Les Funérailles de l'honneur (Auguste VACQUERIE)

Drame en sept actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 30 mars 1861.

 

Personnages

 

DOÑA BEATRIZ DE LARA

DOÑA FLORINDE D’AGUILAR

DON JORGE DE LARA

PIERRE LE JUSTICIER

L’INFANT DON MANUEL

ZORZO

L’ALCADE-MAYOR

MUDARRA

MARTIN DIAZ

AGUSTIN

DIONIS

DON GIL FABIEN

ESTEBAN

TROMBALGO

LE TRÉSORIER

UN MOINE

MOINES

ARBALÉTRIERS

FOULE

 

Séville, 1362.

 

 

ACTE I

 

Terrasse aboutissant au Guadalquivir. Au fond, la silhouette noire de Séville. À droite, un palais illuminé d’où sortent par moments des gens richement parés.

 

 

Scène première

 

Paraissent L’ALCADE-MAYOR et ESTEBAN

 

L’ALCADE.

Sur cette terrasse, nous serons seuls. Parle, à présent.

ESTEBAN.

Seigneur alcade, je crois que nous tenons don Manuel.

L’ALCADE.

L’infant !

ESTEBAN.

Oui.

L’ALCADE.

Si tu dis vrai, demande-moi ce que tu voudras. Comment l’as-tu déniché ?

ESTEBAN.

Ce serait trop long à vous conter dans ce moment. Vous savez bien, ce petit page ?

L’ALCADE.

De doña Florinde ?

ESTEBAN.

Que j’avais remarqué pour aller et venir un peu souvent ? que j’avais suivi ? inutile ; je ne sais pas comment il s’y prenait, mais il vous entortillait dans les ruelles, et, tout à coup, à l’angle d’un mur, il disparaissait, plus de page, le diable l’avait escamoté. Ça devenait monotone. Donc, un soir, il y a huit jours, au lieu de trouver sur sa route des hommes, il y a trouvé une femme. Seize ans, et des yeux ! Si bien que, cette fois, au lieu de fuir, il a poursuivi. Je vous passe les détails. La fille reconduite chez elle ; ardeur du page, vertu de la fille ; huit jours là-dessus...

L’ALCADE.

L’amour du page devenu de la passion...

ESTEBAN.

Ils se voyaient tous les jours. Ce matin, colère de la fille : elle s’était informée du page et venait d’apprendre qu’il sortait mystérieusement toutes les nuits. Où allait-il ? chez quelque maîtresse, sans doute. Jalousie, fureur, défense de jamais reparaître. Le page a juré énergiquement qu’il n’allait chez aucune femme ; mais elle a haussé les épaules et a montré sa porte. Alors il lui a dit qu’il allait chez l’infant. Elle ne l’a pas cru sans preuve. L’amoureux, après lui avoir fait promettre solennellement le secret, lui a dit de venir le soir même à une maison qu’il lui a indiquée, et qu’il lui ferait voir l’infant. Et voilà, seigneur alcade, à quoi servent les femmes.

L’ALCADE.

Partout où il y a une femme, il y a la perte d’un homme.

ESTEBAN.

C’est pourquoi, ce soir, quand le page a ouvert à la fille, c’est moi qui suis entré. Dix hommes m’accompagnaient à distance. Le page a crié, j’ai entendu une voix dans une chambre voisine, des pas, une fenêtre qui s’ouvrait, je me suis précipité, j’ai vu quelqu’un qui sautait, j’ai sauté après lui, je l’ai pourchassé de rue en rue, et j’allais l’atteindre, lorsqu’il est arrivé devant ce palais. La foule était grande sur la place, à cause de la fête. Il s’y est jeté. Et voulez-vous que je vous dise ma pensée ? je crois qu’il est entré ici.

L’ALCADE.

Ici ?

ESTEBAN.

Il m’a semblé le voir se glisser dans un groupe qui entrait.

L’ALCADE, riant.

Chez doña Beatriz de Lara ! L’asile serait singulièrement choisi.

ESTEBAN.

Il n’avait pas le choix. La première porte ouverte a été la bonne.

L’ALCADE.

En ce cas, il est à nous ! Va vite et reviens avec des hommes. Tu les laisseras d’abord aux portes, et tu viendras m’avertir. Tu es un bon chien de chasse. Va.

– Esteban ! Il va probablement faire avertir doña Florinde. Il payera quelque valet. Si elle allait accourir ici, elle pourrait nous être utile. Fais surveiller sa rue. Va maintenant.

Esteban sort.

L’ALCADE, seul.

Ah ! infant don Manuel ! Le roi ne dira plus que je ne sais pas mon métier. Cache-toi dans la foule ou dans les jardins, tu ne m’échapperas pas.

Il sort. Entre don Jorge de Lara ; doña Beatriz le suit.

 

 

Scène II

 

DOÑA BEATRIZ, DON JORGE

 

DOÑA BEATRIZ.

Où t’en vas-tu ?

DON JORGE.

Je ne m’en vais pas, ma mère. Je viens seulement respirer un peu sur cette terrasse.

DOÑA BEATRIZ.

J’y viens avec toi. Mes invités comprendront qu’une mère qui revoit son fils après deux ans a bien le droit d’être un peu avec lui. Sais-tu combien cela dure, deux ans ? Non, tu ne le sais pas ; ce n’est pas aussi long pour les fils que pour les mères. Cette guerre d’Aragon ne finira donc jamais ! La nuit, je me réveillais en sursaut et j’entendais distinctement l’horrible bruit des épées. Quand tu as été blessé, je ne recommencerais pas la semaine que j’ai eue. Tout en tremblant, j’étais fière. Capitaine-grand, à ton âge ! On ne parlait plus que de toi. On disait : Il a traversé telle rivière ; il entrera demain dans telle ville ; et tu y entrais le soir. On ne savait plus que ton nom. Moi, ce qui était ma meilleure joie, c’était ton humanité envers les enfants et les femmes. Mon Jorge ! le jour où tu as sauvé ces malades d’un village incendié, j’ai presque remercié Dieu de notre séparation ! Mais à présent, c’est assez. Ne t’imagine pas que tu pourras repartir bientôt ; je t’ai repris, je ne te rends plus. Je ne vais pas être une mère facile. Je vais être très méchante, je ne vais plus vouloir me passer de toi. – Allons, il faut que je retourne à ma fête. Suis-je folle d’avoir donné une fête pour ton retour ! Nous ne nous appartenons plus. Je retrouve mon fils, je le partage avec Séville ! Oh ! demain nous nous enfermerons, je t’aurai à moi toute seule, je serai avare de toi. Mon Jorge ! quel bonheur de te ravoir ! Je te trouve grandi. Tu ne rentres pas avec moi ?

DON JORGE.

Tout à l’heure.

DOÑA BEATRIZ.

Tout de suite. Je voudrais ne pas perdre une minute de toi. Et toi, tu n’as donc pas besoin de ta mère ? Non. Tu n’es pas très content de me revoir. Tu ne ris pas. Moi, tiens, je ris et je pleure. Viens, tu as assez respiré. Tu n’es pas malade ?

DON JORGE.

Non.

DOÑA BEATRIZ.

Tu n’es pas triste ?

DON JORGE.

Non.

DOÑA BEATRIZ.

Tu n’as rien contre moi ?

DON JORGE.

Contre vous, ma mère !

DOÑA BEATRIZ.

Ni contre personne ?

DON JORGE.

Contre personne.

DOÑA BEATRIZ.

Alors, viens.

DON JORGE.

Tout à l’heure.

DOÑA BEATRIZ.

Tu vois que tu as quelque chose ! Ne cherche pas à me tromper. Je t’ai observé ce soir. On s’empressait autour de toi, on t’acclamait, les jeunes femmes montaient sur les bancs pour te voir mieux, l’air s’embrasait de ton éloge : tu restais froid, comme un homme préoccupé. Et tout à coup tu es sorti et tu es venu sur cette terrasse déserte. Dis-moi ce que tu as.

DON JORGE.

Ma mère, que s’est-il passé ici en mon absence ?

DOÑA BEATRIZ, tressaillant.

Que veux-tu dire ?

DON JORGE.

Eh bien, oui, j’ai un ennui. Sans grand motif. Mais je suis fâché que don Sanche ne soit pas venu ce soir.

DOÑA BEATRIZ.

Il n’est pas venu ?

DON JORGE.

C’était mon camarade d’enfance. En arrivant, j’ai couru chez lui. Je lui ai trouvé un air singulier. Je l’ai prié à votre fête’ Il s’est excusé.

DOÑA BEATRIZ.

Ah ! – Il était peut-être engagé.

DON JORGE.

J’avais commencé par lui demander ce qu’il faisait ce soir. Il m’avait répondu : Rien. C’est quand je lui ai parlé de votre fête qu’il s’est souvenu d’un empêchement.

DOÑA BEATRIZ.

Il a pu ne s’en souvenir qu’alors.

DON JORGE.

Sans doute. J’aurais préféré qu’il pût venir.

DOÑA BEATRIZ.

Que crains-tu ?

DON JORGE.

Je ne sais. Vous connaissez la sévérité de don Sanche. Mais pourquoi refuserait-il de venir chez moi ? Ce ne peut pas être parce que je suis revenu avant la fin de la guerre.

DOÑA BEATRIZ, vivement.

Si ! c’est à cause de cela !

DON JORGE.

Mais il y a une trêve.

DOÑA BEATRIZ.

N’importe ! Don Sanche est si bizarre ! Il exagère tout. C’est à cause de ton retour ! certainement !

DON JORGE.

Non, ce n’est pas sa raison. Je me rappelle maintenant que...

DOÑA BEATRIZ.

Tu vois qu’on peut se rappeler une chose tout à coup !

DON JORGE.

Je me rappelle qu’il m’a parlé de mon retour et qu’il m’a dit que j’avais bien fait de revenir. Il a même insisté là-dessus.

DOÑA BEATRIZ.

Ah ! il a insisté ?

DON JORGE.

Oui, il m’a répété plusieurs fois qu’il se réjouissait de mon arrivée, que j’avais été absent assez longtemps, qu’il ne fallait plus repartir, que ma place était ici.

DOÑA BEATRIZ.

Il t’a dit que ta place était ici ?

DON JORGE.

Ainsi ce n’est pas mon retour qui l’a empêché de venir ce soir.

DOÑA BEATRIZ.

C’est l’engagement qu’il avait ailleurs. Il en avait un évidemment. Puisque tu t’es rappelé aussi, toi, ce qu’il t’avait dit de ton retour ! Il avait promis, il ne pouvait pas manquer, il est pardonnable ; seulement, à ta place, je n’irais plus chez lui. Il viendra une autre fois. Ou il ne viendra pas. Que nous importe don Sanche ? Est-ce que la maison est vide sans don Sanche ? Pour moi, avec toi seul, elle est pleine. Oh ! je ne demande pas à te suffire, mais je voudrais cependant exister un peu pour toi et que, quand tu me revois après une si longue absence, tu pusses te contenter de moi au moins les premiers jours. Nous allons rentrer ensemble, et tu vas voir comme on refuse de venir chez nous, et la foule t’étouffera pour ta peine de trouver la maison vide, et tu seras cordial aux acclamations, et tu ne penseras plus à don Sanche, et tu seras joyeux. Tu sais, je t’ai toujours reproché d’être trop grave, de ne pas aller avec ceux de ton âge, de faire froide mine aux divertissements, de donner à tout l’âpre figure du devoir. Je te serais si reconnaissante d’être heureux ! Oh ! moi, si ton bonheur dépendait du mien, je voudrais n’avoir jamais un chagrin ! Rentrons.

DON JORGE.

Rentrons, ma mère.

Ils vont vers le palais. Doña Florinde entre précipitamment. En voyant don Jorge, elle va à lui.

DOÑA FLORINDE.

Don Jorge ! je vous cherchais.

DOÑA BEATRIZ.

Doña Florinde ! oh ! viens !

DOÑA FLORINDE, à don Jorge.

Il faut que je vous parle.

DON JORGE.

Ma mère, je vous rejoins.

DOÑA BEATRIZ, à part.

Cette femme ici ! Pourquoi ?

Elle sort.

 

 

Scène III

 

DON JORGE, DOÑA FLORINDE

 

DOÑA FLORINDE.

Êtes-vous celui que je crois ? celui que le péril attire ? celui qui ne sait pas refuser un service à une femme ? celui dont l’épée redoutable et bonne est toujours de l’avis du plus faible ?

DON JORGE.

Je suis don Jorge de Lara.

DOÑA FLORINDE.

S’il y avait un homme en danger de mort, un malheureux homme qui, sachant sa tête mise à prix en Castille, y fût venu cependant ; si cet homme était à Séville, si on l’avait reconnu et dénoncé, si les portiers des murs étaient avertis, si, espionné, cherché, traqué, chassé par toute la meute des alguazils, forcé dans sa dernière retraite, fuyant la nuit dans les rues, il allait être pris, être assassiné !...

DON JORGE.

Madame, cet homme serait un rebelle.

DOÑA FLORINDE.

C’est l’infant don Manuel.

DON JORGE.

Ah ! ce traître !

DOÑA FLORINDE.

Je suis sa femme.

DON JORGE.

Vous êtes... ?

DOÑA FLORINDE.

Doña Florinde d’Aguilar. Nous nous sommes mariés secrètement. C’est pour cela qu’il est venu à Séville, malgré moi.

DON JORGE.

On m’avait dit, en effet, qu’il était venu pour cela, et que vous étiez très riche.

DOÑA FLORINDE.

Don Jorge ! – Vous allez secourir mon mari.

DON JORGE.

Don Manuel ?

DOÑA FLORINDE.

Il le faut.

DON JORGE.

Je vous plains, señora, et je me repens de ce qui m’est échappé sur don Manuel, puisque vous êtes sa femme ; mais don Manuel s’est révolté, et moi, je serai toujours loyal serviteur du roi.

DOÑA FLORINDE.

Vous croyez ?

DON JORGE.

Je crois.

DOÑA FLORINDE.

Vous l’aimez donc bien, le roi ?

DON JORGE.

Oui, je l’aime. Non pas par reconnaissance et parce qu’il m’a fait capitaine-grand de la guerre d’Aragon, mais parce que don Pèdre est un vrai roi. Redoutable aux mauvais, qu’importe aux bons ? La clémence, on la lui a arrachée du cœur dès l’enfance. Don Manuel et les autres bâtards de son père étaient tout ; ils suivaient le roi aux batailles contre les Mores ; ils avaient les cuirasses brillantes, les clairons, les bannières, les hommes d’armes ; lui, oublié à Séville, il vivait dans l’ombre et dans l’humiliation, seul avec sa mère outragée. Et, son père mort, quelles luttes ! Obligé de conquérir son propre héritage. Tous ses frères contre lui. Livré par sa mère ! Il a dû se défendre comme on l’attaquait, se faire impitoyable, tant pis pour ceux qui ont besoin de pitié, les bons n’ont besoin que de justice. Et quant à la justice, ceux qui diraient que don Pèdre en manque ne se croiraient pas eux-mêmes.

