Les Engagements du hasard (Thomas CORNEILLE)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, en 1649.

 

Personnages

 

LÉONEL, père d’Isabelle

DOM FÉLIX, amant d’Isabelle

DOM FADRIQUE, amant d’Elvire

DOM CÉSAR, amoureux d’Isabelle

ELVIRE, sœur de Dom César

ISABELLE, fille de Léonel

BÉATRIX, suivante d’Isabelle

CÉLIE, suivante d’Elvire

ALONSE, valet de Dom Félix

CLARIN, valet de Dom Fadrique

 

La Scène est à Madrid.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CLARIN, CÉLIE, la coiffe abattue

 

CÉLIE.

Ô le bon cajoleur ! Avec combien d’adresse

Il me veut engager à trahir ma Maîtresse !

CLARIN.

La trahir ! Pour cela je te veux trop de bien ;

Mais on parle de tout par forme d’entretien.

Elle est riche ?

CÉLIE.

Oui, te dis-je, aussi riche que belle.

CLARIN.

Son nom ?

CÉLIE.

Ah !

CLARIN.

Dis-le-moi, ténébreuse Donzelle.

CÉLIE.

Point.

CLARIN.

Et quoi, doutes-tu que je ne sois discret ?

CÉLIE.

Son nom est...

CLARIN.

Et bien, c’est ?

CÉLIE.

Un secret très secret.

CLARIN.

Ah ! J’en tremble pour toi, veux-tu mourir martyre ?

Tu t’en vas étouffer, hâte-toi de le dire.

CÉLIE.

Crois-tu qu’il pèse tant ?

CLARIN.

Tu serais en danger

Si tu n’avais trouvé sur qui t’en décharger,

Il n’est fardeau si lourd.

CÉLIE.

Ne crains point qu’il m’accable.

CLARIN.

Prends garde...

CÉLIE.

Porte ailleurs ton conseil charitable.

CLARIN.

Mais...

CÉLIE.

Non, non.

CLARIN.

Me voici confus au dernier point.

Être fille, et Suivante, et ne babiller point !

Pour avoir tant de force et tant de retenue,

D’un contrepoids bien lourd ta langue est soutenue.

CÉLIE.

Il t’est donc bien fâcheux que je ne dise mot ?

CLARIN.

Ma foi, tu n’es point Fille, ou le Diable est un sot.

CÉLIE.

Dis donc ce que je suis, et puis je te le quitte.

CLARIN.

Il faut que pour le moins tu sois Hermaphrodite,

Et que pour vaincre un sexe au caquet trop enclin,

Le masculin en toi passe le féminin.

CÉLIE.

Tout de bon ?

CLARIN.

Sais-tu bien qu’il est plus difficile

De garder un secret que de prendre une ville ?

CÉLIE.

Tu crois donc cet effort des plus surnaturels ?

CLARIN.

À parler franchement, il en est peu de tels.

Vois-tu ? Ton sexe infirme est au-dessous du nôtre,

Je suis homme, et Dieu sait si j’en vaux bien un autre :

Mais si j’avais en garde un secret confié...

CÉLIE.

Tu le dirais partout sans en être prié ?

CLARIN.

Non pas de bout en bout, mais je me persuade,

S’il ne passait le pas, qu’il serait bien malade.

CÉLIE.

Et je te confierais...

CLARIN.

Non, je suis satisfait,

Si je vois seulement comme ton nez est fait.

CÉLIE.

Aussi peu l’un que l’autre.

CLARIN.

Et ta douteuse mine

Prétend toujours ainsi passer sous l’étamine ?

CÉLIE.

C’est exprès que je cache au plus sot courtisan...

CLARIN.

Un visage de singe, ou bien de chat-huant.

CÉLIE.

Je ne suis pas pour toi, ne t’en mets point en peine.

CLARIN.

J’extravague, pardon, mon invisible Reine.

CÉLIE.

Ou bien de chat-huant !

CLARIN.

Ah ! Ma langue a fourché ;

Mais aussi ton minois a tort d’être caché.

À certain air mutin que tu me fais paraître,

Je te crois l’œil fripon.

CÉLIE.

Cela pourrait bien être.

CLARIN.

Montre-le-moi, tandis que nous sommes en ce lieu...

CÉLIE.

Tais-toi, voici nos gens qui se disent adieu.

 

 

Scène II

 

DOM FADRIQUE, ELVIRE, et CÉLIE, la coiffe abattue, CLARIN

 

DOM FADRIQUE.

Mais, Madame...

ELVIRE.

Ah ! C’est trop, arrêtez, Dom Fadrique,

Votre feinte tendresse ouvertement s’explique,

Et quoi que vous disiez, j’ai tort de présumer

Qu’un homme tel que vous soit capable d’aimer.

DOM FADRIQUE.

Ah, si ce n’est pour vous que l’amour me fait vivre...

ELVIRE.

Donnez-m’en donc la preuve en cessant de me suivre.

DOM FADRIQUE.

Quoi, me laisser toujours dans mon aveuglement ?

ELVIRE.

Je vous l’ai déjà dit, je ne puis autrement.

DOM FADRIQUE.

N’accorderez-vous rien à mon amour extrême ?

Aimerai-je toujours sans savoir ce que j’aime,

Et quand d’un trait si doux mon cœur se sent blesser,

Chercher à vous connaître, est-ce vous offenser ?

ELVIRE.

Si sans trop me flatter il m’est permis de croire

Qu’à soupirer pour moi vous trouvez quelque gloire,

Si l’innocent appas d’un sincère entretien

A pu vous obliger à me vouloir du bien,

Sur vous-même aujourd’hui gardez assez d’empire

Pour n’exiger de moi que ce que je puis dire,

Et croyez qu’il importe au succès de vos feux,

Que je vous taise encor mon nom un jour ou deux.

DOM FADRIQUE.

Ah, s’il est important au beau feu qui m’anime,

Contester plus longtemps serait commettre un crime ;

Mais quand puis-je espérer d’en savoir le secret ?

ELVIRE.

Peut-être dès demain. Adieu, soyez discret,

Vous savez ma promesse.

DOM FADRIQUE.

Adieu, belle Inconnue.

CLARIN, à Célie.

Adieu, Lune ou soleil caché sous une nue.

Touche.

CÉLIE.

C’est fait, adieu, grand diseur de beaux mots.

 

 

Scène III

 

DOM FADRIQUE, CLARIN

 

CLARIN.

Vous ne la suivez point ?

DOM FADRIQUE.

Il n’est pas à propos,

Ce serait tout gâter, puisque dans peu j’espère

L’aveu d’aller chez elle éclaircir ce mystère.

Cependant elle est riche, elle est noble.

CLARIN.

Fort bien ;

C’est là le résultat de tout votre entretien ?

DOM FADRIQUE.

Je n’ai rien su de plus, mais toi ?

CLARIN.

Pas davantage.

Croyez-moi, l’une et l’autre est faite au badinage,

Et tout leur procédé vous doit faire juger

Qu’elles ne cherchent rien qu’à nous faire enrager.

DOM FADRIQUE.

À te dire le vrai, ce procédé m’étonne,

Et sur ces nouveautés plus mon esprit raisonne.

CLARIN.

Raisonnez, car pour moi, je gagne sur ce point

Autant à raisonner qu’à ne raisonner point.

DOM FADRIQUE.

Que me veut cette Dame, enfin que prétend-elle ?

CLARIN.

Ne vous l’ai-je pas dit ? Vous brouiller la cervelle,

Heureux, si son amour pour vous si diligent

Ne vous escroque pas à la fin votre argent.

DOM FADRIQUE.

Ta crainte est bien fondée.

CLARIN.

Assez bien.

DOM FADRIQUE.

Tu raffines.

CLARIN.

Pour attraper le monde on fait mines sur mines,

Et de ces rendez-vous souvent l’appas trompeur

Tend un piège à la bourse, et point du tout au cœur.

Je crains bien quelque emprunt, Monsieur à ne point rendre.

DOM FADRIQUE.

Qu’un sentiment si bas me pût jamais surprendre ?

CLARIN.

Vous faites l’esprit fort, mais s’il faut qu’en effet...

DOM FADRIQUE.

Tais-toi.

CLARIN.

Pour vous convaincre, examinons le fait.

Las sur terre et sur mer de parcourir le monde

Vous fixez en ces lieux votre nef vagabonde,

Depuis huit jours au plus nous sommes à Madrid,

Et dès le lendemain, Monsieur, on vous écrit ;

Le rendez-vous se donne, où Maîtresse invisible

À vos perfections se déclare sensible,

Et poursuivant sa chance ainsi de jour en jour,

Pour vous prendre au filet vous entretient d’amour.

Point de nom ; on le cache avec un soin extrême,

Demander à la voir, c’est commettre un blasphème,

La suivre, encore pis, c’est la perdre. Ma foi,

Je l’empêcherais bien de se moquer de moi,

Et de force ou de gré...

DOM FADRIQUE.

Tu vas un peu trop vite.

CLARIN.

Enfin sans plus tarder j’en voudrais être quitte.

C’est vous plaire, Monsieur, à vous laisser tromper.

DOM FADRIQUE.

Non, non, je ne suis pas si facile à duper.

Mais pourrais-je me rendre à ce soupçon infâme ?

Car enfin l’entretien est un miroir de l’âme,

Et quelque effort qu’on fasse à bien dissimuler,

Pour se faire connaître il suffit de parler,

Ah, que dans ses discours j’ai découvert de charmes,

Et pour leur résister qu’il faut de fortes armes !

CLARIN.

Vous en tenez, Monsieur, pour le moins à demi.

DOM FADRIQUE.

Sans doute.

CLARIN.

Et que devient la sœur de votre ami ?

Comment dans votre cœur gouvernez-vous Elvire ?

DOM FADRIQUE.

Toujours pour ses appas mon triste cœur soupire,

Mais ne t’étonne point si je tâche en ce jour

D’éteindre un feu si beau par un nouvel amour.

Tu sais qu’ailleurs son Frère engage sa franchise,

Que sa foi par son ordre à Dom Lope est promise,

Qu’il est parti pour Flandre, et qu’enfin leur traité

N’attend que son retour pour être exécuté.

CLARIN.

C’est fort bien avisé, mais vous avez la mine

D’irriter votre mal par cette médecine.

Cet Objet inconnu, si j’en ai bien jugé,

Vous rend plus amoureux, et non plus engagé ;

Et quand pour sa beauté que je suppose vraie

Vous vous serez laissé longtemps donné la baye,

La belle s’éclipsant enfin en un beau jour,

Vous perdrez la Maîtresse, et garderez l’amour.

DOM FADRIQUE.

Pourquoi juger si mal de son ardeur fidèle,

Si même avant deux jours je la dois voir chez elle ?

CLARIN.

Vous ne manquerez pas à l’assignation ?

DOM FADRIQUE.

Doutes-tu de mon cœur ou de ma passion,

Et me vois-tu d’humeur à mépriser qui m’aime ?

CLARIN.

Non, Monsieur, mais enfin gardez le stratagème.

DOM FADRIQUE.

Ta sotte défiance est un étrange mal.

CLARIN.

Pour moi, je n’irais point.

DOM FADRIQUE.

Tu parles en brutal,

J’irai, quand je saurais que le Destin m’apprête...

CLARIN.

Vous ferez bien, Monsieur, vous l’avez à la tête,

Mais si vous m’en croyez, pour ne rien hasarder,

En ce cas donnez-moi votre bourse à garder.

DOM FADRIQUE.

Sa conservation te tient bien en cervelle ?

CLARIN.

Oui, je crains le péril moins pour vous que pour elle.

Cette adroite Inconnue, à l’entretien si doux,

Sait comme je le sais qu’il fait bon avec vous,

Et pour chasser bien loin tout soupçon d’imposture,

Par des discours sucrés, sans montrer sa figure,

Elle vous a longtemps exprès amadoué,

Mais qu’on m’étrille bien si vous n’êtes joué,

Et si l’on ne vous fait, recevant la visite,

Monter tout doucement, et descendre fort vite.

DOM FADRIQUE.

Que je souffre à t’ouïr extravaguer toujours !

Mais voici Dom César qui vient à mon secours.

 

 

Scène IV

 

DOM FADRIQUE, DOM CÉSAR, CLARIN

 

DOM FADRIQUE.

Je devine quel soin en ces lieux vous appelle,

Voyant si près de vous le logis d’Isabelle.

DOM CÉSAR.

Vous voyez dans sa flamme un Amant obstiné,

Qu’à languir sans espoir l’amour a condamné.

DOM FADRIQUE.

Cette injuste langueur vous doit être épargnée,

Sa Suivante est à vous, vos présents l’ont gagnée,

Et vous pouvez prétendre un succès assez doux

Ayant chez elle ainsi qui lui parle pour vous.

DOM CÉSAR.

Il est vrai que pour moi Béatrix s’intéresse,

Qu’à mes soins assidus elle joint son adresse ;

Mais nous faisons tous deux des efforts superflus

Pour obtenir un cœur que l’ingrate n’a plus.

DOM FADRIQUE.

Un Rival plus heureux aurait touché son âme ?

DOM CÉSAR.

Dom Félix est l’objet de sa secrète flamme,

Et ce fut pour l’apprendre à mon esprit jaloux,

Qu’hier au soir Béatrix me dona rendez-vous.

Mais nous parlions ensemble à peine à sa fenêtre,

Que ce même Rival commença de paraître,

Qui d’abord, « Sus, il faut (dit-il tout furieux)

Mériter l’Infidèle, ou mourir à ses yeux. »

La digne occasion offerte à ma colère

Sans l’obstacle fâcheux d’Isabelle et son père !

Soudain aux premiers coups l’un et l’autre sortit.

DOM FADRIQUE.

De tous deux par respect la fureur s’alentit ?

DOM CÉSAR.

Dom Félix en triomphe, et c’est là ma disgrâce ;

Craignant d’être connu je lui cède la place,

Je fuis, mais c’est d’un air qui lui fait trop juger

Que je fuis la lumière, et non pas le danger.

DOM FADRIQUE.

Ainsi vous ignorez ce qu’Isabelle en pense ?

DOM CÉSAR.

Je l’ignore en effet, et plein d’impatience

Par ce Billet sans nom j’oblige Béatrix

À me tirer du trouble où flottent mes esprits,

Et je venais ici pour le rendre moi-même.

DOM FADRIQUE.

C’est mettre vos secrets dans un péril extrême,

On peut vous épier, le voir donner en main.

DOM CÉSAR.

Je ne veux que le rendre, et m’éloigner soudain.

DOM FADRIQUE.

Mais enfin, puisqu’il manque et de nom et d’adresse,

Clarin le peut donner sans qu’il vous intéresse.

Qui le soupçonnera d’aller de votre part ?

DOM CÉSAR.

Donc Béatrix sortant qu’il la tire à l’écart,

Et fuyant d’être vu du moindre domestique...

CLARIN.

Donnez-moi seulement, Monsieur, j’ai la pratique.

DOM CÉSAR.

Tiens, prends, mon cher Clarin, fais bon guet, et s’il faut...

CLARIN.

Vous en avez déjà la réponse, autant vaut,

Je l’aperçois qui sort.

DOM CÉSAR, à Dom Fabrique.

Allons chez moi l’attendre.

DOM FADRIQUE, bas.

Chez Elvire ! Ah, mon cœur, quel combat vas-tu rendre ?

