Les Fêtes nocturnes du cours (DANCOURT)

Comédie en un acte et prologue.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 5 septembre 1714.

 

Personnages

 

ORONTE, tuteur de Clitandre

CLITANDRE, amant de Célide

MONSIEUR DE BUTORVILLE, amoureux de Cidalise

MONSIEUR DESMINUTES, amoureux de Lucile

CYNŒDOR, génie du Bal

L’OLIVE, valet de Clitandre

CIDALIE, aimée de Butorville

CÉLIDE, amoureuse de Clitandre

ARAMINTE, Mère de Lucile

LUCILE, aimée de Monsieur Desminutes

MARTON, suivante de Cidalise

FINETTE, suivante

TROUPE DE MASQUES et DE JOUEURS D’INSTRUMENTS

 

La Scène est au Cours, dans les Champs-Élysées.

 

 

AU PRINCE ROYAL ET ÉLECTORAL DE SAXE

 

Digne Fils d’un Auguste Père,

Race de tant de demi-Dieux

Qui parcourant l’Europe entière,

Fais éclater son mérite en tous lieux,

C’est à bon titre qu’elle espère

Te voir un jour plus grand encor que tes aïeux.

Ce juste espoir que tu lui donnes,

Sur tous les cœurs te donne aussi des droits,

Et sur ta tête assure les Couronnes

Des Nations où l’on règne par choix,

Chez qui la vertu fait les Rois.

Que dans ta Gloire il te souvienne

De l’hommage qu’en France aux rives de la Seine,

Une Muse comique rend

À tes Vertus plus qu’à ton Rang.

Qu’en sa faveur son zèle te prévienne :

Content des soins que pour plaire elle prend,

En foule tout Paris au Spectacle se rend ;

À la voix du Public daigne joindre la tienne,

Tu lui peux assurer le succès le plus grand,

En l’honorant d’un glorieux suffrage.

Rien ne la flatte jamais tant ;

De tes bontés c’est tout ce qu’elle attend.

Pour l’immortaliser que faut-il davantage ?

 

DANCOURT.

 

 

PROLOGUE

 

CHOREDA, CYNŒDOR

 

CHOREDA.

Près de la plus superbe Ville

Que couvre la route des Cieux,

Dans un séjour délicieux

Que baigne une eau pure et tranquille,

Lieu charmant et digne des Dieux,

L’Amour a choisi son asile.

CYNŒDOR.

Tandis que l’horreur de la Guerre

Mettait en feu toute la Terre,

Ce sont ces beaux lieux que la Paix

Avait choisi pour son Palais.

ENSEMBLE.

Les soins du plus grand Roi du monde

Ont mis Bellone dans les fers,

Et par sa sagesse profonde

La Paix pour son séjour a le vaste Univers.

ENSEMBLE.

Les ris, les jeux, viennent prendre la place       

Qu’elle occupait dans ces heureux climats,

Favoris du Dieu de la Thrace,

Venez, volez, accourez sur leurs pas,

Qu’ici le plaisir vous délasse

De la fatigue des Combats ;

Et que l’Amour lui-même en chasse

Tout ce qui ne lui convient pas.

CHOREDA.

Vénus vous appelle

Dans ce beau réduit,

Pleins d’ardeur pour elle

Le Dieu Mars la suit :

Et près de vos belles

L’Amour vous conduit,

Son Flambeau vous luit ;

Discrets et fidèles

Venez-y sans bruit.

CYNŒDOR.

Vénus en colère

A dit à l’Amour

Qu’en certain mystère

On craint le grand jour ;

Jadis à Cythère

En flagrant délit,

Phébus la surprit,

L’Amour pour lui plaire

Prend ici la nuit.

CHOREDA.

Ici Vénus veille

Pour ses Favoris,

Le Dieu de la treille

Endort les Maris,

Tous les Dieux ensemble

Prêtent leurs secours

Au Dieu des Amours,

Pour ceux qu’il assemble

Cette nuit au Cours.

ENSEMBLE.

Tous les Dieux ensemble

Prêtent leurs secours

Au Dieu des Amours,

Pour ceux qu’il assemble

Cette nuit au Cours.

 

 

COMÉDIE

 

 

Scène première

 

ARAMINTE, CIDALISE, MARTON, LUCILE, DESMINUTES, FINETTE

 

ARAMINTE.

Voilà le plus heureux présage du monde, en arrivant on nous promet que l’Amour et les Dieux s’intéressent pour nous : la partie ne saurait manquer d’être heureuse.

FINETTE.

Il n’y a personne d’arrivé à Chaillot que le Fiacre, deux Cuisiniers, et la provision ; mais Clitandre ni l’Olive n’y sont point encore.

CIDALISE.

Ils arriveront : point d’impatience, peut-être sont-ils dans les allées qui nous cherchent.

LUCILE.

La foule paraît si grande qu’on n’y peut aborder, et si par hasard ils y étaient, nous aurions de la peine à les joindre.

DESMINUTES.

Le principal objet de la partie est le réveillon ; ils viendront d’abord à la maison qu’ils nous ont marquée.

ARAMINTE.

Pour moi, c’est le plaisir du bal qui m’amène : j’aime la danse à la folie, je voudrais que vous m’eussiez vue dernièrement danser le Cotillon avec Monsieur Oronte. Nous devions bien l’amener le pauvre petit bonhomme.

LUCILE.

Il y a deux jours que nous ne l’avons vu, Madame, il me paraît que ses assiduités pour vous diminuent.

ARAMINTE.

Cela est vrai, je crois m’apercevoir qu’il me néglige ; mais patience : il en soupirera six mois davantage, et je ne dirai oui qu’à bonnes enseignes.

MARTON.

Hé mort de ma vie, pourquoi tant tarder à conclure votre mariage ? Ce devrait être une chose faite.

ARAMINTE.

Je pense quelquefois comme toi, ma pauvre Marton ; mais c’est un caractère si singulier que ce Monsieur Oronte ; il me rend des soins, il m’aime, je n’en saurais douter, mais il n’est pressant que quand je suis fière, quand je me radoucis, je l’embarrasse. Oh ! Ces manières-là me déconcertent, je vous l’avoue.

FINETTE.

Elles en déconcerteraient bien d’autres, vous avez raison.

ARAMINTE.

Allons Mesdemoiselles ; Monsieur Desminutes, cherchons les endroits où il y a des violons : le bal est mon centre, et je m’en vais danser jusqu’à demain matin.

LUCILE.

Prenons garde de ne nous point séparer.

CIDALISE.

On se rejoindra dans les Champs Élysées.

MARTON.

À Chaillot, Mesdames ; c’est le rendez-vous le plus sûr que celui de la table ; c’est là qu’il se faut rendre : remontons en carrosse. Allons-y d’abord, nous, Madame, car ce n’est ni le bal ni la promenade qui vous attirent ici.

 

 

Scène II

 

CIDALISE, MARTON

 

CIDALISE.

Veux-tu que je te parle naturellement, ma chère Marton ? Je sens l’inconvénient qu’il y a d’aimer quelqu’un, et j’appréhende de m’y livrer.

MARTON.

Je l’appréhende aussi, moi, Madame.

CIDALISE.

Je me sens assez folle pour pouvoir quelque jour aimer Clitandre.

MARTON.

Je me trouve assez bonne connaisseuse pour être persuadée que vous l’aimez déjà.

CIDALISE.

Je ne m’en défends point trop, cela pourrait être ! Les soins sérieux qu’il rend à Célide, un certain relâchement d’assiduité pour ma maison, les difficultés qu’il a d’abord faites de venir à cette fête, et de nous donner au retour un réveillon ; tout cela m’a piquée, je te l’avoue, et je me suis presque aperçue qu’il ne m’est pas indifférent.

MARTON.

Il vous doit l’être, il aime Célide.

CIDALISE.