DOÑA FLORINDE.

C’est par amour pour don Pèdre que vous refusez de servir don Manuel ?

DON JORGE.

Ce n’est pas seulement par fidélité à don Pèdre, c’est par fidélité à la Castille. Don Manuel a ouvert l’Espagne à l’étranger !

DOÑA FLORINDE.

Vous refusez ?

DON JORGE.

Je refuse.

DOÑA FLORINDE.

Prenez garde, don Jorge ! je peux vous y décider.

DON JORGE.

À être le complice de don Manuel ?

DOÑA FLORINDE.

Je le peux.

DON JORGE.

Vous pouvez m’ôter l’honneur ?

DOÑA FLORINDE.

Je peux vous le rendre !

DON JORGE.

Vous allez m’expliquer cette parole, doña Florinde ! Me rendre l’honneur ! Mais non, c’est à cause de ce que je vous ai dit de votre mari, vous avez voulu me rejeter mon injure. Ne recommencez pas. Il y a des choses que je ne permettrais pas, même à une femme. C’est que, voyez-vous, s’il y avait jamais sur mon honneur, je ne dis pas une tache, mais l’ombre d’une ombre !... Celui qui rêverait, oui, qui rêverait seulement, qu’on a touché à mon nom – ferait bien de ne pas me dire son rêve. Et celui qui m’aurait outragé...

DOÑA FLORINDE.

Même si c’était don Pèdre ?

DON JORGE.

Que voulez-vous dire ?

DOÑA FLORINDE.

Je vous demande ce que vous feriez à don Pèdre ?

DON JORGE.

J’ai deux rois : don Pèdre et l’honneur. Tant qu’ils sont d’accord, j’obéis à tous deux ; mais le jour où ils ne s’entendraient pas, je n’aurais qu’un roi : l’honneur !

DOÑA FLORINDE.

Bien sûr ?

DON JORGE.

Que savez-vous ?

DOÑA FLORINDE.

Répondez d’abord. Donc, si l’infant vous demandait de le faire sortir de Séville, vous ne consentiriez pas ?

DON JORGE

Non.

DOÑA FLORINDE.

Et s’il vous demandait moins ? S’il frappait à votre porte et vous priait seulement de le cacher dans votre palais, jusqu’à ce que je lui aie trouvé une occasion de salut ?

DON JORGE.

Je laisserais ma porte fermée.

DOÑA FLORINDE.

Et si votre porte était ouverte, et si vous n’étiez pas là pour lui dire que votre hospitalité si vantée est un mensonge, et s’il avait confiance dans la fierté de votre seuil, et s’il entrait ?

DON JORGE.

Qu’il ne fasse pas cela !

DOÑA FLORINDE.

Le livreriez-vous ?

DON JORGE.

Qu’il ne vienne pas ! Hors d’ici, c’est l’ennemi de mon pays ; chez moi, ce serait mon hôte !

DOÑA FLORINDE.

Vous ne le livreriez pas ?

DON JORGE.

Qu’il ne vienne pas ici !

DOÑA FLORINDE.

Il y est !

DON JORGE.

Chez moi ! lui ? Je le défendrai, le misérable ! Mais il me payera cher ailleurs la nécessité où il me met de protéger une félonie ! C’est bien. Maintenant, dites-moi vite la chose que vous savez.

DOÑA FLORINDE.

Non. Cela ne m’est plus nécessaire, puisque vous ne livrerez pas l’infant.

DON JORGE.

Mais cela m’est nécessaire, à moi ! J’exige...

Bruit de cris dans le palais.

DOÑA FLORINDE.

Écoutez ! qu’est ce tumulte ?... Don Manuel !

L’infant entre en fuyant.

 

 

Scène IV

 

DON JORGE, DOÑA FLORINDE, L’INFANT, L’ALCADE, ESTEBAN, INVITÉS, SERVITEURS, puis DOÑA BEATRIZ

 

L’ALCADE, poursuivant l’infant.

Esteban ! Esteban !

Esteban paraît l’épée à la main et barre le passage à l’infant. La foule des invités sort du palais el remplit la terrasse.

Infant don Manuel, je vous arrête !

DON JORGE.

Qui parle d’arrêter quelqu’un chez moi ?

L’ALCADE.

Comte, c’est un traître...

DON JORGE.

C’est mon palais qui serait un traître s’il livrait ceux qu’i se fient à lui !

L’alcade fait un signe à Esteban, qui disparaît. Don Jorge à l’infant.

Vous êtes mon hôte.

L’INFANT.

Merci, comte ; mais regardez.

Il lui montre Esteban qui est revenu avec une troupe.

DON JORGE.

Chez moi ! des alguazils ! Alcade, tu me payeras ceci !

Il tire son épée.

L’INFANT.

Tout serait inutile.

DON JORGE.

Il n’est pas inutile de mourir pour son hôte !

DOÑA FLORINDE.

Merci !

DON JORGE, à l’alcade.

Le sang coulera si tu veux, mais tu ne l’auras pas !

L’ALCADE.

C’est ce que nous verrons.

Aux alguazils.

Allons !

DON JORGE.

Mes serviteurs ! à moi ! les lames hautes ! Et vous tous ! étant invités ici, vous y êtes chez vous ; c’est donc votre maison qu’on insulte ; défendez-la !

L’ALCADE.

Quiconque fait un pas devient rebelle au roi !

Tous reculent.

DOÑA FLORINDE.

Lâches !

DON JORGE.

Pas même mes valets ! Çà ! à qui donc obéit-on ici ? À qui est cette maison ? Je me croyais chez moi ! Je mettrai le feu à ce palais infâme !

À l’infant.

N’importe, on ne vous prendra pas !

L’ALCADE.

Qui m’en empêchera ?

Il s’avance avec ses hommes.

DOÑA BEATRIZ, se précipitant entre don Jorge et l’alcade.

Moi !

DON JORGE.

Ah ! venez, ma mère ! vous voyez ce qu’on fait de notre maison ?

DOÑA BEATRIZ.

Sois tranquille.

Elle emmène l’alcade sur le devant du théâtre.

DOÑA BEATRIZ, bas à l’alcade.

Ne touchez pas à cet homme !

L’ALCADE, bas.

Mais vous n’avez donc pas entendu que c’est l’infant don Manuel ?

DOÑA BEATRIZ.

J’ai entendu que mon fils se ferait tuer ! Prenez l’infant dans la rue, non ici.

L’ALCADE.

S’il ne sort pas ?

DOÑA BEATRIZ.

Assez de paroles. Mon fils s’étonnerait. Laissez l’infant. Je le veux.

Mouvement de l’alcade.

Quand je vous dis que je le veux !

L’ALCADE.

Madame, j’obéis.

À l’infant.

Soit, restez, jusqu’à ce le roi ait décidé.

DON JORGE, à part.

D’où vient ce changement ?

À doña Beatriz.

Qu’est-ce donc que vous lui avez dit si bas ?

DOÑA BEATRIZ.

Rien, un secret qui peut le perdre et que je sais.

DON JORGE, à part.

Voilà bien des secrets ce soir.

L’ALCADE, à l’infant.

Nous nous retirons, mais nous ne tarderons pas à revenir. Les portes seront gardées et vous n’échapperez pas. Ceci vous perd, au contraire. Votre crainte est un aveu.

L’INFANT.

Attendez. – Je vais vous suivre.

DOÑA FLORINDE.

Comment !

L’INFANT.

Merci, doña Beatriz ; merci, don Jorge. Je vous ai laissés me protéger, pour que votre hospitalité restât celle qu’elle est. Mais maintenant on ne me prend pas, c’est moi qui me livre.

DOÑA FLORINDE.

Ne te livre pas !

L’INFANT, bas.

C’est la seule chance.

Haut.

Je montrerai ainsi que je n’ai rien à craindre. Mon frère ne me condamnera pas sans preuves. Quand un soupçon ose s’attaquer à moi, je le regarde en face et je lui fais baisser les yeux.

DON JORGE.

C’est votre volonté ?

L’INFANT.

Venez, alcade.

Il sort avec les alguazils.

DOÑA FLORINDE.

Oh ! je te sauverai malgré toi !

Elle regarde don Jorge, qui a les y eut fixés sur sa mère.

DOÑA BEATRIZ, à part.

Qu’est-ce que Jorge va penser ?

DOÑA FLORINDE, venant à don Jorge.

La nuit prochaine, à deux heures, rue San-José.

DON JORGE.

Pourquoi ?

DOÑA FLORINDE.

Pour savoir comment votre mère fait obéir les alcades.

 

 

ACTE II

 

La nuit, une rue. À gauche, une maison avec un balcon de fer ; à droite, des arcades.

 

 

Scène première

 

LE ROI et MUDARRA entrent

 

MUDARRA.

N’importe, altesse, ce n’est pas prudent à vous d’aller ainsi dans les rues la nuit.

LE ROI.

N’es-tu pas avec moi ?

MUDARRA.

Nous sommes deux ; si l’on venait dix ?

LE ROI.

Bah ! j’ai mon épée – et mon nom. Qui oserait toucher le roi ? Tu t’étonnes, toi More, de me voir faire ce qu’ont fait tous tes califes ! Est-ce que ton Haroun-al-Raschid ne passait pas ses nuits dans les rues de Bagdad ?

MUDARRA.

Haroun-al-Raschid n’avait pas vos frères.

LE ROI.

Oh ! mes frères ! ils ne sont pas à Séville, – excepté un, qui aimerait autant ne pas y être.

MUDARRA.

Si ce n’est pour vous, que ce soit pour la Castille, à qui votre vie est si précieuse.

LE ROI.

C’est pour la Castille que je ‘sors la nuit. Roi qui veille, peuple qui dort. Les malfaiteurs hésitent, sentant sur eux un regard invisible, et tremblent de rencontrer la brusque apparition du châtiment. Le flagrant délit n’a pas eu le temps de s’esquiver, que j’arrive et que j’écrase le criminel sur son crime ! – D’ailleurs, j’ai aujourd’hui une raison de plus pour sortir et pour sortir seul. Ne veux-tu pus que j’aille à un rendez-vous avec une armée ?

MUDARRA.

Celle que vous venez voir ici pourrait venir vous voir à l’Alcazar.

LE ROI.

Dans ce moment, nous sommes obligés à plus de précautions.

MUDARRA.

Que craignez-vous ?

LE ROI.

Moi, personne ; mais elle craint son fils. Il ne pardonnerait pas à sa mère d’avoir un amant.

MUDARRA.

Même le roi ?

LE ROI.

Même le roi.

MUDARRA.

Il y a encore des gens de cette espèce ?

LE ROI.

Il n’y en a pas beaucoup d’aussi farouches que lui. Elle fait bien de se cacher, il serait furieux. Son honneur serait capable de tout, même d’un crime. C’est un monstre de vertu.

MUDARRA.

Ce fils ne vous fait pas renoncer à la mère ?

LE ROI.

Au contraire. Cela me change un peu, d’aller chez une femme avec ce mystère. Je suis excédé de familles complaisantes : Maria Padilla m’a été donnée par son oncle ; Aldonza Coronel m’a été envoyée par son mari. Celle-ci se lève en tremblant, se glisse dans une maison discrète et frissonne pour un rien, comme une fillette à son premier rendez-vous ; jusqu’à présent, mes maîtresses n’avaient peur que de moi.

MUDARRA.

Si elle a cette terreur de son fils, comment sort-elle la nuit ?

LE ROI.

Elle ne sort pas. Cette maison communique à la terrasse de son palais. Elle n’a qu’une porte à ouvrir. – J’entre ; elle m’attend. Ne reste pas ici, on pourrait te remarquer ; promène-toi plutôt au bout de la rue ; n’approche que si c’est nécessaire. – Je te recommande surtout d’empêcher tout ce qui ferait du bruit, tout ce qui attirerait l’attention. – Ne crains pas pour toi ; si l’on t’attaquait, appelle, j’accourrais. À tout à l’heure.

Il entre dans la maison qui a un balcon.

MUDARRA.

À tout à l’heure ! Le temps ne lui semble pas long, à lui ! Je vais m’asseoir sous une porte, et tâcher de dormir.

Il s’éloigne.

 

 

Scène II

 

DOÑA FLORINDE entre accompagnée d’un homme de quarante-cinq à cinquante ans, balafré, vêtu d’un reste d’habit de guerre raccommodé grossièrement

 

DOÑA FLORINDE.

Zorzo ! vous avez bien compris ?

ZORZO.

Parfaitement.

DOÑA FLORINDE.

Aussitôt que vous nous verrez nous cacher derrière ces piliers...

ZORZO.

Soyez calme. Mais il est entendu que je n’irai pas plus loin que les paroles.

DOÑA FLORINDE.

Ce sera suffisant.

ZORZO.

C’est que, si vous aviez besoin de mieux, vous n’auriez qu’à y mettre le prix.

DOÑA FLORINDE.

De mieux ? jusqu’où iriez-vous donc ?

ZORZO.

Jusqu’au fond de votre bourse.

DOÑA FLORINDE.

Vous frapperiez ?

ZORZO.

Je fais tout ce qui concerne mon état.

DOÑA FLORINDE.

Vous frapperiez qui je vous dirais ?

ZORZO.

Vous en doutez ? je vois qu’on ne m’a pas surfait. Et puis c’est le délabrement de mon habit. Vous me voyez mal harnaché, et alors vous avez pauvre opinion de moi, vous ne me croyez pas capable de tuer, vous me méprisez.

DOÑA FLORINDE.

Excusez-moi, mon cher Zorzo ; je ne vous connaissais pas. Ce matin je cherchais quelqu’un qui me servît cette nuit, on vous a indiqué à moi, je vous ai proposé un marché, vous avez accepté...

ZORZO.

