Les Deux centenaires de Corneille (Michel de CUBIÈRES-PALMÉZEAUX)

Pièces en un acte et en vers.

 

 

RÉFLEXIONS SUR LE GRAND CORNEILLE

 

Lorsque l’Académie de Rouen proposa pour le sujet de son Prix d’Éloquence, l’Éloge du grand Corneille, ce Prix fut remporté par M. Gaillard, qui le mérita : M. Bailli obtint l’Accessit, et méritait davantage : M. le Chevalier de L... fut distingué dans la foule des Concurrents ; et quoique rejette par les Düumvirs[1], il fut accueilli par le Peuple. Fontenelle a écrit la vie de son oncle, et tout le monde connaît cette vie intéressante. Le P. Tournemine a donné une Apologie de l’Auteur de Cinna. La Bruyère, le P. Porée, Longepierre, le Marquis de Vauvenargues, ont publié des parallèles de Corneille et de Racine, où le premier est apprécié avec plus ou moins de goût, plus ou moins de partialité, plus ou moins de Justice. Fontenelle, lui-même, a laissé échapper dans sa jeunesse, un parallèle qu’il a ensuite désavoué, et qui pourrait servir de supplément à la vie de son oncle. Voltaire enfin, par son Commentaire, a décidé à-peu-près ce qu’il fallait croire sur[2] le Grand Corneille. S’il a relevé quelques défauts, il n’a pas moins fait sentir de beautés : voilà les Écrivains qui ont fondé, pour ainsi dire, la Religion Cornélienne. On compte, parmi les Détracteurs de ce Dieu du Théâtre Français, le fougueux d’Aubignac, l’orgueilleux Scudéri, Mairet, etc... Le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé.

D’après ce court exposé, il serait, je crois, difficile d’entreprendre, soit l’Éloge, soit la critique du Grand-Corneille, sans répéter le bien et le mal qu’on en a dit. Mon projet est de ne faire précisément ni l’un ni l’autre ; mais seulement de relever certaines erreurs, où il me semble que l’on est tombé sur ce grand homme, et de finir par quelques réflexions sur son style, ou plutôt sur ce qu’on appelle la Poésie de style. On a imprimé, et l’on imprime tous les jours, que Corneille a créé la Tragédie en France ; il est bien certain qu’il l’a perfectionnée, qu’il l’a portée à sa plus grande hauteur : mais comment peut-on affirmer qu’il en est le père ? Voltaire a dit, qu’il était très remarquable que l’Art Tragique eût commencé en France, ainsi qu’en Italie, par une Sophonisbe, et Voltaire a eu raison. Les trois unités sont parfaitement observées dans la Sophonisbe de Mairet, et dans la Mort de Mustapha ou le Grand et dernier Soliman. Or, Sophonisbe fut jouée en 1629 ; la Mort de Mustapha en 1630, et le Cid, comme chacun fait, ne parût qu’en 1636. S’il est donc vrai que la première Pièce régulière mérite à son Auteur le titre de Créateur du Théâtre Français ; c’est à Mairet que ce titre appartient, et c’est sans fondement qu’on le donne au Grand-Corneille.

Ce qu’il fallait imprimer et réimprimer beaucoup plus qu’on ne l’a fait, c’est que Corneille a véritablement créé en France, non la Tragédie mais les deux sortes de Comédies où nous avons excellé, celle d’intrigue c’est-à-dire, et celle de caractère. Avant Mélite, on ne connaissait guères en France, que des Pièces imitées de l’Espagnol. Pièces dont les intrigues sans vraisemblance, offensaient autant le goût que la raison. Mélite parût, et si elle ne jeta pas autant d’éclat que le Cid, son triomphe fût bien plus réel. Le Cid avait à combattre Sophonisbe, Pièce armée à la Romaine, et de pied-en-cap, Guerrière Dramatique, dont il n’était pas facile de se rendre vainqueur ; et Mélite n’eût qu’à se montrer, pour terrasser des monstres impuissants et faibles, des avortons armés par le délire des imaginations Romanesques, et qu’un souffle du Génie devait séduire en poussière. Le Cid, enfin, a été la première bonne Tragédie régulière. Mélite a été la plus régulière, et la première bonne Comédie d’intrigue, comme le Menteur a été la première bonne Comédie de caractère. On ne dit rien des premières Comédies du Grand-Corneille, et on ne les lit jamais, parce qu’en parlant d’un homme riche, qui a plusieurs beaux Châteaux, on ne cite guères les maisons rustiques et simples où logent ses Fermiers et ses Domestiques.

J’ai lu en cent endroits différents, et j’ai cent fois entendu dire, que le Grand Corneille était plein de respect pour le Poète Rotrou, et qu’il l’appelait son père. Voilà une Anecdote qu’il faut reléguer, ainsi que beaucoup d’autres, dans, la classe des mensonges imprimés. Rotrou était né en 1609, et Pierre Corneille en 1606. Appelle-t-on son père, un homme qui a trois ans moins que foi ? Non, certainement : c’est donc du côté du génie que Rotrou avait conquis cette paternité ; mais ce fut en 1631 que parût Mélite, l’Hypocondriaque, première Pièce de Rotrou, fut représentée en 1628, et imprimée en 1631. La Bague de l’oubli, sa seconde Pièce, représentée en 1628, ne fut imprimée qu’en 1635. Cléagenor et Doristée, représentée en 1631, ne fut imprimée qu’en 1636. Quant à Venceslas, il fut postérieur au Cid, de douze années. Or, l’Hypocondriaque, la Bague de l’oubli, Cléagenor et Doristée, sont des Pièces détestables, bien inférieures à la Comédie de Mélite, et qui eurent infiniment moins de succès que cette dernière. Rotrou n’avait donc sur Corneille, ni l’antériorité du génie, ni celle de l’âge : ce n’était donc que par un excès d’humilité ou de politesse, que celui-ci pouvait l’appeler son père ; mais si l’homme qui a dit : Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée, pouvait être poli, assurément il n’était pas humble. Comment se fait-il donc que Corneille ait appelé Rotrou son père ? Je n’en fais rien : ce qu’il y a de sûr ; c’est que du moment que Corneille eut donné Mélite, il n’eut plus en Littérature, ni père, ni supérieur, ni maître ni rival.

J’ouvre les Éloges des hommes illustres, par Perraut, et j’y lis, que Corneille avait retranché, autant qu’il avait рu, la passion de l’amour de ses derniers Ouvrages, parce qu’il était convaincu qu’elle était, en quelque sorte, indigne du Cothurne, et que ce sentiment avilissait presque toujours les Pièces où il se trouvait. J’ouvre ensuite le Théâtre de Corneille : j’y lis, Othon, Attila, Tite et Bérénice, Pulchérie et Suréna, qui sont ses derniers ouvrages : je vois qu’il n’y a pas une de ces Pièces où il n’y ait deux ou trois intrigues d’amour, et que Corneille y a mis de l’amour autant qu’il a pu. Je vois dans Suréna, Euridice amoureuse de Suréna, qui l’adore : j’y vois Palmis, sœur de Suréna, qui aime le Prince Pacorus, lequel aime Euridice. Je vois, enfin, ce Héros, ce grand Suréna.

Des Parthes le mieux fait d’esprit et de visage,
Et qui fait rétablir les Rois dans leurs États.

Je le vois, dis-je, se piquant de belle passion, refuser Mandane, fille du Roi des Parthes, pour rester fidèle à Euridice ; je le vois, enfin, mourir victime de sa tendresse. Je vois que Suréna la dernière Pièce du Grand-Corneille, est après le Cid, la Pièce de Corneille où il y a le plus d’amour. J’ouvre la Comédie-Héroïque de Pulchérie, et j’y vois qu’elle commence par ces Vers :

Je vous aime, Léon, et n’en fais point mystère ;
Des feux tels que les miens n’ont rien qu’il faille taire ;
Je vous aime, etc.

Et lorsque Pulchérie menace Léon de se retirer en Judée, si ses desseins sont trahis ; je vois Léon se troubler, et je l’entends répondre :

J’y mourrais de douleur, en adorant vos charmes.

Je l’entends ajouter :

Là mes yeux sans relâche, attachés à vous voir,
Feraient de mon amour mon unique devoir.

Lorsque Léon parle à Pulchérie de ses nombreux rivaux, je l’entends lui répondre : ils ont tous des maîtresses. En effet, il n’est pas dans cette pièce jusqu’à Martian,

Qui a, tout vieux qu’il est, plus de vertu que d’âge.

Il n’est pas jusqu’au vieux Martian qui ne soit amoureux de cette Pulchérie, et qui ne lui dise à l’exemple des autres :

Depuis plus de dix ans je languis, je soupire ;

et qui ne finisse par l’épouser.

On connaît le sujet de Bérénice, on sait que c’est un combat de l’ambition et de l’amour mais ce qu’on a oublié, peut-être, c’est que dans la Bérénice de Corneille, il y a un Domitien, frère de Titus, amoureux d’une certaine Domitie, qui dit, en parlant d’elle-même :

Quand je crois m’être mise au-dessus de l’Amour.
L’Amour, vers son objet me rappelle à son tour.

Ce qu’on a oublié, peut-être ; c’est que Domitien déclare en ces mots sa passion à cette Domitie :

Faut-il mourir, Madame, et, si proche du terme,
Votre illustre inconstance est-elle donc si ferme,
Que les restes d’un feu que j’avais cru si fort,
Puissent, dans quatre jours, se promettre ma mort ?

Ce qu’on a oublié, peut-être, c’est que le Grand-Corneille fait dire à Titus, lorsque Bérénice refuse la main :

Madame, en ce refus un tel amour éclate,
Que j’aurais pour vous l’âme au dernier point ingrate,
Et mériterais mal ce qu’on a fait pour moi,
Si je portais ailleurs la main que je vous dois.
Tout est à vous : l’Amour, l’honneur, Rome l’ordonne, etc.

De Tite et Bérénice, je remonte à Othon : et que vois-je dans cette Pièce ? J’y vois cet Othon, un Sénateur Romain, amoureux de Plautine, fille du Consul Vinius, et qui dit, en parlant d’elle :

Tout m’en plaît, tout m’en charme, et mes plus chers scrupules,
Près d’un objet si cher passent pour ridicules.

J’y vois une Camille, nièce de Galba, amoureuse de ce même Othon, au point de dire des injures à sa rivale, et de conspirer, par jalousie, la mort de son amant : j’y vois, enfin, cet Othon, prêt à sacrifier l’Empire, et sa vie même à sa maîtresse, à qui un certain Martian ose déclarer sa flamme, quoiqu’il ne soit qu’un affranchi.