Je veux les brouiller, j’y réussirai, c’est dans cette vue que j’ai fait avertir Célide de notre partie, et que j’ai commencé, moi, depuis quelques jours, à me brouiller avec mon banquier d’Amiens.

MARTON.

Vous avez tort, Madame ; c’est un fort bonhomme que Monsieur Butorville.

CIDALISE.

Je lui ai renvoyé son portrait.

MARTON.

Mais vous avez gardé la boîte ?

CIDALISE.

Elle est garnie de brillants, Marton.

MARTON.

Fort bien, vous n’êtes curieuse que de bijoux, et vous n’aimez pas les tableaux.

CIDALISE.

C’est un bon benêt que Monsieur Butorville ; je ne l’ai reçu chez moi que pour le ruiner : l’affaire est finie, que faire de lui ?

MARTON.

Mais êtes-vous sûre qu’il soit bien achevé ?... Là ?

CIDALISE.

Il y a plus d’un mois qu’il n’a plus ni argent, ni crédit, Marton.

MARTON.

Sur ce pied-là, voilà un homme fort inutile dans le monde ; vous auriez dû vous en défaire plutôt.

CIDALISE.

Je n’y ai pas songé, mon enfant : l’amour dérange l’esprit quelquefois.

MARTON.

On m’avait dit qu’il en donnait.

CIDALISE.

Il en donne à ceux qui n’en ont point, et déconcerte celui des autres ; c’est son plaisir de métamorphoser les caractères ; j’ai toujours eu pour le mariage une antipathie des plus parfaites.

MARTON.

Hé bien, Madame.

CIDALISE.

Hé bien, Marton. Je ne suis occupée que de cela maintenant, j’ai la fureur d’être mariée : j’ai rêvé la nuit dernière que je l’étais.

MARTON.

Ah ! Le mauvais rêve ; il vous arrivera quelque malheur.

 

 

Scène III

 

CYNŒDOR, MARTON, CIDALISE

 

CYNŒDOR.

Bonjour, charmante Cidalise, serviteur aimable Marton. Je vous connais, Masques, comme vous voyez.

CIDALISE.

Je n’ai pas l’honneur, moi, de vous connaître.

MARTON.

Ni moi, Masque, je vous assure.

CYNŒDOR.

Vous êtes pourtant de mes meilleures pratiques, et je suis, moi de vos meilleurs amis.

CIDALISE.

Nous vous en sommes fort redevables. Mais expliquez-nous plus clairement qui vous êtes.

CYNŒDOR.

Basque de naissance, on m’appelle Cynœdor : je suis le génie du Bal, le Dieu des Fêtes nocturnes, le Diable de la Danse, et le Protecteur de tous les Masques.

MARTON.

Voilà une des belles directions qu’il y ait dans les affaires du monde. Il faut que vous soyez bien au Bureau pour avoir cet emploi-là.

CYNŒDOR.

Je m’en acquitte avec distinction, et cependant je suis à la veille d’être révoqué.

MARTON.

Hé, pourquoi donc ?

CYNŒDOR.

Pour avoir trop bien déguisé les masques dans un des derniers Bals qu’on donnait ici.

MARTON.

Hé, comment cela ?

CYNŒDOR.

On y prit des grisettes pour des Dames de conséquence, et des Bourgeois pour des Seigneurs ; cela dérangea les parties faites : cela en forma de bizarres qu’on avait intérêt de cacher, et qui furent découvertes.

MARTON.

Voilà de grands inconvénients !

CYNŒDOR.

Ce n’est pas tout, je m’avisai sur la fin du Bal de dérober une mule à chaque Dame qui s’avisa de s’asseoir sur l’herbe : je les rendis ensuite à l’aventure ; la plupart des chaussures furent dépareillées, et cela fit faire de mauvaises conjectures. Asmodée se fâcha de la plaisanterie, et notre République m’envoie dans les pays étrangers pour arranger les esprits, les mœurs et la conduite sur le pied de ce pays-ci. Nous trouvons tous que c’est la meilleure forme qu’on y puisse donner pour notre profit.

CIDALISE.

Il est triste de ne faire connaissance avec vous, qu’à la veille de votre départ.

CYNŒDOR.

Profitez du peu de temps que nous pouvons passer ensemble, et de la bonne volonté que j’ai de vous faire plaisir. Je ne me manifeste à vous aujourd’hui que pour assurer votre fortune, et pour redresser votre cervelle qui commence à se déranger.

CIDALISE.

Comment, comment donc ?

MARTON.

Le Génie n’a pas tort, Madame, vous avez envie de vous marier ; vous songez les nuits de mariage : cela vise furieusement à la folie.

CIDALISE.

Marton est une des plus folles créatures...

CYNŒDOR.

C’est une des plus sages : je la connais mieux que vous, et qu’elle-même. Croiriez-vous bien que c’est moi qui vous l’ai adressée ?

CIDALISE.

Vous ?

MARTON.

Ah, ah ! Voici qui est plaisant.

CYNŒDOR.

N’est-ce pas une Marquise de Valogne qui vous l’a donnée ?

CIDALISE.

Justement.

MARTON.

Qui est ma marraine.

CYNŒDOR.

Et qui vous a élevée toute jeune ?

MARTON.

Hé, vraiment oui. Je n’ai jamais connu ni père ni mère.

CYNŒDOR.

Je le sais bien. Elle est fille d’un Diable Gascon de mes intimes, et d’une vieille Sorcière de basse Normandie. Il n’est pas surprenant qu’elle ait de l’esprit, comme vous voyez.

MARTON.

Je vous suis bien obligé vraiment, de m’apprendre ainsi des nouvelles de ma famille, et voilà une belle généalogie.

CYNŒDOR.

Nous savons d’étranges secrets, nous autres, et les Bals donnent ordinairement occasion à tant de naissances équivoques...

MARTON.

Il n’y a personne qui ne s’en doute.

CYNŒDOR.

L’Amour m’a prié pour ce soir...

MARTON.

L’Amour est de vos amis ?

CYNŒDOR.

S’il est de mes amis ? Il est de nos confrères. Je suis son substitut, moi qui vous parle, et c’est à sa prière que j’ai inspiré presque à tout Paris du goût pour cette nouvelle manière de Fêtes nocturnes.

CIDALISE.

Vous vous mêlez de mariages ?

CYNŒDOR.

Oui ; quand les Amours ont embarqué une affaire, nous achevons souvent de la conduire à sa perfection.

MARTON.

Les Diables se mêler de faire des mariages ! Je croyais que leur intérêt était de les empêcher ou de les brouiller du moins quand ils étaient faits.

CYNŒDOR.

Votre pénétration est en défaut. Il n’y a presque pas de moyens imaginables dont nous ne nous servions pour étendre notre domination sur tout tant que vous êtes : le jeu, le vin, l’amour, voilà les premiers pièges que nous tendons aux hommes. L’envie, l’ambition, l’avarice, sont pour le second ordre : cela les dispose pour ce que nous souhaitons. Nous les marions à un certain âge, et c’est ce qui achève de les faire donner à tous les Diables. Oh ! Il y a bien de la règle, et bien de la conduite parmi nous autres.

CIDALISE.

Mais sur ce pied-là, Marton, me voilà dégoûtée de mes idées de mariage, je n’y songe plus.

CYNŒDOR.

Oh ! Vous vous marierez pourtant.

MARTON.

Et avec qui, s’il vous plaît ? Ce sera avec Clitandre, Madame.

CYNŒDOR.

Non, ce sera avec un bon Picard qu’elle a congédié mal-à-propos, et avec qui je veux qu’elle renoue. Sa mère est morte, il n’en sait rien, c’est un bon homme fort riche encore, il faut qu’elle l’épouse.

CIDALISE.

Que j’épouse un sot, moi ?

CYNŒDOR.

Parbleu, je vous défie d’en épouser jamais d’autre.

CIDALISE.

