Les Filles du docteur (Eugène SCRIBE - Michel MASSON)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 10 février 1849.

 

Personnages

 

LE DOCTEUR HOLBEIN, médecin suisse

LUDOVIC DESAN-MICHIELI, fils du premier ministre de Toscane

LÉOPOLD JULIERS, jeune banquier

UN DOMESTIQUE

MARGUERITE, fille du docteur

CLÉLIA, sa sœur adoptive

UNE FEMME DE CHAMBRE

 

À Zurich, dans la maison du docteur, au premier acte. À Florence, chez Clélia, au deuxième acte.

 

 

ACTE I

 

Une salle au rez-de-chaussée ; porte au fond, à gauche, ouvrant sur des jardins ; à droite, une croisée ; au milieu, entre la porte et la fenêtre, une cheminée sur laquelle est une pendule ; à gauche, au premier plan, une table près de laquelle est un siège ; à droite, au premier plan, un canapé. Portes latérales au deuxième plan ; au fond, devant la fenêtre, un petit meuble à glace.

 

 

Scène première

 

CLÉLIA et JULIERS, en costumes de voyage

 

CLÉLIA, entrant du fond, la première.

Comment, monsieur, encore vous !... me suivre jusqu’en Suisse... jusqu’à Zurich... dans la maison d’un ami.

JULIERS.

Ne vous lâchez pas... je vous en prie.

CLÉLIA.

Si monsieur... je me fâcherai ! Lorsque je quitte Florence incognito et à l’improviste, c’est apparemment parce que je veux que mon départ soit ignoré de tous !...

JULIERS.

Excepté de moi, qui m’arrange pour être heure par heure informé de toutes vos démarches... Je paie pour cela !

CLÉLIA.

Vous osez me faire un aveu pareil ?

JULIERS.

Pourquoi pas... je suis banquier, je suis jeune, maître d’une fortune dont je ne suis que faire et dont vous ne voulez pas ; à quoi puis-je l’employer... si ce n’est à acheter du bonheur !... Le mien est d’avoir de vos nouvelles... de m’occuper de vous jour et nuit... et l’idée seule de ce voyage à Zurich m’avait fait trembler... Je craignais d’abord... qu’en partant... vous ne fussiez pas seule...

CLÉLIA.

Monsieur...

JULIERS.

Pardon !... jamais, avec tant de renommée et d’adorateurs, artiste ne fut plus noble... plus digne... plus irréprochable... Oui, seule... vous étiez seule... et alors une autre frayeur m’a pris... j’ai redouté pour vous les dangers ou les embarras d’une si longue route... alors, et sans vous on demander la permission, car vous me l’auriez refusée...

CLÉLIA.

Vous m’avez suivie ?

JULIERS.

Au contraire ! précédée !... faisant préparer pour vous des relais sur toute la route, et, stimulant le zèle des postillons.

CLÉLIA.

Air de Oui et Non.

Voilà donc d’où venait l’ardeur,
Dont leur âme était embrasée !
Je n’oublierai jamais la peur,
Monsieur, que vous m’avez causée !
J’entendais crier les essieux,
Et je croyais voir dans la plaine
Briser ma voiture !...

JULIERS.

Tant mieux !
Vous auriez accepté la mienne !

CLÉLIA.

Et maintenant que me voilà arrivée... pourquoi êtes-vous encore sur mes pas ?... que venez-vous faire ici ?

JULIERS.

Vous adresser une demande... ce congé d’un mois que vous avez obtenu, et dont vous avez déjà passé plus de la moitié...

CLÉLIA.

À Venise !

JULIERS.

Ce congé expire dans quelques jours... et je venais au nom de tous vos adorateurs... sans me compter... eh bien ! non... en me comptant, vous demander si vous serez réellement de retour à Florence pour l’ouverture du théâtre.

CLÉLIA.

Le seigneur imprésario a ma signature... et je n’ai pas l’habitude de manquer à mes engagements.

JULIERS.

Très bien ! je peux louer alors ma loge d’avant-scène pour toute l’année... afin d’être là, chaque soir, depuis l’ouverture jusqu’au chœur final.

CLÉLIA, avec impatience.

Vous aimez donc bien la musique ?

JULIERS.

Je ne peux pas la souffrir ! elle me donne sur les nerfs, surtout la musique italienne !... Quand c’est vous qui la chantez... c’est différent !

CLÉLIA.

C’est bien heureux !

JULIERS.

Je la supporte !... c’est tout ce que je puis faire... Mais on s’habitue à tout... et peut-être qu’avec le temps...

CLÉLIA.

Alors, monsieur, que venez-vous faire à l’Opéra de Florence ?

JULIERS.

Vous voir !... puisqu’on ne peut pas se présenter chez vous, puisque votre concierge et vos principes me ferment l’entrée de votre hôtel... Je sais que d’autres ne sont pas plus heureux que moi, que vous êtes l’honneur et la vertu mêmes... Je suis bien informé, vous le voyez ; je paie assez généreusement pour cela.

Clélia remonte sans l’écouter et passe à gauche, où elle vient s’asseoir près de la table. À lui-même.

Aussi ce n’est pas en aveugle que je lui ai voué mon affection et ma vie ! Nous autres banquiers prenons nos sûretés avant de faire un placement.

À Clélia.

Et si cela ne vous impatiente pas trop... je ne vous demande que deux minutes d’audience.

CLÉLIA, s’asseyant.

Soit !... mais dépêchez-vous !

JULIERS.

Quelle bonté !

CLÉLIA.

Eh bien ?...

JULIERS.

Mon père, qui était banquier du grand-duc et de la cour de Toscane, s’était chargé de mon éducation ; c’est-à-dire qu’il ne m’a rien appris que son état, mais je l’entends très bien ! Quant à mes qualités personnelles, vous voyez... je ne suis ni beau ni élégant, et j’aurais grand tort de vouloir jouer le rôle de séducteur !

Air : J’en guette un petit de mon âge. (Les Scythes et les Amazones.)

Pour des talents, je n’en ai pas, madame !
Pour de l’esprit, j’en ai fort peu !
Je veux alors en trouver dans ma femme ;
Voulez-vous l’être ?

CLÉLIA.

Ô ciel ! un tel aveu !...

JULIERS.

Tout mon bien deviendra le vôtre,
J’offre ma fortune et ma main,
Et je les offre ensemble, afin
Que l’une fasse passer l’autre !

CLÉLIA, se levant, avec émotion.

Monsieur Juliers... vous êtes un honnête homme !

JULIERS.

Je m’en vante !

CLÉLIA.

Vous avez un bon cœur !

JULIERS.

Sans cela, je ne me serais pas permis de vous l’offrir.

CLÉLIA.

Vos offres m’honorent... et vous aussi peut-être !

JULIERS.

Quel bonheur !... Vous les acceptez ?

CLÉLIA.

Non !... je ne le puis !... mais vous méritez du moins que je vous confie... que je vous explique mes raisons...

JULIERS.

Vous ne pouvez pas on avoir de bonnes : c’est égal, je les écoute.

CLÉLIA.

Pauvre fille abandonnée, je n’ai jamais connu mes parents, je n’en ai pas.

JULIERS.

Des parents !... une fois que vous aurez épousé ma fortune, vous en aurez plus que vous ne voudrez, des parents !... Soyez tranquille, et si ce n’est que ça...

CLÉLIA, souriant.

Non !... tout ce que je me rappelle de mes premières années, c’est que je me trouvai un jour sur la grande route de Zurich à Bâle, n’ayant pas mangé depuis longtemps et chantant un air de nos montagnes pour obtenir un morceau de pain, lorsque passa dans une carriole une petite fille de mon âge, qui me sourit avec tant de grâce en me jetant son déjeuner, que je lui dis : « Merci, ma sœur !... » C’était en effet ma seule famille... Celle qui me sauvait la vie valait bien ceux qui me l’avaient donnée... « Moi, ta sœur ! s’écria la jeune enfant... oui, je la serai... tu remplaceras celle que nous venons de perdre... n’est-ce pas, mon père ? C’est le ciel qui nous l’envoie ! Que vous dirai-je ? le docteur Holbein et sa fille m’emmenèrent avec eux !

JULIERS.

Ah ! que le ciel protège et bénisse leur maison !

CLÉLIA.

Vous y êtes dans ce moment.

JULIERS, regardant.

C’est la maison de braves gens !

CLÉLIA.

Ah ! vous dites vrai ! le docteur Holbein m’avait adoptée, et jamais ses soins paternels ne se sont démentis d’un instant. Jamais il n’y eut de sœur plus tendre que sa fille ; élevées ensemble, nos sentiments, nos goûts, nos plaisirs étaient les mêmes ; nous n’avions qu’une âme et qu’une même pensée, et je ne crois pas que jamais amant ou mari puisse espérer de moi rien qui égale l’affection que je porte à Marguerite.

JULIERS.

N’est-ce que cela ? elle d’abord... elle avant tout... et moi après... c’est trop juste... mais cette amie... cette autre vous-même, comment l’avez-vous quittée ?

CLÉLIA.

La réputation du docteur Holbein était répandue au loin, et l’on venait le consulter de tous les cantons de la Suisse, mais...

Air du Verre.

Chez nos paysans, par malheur,
Vous le savez, l’argent est rare !
Quand on souffrait, le bon docteur
De ses soins n’était pas avare.
D’abord, par les sages avis
Que son art les forçait de suivre,
Il leur sauvait la vie... et puis
Leur donnait encor de quoi vivre !

De sorte que, malgré l’ordre et l’économie que Marguerite et moi mettions dans la maison, notre pauvre père était toujours gêné... il n’avait jamais l’air de s’en apercevoir, mais moi je le voyais bien... je sentais que pour un tiers au moins j’étais cause des souffrances qu’ils enduraient, des privations qu’ils s’imposaient. Cette idée m’était insupportable. Je ne rêvais jour et nuit qu’à faire fortune pour les aider et les enrichir à mon tour. Mais moi, pauvre jeune fille, par quel moyen ?... il s’en offrit un à mon imagination. Grâce à mon père adoptif, j’étais musicienne, et nous étions aux portes de l’Italie. Mon plan fut bientôt arrêté, malgré les objections et les craintes de Marguerite à qui seule je confiai mon dessein... je partis à pied, j’arrivai à Florence, et, sous le nom de la signora Clélia, je débutai à la Pergola... vous savez le reste.

JULIERS.

Je comprends maintenant...

CLÉLIA.

Non ! vous ne comprenez pas encore... car une fille ne pouvant se marier sans l’aveu de ses parents, et le docteur Holbein et Marguerite étant ma seule famille, je venais aujourd’hui demander leur consentement à mon mariage...

JULIERS.

Avec moi !

CLÉLIA.

Eh ! non, vraiment... avec un autre que j’aime !

JULIERS, hors de lui.

Que vous aimez !... un autre !... un rival !... je devine... Venise ! ce voyage à Venise !

CLÉLIA.

Je n’y suis jamais allée.

JULIERS.

Où donc, alors ?

CLÉLIA.

Cet amour, ce mariage sont un secret qui n’est pas le mien.

JULIERS.

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle. (Le Jaloux malade.)

Et la police intelligente
Que je payais pour tout savoir !

CLÉLIA.

Allons ! ayez l’âme indulgente...

JULIERS.

Tout m’apprendre était leur devoir !
Comment ces argus infidèles
Ont-ils ainsi perdu vos pas ?

CLÉLIA.

C’est que les amours ont des ailes,
Et la police n’en a pas !

JULIERS, avec désespoir.

Je m’étais résigné à ne pas être aimé de vous... j’aurais attendu... je sais attendre... et puis vous n’aimiez personne... ça donne du courage, de la patience, presque de l’espoir ! mais l’idée qu’il y en a un autre... un autre préféré par vous...

CLÉLIA.

Vous ne m’accuserez pas du moins de l’épouser pour sa fortune, car il l’a sacrifiée pour moi, ainsi que son rang, son avenir, sa liberté même ; il brave le courroux d’un père et la disgrâce de son souverain... et ce qu’il perd pour moi, n’est-il pas juste que mon amour l’en dédommage ?

JULIERS.

Non, il n’est pas juste qu’il m’enlève un tel trésor.

CLÉLIA.

Quand j’ai commencé à l’aimer, je ne vous connaissais pas.

JULIERS.

Il n’est pas juste qu’il me l’enlève de mon vivant... Pour hériter des gens, on attend qu’ils soient morts ! c’est une idée que j’ai là...

CLÉLIA.

Que voulez-vous dire ?

JULIERS.

Rien, rien... c’est à Zurich que demeure sans doute cet heureux rival ?

CLÉLIA.

Non !

JULIERS, à part.

Je retourne à l’instant à Florence.

CLÉLIA.

Mais je l’attends ici.

JULIERS, à part.

Alors, je reste.

Haut.

Si je vous demandais son nom...

CLÉLIA.

Je prendrais la liberté de ne pas vous le dire.

Elle s’assied.

JULIERS, avec colère.

Je m’en doutais... mais il doit être jeune, bien fait, beau cavalier... ils sont tous comme ça...

À part, à lui-même.

Je l’attends, je le guette, et le premier joli garçon que je rencontre ici... Ah ! l’on croit peut-être qu’un banquier ne peut pas se battre... il se bat mal, mais il se bat...

Haut.

Adieu, adieu, mademoiselle.

CLÉLIA.

Qu’avez-vous donc ? pourquoi cet air agité ?

Elle se lève.

JULIERS.

Il ne m’est peut-être plus permis d’être agité, si c’est mon plaisir !... si j’ai besoin de marcher !... Il n’est pas dit que vous seule aurez le droit de me faire faire du chemin... j’en veux faire pour mon compte, j’en veux faire faire aux autres, je veux me promener, et je me promène...

Il sort par la porte du fond.

 

 

Scène II

 

CLÉLIA, le regardant sortir

 

Voilà un original !... un pauvre millionnaire !... un excellent homme que je plains sincèrement !... mais ce n’est pas ma faute si je ne peux que le plaindre ! Ce n’est pas ma faute... ô Ludovic, ô mon fiancé ! si, mon cœur, mon amour, et toutes mes pensées sont à toi !