Que Charles Perraut, qui était Contrôleur des Bâtiments, se soit trompé en parlant de Corneille, je le conçois : il se connaissait plus en Architecture qu’en Poésie ; mais que le sage, le Philosophe Fontenelle, ait adopté les erreurs de Perraut, voilà ce que j’ai peine à comprendre, Or, il est certain que Fontenelle dit, en parlant d’Attila, que son oncle, le Grand Corneille, n’y mit point d’amour, et qu’il dédaigna fièrement d’avoir de la complaisance pour ce nouveau goût. Cependant ceux qui ont lu Attila, savent très bien qu’il y a là un certain Ardaric, qui brûle pour la Princesse Ildione, et qui lui dit, en parlant de Rome :

Vos yeux l’emporteront sur toutes ses grandeurs, etc.

Corneille, enfin, a mis de l’amour jusques dans Œdipe, sujet terrible, où certainement il n’en fallait point mettre. Pourquoi tant de fadeurs élégiaques, tant de langueurs pastorales dans les derniers Ouvrages de Corneille ? S’il est difficile de deviner la raison qui a fait nier à Fontenelle qu’il y en eût, il l’est moins de dire pourquoi il y en a. Lorsque Corneille s’éteignait, Racine répandit sur le Théâtre une clarté jusqu’alors inconnue. Andromaque avait paru, et cette Pièce, toute pleine d’amour, avait mis ce sentiment à la mode. Corneille, il faut l’avouer, eut la faiblesse de payer un tribut à ce goût naissant : Corneille, renonçant à son genre admiratif, chercha, à l’exemple de Racine, à remuer le cœur par la peinture des passions, et surtout par celle de l’amour, qui en est le premier mobile. Disons-le donc hautement ; Corneille se gâta en voulant imiter Racine, comme Racine s’était gâté en voulant imiter Corneille. Les preuves en sont dans Alexandre et Suréna : celle-ci est une faible copie des chefs-d’œuvre de Racine, et l’autre une esquisse imparfaite des Pièces immortelles de Corneille. Racine avait tant de dispositions pour le pathétique, et Corneille était si bien né pour le grand, que ces deux hommes n’ont pu se heurter, sans se renverser l’un l’autre, et que leur chute respective est née de la réaction même de leur génie. Oui, qu’on lise avec attention les Tragédies de Suréna et d’Alexandre, on cherchera en vain dans celle-ci les muscles des Héros, qui percent, pour ainsi dire, au travers de la draperie, dans les portraits d’Horace, de Cornélie et de Cinna. On remarquera dans l’autre, un vieux Athlète fatigué, substituant l’adresse à la force, et les grâces à l’énergie. L’Alexandre offrira le Corrège, qui s’efforce d’imiter le Poussin, et Suréna présentera Hercule déposant la massue pour combattre avec le Ceste.

Ainsi donc, il est permis de dire que, si Corneille et Racine ont influé sur leur siècle, ces deux grands hommes ont à leur tour influé beaucoup l’un sur l’autre : mais il est vrai aussi que Racine voyant le pas infructueux qu’il avait fait dans le Domaine de Corneille, retourna en arrière, et s’éleva à la haute place, d’où l’on ne l’a point vu descendre, et que Corneille tomba du Trône, en voulant trop s’avancer dans les États de Racine.

Plusieurs Critiques habiles, prétendent qu’Andromaque est la Pièce de Racine la plus parfaite, comme Tragédie, et qu’il n’a pas été plus loin. D’autres, ont observé que le germe de cette belle Pièce, était dans le Pertharite du Grand-Corneille. Ici, en effet, Grimoald menace Rodelinde de faire mourir son fils, si elle ne l’épouse point, comme Pyrrhus veut faire périr Astianax, si Andromaque ne lui donne point la main. Edvige est jalouse, ainsi qu’Hermione, et veut ainsi qu’elle se venger d’un inconstant. Il y a entre les deux Pièces d’autres ressemblances, qui n’ont pas pu naître du hasard. Ces Critiques en ont trouvé d’aussi grandes, entre Héraclius et Athalie, et voilà pourquoi quelques partisans de Corneille ont comparé Racine au roitelet, qui, caché sous l’aile de l’aigle, et porté par lui jusqu’au plus haut des Cieux, en sort tout-à-coup, lorsque celui-ci ne peut plus monter, et s’élevant au-dessus de lui de quelques coudées, se fait déclarer Monarque des oiseaux. Si cette comparaison était juste et vraie dans toutes ses parties, il s’ensuivrait que Corneille aurait créé le Théâtre et Racine.

Il y a deux ou trois points de contact entre Corneille et Racine, et l’on n’a cessé d’en faire des parallèles. Il y en a mille entre Shakespeare et Corneille, et rarement on les a comparés. Que de beautés l’on admire dans Shakespeare, qui sont les mêmes dans Corneille ! Tous deux ont peint les Romains avec la même énergie ; mais non avec le même désordre. Shakespeare est un beau coursier, encore dans les haras, et à qui l’on n’a point imposé de joug : Corneille se l’est imposé lui-même. Que Corneille eût aimé Shakespeare, s’il eût pu le connaître ! Appuyé sur Lucain, il l’a passé de toute la tête : appuyé sur Shakespeare, il eût été si grand, que l’œil humain n’aurait pu le mesurer.

On a assez vanté les chefs-d’œuvre de Corneille ; c’est-à-dire, Cinna, Polieucte, le Cid, les Horaces, Rodogune : on en a suffisamment senti le mérite ; mais a-t-on rendu la même justice aux dernières Tragédies de ce grand homme ? Voltaire voit vingt de ses Pièces dans lesquelles à peine y a-t-il un morceau qui demande grâce pour le reste : ce sont les termes ; et dans le Temple du Goût, il lui fait jeter au feu Pulchérie et Suréna. Voltaire me rappelle cet Anglais fastueux, qui, voulant aider un avare à chercher une guinée, qu’il avait laissé tomber dans l’ombre, alluma volontairement un billet de banque de 100 000 liv. et s’en servir comme d’un flambeau pour l’éclairer. Voltaire me paraît fort généreux du bien de Corneille ; Pulchérie, Othon, Attila, Suréna, ne sont pas des chefs-d’œuvre, sans doute ; mais ces vieilles médailles ont bien leur mérite. Si la galanterie ou un amour froid les défigure, si le goût Racinien qui domine dans quelques-unes, en a effacé l’empreinte ; on voit néanmoins qu’elles sont frappées au coin du génie. Sans parler des quatre vers d’Othon si beaux et si renommés, j’avoue ne rien connaître de plus élevé, de plus fier et de plus grand, que la Scène suivante, qui est la seconde du second Acte de la même Pièce :

PLAUTINE.

Que venez-vous m’apprendre ?

MARTIAN.

Que de votre seul choix l’Empire va dépendre ;
Madame.

PLAUTINE.

Quoi ! Galba voudrait suivre mon choix ?

MARTIAN.

Non ; mais de son conseil nous ne sommes que trois,
Et si pour votre Othon vous voulez mon suffrage,
Je vous le viens offrir avec un humble hommage.

PLAUTINE.

Avec ?...

MARTIAN.

Avec des vœux sincères et soumis,
Qui seront encor plus, si l’espoir m’est permis.

PLAUTINE.

Quels vœux et quel espoir...

MARTIAN.

Cet important service
Qu’un si profond respect vous offre en sacrifice...

PLAUTINE.

Eh bien il remplira mes désirs les plus doux ;
Mais pour reconnaissance, enfin, que voulez-vous ?

MARTIAN.

La gloire d’être aimé.

PLAUTINE.

De qui ?

MARTIAN.

De vous, Madame.

PLAUTINE.

De moi-même !...

MARTIAN.

De vous : j’ai des yeux, et mon âme...

PLAUTINE.

Votre âme, en me faisant cette civilité,
Devrait l’accompagner de plus de vérité.
On n’a pas grande foi pour tant de déférence,
Lorsqu’on voit que la fuite a si peu d’apparence.
L’offre, sans doute, est belle et bien digne d’un prix ;
Mais en le choisissant vous vous êtes mépris.
Si vous me connaissiez, vous feriez mieux paraître...

MARTIAN.

Hélas ! mon mal ne vient que de vous trop connaître ;
Mais vous-même, après tout, ne vous connaissez pas,
Quand vous croyez si peu l’effet de vos appas.
Si vous daigniez savoir quel est votre mérite,
Vous ne douteriez point de l’amour qu’il excite.
Othon m’en sert de preuve : il n’avait rien aimé
Depuis que de Poppée il s’était vu charmé.
Bien que d’entre ses bras Néron l’eut enlevée,
L’image dans son cour s’en était conservée ;
La mort même, la mort n’avait pu l’en chasser :
À vous seule était dû l’honneur de l’effacer.
Vous seule, d’un coup d’ail, emportâtes la gloire
D’en faire évanouir la plus douce mémoire,
Et d’avoir su réduire à de nouveaux souhaits
Ce cœur impénétrable aux plus charmants objets.
Et vous vous étonnez que pour vous je soupire !

PLAUTINE.

Je m’étonne bien plus que vous me l’osiez dire.
Je m’étonne de voir qu’il ne vous souvient plus
Que l’heureux Martian fut l’esclave Icélus ;
Qu’il a changé de nom sans changer de visage.

MARTIAN.

C’est ce crime du fort qui m’enfle le courage.
Lorsqu’en dépit de lui je suis ce que je suis,
On voit que ce je vaux, voyant ce que je puis.
Un pur hasard, sans nous, règle notre naissance ;
Mais comme le mérite est en notre puissance,
La honte d’un destin, qu’on vit mal assorti,
Fait d’autant plus d’honneur, quand on en est sorti ;
Quelque tache en mon sang que laissent mes ancêtres,
Depuis que les Romains ont accepté des maîtres ;
Ces maîtres ont toujours fait choix de mes pareils
Pour les premiers emplois et les secrets conseils.
Ils ont mis en nos mains la fortune publique ;
Ils ont soumis la terre à notre politique.
Parrobe, Policlète ; et Narcisse, et Pallas,
Ont déposé des Rois, et donné des États.
On nous élève au trône au sortir de nos chaînes.
Sous Claude on vit Félix le mari de trois Reines ;
Et quand l’amour en moi vous présente un époux,
Vous me traitez d’esclave et d’indigne de vous.
Madame, en quelque rang que vous ayez pu naître ;
C’est beaucoup que d’avoir l’oreille du grand Maître.
Vinius est Consul, et Lacus est Préfet :
Je ne suis l’un ni l’autre, et fuis plus en effet ;
Et de ces Consulats et de ces Préfectures,
Je puis, quand il me plaît, faire des créatures.
Galba m’écoute enfin, et c’est être aujourd’hui,
Quoique sans ces grands noms, le premier d’après lui.