Non, cela ne sera pas. J’aime l’esprit, le goût, l’entendement, la politesse ; et j’ai une si grande aversion pour les imbéciles, que je ne voudrais point d’un sot qui fit ma fortune.

CYNŒDOR.

Il n’y a pourtant qu’un sot qui vous la puisse faire, et il vaut mieux que ce soit celui-là qu’un autre.

CIDALISE.

Je ne m’y résoudrai point, je vous assure.

CYNŒDOR.

Et je vous assure que cela sera, moi. J’ai bien d’autres assortiments plus bizarres à faire ici, à quoi les Parties ne s’attendent pas. Voyez-vous au bout de cette allée, ce Masque vêtu en Docteur ; le reconnaissez-vous ?

CIDALISE.

En aucune façon.

MARTON.

Il faudrait avoir la vue bonne.

CYNŒDOR.

C’est Monsieur Oronte. Il fait le passionné d’Araminte ; il est effectivement amoureux de Lucile, et le voilà avec une de vos rivales.

MARTON.

Ne serait-ce point Célide, Madame ?

CYNŒDOR.

C’est elle-même, qu’il faut détromper de l’impression qu’on lui a donné de Clitandre ; c’est une commission que je vous donne, Mademoiselle Marton.

MARTON.

À moi, Madame ?

CIDALISE.

Je souscris volontiers à tout ce qu’il veut, tu n’as qu’à faire.

MARTON.

Mais de quelle manière ?...

CYNŒDOR.

Je te communique pour toute la soirée, mes facultés et mes talents, et je te souffle une partie de mon esprit.

MARTON.

Miséricorde ! L’esprit du Diable !

CYNŒDOR.

Cela ne changera pas beaucoup le tien. Célide approche ; venez avec moi dans une maison de ma connaissance où votre réveillon s’apprête, et où tu nous amèneras Célide.

MARTON.

Mais, je ne la connais point ; comment m’y prendre ? Que ferai-je ?

CYNŒDOR.

Ce que t’inspirera ton génie secondé du mien ; tu ne saurais manquer de réussir.

MARTON.

Il ne tiendra pas à moi. Commençons d’abord à connaître la situation du cœur de Célide, pour prendre des mesures plus justes.

 

 

Scène IV

 

ORONTE, CÉLIDE

 

ORONTE.

Je ne sais pas, Madame, quel gré vous me saurez de la Mascarade ; mis il faut que vous ayez bien du pouvoir sur moi, pour m’engager à venir passer la nuit au Cours dans l’équipage où me voilà.

CÉLIDE.

Vous y trouverez peut-être Lucile, et vous n’êtes pas si fort ennemi des plaisirs que vous le voulez paraître, Monsieur Oronte. Je sais vos affaires...

ORONTE.

Madame...

CÉLIDE.

Mais, indépendamment de ce qui vous regarde, vous devez m’aider à éclaircir les soupçons que j’ai de Clitandre.

ORONTE.

Ils me paraissent sans fondement. Il n’est pourtant pas impossible qu’avant de s’attacher à vous, il ait eu quelque liaison de société avec quelques femmes du grand monde : quelques-unes d’elles aura pris, peut-être, contre les règles et l’usage de la fine coquetterie, un véritable attachement pour lui. Elle sait qu’il en a pour vous, on veut vous brouiller : voilà d’où viennent les avis qui vous mettent si fort en mouvement, et je gagerais que la partie se trouvera fausse.

CÉLIDE.

J’y vois peu d’apparence ; Clitandre n’est point chez lui, on l’en a vu sortir en carrosse ; il a passé chez la Guerbois, il a pris le chemin du Roulle, le carrosse de Cidalise, et un autre qui le suivait, ont fait la même route. La moitié de l’avis se trouve déjà vrai, il est question d’approfondir l’autre.

 

 

Scène V

 

MARTON, CÉLIDE, ORONTE

 

MARTON.

Bonjour, beau Masque, vous me voyez à visage découvert, et vous ne me connaissez pas ? Vous êtes masquée, et je vous connais, moi.

CÉLIDE.

Cela n’est pas impossible.

MARTON.

Hé ! Voilà aussi notre bon ami, Monsieur Oronte. Qu’il est bien déguisé ! Un âne en Docteur. Il n’y a pas de mascarade plus parfaite.

ORONTE.

C’est Marton, je pense ? Lucile et Cidalise sont ici.

MARTON.

Pour vous, Madame, vous êtes une façon de Junon, une déesse jalouse, qui venez chercher ici votre Jupiter, que vous croyez qu’une Nymphe de ma connaissance vous enlève.

CÉLIDE.

Vous êtes dans l’erreur, et vous me connaissez mal, je vous assure.

ORONTE, à Célide.

C’est la suivante de Cidalise.

CÉLIDE.

On pousse l’insulte, comme vous voyez ; la chose n’est que trop véritable, je suis outrée de chagrin.

MARTON.

Ces fêtes du Cours sont des plaisirs mêlés d’amertume, tout le monde ne s’y réjouit pas également.

CÉLIDE.

Ils sont instructifs, du moins, s’ils ne sont pas réjouissants ; et c’est savoir en tirer parti, que de régler sa conduite et ses affaires selon les incidents qu’on y découvre.

MARTON.

On est souvent la dupe de ce qu’on y croit voir : prenez-y garde.

CÉLIDE.

Je suis si vivement piquée ?

MARTON.

C’est le moyen d’être trompée. Voulez-vous faire un petit marché avec moi ?

CÉLIDE.

Hé ! Quel ?

MARTON.

Je vous guérirai de votre passion, ou je vous détromperai de l’erreur où vous êtes, de croire Clitandre infidèle.

CÉLIDE.

Je n’ai point de passion, je vous assure.

MARTON.

Plus que vous ne voulez qu’on vous en croie.

CÉLIDE.

Non, sérieusement.

MARTON.

Plus même que vous ne vous en croyez.

CÉLIDE.

Ah ! Je vous jure...

MARTON.

Vous tachez de vous la cacher à vous-même, mais elle est trop vive, et sans cela vous ne seriez pas ici...

CÉLIDE.

Simple curiosité d’approfondir le caractère des hommes.

MARTON.

Curiosité dangereuse.

CÉLIDE.

Mais nécessaire pour assurer notre repos.

MARTON.

Et qui le trouble souvent, au contraire.

CÉLIDE.

Cela n’est que trop vrai.

MARTON.

Tranquillisez-vous, la vôtre ne vous causera point de chagrin, et je suis chargée de vous faire connaître que Clitandre n’aime que vous véritablement.

CÉLIDE.

Que je vous aurais d’obligation !

MARTON.

Cela ne me sera pas bien difficile, j’ai pour le reste de la nuit seulement une façon de toute-puissance dans ces promenades, dont je prétends me servir utilement pour le bonheur de bien des Amants.

ORONTE.

Si tu voulais t’intéresser au mien, Marton.

MARTON.

Pourquoi non ?

ORONTE.

Je n’en serais point ingrat, je t’assure.

MARTON.

Je le crois ; mais avec des soupirants de votre âge, il faut que la reconnaissance précède le bienfait, je vous en avertis.

ORONTE.

Hé bien, soit. J’ai dans ma bourse trente louis d’or, je te les promets.

MARTON.

Le terme de promettre n’engage point, il n’y a que celui de donner qui détermine.

ORONTE.

Je te les donne ; rends-moi service, et dispose le cœur.

MARTON.

Le cœur de Lucile. Elle est ici. Je sais ce qu’il vous faut ; laissez-moi faire. Mais comme l’Amour ne s’intéressera guères à vos affaires, il faudra tâcher que le diable s’en mêle ?

CÉLIDE.

Comment ! Que le diable s’en mêle ?

MARTON.

Oui, Madame, lui ou moi, c’est à peu près la même chose. Je suis un diable en fait d’intrigues, et il n’y en a point que je ne fasse réussir ; laissez-vous conduire, et venez avec moi seulement.

CÉLIDE.

Et Monsieur Oronte ?