Neuf heures sonnent à la pendule qui est sur la cheminée.

Comment, neuf heures à cette pendule, et personne n’est encore levé ! Tant mieux ! je vais jouir de leur surprise quand Marguerite et mon père vont, connue d’habitude, venir ensemble dans ce salon... On vient.

S’asseyant à droite sur le canapé.

Plaçons-nous sur ce canapé... une reconnaissance... un coup de théâtre... c’est permis dans mon état...

 

 

Scène III

 

CLÉLIA, assise, HOLBIEN, sortant de la porte qui est derrière le canapé, entre vivement sans voir Clélia, va droit à la cheminée et s’arrête, le regard fixé sur la pendule

 

CLÉLIA, se levant.

Il est seul !... Marguerite n’est pas avec lui... et il a l’air si absorbé... si accablé... qu’il ne m’a pas vue... Il ne voit rien !

Holbein, comme un homme qui vient de prendre une résolution, arrête le balancier de la pendule, puis il s’accoude sur la tablette de la cheminée dans l’attitude de l’abattement.

HOLBEIN.

Que ne puis-je arrêter la marche du temps comme le balancier de cette pendule !

Il descend à gauche et vient s’asseoir près de la table.

CLÉLIA.

Je n’y tiens plus !

Avançant.

Mon père !

HOLBEIN, lui tendant les bras.

Clélia... te voilà donc enfin !

CLÉLIA.

Que dites-vous ?

HOLBEIN.

Tu viens bien tard ! depuis le temps que je l’implore... et rappelle à mon secours...

CLÉLIA.

Comment cela ?

HOLBEIN.

Je t’ai écrit presque tous les jours... à Venise !

CLÉLIA.

À Venise ? Je n’y étais pas !...

HOLBEIN.

Les journaux de Florence nous l’avaient dit...

CLÉLIA, vivement.

Je n’y étais pas !... mais dans une autre ville... en secret... je vous dirai pourquoi... Parlez... répondez-moi... Marguerite... ma sœur...

HOLBEIN, avec égarement.

Marguerite !...

CLÉLIA.

Ah ! vous m’effrayez... comme vous tremblez ! et comme vous me regardez... mon père !...

HOLBEIN.

C’est que bientôt... il n’y aura plus que toi... qui m’adressera ce nom... bientôt ma fille n’existera plus !

CLÉLIA.

Ce n’est pas possible !

HOLBEIN.

Dans quelques heures, Clélia... je n’aurai plus d’enfant.

Désignant la pendule.

Ces heures fatales, je ne veux pas les entendre sonner !

CLÉLIA.

La douleur vous égare... courage !... me voici... je viens  souffrir et veiller avec vous ! on ne meurt pas à dix-huit ans, si fraiche, si jolie, quand on est tant aimée, quand on a pour père le savant, docteur Holbein !...

HOLBEIN, se levant.

Ma science est impuissante !

CLÉLIA.

Mon amitié ne le sera pas ! et quoi qu’il faille tenter ou entreprendre... Voyons !... dites-moi tout ! qu’est-il arrivé ?

HOLBEIN.

Il y a deux mois... oui, c’est vers cette époque, à peu près, lady Athol, une grande dame anglaise qui voyageait... était tombée malade à Zurich... je l’avais soignée... ici, chez moi ; guérie par mes soins, elle ne savait comment me témoigner sa reconnaissance... elle avait pris Marguerite en affection.

CLÉLIA.

Comme tous ceux qui la voient.

HOLBEIN.

Elle me proposa de l’emmener avec elle dans une excursion qu’elle allait faire au lac de Côme et aux îles Borromées... l’idée de ce petit voyage enchantait Marguerite... un pays ravissant à parcourir, et puis... c’était l’Italie, et quoique le lac de Côme soit bien loin de Florence... c’était se rapprocher de Clélia... Au bout d’un mois, lady Athol me ramenait mon enfant.

CLÉLIA.

En bonne santé.

HOLBEIN.

Oui... mais ce voyage qui devait lui faire du bien... l’avait un peu changée.

CLÉLIA.

La fatigue... de la route.

HOLBEIN.

Probablement... et puis au incident qu’on ne m’avait pas écrit de peur de m’alarmer, et qui du reste n’avait eu aucune suite... Ces dames en se baignant dans le lac, avaient couru quelques dangers, mais le saisissement, la révolution causés par la frayeur s’étaient promptement dissipés et ne pouvaient en tous cas expliquer l’état de marasme et d’accablement où je vis tomber ma pauvre fille. Ce qui m’effrayait surtout, c’était la rapidité du mal ; de jour en jour et presque d’heure en heure, je voyais Marguerite s’affaiblir, s’éteindre sans douleurs apparentes, sans proférer une seule plainte, sans avoir l’air dose douter de son état... car le sourire est sur ses lèvres... elle sourit... mais elle se meurt ! Et moi, je demande en vain à notre art, à mon expérience, à mes livres, sa guérison ou la cause de ses souffrances ! Avoir étudié quarante ans... et ne pouvoir sauver sa fille ! ne pouvoir rien pour elle que calculer à coup sur les progrès du mal... ou prévoir, avant les autres, le terme fatal et nous y voici !

CLÉLIA.

Vous avez beau me l’attester, vous vous trompez... oui, vous devez vous tromper.

HOLBEIN.

Air : Quand l’amour naquit à Cythère.

Me refusant à l’évidence,
Des plus savants j’implorais le secours ;
Tu peux m’en croire, il n’est plus d’espérance !

CLÉLIA.

Qu’importe ! on espère toujours !

HOLBEIN.

Interrogeant sa destinée,
D’eux j’attendais ou la vie ou la mort...
Et c’en est fait ! oui, tous l’ont condamnée...

CLÉLIA.

Excepté Dieu, qui peut absoudre encor !

HOLBEIN.

Et Dieu lui-même continue leur arrêt, car depuis quelques heures, Marguerite n’existe plus que par artifice.

CLÉLIA.

Qu’entends-je ?

HOLBEIN.

Cette nuit, le Ciel allait me la reprendre, je la lui ai disputée ! J’ai ranimé mon enfant, glacée déjà, à l’aide d’un cordial, dont l’effet, hélas ! ne peut plus se renouveler.

CLÉLIA.

Eh quoi ! c’est impossible !

HOLBEIN.

Ah ! s’il y avait un moyen de la conserver seulement quelques minutes de plus, ce moyen fût-il caché dans les entrailles de la terre, j’irais l’y chercher... fallût-il l’acheter de mon sang !

CLÉLIA.

Ainsi donc plus d’espoir !

HOLBEIN.

Quand elle se réveillera du sommeil où elle est maintenant plongée, sa tête sera calme, son cœur battra doucement, il lui semblera qu’elle renaît ! elle se sentira des forces, elle croira à l’avenir, et puis tout sera fini... ce réveil... c’est l’éclat de la lampe qui jette ses dernières lueurs.

CLÉLIA.

Conduisez-moi près d’elle, c’est ma place !

HOLBEIN, remontant vers la porte de droite.

Je vais m’assurer qu’elle a rouvert les yeux... Je la préviendrai doucement et peu à peu de ton arrivée... il faut tant de ménagements... attends-moi là, et surtout...

Revenant à Clélia.

garde-toi bien de pleurer, ne lui laisse pas soupçonner la vérité ! je veux qu’elle s’endorme confiante... heureuse même... tu m’aideras, Clélia.

Air : Enfants n’y touchez pas.

Non, dans les veux
Ne lui laisse rien lire !
Pour qu’elle espère encor, songe qu’il faut sourire ;
Non, dans les yeux,
Ne lui laisse rien lire !
Le cœur brisé, garde un aspect joyeux !
Si, devant ses alarmes,
La force manque en toi,
Pour apprendre comment on peut cacher ses larmes,
Clélia, regarde-moi !
Mon enfant... regarde-moi !...

Il sort par la droite.

 

 

Scène IV

 

CLÉLIA, puis LUDOVIC

 

CLÉLIA.

Ma compagne, ma sœur... je ne te quitte plus... et Ludovic avec qui je devais partir ! Ludovic qui doit venir me prendre !

LUDOVIC, en dehors, au fond.

Oui... le docteur Holbein... la signora Clélia...

CLÉLIA.

C’est lui !

LUDOVIC, entrant.

Me voici, Célia... fidèle au rendez-vous, tous vos ordres ont été exécutés. Arrivé depuis hier, je me suis tenu caché à l’hôtel du Faisan. Mais tout est disposé pour notre mariage, pour notre départ.

CLÉLIA, à part.

Ô ciel ! !

LUDOVIC.

Et vous, avez-vous prévenu vos parents ? votre sœur Marguerite et le docteur Holbein ? Consentent-ils à cette union ? en seront-ils les témoins ?

CLÉLIA, avec agitation, et regardant autour d’elle.

Impossible ! du moins en ce moment.

LUDOVIC.

Mais le moindre retard peut nous perdre... Si mon père nous a fait suivre, il peut, comme premier ministre du duc de Toscane, me réclamer près du conseil de Zurich, moi son fils et sujet du prince.

CLÉLIA, de même.

N’importe !

LUDOVIC.

Et si, pour m’empêcher d’épouser une cantatrice, on me jette de nouveau dans une prison, comme celle dont votre or et vos soins viennent de me délivrer ! Que deviendrons-nous, Clélia, séparés à jamais !...

CLÉLIA.

Taisez-vous... taisez-vous !... ne parlons plus de cela... Dussé-je renoncer à tout mon bonheur, à celui d’être à vous, nous ne pouvons partir en ce moment, ma sœur est à la mort !

LUDOVIC.

Grand Dieu !

CLÉLIA.

Ma sœur... c’est ma vie... à moi ! et parler d’amour quand Marguerite se meurt... c’est un blasphème... Laissez-moi toute à elle... vous saurez d’heure en heure ce qui se passe...

LUDOVIC.

Oui... je reviendrai... et puis un mot... rien qu’un seul... Mon père a écrit à un de mes amis qu’en apprenant ma fuite, le prince m’avait retiré mes titres, mes honneurs, même mon régiment ; que quant à lui il me déshéritait ; et moi je veux lui répondre que je n’attends plus rien de lui, pas même son consentement...

CLÉLIA.

Vous n’écrirez pas cela !... Au contraire, dites-lui que ce consentement, nous l’attendrons !

LUDOVIC.

Ô ciel !

CLÉLIA.

Et que, malgré son injustice, notre respect et notre soumission... Du reste, cette lettre... vous me la montrerez... J’y veux moi-même ajouter... quelques lignes qui le désarmeront peut-être.

LUDOVIC.

Oui... oui, vous pouvez tout...

CLÉLIA.

Partez !... parlez !... On vient... c’est elle !...

Ludovic sort par le fond. Clélia l’accompagne jusqu’à la porte. Holbein et Marguerite entrent par la porte à droite.

 

 

Scène V

 

CLÉLIA, HOLBEIN, MARGUERITE

 

HOLBEIN.

Voyons, mon enfant, ne va pas si vite... puisqu’elle l’attend !

CLÉLIA, allant à Marguerite.

Marguerite !

MARGUERITE.

Clélia... le voilà !...

Avec émotion.

C’est elle, mon père... c’est bien elle !...

HOLBEIN, affectant le calme.

Eh bien ! oui... c’est elle... Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?... ma fille... mon autre fille... l’enfant prodigue qui revient passer quelques jours dans sa famille... Ne dirait-on pas d’un événement !...

MARGUERITE.

Oh ! oui, sans doute... un événement bien heureux !

HOLBEIN.

Je ne dis pas non... mais du calme... réjouis-toi doucement... et à ton aise... Vous avez bien le temps de vous voir !

MARGUERITE.

Certainement... mais je n’y comprends rien... un geste... un mot... la moindre émotion de ma part... tout semble vous faire trembler... Je suis presque tentée d’avoir peur !

HOLBEIN, riant.

Voilà une idée !... peur !... toi !...

CLÉLIA, regardant toujours Holbein et essayant Je rire comme lui.

Et de quoi donc ?

MARGUERITE, riant aussi.

C’est ce que je vous demande ! je me sens forte !...

S’appuyant sur le bras de Clélia en morne temps qu’elle est soutenue de l’autre côté par Holbein.

Je suis si heureuse... entre vous deux, en famille... Enfin donc... nous voilà au complet.

HOLBEIN, à part, avec désespoir.

Hélas !...

Se reprenant vivement et avec joie.

Je te le disais bien tout à l’heure, Clélia, ce matin, à son réveil... Marguerite se trouvera beaucoup mieux...

CLÉLIA.

Et vous ne vous êtes pas trompé, mon père.

HOLBEIN, la regardant avec douleur.

Non... en rien !

MARGUERITE.

Qu’avez-vous donc... à vous regarder ainsi ?...

HOLBEIN.

Comment ! tu ne veux pas que je la regarde... depuis le temps que je ne l’ai vue... une enfant qu’on aime, qu’on adore... et dont il faudra se séparer...

CLÉLIA, essayant de sourire.

Eh bien... oh bien, mon père... voilà que vous vous attendrissez...

MARGUERITE, le regardant.

C’est vrai !... il en a les larmes aux yeux...

Montrant Clélia.

et pourtant elle nous reste...

CLÉLIA.

Aussi longtemps que tu le voudras !...

MARGUERITE.

Ce sera donc toujours !

HOLBEIN, à part.

Toujours !

Haut, avec insinuation, bien qu’en hésitant.

Si tu t’asseyais, Marguerite ?

MARGUERITE, retirant son bras de dessous celui d’Holbein.

Je vous fatigue, mon père ?

HOLBEIN.

Non pas, mon enfant, non, je crains...

MARGUERITE.

Pour moi !... je viens à peine de me lever, et j’ai le bras de Clélia !... je suis si bien ainsi !

CLÉLIA, à qui Holbein fait des signes.

C’est possible ! chère petite ! mais moi... j’arrive de voyage... Nous causerions encore mieux sur ce canapé...

Lui montrant le canapé.