PLAUTINE.

Pardonnez donc, Seigneur, si je me suis méprise.
Mon orgueil dans vos fers n’a rien qui l’autorise :
Je viens de me connaître, et me vois à mon tour
Indigne des honneurs qui suivent votre amour.
Avoir brisé ces fers, fait un degré de gloire
Au-dessus des Consuls, des Préfets, du Prétoire ;
Et si de cet amour je n’ose être le prix,
Le respect m’en empêche, et non plus le mépris.
On m’avait dit, pourtant, que souvent la nature
Gardait en vos pareils sa première teinture ;
Que ceux de nos Césars qui les ont écoutés,
On tous souillé leurs noms par quelques lâchetés ;
Et que pour dérober l’Empire à cette honte,
L’univers a besoin qu’un vrai Héros y monte.
C’est ce qui me faisait y souhaiter Othon ;
Mais, à ce que j’apprends, ce souhait n’est pas bon :
Laissons-en faire aux Dieux, et faites-vous justice.
D’un cœur vraiment Romain dédaignez le caprice.
Cent Reines à l’envi vous prendront pour époux :
Félix en eut bien trois, et valoir moins que vous.

On vante l’ironie qui règne dans quelques Scènes de Nicomède. En est-il de plus sublime et de plus foudroyante que celle-ci ? Quoique le Lecteur ne soit pour rien dans cette querelle, il en est presque terrassé autant que Martian lui même. Voilà, si je puis parler ainsi, voilà de ces beautés d’instinct, qui doivent rendre l’Auteur plus étonné de son Ouvrage, que le Public ne l’est de son génie. Maintenant je prierai Voltaire de me dire si un pareil morceau demande grâce pouf le reste. La seule interrogation avec vaut toute une Tragédie, et je ne conçois pas, pourquoi ce mot n’est pas plus connu. Un Vers qui l’est beaucoup :

Non, je ne pleure pas, Madame, mais je meurs.

Ce vers seul mériterait bien que la Pièce fût retirée des flammes, supposé que l’Auteur du Temple du Goût fût assez abandonné du goût pour l’y jeter.

Il me reste à dire quelque mots sur le style du Grand-Corneille. L’Abbé du Bos, dans ses Réflexions sur la Poésie et la Peinture, pense que le Public enchanté de la Poésie de style du Cid et de la mort de Pompée, ne se lasse point de les admirer, et les place fort au-dessus de plusieurs autres, dont les mœurs sont meilleures, et dont le plan est régulier. Le Cid est mis au-dessus de plusieurs autres, moins pour la poésie du style, que pour la vivacité de l’action et du dialogue, et l’Abbé du Bos s’est trompé tant soit peu sur cette Pièce ; mais il a eu raison quant à la mort de Pompée, et en général, il aurait pu affirmer que Corneille est de tous nos Poètes Dramatiques, celui qui a le plus de poésie de style. J’entends les partisans de Racine crier au blasphème : qu’ils s’apaisent. Je vais m’expliquer. Le style de Racine est peut-être le plus parfait qu’il y ait dans aucune Langue. Il y a longtemps qu’on l’a dit, et il est inutile de le redire : il y a longtemps que pour la versification et les parties qui constituent son mécanisme, on l’a comparé à Virgile, et il y a longtemps que tous les bons esprits, ont approuvé la comparaison. À Dieu ne plaise qu’en voulant rendre à Corneille ce qui lui est dû, j’ôte à Racine ce qui lui appartient ; mais si le style de Racine a son mérite particulier, celui de Corneille en a aussi un qui lui est propre. Le style de Racine n’est peut-être si parfait, que parce que les idées se succèdent dans ses périodes avec un art admirable, qu’elles y marchent pour ainsi dire graduellement, qu’il y a enfin la même simplicité dans ses phrases que dans ses plans. De-là cette clarté soutenue, cette douce abondance et le charme inexprimable de son langage. C’est par d’autres procédés que Corneille nous étonne et anime sa diction. Examinez la contexture de ses phrases, vous verrez qu’il y conduit toujours plusieurs idées à la fois, et que les couchant sur plusieurs lignes différentes, il en forme ces belles et fortes antithèses qui les terminent. C’est surtout dans les Horaces, Cinna et ses autres chefs-d’œuvre, qu’il a cette manière pleine et vivante, qui offrant à l’esprit, soit plusieurs images, soit plusieurs sentiments, lui donne à penser fortement, à se replier sur lui-même, et l’accable quelquefois de trop de nourriture. Corneille ressemble à un habile Général, qui fait marcher de front et manœuvrer à la fois deux ou trois corps d’armées. S’il a peu d’harmonie dans les mots, il en a toujours une admirable dans les pensées : pas une idée qui ne corresponde à une autre, pas une pensée qui ne soit, pour ainsi dire, parallèle avec une autre pensée ; mais les mots qui rendent ces dernières, n’étant point rangés comme elles, et placés les uns vis-à-vis des autres, doivent nécessairement se heurter, s’entrechoquer souvent dans la route, et de-là doit résulter un tout, offrant plus d’ordonnance à l’esprit qu’à l’oreille. Racine entrelace à merveille les fils de son expression ; mais chacun de ses fils est simple. Ils sont doubles et quelquefois triples chez Corneille : voilà pourquoi son tissu présente des aspérités, et si je puis me servir de ce terme, des rugosités nombreuses, tandis que celui de son rival est d’un moelleux et d’un fini admirables. Racine rend tellement les syllabes amies, que rien ne peut plus les séparer : Corneille unit si fortement les pensées entr’elles, que ses phrases ressemblent à autant de nœuds gordiens, qu’on ne peut délier sans les rompre. Voilà quant à l’ensemble de leur style, leurs différences respectives. On prétend que Racine écrit mieux que Corneille, et il faut bien le croire, puisque tout le monde le dit ; mais quant à ce qui constitue la poésie de style, quant à ces heureuses alliances de mots qui semblent s’exclure, et qui forment plus particulièrement le langage des Mules, quant à ces expressions qu’on pourrait appeler trouvées, parce qu’il est bien rare que le génie les cherche, il me paraît certain qu’il y en a plus dans Corneille que dans Racine, et il y en a quelques unes dans Racine qu’on rencontre dans Corneille, M. de la Harpe prétend que Racine n’avait point étudié les convenances dans les Ouvrages de Corneille : j’y consens ; mais Racine y avait sûrement puisé les expressions suivantes, Agamemnon dit daris la première Scène d’Iphigénie :

Ce nom de Roi des Rois et de Chef de la Grèce,
Chatouillait de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse.

Achorée dit en parlant de César, Scène première du troisième Acte de Pompée :

L’aise de voir la terre à son pouvoir soumise,
Chatouillait malgré lui son âme avec surprise :

On lit dans la scène dernière de Bérénice :

Les larmes de la Reine ont éteint cet espoir.

On lit dans Attila, Acte V :

Et toute ma fierté dans mes larmes éteinte.

Thésée dit à Neptune, en parlant de son fils, Acte IV. de la Tragédie de Phèdre :

Étouffe dans son sang ses désirs effrontés.

Ptolomée en parlant de Pompée, dit d’une manière plus hardie encore et plus heureuse, Scène première de la Tragédie de Pompée :

Dans le sang de Pompée éteignons sa fierté.

Oreste dit, Acte troisième d’Andromaque :

Et nos Grecs irrités
Ont lavé dans son sang ses infidélités.

Le vieil Horace dit, en parlant de son fils qu’il croit coupable :

Ces mains, ces propres mains
Laveront dans son sang la honte des Romains.

Ephestion dit, en parlant d’Alexandre :

N’allez point dans ses bras irriter la victoire.

Cette expression a bien pu naître de cet hémistiche de Camille, qui dit en parlant d’Horace, vainqueur de Curiace :

Offenser sa victoire.

Néron dit à Agrippine, Acte IV. de la Tragédie de Britannicus :

Allez donc et portez cette joie à mon frère.

Pompée dit à Sertorius, Acte III. de Sertorius :

Une seconde fois n’est-il aucune voie
Par où je puisse à Rome emporter quelque joie ?

Phèdre dit, en parlant de ses enfants, Acte troisième, de la Tragédie qui porte son nom :

Le sang de Jupiter doit enfler leur courage.

Martian dit, en parlant de lui-même, dans l’Acte II. de la Tragédie d’Othon :

C’est ce crime du sort qui m’enfle le courage.

Et Ptolomée dit, en parlant de César, Acte IV. de Pompée :

César, que tes exploits n’enflent plus ton courage.

On voir par ces rapprochements que Racine a puisé dans Corneille ces belles expressions, d’enfler le courage, de porter la joie, d’étouffer, de laver dans le sang, de chatouiller le cœur, etc... Quoique ces alliances de mots soient très heureuses, malgré leur hardiesse, en voici qui ne le sont pas moins. Quel autre que Corneille aurait osé dire :

Ce Crassus tout gonflé d’un vieux mépris de Rois.

Acte I. de Suréna.

Qu’on rêve avec plaisir, quand notre âme blessée,
Autour de ce qu’elle aime, est toute ramassée.

Pulchérie, Acte II.

Et sous l’obscurité d’une longue tutelle,
Cet habit et ce nom régnaient tous deux plus qu’elle.

Ibid, Acte V.

N’y perdez point de temps, allez sans plus rien taire
Tâter jusqu’en ce cour les tendresses de frère.

Tite et Bérénice, Acte I.

Aux périls de Sylla vous tâtez leur courage.

Sertorius, Acte III.

La terreur de mon nom, pour nouveaux compagnons,
Leur donne les Alains, les Francs, les Bourguignons.

Attila, Acte I.

Et quand, pour l’on punir, je crois prendre un grand Roi,
Je ne prends qu’un grand nom, qui ne peut rien pour moi.

Ibid, Acte II.

Et sur l’orgueil brisé les plus superbes têtes,
De sa course rapide entasser les conquêtes,

Ibid, Acte II.

Je veux, je tâche envain d’éviter par la fuite
Ce charme dominant qui marche à votre suite.

Ibid, Acte III.

Et le Généralat comme le Diadème,
M’érige sous votre ordre en fantôme éclatant,
En colosse d’État, qui de vous seul attend
L’âme qu’il n’a pas de lui-même.

Agésilas, Acte III.

Je voudrais seulement vous faire souvenir
Que j’ai près de trente ans commandé vos armées,
Sans avoir ramassé que ces nobles fumées
Qui gardent les noms de finir.

Ibid, même Acte.

Et tous trois à l’envi s’empresser ardemment,
À qui dévorerait ce règne d’un moment.

Othon, Acte I.

Je veux bien assurer votre main à Pison,
Et l’Empire aux Tyrans qui font régner son nom.