 

 

Scène V

 

CLARIN, BÉATRIX

 

CLARIN.

Ma pauvre Béatrix.

BÉATRIX.

L’abord est familier.

CLARIN.

Ah, je sais mieux traiter l’amour qu’en écolier,

Je t’aime, et tu vaux bien qu’une âme prisonnière

Déclare à ta beauté qu’elle est ma geôlière.

BÉATRIX.

L’agréable galant !

CLARIN.

J’ai fait pour toi des vers.

BÉATRIX.

Pour moi ? T’aurais-je mis la cervelle à l’envers ?

CLARIN.

Tu ris, mais quand tu mets une poitrine en braise,

Un cœur qui s’y rôtit n’est pas trop à son aise.

BÉATRIX.

Tu te sens donc pour moi d’amour bien travaillé ?

CLARIN.

Ma foi, je n’en dors point quand je suis éveillé,

Follette.

BÉATRIX.

Montre donc, si tu veux que je croie...

CLARIN.

C’est un billet d’amour qu’un brave homme t’envoie.

BÉATRIX.

Que me viens-tu conter ?

CLARIN.

Bouche close, lis tôt.

BÉATRIX.

Et tes vers ?

CLARIN.

Lis ceci, tu les auras tantôt.

BÉATRIX, prenant le Billet.

Je n’y vois point d’adresse ?

 

 

Scène VI

 

DOM FÉLIX, ALONSE, BÉATRIX, CLARIN

 

ALONSE, à Dom Félix.

Encor chez Isabelle ?

DOM FÉLIX.

Va, laisse courir où mon amour m’appelle.

Mais, ô Dieu ! Béatrix recevoir un billet ?

Ah, c’est de mon rival.

ALONSE.

Je connais ce valet,

Il est à Dom Fadrique.

CLARIN, à Béatrix.

Enfin le veux-tu lire ?

BÉATRIX.

Mais qui te l’a donné ?

DOM FÉLIX, lui ôtant le Billet.

Je m’en vais te le dire,

Et veux bien m’arrêter pour en prendre le soin.

CLARIN, Dom Félix.

Monsieur, vous avez hâte, il n’en est pas besoin.

Bas.

À voir comme à l’ouvrir sans scrupule il s’empresse,

On dirait qu’en effet c’est à lui qu’il s’adresse.

DOM FÉLIX, déployant le billet.

L’ingrate !

BÉATRIX.

Qu’avez-vous ?

CLARIN.

Sur ce ton, je crains fort

Ses libéralités à me payer le port.

DOM FÉLIX, lit.

Malgré tout le secret de notre intelligence,

Dom Félix cette nuit m’a contraint d’éclater.

Que je sache au plutôt ce qu’Isabelle en pense,

Pour résoudre s’il faut me taire ou m’emporter.

Il continue.

L’amour de Dom Fadrique ainsi se fait paraître,

De jour par un billet, de nuit par la fenêtre ?

BÉATRIX, bas.

Dieux ! C’était Dom César qui l’envoyait ici.

CLARIN.

Rendez-moi mon Billet, Monsieur, et grand merci.

DOM FÉLIX.

Va, connais Dom Félix, et dis à Dom Fadrique,

Qu’avecque ses Rivaux c’est ainsi qu’il s’explique.

Il lui donne un soufflet.

CLARIN.

Je suis homme d’honneur, et vous avez grand tort.

Dom Fadrique...

DOM FÉLIX, lui donnant des coups du plat de son épée.

Maraud.

CLARIN, fuyant.

À l’aide, je suis mort.

BÉATRIX.

Ô Dieux, que faites-vous ?

DOM FÉLIX.

J’ai tort, je le confesse,

D’oser sur cette preuve accuser ta maîtresse,

Peu de chose m’alarme, et je fais trop de bruit.

 

 

Scène VII

 

DOM FÉLIX, ISABELLE, BÉATRIX, CLARIN

 

ISABELLE.

Quoi, toujours quereller, soit de jour, soit de nuit ?

DOM FÉLIX.

Une juste douleur se peut-elle contraindre,

Quand on a jour et nuit tant de lieu de se plaindre ?

ISABELLE.

Et de qui, Dom Félix ?

DOM FÉLIX.

Et bien, dissimulez,

Je veux taire avec vous le feu dont vous brûlez ;

Aussi bien vous aimant j’ai part à votre gloire,

Et l’inconstance étant une tache trop noire,

J’aurais peine à souffrir qu’il vous fût reproché

Que d’un crime si bas votre cœur fût taché.

Mais de peur qu’un vieillard ne puisse enfin connaître

Que de nuit mon rival vous parle à la fenêtre,

Donnez un meilleur ordre, et choisissez de jour

Des Agents plus adroits pour les billets d’amour.

ISABELLE.

De quoi me parlez-vous, et quel dessein vous porte

À venir aujourd’hui m’insulter de la sorte ?

Moi, j’aurais, au mépris de ce que je vous dois,

En faveur d’un Rival disposé de ma foi ?

DOM FÉLIX.

C’est une nouveauté dont j’ignore la cause,

Mais ce billet en dit bien quelque chose.

ISABELLE.

Quel billet ?

DOM FÉLIX, montrant Béatrix.

C’est donc peu qu’entre ses mains surpris...

ISABELLE.

Surpris entre ses mains ! Qu’est-ce ci, Béatrix ?

BÉATRIX.

Moi, pourrais-je savoir ce que ce pourrait être,

Connaissant aussi peu le Valet que le Maître ?

DOM FÉLIX, à Béatrix.

Tu n’es pas à blâmer quand tu m’oses trahir,

Ta Maîtresse l’ordonne, il lui faut obéir.

ISABELLE.

Enfin, soit tout de bon, ou soit par raillerie,

C’est trop continuer, arrêtez, je vous prie,

Ces soupçons à ma foi sont trop injurieux,

Et m’aimant, vous devez me connaître un peu mieux.

DOM FÉLIX.

Je le devrais, ingrate, et c’est là mon supplice,

Qu’après mille devoirs et deux ans de service,

Quand je crois ton amour à mon amour égal,

Tes trahisons font voir que je te connais mal ;

Mais enfin je n’ai pas dessein de te confondre,

Adieu, prends ce Billet, et va-t’en y répondre,

Je ne t’arrête plus ; satisfais promptement

À ce que veut de toi ce généreux Amant,

Ton péril fait sa crainte, et sans ingratitude

Tu ne le peux laisser dans son inquiétude ;

Fais-lui, fais-lui réponse, il la mérite bien.

ISABELLE.

Vous tenez un discours où je ne comprends rien.

DOM FÉLIX.

La rougeur de ton front le fait assez paraître.

ISABELLE.

Ces reproches sanglants, il est vrai, la font naître,

Mais sachez qu’elle marque en cette occasion,

Plus de colère en moi que de confusion.

DOM FÉLIX.

Autrefois, Isabelle, elle eût pu me déplaire,

Mais perdant ton amour, je crains peu ta colère.

ISABELLE.

La vôtre vous emporte, et se croit tout permis,

Mais que je sache au moins quel crime j’ai commis.

Qu’est-ce enfin ? Béatrix est-elle ma complice ?

DOM FÉLIX.

Oui, je me plains sans doute avec trop d’injustice,

Seul je règne en ton âme, et jusques à ce jour

Dom Fadrique jamais ne t’a parlé d’amour ?

ISABELLE.

Quel est ce Dom Fadrique ? Et quelle jalousie

Vous a mal à propos brouillé la fantaisie !

DOM FÉLIX.

Tu crois me satisfaire en niant jusqu’au bout,

Mais ne rien confesser, c’est confesser le tout.

Ne ferais-tu pas mieux, Ingrate, de me dire,

« Il est vrai que pour moi Dom Fadrique soupire,

Mais en vain, me montrant un cœur passionné,

Il croit toucher celui que je vous ai donné.

Si son feu malgré moi s’est fait enfin paraître,

Si vous l’avez de nuit trouvé sous ma fenêtre,

S’il rend par ses Billets hommage à mes appas,

C’est l’effet d’un amour que je n’approuve pas. »

Mes maux dans ce mensonge auraient quelque allégeance,

Et tu t’excuserais au moins en apparence,

Un semblable détour serait moins odieux ;

Mais oser démentir le rapport de mes yeux !

ISABELLE.

S’ils osent vous tromper en cette conjoncture,

Dois-je pour me trahir taire leur imposture ?

Mais je commence à voir que pour rompre avec moi

Vous-même à votre gré vous engagez ma foi.

Si c’est là, Dom Félix, le désir qui vous presse,

Conduisez votre fourbe avecque plus d’adresse,

Et sans qu’un Inconnu prétexte ce courroux,

Des soins de Dom César feignez d’être jaloux ;

Car enfin il me parle, et l’on vous a pu dire

Que depuis quelque temps c’est pour moi qu’il soupire.

Quoi, Dom César encor ? Quel remède à mon mal ?

C’eût été peu pour moi de n’avoir qu’un Rival.

Mais je m’en plains à tort, ta beauté sans seconde

Mérite justement les vœux de tout le monde.

Ah volage, inconstante, âme double et sans foi.

Adieu, n’espère pas...

ISABELLE.

Au moins écoutez-moi.

DOM FÉLIX.

Après ce que je sais qu’écouterai-je encore ?

ISABELLE.

Sachez...

DOM FÉLIX.

Outre ces deux, qu’un troisième t’adore ?

ISABELLE.

Voyez...

DOM FÉLIX, s’en allant.

Ah, j’ai trop vu, parjure.

ISABELLE, l’arrêtant.

Où courez-vous ?

Quoi ? Me quitter ainsi ?

DOM FÉLIX.

Crains mon juste courroux,

Et qu’un père averti de tes lâches pratiques

Ne rende ma vengeance et ta honte publiques.

ISABELLE.

Oui, va, je te permets de l’aller publier,

Et j’ai pris trop de soin de me justifier.

Suis d’un transport honteux la passion confuse,

Tu ne mérites pas que je te désabuse.

Elle rentre.

DOM FÉLIX.

Il faut mourir, Alonse, après ce coup fatal.

Ô Beauté trop volage ! Ô trop heureux Rival !

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ELVIRE, CÉLIE

 

ELVIRE.

Enfin jusques ici l’affaire est bien conduite.

CÉLIE.

À vous dire le vrai, j’en redoutais la suite.

Il est de leur honneur certains Frères jaloux,

Qui feraient mauvais jeu de pareils rendez-vous,

Et je crois, de l’humeur dont je connais le vôtre,

Qu’il en ferait du moins vacarme autant qu’un autre.

ELVIRE.

Oui, s’il les découvrait ; mais comme rarement

Il entre si matin dans mon appartement,

Avant qu’il me demande, il m’est peu difficile

De faire à son insu deux ou trois tours en ville.

CÉLIE.

Mais quand finirez-vous le rôle commencé ?

ELVIRE.

Dom Fadrique s’y trouve assez embarrassé.

CÉLIE.

Après vos tours d’adresse il a sujet de l’être.

ELVIRE.

J’admire qu’il m’ait pu si longtemps méconnaître.

CÉLIE.

S’en faut-il étonner, si lorsque je vous vois

Changer en lui parlant et de port et de voix,

Plus surprise que lui de votre stratagème,

Moi-même je commence à douter de vous-même ?

ELVIRE.

Sais-tu quel est mon but ?

CÉLIE.

Il m’est aisé de voir

Qu’en feignant de l’aimer vous flattez son espoir,

Mais j’ignore quel fruit vous en pouvez attendre,

Puisqu’il est arrêté qu’à son retour de Flandre,

Dom Lope, qu’on attend ici de jour en jour,

Verra par votre hymen couronner son amour.

ELVIRE.

Moi, causer de l’amour par une feinte flamme ?

Ah, que tu connais mal les sentiments d’une âme,

Qui noble, et d’un tyran bravant l’injuste loi,

Quand elle veut aimer, ne consulte que soi !

Oui, mon frère est tyran autant qu’on le peut-être

Quand il veut me contraindre à recevoir un maître,

Mais je ne règle pas mes désirs sur les siens ;

Qu’il fasse ses présents, je veux faire les miens.

CÉLIE.

Ainsi Dom Lope encor n’est pas sûr de vous plaire ?

ELVIRE.

Crois-tu mon cœur sujet aux caprices d’un Frère ?

Il s’est voulu servir de son autorité,

Mais rien n’est tant à nous que notre volonté.

Ce droit saint et sacré que la nature donne,

Toujours indépendant, ne respecte personne,

Et je n’ai point encore appris jusqu’à ce jour

Que jamais la contrainte ait fait naître l’amour.

L’ordre qu’on nous en donne aisément nous dispose

À secouer le joug qu’un autre nous impose ;

Tel serait adoré qu’on se force à haïr,

À cause que l’aimer ce serait obéir,

Tant cet amour jaloux de sa toute-puissance,

D’elle seule en nos cœurs veut tenir sa naissance.

Dom Lope méritait et mon choix et ma foi,

Si sa flamme eût voulu ne les devoir qu’à moi ;

Mais sur moi de mon Frère il a cherché l’empire,

Et je le hais, Célie, afin de l’en dédire,

Et ce qu’en sa faveur il me fait ordonner,

Lui fait perdre en secret ce qu’on croit lui donner.

Si je feins cependant un peu de complaisance,

C’est pour bien ménager le temps de son absence,

Pour n’être point suspecte, et pour éblouir mieux

Ce Frère qui prétend que j’aime par ses yeux.

CÉLIE.

Dom Fadrique est l’objet de vos peines secrètes,

Et vous pouvez encor lui cacher qui vous êtes ?

ELVIRE.

Ce secret de mon cœur doit-il passer au sien,

Que je n’aie éprouvé s’il en usera bien ?

Mais ou mon œil me trompe, ou mon Frère l’amène.

 

 

Scène II

 

DOM CÉSAR, DOM FADRIQUE, ELVIRE, CÉLIE

 

DOM FADRIQUE, à Elvire.

Au plaisir de vous voir je ne consens qu’à peine,

Puisque entrant en ce lieu, quel que soit mon bonheur,

La peur de vous déplaire en corrompt la douceur.

ELVIRE.

L’accès vous en est libre, et l’amitié d’un Frère

N’y saurait rien souffrir qui me puisse déplaire.

DOM CÉSAR.

Dom Fadrique, ma Sœur, serait trop mal traité,

S’il ne devait qu’à moi votre civilité

Donnez-en l’avantage à son propre mérite.

ELVIRE.

Vous me feriez par là redouter sa visite ;

Car ma civilité n’irait jamais si haut,

Que je ne crusse encor mal payer ce qu’il vaut.

DOM FADRIQUE.

Ah ! Par tant de bonté n’enflez pas mon audace,

Ou vous-même ayez soin de vous en rendre grâce ;

Ces termes sont pour moi si charmants et si doux,

Que tout ce que je pense est beaucoup au-dessous.

ELVIRE.

Dom Fadrique est flatteur.

DOM FADRIQUE.

Bien moins qu’il ne vous semble.

ELVIRE.

Vous ne me dites point d’où vous venez ensemble.

DOM CÉSAR.

Le faut-il demander, ma Sœur, si chaque jour

Tous mes pas, tous mes soins sont dus à mon amour ?

ELVIRE.

Quoi, vous voulez toujours aimer une cruelle ?