MARTON.

Qu’il demeure ici ; qu’il tâche de rencontrer l’Olive ou Clitandre, et qu’il vienne m’en donner avis ici près, à Chaillot, dans ce grand pavillon couvert d’ardoise.

ORONTE.

Je vois cela d’ici. Je ne manquerai pas de m’y rendre.

 

 

Scène VI

 

L’OLIVE, ORONTE

 

L’OLIVE entre en chantant.

En attendant le réveillon,
Je viens de prendre mon bouillon
Landerirette ;
Je serais mieux au lit qu’ici,
Landeriri.

Morbleu, que de tumulte dans ces promenades ? Quelle affluence de badauds ? Depuis quelques jours on y rencontre que des Masques ; et de toute la soirée, je n’ai encore pu parler à aucun visage.

ORONTE.

Voici un drôle qui me parait avoir tout le son de la voix et toute l’encolure du valet de Clitandre. Ne serait-ce point lui ?

L’OLIVE.

Voilà une façon de Bourgeois déguisé, qui s’attache à m’observer ; prenons garde à n’être point reconnu.

ORONTE.

C’est lui-même, assurément. Hé, l’Olive.

L’OLIVE.

Plaît-il, Monsieur ?

ORONTE.

Ah ! C’est donc toi, je te reconnais.

L’OLIVE.

Pardonnez-moi, Monsieur, je ne suis pas moi, vous vous méprenez.

ORONTE.

Tu n’es pas l’Olive ?

L’OLIVE.

Non, Monsieur. Je suis Masque d’honneur, un petit Maître... de nouvelle fabrique, à la vérité, mais... Hé ! Attendez un peu, s’il vous plaît. Vous me paraissez un novice de Bal, tout vieux que vos êtes.

À part.

C’est Monsieur Oronte, le tuteur de mon Maître. Célide saura notre partie.

ORONTE.

Je vous connais, Masque, vous avez beau faire.

L’OLIVE.

Je vous connais aussi. Nous avons tous deux de mauvaises connaissances.

ORONTE.

Je crois que vous êtes un certain fripon.

L’OLIVE.

Je pense que vous êtes un certain honnête homme. Oh ! Nous nous méprenons, comme vous voyez.

ORONTE.

Je ne me méprends point, tu es l’Olive.

L’OLIVE.

Hé bien ! L’Olive, oui. Mais fripon, non, entendez-vous ?

ORONTE.

Que fais-tu ici ? Avec qui ton Maître y a-t-il rendez-vous ?

L’OLIVE.

Avec des Dames de votre connaissance.

ORONTE.

Cidalise et Lucile, sans doute ?

L’OLIVE.

Araminte, moi et Marton ; voilà la partie.

ORONTE.

Oh bien ! Ton maître est un impertinent, d’avoir fait cette partie-là ; elle pourrait bien lui faire manquer le mariage de Célide. Sans adieu, l’Olive.

L’OLIVE.

Je l’en ai averti, ce sera sa faute. Le voici, je pense.

 

 

Scène VII

 

CLITANDRE, L’OLIVE

 

CLITANDRE.

Je ne puis reconnaître personne sous le masque. Est-ce toi, l’Olive ?

L’OLIVE.

Oui, Monsieur, c’est moi-même.

CLITANDRE.

As-tu vu ces Dames ?

L’OLIVE.

Non, Monsieur. Je n’ai vu que Monsieur Oronte, qui sait votre partie avec Cidalise, et qui dit que cela vous brouillera avec Célide.

CLITANDRE.

Il en arrivera ce qui pourra. J’ai fait la partie en enrageant ; mais je ne saurais plus m’en dédire.

L’OLIVE.

Le mariage de Damon avec Célide n’est pas bien rompu encore, ni le vôtre bien arrêté. Cidalise est une dangereuse personne ; elle vous aime tout de bon.

CLITANDRE.

Plaisant amour, que celui d’une coquette ! Tu te moques, je pense.

L’OLIVE.

Monsieur, Monsieur, quand ces Dames-là, qui n’aiment pas ordinairement, se mettent en tête d’aimer quelqu’un, c’est cent fois pis que d’honnêtes femmes : celle-ci nous jouera quelque tour, prenez-y garde.

CLITANDRE.

Je ne la crains point ; fais hâter le repas, tâche de trouver Monsieur Oronte, et propose-lui d’en être : cela est de conséquence.

L’OLIVE.

Il ne se fera pas prier, je vous en réponds.

 

 

Scène VIII

 

CLITANDRE, seul

 

Je n’ai jamais fait de plaisir dont je me sois promis si peu de plaisir que celle-ci. Je suis vraiment amoureux de Célide, sans être fort sûr d’en être aimé. J’ai à combattre un rival riche, aimable, Damon, qu’elle estime, et qui mérite d’être heureux ; Et dans cette situation, je fais une partie de nuit au Cours, avec des coquettes de profession, qui m’aiment peu, que je n’estime guères. Pourquoi le fais-je ? Si j’en sais rien, que la peste m’étouffe. Sottise de jeune homme ; air ridicule de bonne fortune ; pure impertinence ; envie de donner matière à parler. On parlera ; je chagrinerai Célide ; j’enragerai ; il faudra des éclaircissements. L’agréable amusement que je me fais-là ! Ma foi, à commencer de compter par moi-même, la plupart des jeunes gens d’aujourd’hui sont de ridicules personnages.

 

 

Scène IX

 

MARTON, CLITANDRE

 

MARTON.

Voilà Clitandre comme on me l’a dépeint, et je ne saurais m’y méprendre. Bonjour, Masque. Je sais qui vous êtes.

CLITANDRE.

Je le sais bien aussi, je vous en réponds, et je me le disais tout à l’heure à moi-même.

MARTON.

Comment donc ?

CLITANDRE.

Je rendais justice à mon étourderie.

MARTON.

Et à quel propos ?

CLITANDRE.

Je trouvais que nous sommes de grandes dupes, de la mode et des fantaisies de certaines Dames, de venir ici nous ennuyer pendant la nuit à une promenade, qui devient cohue.

MARTON.

Je vous reconnais encore mieux à vos réflexions. Oui, justement, vous êtes Damon.

CLITANDRE.

Moi, Damon ?

MARTON.

Oui, vous-même. Je ne me méprends point, Monsieur l’Irrésolu. Voilà mon homme qui va partout en enrageant ; qui arrangerait de n’y pas aller ; qui ne sait jamais ni ce qu’il voudrait faire, ni ce que les autres veulent ; que le plaisir entraîne sans le contenter ; que la raison gourmande, et qu’elle n’assujettit point ; esclave de ses passions, sans croire en avoir ; heureux en apparence, et malheureux par tempérament. Est-ce vous, Damon ? Vous connaît-on, Masque ?

CLITANDRE.

Ce peut-être là mon portrait ; mais je ne suis point Damon, je vous assure.

MARTON.

Vous êtes fort sur la négative : il faut vous approfondir, et vous détailler pour vous réduire.

CLITANDRE.

Les détails sont longs, et je cherche ici compagnie.

MARTON.

Vous la trouverez, elle y est ; je sais qui c’est.

CLITANDRE.

Vous vous tromper encore. Adieu, Masque.

MARTON.

Je ne me trompe point. Je viens de la quitter ; c’est Célide.

CLITANDRE.

Célide, dites-vous ?

MARTON.

Ah, ah ! Ce nom vous émeut. Vous n’êtes pas Damon ; j’étais dans l’erreur ; l’amour vous trahit. Adieu, Masque. Je n’en veux pas savoir davantage.

CLITANDRE.

Attendez, je vous prie. Célide a donné ici rendez-vous à Damon ?

MARTON.

Vous n’êtes pas Damon ; je n’ai rien à vous dire.

CLITANDRE.

Un mot, de grâce.

MARTON.

Non, je croyais parler à Damon. Je parle à un inconnu, qui ne prend aucune part à Célide : à quoi bon l’entretenir ?