En rougissant. Me déranger pour si peu ! Il faut que la misère des temps soit grande pour que le capitaine Zorzo en tombe à ces frivolités. Je suis capitaine. Mon métier est de recruter des hommes, de les équiper et de les conduire aux princes qui sont en guerre. La bataille d’Almona m’a ruiné. J’avais cent hommes, tous habillés à neuf, des cottes de maille exquises, des casques effrayants, des boucliers où le soleil s’admirait, des lances qui donnaient envie d’être embroché. Nous sommes revenus cinq ! Je ne me consolerai jamais de la perte de tant d’armures. Les hommes, ce n’est rien ; mais le champ de bataille est resté aux Aragonais, qui ont déshabillé mes morts. Ah ! mes beaux justaucorps ! ah ! mes jambières chéries ! Les cinq armures que nous avons rapportées sont comme vous voyez la mienne, trouées, hachées, éventrées ; les brassards sont en guenilles et les cottes sont en miettes. J’ai fait de mon casque une écumoire. Vous comprenez, señora, que je n’ai qu’une idée : retourner à la frontière, reprendre aux Aragonais ce qu’ils m’ont volé, leur arracher tous leurs vêtements ; la nuit, j’ai des rêves où je vois les Aragonais tout nus ! Mais il me faudrait une troupe. Ce n’est pas la troupe qui m’embarrasse, c’est l’équipement. On n’a pas de fer sans argent. C’est ce qui vous explique pourquoi mon épée est plus longue que mes scrupules. Je fais tout ce qui se paye. Mais quelle chute pour moi, qui tenais la campagne, qui me louais aux princes, qui recevais les belles rançons, qui pillais les châteaux, qui forçais les femmes ! Je me loue maintenant au premier venu, j’appartiens aux querelles privées, aux choses de famille, aux brouilles de ménage, je venge les maris trompés, je fais épouser les filles séduites, je protège la vertu, pouah !

DOÑA FLORINDE.

Vous frapperiez qui je voudrais ?

ZORZO.

Qui vous voudriez, – excepté le roi.

DOÑA FLORINDE.

Ah ! excepté le roi !

ZORZO.

Ça va sans dire ; si je le touchais, je serais excommunié.

DOÑA FLORINDE.

Vous tenez à votre âme ! et votre métier est le meurtre !

ZORZO.

Oh ! chaque fois que je tue, je vais bien vite m’en confesser.

DOÑA FLORINDE.

Et si vous étiez tué vous-même, et que vous n’eussiez pas le temps d’aller chercher l’absolution ?

ZORZO.

Je me confesse toujours de deux ou trois meurtres d’avance.

DOÑA FLORINDE.

Il me suffit que vous fassiez ce qui est convenu. J’aperçois celui que j’attendais ; allez, et venez quand il sera temps.

Zorzo s’éloigne. Paraît don Jorge.

 

 

Scène III

 

DON JORGE, DOÑA FLORINDE

 

DOÑA FLORINDE.

Vous savez ce qui est arrivé depuis hier. L’infant s’est livré au roi, ce frère l’a condamné, on l’exécutera demain, je ne veux pas ! Avez-vous un moyen de le sauver ?

DON JORGE.

Madame, ce n’est pas cela que je suis venu écouter.

DOÑA FLORINDE.

Ce que vous êtes venu écouter, vous l’apprendrez assez tôt. Je voudrais n’avoir pas besoin de vous le dire ! Un moyen ! J’en aurais bien un si vous vouliez. Ouvrir une prison, forcer une porte de ville, jeter l’infant dehors avec un cheval, des éperons et une épée, qu’est cela pour vous, accoutumé aux assauts et aux batailles ? Hier, je vous contemplais. Le nombre ne vous gêne pas. Seul contre tous ! et ils ont reculé. Ce n’est pas votre mère qui a décidé l’alcade, c’est vous.

DON JORGE.

Vous avez pensé, sans doute, que j’exigerais la preuve ?

DOÑA FLORINDE.

Il le faut donc ? Ce sera infâme ; mais ce sera votre faute. J’ai fait ce que j’ai pu ; j’ai tâché de secourir mon mari autrement. On me le tue, je ne vois qu’une chose : c’est que, si don Pèdre mourait, mon mari ne mourrait pas. Il régnerait. Mais moi, je ne suis qu’une femme, je frapperais mal. J’ai eu beau tout offrir, personne n’a voulu me servir contre don Pèdre. Alors, je me suis dit qu’il faudrait quelqu’un à qui don Pèdre eût fait un tel outrage qu’il n’y eût plus de roi, qu’il n’y eût plus qu’une offense et une épée. Vous punirez l’insulteur, je vous connais, mon mari vivra. Mais j’aimerais mieux qu’il vécût par un autre moyen. Ne me forcez pas à cette action. Faites que l’infant ne meure pas, et oubliez ce que je vous ai dit hier. J’étais folle, voulez-vous ?

DON JORGE.

J’attends que vous me parliez.

DOÑA FLORINDE.

Mais je vous parle, don Jorge !

DON JORGE.

Non. Hier, vous me dites que je n’ai plus d’honneur, et, ensuite, que vous avez un secret à me révéler. Vous me faites venir la nuit, comme si ce secret redoutait le soleil. Et quand j’arrive, plein d’inquiétude et de colère, vous me racontez je ne sais quoi, la mort de l’infant, des choses insignifiantes. Que m’importe votre infant ? Je ne suis pas venu pour causer de votre infant. Vous m’avez mal parlé de mon honneur. Vous allez me dire ce que vous savez, et vous allez m’en donner la preuve. Je le veux, entendez-vous ! Doña Florinde, c’est un homme sombre qui est devant vous. Le secret et la preuve ! Tout de suite ! Votre infant, je lui pardonne, il m’est indifférent, je l’aime beaucoup, mais, si vous prononcez son nom encore une fois, j’irai le poignarder dans sa prison !

DOÑA FLORINDE.

Ah ! vous le voulez.

DON JORGE.

Oui, je le veux !

DOÑA FLORINDE.

Eh bien !

DON JORGE.

Eh bien ?

DOÑA FLORINDE.

Vous avez votre épée ?

DON JORGE.

Oui, je l’ai !

DOÑA FLORINDE.

Si je ne parle pas, vous n’aiderez pas l’infant ?

DON JORGE.

Si vous ne parlez pas, j’aiderai le bourreau !

DOÑA FLORINDE.

C’est bien. Mettez-vous là, et regardez.

Elle le pousse derrière un pilier.

Zorzo !

Zorzo entre. Doña Florinde se cache avec don Jorge.

 

 

Scène IV

 

ZORZO, puis MUDARRA

 

ZORZO.

C’est puéril. Enfin !

Il va sous le balcon et essaye d’y grimper. Retombant.

Oh ! je monterai. Comme je suis lourd ce soir ! allons, un effort. Hé ! houp ! Non ? Hé ! houp !

Mudarra accourt au bruit.

MUDARRA.

Holà ! vous ! qu’est-ce que vous faites donc ?

ZORZO, pendu en l’air.

Quelqu’un ? tant mieux : vous allez m’aider.

MUDARRA.

À quoi ?

ZORZO.

À escalader ce balcon.

MUDARRA.

Pourquoi faire ?

ZORZO.

Vous êtes curieux. Mais c’est juste, puisque je vous demande un service, je vous dois une explication.

Il se laisse tomber sur Mudarra.

MUDARRA.

Eh bien ?

ZORZO.

Est-ce que vous n’avez jamais eu envie, vous, de coucher sur un balcon ?

MUDARRA.

Quelle est cette plaisanterie ?

ZORZO.

Ce n’est pas une plaisanterie. Je trouve sérieusement que, dans les belles nuits d’été, il n’y a pas de meilleur lit qu’un balcon. On n’y étouffe pas comme dans une chambre. On a pour couverture l’azur et pour chandelle la lune. Quand on s’endort, on est tenté de souffler les étoiles.

MUDARRA, à part.

Est-ce un ivrogne ou un fou ?

ZORZO.

Je cherchais donc un balcon qui fût à ma portée. Celui-ci me va ; il est bas et d’une serrurerie agréable. Il a la forme d’un berceau ; j’y dormirai comme un enfant. Je lui décerne ma personne.

MUDARRA, à part.

Si j’y consens !

ZORZO.

Seulement, je ne sais ce que j’ai ce soir, je pèse un bœuf. Par bonheur, vous voilà ; vous allez m’aider.

MUDARRA.

Je vais vous aider à passer votre chemin.

ZORZO.

Vous dites ?

MUDARRA.

Je dis que je vous défends de monter là.

ZORZO.

Et de quel droit me le défendez-vous ?

MUDARRA.

Du droit du maître. Cette maison est à moi.

ZORZO.

Allons donc ?

MUDARRA.

Comment ! allons donc !

ZORZO.

Vous me ferez croire que, si ce balcon était à vous, vous iriez dormir sous une porte !

MUDARRA.

Sous quelle porte ?

ZORZO.

Je ne vous ai pas vu, n’est-ce pas ? vous n’étiez pas couché là, dans la rue ?

MUDARRA.

Je vous répète que cette maison est à moi.

ZORZO.

Je vous répète que cette maison n’est pas à vous.

MUDARRA.

Qu’elle soit à moi ou non, j’entends que vous vous en alliez.

ZORZO.

Ceci n’est plus une raison.

MUDARRA.

C’est un ordre.

ZORZO.

Je réponds aux raisons avec des raisons, et aux ordres avec ma dague.

MUDARRA.

Soit.

ZORZO, dégainant.

Du bruit tant que vous en voudrez !

MUDARRA, à part.

Ah ! du bruit ? C’est justement ce qu’il ne faut pas.

À Zorzo.

Excusez-moi, señor, je n’ai pas eu l’intention de vous offenser.

ZORZO, rengainant.

Je vous excuse. Vous allez me faire la courte échelle ?

MUDARRA.

Causons. Quelle singulière idée avez-vous de coucher sur un balcon ? On ne couche pas sur un balcon.

ZORZO.

Vous préférez coucher sous une porte ? Chacun son goût. Le pavé de la rue a ses charmes. Je ne voudrais pas humilier le tas d’ordures.

MUDARRA.

Je n’ai rien non plus contrôles balcons, mais il n’y a pas que celui-là. Prenez-en un autre, n’importe lequel. Tenez, j’en connais un, près d’ici, très bas, on n’a qu’à enjamber, avec un appui pour la tête. Venez, je vais vous y conduire.

ZORZO.

Merci, mais celui-ci me plaît.

MUDARRA.

Quel intérêt avez-vous à choisir précisément celui que j’excepte ?

ZORZO.

Quel intérêt avez-vous à excepter précisément celui que je choisis ?

MUDARRA.

Eh bien ! oui, j’ai un intérêt.

ZORZO.

Dites-le donc !

MUDARRA.

Vous êtes cavalier ?

ZORZO.

Il ne me manque que le cheval.

MUDARRA.

Vous garderiez un secret qu’on vous confierait ?

ZORZO.

Je garde tout ce qu’on me confie !

MUDARRA.

Alors, écoutez. Je vous avoue que vous me gêneriez un peu en restant ici. J’ai un rendez-vous.

ZORZO.

Dans cette rue ?

MUDARRA.

Dans cette rue.

ZORZO.

Avec une femme ?

MUDARRA.

Parbleu !

ZORZO.

Belle ?

MUDARRA.

Comme le balcon de l’Alcazar !

ZORZO.

Pourquoi n’allez-vous pas chez elle ?

MUDARRA.

Elle a son mari.

ZORZO.

Elle est mariée ?

MUDARRA.

Oui.

ZORZO, croisant les bras.

Alors, c’est donc d’un adultère que vous me parlez ?

MUDARRA.

Eh bien ?

ZORZO, indigné.

Et vous me proposez d’en être complice ? Vous me demandez d’autoriser votre scandale par mon absence et de laisser la place libre à votre concubinage ?

MUDARRA.

Señor...

ZORZO.

Vous m’offensez dans toutes mes pudeurs !

MUDARRA.

Parlez moins haut.

ZORZO.

Moins haut ? mais je vais crier, au contraire ! Je ne souffrirai pas que la morale reçoive cet affront ! J’appellerai tous les voisins au secours du mariage ! Je vais réveiller toute la rue ! À l’aide ! à l’aide !

MUDARRA.

Veux-tu te taire ?

ZORZO.

Au feu ! à l’amour !

Il ramasse des pierres et les jette dans la fenêtre du balcon.

MUDARRA.

Tu te tairas !

Il tire son épée et Zorzo la sienne. Ils se battent.

ZORZO.

À moi, les maris !

MUDARRA.

À toi, misérable !

La fenêtre du balcon s’ouvre. Le roi y paraît.

 

 

Scène V

 

ZORZO, MUDARRA, LE ROI, puis DON JORGE, DOÑA FLORINDE, DOÑA BÉATRIZ

 

LE ROI.

Un duel ! Mudarra ! – Tiens bon, Mudarra, je prends mon épée.

Il disparaît.

DON JORGE, sortant des piliers.

C’est la voix du roi !

DOÑA FLORINDE.

Oui !

Doña Beatriz paraît au balcon avec un flambeau et se penche sur la rue.

DOÑA BEATRIZ.

Altesse, n’y va pas !

DON JORGE.

Ma mère !

ZORZO.

Maintenant, j’ai gagné mon argent, décampons.

Il se sauve à toutes jambes.

DON JORGE.

Ma mère !

LE ROI, sortant de la maison, à Mudarra.

Où est-il donc ?

MUDARRA.

Il s’est enfui par là.

LE ROI.

Poursuivons-le.

Ils courent après Zorzo.

DOÑA FLORINDE, à don Jorge.

Eh bien ! vous le laissez partir ?

DON JORGE.

Ma mère !

 

 

ACTE III

 

La place de l’Alcazar. Le jour se lève.

 

 

Scène première

 

MUDARRA, ESTEBAN

 

MUDARRA.

Dis à l’alcade-major qu’il peut amener le condamné. Le roi est prêt.

ESTEBAN.

Et l’exécution ?

MUDARRA.

Quand le roi fera signe à l’alcade.

ESTEBAN.

C’est bien.

Il s’en va par le fond de la place. Mudarra rentre dans l’Alcazar.

 

 

Scène II

 

DOÑA BEATRIZ, MARTIN DIAZ

 

MARTIN DIAZ, montrant une maison.

Voici une maison d’où vous pourrez voir.

DOÑA BEATRIZ.

Ce sera horrible d’être là ; mais je veux assister à l’impression de la foule. Tous ces supplices me font trembler pour don Pèdre. On ne voit plus le crime, on ne voit que l’expiation.

MARTIN DIAZ.

Don Manuel ne vaut pas qu’on le regrette.

DOÑA BEATRIZ.

Non ; c’est un traître envers son frère et envers son pays. Eh bien ! moi-même, qui le connais et qui ai plus de raisons qu’une autre pour haïr l’ennemi du roi, je pense qu’il va souffrir et je me sens pleine de pitié pour lui.

MARTIN DIAZ.

Si don Pèdre a peur des ressentiments...

DOÑA BEATRIZ.

Peur ! don Pèdre ! La colère des éléments ne l’empêcherait pas d’être juste. Noble nature ! C’est par l’admiration que mon amour a commencé. Il est la loi vivante, l’effroi du mal et la confiance du bien. Ah ! il a bien le droit d’être juste contre les autres, car il l’est contre lui.