DOM CÉSAR.

J’espère encore en vous, qui pouvez tout sur elle.

ELVIRE.

Vous vous engagez trop sur un si faible espoir,

J’ai cent fois, mais en vain, essayé ce pouvoir ;

Un cœur pour se donner ne prend loi de personne.

DOM FADRIQUE, à Elvire.

Pour moi, je l’avouerai, sa passion m’étonne,

Et je ne comprends point par quel charme fatal

Il s’obstine à chérir qui le traite si mal.

DOM CÉSAR.

De quoi vous étonner, si par expérience

Vous connaissez d’amour la bizarre puissance ?

ELVIRE, à Dom Fadrique.

Quoi donc, aimeriez-vous aussi sans être aimé ?

DOM CÉSAR.

Il croit plaire à l’objet dont son cœur est charmé,

Mais son aveuglement en ce point est extrême,

Qu’il fait gloire d’aimer sans savoir ce qu’il aime.

ELVIRE.

Cet effet de l’amour me parait fort nouveau.

DOM FADRIQUE.

Ce Dieu veut qu’avec lui je porte son bandeau,

Et remplissant mon cœur de cette flamme obscure,

Il m’a rendu l’objet d’une rare aventure.

DOM CÉSAR.

Ami, puis-je sur vous user de mon crédit ?

Aux désirs d’une Sœur accorder ce récit.

ELVIRE.

Ce serait m’obliger.

DOM FADRIQUE.

J’y mets toute ma gloire.

ELVIRE, à Célie.

Oyons ce que de moi Dom Fadrique ose croire.

DOM FADRIQUE.

Six jours sont écoulés depuis l’heureux moment,

Qui d’un si rare amour fut le commencement.

Sur les bords de ce fleuve, où chaque jour nos Dames,

Allant prendre le frais, font naître mille flammes,

Je revois à l’écart, quand je perds mon repos,

Recevant un Billet où je trouve ces mots.

« Touchant quelques secrets que Dom Fadrique ignore,

Une Dame demain doit l’attendre en ce lieu.

Qu’il s’y rencontre seul au lever de l’Aurore,

S’il est aussi discret que généreux, adieu. »

Ô combien de ce jour dans mon impatience

Par mes vœux redoublés hâtai-je la naissance !

Il paraît, et suivi seulement d’un valet,

Je cours me rendre au lieu que marquait le Billet,

Où suivant sa promesse, une belle Inconnue

Quelques moments après se présente à ma vue.

Je dis belle et charmante, encor que ses beaux yeux

Eussent à peine à braver un voile injurieux,

Qui me cachant le reste en cette conjoncture,

D’un pinceau bien adroit m’en faisait la peinture ;

Car enfin, et la mine, et la taille, et le port,

Pour triompher d’une âme ont un charme assez fort,

Et l’amour dans nos cœurs assez souvent s’allume,

Moins par ce que l’on voit, que par ce qu’on présume.

Tout confus je l’aborde, et ma sincérité

S’efforçait de paraître en ma civilité,

Quand me voyant surpris, « Dom Fadrique dit-elle,

Cette façon d’agir vous semblera nouvelle,

Mais avant qu’il soit peu, si vous êtes discret,

Vous en pourrez savoir le mystère secret.

Je vous cherche, et veux bien vous faire cette grâce,

Par elle j’apprendrai ce qu’il faut que je fasse,

Et selon, bien ou mal, que vous en userez,

Chaque jour en ce lieu vous me rencontrerez. »

À ces mots je lui jure entière obéissance,

Par un vœu solennel je m’engage au silence.

Ainsi depuis six jours, son charmant entretien

Fait et tous mes plaisirs et mon souverain bien,

Cette entrevue ainsi jusqu’ici continue ;

Mais toujours même soin, et même retenue.

Mes plus profonds respects ne peuvent l’obliger

À croire qu’on m’apprend un secret sans danger ;

J’ai beau la conjurer de montrer son visage,

Ma prière au refus obstinément l’engage,

Et quel que soit le bien dont j’ose me flatter,

J’en perds la jouissance à la précipiter.

Dans ce désordre enfin m’étant lassé de vivre,

Je me suis aujourd’hui résolu de la suivre,

Mais à peine après elle ai-je fait quelque pas...

CÉLIE, à Dom César.

Monsieur, un Inconnu vous demande là-bas.

DOM CÉSAR, à Elvire.

Et bien, fut-il jamais rencontre plus galante ?

CÉLIE.

Il presse fort, Monsieur, l’affaire est importante.

DOM CÉSAR, à Dom Fadrique.

Je vous laisse achever ce récit à ma Sœur.

 

 

Scène III

 

DOM FADRIQUE, ELVIRE, CÉLIE

 

ELVIRE.

Dom Fadrique a donc fait un présent de son cœur,

Et cependant ignore en son ardeur parfaite,

Tout prisonnier qu’il est, quelle chaîne l’arrête ?

Cette aventure est rare, et mon esprit surpris

Des merveilles d’amour croit lui devoir le prix.

Mais s’il faut librement dire ce que j’en pense,

Je m’étonne encor plus d’une autre circonstance.

DOM FADRIQUE.

Quelle est-elle, Madame ?

ELVIRE.

Un Cavalier parfait,

Civil, noble, vaillant, si bien né, si bien fait,

Se vanter de la sorte, et sans craindre le blâme,

Conter publiquement les faveurs d’une Dame !

DOM FADRIQUE.

C’est me faire un reproche avec peu de raison.

En quoi lui fais-je tort, puisque je tais son nom ?

ELVIRE.

En vain vous affectez celui d’Amant sincère,

Ce que l’on ne sait point est bien facile à taire,

Et qui pour se vanter a le cœur assez bas,

Conterait jusqu’au nom s’il ne l’ignorait pas.

Il faut étroitement observer le silence,

Ou faire d’un secret entière confidence.

Par là je reconnais le visible danger

Que court cette Inconnue à vous trop obliger,

Et que se découvrant à votre âme indiscrète,

De ses faveurs partout vous serez le trompette.

DOM FADRIQUE.

Blâmez-moi, mais enfin vous devez présumer

Que jamais...

ELVIRE.

Que jamais vous ne sûtes aimer.

DOM FADRIQUE.

Ah ! Si l’amour sur moi n’avait aucun empire,

Que je serais exempt d’un rigoureux martyre !

J’aime, et de mon destin telle est la cruauté,

Que j’aime sans espoir une illustre beauté ;

Mais ce manque d’espoir qui me rend misérable,

Ne rend pas à mes yeux cet objet moins aimable.

J’adore avec respect ses charmes tout-puissants,

Elle n’a jamais su les peines que je sens,

Et par un triste effet de mon malheur extrême,

Je chéris qui l’ignore, et j’ignore qui m’aime.

ELVIRE.

Vous devez souhaiter de ne le pas savoir.

Puisqu’une autre sur vous a déjà tout pouvoir,

Car quel que soit l’espoir dont vous flattiez votre âme,

Quelle gloire aurez-vous à tromper une Femme ?

DOM FADRIQUE.

Moi, la tromper, Madame ! Ah, ne présumez pas

Que je forme un dessein si honteux et si bas.

Elle aura sur mon cœur une entière puissance,

Et si d’un premier feu j’ai peint la violence,

Sachez que j’ai voulu vous tirer seulement

D’une erreur que votre âme embrasse aveuglément,

Et par là vous donner une preuve assez claire,

Que je sais comme il faut et brûler et me taire.

Non que ce bel objet, non que ce premier feu

Sur mes sens étonnés n’agisse encore un peu ;

Pour mieux forcer mon cœur d’aimer une Inconnue,

Tandis qu’elle m’estime indigne de sa vue,

Je m’en fais un tableau, pour flatter mes malheurs,

Dont ce premier objet me fournit les couleurs.

Sous ce voile importun je crois voir ce visage

Qui par des traits si doux à tant d’amour m’engage,

Cet œil vif et perçant, dont le brillant éclat

Sait triompher sans force, et vaincre sans combat,

Cette noble fierté que la charmante Elvire...

ELVIRE.

Ô Ciel ! Que dites-vous ?

DOM FADRIQUE.

Plus que je n’ai cru dire,

Mais enfin je l’ai dit, et ne puis plus celer

Le beau feu dont pour vous l’amour me fait brûler.

Ne craignez rien pourtant d’une flamme si belle,

Elle règne en mon cœur, mais je règne sur elle.

Si j’ose en soupirant former quelques désirs,

Mon espoir le plus doux meurt avec mes soupirs,

Dom Lope a du mérite, il est le choix d’un Frère,

Et douter qu’il vous plût ce serait vous déplaire.

ELVIRE.

Du moins c’est m’offenser que de croire aujourd’hui

Que mon cœur pour aimer prenne l’ordre d’autrui.

Cependant pour souffrir un reproche semblable,

Ma curiosité n’était pas si blâmable,

Et c’est trop la punir que de feindre un amour

Dont le railleur aveu n’est permis qu’à la Cour.

DOM FADRIQUE.

Moi feindre ! Moi railler ! Ah croyez, je vous prie...

ELVIRE.

De grâce, bornez-là votre galanterie,

Et souffrez qu’obligée à des termes si doux,

Par un juste conseil je m’acquitte avec vous.

Cessez de publier qu’une Dame elle-même

Pour vous entretenir use de stratagème,

Le sachant, Dom Fadrique, elle doit vous quitter,

Et conter ses faveurs, c’est mal les mériter.

Songez-y, je vous laisse.

DOM FADRIQUE.

Ah ! Cruelle vengeance !

ELVIRE, derrière une tapisserie.

Tâchons à découvrir de ce lieu ce qu’il pense.

DOM FADRIQUE, seul.

Hélas ! Que m’a servi d’avoir parlé d’un feu,

Qui paraît à ma honte et la touche si peu ?

Car enfin elle apprend que je brûle pour elle,

Et me donne un conseil qui me rend infidèle.

Suivons-le ce conseil, et sans plus soupirer,

Espérons, puisque ailleurs je puis tout espérer.

L’amour d’une Inconnue à mes vœux assurée

Éteindra...

 

 

Scène IV

 

DOM CÉSAR, DOM FADRIQUE

 

DOM CÉSAR.

Quoi, ma sœur s’est déjà retirée ?

DOM FADRIQUE.

Mon aventure sue, elle m’a dit adieu.

Mais quoi, vous soupirez ?

DOM CÉSAR.

Hélas ! J’en ai bien lieu.

De la mort de Dom Lope on m’écrit la nouvelle.

DOM FADRIQUE.

Dom Lope ?

DOM CÉSAR.

C’est l’effet d’une vieille querelle.

Obligé de la vie à sa rare valeur,

Je croyais m’acquitter par l’hymen de ma Sœur,

Et ses vœux secondant les volontés d’un Frère,

Je pressais son retour pour terminer l’affaire.

DOM FADRIQUE.

Dans un pareil malheur je prends trop d’intérêt.

DOM CÉSAR.

Tel était du Destin l’irrévocable arrêt,

Mais il faut encor voir, quelque ennui qui me presse,

Si perdant un Ami, je perds une Maîtresse,

Clarin est de retour.

 

 

Scène V

 

DOM CÉSAR, DOM FADRIQUE, CLARIN

 

CLARIN.

Ah, malheureux !

DOM FADRIQUE.

Qu’as-tu ?

CLARIN.

Les marques seulement d’avoir été battu.

Quelle commission !

DOM CÉSAR.

Cher ami, je te prie,

Aujourd’hui pour le moins trêve de raillerie.

As-tu vu Béatrix ?

CLARIN.

Ah, Monsieur, j’ai vu mieux,

Et mon dos peut parler de ce qu’ont vu mes yeux.

J’ai vu...

DOM CÉSAR.

Dis vite, enfin ?

DOM FADRIQUE.

Qu’as-tu vu, misérable ?

CLARIN.

Laissez-moi respirer ; j’ai vu, je pense, un Diable.

Un certain Dom Félix, qui d’abord franc et net

M’est venu régaler d’un plantureux soufflet.

DOM FADRIQUE.

Un soufflet ! Et je puis endurer cette honte ?

CLARIN.

Je crois que le soufflet était pour votre compte.

C’est quand ma langue ensuite a voulu s’égayer,

En petite monnaie il m’a bien su payer.

C’est pourtant un, oui da, c’est un, je n’ose dire.

DOM CÉSAR.

Et ton Billet ?

CLARIN.

Lui-même il a voulu le lire.

DOM FADRIQUE.

Et tu l’as consenti fort amiablement ?

CLARIN.

Qu’eussé-je fait, Monsieur ? Il est sans compliment,

C’était par charité ce qu’il en voulait faire.

Ah, si j’eusse eu le don de me mettre en colère ?

DOM FADRIQUE.

Il t’a connu pour être à moi, traître, il l’a su ?

CLARIN.

C’est pour cela, Monsieur, qu’il m’a si bien reçu.

DOM CÉSAR.

Quoi, tu l’as pu nommer ?

CLARIN.

Nommer, ou non, qu’importe

Ne connaît-on pas bien les couleurs que je porte ?

DOM FADRIQUE.

Il me croit son Rival ?

CLARIN.

Son Rival ? Mille fois.

DOM CÉSAR.

Et pour le détromper tu n’as point eu de voix ?

CLARIN.

J’ai parlé, j’ai crié, mais il est si farouche,

Qu’à mes dépens trois fois il m’a fermé la bouche,

Et si je n’eusse pas promptement détalé,

J’en avais tout au moins pour un bras avalé.

Peste, comme il étrille !

DOM CÉSAR.

Il t’a battu ?

CLARIN.

Moi-même,

Et si c’est par les coups que l’on montre qu’on aime,

J’ai sujet de me croire au rang de ses amis,

Il m’en a plus donné qu’il ne m’avait promis.

DOM FADRIQUE.

Traiter un de mes gens avec tant d’insolence,

Sachant qu’il m’appartient ! Ah, j’en prendrai vengeance.

DOM CÉSAR.

C’est à moi de la prendre, à moi de qui le front

Est couvert d’infamie après un tel affront ;

Il allait de ma part, et ce sanglant outrage

Regarde seulement le Maître du message.

Seul je dois satisfaire à mon honneur blessé.

DOM FADRIQUE.

Vous disputez en vain, je suis seul offensé,

L’affront s’est fait au nom, et c’est moi qui le porte.

DOM CÉSAR.

Toujours sur un abus la vérité l’emporte.

De qui son audace ait menacé les jours,

Il n’en veut qu’à celui qui trouble ses amours.

Si je suis son Rival, si j’adore Isabelle,

À quoi bon vous armer pour ma propre querelle ?

CLARIN.

Mais plutôt à quoi bon contester là-dessus ?

Vous n’avez rien senti des coups que j’ai reçus,

Et c’est moi seulement qu’il faut qu’on désaffronte ?

Bourrez-le donc tous les deux, j’en prends sur moi la honte.

DOM CÉSAR.

Quoi, lâche, deux contre un ?

CLARIN.

Vous aurez plutôt fait,

Qu’importe ?

DOM FADRIQUE.

Il faut sur l’heure en être satisfait.

Sais-tu son logis ?

CLARIN.

Non ; de bon cœur je l’ignore.

DOM CÉSAR.

Quoi, dans votre dessein vous persistez encore,

DOM FADRIQUE.

Quoi, je pourrais souffrir qu’on m’osât outrager,

Et je vous laisserais le soin de me venger ?