MARGUERITE.

Pardon !... j’oublie que tu dois être lasse... vois donc comme je suis égoïste !...

Conduite par Clélia, Marguerite s’assied sur le canapé. Holbein, qui est passé par derrière, prend furtivement la main de Clélia.

HOLBEIN, bas.

Tu m’as compris !... merci, Clélia... merci !...

MARGUERITE.

Que je le regarde donc... à mon aise... Comme le voilà fraîche et embellie... ce n’est pas comme moi... mais cela reviendra... et alors nous irons à Florence, n’est-ce pas, mon père ?

HOLBEIN.

Certainement !

MARGUERITE.

Jouir de tes succès... de tes triomphes... dont nous avons déjà notre part. Ces belles parures que tu m’as envoyées

À demi-voix.

et l’opulence qui règne maintenant dans la maison...

CLÉLIA.

Tais-toi ! tais-toi !...

MARGUERITE.

Oui, nous parlerons de cela plus tard... nous avons tant de choses à nous raconter, moi surtout !

CLÉLIA.

Vraiment !

MARGUERITE.

Oui, moi, qui ne pouvais pas écrire, à peine lire... je n’en ai pas la force !

Souriant.

Et puis mon père... qui d’ordinaire, et c’est trop juste, lit toutes mes lettres.

À Holbein qui fait un geste.

Je ne vous le reproche pas... mais à présent  comme autrefois... tu sais bien, Clélia... on a des idées... des secrets de jeune fille, que l’on ne peut confier à personne... qu’à sa sœur.

HOLBEIN, souriant.

C’est-à-dire... que je vous gène.

MARGUERITE.

Non, vraiment... mais voici, je crois, le moment de vos consultations ! quelle heure est-il ?

HOLBEIN, avec émotion.

Quelle heure !... je ne sais pas !...

MARGUERITE.

Mais cette pendule ?

HOLBEIN.

On a oublié de la monter... et je n’ai pas sur moi de montre...

MARGUERITE.

Heureusement Clélia a la sienne.

Regardant la montre que Clélia porte à sa ceinture.

Onze heures !

HOLBEIN.

Dieu !

MARGUERITE.

Là, vous êtes en retard, j’en étais sûre.

À Clélia qui se lève.

Où vas-tu donc ?

CLÉLIA.

Quitter ce châle... ce chapeau qui m’embarrassent.

Bas à Holbein pendant qu’elle ôte son châle et son chapeau qu’elle pose sur la petite table à miroir, devant la fenêtre.

Quelques minutes seulement de conversation avec elle.

HOLBEIN, à voix basse.

Tout ce qu’elle dira, il faut l’approuver ! tout ce qu’elle demandera, il faut le lui promettre... Je veux que sa fin soit heureuse !... Entends-tu ? je le veux !

MARGUERITE.

Eh bien ! sœur, tu ne reviens pas ! Mou Dieu ! comme tu es longtemps !

CLÉLIA.

Me voici !

À Holbein.

Valse de la nuit de Noël.

Aux doux soins d’une amie
Vous pouvez la laisser !

HOLBEIN, prêt à sortir, revient.

Je voulais... je l’oublie...

MARGUERITE.

Eh ! quoi donc ?

HOLBEIN.

T’embrasser !

MARGUERITE, souriant.

Quel malheur !...

CLÉLIA.

À tantôt.

HOLBEIN, à part.

Dieu puissant que j’implore,
Ah ! puissé-je au retour la retrouver encore !

Ensemble.

HOLBEIN.

Adieu donc, mon amie,
Veille à me remplacer ;
Ô ma fille chérie,
Il faut donc te laisser !

CLÉLIA et MARGUERITE.

Oui, les soins d’une amie
Pourront vous remplacer ;
Près d’une sœur chérie
Vous pouvez me laisser !

Holbein sort par la porte du fond en faisant à Clélia des signes d’intelligence.

 

 

Scène VI

 

MARGUERITE, CLÉLIA, assises toutes deux sur le canapé

 

MARGUERITE, appuyant sa tête sur l’épaule de Clélia.

Que je suis bien là !... comme aux jours de notre enfance... ma tête appuyée sur ton épaule, et ta main dans la mienne !... le sentir près de moi, est déjà une consolation.

CLÉLIA.

Une consolation !... tu as donc du chagrin ?

MARGUERITE.

De bien grands ! dont je n’aurais osé parler à personne sans rougir !... Aussi j’y pensais seule... toujours seule !... C’était là mon tourment, mais te voilà ! et y penser à deux ne me coule plus rien... au contraire !

CLÉLIA.

Parle donc vite.

MARGUERITE.

Tu sais que lady Athol m’avait emmenée à Côme...

CLÉLIA.

Ton père me l’a dit.

MARGUERITE.

J’habitais avec elle et ses filles une villa délicieuse au bord du lac, et si tu savais, quand l’air est brillant, quel plaisir de se baigner dans ses belles eaux si fraîches et si  limpides ! C’était notre plaisir de tous les jours, dans un endroit fermé par des rochers de cinquante à soixante pieds de haut qui s’avançaient en demi-cercle, de sorte que du côté du rivage on était à l’abri du soleil...

CLÉLIA.

Et des regards indiscrets ! Je vois cela d’ici !

MARGUERITE.

Devant nous s’étendait l’immensité du lac, et un jour que mes jeunes compagnes me poursuivaient sur un sable fin et léger où nous avions pied, entraînée par l’ardeur de la course, je m’avançai si témérairement, que tout à coup le  terrain manqua sous mes pieds, je disparus. Plusieurs fois je revins à la surface, mais je me sentais emportée au loin ; point de secours, point d espoir ! Résignée à mon sort, ma dernière pensée était pour toi, ma sœur... et pour mon père... Lorsqu’au sommet des rochers apparut quelqu’un, attiré sans doute par les cris d’effroi que jetaient mes compagnes...  je la vis s’élancer, j’entendis comme une masse tomber dans  l’eau jaillissante... puis je ne vis, je n’entendis plus rien...  j’avais perdu tout sentiment ! Quand je revins à moi, nue et tremblante, ces mots frappèrent mon oreille : « Sauvée ! sauvée ! » Quelqu’un me portait en courant dans ses bras et se dirigeait vers mes compagnes, c’était un jeune homme, un officier, qui, pâle et succombant à la fatigue, semblait lui-même prêt à s’évanouir, mais il me répétait en me pressant contre lui : » Ne craignez rien !... Je réponds de vous ! » En  effet, il m’avait sauvée !

CLÉLIA.

Pauvre sœur !

MARGUERITE.

Mais quand le trouble et la terreur de ce premier moment se furent dissipés, quand, plus calme, je repassai dans ma mémoire tous mes souvenirs, je ne puis te dire quelle rougeur couvrit mon visage ! quelle honte, quel désespoir s’empara de moi ! Ce jeune homme... qui m’avait sauvée... ainsi dans ses bras, c’était mon libérateur... et loin de lui parler de la reconnaissance, ce que j’éprouvais était du dépit... presque de la haine... j’aurais voulu surtout ne jamais le revoir... Juge de mon supplice et de ma confusion, lorsque le lendemain je le vois entrer dans le salon ! il ne restait dans la ville de Côme que jusqu’au lendemain... heureusement ! il ne voulait pas s’éloigner sans savoir de mes nouvelles ; je balbutiais, je n’osais lever les yeux... et je dois convenir que, prenant pitié de mon embarras, ses regards se détournèrent des miens, il évita de m’adresser la parole ; il ne chercha même pas à connaître qui j’étais, ni à savoir le nom de celle qu’il avait sauvée ! Ah ! combien je lui suis gré de cette réserve ! Alors seulement je me hasardai à l’observer à la dérobée ! c’était un pauvre officier bien simple ! mais quel air de bonté ! Quelle physionomie noble et distinguée !... Il avait pris congé de nous, elle lendemain et les jours suivants, je ne pensais plus qu’à lui !...

CLÉLIA.

En vérité !

MARGUERITE.

Avec personne au monde je n’en conviendrais, mais avec toi, ma sœur !...

CLÉLIA.

Tu te fatigues !...

MARGUERITE, avec chaleur.

Non !... parler de lui me ranime et me fait du bien... vois plutôt !

CLÉLIA, avec joie.

C’est vrai !... Parle alors ?...

MARGUERITE.

Eh bien ! je ne sais pas... mais... son image ne me quittait plus ; c’était le rêve de mes jours et de mes nuits... je l’aimais !... Ht dans mes projets de jeune fille, je me disais : Après ce qui est arrivé, je ne puis appartenir à personne qu’à lui ! le devoir, la pudeur me l’ordonnent ; il sera mon mari ou je ne me marierai jamais !

CLÉLIA.

C’était juste !... c’était bien !

MARGUERITE, vivement.

N’est-ce pas ? Eh bien ! croirais-tu que depuis ce moment, nul souvenir... nulle trace de lui !... Une indifférence... un oubli complet !... Et moi qui avais redouté sa présence, je me disais maintenant que c’était mal à lui de m’avoir oubliée... dédaignée ainsi ! Que d’ordinaire on s’attachait aux gens par les services même qu’on leur avait rendus ; qu’alors il me devait quelque reconnaissance... quelque amour peut-être... Te le dirai-je enfin ?... une idée, plus absurde encore, un espoir qui tient de la folie, vint s’emparer de ma pauvre tête ; espoir qui renaît chaque jour, et qui chaque jour déçu me mine lentement et me tue... Je m’imaginai qu’il avait découvert mon nom et ma retraite ! que je le voyais apparaître devant moi ! qu’il venait pour médire : « Je vous aime... » et pour me demander en mariage à mon père !

Voyant entrer Ludovic et poussant un cri.

Ah !...

 

 

Scène VII

 

LUDOVIC entre par le fond, une lettre à la main, CLÉLIA, sur le canapé à droite, tourne le dos à la porte du fond, MARGUERITE est placée sur le canapé du côté opposé

 

CLÉLIA, effrayée, se précipitant sur Marguerite qui vient de perdre connaissance.

Marguerite... ma sœur !... quelle crise soudaine...

LUDOVIC, qui s’est avancé vers la table à gauche, et à demi-voix.

C’est moi, Clélia !... et voici la lettre dont je vous ai parlé.

CLÉLIA, vivement et avec désespoir.

Plus tard ! plus tard ! pas maintenant !...

Lui faisant signe de poser sa lettre sur la taille.

Là !... là !... Sa dernière heure est proche... Et vous... attendez-moi... ici !...

Elle lui indique la porte à gauche au deuxième plan. Ludovic laisse la lettre sur la table à gauche et se retire du même côté dans l’appartement à gauche.

 

 

Scène VIII

 

MARGUERITE, CLÉLIA

 

CLÉLIA, faisant respirer son flacon à Marguerite.

Marguerite !... Non... non !... elle rouvre les yeux... ce n’était qu’une faiblesse...

MARGUERITE.

Ah !... que je me sens bien !... comme mon sang circule...

Montrant son cœur.

Et se porte-là... avec violence... sens plutôt comme il bat !...

CLÉLIA.

Tu souffres...

MARGUERITE, avec joie.

Non... non... je renais ! Tu ne sais pas... je l’ai revu !

CLÉLIA.

Que dis-tu ?

MARGUERITE, de même.

C’est lui... c’est lui... j’en suis sûre...

CLÉLIA.

Ô ciel !...

MARGUERITE.

Je l’ai vu entrer tout à l’heure... tenant une lettre à la main...

CLÉLIA, à part, avec désespoir.

Ô mon Dieu !

MARGUERITE, avec angoisse et regardant autour d’elle.

Serait-ce encore un rêve !...

Avec un cri de joie et regardant du côté de la table.

Non... non... c’était vrai... c’était réel... voici... sur cette table... sa lettre qu’il y a laissée...

Elle s’est levée du canapé et essaie en chancelant de se diriger vers la table.

CLÉLIA, à part.

Comment empêcher ?...

MARGUERITE, qui s’est traînée jusqu’à la table, saisit la lettre, s’en empare et s’écrie avec joie.

Je la tiens !...

Mais, épuisée par cet effort, elle retombe assise sur te fauteuil qui est près de la table.

CLÉLIA, accourant près d’elle de l’autre coté de la table.

Mais tu te trouves mal... les forces t’abandonnent...

MARGUERITE.

Non... non... j’en ai encore...

Ouvrant la lettre.

Voyons... lisons !...

CLÉLIA, à part.

Tout est perdu !

MARGUERITE.

Que je la lise et que je meure...

Avec désespoir.

Je ne peux pas... je ne peux pas... je ne distingue rien... un voile couvre mes yeux...

CLÉLIA.

Eh ! mon Dieu !... c’est tout simple !... la faiblesse et surtout l’émotion !...

MARGUERITE, avec colère.

Lis donc, alors !... lis toi-même...

CLÉLIA, prenant vivement la lettre.

Donne !... donne !...

À part.

Ô mon Dieu ! inspire-moi !

MARGUERITE, avec impatience.

Eh bien !... et bien !... ah ! que tu es longue... tu me fais mourir...

CLÉLIA, parcourant la lettre.

Laisse-moi donc au moins le temps...

MARGUERITE.

Le temps !... mais à peine me reste-t il celui de l’entendre !

CLÉLIA, poussant un cri d’effroi.

Ah !

Feignant de lire.

« Mademoiselle... depuis le jour où j’ai eu le bonheur de vous sauver la vie... mon cœur est à vous ! »

MARGUERITE, qui comme en proie à une exaltation fiévreuse, écoutait avec impatience, pousse un cri de joie et porte la main à son cœur.

Ah !

CLÉLIA.

Qu’as-tu donc ?...

MARGUERITE.

Le calme me revient... et la vie aussi...

Montrant la lettre.

J’aurai le temps maintenant d’entendre le reste ! va ! va !

CLÉLIA, lève les yeux au ciel en signe de reconnaissance et continue.

« Si jusqu’à présent je n’ai pas osé me présenter chez vous... chez votre père... c’est que chaque fois que je me suis offert à vos yeux, j’ai cru remarquer en vous une indifférence... pour moi... et même un éloignement qui m’empêchaient de vous dire : Je vous aime !... »

MARGUERITE, avec joie.