CLITANDRE.

La cruelle situation ! Je suis ce que vous voulez, Masque. Je m’intéresse à Célide, j’en conviens ; je sais qu’elle est ici : mais ce n’est point pour le malheureux Damon qu’elle y vient. Elle aime Clitandre.

MARTON.

Fi donc.

CLITANDRE.

Il se flatte de l’épouser.

MARTON.

Belle marque d’amour !

CLITANDRE.

Y en a-t-il de plus forte ?

MARTON.

En savez-vous de moindre ?

CLITANDRE.

Je suis sûr de mon malheur, je suis au désespoir.

MARTON.

Vous êtes facile à désespérer.

CLITANDRE.

Clitandre touche au moment d’être heureux.

MARTON.

Il touche au moment d’être dupe.

CLITANDRE.

Masque...

MARTON.

Damon...

CLITANDRE.

Quelle certitude avez-vous que Clitandre ne soit point aimé de Célide ?

MARTON.

Elle l’épouse ; que faut-il davantage ?

CLITANDRE.

Ah, ah ! Voici qui est plaisant.

MARTON.

Il ne l’aime pas trop lui-même, puisqu’il veut bien devenir son mari.

CLITANDRE.

Il l’adore, je le sais ; elle l’aime, si elle l’épouse, je n’en puis douter ; je connais la vertu de Célide ; je réponds du cœur de Clitandre.

MARTON.

Il est dangereux d’être sa caution.

CLITANDRE.

Hé ! Le connaissez-vous ?

MARTON.

Qui ne le connaît pas ? C’est le plus grand fou, le plus impertinent personnage...

CLITANDRE.

Doucement, de grâce. Je suis son rival, mais je vous prie de l’épargner.

MARTON.

Hé ! Mérite-t-il qu’on le fasse ; un extravagant qui a vingt fois manqué sa fortune, faute de conduite ; et qui peut-être serait véritablement aimé de Célide, s’il savait mériter de l’être ?

CLITANDRE.

Que trouvez-vous donc en lui qui l’en rende indigne ?

MARTON.

Sa conduite, ses inégalités, sa perfidie. Dans le moment qu’il jure qu’il l’adore, il vient ici avec d’autres Dames, qu’il y régale.

CLITANDRE.

Et Célide en est informée ?

MARTON.

Ce sont elles qui l’en ont fait avertir.

CLITANDRE.

Voilà d’indignes procédés.

MARTON.

Oui de part et d’autre, n’est-il pas vrai ?

CLITANDRE.

Et cela rompra le mariage de Célide avec Clitandre ?

MARTON.

Tout au contraire, elle l’épousera pour s’en mieux venger.

CLITANDRE.

Je ne conseillerais pas à qui que ce fût d’être de moitié de la vengeance.

MARTON.

Une jolie femme ne manque pas de vengeurs en ce pays-ci.

CLITANDRE.

Hé ! Qui oserait s’exposer à la juste fureur de Clitandre ?

MARTON.

Qui ? Moi.

CLITANDRE.

Vous ?

MARTON.

Oui, moi-même. Je connais Clitandre ; je sais que je lui parle, et je me moque de lui.

CLITANDRE.

Ah ! C’en est trop, et je connaîtrai...

MARTON.

Vous connaîtrez un Masque qui est bien fâché de ne pouvoir être votre rival.

CLITANDRE.

Que vois-je ? C’est toi, Marton, qui me parle ainsi de Célide ?

MARTON.

Et par ordre de Cidalise. Célide et elle sont ensemble.

CLITANDRE.

Célide est ici ?

MARTON.

Avec Monsieur Oronte ; fort fâchée de votre partie, et du mystère qu’on lui en fait.

CLITANDRE.

Voilà tout ce que je craignais.

MARTON.

Ne vous inquiétez point, on l’apaisera.

 

 

Scène X

 

L’OLIVE, CLITANDRE

 

L’OLIVE.

Je vous retrouve à propos, Monsieur. Je vous avais bien dit que c’était une méchante masque que votre Cidalise.

CLITANDRE.

En as-tu quelque nouvelle preuve ?

L’OLIVE.

Oh, vraiment oui. Célide et elle sont ensemble, et elles ont troqué d’habit de masque pour vous mieux tromper. Je les ai vues sans qu’elles me vissent : on vous prépare quelque trahison, prenez-y garde.

CLITANDRE.

J’en sais assez pour me tirer d’affaires. Où sont-elles ?

L’OLIVE.

Dans quelqu’une de ces allées.

CLITANDRE.

Ne me suis point, je vais tâcher de les y joindre.

 

 

Scène XI

 

L’OLIVE, seul

 

Il a raison de ne me pas mener. Elles le rosseront, si elles le reconnaissent. Mais voici un Masque qui me tourne et qui paraît m’en vouloir, à moi. Sur quel ton le prendre ?

 

 

Scène XII

 

MARTON, L’OLIVE

 

MARTON.

Que voilà un jeune homme bien fait et de bonne mine.

L’OLIVE.

C’est la voix d’une femme ; il ne faut pas manquer cette bonne fortune-là, elle se présente de trop bonne grâce.

MARTON.

C’est un homme de condition, sans doute.

L’OLIVE.

Elle se connaît en gens d’aujourd’hui, de condition ou en condition, c’est à peu près la même chose.

MARTON.

Il cherche ici quelque aventure.

L’OLIVE.

Vous vous trompez, Masque, je n’en cherche point. J’en ai plus d’une douzaine tout assurées : mais il ne tiendra qu’à vous de me les faire manquer toutes, je vous en assure.

MARTON.

Ah, le bon traître ! Cela est bien obligeant vraiment.

L’OLIVE.

J’aime les affaires imprévues : les coups de hasard me font plaisir, et je préférerais une simple petite Grisette, qui ne s’attendrait pas à l’honneur de me voir, à vingt Marquises des mieux apprêtées.

MARTON.

Ah, que vous êtes bien dans le vrai, mais cependant, Monsieur, si l’entretien des Grisettes est tout ce qui vous charme, nous n’aurons pas longue conversation ensemble, et je ne suis pas votre affaire.

L’OLIVE.

Mille pardons, mon adorable, ne vous offensez point du terme : il y a Grisette et Grisette, et j’en sais bien faire la différence.

MARTON.

Je suis une Grisette de condition, moi, afin que vous le sachiez.

L’OLIVE.

Et moi un Grison de même, ma chère enfant. Vous verrez que nous nous convenons à merveilles.

MARTON.

Non, croyez-moi, nous ne nous convenons point, Monsieur de l’Olive, vous êtes un maroufle de valet qui cherchez fortune.

L’OLIVE.

Et vous une masque de chambrière qui ne seriez pas fâchée de la trouver.

MARTON.

Je suis bien aise de savoir de quoi vous êtes capable, Monsieur le faquin.

L’OLIVE.

Et moi ravi de connaîtrez vos allures, Madame la... Il ne faut pas dire d’injures à une femme.

MARTON.

Vous en contez à la première guenon.

L’OLIVE.

Il est vrai ; je t’ai reconnu pour cela. Mais vous agacez, vous, le premier Magot.

MARTON.

J’en conviens ; je t’ai attaquée de conversation, mais pour t’éprouver ; je savais bien qui tu étais, et je t’ai vu parler à ton maître.

L’OLIVE.

Oh bien, pour moi, je suis de bonne foi. J’étais dans l’erreur, et je croyais avoir trouvé une bonne fortune.

MARTON.

Et voilà les hommes.

L’OLIVE.

Et voilà les femmes. Va, va, pardonne-moi cette petite faiblesse ; tu auras peut-être quelque jour besoin que je t’en passe d’autres.

MARTON.

Ce n’est qu’à cette condition-là que je te pardonne, au moins. Mais j’ai à chercher ici Monsieur Butorville, et voici des gens de notre compagnie qui se rapprochent : va-t’en hâter le réveillon, dépêche.