DOM CÉSAR.

Mais ce n’est qu’un Rival que touche cette offense.

DOM FADRIQUE, s’en allant.

Et bien donc, je le suis.

DOM CÉSAR.

Il court à ma vengeance,

Mais puisque mes raisons n’ont pu rien obtenir,

Pour assurer ma gloire il faut le prévenir.

 

 

Scène VI

 

ELVIRE, CÉLIE

 

CÉLIE.

Vous n’avez plus à craindre un fâcheux hyménée ?

ELVIRE.

D’un malheureux Amant je plains la destinée,

Mais à quels déplaisirs me dois-je préparer ?

Déjà ce triste cœur en ose soupirer,

Dom Fadrique et mon Frère ont la même querelle.

CÉLIE.

Il en faut promptement avertir Isabelle.

ELVIRE.

Je n’en tirerais pas l’effet que je prétends ;

Courons chez Dom Félix sans perdre plus de temps.

Si je les y pouvais devancer l’un et l’autre...

CÉLIE.

Pour moi, je ne vois pas quel dessein est le vôtre.

ELVIRE.

Tu le sauras bientôt.

CÉLIE.

Mais songez-vous comment...

ELVIRE.

Tiens ta coiffe abattue, et me suis seulement.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LÉONEL, DOM FÉLIX, ALONSE

 

LÉONEL.

Appelez ma prière, ou scrupule, ou faiblesse,

L’honneur est délicat, peu de chose le blesse.

Déjà de tous côtés j’entends naître un sourd bruit,

À cause qu’à ma porte on s’est battu de nuit.

On vous nomme tout bas l’auteur de la querelle ;

À ses Rivaux, dit-on, il dispute Isabelle.

D’un Voisin médisant ce murmure indiscret

Me semble pour ma Fille un outrage secret.

Étouffez-le, de grâce, et donnez lieu de croire

Que l’imposture en vain ose attaquer sa gloire.

DOM FÉLIX.

Ce soupçon mal fondé peut un peu trop sur vous,

Ces Rivaux prétendus n’étaient que des filous.

Je vous l’ai déjà dit, qu’ils m’ont pressé de sorte,

Qu’au besoin cette nuit j’ai gagné votre porte.

Cette heureuse retraite assurait mon parti,

Quand au bruit du combat vous-même êtes sorti,

Et ces lâches craignant qu’on les pût reconnaître,

Ont disparu si tôt qu’ils vous ont vu paraître.

LÉONEL.

Je le veux croire ainsi, mais le Peuple toujours

Dit ce qu’il s’imagine, et tient de sots discours.

Comme un mal négligé s’aigrit et continue,

Obtenez de vous-même un peu de retenue,

Et fuyant un quartier où l’on compte vos pas,

Montrez qu’à ces faux bruits vous ne consentez pas.

DOM FÉLIX.

Gardez plutôt de là qu’on ne prenne l’audace...

LÉONEL.

Enfin me voulez-vous refuser cette grâce ?

DOM FÉLIX.

Vous pouvez tout sur moi, mais vous n’avez pas lieu...

LÉONEL.

Il y va de ma gloire, et c’est assez, adieu.

 

 

Scène II

 

DOM FÉLIX, ALONSE

 

DOM FÉLIX.

Ô de mon mauvais sort rigoureuses atteintes !

ALONSE.

Quoi, vous ne donnez point de relâche à vos plaintes ?

DOM FÉLIX.

Par quel aveuglement moi-même contre moi,

Excuser une ingrate et son manque de foi ?

Il fallait au Vieillard découvrir la pratique,

Qui m’ôtant son amour le donne à Dom Fadrique.

De mes prétentions un autre a donc le fruit ?

Hélas !

ALONSE.

Mais l’avez-vous reconnu cette nuit ?

Car enfin un esprit atteint comme le vôtre,

Prend aisément le change, et souvent l’un pour l’autre.

DOM FÉLIX.

Pour le connaître en vain j’ai fait tout mon effort,

Au bruit que nous faisions on prend l’alarme, on sort.

La lumière paraît, il recule, et sa fuite

Dérobe enfin sa tête à ma juste poursuite.

ALONSE.

Que ne le suiviez-vous ?

DOM FÉLIX.

C’eût été tout gâter,

Pour l’honneur d’Isabelle il fallait m’arrêter,

Et feignant à son Père un sujet de querelle,

Détourner ses soupçons prêts à tomber sur elle.

Mais je mériterais les maux dont je me plains,

Si je ne pénétrais leurs coupables desseins.

Alonse, ce Billet où tant d’amour éclate,

Qu’un valet de sa part portait à mon ingrate,

N’en dit-il pas assez pour me faire savoir

Que Fadrique a sur elle un absolu pouvoir ?

ALONSE.

C’est ce qui me confond ; il se peut pourtant faire...

DOM FÉLIX.

Non, non, quand j’ai pressé pour parler à son père,

Lui découvrir ma flamme, et tirer son aveu,

On m’a toujours prié de différer un peu.

La volage cent fois m’a conjuré d’attendre,

Et ce n’était enfin que pour mieux me surprendre ;

C’était pour gagner temps, j’en suis trop éclairci.

Mais que vois-je ! Une Dame !

ALONSE.

Elle s’en vient ici.

DOM FÉLIX.

Ô Dieux ! Alonse, ô Dieux ! Si c’était Isabelle ?

ALONSE.

Chassez votre chagrin, sans doute que c’est elle.

DOM FÉLIX.

Ah, ne me flatte point d’un espoir décevant,

Mon cœur, quoique irrité, volerait au-devant,

Un doux saisissement s’en étant rendu maître,

Par d’aimables transports me la ferait connaître ;

Mais écoutons, elle entre en cet appartement.

 

 

Scène III

 

DOM FÉLIX, ELVIRE, CÉLIE, chacune la coiffe abattue

 

ELVIRE.

Pourrais-je sans témoins vous parler un moment ?

DOM FÉLIX.

Sors, Alonse, et surtout ne laisse entrer personne.

ELVIRE.

Je vois bien, Dom Félix, que votre esprit s’étonne,

Et que vous n’aspirez qu’à vous voir éclairci

Du sujet important qui me conduit ici ;

Mais prête à vous ouvrir mon âme toute entière,

Oserais-je d’abord vous faire une prière ?

Comme d’elle dépend mon espoir le plus doux,

Si j’en obtiens l’effet, je tiendrai tout de vous.

DOM FÉLIX.

Vous l’obtiendrez, Madame, à quoi qu’elle m’engage ;

Douter d’être obéie est me faire un outrage.

Parlez donc sans réserve, et me dites en quoi

Vous êtes résolue à vous servir de moi.

ELVIRE.

Dans un si triste état ma fortune est venue,

Que bien que de tout point je vous sois inconnue,

Je me vois en effet contrainte à partager

Les périls où la vôtre a su vous engager.

Si je crains aujourd’hui, vous seul me faites craindre,

C’est pour vous que du Sort j’ai sujet de me plaindre,

Et pour vivre en repos, il me faut repousser

Les coups dont sa rigueur semble vous menacer.

DOM FÉLIX.

Cette crainte pour moi marque une âme fort tendre ;

Mais dans tout ce discours je ne puis rien comprendre,

Et quoi que j’y soupçonne un sens mystérieux...

ELVIRE.

Puisque vous le voulez, je m’expliquerai mieux.

D’une seule action ayant fait deux offenses,

Vous vous êtes rendu l’objet de deux vengeances.

Combattre et terrasser un puissant ennemi,

C’est avec beaucoup d’heur ne vaincre qu’à demi.

Par là vous pouvez voir quel péril est le vôtre,

L’un défait, il faudra que vous combattiez l’autre,

Au lieu qu’un peu d’absence apaisant leur courroux,

M’ôterait tout sujet de rien craindre pour vous.

Pour deux jours seulement abandonnez la ville ;

Ou si l’éloignement vous est trop difficile,

Que vos gens pour le moins, dans ce péril pressant,

Fassent courir le bruit que vous êtes absent,

Et surtout d’aujourd’hui ne parlez à personne.

Pour votre sûreté souffrez que je l’ordonne.

Paieriez-vous mon avis d’un injuste refus ?

DOM FÉLIX.

Cet excès de bonté rend mon esprit confus ;

Mais, Madame, avec vous s’il faut parler sans feindre,

C’est à tort que pour moi vous trouvez lieu de craindre.

Que le sort à son gré se montre rigoureux,

Si j’ai des ennemis, ils seront généreux.

ELVIRE.

Quoi, voulez-vous trahir l’intérêt d’Isabelle ?

On a su découvrir que vous brûliez pour elle,

Et si vous ne fuyez un injuste combat,

Un amour si secret est prêt de faire éclat.

DOM FÉLIX.

Que vous peut importer que cet amour éclate ?

ELVIRE.

Ah, ne détruisez point l’espoir dont je me flatte.

DOM FÉLIX.

Je dois chercher moi-même à combattre un Rival.

ELVIRE.

Au bonheur de mes jours ce coup serait fatal.

DOM FÉLIX.

Pour finir la surprise où ce discours m’engage,

Donnez-moi le plaisir de voir votre visage,

Et ne me cachez plus qui me veut obliger

À connaître un Rival, et ne me point venger.

ELVIRE.

Ce désir curieux ne se peut satisfaire,

Si je n’obtiens de vous la faveur que j’espère.

DOM FÉLIX.

Mais enfin je voudrais en vain vous le celer,

Notre honneur a ses lois qu’on ne peut violer,

Et fuir un ennemi, quoi qu’il soit redoutable,

Est une lâcheté dont je suis incapable.

ELVIRE.

Vous ne deviez donc pas, par de si vains discours,

Prolonger en ce lieu le péril que j’y cours ;

J’ai lieu de craindre tout si l’on m’y peut surprendre.

DOM FÉLIX.

Madame, alors pour vous j’ai du sang à répandre,

Quoi qu’il puisse arriver, n’ayez aucun souci.

 

 

Scène IV

 

DOM FÉLIX, ELVIRE, ISABELLE, BÉATRIX, CÉLIE, ALONSE

 

ALONSE, arrêtant Isabelle.

Je m’en vais l’avertir que vous êtes ici.

ISABELLE.

Quoi m’empêcher d’entrer ! La défense est nouvelle.

DOM FÉLIX.

Alonse, que veut-on ?

ELVIRE.

Ô Dieux ! C’est Isabelle.

ISABELLE.

Il me connaît si peu... Mais qu’est-ce que je vois ?

Une Dame avec vous ! De grâce, excusez-moi,

Je me plaignais de lui, mais c’était sans connaître

Qu’il ne fait qu’obéir aux ordres de son Maître.

DOM FÉLIX.

Quoi, venez-vous encore ici me quereller ?

ISABELLE.

Non, j’avais seulement dessein de vous parler,

Pour détruire une erreur qui vous a pu surprendre ;

Mais je ne vous vois pas en état de m’entendre ;

Et pour ne point troubler un si cher entretien,

Vivez content, Adieu.

ELVIRE, bas.

Quel malheur est le mien !

DOM FÉLIX.

Non, non, quoi que je pusse avec quelque justice

De ce reproche adroit mépriser l’artifice,

Vous souffrir la douceur de vous plaindre de moi,

Ce serait excuser votre manque de foi.

Cette Dame...

ELVIRE.

Ah ! C’est trop ; si dans ce qui me touche

Le respect est trop peu pour vous fermer la bouche,

Ce que vous me devez mérite pour le moins

Qu’à sauver mon honneur vous employiez vos soins,

Et vous le hasardez pour une jalousie

Dont trop légèrement cette Belle est saisie ?

N’en ayez point, Madame, et pour vous faire voir

Qu’en vain sur Dom Félix vous craignez mon pouvoir,

Sans aucune contrainte, adieu, je me retire,

Et vous laisse avec lui disputer votre empire.

DOM FÉLIX, la voulant arrêter.

Il faut qu’auparavant...

 

 

Scène V

 

DOM FÉLIX, ISABELLE, BÉATRIX, ALONSE

 

ISABELLE, arrêtant Dom Félix.

La suivre devant moi,

Dom Félix ! Est-ce ainsi qu’on me garde sa foi ?

Quand les traits imposteurs d’une main trop hardie

M’ont accusé vers vous de quelque perfidie,

Au moins ai-je tâché de ne rien oublier

De ce que j’ai cru propre à me justifier ;

Cependant non content de quitter Isabelle,

Vous brûlez à ses yeux d’une flamme nouvelle.

Je ne vous retiens plus, suivez ce cher objet,

Abandonnez votre âme à son lâche projet,

Mais si d’un œil nouveau vous adorez les charmes,

À quel dessein tantôt faire tant de vacarmes,

D’un affront supposé me demander raison ?

Cherchiez-vous un prétexte à votre trahison,

Et pour la pouvoir rendre envers moi légitime,

Fallait-il me charger la première d’un crime ?

DOM FÉLIX.

Par ce discours adroit d’un esprit irrité,

Vous cherchez à couvrir votre infidélité ;

Mais puisque sans raison vous doutez de ma flamme,

Que ne me laissiez-vous arrêter cette Dame ?

Elle aurait dissipé cette frivole peur

Qui d’un œil inconnu me fait l’adorateur,

Et m’eût ici servi de témoin bien fidèle,

Que j’ignore son nom, loin de brûler pour elle.

ISABELLE.

Le Ciel s’étant pour vous montré si libéral,

Qu’en rares qualités vous n’avez point d’égal,

Peut-on avec raison s’étonner que les Dames

Cédant aux doux efforts de leurs secrètes flammes,

Sans se faire connaître, à l’envi chaque jour,

Viennent secrètement vous faire ici la cour ?

DOM FÉLIX.

Vous me rendez le change, et de fort bonne grâce ;

Mais où l’amour se tait, la pitié trouve place,

Puisqu’on vient m’avertir sous ce déguisement

Que l’on ne peut en moi vous souffrir un Amant,

Et que l’indigne ardeur d’une jalouse envie

Fait armer deux Rivaux pour m’arracher la vie.

ISABELLE.

Quelque soit l’intérêt qui les puisse engager,

Voyez ce que j’ai fait, et daignez en juger ;

Car enfin sans respect ni crainte de mon Père,

Sans avoir écouter ma première colère,

Hasarder mon honneur pour venir jusqu’ici,

Rendre sur un soupçon votre esprit éclairci,

Faire en votre faveur une tache à ma gloire,

Quoi qu’un billet sans nom vous ait pu faire croire,

C’est vous montrer assez que je n’ai point de part

Dans un engagement qu’a produit le hasard.

Persistez maintenant avec même injustice

À suivre obstinément votre jaloux caprice ;

Pour vous en retirer, j’ai voulu cette fois

Oublier qui je suis et ce que je me dois ;

Mais il n’est pas nouveau qu’en pareille occurrence,

Qui va pour obliger rencontre qu’on l’offense.

Adieu, gouvernez bien vos nouvelles amours,

Sans craindre qu’on m’en voie interrompre le cours ;

Bien loin de m’en fâcher, ma joie en est extrême,

Et pour mieux être à moi je vous rends à vous-même.

DOM FÉLIX.

Oui, je suis criminel, je trahis vos appas,

Mais toutes ces raisons ne vous excusent pas,

Puisque avant que ma foi pût être soupçonnée,

Votre âme au changement s’était abandonnée,

Et que vous me traitiez avec tant de rigueur,

Qu’un Rival avec moi partageait votre cœur.