Est-il possible !... c’est vrai !... c’est vrai... tu sais pourquoi... Je comprends maintenant... achève, de grâce !...

CLÉLIA, de même.

« Ce secret que je vous confie en tremblant, promettez-moi de le garder pour vous seule ! »

MARGUERITE.

Nous deux !... c’est la même chose !...

CLÉLIA.

« Et s’il n’excite pas votre colère... si vous me permettez d’aspirer à votre main... »

MARGUERITE, avec bonheur.

Ma main ! que te disais-je ? mon rêve qui s’accomplit ! comme cela se rencontre, et que l’on se moque encore des romans, des idées de jeune fille !

À Clélia qui la regarde.

Mais va donc... va donc... qui l’arrête ?

CLÉLIA.

Toi qui m’empêche d’achever : « Si vous me permettez d’aspirer à votre main... »

Voyant paraître Holbein À la porte du fond.

Dieu ! mon père !

Elle jette vivement la lettre dans la cheminée qui est près d’elle.

MARGUERITE.

Qu’as-tu fait ?

CLÉLIA, à demi-voix.

Puisqu’il nous demande le secret !

MARGUERITE.

Sans doute !... mais brûler sa lettre...

À part.

J’aurais voulu la garder, la voir...

Faisant le geste de la porter à ses lèvres.

 

 

Scène IX

 

MARGUERITE, HOLBEIN, CLÉLIA

 

HOLBEIN, entrant par la porte du fond, à part.

L’heure avance !... je n’y tiens plus !

Haut.

C’est moi, mes enfants, vous ne m’appeliez pas... et alors j’ai eu peur que... vous n’eussiez besoin de moi !... Comment cela vat-il ?

MARGUERITE.

Très bien... très bien, mon père !

CLÉLIA.

Oh ! mon Dieu, oui !

HOLBEIN, bas à Clélia avec découragement.

Non ! une émotion quelconque a rendu son teint plus animé et ses yeux plus brillants... c’est la fièvre qui se déclare.

À Marguerite.

Tu te sens là comme un peu d’oppression... n’est-ce pas ?

MARGUERITE, se levant.

C’est vrai !

HOLBEIN, bas à Clélia, avec effroi.

Tu vois bien !...

À Marguerite avec tranquillité.

Ce ne sera rien, mon enfant, ce ne sera rien !

MARGUERITE.

Oui, l’air que je respire ici est lourd et m’oppresse... je veux le grand air... je veux le soleil.

Montrant la croisée.

Voyez comme il brille... c’est si beau, le soleil... il y a si longtemps que je n’ai admiré mes fleurs. Venez, mon père, allons au jardin.

HOLBEIN.

Tu n’auras pas la force de marcher jusque-là...

MARGUERITE.

Appuyée sur vous et sur ma sœur... je le pourrai... je le pourrai... car je me sens là...

HOLBEIN.

Quoi donc ?...

MARGUERITE.

Je me sens heureuse !

HOLBEIN.

Grâce à la présence et aux discours de Clélia.

MARGUERITE.

Oui, mon père.

À part.

Et puis en allant au jardin on peut le rencontrer.

CLÉLIA.

Allez, j’irai vous rejoindre...

Avec intention à Marguerite.

Oui... si au lieu d’aller au jardin, on venait ici... je serais là pour recevoir...

MARGUERITE.

Oui, vraiment... c’est probable... c’est certain... on reviendra...

HOLBEIN.

Qui donc ?

MARGUERITE.

Rien, mon père... c’est un secret... c’est quelque chose entre ma sœur et moi !

Musique, Holbein sort par le fond arec Marguerite.

 

 

Scène X

 

CLÉLIA, puis LUDOVIC

 

CLÉLIA.

Oui, c’est le Ciel qui m’est venu en aide... car si elle avait lu cette lettre, la véritable... elle serait morte sur le coup... et c’est moi, sa sœur, moi qui aurais abrégé encore le peu d’instants qui lui restent !

Allant à la porte à gauche.

Ludovic ! Ludovic !

LUDOVIC.

Eh bien ! rassurez-moi... votre sœur... votre pauvre malade...

CLÉLIA.

J ai eu un instant une lueur d’espoir... mon père n’en conserve plus... ce jour sera pour elle le dernier.

LUDOVIC.

Ô ciel !

CLÉLIA.

Vous, cependant, mon ami, quittez cette maison, éloignez-vous.

LUDOVIC.

N’éloigner quand vous êtes en proie à de pareilles inquiétudes !... Qui donc les partagera, qui les calmera ?

CLÉLIA.

Eh ! mon Dieu !... votre présence pourrait peut-être y ajouter encore... car ma pauvre sœur Marguerite n’est pas pour vous une inconnue.

LUDOVIC.

Comment cela ?

CLÉLIA.

C’est cette jeune fille que vous avez sauvée, il y deux mois, au lac de Côme et qui depuis ce temps se meurt d’amour pour vous !

LUDOVIC, souriant.

Non, non, Clélia... quelque erreur vous abuse.

CLÉLIA.

Je ne l’accuse pas !... je ferais comme elle, je donnerais aussi mes jours pour vous !

Air du vaudeville des Frères de lait.

N’allez donc pas croire à ma jalousie,
Il n’en peut naître entre nous deux ;
Mais j’ai voulu, pour cette sœur chérie,
Que de ses jours, hélas ! si peu nombreux,
Le dernier fût le plus heureux ;
Et la plongeant dans une erreur profonde,
J’ai dit... j’ai dit... que vous l’aimiez... eh ! oui :
Si j’avais su plus grand bonheur au monde,
Sans hésiter, mon cœur l’aurait choisi.

Mais vous comprenez maintenant ce que votre présence ajouterait de danger à sa situation, d’embarras à la mienne... et à la vôtre peut-être.

LUDOVIC.

Vous avez raison !

CLÉLIA.

Ainsi ! partez, quittez cette ville sur-le-champ, ou du moins ne vous montrez pas.

LUDOVIC.

Impossible !

CLÉLIA.

Pourquoi donc ?

LUDOVIC.

Je reçois à l’instant même une provocation... un défi.

CLÉLIA.

Quelque ennemi obscur...

LUDOVIC.

Non, vraiment, un nom connu dans toute l’Italie... un nom qui a une très grande valeur... commerciale, M. Juliers, le banquier.

CLÉLIA.

Ô ciel !

LUDOVIC.

Qui par mégarde, sans doute, ou par habitude a signé. Juliers et compagnie... mais le contenu est plus original encore que la signature, et si ce n’était sa capacité bien connue... je le croirais fou... au désordre de sa lettre !... « Monsieur, depuis une heure que je suis en sentinelle, je vous ai vu entrer deux fois dans la maison du docteur Holbein... vous êtes jeune, vous êtes joli garçon... je vous en demande raison... et vous prie de m’attendre chez le docteur où je serai dans un instant. »

CLÉLIA.

En effet, je me rappelle maintenant... je crois comprendre... mais je neveux pas que vous vous battiez, et surtout avec un insensé pareil !

LUDOVIC.

Et moi, je ne veux pas donner à un homme d’honneur, quelque absurde qu’il soit, le droit de me croire un lâche... une explication est nécessaire... et je vais le trouver !

CLÉLIA.

Vous ne sortirez pas.

LUDOVIC.

Mais si je reste, Clélia, si je reste... songez donc !

CLÉLIA, remontant.

Ah ! vous avez raison, partez !... Non, il est trop tard... c’est Marguerite !

 

 

Scène XI

 

LUDOVIC, CLÉLIA, MARGUERITE, paraissant à la porte du fond appuyée sur le bras de HOLBEIN

 

HOLBEIN, à Marguerite.

Je le disais bien... que cette promenade était trop forte !

CLÉLIA, effrayée, courant à elle.

Qu’est-ce donc ?

HOLBEIN.

Marguerite qui est prête à s’évanouir.

MARGUERITE, apercevant Ludovic et tressaillant.

Ah !

HOLBEIN, avec effroi.

Tu vois !...

MARGUERITE, vivement et se ranimant.

Moi ! au contraire, je suis bien, très bien.

HOLBEIN, à part.

En effet, sa respiration est plus libre, son pouls s’est soudain ranimé... qu’est-ce que cela signifie ?

Haut.

Ma fille, ma chère enfant !...

Se retournant.

Un étranger... pardon, monsieur, à qui ai-je l’honneur de parler ?

CLÉLIA.

À qui ? au duc de San-Michieli, au fils du premier ministre du grand-duc de Toscane !

 

 

Scène XII

 

LUDOVIC, CLÉLIA, MARGUERITE, HOLBEIN, JULIERS, qui vient d’entrer et qui a entendu cette dernière phrase

 

JULIERS.

Ah ! je suis enchanté, signora, d’apprendre par vous son nom et ses titres.

HOLBEIN.

Que voulez-vous, monsieur ?

JULIERS.

Le docteur Holbein... je suis chez lui, je crois ?

HOLBEIN.

C’est moi-même.

Clélia remonte la scène, observant ce qui sa passe, et vient à droite.

JULIERS.

Votre ministère ne nous sera pas inutile... et vos soins vous seront convenablement payés par moi ou par monsieur, car je viens le chercher pour me battre avec lui...

MARGUERITE, passant près de son père.

Se battre... qu’est-ce que cela signifie ?... se battre...

HOLBEIN.

Calme-toi, ma chère enfant.

MARGUERITE.

Je ne veux pas que l’on se batte !

JULIERS.

Il le faut cependant, à moins que monsieur le duc ne m’explique le motif qui l’attire en cette maison.

LUDOVIC.

Il suffit que vous l’exigiez, monsieur, pour que je refuse positivement de vous l’apprendre.

MARGUERITE, effrayée.

Et moi... je vais vous le dire... vous l dire tout de suite... Monsieur m’aime et vient me demander à mon père en mariage.

TOUS.

Ô ciel !

HOLBEIN et JULIERS.

Est-il possible !

CLÉLIA, bas à Ludovic.

Dites que oui, monsieur, dites que oui... il y va de sa vie !...

LUDOVIC, à part.

Grand Dieu !

Avec embarras.

Monsieur, quelque brusque, quelque inusitée que puisse paraître une pareille démarche, la position où nous nous trouvons tous la fera excuser et la légitimera, je l’espère.

À Holbein.

Oui, monsieur le docteur, je viens vous demander mademoiselle votre fille en mariage...

Étonnement général ; Marguerite ce jette dans les bras de son père ; Clélia serre la main de Ludovic pour le remercier.

 

 

ACTE II

 

À Florence, chez Clélia. Un boudoir élégant. Des  vases de leurs sur tous les meubles. Porte au fond, des portes latérales. À gauche, au premier plan, un canapé ; à droite, une table.

 

 

Scène première

 

JULIERS, UN DOMESTIQUE

 

JULIERS, entrant du fond, au domestique qui était occupé à ranger.

Ta maîtresse n’est pas encore levée... c’est juste, elle a chanté hier la Sémiramide, elle a besoin de repos. 

Regardant autour de lui.

On voit bien que nous sommes à Florence, la ville des fleurs ! que de bouquets !... ceux qu’on lui a jetés hier... sans compter dans l’antichambre deux grandes corbeilles de couronnes, où j’ai reconnu les miennes.

Se promenant avec agitation.

La signora, c’est probable, ne s’éveillera pas avant dix ou onze heures, et à neuf et demie, j’ai une affaire... je pourrais même dire deux affaires... impossible d’attendre.

Au domestique.

Je vais lui écrire.

Il lui donne une pièce d’or, le domestique s’empresse de lui préparer sur la table tout ce qu’il faut pour écrire.

C’est étonnant comme ils m’adorent tous, dans cette maison... tous, excepté elle !...

Au domestique.

Bien, mon garçon, laisse-moi.

Le domestique sort. Juliers se met à la table et écrit.

« Vous bouleversez ma vie, vous troublez mon repos, et moi j’ai respecté le vôtre... » C’est joli, cette phrase-là... et elle n’y fera peut-être pas attention. « J’aurais donné tout au monde pour vous voir ce matin, ne fût-ce qu’un instant, car il est possible que je ne vous revoie plus !... C’est égal, donnez, je vais me battre... Vous m’avez changé le caractère... moi, le plus pacifique des banquiers, moi, tranquille et lourd comme mes écus, vous m’avez rendu impatient et colère. »

Parlé.

C’est vrai, je deviens insupportable, à ce que disent mon caissier et mes commis.

Écrivant.

« Hier encore, avant d’entrer en scène, vous m’avez si mal traité que j’aurais voulu, dans ma fureur, chercher querelle à tout le monde ; cela n’a pas tardé. En m’asseyant à l’orchestre, je me suis trouvé à côté d’un enthousiaste, d’un fanatique qui vous adorait, qui ne cessait de le crier tout haut... cela m’a déplu et agacé... je l’ai provoqué... Et en le quittant, en entrant au foyer, j’entends un ignorant, un barbare, qui ne craignait pas de critiquer votre personne et voire talent... je l’ai provoqué, et, en cas de malheur, je vous préviens que j’ai disposé en votre faveur de toute ma fortune... soyez assez bonne pour l’accepter d’un ami qui, en reconnaissance, ne vous importunera plus. JULIERS ET CIE. » 

Il sonne, le domestique entre.

Écoute ici... tu remettras cette lettre à la signora Clélia... non pas à l’instant même où elle se réveillera,

À part.

cela pourrait lui donner une émotion désagréable,

Haut.

mais plus tard, à son déjeuner, en lui portant son chocolat... tu comprends...

À part.

Il est plein d’intelligence.

Se levant et fouillant à sa poche.

Air du vaudeville de Turenne.

Tiens, mon garçon, tiens, voila pour ta peine ;
J’allais, ma foi, l’oublier !...

Il lui donna une pièce d’or. S’arrêtent.

Mais non pas !
Je crois plutôt, autant qu’il m’en souvienne,
Que j’ai déjà payé... mais, en tous cas,
C’est donné, tu le garderas.