Othon, Acte III.

De ce mourant amour les ardeurs ramassées,
Jettent un feu plus vif dans nos âmes glacées.

Sophonisbe, Acte V.

Je suis femme, et mon sexe accablé d’impuissance, etc.

Sophonisbe, même Acte.

De sa haine aux abois la fierté se redouble.

Sophonisbe, même Acte.

Ce n’est qu’un joug pompeux qu’on veut jeter sur moi.

Théodore, Acte I.

Faire voir sur ses nefs la victoire flottante.

Pompée, Acte I.

C’est-là que tu verras sur la terre et sur l’onde
Le débris de Pharsale armer un autre monde.

Ibid, Acte V.

Tremble, et crois voir bientôt trébucher ta fierté.

Sertorius, Acte I.

Rome à ces grands desseins ouvrira tous ses bras.

Sertorius, Acte III.

Le fils tout dégoûtant du meurtre de son père.

Cinna, Acte I.

On voit dans ces citations, un fils dégoûtant d’un meurtre, une ville ouvrir des bras, un débris armer un monde, une victoire qui flotte, une haine aux abois, un nom qu’on fait régner, un colosse qui attend un âme, un charme qui marche, des têtes dont l’orgueil est brisé, un grand nom que l’on prend comme avec la main un courage et des tendresses que l’on tâte, un habit et un nom qui règnent, etc., etc... Toutes ces expressions paraissent barbares et forcées, tirées hors du cadre ou le Peintre les a mises ; mais quel éclat et quelle vie ne donnent elles pas au Tableau ! J’en rapporterais beaucoup d’autres si je ne craignais de fatiguer mes Lecteurs. En voilà assez, je pense, pour leur prouver que Corneille avait au plus haut point la poésie de style.

Les deux Pièces de Racine, où il y a le plus de ces alliances heureuses, sont Esther et Athalie. Esther, surtout, me paraît être, à cet égard, le plus beau monument de la Poésie Française. Racine y a transporté, avec un art admirable, toute la pompe Orientale des Livres Saints, tout le coloris, toute la majesté de l’Écriture. Racine dans ses autres Pièces a eu au suprême degré le talent de s’approprier les expressions d’Euripide, de Sénèque, de Tacite, d’Horace même, et de presque tous les anciens, qu’il connaissait à fond. Il leur doit celles qu’il n’a point empruntées de Corneille ; mais celles que je viens de citer et une foule d’autres, non moins heureuses, à qui Corneille les doit-il ? Si ce n’est à lui-même. Dans les seules Tragédies de Pompée et de Sertorius, il y a autant de ces figures hardies, avouées par le goût, qu’il y en a dans les six premières Tragédies de Racine. Il y en a aussi quelques-unes que le goût désavoue, j’en conviens ; mais il faut convenir aussi que la plupart des rivaux de Corneille, soumis au caprice de la Langue Française, ont l’air d’être ses esclaves ; que Corneille, pour s’en faire obéir, n’avait qu’à dire : je le veux : qu’elle fût toujours à ses ordres, et que son génie, tout Romain, a exercé sur elle une éternelle Dictature.

 

 

LA CENTENAIRE DE CORNEILLE OU LE TRIOMPHE DU GÉNIE

 

Pièce en un acte et en vers libres.

Représentée sur les Théâtres publics de Rouen et de Bordeaux, le 1er octobre 1784.

 

Personnages

 

APOLLON

MELPOMÈNE

THALIE

POLYMNIE

SCUDÉRY

LE GÉNIE de l’ancienne Rome

LE GRAND CORNEILLE, personnage muet

LES PRINCIPAUX PERSONNAGES des Tragédies et Comédies du Grand Corneille, Rodrigue, Horace, Cinna, Pompée, Auguste, Dorante, Don-Sanche, etc., tous personnages muets

MUSES

BEAUX-ARTS

SUITE

 

 

Scène première

 

APOLLON, MELPOMÈNE, THALIE

 

APOLLON.

Qu’ai-je appris ? En ces lieux je fais tout préparer

Pour recevoir ce père du Théâtre :

Toute ma Cour qui l’idolâtre,

Les Muses et les Arts brûlent de l’honorer,

Et le Dieu qui commande aux rives infernales,

Pluton le refuse à mes vœux !

Ce Monarque ennemi des pompes triomphales,

Le retient, malgré moi, dans ces bosquets heureux

Qu’entourent trois torrents de leurs ondes fatales.

Ô d’une fête auguste inutiles apprêts !

À Melpomène.

Que je vous plains, sensible Melpomène !

Vous, qui l’avez instruit à régner sur la Scène,

Vous, dont il a surpris les plus nobles secrets !

MELPOMÈNE.

Avec ravissement, du vieillard vénérable,

Mes yeux, après un siècle, eussent revu les traits.

Que Platon est un Dieu cruel ! inexorable !

Je ne songe point sans regrets

À ce refus impitoyable.

De ce Dieu les tristes rigueurs

Ne pourront toutefois lui ravir notre hommage :

Nous lui réservions des honneurs,

Que nous rendrons à son image.

APOLLON, à Thalie.

Thalie au front joyeux, et dont l’esprit badin,

Des travers, en riant, corrige la licence,

Thalie avec moins de chagrin,

Du Tragique fameux supportera l’absence.

THALIE.

Pourquoi cela ?... Corneille est aussi mon Auteur,

Celui qui de la Tragédie

Chez les Français fut l’inventeur,

L’est aussi de la Comédie :

Il leur a donné le Menteur.

Mais dans ce docte Sanctuaire,

À l’insu d’Apollon, quel mortel ose entrer ?

 

 

Scène II

 

APOLLON, MELPOMÈNE, THALIE, SCUDÉRI

 

SCUDÉRI.

J’ai cru, sans être téméraire,

Qu’un Auteur, tel que moi, pouvait y pénétrer.

APOLLON.

Qui donc êtes-vous ?

SCUDÉRI.

Je me nomme

George de Scudéri : j’ai fait vingt mille vers,

Dont le bruit a porté mon nom dans l’univers ;

Et partant je suis un grand homme.

Je dois être connu du Seigneur Apollon.

APOLLON.

Non. J’avais oublié vos vers et votre prose ;

On ne s’en souvient plus dans le sacré vallon.

SCUDÉRI.

On ne s’en souvient plus ! J’en ignore la cause.

Mes vers sont assez beaux pour être retenus ;

Le style en est aisé, le tour Académique.

Et le Cid ? Vous savez que j’en fis la critique.

Que d’esprit il y règne ! On dirait que Momus

A dicté cet ouvrage unique.

J’eus toujours l’art d’instruire autant que d’amuser.

APOLLON.

La critique du Cid servir à votre gloire ?

À ce point peut-on s’abuser ?

Si l’on en garde la mémoire,

Ce n’est que pour la mépriser.

Mais au Parnasse, enfin, quel sujet vous amène ?

SCUDÉRI.

J’ai su que dans ces lieux Thalie et Melpomène

Préparaient une fête à l’un de mes rivaux :

C’est moi qu’on doit fêter ; par mes nombreux travaux,

Ma Muse a mérité d’être ici couronnée,

Et sans doute pour moi la pompe est ordonnée.

APOLLON.

Qu’ai-je entendu !... Le Gouverneur

Du Château de la Garde, aspire à cet honneur !

Les Peuples asservis sur l’Africain rivage,

Suivaient jadis le char du vainqueur de Carthage :

Celui que je veux célébrer,

Doit jouir du même avantage.

Ici vous pouvez demeurer

Pour orner son triomphe.

SCUDÉRI.

Et vous le croyez digne

De cette Apothéose insigne !

Vous n’avez donc pas lu cet Auteur monstrueux ?

Tous ses plans sont défectueux :

Ainsi que ses Dames Romaines ;

Ses Héros ont toujours des vertus plus qu’humaines,

Ils sont toujours parés d’une fausse grandeur.

Son style est froid souvent, et souvent sans couleur ;

Ses caractères gigantesques

Ne doivent plaire, enfin, qu’aux esprits romanesques.

Il a pourtant quelques beautés,

Et quelques traits heureux que le public adore ;

Mais on y trouve plus encore

D’incroyables absurdités.

APOLLON

Que je reconnais bien un suppôt de l’envie,

À ces discours injurieux !

Muses, voyez la joie, et lisez dans ses yeux,

Combien il a l’âme ravie,

Quand il a blasphémé les talents ou les Dieux !

Mais espère-t-il nuire au nom du grand Corneille ?

Pense-t-il étouffer nos généreux transports ?

Non. Malgré ses lâches efforts.

Le frelon n’aigrit point le nectar de l’abeille.

En vain, pour l’abaisser jusques à leur niveau,

S’unissent à la fois l’orgueil et l’ignorance ;

Corneille à leurs fureurs doit un lustre nouveau.

Quel autre a donc créé la Tragédie en France ?

Est-ce le froid Mairet ? L’inégal du Ryer ?

Est-ce toi, dont le fiel crût ternir son laurier ?

Est-ce Rotrou ? Hardi ? Garnier ? Tristan ? Jodèle ?

Qu’on se détrompe enfin : Corneille le premier

Ouvrit et parcourut le tragique sentier,

Et fait pour en servir, écrivit sans modèle.

SCUDÉRI.

Parmi les cinq Auteurs on sait qu’il brilla peu.

APOLLON.

Il brilla peu ! Qu’entends-je ! Est-ce ainsi qu’on l’outrage ?

Corneille seul eut l’avantage

De ne point usurper les dons de Richelieu,

Où sont-ils, où sont-ils, ces traits de vive flamme,

Cette touche énergique et ces mâles pinceaux,

Et ces élans d’une grande âme,

Qui ravissent dans ses tableaux ?

Quand le grand Richelieu lui donna des rivaux,

On le vit s’élever comme un chêne superbe,

Au milieu des humbles roseaux

Qu’il laisse ensevelis sous l’herbe,

Et monter à ce rang où l’on n’a plus d’égaux.

Semblable à Jupiter, dont la toute-puissance

Force l’impie à l’adorer ;

S’il a quelques jaloux, sa rapide éloquence

Les poursuit, les atteint, les réduit au silence,

Et les condamne à l’admirer.

Oui, l’admiration est le ressort sublime

Que la main fait toujours mouvoir ;

Et par elle sur nous il a tant de pouvoir,

Que pour ses défauts même il commande l’estime.

SCUDÉRI.

Rien n’est plus fatiguant que d’admirer toujours,

Et, selon moi, c’est un vice notable

Que d’être toujours admirable.

THALIE.

Ce vice est rare de nos jours.

Il en faut convenir.

APOLLON.

Sur nos doctes collines

Homère a mérité d’obtenir des autels :

Corneille en doit avoir : jusqu’aux vertus divines

Corneille élève les mortels.