MARTIN DIAZ.

Contre lui ?

DOÑA BEATRIZ.

Oui. Ne sais-tu pas l’aventure de la rue du Candilejo ?

MARTIN DIAZ.

Quelle aventure ?

DOÑA BEATRIZ.

Tu as vu la tête sculptée sans corps ni buste ?

MARTIN DIAZ.

La tête du roi ?

DOÑA BEATRIZ.

Sais-tu comment elle est là ?

MARTIN DIAZ.

Comment ?

DOÑA BEATRIZ.

Il y a neuf ans, en treize cent cinquante-trois, les rues de Séville étaient si mal gardées que c’étaient des querelles et des meurtres toutes les nuits. Le roi cassa l’alcade, et offrit sa charge à qui la voudrait, sous la condition qu’au premier meurtre, si, dès le lendemain matin l’alcade n’avait pas cloué la tête du meurtrier au lieu même où le meurtre aurait été commis, il y clouerait, lui, la tête de l’alcade. Un homme se présenta. La nuit suivante, le roi était sorti selon son habitude, et traversait, seul, la rue du Candilejo, quand il fut heurté par un passant. Une dispute s’ensuivit, les épées furent tirées, le passant tomba. Le matin, le roi fit venir l’alcade et lui dit sévèrement qu’un meurtre avait été commis dans la nuit. L’alcade répondit qu’il le savait. Le roi lui rappela leurs conventions, et lui demanda si la tête du meurtrier était clouée à l’endroit du meurtre. L’alcade répondit que oui. Le roi, stupéfait, s’écria : – Je suis curieux de la voir ! – Venez ! dit l’alcade, et il le conduisit rue du Candilejo. La muraille était couverte d’un drap noir. Le roi dit : – La tête du meurtrier ! Alors, l’alcade écarta le drap noir, et découvrit... la tête du roi. Le roi la laissa au mur et récompensa l’alcade.

MARTIN DIAZ.

Que don Pèdre soit juste contre les autres ! Mais ces morts publiques ne valent rien. À sa place, j’aurais envoyé deux arbalétriers dans la prison de l’infant...

DOÑA BEATRIZ.

Pour que la justice royale eût l’air d’avoir honte ! Non, l’exécution au grand jour ! voilà ce qu’il faut. L’échafaud sur cette place et le roi sur ce balcon, le condamné et le juge face à face, tout le peuple, et Dieu sur tous !

MARTIN DIAZ.

Si c’est ce qu’il faut, vous l’avez.

DOÑA BEATRIZ.

Je tremble. Entrons. Quand donc les hommes cesseront-ils de s’entr’égorger ?...

Doña Beatriz et Martin Diaz entrent dans la maison.

 

 

Scène III

 

ZORZO, TROMBALGO

 

TROMBALGO.

Tenez, capitaine ! voyez-vous ? voyez-vous ? Oh ! le bel échafaud ! Nous serons très bien ici. Hein, est-ce superbe ?

Une dame passe suivie d’un valet, Zorzo la salue et la fait saluer par Trombalgo.

ZORZO.

Tu vois cette grande dame qui me salue ? sais-tu qui c’est ?

TROMBALGO.

C’est une de vos maîtresses ?

ZORZO.

Je ne crois pas. C’est une de mes pratiques. Son mari revenait de voyage après une absence de deux ans ; ça la gênait vaguement parce qu’elle était à la veille d’accoucher : je suis allé au-devant de son mari ; j’ai fait vingt lieues, il m’a cherché querelle, et je l’ai orné d’un coup d’épée suffisant qui l’a cloué au lit pour deux mois. De telle sorte que, lorsqu’il est arrivé ici, il y avait six, semaines que j’avais serré l’enfant chez une des nombreuses nourrices que j’ai pour ces occasions, et la jeune dame a pu accueillir son mari avec tous les transports dus à son état. Et j’ai une fois de plus consolidé la paix d’un ménage.

TROMBALGO.

Vous avez des nourrices nombreuses ?

ZORZO.

J’en fais ! – Eh bien, c’est assez agréable de rencontrer, chaque fois qu’on sort, quelqu’une de ses bonnes actions : une femme dont on a estropié le mari, une fille compromise qu’on a fait épouser à un honnête bourgeois, un héritier impatient dont on a hâté l’oncle. Le bien qu’on a fait est toujours doux à la conscience. Allons ! la vertu a du bon.

 

 

Scène IV

 

DOÑA FLORINDE entre, elle va de groupe en groupe

 

DOÑA FLORINDE, à un groupe.

Il va donc périr, celui qui voulait vous débarrasser des étrangers ! C’est un Anglais qui est grand porte-bannière du roi, c’est un More qui est capitaine des arbalétriers du roi, c’est un juif qui est trésorier du roi. Tout le monde est chez soi en Castille, excepté les Castillans. L’infant voulait que vous fussiez chez vous dans votre ville.

ZORZO, à part.

C’est pour cela qu’il appelait les Français.

Le groupe se disperse sans répondre.

DOÑA FLORINDE, à un autre groupe.

Si on vous avait égorgé votre mère, à vous ! Eh bien, on lui a égorgé la sienne, doña Leonor de Guzman, dans le château de Talavera. Quand il s’en serait souvenu ? C’est donc un crime d’être bon fils ? Vous l’assassinerez parce qu’il a été bon fils ? Mais personne n’a donc eu de mère, ici !

Le groupe s’éloigne.

ZORZO, bas à doña Florinde.

Prenez garde, madame, il y a des alguazils dans la foule. J’ai reconnu Esteban.

DOÑA FLORINDE.

C’est vous, Zorzo ? Ayez un bon mouvement. Toutes les compagnies que vous voudrez, je vous les équiperai. Enlevez l’infant.

ZORZO.

À deux ?

DOÑA FLORINDE.

Qu’un seul montre l’exemple, mille suivront.

ZORZO, à Trombalgo.

En es-tu ?

DOÑA FLORINDE.

Vous fixerez vous-même le prix. – Est-ce dit ?

TROMBALGO.

Ah ! bien, non, tiens ! si nous enlevions l’infant, alors nous ne le verrions pas exécuter !

DOÑA FLORINDE.

Misérable !

ZORZO.

D’ailleurs, señora, ce serait une folie, nous ne réussirions qu’à nous faire hacher en morceaux. Mais le roi va se mettre au balcon, vous pourrez lui demander la grâce de l’infant.

DOÑA FLORINDE.

À don Pèdre ? pourquoi pas au tigre ?

Rumeurs dans la foule.

TROMBALGO.

Ah ! voici le condamné !

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, le cortège du condamné débouche sur la place, d’abord, des hommes d’armes, puis L’ALCADE-MAYOR, puis L’INFANT avec un prêtre, puis le bourreau, puis des hommes d’armes

 

DOÑA FLORINDE perce la foule et se jette dans les bras de l’infant.

Don Manuel !

L’INFANT.

Doña Florinde !

Ils se tiennent embrassés.

DOÑA FLORINDE.

Ô mon Dieu ! ô mon Dieu !

L’INFANT.

Console-toi.

DOÑA FLORINDE.

Le roi va venir, il te fera grâce.

L’INFANT.

Don Pèdre ne fait pas grâce.

DOÑA FLORINDE.

Tu ne mourras pas !

L’INFANT.

Mon âme ne mourra pas, et c’est ce qui m’épouvante. Oh ! comment vais-je être reçu dans la vie nouvelle où j’entre ? Prie Dieu pour moi, ma Florinde. J’ai mérité mon sort.

DOÑA FLORINDE.

Non !

L’INFANT.

Si ! Oh ! comme, du point où je suis, on voit autrement les choses de la terre ! Comme je le maudis maintenant, ce sang royal qui m’a livré aux mauvaises pensées, et qui, en me promettant le trône, m’a ôté le ciel ! Comme j’aurais eu intérêt à être le pauvre laboureur qui arrache durement sa bouchée de pain au sol avare !

L’ALCADE.

Infant !...

DOÑA FLORINDE.

Non !

L’ALCADE.

Madame, c’est l’heure.

DOÑA FLORINDE.

Je ne veux pas !

L’ALCADE, aux hommes d’armes.

Séparez-les.

DOÑA FLORINDE.

Non ! C’est horrible ! – Ah ! tous ces bourreaux ! Assassins ! Ah !

Les hommes d’armes l’arrachent des bras de l’infant et la maintiennent.

L’ALCADE.

Allons !

L’INFANT.

Adieu, doña Florinde... Adieu.

Il passe avec l’escorte.

DOÑA FLORINDE, aux hommes d’armes.

Lâchez-moi !

ZORZO.

Madame, voici le roi sur le balcon.

 

 

Scène VI

 

DOÑA FLORINDE, ZORZO, TROMBALGO, sur la place, LE ROI paraît sur le balcon de l’Alcazar, derrière lui, toute la cour, en grand costume, encombrant le balcon et les salles

 

LE ROI.

Peuple de Séville ! vous allez assister au châtiment de l’infant don Manuel. Parce que j’ai vengé ma mère sur la leur, les bâtards de mon père rôdent autour de ma couronne, prêts à me la dérober si je tourne la tête. Bons fils ! leur amour filial irait jusqu’à régner ! Je les punis. C’est mon droit comme homme et mon devoir comme roi. Je voudrais épargner l’infant que je ne pourrais pas. Je représente Dieu sur la terre où je commande, et je dois récompenser les bons et châtier les méchants. Pourquoi l’épargnerais-je ? parce qu’il est mon frère ? je suis son frère, et il ne m’épargnait pas. Oui, ils oublient notre parenté pour travailler contre moi, pour me nuire, pour me dresser des pièges dans les ténèbres ; mais quand je les tiens, ils sont mes frères. Ce serait mon fils, que j’agirais de même ! La justice n’a ni frère ni fils. Elle ne connaît personne. Elle ne demande pas au crime : Comment t’appelles-tu ? La trahison ne sera jamais ma parente. J’ai pour frère le devoir et pour fils le bien.

LA FOULE.

Vive don Pèdre !

DOÑA FLORINDE.

À bas Caïn !

ESTEBAN, accourant.

Insolente ! saisissons-la !

LE ROI.

Quelle est cette femme ?

MUDARRA.

Doña Florinde d’Aguilar. On la dit mariée à l’infant.

LE ROI.

Qu’on la laisse libre.

Esteban la laisse. Le roi à doña Florinde.

Vous êtes la femme du condamné ?

DOÑA FLORINDE.

De votre frère.

LE ROI.

Madame, je vous excuse. Mais l’infant a mérité la mort.

DOÑA FLORINDE.

Non !

LE ROI.

J’ai des preuves.

DOÑA FLORINDE.

Que de preuves ont fait périr des innocents !

LE ROI.

Assez. – Alcade...

Mouvement dans la foule.

DOÑA FLORIADE va regarder au fond de la place, puis revient précipitamment, égarée et sombre.

Eh bien, frappez ! celui qui frappe son frère sera frappé par son frère !

Elle tombe à genoux et se couvre de son voile. Moment d’attente. Tout à coup la foule pousse un cri.

TROMBALGO.

Déjà fini !

À Zorzo.

Il n’y en a pas d’autre ?

ZORZO.

Pas pour aujourd’hui.

TROMBALGO.

Non, car le roi a quitté le balcon. Tiens, il sort de l’Alcazar. Pourquoi ?

ZORZO.

Pour te voir mieux.

Le roi paraît sur la place avec Mudarra et des seigneurs.

LE ROI.

Allons dans la ville. C’est le moment de me montrer partout. Il sied que mon action ne craigne pas le regard de mon peuple.

DOÑA FLORINDE.

Altesse !

LE ROI.

Encore !

DOÑA FLORINDE.

Vous m’avez pris sa vie, me prendrez-vous aussi son corps ?

LE ROI.

Son corps ?

DOÑA FLORINDE.

Je désire le porter hors de Séville, dans le tombeau qu’il s’était fait bâtir lui-même.

LE ROI.

Soit. Les rois ni les lions n’ont affaire aux cadavres. Est-ce tout ?

DOÑA FLORINDE.

Votre Majesté est si redoutable que même les amis de l’infant n’oseront pas l’accompagner, si vous ne leur permettez pas d’y venir masqués.

LE ROI.

Je le leur permets ; et je défends que personne les inquiète ou les épie. Maintenant, allons. Peuple, j’ai jugé don Manuel ; que Dieu juge mon jugement.

Il sort.

DOÑA FLORINDE, à la foule.

Vous entendez ? Cette fois, la piété envers les morts ne sera pas punie. S’il y a parmi vous des amis de l’infant, qu’ils me suivent !

Elle s’en va du côté de l’échafaud.

TROMBALGO, à Zorzo.

Allons-nous avec elle ?

ZORZO.

Pourquoi faire ?

TROMBALGO.

Un enterrement masqué, ce sera curieux !

ZORZO.

Nous avons assez donné à l’amusement. Il est temps que je rentre ; ceux qui auraient à me proposer quelque affaire ne sauraient pas où me trouver. Ces décapitations sont bonnes pour distraire un moment, mais occupons-nous maintenant d’affaires sérieuses. Viens.

Ils partent.

 

 

Scène VII

 

Paraissent DOÑA BEATRIZ, masquée, coiffée d’un chapeau d’homme et enveloppée jusqu’aux pieds, et MARTIN DIAZ

 

DOÑA BEATRIZ.

Ne sors pas encore, qu’on ne nous voie pas ensemble.

MARTIN DIAZ.

Vous parmi les amis de l’infant !

DOÑA BEATRIZ.

La douleur de cette femme m’épouvante. Il faut que je sois là !

MARTIN DIAZ.

Si vous étiez reconnue ! Après la défense du roi, aucun alcade n’osera les faire suivre.

DOÑA BEATRIZ.

Je ne parlerai pas, mais je veux entendre ce qu’ils diront.

MARTIN DIAZ.

Oh ! je veillerai sur vous !

DOÑA BEATRIZ.

Laisse-moi.

Martin Diaz rentre dans la maison. Entrent quatre masques portant le corps de l’infant sur un brancard. Derrière eux, doña Florinde.

DOÑA FLORINDE.

Quatre seulement ! on n’est pas très brave à Séville !

Un cinquième vient marcher près d’elle.

Cinq ! je commence à trouver que c’est beaucoup !

Doña Beatriz la rejoint.

Encore un ! En tout sept cœurs fidèles. Ô don Manuel ! est-ce assez pour te venger ?

DOÑA BEATRIZ, à part.

C’est un de trop !

 

 

ACTE IV

 

Un caveau.

 

 

Scène première

 

AGUSTIN et DIONIS, chacun un masque à la main

 

Dionis regarde à une porte.