ISABELLE.

Si bien qu’à votre avis il est fort légitime

Qu’une illusion pure en moi passe pour crime ;

Et quoi qu’en doive ici présumer mon courroux,

Un parjure évident n’est point crime pour vous ?

DOM FÉLIX.

Est-ce une illusion qu’en une nuit obscure,

Et dans une heure propre à semblable aventure,

Un silence profond faisant tout croire aisé,

Trouver à votre porte un homme déguisé ?

ISABELLE.

Et rencontrer chez vous en plein jour une Dame,

Qui vient vous faire part des secrets de son âme,

Vous voir plein de surprise et de confusion

Rougir à mon abord, est-ce une illusion ?

DOM FÉLIX.

Un Cavalier vous sert.

ISABELLE.

Une Dame vous aime.

DOM FÉLIX.

Mais je ne sais qui c’est.

ISABELLE.

Je l’ignore de même.

DOM FÉLIX.

Je ne l’ai jamais vue.

ISABELLE.

Autant en est de moi.

DOM FÉLIX.

Un valet le publie, un Billet en fait foi.

ISABELLE.

Sur ce point elle-même aussi me désabuse,

Puisque vous voyant prêt à me faire une excuse,

Elle a dit devant moi, quand vous en résolviez,

Que vous lui payiez mal ce que vous lui deviez.

DOM FÉLIX.

Si d’elle j’eus la moindre connaissance,

Que le Ciel...

ISABELLE.

Vous prouvez fort mal votre innocence,

Et persistez en vain à nier jusqu’au bout,

Car ne rien confesser, c’est confesser le tout.

Ne feriez-vous pas mieux, Dom Félix, de me dire,

« Mon Isabelle, en vain cette Dame soupire,

En vain elle me montre un cœur passionné,

Pour surprendre celui que je vous ai donné.

Si de fausser ma foi son feu me sollicite,

Si chez moi quelquefois elle me rend visite,

Si pour m’entretenir elle observe mes pas,

C’est l’effet d’un amour que je n’approuve pas. »

Alors pour soutenir l’éclat de votre gloire,

Peut-être j’aurais pu me forcer à vous croire,

J’aurais fermé les yeux sur tout ce que je vois,

Et pris votre parti peut-être contre moi ;

Mais voir que l’inconstance ait pour vous tant de charmes...

DOM FÉLIX.

Et bien, pour m’attaquer servez-vous de mes armes,

Puisque ainsi vous pouvez avec plus de couleur

D’une flamme nouvelle écouter la chaleur,

Et rejetant sur moi la honte du parjure,

Garder pour Dom Fadrique une ardeur toute pure.

ISABELLE.

Que sert de revenir toujours au même point ?

Je vous l’ai déjà dit, je ne le connais point ;

Mais nier qu’une Femme ici surprise et vue...

DOM FÉLIX.

Je vous l’ai déjà dit, elle m’est inconnue.

ISABELLE.

D’une débile main c’est repousser mes traits,

Et prendre le chemin de ne finir jamais.

Si c’est là la vengeance où votre esprit aspire,

Je me tiens pour vaincue, et n’ai plus rien à dire.

DOM FÉLIX.

Bizarre effet du Sort contre moi courroucé !

Je suis dans ce débat le seul intéressé,

Et lorsque oubliant tout je crois vous faire grâce,

Vous demandez encor que je vous satisfasse ?

ISABELLE.

Moi vous le demander ! Ah, ne présumez pas

Voir jamais dans mon cœur un sentiment si bas.

Qui perd un inconstant n’est pas beaucoup à plaindre.

DOM FÉLIX.

On me quitte, on me change, et je dois encor feindre ?

ISABELLE.

Non, non, ne feignez point, il n’en est plus saison.

Le Ciel me vengera de votre trahison ;

Allons. Ne souffre pas, Béatrix, que je sorte.

DOM FÉLIX.

Enfin sur mon amour la colère l’emporte,

Allez. Arrêtez-la, Béatrix, si tu vois...

BÉATRIX, bas.

On peut servir ainsi deux maîtres à la fois.

À Isabelle.

Considérez...

ISABELLE.

Et bien ?

BÉATRIX.

Qu’il peut être, Madame...

ISABELLE.

Quoi ? Qu’il ne sache pas le nom de cette femme ?

DOM FÉLIX.

Comme il peut être vrai, que vous ne sachiez pas

Quel est ce Cavalier captif de vos appas.

ISABELLE.

De sorte qu’à la fin vous confessez vous-même,

Que je puis, quoique aimée, ignorer que l’on m’aime ?

DOM FÉLIX.

Je ne m’alarme point sur un simple soupçon,

J’ai vu...

ISABELLE, à Béatrix.

C’est trop, allons.

BÉATRIX.

Mais...

ISABELLE.

Viens, c’est tout de bon.

Nous suit-il ?

BÉATRIX.

Non, Madame.

ISABELLE.

Ah, que la jalousie

D’un violent transport tient mon âme saisie ?

DOM FÉLIX, à Alonse.

Retourne-t-elle ?

ALONSE.

Non.

DOM FÉLIX.

Ô regret ! Ô douleur ?

Vit-on jamais disgrâce égale à mon malheur ?

Mais de sa perfidie en vain mon cœur la blâme,

Toute ingrate qu’elle est je l’adore dans l’âme.

Suivons-la, prions-la, puisque pour mon repos...

Mais qui me vient troubler ici mal à propos ?

 

 

Scène VI

 

DOM FADRIQUE, DOM FÉLIX, CLARIN, ALONSE

 

CLARIN.

Vous voyez sa maison, Monsieur.

DOM FADRIQUE.

Tu crains, ce semble ?

CLARIN.

Bien d’autres trembleraient, et plus que je ne tremble,

S’ils avaient éprouvé ce que pèse son bras.

DOM FADRIQUE.

Suis-moi, viens.

CLARIN.

Ah, Monsieur ne l’aperçois-je pas ?

Voyez comme déjà de l’œil il me menace.

Monsieur, n’avançons point.

DOM FADRIQUE.

Mon Cavalier, de grâce,

Ce Valet que voici, le reconnaissez-vous ?

DOM FÉLIX.

Il me connaît lui-même.

CLARIN.

Oui, grâce à vos mille coups.

DOM FADRIQUE.

Sachez qu’il est à moi.

CLARIN.

J’appartiens à mon maître,

J’ai de l’honneur.

DOM FADRIQUE.

Ailleurs je vous le fais connaître.

DOM FÉLIX.

Sortons, me voici prêt, aussi bien dans mon sein

Une juste colère avait mis ce dessein,

Car quoi qu’à la quitter la raison me convie

Pour servir Isabelle il faut m’ôter la vie.

DOM FADRIQUE.

D’une si vaine erreur je pourrais vous guérir,

Mais mon honneur blessé ne me le peut souffrir.

DOM FÉLIX.

Marchons donc, c’en est trop.

DOM FADRIQUE.

Songe à ne me pas suivre,

Clarin.

CLARIN.

Moi, croyez-vous que je sois las de vivre !

Mais, Monsieur, par hasard s’il avait le dessous,

Vengez votre valet, et le rouez de coups.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ELVIRE, ISABELLE, BÉATRIX, CÉLIE

 

ISABELLE.

Quoi ! C’était vous, Elvire ?

ELVIRE.

Oui, vous dis-je, moi-même.

Pour rompre ce combat usant de stratagème

J’ai voulu voir Félix, et surprise avec lui

Sans doute à votre amour j’ai causé quelque ennui,

Vous m’avez méconnue.

ISABELLE.

Il faut que je confesse

Qu’on ne feignit jamais avecque plus d’adresse ;

Mais pour tromper l’oreille et l’œil tout à la fois,

Comment pouvoir changer et de taille et de voix ?

Le port tout déguisé, l’Habillement tout autre !

ELVIRE.

Enfin mon intérêt enferme ici le vôtre,

Et nous avons chacune à craindre également.

Moi pour le sort d’un Frère, et vous pour un Amant.

C’est de votre amour seul que tout le mal procède.

ISABELLE.

Mais par où l’éviter ?

ELVIRE.

Je n’y sais qu’un remède.

L’esprit de Dom Fadrique est facile à toucher,

Étant de la partie, il la peut empêcher,

Et je crois qu’il n’est rien que de lui je n’obtienne,

Si vous voulez souffrir qu’ici je l’entretienne.

ISABELLE.

Chez moi ?

ELVIRE.

Je l’ai mandé.

ISABELLE.

Quoi, sans m’en avertir ?

ELVIRE.

Vous aimez trop Félix pour n’y pas consentir.

ISABELLE.

Mais songez-vous à quoi ce procédé m’expose ?

ELVIRE.

Il détourne un malheur dont vous seriez la cause.

ISABELLE.

Je crains tant d’un Voisin le murmure indiscret,

Qu’à ce dessein mon cœur ne consent qu’à regret.

On peut voir...

ELVIRE.

Si c’est là ce qui vous inquiète,

Ce logis n’a-t-il pas une porte secrète ?

J’ai songé qu’elle s’ouvre en un lieu si désert,

Qu’il s’y peut arrêter sans être découvert.

C’est là que mon billet lui marque de se rendre.

À Célie.

Pour le donner en main tu le devais attendre.

Célie.

CÉLIE.

Et si quelqu’un m’eût surprise chez lui ?

Clarin l’ayant reçu n’en ayez point d’ennui.

Comme il connaît la porte, il saura l’y conduire.

ISABELLE.

En quelle extrémité nous allez-vous réduire ?

Gardez de ce dessein de cueillir peu de fruit,

Mon Père se retire aussitôt qu’il fait nuit,

Déjà le jour n’a plus qu’une lumière sombre.

ELVIRE.

Quitte pour s’échapper à la faveur de l’ombre.

Mais vous craignez à tort, puisqu’on voit rarement

Qu’il vienne vous surprendre en cet appartement.

ISABELLE.

Il donne lieu de craindre à qui le sait connaître ;

Son humeur est fâcheuse autant qu’elle peut l’être,

Et s’il me soupçonnait d’une intrigue d’amour...

ELVIRE.

Béatrix au besoin épiera son retour.

Cependant trouvez bon, sans tarder davantage,

Qu’elle aille à Dom Fadrique assurer ce passage.

S’il a reçu ma lettre, il ne tardera pas.

ISABELLE.

Dépêchez, Béatrix, allez-y de ce pas.

ELVIRE.

Par ce consentement déjà ma crainte cesse.

ISABELLE.

Pour mieux pourvoir à tout, moi-même je vous laisse,

Et je m’éloigne exprès, afin qu’en liberté

Vous lui contiez l’erreur d’un Amant irrité,

Que Dom Félix pour moi veut croire qu’il soupire,

Et...

ELVIRE.

Je n’oublierai rien de ce qu’il lui faut dire.

 

 

Scène II

 

ELVIRE, CÉLIE

 

ELVIRE.

Notre adresse, Célie, enfin a réussi.

CÉLIE.

J’ignore à quel dessein vous en usez ainsi.

Pourquoi de ce combat vous mettre tant en peine,

Si ce qu’on vous a dit rend votre crainte vaine ?

Ces Rivaux ennemis ne sont-ils pas d’accord ?

ELVIRE.

Oui, devant toi, Célie, on m’a fait ce rapport,

Mais puisqu’il faut ici que ma feinte s’explique,

Sous quel autre prétexte appeler Dom Fadrique ?

CÉLIE.

Bon pour lui ; mais pourquoi, sans qu’il en soit besoin,

Vous cacher d’Isabelle avecque tant de soin ?

Devriez-vous l’employer sans lui faire connaître

L’amour que Dom Fadrique en votre âme a fait naître,

Ces fréquents rendez-vous, vos secrets entretiens ?

ELVIRE.

Exposer ma faiblesse à d’autres yeux qu’aux tiens,

Et par ce lâche aveu rendre ma honte extrême,

Avant que d’avoir su si Dom Fadrique m’aime ?

Non, non, c’est un secret qui ne doit voir le jour

Que quand je ne pourrai douter de son amour.

CÉLIE.

Mais puisqu’à l’éprouver vous êtes résolue,

Pour quoi dès aujourd’hui presser cette entrevue ?

ELVIRE.

Pour voir si ce matin il m’a voulu flatter,

Lorsqu’en nous séparant il m’a su protester

Qu’aux soins passionnés d’un amour invisible

Mon seul engagement l’avait rendu sensible.

Enfin il est rompu, ce triste engagement

Qui me fit accepter Dom Lope pour Amant ;

Dom Fadrique le sait, et je brûle d’apprendre

Quels sentiments pour moi cette mort lui fait prendre.

CÉLIE.

Vous vous déclarerez s’il répond à vos feux ?

ELVIRE.

L’amour d’une Inconnue a mérité ses vœux,

Il la doit mépriser s’il veut montrer qu’il m’aime.

CÉLIE.

Mais l’Inconnue enfin n’est autre que vous-même.

ELVIRE.

Il est vrai, mais l’amour, cet orgueilleux vainqueur,

Ne veut devoir qu’à soi la conquête d’un cœur,

Et du plus beau triomphe il dédaigne la gloire,

Quand il voit la surprise établir sa victoire.

Ainsi pour m’assurer pleinement de sa foi,

S’il m’ose ici jurer qu’il n’adore que moi

Avant que lui montrer mon âme toute nue,

Je veux jouer encor mon rôle d’Inconnue.

CÉLIE.

S’il vous en conte alors ?

ELVIRE.

Alors pour le punir...

Mais je me trompe fort, ou je l’entends venir.

 

 

Scène III

 

DOM FADRIQUE, ELVIRE, BÉATRIX, CLARIN, CÉLIE

 

BÉATRIX.

Marchez tout doucement.

CLARIN.

Monsieur, à la malheure

Nous venons visiter cette étrange demeure.

Je crains bien d’en sortir plus vite que le pas.

DOM FADRIQUE.

Tais-toi.

CLARIN.

Combien voilà passer de galetas !

Si c’est pour notre bien, tant mieux, mais Dieu le sache.

BÉATRIX, à Clarin.

Entrez ; et toi surtout, ne mouche, ni ne crache,

Si tu fais bruit...

CLARIN.

Et bien, quitte pour étouffer.

Béatrix sort.

DOM FADRIQUE, à Elvire.

De mon mauvais destin ai-je su triompher ?

Madame, quelle gloire !

ELVIRE.

Arrêtez-là, de grâce,

Et dans ce triste cœur sachez ce qui se passe.

C’est montrer de ma gloire un esprit peu jaloux,

Qu’oser moi-même ici vous donner rendez-vous ;

Mais dans l’inquiétude où je suis pour un Frère,

Sans blesser ma vertu j’ai cru le pouvoir faire.

Je sais qu’il a querelle, et que contre un Rival

Le moindre emportement n’a rien que de fatal.

Ainsi sur votre esprit si je puis quelque chose,

Au combat que je crains faites que l’on s’oppose ;

Par vous, par vos amis, empêchez un dessein.

DOM FADRIQUE.

Ils sont d’accord, Madame, et vous craignez en vain.

Quelque bouillante ardeur qui pressât leur courage,

Des Amis survenus ont calmé cet orage,

Et réduit l’un et l’autre à se soumettre au choix

De l’Objet trop chéri dont ils suivent les lois.