À côté l’un de l’autre, il faut que dans les nues

Ils portent leurs fronts révérés.

Que par les mêmes chants leurs noms soient consacrés,

Et que le même encens parfume leurs statues.

Comme aux accents de tous les deux

S’enflamment les cours généreux !

De tous deux aux Héros, que la lecture est chère !

Alexandre eut voulu que la Muse d’Homère

Célébrât ses exploits vainqueurs.

Corneille au grand Condé fit répandre des pleurs.

SCUDÉRI.

Je ne puis le nier, Homère est un grand homme ;

Mais ce Poète si vanté,

Du vrai génie au moins eut la variété,

Et Corneille n’a peint que les Héros de Rome.

APOLLON.

Muses, vous entendez ces blasphèmes nouveaux,

Allez donc rassembler les divers personnages

Qui naquirent de ses pinceaux,

Et faites-lui sur l’heure expier ses outrages.

 

 

Scène III

 

APOLLON, SCUDÉRI

 

SCUDÉRI.

Admirez tant qu’il vous plaira

Sa grandeur, la touche divine,

Son élévation, sa force, et cætera.

Pour moi, je préfère Racine.

APOLLON.

Racine !... Ah ! du sacré vallon,

Tu voudrais qu’on l’exclut peut-être ?

Je connais ton langage, il est perfide et traitre ;

Je sais que sous le miel il cache l’aiguillon :

Mai toi-même, à ton tour, apprends à me connaître

De Racine en ces lieux on adore le nom,

Et c’est lui que je voudrais être,

Si je n’étais pas Apollon.

SCUDÉRI.

Vous croyez donc que Racine est sans maître ?

APOLLON.

Peu semblable à l’Envie, avec sincérité,

J’aime à dire la vérité.

Racine est sans rivaux ; c’est le cœur et l’oreille

Que charment ses vers tour-a-tour :

Ils semblent faits, surtout, pour exprimer l’amour ;

Mais il ne vint qu’après Corneille ;

Il lui doit tout.

SCUDÉRI.

Quoi, tout ! Corneille l’a gâté,

L’Alexandre le prouve on ne peut davantage :

Racine dans ce faible Ouvrage

Tomba, pour l’avoir imité.

APOLLON.

Les Scudéris nouveaux avec un art extrême,

L’un à l’autre sans cesse opposant les grands noms,

Espèrent par ce stratagème

Nuire aux Chantres que nous aimons,

Mais voici de quoi leur répondre.

 

 

Scène IV

 

APOLLON, SCUDÉRI, MELPOMÈNE, THALIE

 

Melpomène est suivie des principaux personnages Tragiques. Thalie est suivie des principaux personnages Comiques.

MELPOMÈNE.

Cléopâtre, Félix, Nicomède, Phocas,

Sertorius, Pauline, accourez sur mes pas :

Accourez, montrez-vous, et venez le confondre,

Voici d’abord Pauline, esclave du devoir,

Qui bravant de l’amour l’invincible pouvoir,

S’illustre par un sacrifice.

Non loin d’elle, vois-tu l’assassin de Maurice,

Qui, trompé dans sa haine, ainsi que dans ses vœux,

Soit qu’il pardonne ou qu’il punisse,

Se trouve toujours malheureux.

Vois-tu la fière Cléopâtre,

Qui de meurtres avide et de sang idolâtre,

Au crime même imprime sa grandeur,

Et pénètre les sens d’une sublime horreur.

Regarde à ses côtés l’adorable Chimène,

Par qui l’amour triomphe, ainsi que Melpomène :

Son Rodrigue est près d’elle, et Don-Diègue les suit.

Parmi tous ces Héros, objets de tes blasphèmes,

En est-il, réponds-moi, dont les traits soient les mêmes ?

Admire, en frémissant, la main qui les produit :

Varié, simple et grand, ainsi que la Nature,

Va, l’esprit seul du Peintre égale la peinture.

THALIE, montrant Dorante ou le Menteur.

Et mon ami Dorante a-t-il les mêmes traits

Que ces nombreux Héros ? Et lorsqu’il le fait rire,

Est-ce Pompée, en lui, que le public admire ?

SCUDÉRI.

Corneille, j’y consens, varia les portraits ;

Mais il n’a point de goût, vous le savez, Déesses :

Vous l’avez comblé de largesses ;

Mais le goût, le goût seul embellit le talent ;

C’est le goût seul qui donne un coloris brillant :

Sans goût point de génie.

APOLLON.

Ô Ciel ! est-il possible !

Qu’en ces lieux !...

THALIE.

Dieu puissant des heures et des jours,

Ne souffrez pas que ce discours

Altère votre âme paisible.

Des méchants et des sots je me moque toujours ;

C’est le meilleur parti. Venez, venez Dorante,

Saluez cet Auteur, dont la Muse pédante

Ne connaît que le Goût, que le Goût seul enchante.

Avec du goût Corneille aurait plus réussi ;

Il n’avait point de goût, la chose est évidente,

Et pour l’amour du goût, je vous salue aussi.

Thalie et Dorante font chacun, à Scudéri, une révérence d’un air moqueur.

SCUDÉRI, d’un ton menaçant.

Me veut-on insulter par ce ton d’ironie ?

On pourrait...

THALIE.

Ah ! Monsieur !...

SCUDÉRI.

Je fus brave autrefois.

THALIE.

Oui, vos Vers sont fameux ainsi que vos exploits.

Mais, qui fait de la sorte accourir Polymnie ?

 

 

Scène V

 

APOLLON, SCUDÉRI, MELPOMÈNE, THALIE, POLYMNIE

 

THALIE, à Polymnie.

La Déesse de l’Opéra,

Du Ballet et de l’Intermède,

Veut-elle aussi fêter le Peintre de Cinna ?

POLYMNIE.

Le Peintre de Cinna fut l’Auteur d’Andromède.

Mon Art doit l’être à ses talents divins.

Dans le Palais du Dieu de l’Harmonie

Son front doit être aussi couronné par mes mains :

Mais apprenez qu’ici des antiques Romains,

Vous allez voir paraître le Génie.

 

 

Scène VI

 

APOLLON, SCUDÉRI, MELPOMÈNE, THALIE, POLYMNIE, LE GÉNIE de l’ancienne Rome, en habit Romain

 

LE GÉNIE.

Dans l’ombre de la nuit m’offrant au vieux Brutus,

C’est moi qui lui donnai ses farouches vertus ;

C’est moi qui créai Rome, alors qu’aux bords du Tibre

Tomba ce peuple long temps libre,

Avec lui je tombai sous le joug des tyrans ;

Nous périmes tous deux ; jugez dans ces moments

À quelle douce joie en secret je me livre :

Depuis vingt siècles révolus,

Depuis le grand Pompée, enfin, je n’étais plus,

Et Corneille m’a fait revivre ;

Corneille a de nouveau fait vaincre mes Romains ;

Par l’amour du pays, surtout par le courage,

J’en fis les premiers des humains,

Corneille en fait des Dieux ; Corneille a l’avantage, 

En le reproduisant, d’embellir mon ouvrage.

De ses mâles tableaux que j’aime les couleurs !

Les Rois, les Mortels Consulaires,

Les vertus du Sénat, les troubles populaires,

La méprisable Cour des derniers Empereurs,

Mon peuple à son déclin, mon peuple à la naissance,

Ses conquêtes et ses revers,

Et la faiblesse et la puissance,

Il a tout peint. Rendue avec ses traits divers,

Rome n’est plus dans Rome, elle est toute en ses Vers.

Désirez-vous qu’ici ma bouche vous retrace

Ces traits dont le cœur est frappé ?

Rappelez-vous le vieil Horace,

Lorsque, par un récit trompé,

De la fuite d’un fils seulement occupé,

Il s’écrie en pleurant : qu’il mourut !

SCUDÉRI, à part.

Mot sublime

Je dois en convenir...

LE GÉNIE.

Le transport qui m’anime,

À ce mot, je le vois, passe dans votre cour ;

De l’Envie et du Temps le Génie est vainqueur.

Rappelez-vous, s’il se peut qu’on l’oublie,

De sa juste colère Auguste triomphant ;

Voyez le pardonner aux fureurs d’Émilie,

Ainsi qu’un père à son enfant.

Pour la première fois, sur la Tragique Scène,

Combien il m’attendrit, combien il m’étonna !

Lorsque l’accent de Melpomène

Lui prêta ce discours : Soyons amis, Cinna.

À ces traits dont encor le souvenir me touche,

Je crus entendre un Dieu me parler par sa bouche,

Ô Corneille ! ô grand homme, égal à mes Héros !

Te voilà donc sorti du ténébreux Empire !

Et, pour y recevoir le prix de tes travaux,

Sur le Parnasse, enfin, ma main t’a pu conduire.

APOLLON.

Qu’entends-je ? ce Grand Homme, objet de notre amour,

Aux Champs Élysiens, par un ordre barbare,

Retenu jusques à ce jour,

Aurait pu repasser les Fleuves du Ténare !

LE GÉNIE.

Pluton vient à l’instant de le rendre à mes vœux.

Jadis mes Romains belliqueux

Ont peuplé les rivages sombres

De tant d’illustres Morts descendus chez les Ombres,

Qu’il n’a pu refuser à mes justes désirs,

La douceur d’augmenter vos innocents plaisirs.

Ce favori de Melpomène,

Avant de pénétrer dans ces augustes lieux,

A voulu s’arrêter aux bords de l’Hippocrène,

Dont le murmure harmonieux

A tant de fois charmé sa veine,

Je vais l’y retrouver, et bientôt, à vos yeux,

Il paraîtra sous la pourpre Romaine.

Vos regards, à loisir, pourront le contempler,

Mais la loi du Destin lui défend de parler,

Et vous le verrez sans l’entendre.

APOLLON.

De cette loi je brave la rigueur ;

Son aspect suffira pour faire mon bonheur.

Allez, il ne faut pas plus longtemps le suspendre.

 

 

Scène VII

 

APOLLON, THALIE, MELPOMÈNE, POLYMNIE, SCUDÉRY

 

APOLLON.

Je vais donc le revoir... Moments délicieux !

THALIE.

Moments que j’attendais !

MELPOMÈNE.

La loi des destinées

Nous le rend après cent années.

POLYMNIE.

Que pour un tel bienfait il faut bénir les cieux !

 

 

Scène VIII

 

APOLLON, THALIE, MELPOMÈNE, POLYMNIE, SCUDÉRY, LE GRAND CORNEILLE, conduit par LE GÉNIE de l’ancienne Rome, THERPSICORE

 

APOLLON.

C’est lui-même en effet ; c’est lui, c’est ce Grand Homme.  