L’OLIVE.

Je cours faire mettre le couvert. Sans adieu, ma charmante.

 

 

Scène XIII

 

LUCILE, DESMINUTES

 

LUCILE.

Ah, que vous êtes incommode Monsieur Desminutes ! Avec vos doléances perpétuelles. Les Amants plaintifs ont toujours tort : plus ils se plaignent, plus ils deviennent à plaindre, et l’on n’en a jamais pitié.

DESMINUTES.

Après plus de trois années que je m’attache à rendre tous les services imaginables à vous et à Cidalise ?

LUCILE.

On vous en a obligation, nous ne sommes point ingrates.

DESMINUTES.

Je ne suis pas content de la reconnaissance.

LUCILE.

C’est que nous ne sommes pas convenus de prix, vous surfaites et nous rabattons.

 

 

Scène XIV

 

FINETTE, LUCILE, DESMINUTES

 

FINETTE.

Quel marché faites-vous-là ? Vous ne me paraissez pas bien d’accord.

LUCILE.

Tu viens fort à propos, Finette, pour être juge de notre différend. Monsieur Desminutes veut absolument que je l’aime : qu’en dis-tu ?

FINETTE.

Je dis que Monsieur Desminutes a bien raison, et que vous êtes assez aimable pour lui inspirer une forte envie d’être aimé.

DESMINUTES.

Finette se déclare pour moi, comme vous voyez.

FINETTE.

Assurément, j’approuve fort la passion que vous avez pour Mademoiselle.

DESMINUTES.

Qui ne l’approuverait pas ?

FINETTE.

Mais j’approuve bien plus encore Mademoiselle de n’y pas répondre.

DESMINUTES.

Ah, ah ! Mademoiselle Finette, après m’avoir dit vingt fois, à moi-même, que vous me trouviez fait pour l’amour.

FINETTE.

Je ne m’en dédis point, je le répète encore : vous êtes fait pour en prendre, et point du tout pour en donner.

DESMINUTES.

Trois années de soins, d’assiduités, et de complaisance doivent tenir lieu de quelque mérite.

LUCILE.

C’est quelquefois ce qui le diminue, l’amour ne plaît qu’autant qu’il est jeune, et le vôtre n’est rien moins qu’enfant, Monsieur Desminutes.

DESMINUTES.

Ce n’est qu’au moment que je vous ai vue, qu’il a pris naissance dans mon cœur.

FINETTE.

Hé ! De quoi diantre s’est-il avisé, d’aller naître là ? Tenez, Monsieur, un amour qui se place si mal en naissant, est un petit monstre qu’il faut étouffer dès le berceau, ou le faire du moins crever de chagrin quand on l’a trop laissé vivre.

DESMINUTES.

Vous n’êtes pas de mes amis, Mademoiselle Finette.

FINETTE.

Je ne masque que mon visage, et point du tout mes sentiments, comme vous voyez.

DESMINUTES.

Quand vous m’empruntez de l’argent, vous n’êtes pas toujours si sincère.

FINETTE.

Je vous ai rendu ce que je vous dois, j’ai racheté mes droits de sincérité, je ne flatte plus.

 

 

Scène XV

 

ARAMINTE, DESMINUTES, LUCILE, MARTON, FINETTE

 

ARAMINTE.

Mais laissez-moi donc, Masque. Vous êtes trop pressant. À mon secours, Marton.

MARTON.

C’est moi, Madame ?

ARAMINTE.

Vous m’avez quittée bien mal à propos, vous autres.

DESMINUTES.

Est-ce quelque insulte qu’on vous fait ?

ARAMINTE.

Non pas à ma personne, mais à ma pudeur.

LUCILE.

Qu’y a-t-il donc, Madame ?

ARAMINTE.

On m’attaque trop vivement, on me trouve trop de mérite, trop de charmes ; on exige que je me démasque.

MARTON.

Gardez-vous bien de le faire, Madame, cela est trop de conséquence.

ARAMINTE.

Oui, la vivacité augmenterait ; l’amour triompherait ; le vainqueur s’emporterait à des excès peut-être, et dans une aussi nombreuse assemblée cela donnerait matière à la médisance.

FINETTE.

Si vous craignez ces inconvénients-là, démasquez-vous, Madame. Vos traits triompheront de ceux de l’Amour, et vous ferez taire la médisance.

ARAMINTE.

Non, non. Ne m’abandonnez pas, je vous prie, voilà mon persécuteur qui me cherche, je ne veux point du tout contenter sa curiosité.

FINETTE.

Cela est fort judicieux.

 

 

Scène XVI

 

BUTORVILLE, ARAMINTE, MARTON, FINETTE, LUCILE, DESMINUTES

 

BUTORVILLE.

Ne vous offensez pas de mon empressement belle Masque. Je vous connais, vous dis-je, et si je vous connaissais moins, je vous serais moins importun, sans doute.

ARAMINTE.

Vous ne m’importunez point : mais vous me pressez trop ; cela est indiscret : demeurons-en là, demeurons-en là.

MARTON.

Un peu de ménagement pour les Dames, de la complaisance et de la politesse, Masque.

BUTORVILLE.

Je n’en manque point. Je sais à qui je parle, je connais toute la compagnie : vous êtes Marton, vous, Lucile, vous Finette ; Madame est Cidalise.

MARTON.

C’est le benêt que je cherche, Monsieur de Butorville.

BUTORVILLE.

C’est pour elle que je suis ici.

MARTON.

Tout de bon ?

BUTORVILLE.

C’est moi qui donne les violons dans ce canton des Champs-Élysées.

FINETTE.

Vous avez bien choisi votre emplacement.

BUTORVILLE.

J’ai su que Cidalise devait s’y trouver.

MARTON.

Vous vous méprenez, ce n’est point elle.

BUTORVILLE.

C’est elle-même, et mon cœur me le dit.

FINETTE.

Votre cœur est en défaut aussi bien que votre esprit quelquefois.

BUTORVILLE.

Elle m’a renvoyé mon portrait, elle ne veut plus me voir en face : mais je lui en parlerai en masque tout du moins.

MARTON.

Ce n’est point elle, vous dit-on, c’est Araminte : démasquez-vous, Madame, pour contenir ce furieux-là. Il n’y aurait pas moyen sans cela d’en venir à bout.

ARAMINTE.

Vraiment, Monsieur, vous êtes un sot masque, et un impertinent visage, de me prendre pour une autre, et de me confondre avec Cidalise : on ne se changerait pas pour elle.

BUTORVILLE.

Madame...

ARAMINTE.

Allez, mon ami, l’instinct vous conduisait mieux que le discernement, vous êtes une bête.

BUTORVILLE.

Il est vrai, je le vois bien, vous n’êtes pas Cidalise, elle n’est pas si ridicule.

ARAMINTE.

Le vilain masque avec sa méprise !

BUTORVILLE.

La sotte masque avec sa colère !

MARTON.

J’ai quelque affaire pour mon compte avec ce masque là, regagnez le carrosse et le lieu du réveillon, et laissez-nous quelque temps ensemble.

 

 

Scène XVII

 

MARTON, BUTORVILLE

 

MARTON.

Hé que diantre ! Monsieur de Butorville, est-il possible que vous vous mépreniez si grossièrement ?

BUTORVILLE.

Tout ce que je vois me paraît Cidalise : je suis plus fou que jamais Mademoiselle Marton.

MARTON.

Vous l’avez pourtant furieusement été.

BUTORVILLE.

Oui, j’en ai pensé perdre l’esprit.

MARTON.

Ce n’est pas là la plus grande perte que vous eussiez pu faire. Je me souviens toujours du temps que vous arrivâtes d’Amiens en deuil de la mort de votre père.

BUTORVILLE.

Je vins à Paris avec plus de vingt mille écus, tant en argent qu’en billets de change.

MARTON.

