABRIELLE, avec intention.

Il paraît que lui ne m’aimait pas sérieusement.

MONSIEUR DE CRAC, à Valsain.

Je ne suis pas bien sûr que bous m’ayez demandé autrefois Gabrielle ; mais bous me la demandez à présent. Un peu plus tôt, un peu plus tard, sandis ! la date n’y fait rien. Je bous ai toujours désiré pour gendre. Demandez à Rosalie. Boici une des plus velles abentures de ma bie. Comvien jé vais la raconter ! En l’arrangeant un peu, je la rendrai incroyable.

Vaudeville final.

Air nouveau de monsieur Heudier.

MONSIEUR DE CRAC.

Docile à d’adroites leçons,
Notre famille
Augmente et brille,
Dans les emplois, dans les salons,
On ne voit plus que des Gascons.

CHŒUR.

Docile à, etc.

MONSIEUR DE CRAC.

Henri Quatre ici débuta,
On connaît la balur gasconne ;
Et l’esprit chez nous règnera,
Tant qué coulera la Garonne.

CHŒUR.

Docile à d’adroites leçons,
Notre, etc.

GERMEUIL.

De la mer on dit qu’autrefois
Sortit Vénus, votre patronne ;
Sexe trompeur, pour moi, je crois
Qu’elle sortit de la Garenne.

CHŒUR.

Docile, etc.

GABRIELLE.

Ici, croyez-en mon serment,
À vous, lorsque mon cœur se donne,
Je ne mens pas, et cependant
Je suis des bords de la Garonne.

CHŒUR.

Docile, etc.

GOUSPIGNAC.

Qué dé marchands de bins en gros,
Que dans Paris nul né soupçonne,
Et qui font leurs vins de Vordeaux
Avec de l’eau de la Garonne.

CHŒUR.

Docile, etc.

VALSAIN.

Pour nous prouver que tout est beau,
Maint discoureur, d’humeur gasconne,
Se met à suer sang et eau,
Mais c’est de l’eau de la Garonne.

CHŒUR.

Docile, etc.

ROSALIE, au public.

Plus d’un auteur, en s’embarquant,
Croit déjà, sans que rien l’étonne,
Boire dans l’Hypocrène, quand
Il ne boit que dans la Garenne.
Faites que le nôtre, aujourd’hui,
Chez nous voyage
Sans naufrage,
Et qué la Garenne pour lui,
Ne soit pas lé fleuvé d’oubli.

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