Que sa présence inspire de respect !

Ne croit-on pas à son aspect

Voir le Dieu de l’antique Rome ?

Voilà ce front auguste et ces cheveux flottants,

Par l’étude blanchis, bien plus que par le temps.

Qui pourrait s’y méprendre ? Approche, ombre, que j’aime,

Qu’il m’est doux de te voir ! Je ne puis m’en lasser.

Approche, un si grand homme est l’égal des Dieux même ;

Sur le Trône des Dieux il faut donc le placer.

Aux Muses et aux Arts.

Muses, et vous, Beaux-Arts dont, l’essaim m’environne,

Qu’à tous les yeux, soudain, on découvre mon Trône.

Une toile se lève, on voit dans le fond du Théâtre un Trône magnifiquement orné.

Que ce Mortel y monte. Et vous, Héros nombreux

Qui par lui revivez ; et dont les noms fameux

Jouiront désormais du sort le plus prospère,

Héros qu’il a créés, saluez votre père.

Tous les Acteurs et Actrices des Tragédies et Comédies de Corneille, tombent à ses genoux : ils se relèvent et le conduisent en triomphe sur le Trône d’Apollon.

SCUDÉRI.

J’enrage, en voyant les honneurs

Qu’à cet Auteur sans goût, on se dispose à rendre.

Il monte sur le Trône... Ô dépit ! ô fureurs !

Ne pouvant l’en faire descendre,

Fuyons.

APOLLON, l’arrêtant.

Arrête, dans ces lieux

Apollon te condamne à rester immobile.

Sur ce vieillard qui vient d’embellir cet asile,

Attache, malgré toi, les yeux.

C’est ainsi, c’est ainsi qu’on doit punir l’envie ;

Le plus cruel tourment pour ce monstre odieux,

Est le triomphe du génie.

Scudéri reste les yeux fixés sur le grand Corneille. et vois tous les honneurs qu’on lui rend.

Nymphes du double Mont, commencez vos Concerts,

Et mêlez votre voix à nos Couplets divers.

CHŒUR DE FEMMES.

Honneur, honneur au grand Corneille,
Du Parnasse il est la merveille.

MELPOMÈNE.

Sur le peuple le plus aimable,
C’est toi qui m’as rendu mes droits ;
D’un art qui lui semble admirable,
Le Français ignorait les lois.
Le Cid paraît, de Melpomène
S’étend partout l’heureux pouvoir :
Fier Rodrigue, tendre Chimène,
Sans vous aimer peut-on vous voir ?

CHŒUR DE FEMMES.

Honneur, honneur, etc.

THALIE.

Je te dois aussi mon hommage,
Ô toi ! dont l’esprit créateur
Nous offrit la riante image,
Et les traits divers du Menteur !
C’est par toi que je règne en France,
 Par toi mon art fut ranimé.
Molière obtint la préférence ;
Mais tu fus le premier aimé.

CHŒUR DE FEMMES.

Honneur, honneur, etc.

POLYMNIE.

Sur le front du noble Poète,
Je veux mettre aussi mon laurier.
De Quinault la gloire est complète,
Ses vers charment le monde entier ;
Mais s’ils enchantent notre oreille,
Et si le cœur en est touché,
Je te le dois, ô grand Corneille !
Armide naquit de Psyché.

CHŒUR DE FEMMES.

Honneur, honneur, etc.

Les trois Muses, après avoir chanté ces Couplets, vont poser chacune une couronné sur la tête du Grand Corneille, et se rangent ensuite à côté du Trône avec les personnages de ses Pièces.

SCUDÉRI.

Corneille était l’Auteur unique
Aimé du divin Apollon.
Du Cid j’écrivis la critique,
Espérant de flétrir son nom.
De quoi m’a servi cette audace ?
Qu’ai-je reçu pour cet affront ?
Il plane au sommet du Parnasse.
Je rampe au bas du double Mont.

CHŒUR.

Honneur, honneur, etc.

LE GÉNIE de Rome.

Et vous, Peuple de Normandie,
Peuple vraiment ami des Arts,
Le père de la Tragédie
A vu le jour dans vos remparts :
Ses vertus qu’ici l’on renomme,
Le font régner sur les humains.
Messieurs, imitez ce grand homme ;
Et vous serez tous des Romains.

APOLLON, à Therpsicore.

Therpsicore, sans vous a commencé la Fête,
Et par vous elle doit finir.
Des Talents, des Beaux-Arts que l’élite s’apprête ;
Pour honorer Corneille ils doivent tous s’unir.

Au public.

Trois Divinités du Parnasse
Par l’hommage le plus brillant,
Viennent à l’envi sur ma trace
De récompenser le talent ;
C’est peu d’avoir en diadème
Ces trois couronnes sur le front,
J’en réclame une quatrième
Que vos suffrages donneront.

Un Ballet termine la Pièce.

 

 

LA CENTENAIRE DE CORNEILLE OU LE GÉNIE VENGÉ

 

Pièce en un acte et en vers libres.

Représentée pour la première fois en 1785.

 

Personnages

 

MELPOMÈNE

THALIE

APOLLON

LE GRAND CORNEILLE

LE FAUX-GOÛT

UN AUTEUR TRAGIQUE

UN AUTEUR COMIQUE

SUITE DU FAUX-GOÛT

 

La Scène est dans le Temple de Melpomène.

 

Théâtre représente le Temple de Melpomène. On voit son Trône d’un côté, et de l’autre les Bustes de Corneille, Racine, Voltaire, Crébillon, du Belloi, à quelque distance l’un de l’autre, et rangés un peu en demi cercle.

 

 

Scène première

 

THALIE, seule

 

Dans le noir Empire des ombres,

Melpomène, ma sœur, descendit l’autre jour :

Elle alla supplier le Dieu des rives sombres,

De lui rendre Corneille, objet de son amour ;

Corneille, à qui dans ce séjour

Nous désirons d’offrir le plus sincère hommage,

Elle n’est point encor de retour du voyage,

Et j’en suis alarmée : elle aurait dû songer

Que l’on ne peut là-bas arriver sans danger.

Devait-elle, surtout, confier à Thalie

La garde de son Temple ? Ah ! que ma pauvre sœur

A fait une bonne folie !

Quand Molière vivait, cet enjoué Censeur

Me rendait aux sots redoutable ;

Il n’est plus ; sous le joug d’un tyran détestable

Il m’a fallu plier, et je vois le faux goût

Sur ce Trône installé, juger ici de tout.

Mais je l’entends venir : sa figure est grotesque,

À ses dépens je pourrais plaisanter ;

Nous aurions un débat qui deviendrait burlesque,

Il est plus sûr de l’éviter.

 

 

Scène II

 

THALIE, LE FAUX-GOÛT, UN AUTEUR TRAGIQUE, UN AUTEUR COMIQUE, SUITE DU FAUX-GOÛT

 

LE FAUX-GOÛT arrêtant Thalie.

Eh quoi ! Thalie ainsi nous quitte !

Mon aspect lui sait peur ?

THALIE.

Laissez-moi m’en aller.

LE FAUX-GOÛT.

Un moment... S’en va-t-on si vite ?

THALIE.

Thalie et le Faux-Goût n’ont rien à démêler.

LE FAUX-GOÛT.

Pourquoi donc me donner cette injuste épithète.

Je suis le Dieu du goût, et chez moi rien n’est faux.

THALIE.

Le Dieu du goût n’a point tous vos pompeux défauts :

Il me rend quelquefois visite à ma toilette ;

Je le connais beaucoup ; simple dans ses discours,

Plus simple encor dans sa parure,

Il rejette les vains atours,

Tissus des mains de l’imposture :

Il est le fils de la nature,

Et le compagnon des amours.

Vous êtes tous les deux fort occupés à plaire ;

Mais il plait sans effort et sans ambition,

Il en a le talent, vous la prétention.

Ce Trône fut le sien, Despote littéraire,

Vous l’avez usurpé, vous y donnez des lois ;

Mais les neufs Sœurs jamais n’écoutent que sa voix.

Grâces, gaité, bonté, chez lui tout se rassemble,

Son règne est éternel, le vôtre est d’un moment.

Décidez donc présentement

Si ce beau portrait vous ressemble.

LE FAUX-GOÛT, à part.

Je voudrais près de moi la fixer en ces lieux,

Haut, montrant sa suite.

Sa figure me plait. Voici l’aimable élite

Des Auteurs larmoyants que je traîne à ma suite ;

J’anime leurs efforts, je préside à leurs jeux.

Habitez avec nous ce séjour gracieux,

Vous aurez du plaisir.

THALIE.

J’en rougirais dans l’âme,

Ce plaisir n’est point fait pour une honnête femme.

LE FAUX-GOÛT.

Eh quoi ! feriez-vous prude ?

THALIE.

Oh ! non, en vérité,

On connaît ma franchise ainsi que ma gaité :

Mais il me faut des jeux qu’approuve la décence,

Et toujours le faux-goût marche avec la licence.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

LE FAUX-GOÛT, UN AUTEUR TRAGIQUE, UN AUTEUR COMIQUE, SUITE, etc.

 

LE FAUX-GOÛT, montant sur le Trône de Melpomène.

Près de mon Trône rangez-vous,

Nobles soutiens de mon Empire,

Et commençons, en dépit des jaloux,

Nos savantes leçons sur le grand art d’écrire,

Approchez, Monsieur Licidas,

Mes conseils, dont vous faites cas,

Vous ont ouvert une route hardie,

Qu’un autre ne saurait trouver ;

Et le Goût sûrement ne pourra qu’approuver

Votre nouvelle Tragédie.

L’AUTEUR TRAGIQUE.

Je ne devrai qu’à vous ses sublimes beautés ;

Dans ma Pièce, d’abord, il n’est point d’unités,

D’action, de temps, de lieu même.

LE FAUX-GOÛT.

Point d’unités ! bravo ! c’est ce que j’aime,

Où se passe l’Acte premier ?

L’AUTEUR TRAGIQUE.

Dans le Sénat Romain.

LE FAUX-GOÛT.

Le second ?

L’AUTEUR TRAGIQUE.

À la Chine.

LE FAUX-GOÛT.

Le troisième ?

L’AUTEUR TRAGIQUE.

Au Sérail : c’est le plus régulier.

LE FAUX-GOÛT.

Le quatrième ?

L’AUTEUR TRAGIQUE.

À Sparte : au Japon le dernier.

LE FAUX-GOÛT.

Bravo ! bravissimò ! L’ordonnance et divine.

À sa Suite.

Eh bien ! mes chers amis, n’êtes-vous pas charmés

De voir que dans leur noble audace

Les Poètes que j’ai formés,

Bravent les vieilles lois d’Aristote et d’Horace ?