AGUSTIN, à voix basse.

Eh bien ?

DIONIS.

Ils viennent de descendre le corps, et le prêtre commence les prières.

AGUSTIN.

Si l’on nous surprenait ?

DIONIS.

N’avons-nous pas des masques ? nous les mettrions, et on nous prendrait pour des amis de l’infant arrivés en retard.

AGUSTIN.

Reconnais-tu doña Beatriz ?

DIONIS.

Non.

AGUSTIN.

Faisons bien attention. Au moindre danger, il faudrait appeler Martin Diaz.

DIONIS.

Dis donc, Agustin, sais-tu la réflexion que je faisais là tout à l’heure ?

AGUSTIN.

Non.

DIONIS.

Voici un tombeau commencé il y a plus de six ans ; on l’a quitté, on l’a repris, on l’a terminé hier ; bon. Tant qu’il n’a pas été près d’être fini, l’infant a vécu tranquille, il a été puissant, il s’est bien porté. Au moment juste où son tombeau est achevé, il meurt. Ne trouves-tu pas cela prodigieux ?

AGUSTIN.

Au contraire, je trouve cela tout simple.

DIONIS.

Comment ?

AGUSTIN.

Veux-tu que je te dise une chose ? Si j’étais riche, je n’emploierais pas les sculpteurs à me faire mon tombeau.

DIONIS.

Pourquoi ?

AGUSTIN.

Parce que le tombeau est la moitié de l’enterrement.

DIONIS.

Et puis ?

AGUSTIN.

Ris, si tu veux ; mais moi, je suis persuadé que vous mourez plus tôt quand vous avez dans la terre un trou qui vous invite, qu’on a creusé pour vous, auquel vous vous devez. Est-ce que personne a jamais su pourquoi nous mourons ? À moins de croire que tout arrive par hasard, il faut bien admettre que, princes comme manants, la nature nous met où nous sommes utiles. Cette vérité reconnue, l’infant n’était-il pas insensé de faire que sa mort servît ? À boucher un trou, je ne te dis pas non ; mais à quoi servait sa vie ? Quel homme, si largement important qu’il se suppose, fera jamais dans le monde un vide de six pieds ? Dieu compare en silence le vide que vous laissez sur terre et celui que vous comblez dedans, et, le sépulcre étant plus grand que l’œuvre, il vous y jette. L’infant n’avait aucun motif de mourir, à vingt-cinq ans ; il n’avait pas de maladie ; mais il avait son tombeau. Il n’a pas pu résister à ce grand diable de trou qui bâillait en l’attendant.

DIONIS.

Après tout, qui sait ? Tu as peut-être raison. Lorsqu’on a sous les pieds seulement un creux de cent brasses, on a le vertige ; et l’infant creusait sous ses pieds l’éternité.

AGUSTIN.

Attention !

Il va à la porte.

Les prières sont dites. Ils viennent par ici. Sortons.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

Entrent LES SIX MASQUES, puis DOÑA FLORINDE

 

DOÑA FLORINDE.

Eh bien ! vous l’abandonnez ? Vous vous croyez quittes envers lui ? C’est là tout votre adieu ?

UN DES MASQUES.

Adieu, don Manuel ! Quand je te prenais sur mes genoux tout enfant, et que je n’avais déjà plus toute la force de l’âge, qui m’aurait dit que tu me précéderais dans la mort ? Celui par qui le fil des jours se brise abat aussi aisément la tête brune que la blanche. Ô jeune homme ! c’est un vieillard qui va te pleurer.

DOÑA FLORINDE.

Pleurer ! – Je pleure un ami mort ; tué, je le venge ! J’essuie mes yeux ; je n’ai pas de douleur, pour avoir plus de haine ! – Voyons, vous aimiez l’infant, puisque vous êtes ici. On vous l’a tué, vous êtes des hommes, vous ne ferez rien au meurtrier ? Il n’y aura pas de sang répandu ? Oh ! n’être qu’une femme ! Quoi ! don Pèdre aura égorgé son frère, votre prince, votre ami, et il continuera de vivre, il fera ce qu’il faisait hier, il aura les fanfares, la joie, les cavalcades, la Castille à ses pieds ! Non ! Je ne le veux pas ! J’affirme que cela ne sera pas ! Je jure que l’infant ne restera pas sans vengeance comme un mendiant qui n’a personne après lui ! Je jure que vous n’êtes pas ceux qui laissent leur seigneur assassiné s’en aller sous la terre sans que le meurtrier l’y suive ! Vous n’êtes pas tous des lâches ! Sur six hommes, il y a un homme ! Il y en a plus d’un ! Debout, ceux qui ont du cœur ! – Que ceux qui veulent tuer don Pèdre viennent à moi !

Un des masques sort des rangs.

Un seul ! N’importe, tu es un homme. Mets-toi à part. Ne parle pas, ta voix pourrait te faire reconnaître. Merci. Nous causerons tout à l’heure. Si tu as besoin de ma vie, prends-la.

Aux autres.

Vous n’en êtes pas, vous ? Soit. Vous ne voulez pas du poignard, mais vous voudrez peut-être bien de l’épée ? Je ne vous connais pas, mais vous êtes sans doute des riches-hommes ; vous avez des serviteurs, des hommes d’armes, des paysans ; indignez-les ! Crénelez vos châteaux, fermez vos villes, faites la guerre ! Vengeons l’infant chacun à notre façon ; ayons chacun notre but : vous cinq, la Castille debout ; nous deux, don Pèdre couché ! Est-ce dit ?

UN DES MASQUES.

Oui !...

DOÑA FLORINDE, au masque qui est à part.

Toi, tu n’as pas besoin de promettre, ne parle pas.

Aux cinq autres.

Vous, c’est promis ? vous le jurez ?

LES QUATRE MASQUES.

Oui !

DOÑA FLORINDE.

Tous ?

LES QUATRE MASQUES.

Oui !

DOÑA BEATRIZ.

Non !

Elle arrache son masque.

DOÑA FLORINDE.

Doña Beatriz !

LES QUATRE.

Tuons-la !

DOÑA BEATRIZ.

Ah ! vous êtes plus braves contre une femme ?

LES QUATRE.

À mort !

Ils vont se jeter sur elle. Grand bruit au dehors.

DOÑA FLORINDE.

Écoutez !

Les portes s’ouvrent violemment. Martin Diaz entre avec des gens armés.

Trahison !

Les masques reculent.

DOÑA BEATRIZ.

Mes serviteurs ! Merci, Martin Diaz ! Saisissez-les. D’abord cette femme et cet homme ; lui surtout, tenez-le bien ! À présent, les autres. – Démasquez-les, Martin Diaz.

À chaque visage qu’on découvre.

Dou Thibald y Suero ! – Ah ! riches-hommes ! ah ! félons ! – Don Romero de Vivero ; – mais c’est qu’hier encore il demandait quelque chose au roi ! – Don Galceran Minerve ; – c’est incroyable ! et l’on veut que le roi soit clément ! – Vous, don Gil Fabien ! à votre âge !

Venant au dernier.

Celui-ci maintenant ; l’assassin !

Le dernier se démasque lui-même. C’est don Jorge.

DOÑA BEATRIZ.

Mon fils !

Elle tombe à la renverse.

DOÑA FLORINDE.

Don Jorge !

DON JORGE, à Martin Diaz et à ses gens.

Je suis votre seigneur. Cette femme et ces hommes sont libres.

On laisse aller doña Florinde et les riches-hommes.

Emportez doña Beatriz.

Pendant qu’on emporte doña Beatriz, aux riches-hommes et à Dona Florinde.

Vite ! à cheval ! avant que doña Beatriz ne revienne à elle ! Ne rentrez pas à Séville ! Dans vos châteaux !

DOÑA FLORINDE.

Oh ! moi, je reste !

DON JORGE.

Moi, j’irai ce soir à l’Alcazar ! Ce soir, le roi et le comte seront hommes tous deux. Je donne deux heures au sort pour décider lequel il veut qui meure.

Il sort.

 

 

ACTE V

 

Une cour. Au fond et à droite, des arcades ouvertes sur des rues. À gauche, un palais.

 

 

Scène première

 

ZORZO, TROMBALGO, CHENILGA, etc.

 

ZORZO, sortant du palais.

Pst !

Trombalgo et quatre hommes équipés d’à peu près d’armures viennent à lui de derrière les arcades.

TROMBALGO.

Eh bien ?

ZORZO.

Vous connaissez tous don Jorge de Lara ?

TROMBALGO.

Je crois bien !

ZORZO.

Je ne parle pas de son nom, qui est connu de tout le monde ; connaissez-vous sa personne ?

TROMBALGO.

Abondamment.

ZORZO.

Et les autres ?

CHENILGA.

Nous aussi.

ZORZO.

Bien. Quand doña Florinde m’a dit qu’il s’agissait de lui, j’ai eu un moment d’inquiétude. Doña Florinde est une fière femme, et capable de propositions terribles. Vous savez mon admiration et mon amour pour don Jorge. Si elle m’avait demandé de le tuer, je l’aurais fait avec douleur. Il faut bien travailler, mais ça m’aurait coûté beaucoup.

TROMBALGO.

Et à elle, donc !

ZORZO.

Heureusement, doña Florinde ne m’a pas commandé le meurtre de mon héros ; au contraire. Elle est gentille, elle me paie une besogne que j’aurais faite pour le plaisir. Soyez fiers, enfants ! vous allez avoir l’immense honneur de protéger don Jorge de Lara !

TROMBALGO.

Contre qui ?

ZORZO.

Il paraît que des gens ont intérêt à ce que don Jorge n’aille pas à l’Alcazar ce soir. Quelles gens et quel intérêt ? Et quel intérêt peut avoir doña Florinde à ce que don Jorge y aille ? Lorsque je lui ai fait ces questions, elle a doublé la somme, et j’ai trouvé la réponse d’autant meilleure que c’était précisément celle que j’espérais. – Maintenant, à l’œuvre ! Don Jorge est ici. Chenilga, tu vas aller prendre des hommes, – une cinquantaine, – et les échelonner d’ici à l’Alcazar. Pas de masses qui donneraient l’éveil ; de petits groupes ; trois ou quatre hommes au plus, assez rapprochés pour qu’un cri puisse se répéter d’un groupe à l’autre et au besoin rassembler tout le monde ; on n’a l’air de rien, on se promène, on cause, on est dans la rue, quoi ! Nous cinq, nous restons, et, dès que don Jorge sortira, nous le suivrons à distance, et ceux qui voudraient l’approcher de plus près que nous, nous les en dissuaderions. S’ils étaient difficiles à convaincre, à moi tous ! et faites ce que vous me verrez faire. N’épargnez pas vos peaux, elles me sont payées.

À Chenilga.

Va.

Chenilga sort. Aux autres.

Nous, dispersons-nous dans la rue.

Il sort avec Trombalgo. Les trois autres ensembles.

 

 

Scène II

 

DOÑA BEATRIZ, MARTIN DIAZ

 

DOÑA BEATRIZ.

Il est ici, tu en es sûr ?

MARTIN DIAZ.

J’en suis sûr.

DOÑA BEATRIZ,

Chez doña Florinde !

MARTIN DIAZ.

Il sait que le roi ne sera de facile abord que ce soir. Il a jugé plus prudent d’attendre chez doña Florinde que chez vous. Quand il ne vous aurait pas vue vous exposer aux amis de l’infant pour défendre don Pèdre, il doit craindre que vous n’empêchiez son terrible dessein par amour maternel, que vous ne le reteniez de force. Ne fût-ce que pour éviter vos prières...

DOÑA BEATRIZ.

Il ne les évitera pas ! Je vais entrer et lui parler.

MARTIN DIAZ.

À quoi bon ?

DOÑA BEATRIZ.

Je te dis qu’il changera ! Ah ! pourquoi ne l’ai-je pas laissé en Aragon ? Mais j’avais besoin de mon fils plus qu’une autre. Que faire ?

MARTIN DIAZ.

Ce que je vous ai dit.

DOÑA BEATRIZ.

C’est affreux.

MARTIN DIAZ.

C’est le seul moyen.

DOÑA BEATRIZ.

Faire saisir mon fils !

MARTIN DIAZ.

Pour le sauver. Un bon chirurgien hésite-t-il à faire violence au malade ? Le Guadalquivir est là, la barque est prête, il ne sortira pas avant la nuit, il ne faut que cinq ou six hommes déterminés, et en trois heures il est à Alcala, dans un château dont les gens vous sont dévoués et vous obéiront aveuglément. Là, vous aurez le temps de lui parler, de le prier, de le persuader. Voulez-vous ?

DOÑA BEATRIZ.

Qu’on porte la main sur lui ? Jamais !

MARTIN DIAZ.

Alors prévenez don Pèdre, il fera peut-être grâce à votre fils.

DOÑA BEATRIZ.

Il ne ferait pas grâce au sien !

MARTIN DIAZ.

En ce cas...

DOÑA BEATRIZ.

Sais-tu une idée qui me vient ? C’est que don Jorge n’était peut-être là que comme j’y étais moi-même, par dévouement au roi ? S’il avait fait semblant d’entrer dans leur pensée pour la connaître ? Tu as beau secouer la tête, il n’est pas naturel que les amis de l’infant aient refusé, et que lui, mon fils, tout de suite... Pourquoi ? quel motif aurait-il ?

MARTIN DIAZ.

Il lui en faut un bien puissant !

DOÑA BEATRIZ.

Il n’en a pas ! – Si ! il en a un : il aime doña Florinde ! Oui, c’est cela ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? C’est après lui avoir parlé, l’autre soir, qu’il a pris la défense de l’infant. Oui, il l’aime. Mais jusque-là ! jusqu’au meurtre ! jusqu’à ce meurtre ! Elle se sera promise à lui. Quand le corps de son infant n’est pas encore froid, la misérable ! Oh ! oui, c’est cela. Tu le crois, n’est-ce pas ? J’en suis certaine. Pourvu que ce soit cela ! Dans tous les cas, c’est elle qui le pousse. C’est bien, j’entre. Si je ne décide pas Jorge, je lui parlerai, à elle ! Frappe.

Martin Diaz frappe. Un homme vêtu de noir et à dur visage parait sur le perron.

 

 

Scène III

 

DOÑA BEATRIZ, MARTIN DIAZ, LE PORTIER

 

DOÑA BEATRIZ.

Don Jorge est ici.

LE PORTIER.

Don Jorge ?

DOÑA BEATRIZ.

Vous savez bien qui je veux dire. Don Jorge de Lara. Il faut que je lui parle. Je vous dis qu’il est ici !

LE PORTIER.

Et moi, je vous dis que je n’ai pas quitté cette porte et que je ne l’ai pas vu.