Le domestique salue et sort.

Quand je serais un peu trop magnifique,
C’est bien le moins qu’on l’indemnisa ainsi,
Car il va peut-être aujourd’hui
Perdre une excellente pratique.

Voyant la porte à gauche qui s’ouvre.

Ah ! Clélia ! Voilà une chance ! moi qui n’en ai jamais !... et déjà en toilette !...

 

 

Scène II

 

JULIERS, CLÉLIA, sortant de la porte à gauche, parlant à une femme de chambre

 

CLÉLIA.

Oui, oui, quoique bien fatiguée, je chanterai ce matin à leur concert... dis-le-leur de ma part, et de plus, remets leur pour ma souscription le rouleau qui est sur ma cheminée.

La femme de chambre disparaît.

JULIERS, s’avançant vivement.

Le concert au profit des orphelins, autrement dit des enfants trouv...

CLÉLIA, se retournant.

Quoi ! monsieur ! déjà vous !... et il est à peine neuf heures...

JULIERS, sans l’écouter.

C’est bien, très bien, signora, vous venez de faire une action...

CLÉLIA.

Toute naturelle ! orpheline moi-même... je me dois à mes sœurs, à ma famille.

JULIERS.

Et c’est à midi que le concert a lieu... Quoique je n’aime guère la musique, je voudrais bien, aujourd’hui, pouvoir y assister !

CLÉLIA.

Qui vous empêche ?

JULIERS.

Deux affaires, dont une seule pourrait me retenir ; mais je tâcherai, je vous le promets, je ferai mon possible pour aller vous entendre.

CLÉLIA.

Ce sera bien de l’honneur pour nous ! Daignerez-vous me dire maintenant ce qui me procure de si bon matin votre visite ? 

Voyant Juliers qui la regarde quelque temps en silence et avec amour.

Répondez donc !

JULIERS.

Je voulais d’abord vous voir... cela m’était nécessaire.

Geste d’impatience de Clélia.

Ne vous fâchez pas, c’est fait. Je vous ai vue... me voilà content.

Nouveau geste.

Eh bien ! non, non, là ! je vous apportais des nouvelles d’une personne qui vous intéresse...

CLÉLIA.

De Marguerite, ma sœur !

JULIERS.

Précisément... j’ai envoyé il y a quinze jours un de mes commis à Genève, pour une affaire de commerce très pressée.... et je lui ai ordonné de passer par Zurich.

CLÉLIA.

C’était le plus long.

JULIERS.

Qu’importe ? Je vous ai vue si malheureuse d’être obligée de quitter votre sœur...

CLÉLIA.

Et mon engagement, et ma promesse, qui malgré moi me rappelaient à Florence !...

JULIERS.

Ce qui me faisait plaisir et vous rendait furieuse, parce que c’est toujours sur moi que retombent vos contrariétés, vos impatiences et vos colères !

CLÉLIA, avec bonté.

Pauvre homme !... il dit vrai !

Lui tendant la main.

Pardon !

JULIERS.

Mon Dieu ! je ne vous en veux pas, au contraire !

Air : J’ai peur de l’orage qui gronde. (Régine.)

Quand sur moi votre indifférence
Daigne à peine jeter les yeux,
Je dis : hélas ! c’est qu’elle pense
À quelque rival plus heureux !
Mais contre moi, vive ou sévère,
Quand vous vous mettez en colère,
Bien loin d’en avoir de l’effroi,
Je dis : quel bonheur !

CLÉLIA.

Et pourquoi ?

JULIERS.

Pourquoi ? pourquoi ?
C’est qu’alors vous pensez à mot,
J’en suis sûr, vous pensez à moi !

CLÉLIA, avec colère.

Mais, monsieur... au nom du ciel !

JULIERS, avec finesse.

Vous allez m’accorder une pensée !

CLÉLIA, avec impatience.

Non, vraiment !... Mais ces nouvelles, monsieur, ces nouvelles que vous veniez m’apporter avec tant d’empressement !...

JULIERS.

Les voici ! Le mieux qui peu à peu et bien lentement s’était déclaré... a fait tout à coup des progrès étonnants. Marguerite bientôt convalescente est maintenant en parfaite santé, ses forces sont revenues et on la dit plus fraîche, plus jolie que jamais... au grand contentement et à la surprise du docteur Holbein qui a brûlé tous ses livres de médecine... il en a fait un feu de joie !

CLÉLIA.

C’est ce que m’a écrit mon père... toutes les lettres que j’ai reçues depuis six semaines me faisaient pressentir ces bonnes nouvelles... Et Ludovic... le futur ?...

JULIERS.

Mon commis que le docteur avait retenu à dîner... et qui a vu toute la famille réunie... a trouvé le jeune duc moins bien... il n’avait pas cette gaieté, ce laisser-aller... d’un promis, près de sa promise... non pas qu’il ne s’efforçât d’être très galant et très aimable pour elle... mais il avait un air triste et contraint...

CLÉLIA, à part.

Pauvre garçon !... je crois bien !... dans la situation où je l’ai laissé et où il s’est mis pour moi !...

JULIERS.

Il est vrai... que s’il était malheureux et tourmenté... ce n’était pas sans sujet.

CLÉLIA.

Comment cela ?

JULIERS.

Le docteur voyant sa fille se rétablir de jour en jour, avait parlé de mariage, c’est tout simple !...

CLÉLIA, à part.

Ah ! mon Dieu !

JULIERS.

La jeune fiancée ne demandait pas mieux... c’est tout naturel...

CLÉLIA, à part.

Comment aura-t-il fait ?

Haut, vivement.

Eh bien ?...

JULIERS.

Eh bien !... c’est le promis lui-même, c’est le duc de San-Michieli... qui, dans un embarras et dans une confusion extrêmes... a été forcé d’avouer...

CLÉLIA.

Quoi donc ?

JULIERS.

Que malgré son amour, ce mariage ne pouvait avoir lieu... car son père, le premier ministre, s’y opposait !

CLÉLIA, à part.

Très bien !

JULIERS.

Et pour tâcher d’obtenir le consentement de ce père inflexible, il a été décidé que cette semaine... le jeune duc quitterait le docteur et sa fille...

CLÉLIA, de même.

À merveille !

JULIERS.

Et viendrait à Florence... où il sera, si je calcule bien, aujourd’hui ou demain.

CLÉLIA.

C’était le meilleur parti à prendre !

JULIERS.

N’est-ce pas ? parce que je serai là... moi ! banquier de la Cour... j’ai du pouvoir sur le ministre... sur le prince lui-même... surtout quand il s’agit, comme dans ce moment, d’un emprunt... et j’aiderai... ces pauvres enfants... je parlerai pour eux !...

CLÉLIA.

Vous !

À part.

Il ne manquerait plus que cela.

Haut.

De quoi vous mêlez-vous ?

JULIERS, se frappant le front.

C’est vrai !... je forme là des projets comme si j’étais sûr... que demain... que ce soir...

Tirant sa montre.

J’ai encore quelques instants à rester avec vous !

CLÉLIA.

Vous êtes ce matin... d’une générosité... 

JULIERS.

Et j’en profite pour vous faire part d’un soupçon. Depuis notre retour à Florence où je vous avais accompagnée de loin comme dans votre voyage à Zurich... je vous ai vue seule... toujours seule... j’espionne, je guette par moi, ou mes affidés qui, jour et nuit, forment un double cercle autour de votre quartier et de votre maison... et personne... pas même moi n’a pu découvrir ce beau cavalier, ce rival dont vous m’aviez menacé... personne ne l’a vu paraître !

CLÉLIA, riant.

En vérité !

JULIERS.

Et, cependant, à ce que vous me disiez... vous l’aimiez... il vous adorait... vous deviez l’épouser et, grâce au ciel, vous n’êtes pas encore mariée. De là une idée qui m’est venue... un doute... un trait de lumière... c’est que vous m’aviez... trompé...

CLÉLIA.

Moi !

JULIERS.

Trompé à mon avantage !... et que ce rival n’existe pas !

CLÉLIA.

Vous vous abusez, il existe, et ce soir il sera mon époux !

JULIERS, souriant.

Je comprends... que c’est une surprise que vous me préparez.

CLÉLIA.

C’est trop fort... il devient d’une sécurité qui vous irrite et vous porte sur les nerfs... Eh bien ! monsieur, eh bien !... puisqu’il le faut absolument... je vous avouerai...

JULIERS, tirant sa montra et poussant un cri.

Ah !... la demie... je serai en retard... Pardon, signora, pardon... je ne peux pas vous donner une minute de plus !

Il sort vivement par le fond.

 

 

Scène III

 

CLÉLIA, seule

 

Il s’enfuit maintenant... il me laisse là au milieu de ma phrase au moment où j’allais porter le dernier coup à ses espérances insensées... je l’aurais dû plus tôt. Car chaque jour il devient de plus en plus original... pour ne pas dire davantage !... et cela commence à m’inquiéter... la tête n’y est plus... le cerveau se dérange... et c’est moi qui en serais cause... pauvre homme !...

Air da vaudeville de la Somnambule.

J’en ai des remords, je l’atteste !
Si dévoué, si généreux ami,
Si galant homme et surtout si modeste !
Mais tout au plus si j’en conviens ici,
Tant dans son cœur, quelle injustice extrême,
On a de peine à s’avouer tout bas
Les défauts de ceux que l’on aime
Et les vertus de ceux qu’on n’aime pas !

Mais aussi, c’est sa faute : je l’aimerais tant... s’il ne m’aimait pas !... De ce côté-là... je n’ai rien à me reprocher... je n’ai jamais été coquette, je lui ai toujours dit que j’en aimais un autre...

Elle s’assied sur le canapé.

Oui, Ludovic... oui, mon seul amour... si tu savais avec quelle impatience... avec quel battement de cœur... j’attends ton arrivée !... Que sera-ce donc, mon Dieu ! quand je le verrai... quand j’entendrai sa voix !

 

 

Scène IV

 

CLÉLIA, LUDOVIC

 

LUDOVIC, paraissant à la porte du fond.

Clélia !...

CLÉLIA, se levant et poussant un cri.

Ah !... c’est lui !... vous voilà donc, monsieur, je vous revois... et avec de bonnes nouvelles...

LUDOVIC.

Oui... oui... plus rien à craindre !... Marguerite, votre sœur... est sauvée !...

CLÉLIA, avec joie.

Tout à fait rétablie... plus forte et mieux portante que jamais !... Mais ce n’est pas par vous que je le sais... car à peine si vous m’écriviez... et des lettres insignifiantes !...

LUDOVIC.

Le moyen de faire autrement... Marguerite qui ne rêve qu’à vous, Marguerite qui vous adore... était là... toujours là... derrière mon épaule... me regardant écrire... et elle n’aurait pas laissé partir une seule lettre... sans y ajouter pour vous quelques lignes...

CLÉLIA.

De l’amitié la plus vive, la plus ardente !... je le sais, mon ami, je le sais ! et je serais bien injuste si je vous faisais un reproche des ennuis que vous subissiez pour moi... je sais tous ces détails... par Juliers le banquier de la cour... ou plutôt par son commis.

LUDOVIC.

M. Verner, envoyé par lui...

CLÉLIA.

Qui a été témoin de la situation embarrassante où vous vous êtes trouvé... et dont moi seule pouvais comprendre toute la difficulté...

Le regardant.

Ah ! mon Dieu... quel changement dans vos traits !... c’est vous, Ludovic... qui êtes souffrant... qui êtes malade peut-être !...

LUDOVIC.

Non... non... j’ai quitté cette maison... je vous revois... je respire !... mais si vous saviez depuis deux mois ce que j’ai souffert de contrainte et de tourment...

CLÉLIA.

Je le conçois... mon ami... je le conçois ! voir cette pauvre fille... à peine revenue à la vie... tomber comme frappée de mort si un mot de vous... si un geste d’impatience ou d’indifférence... détruisait son erreur...

LUDOVIC.

Ce n’est pas tant cela encore !... mais cette confiance qu’elle avait en moi... cette certitude de mon amour... cet abandon de tous les instants... et le père surtout... le père ! c’était celui-là le plus terrible... ce maudit docteur m’entourait de tant de soins, de prévenance, de caresses, il m’en aurait étouffé... j’étais son héros ! son Dieu !... son enfant !... j’avais sauvé sa fille... il me la donnait, il me la jetait dans les bras.

CLÉLIA.

En vérité !...

LUDOVIC.

Eh oui !... toute la journée... il nous laissait seuls... en tête-à-tête... vous jugez de ma gène... de mon embarras ! quel supplice de tous les instants !...

CLÉLIA, riant.

Mon pauvre Ludovic ! vous deviez me maudire.

LUDOVIC, vivement.

Oui, certes !... et si j’avais pu fuir... mais vous m’ordonniez de rester... vous l’exigiez !...

CLÉLIA, riant.

Je vous avais condamné là, mon pauvre ami, à un bien triste et ennuyeux emploi ! Et maintenant... dites-moi... c’était là le difficile... le terrible... comment vous y êtes-vous pris avant de partir... pour l’aveu que je vous recommandais ?

LUDOVIC.

Ah !... l’aveu ?

CLÉLIA.

Les y avez-vous amenés doucement ?... et avec des ménagements... des préparations...

LUDOVIC, avec embarras.

Moi !...

CLÉLIA.

Ou bien avez-vous brusqué la chose ?

LUDOVIC, de même.

Je ne vous cache pas... j’ai longtemps hésité... et enfin...

CLÉLIA.

Enfin ?

LUDOVIC

Je suis venu vous demander appui et courage, car lorsque j’ai voulu parler, il m’a semblé voir l’indignation du docteur sur son front pâle, ses lèvres tremblantes, ses mains élevées pour me maudire... et Marguerite... lui avouer que depuis deux mois... elle est la dupe d’une imposture. Non... non, je ne sais pas comment on repousse un amour...

CLÉLIA, l’interrompant.

Qu’on ne partage pas !... cela m’arrive tous les jours !... et s’il faut, mon ami, que ce soit moi qui vous apprenne...