LA SUITE.

Bravo ! Bravissimò !

LE FAUX-GOÛT.

Peut-on vouloir encor.

Enchainer le talent, et borner son essor ?

Les règles que suivaient et Racine et Corneille,

Avaient le droit de plaire à nos grossiers aïeux ;

Mais la Philosophie a décillé nos yeux :

Il faut, pour entasser merveille sur merveille,

Il faut, pour agrandir la carrière des Arts,

Se permettre d’heureux écarts,

Et d’Icare empruntant les ailes,

Pénétrer jusqu’aux Cieux par des routes nouvelles.

À l’Auteur Tragique.

Votre action est double, ou triple apparemment ?

L’AUTEUR TRAGIQUE.

J’en ai cinq au lieu d’une.

LE FAUX-GOÛT.

Oh ! l’admirable chose !

Et votre Tragédie est-elle en Vers ?

L’AUTEUR TRAGIQUE.

En Prose.

LA SUITE.

Bravo ! bravissimò !

LE FAUX-GOÛT.

Voilà certainement

De nos beaux esprits le plus sage.

Voilà le plus sensé de tous mes nourrissants,

Et celui qui de mes leçons,

A fait le plus sublime usage...

À l’Auteur Comique.

Pour vous, Monsieur Cliton, vous bornez vos talents

À composer des Comédies :

Nous en donnerez-vous quelqu’une en peu de temps,

Remarquable à son tour par des beautés hardies ?

L’AUTEUR COMIQUE.

J’en prépare une en ce moment,

Qui peut-être à vos yeux aura quelque mérite ;

C’est le Tartuffe ou l’Hypocrite.

LE FAUX-GOÛT.

Un tel sujet me plaît infiniment,

Il fournit à Molière un assez bel ouvrage ;

Mais cet ouvrage a bien vieilli :

Il est d’ailleurs trop simple, et c’est vraiment dommage,

En le rajeunissant vous l’aurez embelli.

Sont-ce des valets, des soubrettes

Qui forment votre nœud ?

L’AUTEUR COMIQUE.

C’est se moquer des gens,

Que d’employer ces vieux agents.

Les Daves, les Martons, les Crispins, les Lisettes,

Par leur joyeux babil pouvaient plaire autrefois ;

Mais le tire à présent est devenu bourgeois.

LE FAUX-GOÛT.

On ne rit donc jamais dans votre Comédie ?

L’AUTEUR COMIQUE, très gravement.

Jamais.

LA SUITE.

Bravò ! bravò !

LE FAUX-GOÛT.

Monsieur, y pleure-t-on ?

L’AUTEUR COMIQUE.

Comme dans une Tragédie.

LE FAUX-GOÛT.

Bravò ! bravò Monsieur Cliton,

Pour suivre en tout les vraisemblances ;

Vous ayez, je crois, trop de sens.

L’AUTEUR COMIQUE.

Deux duels, trois reconnaissances,

Cinq ou six travestissements :

Un souper dans le troisième Acte,

Au dernier deux enterrements ;

Voilà mes moyens.

LE FAUX-GOÛT.

Excellents !

Que la Pièce doit être exacte ?

L’AUTEUR COMIQUE.

Elle brille, surtout, par les nombreux effets ;

Car, vivent les effets pour charmer au Théâtre.

LE FAUX-GOÛT.

Les effets ! je les idolâtre.

L’AUTEUR COMÍQUE.

C’est par les effets seuls qu’on obtient un succès.

LE FAUX-GOÛT.

Des effets j’amenai la mode,

Et combien je m’en applaudis !

Avec des effets, mes amis,

On se passe de style, et rien n’est plus commode :

Continuez, Cliton ; poursuivez, Licidas ;

Vers l’immortalité l’on ne marche à grands pas,

Qu’en adoptant ce nouveau code.

Pour vous, mes chers amis, dont le noble Phébus,

Dont les Drames sanglants, et surtout les Rébus

M’ont jusques à ce jour soutenu sur le Trône,

De ces palmes que je vous donne,

Hâtez-vous de ceindre vos fronts,

Et de la main du Goût recevez la couronne.

Un des suivants du Faux-Goût lui présente une corbeille ou il croit prendre des palmes.

Que vois-je ?... Ce sont des chardons...

Ce matin, par mon ordre, on les avait cueillies

Dans les bois du sacré vallon,

Et ce soir... C’est un tour que me joue Apollon.

Les Muses sont mes ennemies,

Et ce Dieu me poursuit ; mais je ne les crains pas.

Venez donc, venez de ce pas

Répéter avec moi mon Ballet-Pantomime :

Pour les faire enrager je veux être sublime.

Il descend du Trône et sort avec toute sa suite.

 

 

Scène IV

 

THALIE, seule

 

Que ces Messieurs ont fait de bruit !

Que de bravòs je viens d’entendre !

Ils ont tant de goût et d’esprit,

Que de les admirer on ne peut se défendre ;

Mais quel est ce vieillard par ma sœur introduit ?

 

 

Scène V

 

MELPOMÈNE, LE GRAND CORNEILLE, THALIE

 

MELPOMÈNE.

Eh bien, Thalie, eh bien ! durant ma longue absence

Vous avez gardé ce séjour

Que l’Auteur de Cinna, que Corneille en ce jour

Vient consacrer par la présence.

THALIE.

Est-ce lui que je vois ?

MELPOMÈNE.

C’est lui-même.

THALIE.

Ô bonheur !

Que son aspect me charme !

MELPOMÈNE.

Oui, voilà le grand homme

Qui de notre Parnasse est la gloire et l’honneur ;

Ce Peintre de l’antique Rome,

Cet aigle qui des Cieux atteignit la hauteur,

Du Théâtre Français, voilà le créateur.

Le Souverain des Morts permet que j’en dispose :

Tout est-il préparé pour son Apothéose ?

THALIE.

Oui, ma sœur : mais hélas ! tout n’a point réussi

Comme vous l’espériez, et ce grand homme aussi.

Avant votre départ vous étiez Reine et Muse,

Et maintenant j’en suis confuse ;

C’est le Faux-Goût qui seul commande ici.

MELPOMÈNE.

Qu’entends-je !

THALIE.

De ce Temple il a brisé la porte,

Et pour lui résister n’étant pas assez forte,

Il m’a fallu céder à la nécessité.

MELPOMÈNE.

Le Faux-Goût dans ces lieux ! quelle témérité !

Ce Temple que Sophocle et le terrible Eschyle

Élevèrent jadis en l’honneur des Héros,

Ce Temple, du Faux-Goût est devenu l’asile !

Quel affront !

THALIE.

Cet affront n’est pas des plus nouveaux,

Ce Temple fut jadis détruit par les Barbares.

MELPOMÈNE, à Corneille.

C’est vous, chez les Français, qui l’avez reconstruit,

Et de vos longs travaux voilà quel est le fruit !

Ô du sort caprices bizarres !

Ô revers imprévus !

THALIE, à part.

Ils peuvent tous les deux

Avoir des secrets à se dire ;

Ce sont d’anciens amoureux,

Qu’ils jasent à leur aise, et moi je me retire.

 

 

Scène VI

 

MELPOMÈNE, CORNEILLE

 

CORNEILLE, après avoir beaucoup regardé le Temple.

Ce Temple, j’en conviens, fut reconstruit pat moi ;

Mais depuis mon trépas, quelle bizarre loi

En a changé l’architecture ?

Toujours fidèle à la nature,

Dans mes tableaux, dans mes moindres desseins,

Elle fut mon guide et mon maître ;

Ici j’ai peine à reconnaître

L’antique ouvrage de mes mains.

MELPOMÈNE.

Vous aviez, il est vrai, posé chaque colonne

Sur de plus larges fondements,

Vous aviez...

CORNEILLE.

Quel est donc ce Trône ?

MELPOMÈNE.

C’est le mien.

CORNEILLE.

C’est le vôtre ! ô fatals changements !

Ce séjour, illustre Déesse.

Ne devrait-il briller que de faux ornements ?

Un Oripeau frivole, une vaine richesse

Y remplacent les diamants,

Mais qua vois-je en ces lieux ? Quelles sont ces images,

Qui frappent mes regards surpris ?

Leurs traits nobles et fiers...

MELPOMÈNE.

Ce sont mes favoris

Les plus fameux, et ceux dont les Ouvrages

Ont le plus enchanté le cœur et les esprits ;

Ces Bustes immortels, du vulgaire et des sages,

Chaque jour dans mon Temple obtiennent les hommages.

Le votre est à leur tête : il faut que l’inventeur

Commande au Peuple imitateur.

Montrant le Buste de Racine.

Racine, dont Boileau fut l’ami, non le maître,

Racine, dont le style est si mélodieux,

À vos côtés devait paraître.

Quel autre a mieux parlé le langage des Dieux ?

Quel autre...

CORNEILLE.

Arrêtez, Melpomène ;

C’est à moi d’achever cet éloge flatteur.

Instruit des secrets de la Scène,

C’est moi, qui dois louer mon rival enchanteur :

C’est moi, qui de ses plans ai senti la sagesse,

La grâce de son style, et sa délicatesse,

Dans les tableaux brûlants qu’il trace des amours,

Toujours pur, élégant, et sensible toujours,

Toujours jusques au cœur se frayant une route,

Il surpasse Euripide, et moi-même sans doute.

MELPOMÈNE.

Est-il vrai, cependant, je le dis entre nous,

Qu’avec quelque chagrin Corneille le vit naître ?

CORNEILLE.

Corneille de Racine aurait été jaloux !

Muse, apprenez à me connaître :

Je vois d’un ail égal croître le nom d’autrui,

Et tâche à m’élever tout aussi haut que lui,

Sans hasarder ma peine à le faire descendre.

La gloire a des trésors qu’on ne peut épuiser ;

Et plus elle en prodigue à nous favoriser,

Plus elle en garde encore, où chacun peut prétendre.[3]

Tes sont mes sentiments, tels ils furent toujours.

MELPOMÈNE.

Que je reconnais bien Corneille à ce discours !

Le transport le plus vif, qu’éprouve le génie,

Est l’émulation, et non la jalousie.

Le génie est-il fait pour craindre des rivaux ?

De ce vieillard qui vient après Racine.

Lui montrant le buste de Voltaire.

Connaissez-vous les traits ?

CORNEILLE.

Non, mais je les devine.

C’est Voltaire, à coup sûr, dont les nombreux travaux,

Dont les rares talents ont étonné le monde.

De sa plume docte et féconde,

Que de chefs-d’œuvre sont éclos !

J’ai lu, relu souvent Adelaïde, Alzire,

Mérope, Mahomet, et Tancrède, et Brutus :

Ces traits m’ont rappelle l’ombre du Grand Ninus.