MARTIN DIAZ, à doña Beatriz.

Cet homme peut, en effet, n’avoir pas vu le visage de don Jorge. Pour entrer chez l’ennemie du roi, don Jorge aura gardé son masque.

DOÑA BEATRIZ.

Vous n’avez pas vu don Jorge, mais vous avez vu doña Florinde ramener un jeune homme masqué ?

LE PORTIER.

Doña Florinde est la maîtresse de cette maison et y ramène qui bon lui semble. Et moi, je suis portier, et non espion.

DOÑA BEATRIZ.

Vous ne nierez pas au moins la présence de doña Florinde ! Allez lui dire que je veux la voir. Je suis doña Beatriz.

LE PORTIER.

Je vous connais !

DOÑA BEATRIZ.

Eh bien, allez.

LE PORTIER.

Doña Florinde est avec son désespoir et ne veut pas être dérangée.

DOÑA BEATRIZ.

Ah ! je verrai quelqu’un !

Appelant.

Don Jorge ! Jorge ! Il m’entendra ! Jorge ! Doña Florinde ! Jorge ! Rien ne répond ! Mais c’est un tombeau que cette maison !

LE PORTIER.

Oui, votre roi en a fait un tombeau.

Il rentre et ferme la porte.

 

 

Scène IV

 

DOÑA BEATRIZ, MARTIN DIAZ, puis ZORZO

 

DOÑA BEATRIZ.

Oh ! mais je vais rester dans cette cour jusqu’à ce qu’il sorte !

MARTIN DIAZ.

Eh bien, soit. Attendez-le, puisque vous croyez que vous aurez de l’action sur lui. Essayez de l’attendrir. Mais si vous n’y parvenez pas ?

DOÑA BEATRIZ.

Je me cramponnerai à ses vêtements !

MARTIN DIAZ.

S’il s’arrache de vos mains ? Si vos yeux le voient aller à l’Alcazar ?

DOÑA BEATRIZ.

Oh ! alors, tu feras ce que tu voudras.

MARTIN DIAZ.

Il faut donc que je prépare tout, et que je me hâte ; j’ai à peine le temps.

DOÑA BEATRIZ.

Tu crois que nos serviteurs voudront ?

MARTIN DIAZ.

Nos serviteurs ? Pas un ne vous obéirait.

DOÑA BEATRIZ.

Braves gens !

MARTIN DIAZ.

On m’a parlé d’un certain Zorzo...

Zorzo est venu aux cris de doña Beatriz et rôde au fond du théâtre.

ZORZO.

Zorzo ? présent !

MARTIN DIAZ, à doña Beatriz.

Voilà, je crois, mon homme. Daignez vous éloigner un instant.

DOÑA BEATRIZ.

On n’agira que sur mon ordre ?

MARTIN DIAZ.

Soyez tranquille.

Doña Beatriz s’éloigne.

 

 

Scène V

 

ZORZO, MARTIN DIAZ

 

MARTIN DIAZ.

Vous êtes Zorzo ?

ZORZO.

Et vous ?

MARTIN DIAZ.

Vous ne me connaissez pas ? ça vaut autant. On vous a indiqué à moi comme un homme qui peut rendre un service.

ZORZO, souriant.

Vous voulez dire vendre ?

MARTIN DIAZ.

Je suis un mari jaloux.

ZORZO.

Seulement ?

MARTIN DIAZ.

Je l’espère encore, mais je voudrais faire une épreuve.

ZORZO.

J’écoute.

MARTIN DIAZ.

Je voudrais voir la figure de ma femme si le galant disparaissait quelque temps sans dire où il va.

ZORZO.

Un enlèvement ?

MARTIN DIAZ.

Un soir, – ce soir, par exemple, – vous vous trouveriez, à dix ou douze, sur le passage du galant, je vous dirais où vous auriez chance de le rencontrer, vous l’entoureriez, il crierait, vous le bâillonneriez, ça ne serait pas loin du Guadalquivir, j’ai une barque... – Connaissez-vous le château d’Alcala ?

ZORZO.

Je l’ai pillé.

MARTIN DIAZ.

Vous iriez l’y débarquer. Une fois là, je me chargerais de lui.

ZORZO.

Vous désirez qu’on ne le débarque que là ?

MARTIN DIAZ.

Que voulez-vous dire ?

ZORZO.

Je veux dire que c’est bien loin Alcala, et que, si j’étais jaloux comme vous l’êtes, – vous me paraissez trop raisonnable pour l’être sans des motifs sérieux, – ce n’est pas sur la rive que je débarquerais le galant.

MARTIN DIAZ.

Vous me répondez de sa vie sur votre tête ! Et qu’il n’ait pas une égratignure ! Vous entendez !

ZORZO.

Ne vous emportez pas. Je vous offrais cela par bonté, mais je ne tiens pas à tuer. Et puisque vous craignez tant qu’on ne froisse les galants de votre femme...

MARTIN DIAZ.

Je vous ai dit que j’espérais me tromper.

ZORZO.

Calmez-vous. On aura les mains d’une douce vierge. – Donc, tel est le service. Et quelle est la reconnaissance ?

MARTIN DIAZ.

Celle que vous voudrez.

ZORZO.

Vous savez que la reconnaissance est comme le lait : ça doit se boire le jour même. Le lendemain, c’est aigre.

MARTIN DIAZ.

Oh ! je serais reconnaissant comptant.

ZORZO.

Alors, c’est fait. J’ai bien déjà une occupation ce soir, mais nous sommes assez de monde pour deux besognes. – À quoi reconnaîtra-t-on votre concurrent ?

MARTIN DIAZ.

Je le désignerai.

ZORZO.

Où faut-il que je mette des hommes ?

MARTIN DIAZ.

Ici.

ZORZO.

Ici ?

MARTIN DIAZ.

Ou plutôt à l’entrée de la rue. Le moins en vue que vous pourrez.

ZORZO.

D’où viendra l’homme ?

MARTIN DIAZ.

De ce palais.

ZORZO.

Ah çà ! est-ce que par hasard celui que vous me recommandez serait don Jorge de Lara ?

MARTIN DIAZ.

Si c’était lui ?

ZORZO.

C’est lui ?

MARTIN DIAZ.

Eh bien, oui.

ZORZO.

Aussi, c’était trop beau, deux affaires comme ça le même soir. Ah ! massacre !

MARTIN DIAZ.

Qu’avez-vous donc ?

ZORZO.

J’ai, señor, que vous arrivez trop tard. Il y a une heure, j’aurais été heureux d’accepter votre commande. Mais vous allez voir comment les choses se rencontrent. Celui que vous voulez que j’arrête, j’ai précisément promis de le protéger.

MARTIN DIAZ.

Vous avez promis !... Combien vous a-t-on donné ?

ZORZO.

Beaucoup.

MARTIN DIAZ.

Je vous donnerai le double.

ZORZO.

Señor, vous m’affligez. Trahir une cliente ! que deviendrait le commerce ?

MARTIN DIAZ.

C’est absolu ?

ZORZO.

Je suis un honnête homme.

MARTIN DIAZ.

N’en parlons plus. Je vais m’adresser ailleurs.

ZORZO.

Voilà justement. Ça m’attriste de dire cela à quelqu’un qui allait m’employer et que je regardais déjà comme un client ; mais, puisque je suis payé pour empêcher tout ce qui gênerait le passage de don Jorge, et puisque vous annoncez vous-même l’intention d’agir contre lui, je manquerais à mon devoir si je vous laissais aller.

MARTIN DIAZ.

Comment ! si vous me...

ZORZO.

Je suis navré. Mais mettez-vous dans ma position. J’espère au moins que vous ne me réduirez pas à employer la force. Entrons ensemble dans ce palais. Une heure après la sortie de don Jorge, vous serez libre.

MARTIN DIAZ.

Tu crois que...

Il aperçoit Trombalgo et ses trois camarades qui se sont approchés sur un signe de Zorzo.

Drôles ! mais j’ai mon épée.

Il essaie de la tirer, Zorzo la repousse dans le fourreau. Tous se jettent sur lui, et le terrassent.

À moi ! à moi !

ZORZO, désolé.

Le mouchoir !

On bâillonne Martin Diaz.

Señor, vous me consternez. J’espérais qu’au moins vous m’épargneriez l’amertume de vous bâillonner. Voilà qui est fait. Portons-le dans le palais. Señor, vous voyez comment j’opère. C’est propre et net. Vous l’aurez expérimenté sur vous-même. Je suis sûr que ça me vaudra votre pratique.

On porte Martin Diaz dans le palais. Paraît doña Beatriz.

 

 

Scène VI

 

DOÑA BEATRIZ, puis DOÑA FLORINDE

 

DOÑA BEATRIZ, seule.

J’avais cru entendre... Où donc est Martin Diaz ?

DOÑA FLORINDE, sur le perron.

Chez moi.

DOÑA BEATRIZ.

Chez vous !

DOÑA FLORINDE.

Oui. Il voulait empêcher don Jorge d’aller à l’Alcazar, et moi je veux que don Jorge y aille.

DOÑA BEATRIZ.

Doña Florinde, je peux répéter au roi ce que vous avez dit dans le sépulcre de l’infant. Je le peux sans crainte pour mon fils, vous ne le trahiriez pas, votre haine a trop besoin de lui ! Un mot de moi, et vous êtes morte. Voulez-vous que je me taise ?

DOÑA FLORINDE.

Votre prix ?

DOÑA BEATRIZ.

Vous retiendrez don Jorge.

DOÑA FLORINDE.

Je le voudrais que je ne le pourrais pas.

DOÑA BEATRIZ.

Vous avez bien pu l’entraîner !

DOÑA FLORINDE.

C’est parce que j’ai pu l’entraîner que je ne peux pas le retenir.

DOÑA BEATRIZ.

Que voulez-vous dire ? qu’avez-vous donc fait que vous ne puissiez plus défaire ? quelles paroles avez-vous prononcées que vous ne puissiez plus reprendre ?

DOÑA FLORINDE.

Ne me le demandez pas, je serais capable de vous le dire.

DOÑA BEATRIZ.

Vous voulez m’effrayer pour m’empêcher de parler à don Jorge ; mais vous n’y réussirez pas.

DOÑA FLORINDE.

Parlez-lui.

DOÑA BEATRIZ.

Certainement, je lui parlerai ! et il m’écoutera ! Vous avez sur lui je ne sais quelle sombre puissance, mais moi je suis sa mère.

DOÑA FLORINDE.

Oui, vous êtes sa mère !

DOÑA BEATRIZ.

Doña Florinde, qu’avez-vous dit à don Jorge ? Oh ! maintenant, il faut que vous répondiez ! Tenez, dites-moi seulement comment vous avez entraîné don Jorge et je ne vous demanderai plus de le ramener, c’est moi qui lui parlerai ; mais alors il est nécessaire que je sache ce qu’il a. Je le sais. Il vous aime. Je crois bien, vous êtes si belle ! Vous voyez que je sais sa raison. Dites-la-moi. Que gagneriez-vous à m’empêcher de lui parler ? je parlerais au roi. Non ? pourquoi ? Pour ne pas dénoncer Jorge ? Le roi lui pardonnerait, c’est mon fils ! Le roi ne m’a jamais rien refusé. Je suis bien tranquille. Il est évident que je vais avertir le roi. Vous ne supposez pas que je vais rester ici pendant que cela s’accomplirait. Le roi prendra des précautions, les portes seront gardées, aucun danger pour lui. C’est un mot à dire. Je le dirai. Vous n’en doutez pas. Il aurait fallu que je ne fusse pas présente quand Jorge a promis ; du moment que j’y étais, l’horrible chose est manquée. Vous pouvez y renoncer. Je conçois votre ressentiment. J’entre dans vos chagrins. Pauvre doña Florinde ! ce que je souffre pour mon fils, vous l’avez souffert pour votre mari. Eh bien ! est-ce que cela ne vous touche pas que nous ayons eu les mêmes angoisses ? Une souffrance commune, n’est-ce pas une sorte de parenté ? Est-ce que cela ne nous fait pas un peu sœurs ? Nous ne sommes pas du même sang, mais nous sommes des mêmes larmes ! Quoi que vous ayez fait, c’était pour sauver votre mari, je vous en approuve, je vous en loue. Mais maintenant l’infant est mort, vous ne le ressusciterez pas, faites que je puisse parler à mon fils. Quel bien cela fait-il aux morts qu’on les venge ? Ils ont plutôt envie de pardonner pour que Dieu leur pardonne. Oui, don Manuel pardonne à don Pèdre. L’infant vous demande la grâce du roi. Tant qu’il a vécu, vous avez bien fait, mais à présent c’est fini...

À ce mot, doña Florinde, qui a tout écouté avec l’immobilité d’une statue, relève la tête et regarde doña Beatriz fixement.

DOÑA FLORINDE, éclatant.

Ah ! c’est fini ? Oui, l’infant est mort, celui qui était toute ma vie est mort, il ne reviendra pas, c’est fini. Voilà ce que vous me dites pour m’apaiser, malheureuse ! L’infant est mort, tu ne le ressusciteras pas, nous l’avons bien tué, donne-nous la main, les morts, pardonnent, les morts demandent la grâce de leur meurtrier. M’apaiser ? Mais regardez-moi donc ! Est-ce que vous ne voyez pas mes yeux creux, mon front livide, ma figure de morte ? Hier, je n’étais que la femme de l’infant, aujourd’hui je suis son spectre ! Don Pèdre suivra son frère. C’est dit. J’ai bien choisi mon aide ! Faites de moi ce qu’il vous plaira, je suis inutile à présent, je peux disparaître, j’ai quelqu’un qui travaille pour moi. Non, vous n’avertirez pas le roi. Si c’était possible, ce serait fait. Mais vous savez bien que don Pèdre ne pardonne pas. Vous ne direz pas une parole. Vous ne ferez pas un signe. Vous n’avez pas le droit de trembler. Vous saurez que votre amant est en péril, et vous sourirez, ou bien vous dénoncerez votre fils ! Vous verrez le couteau levé sur votre amant, et vous vous tairez, ou bien vous dénoncerez votre fils ! – Quant à parler à don Jorge, tenez, je souffre trop pour être bonne, mais, si j’ai un conseil à vous donner, ne parlez pas à votre fils. D’ailleurs, vous n’obtiendriez rien. Personne n’obtiendrait rien. La statue du tombeau de l’infant s’attendrirait avant lui. Je vous dis que moi, qui lui ai mis la colère au cœur, je voudrais la lui ôter, je ne pourrais pas. Et vous !... Tenez, la porte s’ouvre. C’est lui. Vous êtes libre de l’arrêter au passage. Croyez-moi, ne lui parlez pas, ne lui demandez pas ce qu’il a contre don Pèdre. Laissez le passer.