Tout s’est passé pourtant sans nommer Isabelle.

ELVIRE.

Et vous avez eu part vous-même en la querelle ?

DOM FADRIQUE.

Je ne le puis celer, puisque avec trop d’éclat

Dom César est venu troubler notre combat.

Au moins j’aurai sur lui toujours cet avantage

Que déjà sur le pré je vengeais mon outrage,

Quand arrêtant Félix, et le tirant d’erreur,

Il tâche sur lui seul d’attirer sa fureur ;

Mais l’honneur me défend de lui céder la place,

Nous contestons tous deux ; cependant le temps passe,

Notre querelle est sue, on nous cherche, on survient,

Je presse Dom Félix, Dom César me retient,

Le sujet de l’offense à la fin se déclare,

On nous fait embrasser, et chacun se sépare.

ELVIRE.

Cet accord me ravit, et me plaît d’autant mieux,

Qu’à la fin à mon Frère il semble ouvrir les yeux,

Et pour rendre à son cœur sa première franchise,

Fait juge de son sort l’objet qui le méprise.

Tout ce qui me surprend, Dom Fadrique, est de voir,

Qu’en lui l’amour ait pu subsister sans espoir,

C’est ce que jusqu’ici je tenais impossible.

DOM FADRIQUE.

Il est vrai qu’aux Amants le mépris est sensible,

Mais l’épreuve l’emporte, et j’ai lieu d’assurer

Qu’on se résout souvent d’aimer sans espérer.

ELVIRE.

Je plains à cette épreuve un Amant qui s’expose.

DOM FADRIQUE.

C’est bien peu que le plaindre à qui peut autre chose.

ELVIRE.

Que pourrais-je autre chose à guérir ses ennuis ?

DOM FADRIQUE.

Tout, s’il était, Madame, dans l’état où je suis.

ELVIRE.

Il faudrait s’expliquer.

DOM FADRIQUE.

Vous dirai-je que j’aime,

Et que depuis longtemps ma disgrâce est extrême,

Puisque l’aimable objet, dont je crains le pouvoir,

Faisant naître mon feu, me défendit l’espoir ;

Je l’aime toutefois, mais d’une ardeur si pure,

Que l’aimant sans espoir je languis sans murmure.

De mille vains désirs mon esprit combattu

À leur fougue insolente opposa sa vertu,

Je lui rendis justice, et je crus beaucoup faire

De ne déplaire pas si je ne pouvais plaire.

Enfin le Ciel sensible à mon cruel ennui

Permet à cet espoir de paraître aujourd’hui,

Mais sans votre congé c’est ce qu’il n’ose encore,

Dom Lope est mort pourtant, et c’est vous que j’adore.

ELVIRE.

Quoi, vous continuez dans ce railleur aveu ?

DOM FADRIQUE.

Quoi, vous continuez à douter de mon feu ?

Pour vous en exprimer toute la violence,

Faut-il que des soupirs j’emprunte l’éloquence,

Ou que de mes regards la mourante langueur

Serve pour vous parler d’interprète à mon cœur ?

Non, non, sans embrasser un secours si frivole,

Le véritable Amour ne veut qu’une parole,

De ses plus hauts desseins par elle il vient à bout,

Et disant seulement, Je vous aime, il dit tout.

ELVIRE.

Je sais que d’un seul mot l’Amour peut beaucoup dire :

Mais lorsque votre cœur pour une autre soupire,

Dire que vous m’aimez ! Pour un Amant discret,

C’est oublier bientôt que j’en sais le secret.

DOM FADRIQUE.

Ah, si votre rigueur jusque-là continue

Que de me reprocher l’amour d’une Inconnue,

Souvenez-vous qu’au moins, si dans son entretien,

J’occupais son esprit, vous occupiez le mien.

Ce que je lui disais pour flatter mon martyre,

J’osais me figurer que c’était vous le dire,

Et trompant mes ennuis par un charme si doux,

Elle oyait des soupirs qui s’adressaient à vous.

ELVIRE.

Enfin il me suffit qu’elle ait pu les entendre,

L’hommage me déplaît qu’une autre peut prétendre,

Et je regarde un cœur comme un bien emprunté,

Quand j’en dois la conquête à l’infidélité.

DOM FADRIQUE.

Est-ce être...

BÉATRIX, entrant.

Et vite, et tôt, vous l’allez voir paraître,

Notre vieillard...

CLARIN.

Gardons le saut par la fenêtre.

ELVIRE.

Frappe-t-il, Béatrix ?

BÉATRIX.

Il marche sur mes pas.

ELVIRE.

Fais-les vite sortir, dépêche.

BÉATRIX.

On ne peut pas,

Le malheur est qu’il vient par cette même porte,

Entrez ici.

CLARIN, tirant son maître pour entrer avant lui dans le cabinet.

Monsieur, la crainte me transporte,

Pardonnez-moi la faute.

BÉATRIX, à Dom Fadrique.

Entrez vite après lui.

 

 

Scène IV

 

ISABELLE, ELVIRE, LÉONEL, BÉATRIX, CÉLIE

 

ISABELLE.

Voyez à quoi pour vous je m’expose aujourd’hui,

Tout semble en ce rencontre avoir juré ma perte.

LÉONEL, entrant.

Depuis quand laisse-t-on cette porte entrouverte ?

ISABELLE.

Elvire étant en ville, et m’ayant fait savoir

Que d’un logis voisin elle voulait me voir,

Ce logis répondant au quartier de derrière,

Je l’avais fait tenir ouverte à sa prière.

LÉONEL, à Elvire.

De grâce, pardonnez mon incivilité.

L’approche de la nuit par son obscurité

M’empêchait de vous voir, et ce mauvais office...

ELVIRE.

Je vous ferais excuse avec plus de justice.

En effet, l’entretien d’Isabelle est si doux,

Que presque à tous moments vous me trouvez chez vous.

ISABELLE.

C’est jusqu’au dernier point vous montrer obligeante.

LÉONEL.

De la lumière, holà. La saison dégoûtante,

Où presque sans tarder le jour paraît et fuit !

ELVIRE.

Nous sommes si voisins que je crains peu la nuit.

LÉONEL.

Vous ne sortirez point que je ne vous remmène,

Je vous offre la main.

ELVIRE.

Vous donner cette peine !

LÉONEL.

Elle me sera douce.

ELVIRE.

Il en est peu besoin,

Par un détour de rue...

LÉONEL.

Enfin soit près, soit loin,

Je vous mettrai chez vous.

ELVIRE.

Mais quoi !

ISABELLE, à Elvire.

Laissez-le faire,

Pour tirer Dom Fadrique, ai-je besoin d’un père ?

LÉONEL.

Je sais que d’ordinaire on n’a que du mépris

Pour qui fait le galant avec des cheveux gris,

Mais la civilité ne prend point loi de l’âge.

ELVIRE.

Je n’ose après cela contester davantage,

J’accepte toutefois cet honneur à regret.

À Isabelle, bas.

Vous me voudrez du mal, et ce trouble secret...

ISABELLE.

Allez, votre départ m’en offre le remède.

LÉONEL, à Béatrix.

Marche avec la lumière.

ISABELLE, seule.

Enfin tout me succède,

Et je suis en état de ne craindre plus rien.

Fut-il jamais péril si pressant que le mien ?

J’ai peine à m’en remettre, et je ne puis comprendre

Dans quel aveuglement l’amitié fait descendre,

Puisque même souvent au péril de ses jours

On ose...

Béatrix rentre.

Et bien enfin, tu viens à mon secours.

Mais songes-tu combien le destin m’est contraire ?

Combien ?

BÉATRIX.

Sans raisonner songeons au nécessaire.

Retirez-vous d’ici, que j’aille voir nos gens,

Et leur puisse à tous deux donner la clef des champs.

ISABELLE, se retirant.

Va vite.

BÉATRIX.

Le valet ne trouvait pas son compte...

ISABELLE.

St.

BÉATRIX.

Qu’est-ce ?

ISABELLE.

En l’escalier j’entends quelqu’un qui monte.

Ô Dieux ! C’est Dom Félix, sa présence me perd.       

BÉATRIX.

Si vous ne le chassez je tiens tout découvert,

C’est à vous d’y mettre ordre.

ISABELLE.

Ô disgrâce mortelle !

 

 

Scène V

 

DOM FÉLIX, ISABELLE, BÉATRIX

 

ISABELLE.

Qu’est-ceci, Dom Félix ?

DOM FÉLIX.

Adorable Isabelle,

L’impatient désir d’apaiser le courroux

Que l’erreur a fait naître en votre esprit jaloux...        

ISABELLE.

Je sais votre innocence, et j’en suis satisfaite,

Mais mettez fin au trouble où votre abord me jette,

Et d’un père avec moi craignant le prompt retour,

Épargnez mon honneur ainsi que notre amour.

DOM FÉLIX.

J’attendais dans le rue, et pour plaire à ma flamme,

Ayant avec lui vu sortir une dame,

J’ai pris cet heureux temps pour vous faire savoir...

ISABELLE.

De grâce, un peu plus tard remettez à me voir,

Nous parlerons alors sans péril et sans crainte.

DOM FÉLIX.

Tandis, oublierez-vous ma téméraire plainte ?

Dom Fadrique tantôt me tenait alarmé,

Mais des fausses couleurs me l’avaient peint aimé.

ISABELLE.

Allez, j’oublierai tout, que faut-il plus encore ?

DOM FÉLIX.

Enfin César vous aime, et ce cœur vous adore,

De vous seule aujourd’hui notre sort prend des lois,

Nous ne prétendons point contraindre votre choix,

Parlez, le malheureux doit céder sans murmure.

ISABELLE.

Quoi, prolonger encor la peine que j’endure ?

DOM FÉLIX.

Ah, souffrez que du moins je cherche dans vos yeux...

ISABELLE.

Peut-on plus maltraiter un objet odieux ?

Mon père va venir, et cependant...

DOM FÉLIX.

Qu’importe ?

Je pourrai me couler par cette fausse porte,

J’en connais le détour.

ISABELLE.

Mais inutilement,

Il en a pris la clef.

DOM FÉLIX.

Je sors donc promptement,

J’attendrai tout le soir votre ordre dans la rue.

LÉONEL, derrière.

Holà, quelqu’un à moi.

ISABELLE.

C’est lui, je suis perdue.

Voyez dans quel péril...

DOM FÉLIX.

Pour vous en garantir,

Puisque par cette porte on ne peut plus sortir,

J’entre en ce cabinet.

ISABELLE,
l’empêchant d’entrer dans le cabinet  où s’est caché Dom Fadrique.

Ah Dieux, c’est encore pire,

Arrêtez, tous les soirs c’est là qu’il se retire.

DOM FÉLIX, ayant entrevu Dom Fadrique.

Dites, dites plutôt qu’abusant de ma foi,

C’est là que vous cachez un plus heureux que moi.

ISABELLE.

Quoi ! Faire de nouveau cet outrage à ma flamme !

DOM FÉLIX.

Ne vous alarmez point, je n’ai rien vu, Madame,

Pour un faible sujet c’est vous mettre en souci.

ISABELLE.

Hélas !

 

 

Scène VI

 

LÉONEL, DOM FÉLIX, ISABELLE, BÉATRIX

 

LÉONEL.

Quoi, Dom Félix, vous rencontrer ici ?

DOM FÉLIX, le tirant à quartier.

C’est pour vous avertir d’une trame secrète.

Je viens de découvrir que la partie est faite,

Et qu’à moins d’y pourvoir, peut-être dès demain

Vous verrez éclater un funeste dessein.

Un Cavalier l’a fait d’enlever votre fille.

LÉONEL.

Juste Ciel !

DOM FÉLIX.

Comme il est d’assez bonne famille,

Il se croit tout permis, et qu’au défaut du bien

Vous vous contenterez d’en avoir le soutien.

LÉONEL.

Mais de grâce, le nom du galant personnage.

DOM FÉLIX.

Je ne puis là-dessus m’expliquer davantage,

Suffit que vous sachiez qu’on m’a sollicité

De servir les auteurs de cette lâcheté ;

Mais on m’a fait jurer de ne nommer personne.

LÉONEL.

Qu’à ce honteux dessein un Amant s’abandonne !

J’y donnerai bon ordre.

DOM FÉLIX.

Enfin vous le pouvez.

LÉONEL.

Par vous seul mon honneur, mes jours sont conservés,

La vie est dans la honte un bien fort inutile.

DOM FÉLIX.

Quand on connaît le mal, le remède est facile,

Je vous laisse y rêver.

Il sort avec précipitation.

LÉONEL.

Éclaire, Béatrix.

Béatrix sort avec de la lumière pour éclairer à Dom Félix.

ISABELLE.

Qu’a-t-il pu lui conter ? Il paraît tout surpris.

LÉONEL.

Ma fille, qu’on m’apprend une étrange nouvelle !

ISABELLE.

Ne puis-je la savoir ?

LÉONEL.

Oui, prends cette chandelle,

Notre malheur est grand, mais pour le prévenir,

Seul dans mon cabinet je veux t’entretenir.

 

 

Scène VII

 

DOM FADRIQUE, BÉATRIX, CLARIN

 

BÉATRIX, seule avec de la lumière.

Dom Félix avait hâte, et sans attendre escorte,

Descendant sans lumière il a gagné la porte.

Je n’ai pu le rejoindre ; il a quelque dessein,

Mais par ma diligence il faut le rendre vain.

À Dom Fadrique qui est dans le cabinet.

Sortez vite.

DOM FADRIQUE.

Clarin, dépêche.

CLARIN.

Quelle étreinte !

BÉATRIX.

Nous avons bien, Monsieur partagé votre crainte.

CLARIN.

Eusses-tu partagé mon disloquement d’os,

Pour m’être sous un lit tapi mal à propos !

DOM FADRIQUE, à Clarin.

Tu nous fais perdre temps.

BÉATRIX.

J’éteins cette lumière.

CLARIN, lui saisissant le bras.

Attends donc.

BÉATRIX.

Suivez-moi, je marche la première.

 

 

Scène VIII

 

DOM FÉLIX

 

Aux yeux de Béatrix j’ai su me dérober,

Pour voir à mon malheur s’il faudra succomber,

Et venir m’éclaircir de ce que je soupçonne.

Mais ici je ne vois ni n’entends plus personne.

N’importe, ne m’étant éloigné qu’un moment,

Je dois surprendre encor ce trop heureux Amant.

Voici le cabinet ; pour savoir ses pratiques,

Feignons adroitement d’être un des domestiques,

Tirons-le dans la rue ; et là nous résoudrons,

Après l’avoir connu, quel parti nous prendrons.

St, st, sortez, Monsieur, sans bruit et sans remise.

Il ne me répond point ! Craint-il quelque surprise ?

Entrons pour éclaircir un soupçon si pressant.

 

 

Scène IX

 

ISABELLE, avec de la lumière

 

Dom Félix s’est retiré d’un pas assez glissant,

Mon Père a cru sa fourbe, et je l’ai su si bien faire,

Que sans qu’il y soupçonne aucun secret mystère,

Pour quelque ordre imprévu feignant de le quitter,

Je viens finir ici mon trouble ou l’augmenter.

Mais quel triste présage à mon âme étonnée !

Où donc est Béatrix ? M’a-t-elle abandonnée !