 

 

Scène V

 

CLÉLIA, LUDOVIC, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

Monsieur le baron Juliers.

CLÉLIA.

Eh ! justement !

Air de Madame Favart. (Pilati.)

Au domestique.

Dites-lui que je suis sensible
Au désir qu’il a de me voir ;
Par malheur, il m’est impossible,
Aujourd’hui, de le recevoir...
S’il revenait demain... je dîne en ville...
Je n’y suis pas... Laissez-nous maintenant !

Se tournant vers Ludovic.

Cela n’est pas plus difficile ;
Voilà, monsieur, comme on s’y prend !

Passant à droite et se retournant, au domestique qui reste encore.

Eh bien ! vous ne lui portez pas ma réponse ?...

LE DOMESTIQUE.

À l’instant même, signora !... mais ce matin déjà, lors de sa première visite... il m’avait remis pour la signora une lettre...

LUDOVIC, prenant la lettre pour la donner à Clélia.

Qu’on peut toujours recevoir.

CLÉLIA.

Si vous y tenez !... cela, au fait, n’engage à rien !

Au domestique.

C’est bien... laissez-nous.

Le domestique sort.

 

 

Scène VI

 

LUDOVIC, CLÉLIA

 

CLÉLIA, à Ludovic qui lui présente la lettre.

Lisez, mon ami.

LUDOVIC

Moi !

CLÉLIA.

C’est pour vous que je l’ai reçue... je n’ai rien de caché pour mon mari... Juliers lui-même sait que je dois me marier... je croyais que cet aveu suffirait pour le faire renoncer à ses projets sur moi... et ce sont sans doute des reproches... des lamentations sur ma cruauté !

LUDOVIC, qui a parcouru la lettre.

Non, vraiment... il va se battre pour vous... et contre deux adversaires encore ! et dans le cas où il serait tué... c’est à vous qu’il laisse toute sa fortune... Ah ! l’excellent homme !... quel noble cœur... et comme il vous aime, celui-là !...

CLÉLIA.

Comment, monsieur, vous le plaignez... vous prenez sa défense ?

LUDOVIC.

Non, vraiment ; mais comme je vous le disais tout à l’heure... le moyen de ne pas s’intéresser, malgré soi, à un amour...

CLÉLIA.

Absurde... insensé... qui finirait par me compromettre...

LUDOVIC.

Comment ?...

CLÉLIA.

Mais vous voilà... je ne crains plus rien... que du côté de votre père et du prince... Mon retour à Florence pendant que vous restiez en Suisse... leur a persuadé que vous m’aviez oubliée, que vous renonciez à moi... de là le ralentissement des poursuites... ordonnées contre vous... de là l’espèce d’amnistie qu’on paraît disposé à vous accorder.

LUDOVIC.

On ne me l’a pas caché...

CLÉLIA.

Circonstance favorable... dont il faut profiter... J’avais tout disposé d’avance en secret pour notre mariage... je vais prévenir l’abbé Ambrosio, et en lui envoyant vos noms et les miens... tout sera prêt pour ce soir, et aussitôt mariés, nous partirons !...

LUDOVIC, avec chaleur.

Loin... bien loin... que personne n’entende plus jamais parler de nous !

CLÉLIA.

Vous avez raison !

LUDOVIC, avec embarras.

Mais alors... Marguerite et son père... comment leur apprendre ?...

CLÉLIA.

Je comprends que vous n’ayez pas eu la force de le faire de vive voix... mais alors, et puisque par bonheur... ils ne sont plus là... rien ne nous empêche de leur écrire...

LUDOVIC.

C’est vrai !

S’asseyant devant la table à droite.

Dictez, alors, dictez vous-même...

CLÉLIA.

Soit !

Dictant.

Marguerite... c’est dans votre intérêt même qu’il m’a fallu vous tromper...

LUDOVIC

Oui, oui... Je ne vous aime pas...

CLÉLIA.

Oh ! non... non... c’est trop dur... mêlions plutôt...

Dictant.

Je voudrais pouvoir vous aimer...

LUDOVIC.

Ce n’est pas bien non plus... ce n’est pas là ce que je veux... ce que je dois dire...

CLÉLIA.

C’est cependant là qu’il faut en venir...

LUDOVIC

Sans doute !... mais on peut y arriver autrement.

CLÉLIA.

Voyons... cherchons...

LUDOVIC.

Oui... je crois... que j’ai une idée... attendez...

Il écrit.

 

 

Scène VII

 

CLÉLIA, HOLBEIN, MARGUERITE, entrant par la porte du fond, LUDOVIC, à la table à droite, écrivant

 

HOLBEIN, dehors.

Mais attends-moi donc !...

MARGUERITE, entrant virement la première et venant sauter au cou de Clélia.

Clélia !... ma sœur !...

CLÉLIA.

Marguerite !...

Ensemble.

Air : Salut ! salut, cité chérie. (Haydée.)

CLÉLIA.

À peine en croirai-je ma vue !
Ah ! combien mon âme est émue ! (Bis.)
Pour mon cœur quel moment heureux !

LUDOVIC, à part.

Ah ! combien mon âme est émue
De sa douce et fatale vue ! (Bis.)
Il le faut, détournons les yeux.

MARGUERITE et HOLBEIN.

Ah ! combien mon âme est émue,
Chez toi, visite inattendue ! (Bis.)
Quel bonheur ! nous voici tous deux !

CLÉLIA, pressant Marguerite contre son cœur.

Que je te regarde encore, ma sœur, ma bonne sœur !...

HOLBEIN.

Hein !... quel changement !... Je ne dirai pas je m’en vante... car cette enfant-là existe contre toutes les régies de l’art... C’est à confondre... mais c’est ainsi ! et elle se trouvait si bien portante que, malgré la distance... elle a voulu que sa première visite fût pour toi...

CLÉLIA.

Est-il possible !... pour moi !

MARGUERITE.

Pas tout à fait... car il ne faut pas mentir.

HOLBEIN.

C’est vrai ! il y avait à peine deux heures que Ludovic était parti, et déjà Marguerite ne pouvait plus tenir en place... c’était une agitation qui m’effrayait... j’ai cru que la fièvre allait la reprendre... Elle ne rêvait qu’à Florence... elle ne parlait que de départ... et comme je n’entends plus rien à la médecine, j’ai dit pour toute ordonnance : partons !... et nous voilà...

CLÉLIA.

Et le voyage ne t’a pas fatiguée ?...

MARGUERITE, lui serrant la main.

Au contraire ! je me porte bien mieux qu’en partant...

HOLBEIN.

C’est vrai ! regarde-moi ces yeux brillants... ce teint... cette carnation...

MARGUERITE, à Clélia.

Le plaisir de te voir... de me trouver chez toi...

Regardant et remontant déposer au fond son châle et son chapeau.

C’est donc ici... le petit salon d’étude, le boudoir dont tu me parlais... comme c’est élégant ! comme c’est joli !... j’y éprouve un bonheur... un bien-être secret dont je ne puis me rendre compte...

Revenant et apercevant Ludovic, elle pousse un cri.

Ah !...

Portant la main à son cœur.

et que je m’explique maintenant !... Ludovic... quoi ! tu étais là et tu ne nous disais rien...

CLÉLIA, troublée.

Comment... Marguerite... comment, vous vous tutoyez ?...

HOLBEIN.

Sans doute ! l’usage de la Suisse allemande l’exige ! un promis et une promise, c’est comme des époux !... et des époux qui ne se tutoieraient pas, cela ferait scandale...

CLÉLIA, à Marguerite.

À Zurich, c’est possible ! mais ici, à Florence... tu comprends ?...

MARGUERITE, de même.

Merci, sœur, ça ne m’arrivera plus... quand il y aura du monde... mais dès que nous serons seuls... tu entends, Ludovic ?

CLÉLIA, à part.

C’est encore pire !...

HOLBEIN, qui s’est approché de la table à droite.

Ah ! ah ! il écrivait...

MARGUERITE, vivement.

À qui donc ?...

HOLBEIN.

Tu le demandes !... eh ! parbleu ! à toi... toujours à toi !

MARGUERITE.

Voyons, voyons... donnez, mon père !...

CLÉLIA.

Soit ! qu’elle lise !

MARGUERITE, lisant.

« Ma chère Marguerite... tu sais si je t’aime... si mon cœur est à toi... »

CLÉLIA, bas à Ludovic, avec reproche.

Comment, monsieur...

MARGUERITE, continuant.

« Mais... »

CLÉLIA.

Il y a un mais... et que dit ce mais ?

MARGUERITE.

Rien !...

CLÉLIA.

Qu’y a-t-il après ?...

MARGUERITE.

Cela finit là...

LUDOVIC.

Vous êtes arrivés... en ce moment...

MARGUERITE.

Eh ! bien, je viens te demander...

Se reprenant.

non, Ludovic... vous demander la suite...

HOLBEIN.

À quoi bon ? moi qui maintenant ne suis pas plus fort en amour... qu’en médecine... je la devinerais sans peine... Mais les tourments de l’absence, mais la douleur d’être séparés... mais le bonheur de se revoir !...

MARGUERITE.

Oui... c’est bien cela... c’est bien cela !...

HOLBEIN, froidement.

Pendant ce que dit Holbein, Marguerite emmène Ludovic près du canapé, ou ils s’asseyent et causent bas.

Ce doit être cela... car là-bas, à Zurich... ils ne se quittaient pas... Ludovic entourait notre pauvre malade de tant de soins... il veillait sur elle avec une tendresse si attentive, que je n’avais pas à m’en mêler...

CLÉLIA, avec jalousie.

En vérité !

HOLBEIN, lui montrant Marguerite et Ludovic.

Toute la journée ensemble, comme maintenant... Je ne sais pas ce qu’ils pouvaient se dire !... Et leurs promenades !... tu sais, à l’extrémité du jardin...

CLÉLIA, de même.

Il me semble... que c’est bien loin de la maison...

HOLBEIN, vivement.

Justement ! c’est ce que je disais à Marguerite... c’est bien loin...

MARGUERITE, tournant la tête.

Ah ! bah !...

Elle se remet à sa conversation avec Ludovic.

HOLBEIN continue.

Tu seras fatiguée, et quand il faudra revenir... « Bah ! disait-elle, Ludovic me portera !... »

CLÉLIA.

Que dites-vous ?...

HOLBEIN, riant.

Oui, vraiment... il la portail dans ses bras...

MARGUERITE, se levant.

Pardi !... j’étais encore si faible...

CLÉLIA, essayant de sourire.

Monsieur Ludovic ne m’avait pas dit cela...

MARGUERITE, venant à elle.

Mais moi, sœur... je le dirai tout... sois tranquille... et puis nous avons à causer sur tant de choses... sur ce maudit mariage... Son père qui ne veut pas, qui arrête tout... conçois-tu cela ?...

HOLBEIN.

C’est vrai !...

MARGUERITE.

Et un homme pareil est ministre... il est à la tête du gouvernement !... mais rien ne doit marcher !... Heureusement Clélia a des amis, des protections... n’est-ce pas, ma bonne sœur... tu parleras... tu agiras... Ce n’est pas tant pour moi que pour ce pauvre Ludovic, tiens, qui est si affligé... si malheureux...

À Ludovic.

Mais parlez donc, monsieur !... vous êtes là immobile, à ne rien dire !

HOLBEIN.

Il n’en a pas besoin... Td t’en acquittes pour deux... elle parle... elle parle... ah ! elle n’est plus malade, je t’en réponds !

 

 

Scène VIII

 

CLÉLIA, HOLBEIN, MARGUERITE, LUDOVIC, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

La voiture de madame est prête !

MARGUERITE.

Comment, tu vas sortir ?

CLÉLIA.

Eh ! mon Dieu, oui... il est midi, un concert où l’on m’attend... où je me suis engagée à chanter... car j’étais loin de me douter...

MARGUERITE.

Que nous arriverions.

Ludovic et Holbein remontent et se rejoignent derrière le canapé.

CLÉLIA.

Sans cela, je te le jure, et pour rien au monde, je n’aurais consenti... à me séparer de toi... à te laisser seule !

MARGUERITE.

Merci, ma bonne sœur !... mais je ne te quitterai pas. Je vais avec toi, je veux être témoin de les succès et de cette foule empressée qui fait comme nous... qui l’admire et qui t’aime ! N’est-ce pas, mon père, vous consentez ?

Elle vient à lui.

HOLBEIN.

Du tout, je m’y oppose formellement !

MARGUERITE.

Et pourquoi cela ?

HOLBEIN.

Malgré les échecs qu’a reçus mon pouvoir, je n’ai pas encore abdiqué tous mes droits de médecin, et après une si longue route, au lieu d’aller le renfermer et t’exposer à une chaleur étouffante, tu vas d’abord te reposer... Nous allons chercher près d’ici un logement.

CLÉLIA, avec chaleur.

Ailleurs que chez moi !... vous ne savez donc pas qu’en ce moment... ce concert où je vais chanter, c’est pour de pauvres orphelines...

Air : Époux imprudent fils rebelle. (M. Guillaume.)

De leur misère qui m’effraie,
Sans vous j’aurais subi les lois.
Ce sont mes dettes que je paie,
Je leur rends ce que je vous dois.
Oui, c’est à vous, à vous seul que je dois
Richesse, honneurs, tous mes biens sur la terre,
Et plus encore !... un bonheur aujourd’hui
Qu’elles n’auront jamais connu... celui
De pouvoir embrasser un père !

Vous voyez donc bien que tout ici vous appartient, que vous êtes ici chez vous.

HOLBEIN, la pressant contre son cœur.

Soit, mon enfant !... soit, ma bonne Clélia !... nous acceptons ! et ce concert... je ta reconnais là... 

Une femme de chambre entre parla gauche et apporte à Clélia son chapeau et son châle, elle l’aide à l’ajuster au fond, puis sort.

c’est bien... c’est très bien ! très bien ! moi qui ne crains pas la chaleur, j’irai avec toi, et Marguerite restera ici... c’est décidé.

MARGUERITE.

Quel ennui !

CLÉLIA.