Paraît don Jorge. Il descend les marches du perron et traverse la cour. – Doña Beatriz, terrifiée, recule et baisse la tête. – Il disparaît.

 

 

ACTE VI

 

Une salle de l’Alcazar.

 

 

Scène première

 

LE ROI, d’abord seul, puis paraît DOÑA BEATRIZ avec MUDARRA

 

DOÑA BEATRIZ, à Mudarra.

Mon fils n’est pas venu ?

MUDARRA.

Non, madame.

DOÑA BEATRIZ.

Laisse-moi seule avec le roi.

Mudarra sort.

Je pensais bien qu’il n’aurait pas pris le pont du Roi, commandé par Martin Diaz. Il a dû aller jusqu’au pont public. Mais il va arriver.

LE ROI.

Vous ici, doña Beatriz ?

DOÑA BEATRIZ.

Seigneur, j’ai une chose à vous demander. Mais je n’oserai pas si vous ne me la promettez pas d’avance.

LE ROI.

Parlez hardiment. Tout ce qui dépend de moi vous appartient.

DOÑA BEATRIZ.

Oui, mais vous me direz que cela ne dépend pas de vous.

LE ROI.

Je ne me croyais pas avare. Que désirez-vous ? Un palais, un château, un gouvernement ?

DOÑA BEATRIZ.

Et si c’était la vie d’un homme ?

LE ROI.

La vie d’un condamné ?

DOÑA BEATRIZ.

D’un condamné ! Non ! grand Dieu !

LE ROI.

Alors, je ne vous comprends pas.

DOÑA BEATRIZ.

Don Pèdre, je vous en prie, je vous en supplie, accordez-moi ce que je vous demande, ou bien comment voulez-vous que je vous sauve ?

LE ROI.

Que vous me sauviez ?

DOÑA BEATRIZ.

Ne faites pas attention à mes paroles. J’ai l’esprit troublé. Je vois encore cet horrible échafaud d’aujourd’hui. Ah ! Dieu ! l’échafaud ! J’ai peur.

LE ROI.

Pour qui ?

DOÑA BEATRIZ.

Pour vous d’abord.

LE ROI.

Et pour qui après ?

DOÑA BEATRIZ.

Pour vous d’abord. Tous ces supplices sont un mauvais moyen d’apaiser les haines. Les jeunes cœurs s’exaltent et s’irritent. Oui, c’est cela qui les courrouce. Bien sûr, ce n’est que cela. C’est un excès de générosité ; il ne faut pas trop leur en vouloir. Promettez-moi de pardonner. Il le faut. Pardonnez, je vous aime tant ! Vous ne savez pas comme je vous aime, don Pèdre. Mon honneur dans cette vie et mon âme dans l’autre, je vous ai tout donné : eh bien, je suis heureuse d’être méprisée et damnée à cause de toi. Seulement, je me demande quelquefois comment je pourrai être en enfer, pendant que tu seras au ciel !

LE ROI.

Doña Beatriz... – Pour qui encore avez-vous peur ?

DOÑA BEATRIZ.

Pour personne.

LE ROI, à part.

C’est singulier.

DOÑA BEATRIZ.

Seigneur, je vous en supplie. Vous n’avez jamais fait grâce. Pas même à votre frère. Si vous faisiez grâce une fois, je suis sûre que les jeunes gens vous aimeraient. Promettez-moi que, la prochaine fois, vous ferez grâce. Promettez-le-moi. Il le faut absolument.

LE ROI, à part.

Est-ce que ?... – Quel soupçon !

DOÑA BEATRIZ.

Voyons. Quelqu’un qui saurait quelque chose hésiterait à vous avertir. Je ne dis pas cela pour moi, je ne sais rien. Oh I non, vraiment rien. Mais je saurais quelque chose, j’aurais un soupçon, une frayeur vague, une inquiétude de femme, je n’oserais pas vous en parler. Vous êtes si sévère ! Je craindrais de faire condamner un malheureux qui ne serait peut-être aussi coupable que je l’aurais cru, qui ne le serait peut-être pas du tout. Au lieu-que, si vous étiez miséricordieux, si vous me promettiez de pardonner, je vous préviendrais, je vous sauverais. Oh ! ne m’empêchez pas de vous sauver. Que voulez-vous que je fasse ? Ayez pitié de moi. Dites que vous ferez grâce une fois. Rien qu’une seule fois. Pour essayer. Après, vous ferez ce que vous voudrez. Je ne vous ai jamais rien demandé, vous savez. Je vous demande cela. Je vous le demande à genoux. Donnez-moi votre parole royale que le premier coupable, seulement le premier, vous lui pardonnerez !

LE ROI, la regardant fixement.

Jorge a donc de mauvais desseins ?

DOÑA BEATRIZ.

Jorge ! mon fils !

LE ROI.

Votre émotion... – L’autre nuit, il a défendu l’infant contre mon alcade. Qu’il prenne garde à lui. Mon nom est justice.

DOÑA BEATRIZ.

À propos de quoi me faites-vous cette menace ? Qu’est-ce que je vous ai fait ? Qu’est-ce que Jorge vous a fait ? L’autre nuit, il avait raison. Votre alcade l’offensait et m’offensait moi-même. Jorge est peut-être un peu prompt, je l’ai gâté, c’est ma faute, il se calmera, c’est un enfant.

LE ROI.

On est toujours un enfant pour sa mère. Qu’il se surveille. S’il allait trop loin, tout votre fils qu’il est, il ne dépendrait pas de moi de pardonner. L’action juge, moi j’exécute.

DOÑA BEATRIZ.

Je ne sais pas ce que vous avez contre moi. Je ne pensais même pas à don Jorge. Je ne pensais à personne. Je vous dis : Si on avait de mauvais desseins ? Je ne vous dis pas : On en a. Mais vous aimez à me torturer.

LE ROI.

Vous m’assurez que don Jorge ne rêve rien de mal ?

DOÑA BEATRIZ.

Mon fils ! pourquoi pas moi ?

LE ROI.

Ni personne, à votre connaissance ?

DOÑA BEATRIZ.

Est-ce que je ne vous préviendrais pas ?

LE ROI.

En effet, vous ne me laisseriez pas surprendre, même par votre fils. Il n’y a donc nul danger. Je ne prendrai pas de précautions.

DOÑA BEATRIZ.

Bon ! voilà que vous n’allez plus vous garder à présent ! Vraiment, vous ne savez qu’imaginer pour me faire souffrir.

LE ROI.

Voyons, tu sais quelque chose ?

DOÑA BEATRIZ.

Non, rien.

LE ROI.

Bien sûr ?

DOÑA BEATRIZ.

Rien.

LE ROI.

Je vous crois.

Il appelle.

Mudarra !

DOÑA BEATRIZ.

Que lui voulez-vous ?

Entre Mudarra.

LE ROI.

Avec qui es-tu dans la salle d’à côté ?

MUDARRA.

Avec Diego de Padilla et les arbalétriers.

LE ROI.

Je n’ai pas dormi la nuit dernière et je sortirai encore cette nuit ; je vais prendre un peu de repos. Votre bruit serait trop près de moi, allez dans la salle d’en bas.

MUDARRA.

Tous ?

LE ROI.

Tous. – Va.

À doña Beatriz.

Vous n’avez rien à me dire ?

DOÑA BEATRIZ.

Rien.

LE ROI, à Mudarra.

Va.

Mudarra sort.

Vous voyez que je vous crois. Je m’en rapporte à vous aveuglément. Je suis si sûr qu’il n’y a pas de danger que je laisse ma porte ouverte.

DOÑA BEATRIZ, à part.

Ciel !

LE ROI.

Je vais dormir.

Il sort.

 

 

Scène II

 

DOÑA BEATRIZ, DON JORGE

 

DOÑA BEATRIZ va pousser la porte par où est sorti le roi.

Dormir ! Et Jorge !... Le voici !

DON JORGE, apercevant sa mère, à part.

Doña Beatriz !

DOÑA BEATRIZ, se jetant au-devant de lui.

Que viens-tu faire ici ?

DON JORGE.

Et vous ?

DOÑA BEATRIZ.

Tu viens pour un crime !

DON JORGE.

Pour un châtiment.

DOÑA BEATRIZ.

Tu l’avoues ! Tu es un malheureux !

DON JORGE.

Madame...

DOÑA BEATRIZ.

Tu vois, tu n’oses déjà plus m’appeler ta mère.

DON JORGE.

Madame, vous étiez avec les amis de l’infant...

DOÑA BEATRIZ.

Oui, j’y étais, quoique je sois encore vivante.

DON JORGE.

Vous connaissez donc la promesse que j’ai faite. Je l’ai faite en face des tombes.

DOÑA BEATRIZ.

Tu sors d’une tombe, et tu veux tuer !

DON JORGE.

Ma résolution est plus froide et plus irrévocable que le cadavre devant lequel je l’ai prise.

DOÑA BEATRIZ.

Mais je suis là, moi !

DON JORGE.

Que pouvez-vous ?

DOÑA BEATRIZ.

Je peux pleurer !

DON JORGE.

Vous le pouvez.

Il fait un pas vers la chambre du roi.

DOÑA BEATRIZ.

Où vas-tu donc ? Le roi n’est pas là.

DON JORGE.

Si, Mudarra m’a dit en bas qu’il dormait.

DOÑA BEATRIZ.

Et tu frapperais un homme endormi !

DON JORGE.

Je le réveillerai ! Laissez-moi.

DOÑA BEATRIZ.

Non, je ne te laisse pas ! Écoute-moi. J’ai d’excellentes raisons à te donner. Causons tranquillement. Ah ! je voudrais être morte ! Voyons, je suppose que tu... Non ! c’est impossible ! devant moi ! lui ! toi ! Au premier cri du roi, les arbalétriers accourraient, tu ne pourrais pas t’échapper.

DON JORGE.

Je ne veux pas m’échapper.

DOÑA BEATRIZ.

Tu veux mourir, maintenant ! mais tu me détestes donc !

DON JORGE.

Laissez-moi passer.

DOÑA BEATRIZ.

Non ! mon Jorge, sois bon pour ta mère, le roi ne te ferait pas grâce ; qu’est-ce que je deviendrais ? Rentrons chez nous, nos serviteurs se tairont, le roi n’apprendra rien de ce qui s’est dit dans le tombeau ; tu consens, mon Jorge ? Ne me fais plus cette figure redoutable. Dis-moi une bonne parole. Non ? seulement un sourire. Eh bien ! tu vas encore de ce côté ! Mais qu’est-ce que le roi t’a fait ?

DON JORGE.

Rien.

DOÑA BEATRIZ.

Puisqu’il ne t’a rien fait, pourquoi veux-tu le frapper ? Par amour pour cette femme ?

DON JORGE.

Je hais l’amour !

DOÑA BEATRIZ.

Mais je vais devenir folle, moi ! Sans motif ! Oh ! tu n’entreras pas !

DON JORGE.

Madame, retirez-vous.

DOÑA BEATRIZ.

Hélas ! mon fils !

DON JORGE.

Madame, j’entrerai.

DOÑA BEATRIZ.

Alors, tu marcheras sur ta mère à genoux !

Elle se jette à genoux devant la porte.

DON JORGE.

Madame, vous voyez mes yeux, levez-vous.

DOÑA BEATRIZ.

Je ne veux pas !

DON JORGE.

Allons, il le faut.

DOÑA BEATRIZ.

Je ne veux pas !

DON JORGE.

Je suis la mort qui passe, qu’on se range !

DOÑA BEATRIZ.

Je ne veux pas !

DON JORGE, terrible.

Pourquoi ?

DOÑA BEATRIZ.

C’est mon amant !

Don Jorge recule. Moment de silence et de stupeur.

DON JORGE.

Cette parole a été dite. Les anges l’ont entendue. C’est effrayant.

DOÑA BEATRIZ.

Hélas !

DON JORGE.

Ce que vous m’avez dit pour m’éloigner – est ce qui m’a fait venir.

Il la repousse et passe.

DOÑA BEATRIZ.

Je crie à l’aide !

DON JORGE.

Criez.

DOÑA BEATRIZ.

Comment ! tu entres ! Non !

Elle se cramponne à son corps.

Ah ! je n’ai pas la force. Tu le veux ? Au secours ! Altesse, réveillez-vous ! Don Pèdre ! Mudarra ! On vient.

DON JORGE.

Merci, ma mère.

DOÑA BEATRIZ ouvre rapidement une petite porte dissimulée dans la boiserie et tend une clef à don Jorge.

On vient. Voici un escalier secret qui te met hors du palais. Cette clef ouvre la porte de la rue. Sauve-toi.

DON JORGE.

Non, je suis curieux d’être tué par ma mère !

DOÑA BEATRIZ.

Je suis à tes pieds. Tu as encore le temps. Ah ! les voici.

 

 

Scène III

 

DOÑA BEATRIZ, DON JORGE, MUDARRA, LES ARBALÉTRIERS, puis LE ROI

 

LE ROI.

Qu’est-ce donc ?

DOÑA BEATRIZ, aux arbalétriers.

Autour du roi ! tout de suite ! tous !

Les arbalétriers entourent le roi.

LE ROI.

Mais pourquoi ?

DOÑA BEATRIZ, à don Jorge.

Tu l’as vu s’enfuir par là ?

LE ROI.

Qui s’est enfui ?

DOÑA BEATRIZ.

Nous causions, Jorge et moi ; un homme est entré, mal vêtu, vieux, oh ! oui, plus de cinquante ans ; une mauvaise figure ; en nous voyant, Jorge et moi, il s’est troublé, j’ai eu peur, j’ai crié, il s’est enfui.

LE ROI.

Par où ?

DOÑA BEATRIZ, montrant la porte secrète.

Don Jorge dit que c’est par là.

LE ROI, aux arbalétriers.

Allez.

DOÑA BEATRIZ.

Pas tous !

LE ROI.

Pourquoi ?

DOÑA BEATRIZ.

Trois ou quatre suffiront contre un seul homme. Et s’il en venait d’autres ?

LE ROI, à Mudarra.

Vite !

Mudarra se précipite avec quatre arbalétriers.

DOÑA BEATRIZ.

Pourvu qu’on l’atteigne !

DON JORGE, à part.

Frapper maintenant, impossible !

Rentre Mudarra.

LE ROI.

Eh bien !

MUDARRA.

Personne.

DOÑA BEATRIZ.

Il était déjà parti.

MUDARRA.

Pas par cet escalier, toujours. La porte de la rue était fermée en dedans.

DOÑA BEATRIZ.

Ah ! ce n’est peut-être pas par cet escalier qu’il s’est échappé. Nous étions si bouleversés de votre péril, Jorge et moi, que nous n’avons pas très bien vu. En effet, maintenant, il me semble plutôt qu’il a pris par ici.