Béatrix ; c’est en vain que je l’ose appeler,

Sans doute Dom Félix l’arrête à lui parler,

L’affaire me regarde, où me vois-je réduite ?

Elle va au Cabinet où était Dom Fadrique,  et prend Dom Félix par la main.

Sortez, mon Cavalier, venez sous ma conduite,

Et sans vous étonner...

 

 

Scène X

 

DOM FÉLIX, ISABELLE

 

DOM FÉLIX.

Dites-moi donc comment

Je puis mettre une borne à mon étonnement.

ISABELLE.

Dom Félix !

DOM FÉLIX.

Empêchez ce trouble de paraître,

Montrez-vous moins surprise, ou souffrez-moi de l’être.

ISABELLE.

Quoi, vous pouvez penser...

DOM FÉLIX.

Ah ! Ne me dites rien,

Ce serait redoubler votre crime et le mien,

Puisque enfin c’est un crime à mon feu trop crédule

De manquer de lumière à voir qu’on dissimule,

À voir que cet espoir qui me semblait si doux...

ISABELLE.

Toutefois je vous aime, et je n’aime que vous.

Dans un malheur si grand c’est toute ma défense.

DOM FÉLIX.

J’aurais tort d’en douter après cette assurance.

En effet n’ayant point là-dedans enfermé

Un Rival plus heureux que digne d’être aimé,

Ne m’ayant point exprès refuser ce passage,

Ne m’ayant point rendu contre vous témoignage,

Et d’un fâcheux vieillard le retour imprévu

Ne m’ayant point fait voir... Mais las ! Qu’aurais-je vu ?

Non, non, j’accuse à tort une si pure flamme,

Je le sais, je l’avoue ; en est-ce assez, Madame ?

ISABELLE.

Au moins devez-vous croire en cette occasion...

DOM FÉLIX.

Que tout ce que j’ai vu n’est qu’une illusion ?

Que mes yeux m’ont trahi ?

ISABELLE.

Cela pourrait bien être.

Qu’avez-vous vu ?

DOM FÉLIX.

Quelqu’un que je n’ai pu connaître.

ISABELLE.

C’était quelque Valet, qui peut-être en ce lieu...

DOM FÉLIX, s’en allant.

C’était cela sans doute... Adieu, Madame, adieu.

ISABELLE, seule.

Dois-je pour une Amie à ce point me contraindre !

 

 

Scène XI

 

DOM FÉLIX, ISABELLE, BÉATRIX

 

BÉATRIX.

Enfin vous n’avez plus aucun sujet de craindre,

Ils sont sortis tous deux, et jamais on ne vit...

DOM FÉLIX, rentrant.

Ce n’était qu’un Valet, vous me l’aviez bien dit.

BÉATRIX, bas.

Hélas ! J’ai tout gâté.

ISABELLE.

Quoi donc, le Ciel entasse,

Pour me pousser à bout, disgrâce sur disgrâce,

Et sans être coupable...

DOM FÉLIX.

Oui, sans doute, c’est moi

Que l’on doit accuser de tout ce que je vois ?

ISABELLE.

D’une infidélité vous voyez l’apparence,

Mais j’en commets une autre à rompre le silence,

Et me purger d’un crime et si noir et si bas,

C’est me rendre en effet ce que je ne suis pas.

DOM FÉLIX.

Que c’est bien s’excuser quand on ne sait que dire !

C’en est fait, et mon cœur n’est plus sous votre empire.

Allez, ingrate, allez, je renonce à vos lois,

Et je vous parle ici pour la dernière fois.

ISABELLE.

Je vous apprendrai tout, arrêtez pour m’entendre.

DOM FÉLIX.

Après ce que je sais, que pourriez-vous m’apprendre ?

ISABELLE.

Que Dom Fadrique...

DOM FÉLIX.

Et bien, j’en ai paru jaloux,

Un des siens, son billet, tout parlait contre vous,

On m’a tiré d’erreur, mais quoi qu’il en puisse être,

Je ne veux plus d’un cœur dont un autre est le maître,

Et jamais votre orgueil qui se rit de ma foi,

N’aura droit de choisir entre César et moi.

ISABELLE.

L’amour de Dom César me rend donc infidèle ?

DOM FÉLIX.

Hier au soir ce fut lui contre qui j’eus querelle,

Et comme il vous parla, je veux croire pour lui,

Que qui fut hier aimé, l’est encore aujourd’hui.

ISABELLE.

Ah, s’il peut se vanter...

DOM FÉLIX.

À quoi bon cette excuse ?

Je ne suis qu’un jaloux, à tort je vous accuse.

Ah, volage !

 

 

Scène XII

 

LÉONEL, DOM FÉLIX, ISABELLE, BÉATRIX

 

LÉONEL, sortant l’épée à la main.

Que vois-je ? Ô Fille sans honneur !

Et j’ai pu tantôt croire un lâche suborneur.

DOM FÉLIX, à Léonel.

De quels emportements la vieillesse est suivie !

LÉONEL.

Tu me rendras l’honneur, ou laisseras la vie.

DOM FÉLIX.

Pour vous rendre l’honneur aux dépens de mes jours,

La menace impuissante est un faible secours.

Adieu, Vieillard colère, adieu, Beauté parjure.

LÉONEL.

Qu’on l’arrête.

À Isabelle.

Ton sang lavera mon injure.

Albert, Fabrice, à moi.

 

 

Scène XIII

 

ISABELLE, BÉATRIX

 

ISABELLE.

Tandis qu’il le poursuit,

Il faut nous échapper dans l’ombre de la nuit ;

Craignons à sa fureur de servir de matière,

Et gagnons promptement la porte de derrière.

Où me réduit Elvire, et ma facilité !

BÉATRIX.

Mais que deviendrons-nous en cette extrémité ?

ISABELLE.

Allons chez Dom Fadrique, il lui faut tout apprendre,

Auprès de Dom Félix lui seul peut me défendre,

Et si ce lâche Amant persiste à m’outrager,

Enfin Dom César m’aime, et je puis me venger.

BÉATRIX, bas.

Si par moi Dom César apprend ce qui se passe,

Nous verrons quel effet suivra cette menace.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DOM FADRIQUE, ISABELLE, CLARIN

 

DOM FADRIQUE.

Madame, enfin cessez de vous inquiéter,

Un amour si constant n’a rien à redouter,

Et sans doute le Ciel, ayant uni vos âmes,

Lèvera tout obstacle à de si belles flammes.

Dom Félix avec joie apprenant son erreur

A soudain condamné sa jalouse fureur,

Et l’âpre déplaisir ou son remords l’expose

Ne le punit que trop du malheur qu’il vous cause.

ISABELLE.

Il sait mon aventure ?

DOM FADRIQUE.

Oser la déguiser,

Eût-ce été le moyen de le désabuser ?

Par respect toutefois j’ai tu le nom d’Elvire.

ISABELLE.

Il tarde si longtemps que mon cœur en soupire,

Tout me paraît à craindre en l’état où je suis.

DOM FADRIQUE.

C’est qu’il cherche un remède à vos tristes ennuis ;

Au moins m’a-t-il parlé de voir une Parente,

De votre amour secret unique confidente,

Chez qui vous assurer un refuge au besoin.

ISABELLE.

Déjà par Béatrix j’en ai su prendre soin,

Je l’y viens d’envoyer.

DOM FADRIQUE.

Si cela vous soulage,

Sachons ce qui l’arrête, il ne faut qu’un message.

À Clarin.

Va, cours chez Dom Félix, et lui dis de ma part...

CLARIN.

Moi, Monsieur ?

DOM FADRIQUE.

Qu’il se hâte.

CLARIN.

Il n’est pas encor tard,

Monsieur, il va venir.

DOM FADRIQUE.

Et qu’il vienne en carrosse.

CLARIN.

Je n’ai qu’à m’apprêter, je vais être de noce.

DOM FADRIQUE.

Que dis-tu ?

CLARIN.

Qu’il s’en va m’étriller haut et bas.

DOM FADRIQUE.

Le maraud !

CLARIN.

Ah, Monsieur, ne le connais-je pas ?

Si pour quatre soufflets j’en pouvais être quitte...

DOM FADRIQUE.

Tu raisonnes encor ?

CLARIN.

Non, c’est que je médite

S’il n’est point à propos que je courre au Barbier

L’avertir que je vais me faire estropier,

Et qu’il ne quitte point d’aujourd’hui la boutique,

J’espère lui donner assez bonne pratique.

DOM FADRIQUE.

Prends garde qu’à la fin...

CLARIN.

Je crois que le voici.

Comme il frappe !

DOM FADRIQUE.

Ouvre tôt. Madame entrez ici.

Et pour vous et pour moi la surprise est à craindre.

Isabelle entre dans un petit cabinet.

Mais que vois-je ? Ô malheur, que tu me rends à plaindre.

 

 

Scène II

 

DOM FADRIQUE, ELVIRE, CÉLIE, la coiffe abattue, CLARIN

 

DOM FADRIQUE.

Quoi, Madame, c’est vous ?

ELVIRE.

Voyez par les effets

Si je sais m’acquitter de ce que je promets ;

Vous en aviez reçu ma parole pour gage,

Et je n’ai pas voulu différer davantage

À donner cette joie à votre esprit confus

D’avoir eu sur ce point déjà tant de refus.

Confessez-le pourtant, votre âme en est surprise ?

DOM FADRIQUE.

Oui, je vous avouerai, Madame, avec franchise,

Que je n’espérais pas vous voir sitôt ici.

ELVIRE.

Aussi ce qui m’amène est un pressant souci.

On m’a dit qu’aujourd’hui vous aviez eu querelle.

DOM FADRIQUE.

Qui vous a pu déjà dire cette nouvelle ?

ELVIRE.

Suffit que je la sais, et que même on m’apprend

Qu’une Dame a causé tout votre différent.

Mon âme à ce rapport de douleur s’est saisie,

Et quoi qu’il soit trop tôt d’entrer en jalousie,

L’amour que j’ai pour vous m’a fait résoudre enfin

À venir m’informer quel est votre destin.

Parlez donc, qu’ai-je à craindre en un si prompt orage ?

Mais quel trouble confus paraît sur ce visage ?

Je vous trouve inquiet, vous ne me dites rien,

Mon abord vous déplaît sans doute.

Bas à Célie.

Tout va bien,

Célie, et sa froideur m’est un témoin fidèle

Qu’il parlait tout de bon tantôt chez Isabelle.

DOM FADRIQUE.

Par mille empressements vous avez pu savoir

Avec combien d’ardeur j’ai souhaité vous voir,

Et que depuis le temps de notre intelligence

J’ai soupiré toujours après votre présence ;

Mais je vous le confesse à ma confusion,

Elle m’est incommode en cette occasion,

Et ce serait me faire une faveur insigne

Que me priver d’un bien dont je m’avoue indigne.

Cet accueil vous surprend, il me confond aussi,

Mais enfin j’ai sujet de vous parler ainsi.

ELVIRE.

Mon amour attendait plus de reconnaissance ;

Mais puisque le mépris en est la récompense,

Vous n’aurez jamais lieu de vous rire de moi.

DOM FADRIQUE.

Telle est de mon destin l’impitoyable loi ;

Aussi méritant peu l’honneur que vous me faites,

Bien loin de demander à savoir qui vous êtes...

ELVIRE.

Je mourrais de regret si vous l’aviez appris,

Allons.

Bas à Célie.

Que de douceur pour moi dans ce mépris !

DOM FADRIQUE.

Enfin elle s’en va. L’importune visite,

Qu’à peine...

CLARIN.

Vous croyez trop tôt en être quitte,

Elle revient.

ELVIRE.

Hélas !

DOM FADRIQUE.

Madame, qu’avez-vous ?

ELVIRE.

Que le Ciel contre moi témoigne de courroux !

Un ami vous vient voir, et je serais perdue

S’il fallait par malheur que j’en fusse connue.

Qu’on l’arrête un moment.

DOM FADRIQUE.

Va, cours vite, Clarin,

Ce sera Dom Félix.

ELVIRE.

Ô rigoureux destin !

Entrons ici.

Elle va à la porte du cabinet où Isabelle s’est enfermée.

DOM FADRIQUE, l’arrêtant.

Sachez...

ELVIRE, ayant entrevue Isabelle qui lui ferme la porte.

Mais Dieux, quelle surprise !

Que ne me disiez-vous que la place était prise ?

DOM FADRIQUE.

Madame...

ELVIRE.

Et c’est de là que partaient vos mépris.

Bas.

Donc le traître d’une autre est en effet épris ?

L’ingrat.

DOM FADRIQUE.

Une autre fois vous en saurez la cause.

ELVIRE.

Ce Cavalier me gêne, et non pas autre chose.

Donnez ordre surtout qu’il ne me puisse voir,

Et dans une autre chambre allez le recevoir.

DOM FADRIQUE.

Il entre en celle-ci, je ne le puis, Madame.

ELVIRE, à Célie qui est de l’autre côté.

Cache-toi bien, Célie. Ah, de douleur je pâme,

Et je crois déjà voir l’heure de mon trépas.

CÉLIE.

Il vaut mieux m’échapper puisqu’on ne me voit pas.

 

 

Scène III

 

DOM FADRIQUE, DOM CÉSAR, ELVIRE, la coiffe abattue, CLARIN, ISABELLE, dans le cabinet

 

DOM CÉSAR.

Ami, le Ciel enfin à mes yeux favorable

Met en votre pouvoir le bien d’un misérable,

Vous pouvez tout pour moi.

ELVIRE, bas.

Voici ce que je crains.

DOM CÉSAR.

Mon repos, mon honneur, ma vie est vos mains.

ELVIRE, bas.

Il me cherche, ô malheur !

DOM FADRIQUE, bas.

Surprenante disgrâce !

Quand j’attends Dom Félix, Dom César prend sa place.

DOM CÉSAR.

Ce silence m’étonne, et me fait trop juger

Qu’en vain dans mon parti je crois vous engager.

Mais celle que je cherche étant ici venue,

Vous ne sauriez du moins m’en refuser la vue,

Et je n’en doute point, c’est elle que je vois,

Puisqu’elle tâche ainsi de se cacher de moi.

DOM FADRIQUE.

On vous a mal instruit, Dom César, cette Dame...

DOM CÉSAR.

Souffrez que j’aille seul lui parler de ma flamme.

ELVIRE, bas, se retirant.

Cette cruelle approche est le coup de ma mort.

DOM CÉSAR, à Elvire.

Ne fuyez point ainsi, Madame, à mon abord.

Que craignez-vous de moi, qui n’ai point d’autre envie

Que de vous secourir au péril de ma vie ?

ELVIRE, bas.

Me prend-il pour une autre, ou s’il veut seulement

Augmenter en raillant mon juste châtiment ?

DOM CÉSAR.

Je ne viens point ici vous parler de la peine

Que souffre un malheureux que poursuit votre haine,

Je viens pour conserver votre honneur et vos jours ;

Non que j’aspire à rien pour ce faible secours,

Assez de mon respect mes devoirs vous instruisent,

Qu’un autre ait les faveurs, les mépris me suffisent.

ELVIRE.

Mon frère mon Amant ! Qui l’aurait soupçonné ?

Ô sort, ô triste sort à ma perte obstiné !

DOM FADRIQUE.