Ne crains rien ! je reviens à l’instant, je ne chanterai que deux morceaux. Venez, mon père, venez, Ludovic !

MARGUERITE.

Non pas, s’il vous plaît ! Puisque je reste... Ludovic restera aussi.

CLÉLIA, effrayée.

Que dis-tu ?

MARGUERITE.

Il ne me laissera pas seule... je l’espère.

HOLBEIN, à Ludovic.

Ah ! c’est juste !

MARGUERITE, bas à Clélia.

Et puis tu comprends bien, ma sœur, qu’après trois jours d’absence... on n’est pas lâche de se trouver quelques instants ensemble...

CLÉLIA, à part.

Ô ciel !

MARGUERITE, à voix basse.

Et je te remercie d’emmener mon père.

CLÉLIA.

Moi.

Ensemble.

Air : Voilà, je l’avoue, un coquin hardi. (Les Diamants de la Couronne.)

MARGUERITE.

Allons, partez vite,
Mais pas pour longtemps.

À part.

Je me félicite
De ce contretemps,
Et c’est, je l’espère,
D’une bonne sœur 
D’emmener mon père...
Pour moi, quel bonheur !

LUDOVIC.

Quel effroi m’agite
Et trouble mes sens !
Chassons au plus vite
De pareils tourments.
Oui, du sort contraire bravons la rigueur,
Qu’un aveu sincère
Éclaire son cœur.

CLÉLIA.

Allons, partons vite,
Mais pas pour longtemps.

À part.

Ah ! mon cœur s’irrite
De ce contretemps,
Emmener mon père
Et laisser ma sœur !
Ah ! tout m’est contraire
Et j’ai du malheur !

HOLBEIN.

Partons au plus vite,
Quel concert charmant !
Je me félicite
De l’événement.
Dans la salle entière.
Quel succès flatteur
Pour le cœur d’un père,
Pour moi quel bonheur !

CLÉLIA, bas à Ludovic.

On ne peut différer, de tout il faut l’instruire,
Profilez du moment, monsieur, pour tout lui dire !

LUDOVIC, bas.

Oui, oui, je parlerai...

CLÉLIA, de même.

C’est bien !

Haut.

Près de vous, mes amis, à l’instant je reviens !

Ensemble.

MARGUERITE.

Allons, partez vite, etc.

LUDOVIC.

Quel effroi m’agite, etc.

CLÉLIA.

Allons, partons vite, etc.

HOLBEIN.

Partons au plus vite, etc.

Holbein et Clélia sortent par le fond.

 

 

Scène IX

 

MARGUERITE, LUDOVIC

 

LUDOVIC, à part.

Plutôt mourir que rester plus longtemps dans une position pareille, elle saura tout !

MARGUERITE.

Enfin ils sont partis pour leur concert... ce n’est pas malheureux... et nous voilà seuls ! Dieu ! que ces trois jours m’ont paru longs !

LUDOVIC.

Et à moi donc, Marguerite ! car il me tardait de vous voir et de vous parler.

MARGUERITE, regardant autour d’elle.

Vous !... tu te trompes, il n’y a plus personne... tu n’es pas obligé de dire vous... et tu peux parler comme autrefois, comme toujours.

LUDOVIC.

C’est que... il s’agit de choses tellement importantes... tellement graves... que vous comprendrez vous-même...

MARGUERITE.

Encore !... Comment veux-tu que je comprenne ces choses-là, si tu commences par des mots que je ne comprends pas ?

LUDOVIC, avec impatience.

Eh bien !... comme tu voudras.

MARGUERITE, s’essayant sur le canapé.

À la bonne heure !

LUDOVIC.

Qu’importe, après tout, la manière dont on s’exprime, l’important c’est de te dire ce que j’éprouve là... ce que je souffre...

MARGUERITE.

Comment ?... Tu souffres... tu es malheureux...

LUDOVIC.

Ah ! pas dans ce moment !

MARGUERITE.

Mai ? depuis quelque temps, n’est-ce pas ?

LUDOVIC.

Qui le l’a dit ?

MARGUERITE.

Crois-tu donc que je ne l’ai pas vu ?... Espères-tu par hasard me dérober jamais un seul de tes chagrins ?

LUDOVIC, à part.

Ô ciel !

MARGUERITE.

Tant me j’étais en danger et bien malade encore, j’étais bien heureuse... car toutes tes pensées étaient pour moi... je le lisais dans tes yeux. Mais à mesure que je revenais à la vie, tu revenais, toi, à une préoccupation... à une douleur que les miennes t’avaient fait oublier... et je me prenais à regretter mes souffrances.

LUDOVIC.

Marguerite !

MARGUERITE.

Tu vois donc bien, ami, que tu peux me confier les chagrins... je m’essayais déjà à les deviner... en attendant que j’eusse le droit de les partager.

LUDOVIC.

Ah ! que me demandes-tu là ? cet espoir dont tu me parles, il faut y renoncer !

MARGUERITE.

Que dis-tu ?

LUDOVIC.

Tout nous sépare ! notre mariage est impossible !

Il se lève.

MARGUERITE.

Impossible !

Elle se lève.

et pourquoi ?... Parle... je l’en supplie... oh ! parle !...

LUDOVIC.

Je n’en ai pas la force !...

MARGUERITE.

Eh bien ?...

LUDOVIC, avec embarras et cherchant ses mots.

Eh bien !... eh bien !... puisqu’il faut te l’avouer, en arrivant ici... j’ai vu mon père...

MARGUERITE, vivement.

Ah ! mon Dieu !

LUDOVIC, vivement.

Plus inflexible que jamais ! non seulement il refuse son consentement, mais il me déshérite, mais il me retire toute sa fortune... Et mot, élevé en grand seigneur, moi qui n’ai rien appris, pas même un état pour gagner ma vie... puis-je accepter la main lorsque je ne t’apporte en dot que la misère ?

Il passe à gauche.

MARGUERITE, souriant.

Ah !... est-ce là ce qui le désole ?...

LUDOVIC.

Moi qui rêvais pour toi les honneurs et la fortune...

MARGUERITE.

Crois-tu donc que j’y sois habituée ?... détrompe-toi. C’est la pauvreté qui l’épouvante pour moi ? mais j’y suis faite ! je la connais et la reverrai sans frayeur ! Que de fois dans notre humble ménage, elle est venue frapper à notre porte, et jamais mon père ne l’a entrevue ! Je ne le parle pas d’aujourd’hui, où, grâce à ma sœur, nous sommes dans l’opulence, mais autrefois, avec mon aiguille, ma tapisserie, je gagnais le nécessaire... je travaillais seule en secret pour mon père qui ne se doutait de rien. Et maintenant que nous serons deux... que dis-je ? et l’amour, et la jeunesse et le bonheur qui nous tiendront compagnie... mais c’est une vie délicieuse... et vous vous plaignez encore !

LUDOVIC, hors de lui.

Marguerite ! Marguerite !

MARGUERITE.

Je la préfère à celle que tu avais rêvée pour moi, On aurait dit : « Vous ne savez pas ? la fille du docteur, la petite Marguerite, il s’est rencontré un grand seigneur qui lui a fait un sort. Elle est grande dame, elle est riche !... » On dira : « Elle est heureuse, elle a choisi celui qu’elle aimait ! »

LUDOVIC, la serrant dans ses bras.

Non... non... je n’ai pas la force de te résister.

Ils s’asseyent sur le canapé.

MARGUERITE.

Je savais bien que je te consolerais... tous ces chagrins-là, vois-tu bien, ne sont que des chimères ! il n’y en a qu’un seul de réel et véritable... c’est de perdre l’affection de ce qu’on aime. Moi, d’abord, je n’y survivrais pas... et quand tu voudras me tuer, Ludovic, tu me diras : « Je ne t’aime plus ! »

LUDOVIC.

Ô ciel !

MARGUERITE.

Mais tu veux que je vive, n’est-ce pas ?

LUDOVIC.

Toujours !

MARGUERITE.

Bien, ce mot-là, très bien... Ainsi, monsieur, tout est arrangé... embrassons-nous et que cela finisse.

LUDOVIC, étonné.

Comment !

MARGUERITE.

Eh bien, oui !... qu’y a-t-il donc là de si difficile ? embrassez-moi ! mon père le permet et moi je le veux !...

LUDOVIC, se jetant à ses genoux et l’embrassant.

Ah ! j’obéis !... j’obéis !...

 

 

Scène X

 

MARGUERITE, LUDOVIC, CLÉLIA, entrant vivement par le fond

 

CLÉLIA.

Ô ciel !...

MARGUERITE, à Ludovic qui veut se lever.

Ne te dérange pas !... c’est Clélia ! Viens donc, ma sœur... viens donc !...

LUDOVIC, à part.

Que va-t-elle penser, mon Dieu !...

MARGUERITE.

Tu ne sais pas... Ludovic qui voulait me quitter... m’abandonner...

CLÉLIA.

Est-il possible !

MARGUERITE.

Tu es comme moi... tu ne peux pas le croire... il prétendait qu’il ne pouvait pas m’épouser, que notre mariage était impossible !

CLÉLIA, à demi-voix, en serrant la main de Ludovic.

C’est bien !

MARGUERITE.

Heureusement, je lui ai prouvé le contraire et il a été forcé lui-même d’en convenir... N’est-ce pas, monsieur ?

CLÉLIA, avec émotion.

Ah ! c’est là... ce dont il convenait tout à l’heure à vos genoux ?

MARGUERITE, se levant.

Vos genoux... Ah ça ! personne ne se tutoie donc à Florence, pas même les sœurs !...

CLÉLIA.

Excuse-moi, Marguerite, c’est sans le vouloir ! Tu disais donc tout à l’heure à M. Ludovic...

LUDOVIC.

Qu’elle ne survivrait pas à la perte de ce qu’elle aimait !

MARGUERITE.

C’est vrai.

LUDOVIC.

Et que si on voulait la tuer, il suffisait de lui dire : « Je ne l’aime plus ! »

MARGUERITE.

C’est vrai... mais à quoi bon répéter cela ? Clélia sait bien que je ne pourrais vivre sans ton affection, sans la sienne surtout, et cependant... ah ! je ne me le pardonnerai jamais ! j’ai osé en douter !

CLÉLIA.

Est-il possible !...

MARGUERITE.

Oui, un jour, un instant... vois donc comme l’amour peut changer le caractère ! j’ai été jalouse de toi...

CLÉLIA, à part.

De moi ! il ne manquait plus que cela !

MARGUERITE.

C’était, il y a deux mois, à Zurich, le jour de ton départ... vous parliez tous les deux à voix basse, et il me semblait que tu le regardais comme je le regarde, comme j’ai seule le droit de le regarder...

CLÉLIA.

Par exemple !

MARGUERITE.

Pardon, pardon ! c’était absurde... si tu l’avais aimé, tu me l’aurais dit, et moi...

CLÉLIA.

Et toi ?

LUDOVIC.

Eh bien ?

MARGUERITE.

Et moi... je serais morte, pour te le laisser aimer sans remords...

LUDOVIC et CLÉLIA, à part.

Ô ciel !

MARGUERITE, riant et regardant vers le fond.

Ah ! quel bonheur ! ce monsieur si original... notre ami... M. Juliers...

 

 

Scène XI

 

MARGUERITE, LUDOVIC, CLÉLIA, JULIERS, le bras en écharpe

 

JULIERS, entrant.

Air : Tous ces cachots sont fort beaux. (Le Fidèle Berger.)

Bravo ! bravo,
Signora !
Quel accent !
Quel talent !
Surtout que d’âme
Je n’entendais qu’applaudir,
Tressaillir,
Et frémir,
Ah ! quel plaisir !
Pressé, pressant,
Étouffant...
Quand,
soudain,
Un voisin
Sur moi se pâme,
Tombant, je crois, du haut mat
Musical,
J’étais mal !!!
Très mal...
Mais c’est égal...
Bravo ! bravo,
Signora !
Quel accent !
Quel talent ! etc.

MARGUERITE.

Ah ! mon Dieu ! monsieur Juliers, qu’avez-vous donc ?

JULIERS.

Rien ! je suis tombé...

CLÉLIA.

Vous êtes si maladroit !...

JULIERS, à part.

Maladroit ! pas tant, car il y en a un sur deux...

CLÉLIA.

Il me semble, monsieur Juliers, que je vous avais prié...

JULIERS.

De ne plus me présenter à votre hôtel, je ne l’ai point oublié... aussi, pour vous voir et vous entendre sans vous désobéir, je viens du concert... chacun peut y entrer pour son argent... j’ai pris vingt-cinq places et j’en ai trouvé une... à peine... derrière... sur un tabouret... tant il y avait de monde !

CLÉLIA.

Cela ne m’explique pas, monsieur...

JULIERS.

Ah ! vous n’aviez qu’un tort, chacun vous le reprochait, c’était de ne chanter qu’un morceau.

CLÉLIA, à part.

J’étais si pressée... de revenir.

Haut.

Et par une fatalité inconcevable, on me l’a fait répéter...

JULIERS.

C’était moi !

CLÉLIA, avec colère.

Vous, monsieur ?

JULIERS.

Je m’en vante... et de plus, je vous ai fait revenir six fois, avec des révérences, ça n’en finissait pas...

CLÉLIA.

Mais vous avez donc été créé, monsieur, pour mon tourment perpétuel ?... vous avez donc pour mission de me persécuter ?...

JULIERS.

En vous applaudissant.

À Marguerite et à Ludovic.

Vous pouvez juger par ce seul trait de son caractère...

CLÉLIA.

Quel qu’il soit, monsieur, cela ne m’explique pas comment, malgré ma défende expresse, vous venez ici...

JULIERS.

Permettez !... je n’y viens pas pour vous.

CLÉLIA.

Et pour qui donc, s’il vous plaît ?

JULIERS.

Pour M. le duc Ludovic de San-Michieli.

CLÉLIA.

Et que lui vouliez-vous ?

JULIERS.

Lui rendre compte de deux entrevues que je viens d’avoir, l’une avec le premier ministre son père, qui m’a chargé de cette lettre, 

Il la lui donne.