LE ROI.

Par ici ? Mudarra et Diego l’auraient vu.

MUDARRA.

Personne n’est sorti par ici...

DOÑA BEATRIZ.

Je vous dis que nous n’avons pas très bien vu. Et puis, je dis, moi, qu’il venait pour vous tuer, je l’ignore. Rien ne le prouve. Il n’avait peut-être pas une intention méchante. Les femmes crient pour rien. C’était sans doute un ouvrier qui travaillait au palais. En nous voyant, il s’est retiré par discrétion. Oui, il n’avait pas l’air d’un homme qui va commettre un crime. Il avait une figure très honnête. J’ai eu tort de vous déranger. N’y pensons plus.

Le roi regarde fixement don Jorge.

DON JORGE.

C’est moi.

Aussitôt des arbalétriers se jettent entre le roi et don Jorge.

DOÑA BEATRIZ.

Non !

LE ROI.

Ah ! tu l’avoues ?

DON JORGE.

Je m’en vante !

LE ROI.

Un parchemin !

On en met un sur une table.

DOÑA BEATRIZ.

Pèdre !

LE ROI.

Il y a ici un crime, flagrant, furieux, effronté, hautain. Ce crime veut ta mort. D’un autre côté, la vie que tu as tenté de me prendre, ta mère me l’a conservée, et dans des conditions inouïes : son fils à livrer, en plein meurtre, sous l’épée de mes gardes, sous la hache de mon bourreau ! C’est là un service unique et prodigieux, qu’il est impossible de laisser sans salaire, car la justice n’est pas seulement la punition du mal, elle est aussi la récompense du bien. Je suis donc entre ces deux extrémités également impossibles : le mal sans châtiment ou le bien sans récompense.

Il réfléchit profondément. Doña Beatriz s’agenouille et prie. Le roi va lentement à la table, et écrit.

Que le bien l’emporte ! Je te pardonne. Voici un sauf-conduit.

DOÑA BEATRIZ.

Merci !

DON JORGE, repoussant le sauf-conduit.

Je n’en veux pas.

LE ROI.

Je te pardonne absolument. Je te laisse la vie, les châteaux, les titres, les fonctions. Va dans tes états ou reste ici, ton action est effacée, je l’ignore. Nous sommes quittes, doña Beatriz.

DOÑA BEATRIZ.

Oh ! oui.

DON JORGE.

Altesse, j’ai voulu vous tuer. J’ai mérité la mort. Je la réclame. Quelle existence aurais-je ? Je ne puis ôter la vie à qui me la donne. Désormais vous seriez sacré pour moi. Ayez pitié. Condamnez-moi.

LE ROI.

Je ne reprends pas ce que j’ai donné. Tu vivras.

DON JORGE.

Me voici donc condamné à vivre. Je vivrai, frappé de ma grâce, traînant partout avec moi une injure non vengée, étonnant les aïeux là-haut, fils ténébreux de pères éclatants. Holà ! vous, on peut me mépriser !

DOÑA BEATRIZ.

Hélas !

DON JORGE.

Altesse ! il y aura demain, à minuit, au couvent de Saint-Barthélémy, un enterrement. Je vous prie d’y assister.

DOÑA BEATRIZ.

Ne promettez pas !

LE ROI.

J’irai.

DON JORGE.

Merci.

LE ROI.

Çà, je ne dormirai pas maintenant. Viens, Mudarra.

Il sort.

DOÑA BEATRIZ, à don Jorge.

Jorge ! qui donc est mort ?

DON JORGE.

Vous le savez.

 

 

ACTE VII

 

Un cimetière dans un cloître.

 

 

Scène première

 

DON JORGE, creusant une fosse, LE TRÉSORIER

 

DON JORGE.

Encore quelques pelletées de terre, et ce sera fait.

LE TRÉSORIER.

Voilà un trou bravement creusé. Vous n’avez pas besoin d’un coup de main ?

DON JORGE.

Non, j’achèverai seul.

LE TRÉSORIER.

Je vous offre un coup de main parce que vous me paraissez résolu : car moi, à votre place, je n’achèverais ni seul ni en compagnie.

DON JORGE, s’arrêtant.

Vous savez donc ce que je fais ?

LE TRÉSORIER.

Notre seigneur abbé a confiance en moi.

DON JORGE.

Vous êtes... ?

LE TRÉSORIER.

L’humble frère trésorier.

DON JORGE.

Et l’abbé vous envoie ?

LE TRÉSORIER.

Non, je suis venu de moi-même. Mais si vous voulez un conseil...

DON JORGE.

Je ne veux pas de conseil.

LE TRÉSORIER.

Puisque cette pieuse détermination vous a été inspirée de vous séparer du monde, pourquoi ne pas laisser à la porte le passé tout entier ? Ces souvenirs violents d’une injure ancienne, cet enterrement dérisoire...

DON JORGE.

Un enterrement dérisoire ! Moine, sache que tu n’auras vu dans ta vie qu’un enterrement sinistre, celui-là.

LE TRÉSORIER.

Dans les droits dont vous faites donation à notre monastère, il y a bien, n’est-ce pas, le péage du pont de Sombral ?

DON JORGE.

Soit.

Bruit de voix.

LE TRÉSORIER.

Quel est ce bruit ?

Regardant.

Doña Beatriz ! Seigneur, ne faiblissez pas !

 

 

Scène II

 

DON JORGE, LE TRÉSORIER, DOÑA BEATRIZ, suivie d’un MOINE

 

DOÑA BEATRIZ.

Ah ! vivant !

DON JORGE.

Que me voulez-vous ?

DOÑA BEATRIZ.

Attends.

Elle va s’agenouiller au pied de la croix.

LE TRÉSORIER, au moine.

Quelle imprudence ! Comment l’a-t-on laissée entrer ?

LE MOINE.

Ordre du roi.

LE TRÉSORIER.

Oh ! mais je serai là !

LE MOINE.

Le roi veut que doña Beatriz soit seule avec son fils. Notre seigneur abbé m’a chargé de vous le dire.

LE TRÉSORIER.

J’obéis.

Il sort avec le moine.

 

 

Scène III

 

DOÑA BEATRIZ, DON JORGE

 

DOÑA BEATRIZ, se relevant et venant à don Jorge.

Maintenant que j’ai remercié Dieu, me voilà.

DON JORGE.

Pourquoi venez-vous ici ?

DOÑA BEATRIZ.

Tu es vivant ! merci ! Depuis hier, je ne respirais plus. Cet enterrement auquel tu avais prié le roi m’étouffait. Tu ne sais pas la nuit que j’ai passée ! Et ce matin ! on ne voulait pas me laisser entrer. Il me semblait que je ne te reverrais jamais. Oh ! que j’aie besoin delà violence pour arriver à mon enfant ! À présent, causons. Pour qui est cette fosse ? N’importe, tu es vivant ; qu’elle soit pour qui elle voudra, puisqu’elle n’est pas pour toi !

DON JORGE.

Qui vous dit qu’elle n’est pas pour moi ?

DOÑA BEATRIZ.

Pour toi ! Es-tu insensé ? Puisque tu es vivant !

DON JORGE.

Vous croyez ?

DOÑA BEATRIZ.

Je crois que tu es vivant !

DON JORGE.

Madame, allez-vous-en. L’heure approche où il va se faire ici une chose que je ne désire pas que vous voyiez.

DOÑA BEATRIZ.

Tu ne vas pas te... !

DON JORGE.

Non. Allez-vous-en.

DOÑA BEATRIZ.

Je ne m’en irai pas !

DON JORGE.

Savez-vous à quoi vous vous exposez en restant ?

DOÑA BEATRIZ.

Si j’en meurs, tant mieux !

DON JORGE.

Ne restez pas. Rappelez-vous de qui je descends. Rappelez-vous Ruy Gonzalès. Il n’était question dans toute la Castille que du château que don Ruy Gonzalès venait de se faire bâtir. Le roi d’alors écrivit à don Ruy que sa reine était curieuse de voir ce château, et qu’elle viendrait le visiter tel jour. Don Ruy récompensa largement le messager de cette grande nouvelle, acheva vite d’orner ses murs, et prépara une hospitalité digne de l’hôtesse. Au jour dit, les clairons sonnèrent, don Ruy sortit avec tous ses gentilshommes, et vit arriver, la bannière royale au vent, une cavalcade nombreuse, la moitié de la cour, et, au centre, au lieu de la reine, la maîtresse du roi. Ruy Gonzalès était vieux, il n’avait pas appris à désobéir au roi ; il ne témoigna aucune colère, salua cette femme que le roi lui envoyait, la laissa entrer, commander, rire, manger le repas de la reine, coucher dans le lit de la reine, lui fut poli tout le jour et tout le lendemain, et, quand elle voulut partir, la reconduisit jusqu’au bout du pont. Seulement, dès qu’elle ne fut plus chez lui, sans attendre son remerciement, sans la saluer, sans la connaître, il rentra, prit une pioche, comme j’ai pris celle-ci, monta sur sa tour, et, appelant ses serviteurs, don Ruy Gonzalès se mit à démolir sa maison offensée, trouvant que le seul château habitable, c’est l’honneur. Madame, don Ruy Gonzalès était mon grand-père. Je suis donc d’un sang qui n’a pas de patience pour la honte. Ne restez pas ici.

DOÑA BEATRIZ.

Que vas-tu faire ? Pourquoi es-tu dans ce cloître ? Les fautes ne doivent être expiées que par les coupables. Toi, tu es innocent, tu n’as pas le droit de te punir. Tu ne peux plus rien contre le roi ; c’est vrai. Oh ! non, rien. Il t’est sacré, tu l’as dit. Mais me voici, moi. C’est moi qui ai commis le mal. C’est moi qui dois l’expier. J’entrerai dans un couvent, et j’y ferai une telle pénitence qu’elle couvrira toute ma faute. J’y pleurerai jusqu’à ce que ma honte en soit lavée. Alors, tu pourras lever la tête, reprendre ta vie, faire la guerre...

DON JORGE.

Servir le roi.

DOÑA BEATRIZ.

Tu ne feras pas la guerre. Tu as des châteaux et des villes, tu resteras chez toi, parmi tes vassaux qui t’aimeront et qui te respecteront. Ou bien, si l’oisiveté t’ennuie, il n’y a pas que la Castille, tu iras où tu voudras, en Angleterre ou en France ; avec ton nom et ta figure, tu seras bienvenu partout. Mon Jorge, ne te ferme pas la vie. Je suis à tes pieds. Ne crois pas que je t’en veuille de ta rigueur avec moi, je t’en admire. Je suis fière de t’avoir pour fils. Tu mériterais une autre mère.

DON JORGE.

Ce que j’ai résolu doit s’accomplir.

Tintement de cloches.

Ceci annonce l’arrivée du roi et le commencement des funérailles. Adieu, madame, pour toujours.

Il sort.

La voix des MOINES.

« Inimici mei dixerunt mala mihi : quando morietur et peribit nomen ejus ? »

DOÑA BEATRIZ.

Qui va-t-on enterrer ? J’ai la tête perdue.

 

 

Scène IV

 

DOÑA BEATRIZ, LES MOINES entrent, puis la bière, puis DON JORGE, puis LE ROI et TOUTE LA COUR

 

LES MOINES.

« Requiem œternam dona ei, Domine, et lux perpetua luceat ei.

Requiescat in pace. »

LA COUR.

« Amen ! »

Tous viennent se ranger autour de la fosse. Un des moines, en passant devant don Jorge, soulève son capuchon.

DON JORGE.

Doña Florinde !

DOÑA FLORINDE.

Votre promesse attend.

On pose le cercueil à terre.

DON JORGE, au roi.

Seigneur, vous demandez quel est le mort qu’on enterre ? Vous allez le connaître. Vous verrez que je ne vous ai pas dérangé pour un enterrement vulgaire et que ceci valait une assistance royale. Ouvrez le cercueil.

On ouvre la bière.

LE ROI.

Vide ! Où donc est le cadavre ?

DON JORGE.

Je vais vous le dire. Seigneur, vous m’avez fait grâce, donc je suis désarmé devant vous, et l’affront est ineffaçable. Mon honneur est mort. Eh bien, les morts, on les enterre. Ce qui se fait ici, c’est l’enterrement de mon honneur ! Je sais que ce n’est pas l’usage, et qu’on réserve les deuils et les cérémonies pour la mort du corps. Si c’était ma chair qui eût péri, les yeux n’auraient pas assez de larmes et la bouche pas assez de psaumes. Mais la partie supérieure de mon être, la joie, l’espérance, le nom rayonnant, la fierté que j’avais au front comme un panache, qu’est cela pour être pleuré ? Moi, je pense autrement. J’estime mon âme autant que mon corps, et mon honneur était ma vraie vie. Donc, le cloître a été tendu de noir, et les cierges se sont allumés par milliers, et les cloches ont sangloté. Ce spectacle aura été donné une fois d’un homme qui regarde la honte comme la mort, et qui fait des funérailles à son honneur ! – Descendez le cercueil.

Pendant que tous les yeux sont fixés sur le cercueil et sur don Jorge, doña Florinde s’est insensiblement rapprochée du roi. Seule, doña Beatriz l’a remarquée et suivie.

DOÑA FLORINDE, à part.

Puisque l’infant n’a plus que moi...

Elle tire de son sein un couteau. Au moment où elle frappe, doña Beatriz se jette entre elle et le roi, et reçoit le coup.

DOÑA BEATRIZ.

Ah !

LE ROI.

Qu’y a-t-il ?

DOÑA FLORINDE.

Il y a deux femmes qui vont mourir, moi pour l’infant, elle pour vous.

Elle jette le couteau.

Tenez.

LE ROI.

Beatriz !

DON JORGE, à doña Florinde.

Malheureuse !

DOÑA FLORINDE.

Il fallait frapper vous-même !

LE ROI.

Emmenez cette femme.

DOÑA FLORINDE, à doña Beatriz.

À tantôt !

On l’emmène.

LE ROI.

Du secours ! vite !

Un moine s’avance.

DOÑA BEATRIZ.

Inutile. – Non ! – Quand j’aurai parlé à Jorge.

Don Jorge s’approche. Tous s’éloignent.

Tu vois que j’ai fait éloigner le roi. Je mourrai sans lui dire adieu. Sans le regarder. – Oh !

LE ROI, au moins.

Mais secourez-la donc !

Le moine revient.

DOÑA BEATRIZ.

Je vous dis que c’est fini.

Elle tombe.

DON JORGE.

Ma mère !

DOÑA BEATRIZ, se redressant à demi.

Ah ! – J’attendais ce mot pour mourir. Merci.

Elle meurt.

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