L’avis doit être faux qui chez moi vous amène,

Et son silence en est une preuve certaine ;

Quelqu’un s’est plu sans doute à vous mettre en souci,

Puisqu’en vain vous cherchez votre Maîtresse ici.

Vous savez que jamais je ne vis Isabelle,

Et cette Dame enfin que vous prenez pour elle

Est l’objet inconnu qui seul fait mon destin,

Et dont vous avez su l’histoire ce matin.

Jugez en vous oyant, avec quelle contrainte

D’une erreur imprévue elle souffre l’atteinte.

Sans plus vous obstiner, Dom César, trouvez bon

Que seul je la dispose à m’apprendre son nom,

C’est un bien où mon cœur depuis longtemps aspire.

ELVIRE, bas.

Il vient pour Isabelle, à la fin je respire.

DOM CÉSAR.

Dom Fadrique, est-ce ainsi que l’on sert les amis ?

DOM FADRIQUE.

De quoi vous plaignez-vous ? Que vous ai-je promis ?

DOM CÉSAR.

Ah, je ne sais que trop de quoi je me dois plaindre.

Pour moi dans votre esprit Dom Félix est à craindre,

C’était votre ennemi, mais le Ciel en courroux

Veut que pour mon malheur il puisse tout sur vous.

Ainsi loin de souffrir que je serve Isabelle...

DOM FADRIQUE.

Je ne puis rien pour vous puisque ce n’est point elle,

Et quand ce serait elle, il faudrait aviser

Qui des deux je devrais plutôt favoriser.

L’honneur, de son éclat à soi-même comptable,

Rend souvent à l’ami l’ennemi préférable.

DOM CÉSAR.

Dites que mon Rival doit m’être préféré,

Mais ne contestez plus sur un point assuré.

C’est elle, je le sais de la Suivante même,

Qui l’a laissée ici.

DOM FADRIQUE.

L’avis est stratagème,

Croyez-moi, l’on vous trompe.

DOM CÉSAR.

Et bien, oui, je le crois,

Mais daignez faire aussi quelque chose pour moi.

Pour n’avoir désormais aucun scrupule en l’âme,

Et sauver mon honneur de ce reproche infâme

Que sans la secourir j’ai pu la rencontrer,

Si cette Dame enfin ne se veut point montrer,

Quoique ce procédé sensiblement me touche,

Que je reçoive au moins mon congé par sa bouche,

Qu’elle me dise un mot, et je m’en vais content.

DOM FADRIQUE, bas à Elvire.

Son départ à tous deux, Madame, est important,

Et je ne vous dis point tout ce que j’appréhende

Si vous lui refusez la grâce qu’il demande.

Tirez-moi de la peine et du trouble où je suis,

Vous le pouvez d’un mot.

ELVIRE, bas levant sa coiffe.

Voyez si je le puis.

DOM FADRIQUE.

Juste Ciel ! Qu’ai-je vu ? Que ma surprise est grande !

ELVIRE.

Est-il juste chez vous qu’il me voie, ou m’entende ?

DOM FADRIQUE.

Ah non, dans ce refus persistez jusqu’au bout,

Ne parlez point, Madame, et je réponds de tout.

À Dom César.

Je ne l’y puis résoudre, en vain je l’en conjure.

DOM CÉSAR.

Mais...

DOM FADRIQUE.

Mais ce n’est point elle, et je vous en assure.

DOM CÉSAR.

Ah, pour m’en assurer, c’est trop de bonne part...

 

 

Scène IV

 

DOM FÉLIX, DOM CÉSAR, DOM FADRIQUE, ISABELLE, ELVIRE, CLARIN

 

DOM FÉLIX.

Généreux ennemi, je me rends ici tard,

Et peut-être Isabelle en est mal satisfaite,

Mais j’ai voulu moi-même m’assurer sa retraite.

Cependant du Vieillard quelques gens de crédit,

En faveur de nos feux pourront gagner l’esprit,

Et je ne le crois pas en si grande colère

Qu’ils ne trouvent un moyen d’accommoder l’affaire.

L’amour fait excuser de plus grands attentats.

CLARIN.

Voici pour marcher droit un assez mauvais pas.

DOM CÉSAR.

Répondez, Dom Fadrique, enfin ce n’est point elle.

DOM FÉLIX.

Quoi, trouver Dom César où je cherche Isabelle !

Certes j’en suis surpris, et dans le même jour

Que vous m’avez promis de servir mon amour,

C’est mal vous souvenir d’une telle promesse

Que souffrir mon rival auprès de ma maîtresse ;

Mais enfin malgré vous j’attends tout de son choix.

ISABELLE, ouvrant à demi le cabinet.

Ouvrons, j’ai reconnu Dom Félix à la voix.

DOM FADRIQUE.

J’excuse une chaleur dont l’amour est capable.

Dom César envers vous ne me rend point coupable,

S’il se rencontre ici, c’est sans être averti,

Et loin que contre vous je prenne son parti,

Encor qu’en cette Dame il connut Isabelle,

J’ai toujours soutenu que ce n’était point elle.

ELVIRE, bas à Dom Fadrique.

Qu’osez-vous dire, hélas !

DOM FADRIQUE, bas à Elvire.

Laissez-moi ce souci,

Je veux par Dom Félix vous tirer hors d’ici,

Je saurai bien après lui rendre sa Maîtresse

Bas à Dom Félix.

Et pour vous témoigner que je tiens ma promesse,

Si vous avez pour elle un lieu de sûreté,

Vous l’y pouvez conduire en toute liberté.

De mes soins votre flamme est-elle satisfaite ?

ISABELLE, bas.

Ciel, quelle trahison ! Est-ce ainsi qu’on me traite ?

DOM CÉSAR, à Dom Fadrique.

Encor qu’en ce projet vous lui serviez d’appui,

Isabelle pourtant n’est pas encor à lui.

DOM FÉLIX, à Elvire.

Allons, Madame, allons, que rien ne vous étonne,

Suivons sans différer ce que l’amour ordonne.

ELVIRE, bas.

Que de confusion ! Ô sort capricieux !

DOM CÉSAR.

Je ne souffrirai point qu’on l’enlève à mes yeux.

Que l’on m’ait averti, que le hasard m’amène.

Enfin je suis ici, votre espérance est vaine,

Je l’aime comme vous, et quoique le mépris

Ait toujours de ma flamme été l’indigne prix,

En vain ce dur mépris à la quitter m’invite,

Il faut auparavant qu’elle m’en sollicite,

Et qu’elle avoue au moins que jusqu’à se trahir

Mon triste cœur s’est pu résoudre d’obéir.

DOM FÉLIX.

Puisque par cette voie enfin tout se répare,

Rien ne peut empêcher qu’elle ne se déclare.

Que ne répondez-vous, Isabelle, et pourquoi

Différez-vous encore à vous donner à moi ?

Vous m’aimez, je vous aime, et ma flamme sincère...

ELVIRE, bas à Dom Félix.

Ne me pressez point tant, Dom César est mon Frère,

Vous m’êtes obligé de l’avis d’aujourd’hui ;

Travaillez en revanche à finir mon ennui,

Tirez-moi de ce lieu, l’occasion est belle,

Et vous retournerez après pour Isabelle.

DOM FÉLIX.

Il est juste, Madame, et je sais mon devoir.

À Dom César.

Cessez de vous flatter d’un inutile espoir,

Dom César, je ne puis obtenir de sa haine

Qu’elle daigne d’un mot soulager votre peine ;

Par un pareil mépris cherchez à vous guérir

DOM CÉSAR.

Non, il faut qu’Isabelle, et dussé-je en mourir,

Me le dise elle-même, et puis je me retire.

ISABELLE, sortant du cabinet.

S’il ne tient qu’à cela, je m’en vais vous le dire.

DOM FADRIQUE, à Isabelle.

Vous me perdez, Madame, après un tel aveu.

CLARIN.

Isabelle est doublée, ils vont jouer beau jeu.

ELVIRE.

Que deviendrai-je, hélas !

DOM CÉSAR.

Qu’est-ce ci, Dom Fadrique ?

ISABELLE.

Oui, puisqu’il faut enfin que tout mon cœur s’explique,

C’est en vain, Dom César, que vos feux mal reçus

Se flattent de l’espoir de vaincre mes refus.

Je vous l’ai dit cent fois, vous perdez votre peine,

Et votre amour ne peut s’attirer que ma haine.

DOM CÉSAR.

Pour me faire céder, Madame, c’est assez ;

Non que des traits si beaux soient sitôt effacés,

Mais si ni la raison, ni le temps, ni l’absence,

Ne peuvent de mon feu dompter la violence,

Du moins je saurai bien, pour fuir votre courroux,

Empêcher mes soupirs d’aller jusques à vous.

ISABELLE.

Ce sentiment m’oblige, et je serais ingrate

Si quand votre vertu dans ce dessein éclate,

Je craignais d’avouer qu’une si belle ardeur

Emporte mon estime au défaut de mon cœur.

DOM FÉLIX, à Dom César.

Daignerez-vous souffrir qu’un Rival vous embrasse ?

DOM CÉSAR.

Déjà dans mon esprit ce fâcheux nom s’efface.

ISABELLE.

Allons, quoi que l’amour cause tout mon souci,

Je rougis du long temps que je m’arrête ici ?

 

 

Scène V

 

DOM FADRIQUE, DOM CÉSAR, ELVIRE, CLARIN

 

DOM FADRIQUE.

Enfin vous remportez une haute victoire.

DOM CÉSAR.

J’ai dû ce sacrifice à l’éclat de ma gloire,

Mais votre procédé m’étonne au dernier point,

Qu’en croirai-je, ou plutôt que n’en croirai-je point ?

Tant de déguisement dont j’ignore la cause

Me font avec raison soupçonner quelque chose,

Et vous et mon Rival conspiriez à l’envi.

DOM FADRIQUE.

Ne me reprochez rien quand je vous ai servi.

DOM CÉSAR.

Non, je ne me plains point qu’un Ami plein de zèle

Ait voulu m’épargner les mépris d’Isabelle,

Mais que de notre accord n’ignorant point les lois,

Touchant cette Inconnue il m’ait trompé deux fois,

Il faut pour m’éclaircir...

 

 

Scène VI

 

LÉONEL, DOM FÉLIX, DOM FADRIQUE, DOM CÉSAR, ISABELLE, ELVIRE, CLARIN

 

LÉONEL, derrière.

Meurs, traître, meurs, infâme.

DOM FADRIQUE.

D’où vient un si grand bruit ?

DOM FÉLIX, derrière, à Isabelle.

Retirez-vous, Madame.

CLARIN.

On se tue, on se bat, Monsieur, tout est perdu,

C’est...

DOM FADRIQUE.

Allons voir à qui notre secours est dû,

Mais croyez, attendant que je vous désabuse...

DOM CÉSAR.

Allons, je connais trop comme il faut que j’en use.

DOM FADRIQUE, à Elvire.

Madame demeurez, et n’appréhendez rien.

Dom Fadrique et Dom César sortent.

ELVIRE.

Dieux, quel malheur jamais fut comparable au mien !

Quand le Ciel à mes vœux se déclare propice,

Un Frère me traverse et cause mon supplice.

Mais craignant son retour, enfermons-nous ici.

Elle s’enferme dans le même Cabinet où était Isabelle auparavant.

CLARIN.

Quoique éloigné des coups m’en voilà tout transi,

Dieu me veuille garder d’être de la partie.

ISABELLE, rentrant sur le théâtre.

Qu’on nous ait rencontré ainsi dès la sortie,

Et que je sois réduite en ce triste moment

À craindre pour mon Père, ou bien pour un Amant !

Il faut pourtant mettre ordre à n’être pas surprise.

Elle veut rentrer dans le Cabinet où Elvire vient de s’enfermer.

Mais je trouve à mon tour la place déjà prise.

Hélas !

CLARIN.

Venez ici renfermer vos hélas.

Isabelle se cache derrière une tapisserie.

LÉONEL, à Dom Fadrique, en entrant sur le théâtre.

Non, il faut qu’il l’épouse, ou dans son sang mon bras...

DOM FADRIQUE.

Ne vous emportez point, c’est tout ce qu’il désire.

LÉONEL.

Donc par quelle chaleur m’a-t-il tantôt pu dire...

DOM FÉLIX.

Oubliez un transport que l’amour a causé,

Tout mon crime est mon feu trop longtemps déguisé,

C’était par votre aveu que je devais prétendre...

LÉONEL.

Il me suffit qu’en vous j’embrasse enfin un Gendre.

DOM FÉLIX.

Mon bonheur est si grand, que je ne sais comment

Vous témoignez ma joie et mon ressentiment.

Mais si pour vous offrir un cœur rempli de zèle...

LÉONEL.

Brisons là, je vous prie, et trouvons Isabelle.

Où s’est-elle cachée ?

DOM FADRIQUE, à Clarin.

As-tu perdu la voix ?

CLARIN.

Je ne sais ce qu’il faut répondre cette fois,

Et j’ignore, Monsieur, tant ce succès m’étonne,

Si vous me demandez la mauvaise ou la bonne,

La fausse, ou bien la vraie, et dans un tel souci,

Pour ne me point tromper, l’une est là, l’autre ici.

DOM FADRIQUE.

Comme ici dès tantôt elle s’est retirée,

En cette occasion elle y sera rentrée.

Il va au Cabinet où est Elvire.

Sortez, sortez, Madame, enfin tout est d’accord,

J’ai su gagner celui dont vous craigniez l’abord,

Et par son ordre exprès, un heureux Hyménée

Doit rendre dès demain votre amour couronnée.

ELVIRE, sortant du cabinet.

Puisqu’il sait ma faiblesse, et veut bien l’excuser,

Je dois cesser de feindre, et de me déguiser.

DOM CÉSAR.

Ah Sœur, infâme Sœur ! Est-ce ainsi qu’on m’affronte ?

CLARIN.

C’est bien ainsi le diable, ils n’ont pas tous leur compte.

DOM FÉLIX.

Modérez ce transport.

DOM CÉSAR.

Souffrir qu’un suborneur

Foule aux pieds l’amitié pour m’arracher l’honneur !

DOM FADRIQUE.

À votre passion donnez moins de croyance,

Je suis perfide Ami peut-être en apparence,

Mais ce sont des secrets que vous saurez un jour.

Cependant je l’adore, approuvez mon amour,

Et calmant le courroux qui règne dans votre âme,

Par un aveu public autorisez ma flamme.

DOM CÉSAR.

Je n’ai plus rien à dire, et mon cœur satisfait,

Pour condamner la cause, estime trop l’effet.

DOM FADRIQUE.

Ce doux consentement fait ma plus haute joie.

CLARIN.

Ils sont tous deux payés de la même monnaie.

DOM FADRIQUE, à Elvire.

Madame, trouvez bon que ce cœur amoureux

Vous renouvelle ici l’hommage de ses vœux ;

De vous seule dépend tout le bien que j’espère.

ELVIRE.

Votre espoir est trop juste après l’aveu d’un Frère.

DOM FÉLIX, à Leonel lui présentant Isabelle.

Permettez qu’Isabelle en vienne en dire autant.

ISABELLE.

Mes souhaits sont remplis si mon Père est content ;

Mais si votre bonté n’excuse ma folie...

LÉONEL.

Elle t’est pardonnée, et déjà je l’oublie,

L’amour excuse tout ; vivez, heureux amants,

Et que rien ne s’oppose à vos contentements. 

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