Et la seconde avec notre auguste souverain le grand-duc de Toscane.

À Clélia.

Il est moins fier que vous, il consent à me recevoir !

LUDOVIC, qui vient de parcourir la lettre.

Ô ciel !

MARGUERITE et CLÉLIA.

Qu’est-ce donc ?

LUDOVIC, serrant brusquement la lettre dans sa poche.

Rien !... rien !... je vous le dirai plus tard !

 

 

Scène XII

 

MARGUERITE, LUDOVIC, CLÉLIA, JULIERS, HOLBEIN

 

HOLBEIN.

Voilà, par exemple, qui est trop fort... et quelque habitué que je sois aux surprises...

TOUS.

Qu’est-ce donc ?

HOLBEIN.

Vous ne le croirez jamais... pas plus que moi qui viens de l’apprendre et qui n’y crois pas encore... Clélia se marie...

TOUS.

Ô ciel !

MARGUERITE.

Ma sœur !... Ce n’est pas possible...

HOLBEIN.

Aujourd’hui même... ce soir !...

JULIERS, s’adressant à Holbein avec colère.

Monsieur... vous m’en rendrez raison...

Se reprenant.

Pardon !... pardon, docteur...

Se retournant vers Clélia.

C’est vous, vous, signora... Non... non... je ne sais ce que je dis... Mais celui... quel qu’il soit... Parlez donc, docteur, parlez donc !

Ludovic remonte et passe à droite ; Juliers descend à gauche.

HOLBEIN.

J’étais à ce concert... aux premières places...

JULIERS.

Vous étiez plus heureux que moi...

HOLBEIN.

À côté d’un homme en habit noir... d’une toilette charmante, un abbé...

À Marguerite.

Oui, mon enfant, dans ce pays, les abbés vont au concert... surtout à des concerts pour œuvres pieuses... Il était ravi, et il applaudissait Clélia avec tant d’enthousiasme, que je ne pus m’empêcher de lui dire, en le remerciant et en pleurant de joie : « C’est ma fille, monsieur, mon enfant d’adoption... J’arrive à Florence aujourd’hui même... ce matin. – Je comprends, me dit-il à demi-voix, pour la cérémonie de ce soir... » Et comme j’hésitais à comprendre... « Ne craignez rien, ajouta-t-il, je suis du secret... Je suis l’abbé Ambrosio... celui qui doit la marier !... –La marier ! » m’écriai-je d’un air si étonné, si bouleversé, que l’abbé, devinant que je ne savais rien et qu’il avait fait une indiscrétion, se remit à applaudir sans répondre, et que je n’ai pu en entendre davantage.

MARGUERITE.

Hais il n’y a pas à en douter.

JULIERS.

C’est donc avéré ?

CLÉLIA.

Eh ! bien, oui... je dois me marier, et si j’ai voulu que ce fût un secret pour tout le monde...

MARGUERITE.

Même pour nous !... C’est-à-dire que tu ne nous aimes plus ! que nous sommes pour toi des étrangers !...

HOLBEIN.

Des indifférents !

MARGUERITE.

Peut-être même des importuns... qui ne sont arrivés chez toi que pour te gêner et qui y sont de trop ; mais nous n’y resterons pas plus longtemps, nous nous en irons... Viens, Ludovic.

Elle a pris Ludovic par  la main et veut l’emmener.

CLÉLIA, retenant Marguerite.

Un instant, ma sœur, j’ai justement un conseil à demander à M. Ludovic... après cela, je te le jure, je te présenterai, à toi et à mon père, celui que j’épouse.

Se retournant vers Juliers.

Quant à vous, monsieur, à qui je ne dois aucun compte, vous ne le connaîtrez pas.

JULIERS.

C’est ce que nous verrons !

Ensemble.

Air nouveau.

CLÉLIA, à Marguerite.

Rien qu’un instant... je l’implore
Pour le secret qu’on ignore ;
Surtout ne va pas encore
Douter du cœur
De ta sœur.

HOLBEIN, à Marguerite.

J’aime à croire qu’il l’honore, 
Ce secret que l’on ignore ;
Nous ne devons pas encore
Douter du cœur
De ta sœur.

MARGUERITE, à Clélia.

Songe que de toi j’implore
Ce grand secret qu’on ignore,
Car je ne veux plus encore
Douter du cœur
De ma sœur.

LUDOVIC, à part.

Clélia sur moi compte encore,
Ah ! qu’à jamais elle ignore
L’autre amour qui me dévore.
L’honneur
L’ordonne à mon cœur.

JULIERS, à part.

Je veux, rival que j’abhorre,
Savoir ton nom que j’ignore,
Afin d’opposer encore
Ma fureur
À ton bonheur.

Seul.

Par Ambrosio j’espère
Connaître enfin le mystère.
Oui, je dois tout savoir,
Ou l’or est sans pouvoir !

Reprise de l’ensemble.

Holbein et Marguerite sortent par la porte à gauche, Julien par le fond.

 

 

Scène XIII

 

CLÉLIA, LUDOVIC

 

CLÉLIA.

Avant de tout avouer à Marguerite, comme je veux le faire, comme je l’aurais déjà fait, si vous ne m’en aviez empêchée... je désire connaître la lettre que vous venez de recevoir et qui vous a tant ému.

LUDOVIC.

Et moi... je vous prie de ne pas me la demander.

CLÉLIA.

Vous avez donc maintenant des secrets pour moi...

Ludovic sans lui répondre lui remet 1a lettre, Clélia lisant.

« Mon fils, mon souverain et moi n’avons rien à refuser en ce moment à M. Juliers, banquier de la cour et votre ami dévoué... il me supplie de consentir à votre mariage avec la fille du docteur Holbein !... » 

S’interrompant.

Toujours ce Juliers !... de quoi se mêle-t-il ? « Une telle bru n’eût pas été, sans doute, celle que j’eusse choisie pour duchesse de San-Michieli ; mais à peine revenu de la frayeur de voir entrer dans notre noble maison une prima donna, mésalliance à laquelle je n’eusse jamais consenti, je dois m’estimer heureux de vous voir contracter une pareille union... je l’approuve et m’empresse de vous annoncer que le grand-duc, notre souverain, vous rend, à l’occasion de ce mariage, vos titres, vos honneurs, comme moi, mes bonnes grâces, et ma paternelle bénédiction ! » Vous voyez, Ludovic, que j’avais raison de vouloir connaître une pareille lettre... car après l’avoir lue je vous aime trop pour ne pas renoncer à vous ! mon amour vous coûterait trop cher... Et vos résolutions...

LUDOVIC.

Sont toujours les mêmes. Vous avez mes serments, je les tiendrai. Et les outrages que contient celle lettre les rendraient encore, si c’était possible, plus inviolables et plus sacrés !

CLÉLIA.

Ah ! je vous reconnais là ; mais ma fierté, à moi, se révolte contre l’idée d’entrer dans une famille qui me repousse... Tandis que Marguerite, ma sœur, vous ne l’aimez pas je le sais, ça n’est que pour moi, pour moi seule, que vous consentez à prolonger son erreur : mais enfin elle vous aime... et peut-être... un jour... ce qui n’était qu’un jeu peut devenir une réalité... peut-être, qui sait.. vous finirez par l’aimer.

Regardant Ludovic qui reste immobile.

Ah ! vous l’aimez déjà !

LUDOVIC.

Moi !

CLÉLIA.

Sans cela m’eussiez-vous laissé achever sans vous récrier, sans me démentir, sans m’accuser d’imposture... et d’injustice !... vous l’aimez !...

LUDOVIC.

N’est-ce pas vous qui m’avez jeté aux bras de cette enfant que je voulais et que je ne pouvais fuir ? Mais cette passion qui, presque à mon insu, s’est emparée de mon cœur, je saurai y résister et la combattre... chargez-vous seulement... de tout dire à Marguerite... et je vous jure de ne plus la revoir... de m’éloigner d’elle pour jamais !

CLÉLIA.

En la regrettant... en l’aimant toujours !

Air : De votre bonté généreuse.

Ainsi, témoin de votre peine,
Je pourrais d’un hymen fatal
Vous imposer encor la chaîne...
Non, non, vous me connaissez mal.
J’aime mieux, à la fois trahie
Par l’amour et par l’amitié,
Perdre à jamais le bonheur de ma vie
Que le devoir à la pitié.

LUDOVIC, se jetant à ses pieds.

Ah ! Clélia !... Clélia...

 

 

Scène XIV

 

CLÉLIA, LUDOVIC, JULIERS

 

JULIERS, entrant avec colère.

À merveille !... ce que je viens d’apprendre est donc vrai ?

LUDOVIC, élevant la voix.

Qu’est-ce à dire, monsieur ?

JULIERS, l’élevant encore plus haut.

Que cela ne se passera pas ainsi...

LUDOVIC.

À vos ordres... mais parlez plus bas...

JULIERS.

Je veux parler... haut... j’en ai le droit !

 

 

Scène XV

 

CLÉLIA, LUDOVIC, JULIERS, HOLBEIN et MARGUERITE, sortant de la porte à gauche

 

HOLBEIN.

Eh ! mon Dieu, quel bruit !

MARGUERITE.

Et qu’y a-t-il donc ?

JULIERS, se contenant avec peine.

Il y a... il y a... que l’abbé n’a pu résister aux arguments que j’ai employés... j’en étais sûr... il en a été ébloui... et m’a dit tout ! tout ce qu’il savait du moins ; c’est-à-dire que Clélia lui avait envoyé ce matin pour l’acte de célébration... ses nom et prénoms, à elle... et de plus... les nom... prénoms... âge et qualités du futur...

HOLBEIN et MARGUERITE.

Et c’est...

JULIERS.

C’est... Ludovic de San-Michieli...

HOLBEIN, arrêtant Juliers et lui montrant Marguerite qui est tombée sur un siège.

Mais taisez-vous donc !

CLÉLIA.

Que craignez-vous ?... quand elle est aimée... quand elle est heureuse !...

JULIERS, montrant Ludovic.

Heureuse ?... quand vous allez épouser celui qu’elle aime !...

CLÉLIA, froidement.

Moi ! jamais !

MARGUERITE, vivement.

Que dis-tu ?... et ces noms... envoyés par toi...

CLÉLIA.

Ceux de mon témoin !...

MARGUERITE, se levant.

Ô ciel !...

CLÉLIA.

Quand on se marie... il faut bien des témoins... Monsieur Ludovic ayant consenti à être le mien...

MARGUERITE, portant la main à son front.

Pas possible !... Mais alors... ce mari ?... réponds-moi... ce mari... quel est il ?...

TOUS.

Quel est-il ?

JULIERS, s’avançant.

Oui ! quel est-il ?...

CLÉLIA.

Vous !

JULIERS.

Moi !...

CLÉLIA.

Oui !... vous ! vous ! vous !... pour vous apprendre !...

JULIERS, poussant un cri.

Ah ! c’est comme un éblouissement qui vient de me prendre...

CLÉLIA.

C’est bien fait !

JULIERS.

Moi ! bonté du ciel... moi, son mari ! mais alors pourquoi ne pas avoir envoyé ?...

CLÉLIA, avec colère.

Vos nom, prénoms, ni voire âge... c’est que je ne les connais pas... mais je connaissais celui qui, ce matin, s’est battu deux fois pour moi... celui qui me laissait toute sa fortune...

Tirant une lettre de sa poche et la donnant à Marguerite.

Tiens... lis plutôt.

MARGUERITE, prenant la lettre et la montrant à son père.

Une lettre !... c’est vrai... quel bonheur ! car je doutais encore...

JULIERS.

C’est comme moi !... je ne suis pas encore remis du coup...

À Clélia.

Du reste, pour mes nom, prénoms et qualités, Antonio-Barnabi Juliers... banquier de la Cour... mon âge, trente et un ans !...

CLÉLIA.

Ah ! maintenant rien ne presse !

JULIERS.

Comment ! rien ne presse... quand vous étiez décidée pour ce soir...

CLÉLIA.

Oui... une surprise que je voulais vous faire... mais attendu votre défiance, votre jalousie... votre indiscrétion... ce sera pour plus tard...

MARGUERITE.

Le pauvre garçon... et quand donc ?...

CLÉLIA.

Je n’en sais rien... mais surtout qu’on ne m’en parle pas.

TOUS, insistant.

Ah ! Clélia !...

JULIERS.

Non ! non... c’est convenu !... qu’on ne lui en parle pas !...

On entend une sérénade en dehors.

CLÉLIA.

Qu’est-ce que c’est ?...

JULIERS.

C’est une sérénade... là... sous le balcon de votre chambre à coucher...

CLÉLIA.

Comment, monsieur !...

JULIERS.

Ne vous fâchez pas... ce n’est pas moi... mais tous les jeunes gens de la ville qui viennent témoigner leur admiration à la cantatrice qui a chanté pour nos pauvres orphelins, par générosité !

CLÉLIA.

Non...

Serrant la main de Holbein.

mais par souvenir... par reconnaissance !...

À Marguerite.

Oui, ma bonne sœur !...

Se tournant vers Juliers.

Je vous préviens, monsieur, qu’elle avant tout... elle d’abord !

JULIERS.

C’est convenu !

CLÉLIA.

Je vous préviens aussi que je veux rester au théâtre...

JULIERS.

Ça m’est égal...

CLÉLIA.

Que j’y chanterai tous les soirs !

JULIERS.

Ça m’est égal... j’ai fini par aimer la musique !

CLÉLIA.

Je vous avertis enfin... que j’ai des défauts...

JULIERS.

Je les connais et je les aime !

CLÉLIA.

Plus que vous ne croyez !

JULIERS.

Tant mieux ! j’aime les surprises...

CLÉLIA.

Sans compter mes caprices...

JULIERS.

Tant mieux !... j’ai de quoi les satisfaire.

CLÉLIA, avec impatience.

Ah ! impossible de haïr cet homme-là !

TOUS.

Air : Pour passer doucement la vie.

Dans nos cœurs gardons la mémoire
De la fin de cet heureux jour !
À l’artiste il donne la gloire,
Aux deux sœurs le prix de l’amour.

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