Cela est vrai ; vous arrivâtes en bonne compagnie.

BUTORVILLE.

Je fis d’abord connaissance avec votre charmante maîtresse.

MARTON.

Et d’une manière bien gracieuse.

BUTORVILLE.

Je donnais de grands repas, des concerts, des bals, des cadeaux, toutes sortes de réjouissances.

MARTON.

Oui, je m’en souviens, j’étais de tout cela.

BUTORVILLE.

Des présents, des bijoux, des diamants, mille petites drôleries.

MARTON.

Oh ! Voilà de quoi je n’ai point été, et c’est peut-être une des fautes que vous avez faites.

BUTORVILLE.

Je dépensai plus de dix mille écus pour la disposer à croire que je l’aimais, avant que de lui parler de mon amour seulement.

MARTON.

Vous parlâtes à la fin ?

BUTORVILLE.

J’ai bien fait pis, je lui en ai écrit.

MARTON.

Hé bien.

BUTORVILLE.

Cela l’a fâchée ; elle ne veut croire, ni la parole, ni l’écriture.

MARTON.

Voilà une femme bien difficile à persuader !

BUTORVILLE.

Oui, elle veut toujours douter, et moi, je veux toujours convaincre. Je lui ai écrit, je lui ai reparlé, j’ai consommé le reste des vingt mille écus sans avoir de réponse. Oh ! Il y a une grande obstination là-dedans.

MARTON.

Assurément, et je ne sais qui est le plus obstiné de vous deux.

BUTORVILLE.

Oh parbleu, c’est moi, je vous en réponds. Je suis d’Amiens ; nous sommes têtus, nous autres : je n’en démordrai point ; je veux voir une fin.

MARTON.

Vous avez déjà vu celle de votre argent, et Madame vous a donné votre congé ; en voilà assez à ce qu’il me semble.

BUTORVILLE.

Oh ! Non, elle ne m’a point parlé, elle m’a renvoyé mon portrait seulement, elle m’a fait dire par un de mes amis qu’elle ne voulait plus voir l’original.

MARTON.

Mais de cette manière-là cela me paraît fini.

BUTORVILLE.

Oh ! Oui, de sa part, peut-être ; mais non pas de la mienne. Oh ! Je ne suis pas si facile à rebuter.

MARTON.

Vous vous voulez donc renouer avec elle ?

BUTORVILLE.

J’ai emprunté depuis quatre jours mille pistoles pour me rapprocher en bon équipage.

MARTON.

Vous êtes bien conseillé.

BUTORVILLE.

Et j’attends encore la succession de ma bonne femme de mère qui est bientôt presque morte.

MARTON.

Oh ! Vous vous raccommoderez, je prévois cela. Voulez-vous que dès cette nuit je vous fasse faire réveillon avec elle ?

BUTORVILLE.

Hé ! Je vous en conjure.

MARTON.

Vous lui reparlerez sur le champ de votre amour ; entre deux vins vous serez plus hardi, on viendra dire à table que vous êtes orphelin, il n’y a pas de meilleur moment pour avoir réponse.

BUTORVILLE.

Je la paierai bien, je vous assure.

 

 

Scène XVIII

 

CÉLIDE, MARTON

 

CÉLIDE.

Est-ce vous, Marton ? Cidalise vous cherche.

MARTON.

Ne perdons point de temps, allons la joindre.

 

 

Scène XIX

 

CÉLIDE, CYNŒDOR

 

CÉLIDE.

Votre conversation est tout à fait gracieuse, Seigneur Cynœdor, et vous êtes assurément le Génie du meilleur commerce.

CYNŒDOR.

Je ne cherche qu’à faire plaisir, et vous pouvez vous fier à moi.

CÉLIDE.

Vous paraissez de meilleur foi que tous les gens du monde ; et à raisonner juste sur tout ce que vous m’avez fait remarquer dans toutes ces allées, on ne doit absolument faire aucun fonds sur la fidélité des hommes.

CYNŒDOR.

Un tant soit peu plus que sur celle des femmes, mais de guères.

CÉLIDE.

Tout le monde se trompe donc aujourd’hui ?

CYNŒDOR.

Non, au contraire, on ne se trompe plus ; on se trompait autrefois, parce qu’on avait de la confiance ; mais à présent on met tout au pis : on s’attend à tout ; om compte là-dessus, et on ne peut être dans l’erreur, comme vous voyez.

CÉLIDE.

Voilà des mœurs bien perverties !

CYNŒDOR.

Elles sont à la mode, il faut s’y faire.

CÉLIDE.

On a bien à souffrir, quand on a le cœur trop bon.

CYNŒDOR.

Quand on a le cœur trop bon, il faut le troquer contre un bon esprit ; c’est ce qu’il y a de plus nécessaire.

CÉLIDE.

Vous établissez là d’étranges maximes.

CYNŒDOR.

Elles se sont établies toutes seules : le plaisir, l’intérêt, l’ambition ; voilà les mobiles du commerce du monde. On feint d’aimer une Dame, parce qu’elle est riche : on aime effectivement une autre, parce qu’elle est aimable ; et l’on en épouse une troisième, par raison de famille : on ménage celle-ci par intérêt ; on voit celle-là par plaisir, et on prend l’autre par convenance.

CÉLIDE.

Les grands scélérats que sont les hommes !

CYNŒDOR.

Cela se pratique aussi parmi les femmes ; c’est la même manœuvre.

CÉLIDE.

Quelle dépravation ! Quels caractères !

CYNŒDOR.

Ce sont les moins déraisonnables et les plus d’usage : le siècle courant est un Bal continuel ; les passions s’y déguisent et tout le monde s’y masque.

CÉLIDE.

C’est-à-dire que Clitandre est peut-être masqué pour moi ?

CYNŒDOR.

Masquez-vous pour lui, rendez-lui le change.

CÉLIDE.

Je l’ai fait ; j’ai cru ne pas l’aimer, je le feignais, du moins : la jalousie m’a démasquée ; je l’aime de bonne foi, je ne saurais plus feindre.

CYNŒDOR.

Le voici qui vient de ce côté, il ne vous reconnaîtra point : éprouvons un peu s’il vous aime de même.

 

 

Scène XX

 

L’OLIVE, CLITANDRE, CÉLIDE, CYNŒDOR

 

L’OLIVE, à Clitandre.

Elles ont troqué d’habit, Monsieur ; c’est là Célide ?

CLITANDRE, bas.

Je ne serai pas la dupe de l’aventure.

Haut.

Masque à bonnes fortunes, je trouble mal à propos votre tête à tête ; mais je suis le premier en date, et c’est à moi que cette Dame avait donné rendez-vous ici.

CYNŒDOR.

Masque indiscret, vous vous méprenez, ne continuez pas à vous méprendre.

CLITANDRE.

À me méprendre ? Ah ! Je connais trop Cidalise pour prendre le change avec elle.

L’OLIVE, bas à Clitandre.

C’est Célide, Monsieur, vous n’y songez pas.

CLITANDRE, bas.

Te tairas-tu ?

Haut.

Il ne fallait pas, Madame, m’engager dans cette partie, pour vous y trouver avec d’autres.

CYNŒDOR.

Vous n’êtes pas malheureux de m’y rencontrer.

CLITANDRE.

Je ne sais pas de quelle utilité votre présence me peut-être, à moins que vous ne vouliez faire pour moi les honneurs du réveillon, et que Madame me permette de retourner dans le moment à Paris, où ce très puissantes raisons me pressent de me rendre.

CYNŒDOR.

Cela serait incivil et bizarre à un galant homme comme vous.

CLITANDRE.

Ce n’est ni bizarrerie ni impolitesse, c’est inquiétude. Je me suis engagé dans cette partie comme un étourdi, comme un sot ; achevez-la pour moi, je vous prie : les frais en sont faits, je vous laisse le maître. Adieu, Madame, demeurons amis, et ne nous voyons plus, je vous en conjure.

CYNŒDOR.

Ah, Masque, que vous êtes amoureux de Cidalise ! Vous êtes jaloux ; mais vous n’avez pas sujet de l’être.

CLITANDRE.

Amoureux et jaloux de Cidalise, moi ? Je n’aime et n’aimerai jamais véritablement que Célide.

L’OLIVE, à part.

Il le prend bien. Allons, courage.

CLITANDRE.

Je me flatte d’en être aimé : cette partie, toute indifférente qu’elle est, peut la chagriner ; elle la fait, peut-être, elle me soupçonne, les apparences sont contre moi, je me reproche tous les moments que je tarde à me justifier.

CYNŒDOR.

Si vous aimez si fort Célide, venir ici sans elle avec d’autres Dames, c’est une étourderie.

CLITANDRE.

Je suis en âge d’en faire, je vous l’avoue ; mais c’est beaucoup de les reconnaître, et de tâcher de les réparer.

CÉLIDE, se démasquant.

Cela ne vous sera pas difficile, Clitandre.

CLITANDRE.

Que vois-je ! Quelle surprise ! C’est vous, Madame Célide ? Dans le même déguisement que j’ai vu tantôt à Cidalise ?

L’OLIVE.

On vous tendait un panneau, Monsieur ; Mais la force de la vérité a de grandes prérogatives.

CÉLIDE.

Vous vous reprochez d’avoir donné des soupçons à Célide ; Célide se reproche d’en avoir eu. Je ne puis vous cacher que je vous aime : redites-moi que vous m’aimez, Clitandre, et ne me trompez pas, je vous en conjure.

CLITANDRE.

Par quelle heureuse aventure, Madame ?...

CYNŒDOR.

On vous instruira de tout le verre à la main.

 

 

Scène XXI

 

CIDALISE, CYNŒDOR, MARTON, BUTORVILLE, ARAMINTE

 

CIDALISE.

Nous vous cherchons tous de tous côtés ; vous êtes d’accord, apparemment ; le réveillon est prêt, on se mettra à table quand il vous plaira.

CYNŒDOR.

Il faut auparavant régler les places, et assortir les Masques avec convenances.

MARTON.

Comme chacun sait qui vous êtes, et le droit que vous avez de présider ici, on vous laisse le maître des arrangements.

CYNŒDOR.

Celui de Clitandre et de Célide est déjà réglé, et j’ai parlé de Cidalise pour le bon Monsieur de Butorville.

CIDALISE.

Je ne résiste point à vos ordres.

MARTON.

Il y a d’heureux moments dans la vie, comme vous voyez.

BUTORVILLE.

Je ne me sens pas de joie, Madame, Madame, Madame.

CYNŒDOR.

Le reste de la compagnie ne sera pas moins heureux.

ARAMINTE.

J’ai bien compté là-dessus, et je vous recommande mes intérêts.

CYNŒDOR.

Ils sont en bonnes mains, et je n’ai pas imaginé ces nouvelles fêtes, pour y faire des mécontents.

MARTON.

Tout le monde s’en flatte ; mais voici une bande de violons et quelques Masques qui s’approchent.

CYNŒDOR.

C’est par mon ordre qu’ils viennent vous régaler d’une petite Musique, que Monsieur Butorville a préparée, et nous irons nous mettre à table.

 

 

Divertissement des Masques

 

Air.

Qu’un Bal au Cours sous ce feuillage
Est un aimable amusement !
La Coquette et la plus sage
Y viennent également,
Écouter le doux langage
D’un jeune et nouvel Amant.
Qu’un Bal au Cours sous ce feuillage
Est un aimable amusement !
Il n’est dans aucun bocage,
Oiseaux de qui le ramage
Soit plus doux et plus charmant,
Que le séduisant langage
D’un jeune et nouvel Amant.
Qu’un Bal au Cours sous ce feuillage
Est un aimable amusement !
La liberté règne en ces lieux,
On n’y craint point la médisance.
Les jaloux et les ennuyeux
Y sont dupés par l’apparence
Des Argus les plus curieux
On y trompe la vigilance.
Jolis propos, discours joyeux
S’y débitent sans conséquence.
L’Amour pour y combler nos vœux
Est avec nous d’intelligence.
Tel y veut trop ouvrir les yeux,
Qui voit souvent plus qu’il ne pense.

Air.

Pour faire au Cours des conquêtes nouvelles,
L’Amour attire tout Paris ;
Au clair de la Lune les Belles
Changent souvent de favoris,
Et ne sont guère plus fidèles
À leurs amants qu’à leurs maris.

Air.

Jeunes Fillettes
Dissimulez
Les ardeurs secrètes
Dont vous brûlez :
Quand sous son empire
Le Dieu des amours
A su vous réduire,
Cachez bien toujours
Ce qu’il vous inspire ;
Ou si son martyre
Vous force à le dire,
Laissez-vous conduire
Aux Fêtes du Cours.

Air.

Beautés qui voulez qu’on vous aime,
Pourquoi vous défendre d’aimer ?
Il est malaisé d’allumer
Les feux d’amour sans en brûler soi-même.

Branle en contredanse.

Au Cours après la danse
Pour les tendres Amants,
Il est sans conséquence
D’agréables moments.
L’Amour pour écarter tout ce qui les traverse
Amuse les mamans
Longtemps,
Il endort les maris
Rigris,
Et le Diable les berce.
Au Bal du cours les Dames
Dans la belle saison,
Du succès de leurs flammes
Causaient sur le gazon,
Entre elles les Amours troqueront leur chaussure ;
Et ce changement-là
Prouva
À bon nombre d’époux
Jaloux,
Quelle était leur coiffure.
Ici maint agréable
Tout rempli de Bacchus,
Vient au sortir de table
Faire insulte à Vénus.
L’Amour toujours au guet prompt à venger sa mère,
Après deux ou trois tours
De Cours,
Leur décochant un trait,
Les fait
Tomber dans quelque ornière.
Persécuteurs des Dames
Jaloux trop curieux,
Laissez en paix les armes
Dans ces aimables lieux :
De soins et de soucis dégageant nos pensées,
Sans nous priver du jour
L’amour
Nous rend comme les Dieux
Heureux
Dans les Champs-Élysées.
Assis près de sa femme
Un Avocat au Cours,
Méconnaissant la Dame
Lui conta ses amours ;
Elle pour profiter de son erreur extrême,
En tira de l’argent
Comptant,
Et le pauvre avocat,
Bien fat,
Se fit cocu lui-même.
Une jeune Coquette
Femme d’un horlogeur,
À certaine amourette
Ayant livré son cœur,
Tandis qu’à travailler l’époux chez lui demeure,
La belle et son galant
Souvent
S’en vont au Cours exprès,
Au frais,
Du berger sonner l’heure.
Amant dans les ruelles
Ne passez plus vos jours,
Il est des nuits plus belles
Pour vous au Bal du cours,
L’Amour vous offre ici des conquêtes aisées,
En faveur de la Paix
Ses traits
Ne forment que des nœuds
Heureux
Dans les Champs-Élysées.
D’une aimable Grisette
Certain vieux Brocanteur,
Par Contrat fit emplette
Sans s’assurer du cœur ;
L’exemple d’un Époux dont toute la fortune
Venait de trafiquer
Troquer,
Fit qu’elle trafiqua
Troqua...
Au Cours, au clair de Lune.
Une fille savante
En l’art de Cupidon,
De ses droits jouissante
En usait bien, dit-on :
Mal instruit de ses feux, un Tuteur malhabile
La crut au Cours la nuit,
Et prit
Sa femme et son rival
Au Bal
Au lieu de sa pupille.
Le démon de la Danse
Pour flatter vos désirs,
De toute sa puissance
Travaille à vos plaisirs ;
De ses empressements il ne veut pour salaire
Que l’honneur de pouvoir
Vous voir
En foule ici témoins
Des soins
Qu’il prendra pour vous plaire.

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