J’y vois surtout le feu qui brûle dans Zaïre :

S’il ne l’inventa point, il agrandit votre art,

Et rendit plus tranchant le tragique poignard. 

MELPOMÈNE.

Corneille ainsi louer Voltaire !

Voltaire, qui jamais ne le put égaler,

Et qui jusques à soi pensa le ravaler,

Par son étrange Commentaire !

CORNEILLE.

Ce Commentaire m’étonna ;

Mais ne me parût point injuste :

J’ai mes défauts qu’il releva.

Voltaire est un autre Cinna,

J’ai dû pardonner comme Auguste.[4]

Montrant le Buste de Crébillon.

De cet autre vieillard rappelez-moi le nom ?

MELPOMÈNE.

C’est l’Eschyle Français, le sombre Crébillon.

CORNEILLE.

L’âme est à son aspect de terreur pénétrée.

MELPOMÈNE.

Moi-même ai dans le sang trempé ses noirs pinceaux :

Sa palme est un cyprès qui croit sur les tombeaux,

Et sa main m’abreuva dans la coupe d’Atrée.

On doit le connaître aux enfers.

CORNEILLE.

J’ai souvent admiré l’âpreté de ses Vers.

De Pélops, la race barbare,

Les fait souvent redire aux échos du Tartare,

Les clameurs de Cerbère inspirent moins d’effroi.

Mais comme avec plaisir je frémis et m’attriste

Au souvenir d’Électre, au nom de Rhadamiste !

Près du fier Crébillon, quel autre s’offre à moi ?

MELPOMÈNE.

C’est le vertueux du Belloi.

Né Français, il peignit les Héros de la France,

Leurs succès, leurs revers, et surtout leur vaillance.,

S’il ne fut point l’égal des Tragiques fameux,

S’il ne fut ni touchant, ni sublime comme eux,

Il eut l’art de s’ouvrir une route nouvelle.

CORNEILLE.

N’a-t-il pas composé le Siege de Calais ?

Gaston et Bayard ? Gabrielle ?

MELPOMÈNE.

C’est lui-même.

CORNEILLE.

Aux Auteurs Français,

Du moins pour le choix des sujets,

Il devrait servir de modèle.

Peut-être j’ai peint Rome avec quelque grandeur :

Peut-être mes crayons, qu’en ces lieux on renomme,

Ont assez bien rendu son antique splendeur.

Mais n’est-il des Héros que dans la vieille Rome ?

Turenne, de mon temps, le Grand Condé, Villars

Ont cueilli des lauriers autant que les Césars ;

Et l’on a vu fleurir sur les débris du monde

La tige des Bourbons, en grands hommes féconde.

Des Romains et des Grecs j’admire les vertus ;

Mais le bon Henri IV est l’égal de Titus,

Roi ! qui de tes sujets te feras toujours plaindre,

Et dont ils béniront toujours le souvenir,

Puissé-je au monde revenir !

C’est toi surtout, c’est-toi, que j’aimerais à peindre,

De tout il me faut informer :

Est-il d’autres Auteurs qui marchent sur mes traces ?

MELPOMÈNE.

Il en est jusqu’à trois que je pourrais nommer.[5]

CORNEILLE.

C’est beaucoup.

MELPOMÈNE.

Mais des trois Horaces,

Un seul, vous le savez, subjugua ses rivaux.

J’en connais un, dont les travaux...

N’allons pas au Public dévoiler ce mystère ;

Son silence prudent m’ordonne de me taire...

Viendrait-on m’annoncer quelques malheurs nouveaux ?

 

 

Scène VII

 

MELPOMÈNE, CORNEILLE, THALIE

 

THALIE.

Si vous saviez, ma sœur, quel danger vous menace...

Frémissez... Du Faux-Goût vous connaissez l’audace,

À l’instant même on vient de l’informer

Que Corneille était dans ce Temple,

Et que voulant donner un courageux exemple,

Pour Souverain nous l’allions proclamer.

De son char à ces mots, l’usurpateur s’élance,

Il rassemble tous ses soldats :

Les sots dont la foule est immense,

Courent à l’envi sur ses pas ;

C’est Cliton qui marche à leur tête :

Ce Dramaturge altier, la fureur dans les yeux,

Menace d’envahir ces lieux.

De ce Temple, de vous la ruine s’apprête,

Tremblez, vous dis-je.

MELPOMÈNE.

Moi, trembler !

Moi, craindre ce tyran des Filles de Mémoire !

Corneille, en se montrant, va bientôt l’accabler.

CORNEILLE.

Trop peu d’honneur pour moi suivrait cette victoire ;

À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.[6]

MELPOMÈNE, à Corneille.

N’importe : le Faux-Goût tomba sous vos efforts,

Dès qu’il pût autrefois vous voir et vous entendre ;

Dans le sombre Empire des morts

Vous le ferez encor descendre.

Son audace est au comble, allons la réprimer ;

Qu’en frémissant il vous contemple.

À Thalie.

Et vous, que la menace eût dû moins alarmer

Continuez, ma sœur, à veiller sur ce Temple.

 

 

Scène VIII

 

THALIE, seule

 

Ils espèrent tous deux subjuguer le Faux-Goût ;

Mais la conquête est peu facile :

Jadis son sceptre était fragile ;

Ce tyran, dans ce siècle, est adoré partout.

Nos Dames aujourd’hui ne sont plus amusées

Que par des Concettis, ou de froids jeux de mots ;

Pas un écrit solide, et cent livres nouveaux ;

Plus de génie en France, et partout des Musées.

Du Parnasse, autrefois, pour franchir les sentiers,

Il fallait à perte d’haleine,

Travailler nuit et jour, veiller des mois entiers,

Notre poétique Domaine

S’élevait autrefois sur des sommets altiers ;

Mais aujourd’hui le Parnasse est en plaine,

Et tout le monde y court, Bourgeois ou grand Seigneur,

Tout le monde aujourd’hui veut devenir Auteur.

Je vois l’auguste Melpomène,

Reparaître en ces lieux la douleur sur le front ;

Aurait-elle essuyé quelque sanglant affront ?

 

 

Scène IX

 

MELPOMÈNE, THALIE

 

THALIE.

Noble Divinité de la Tragique Scène,

Eh bien ?

MELPOMÈNE.

Eh bien ! ma sœur, le Faux-Goût a vaincu.

Corneille dans le Camp à peine avait paru,

D’abord on l’accable d’injures,

Et bientôt du Génie affrontant le pouvoir,

Sur ses cheveux blanchis les traîtres font pleuvoir

Un énorme amas de Brochures.

Sous ce fardeau prêt à périr,

Corneille en serait mort, s’il avait pu mourir.

THALIE.

Quelle Divinité l’a soustrait à leur rage ?

MELPOMÈNE.

C’est Apollon ; du haut des Cieux,

Il voit ce vieillard qu’on outrage :

Il s’indigne, il descend porté sur un nuage,

Et le dérobe à tous les yeux.

Mais voici nos vainqueurs barbares :

Puissent bientôt les justes Dieux

Punir leur insolence !...

 

 

Scène X

 

MELPOMÈNE, THALIE, LE FAUX-GOÛT, SA SUITE

 

LE FAUX-GOÛT, remontant sur le Trône.

Allons, amis, fanfares !

On entend au lieu de Trompettes des cornets à bouquin.

Peuple, en ce Temple réuni,

Célébrez par vos chants ma conquête héroïque.

On entend un Chœur de voix très discordantes, qui chantent victoire, victoire.

THALIE.

Silence, Monsieur Gluck ! Taisez-vous, Piccini,

Devant cette belle musique.

On entend une autre Symphonie tout-à-fait agréable.

Mais, quelle mélodie à ces sons discordants,

Vient tout-à-coup mêler ses airs doux et touchants !

C’est Apollon qu’elle annonce peut-être...

C’est lui-même, en effet : le vengeur des talents.

Dans ce Temple devait paraître.

Apollon paraît dans un nuage avec le Grand Corneille, s’arrête à une certaine hauteur.

APOLLON, au Faux-Goût.

Vois-tu le Grand-Corneille assis à mes côtés ?

De mes suprêmes volontés,

Son aspect doit t’instruire et me faire connaître...

Tyran, descends du Trône, et fais place à ton maître.

Est-ce à moi que s’adresse un semblable discours ?[7]

APOLLON.

À toi-même. Corneille est le Dieu de la Scène.

Sur le Trône de Melpomène,

C’est à lui de monter, et de régner toujours,

Que dis-je ! il faut un double Trône

Pour ce Poète créateur.

Il composa le Cid, ainsi que le Monteur,

Et Thalie, à son tour, lui doit une couronne,

Le premier, de la Liberté

Il osa retracer les charmes :

Le premier, aux Héros il arracha des larmes

En faveur de l’humanité.

Des Romains, le premier, offrant la vraie image,

Au reste des mortels il inspira l’ardeur

De s’élever à leur grandeur,

Et de les passer en courage.

Tout Romain dans le cœur, de ces hommes fameux

Lui même eut la fierté, la noble indépendance,

Et se fit la loi, dès l’enfance,

De penser et d’agir comme eux.

Le front ceint des lauriers d’une double victoire ;

Quels rivaux, s’il en eût, de l’éclat de la gloire

Pourraient n’être point éblouis ?

De ses contemporains j’aime les doctes veilles :

Mais, qui n’admire point dans l’ainé des Corneilles,

L’écrivain le plus grand du Siècle de Louis ?

Les Rois, nés pour régir la Terre,

Les Grands, qui conseillent les Rois,

L’homme d’État, qui fait fleurir les Lois,

Le Héros, qui de Mars gouverne le tonnerre,

Tous les mortels, par lui, sont formés aux vertus.

Turenne, dans Sertorius,

Puisait des leçons sur la guerre.

Tel que moi-même enfin, tel que le Dieu du jour,

Corneille, des rayons qu’il lance,

Éclaire incessamment le terrestre séjour.

Othon et Suréna, des dangers de la Cour

Instruisent l’humaine prudence :

Cinna fait aimer la clémence,

Et le Cid a prouvé qu’il connaissait l’amour.

LE FAUX-GOÛT.

Cinna ! le Cid ! mauvaises Tragédies ;

Ouvrages de Déclamateur,

Vainement au Théâtre elles sont applaudies :

Je serais bien fâché que l’on m’en crût l’auteur.

J’ai plus de goût que lui, ma Muse est plus hardie :

Eh ! qui n’est point charmé de mon style enchanteur ?

Mes Vers sont pleins de mélodie,

Et les siens...

APOLLON.

Et les siens !... Respecte leurs défauts.

Le génie en sa course impétueuse, altière,

Souvent, je l’avouerai, marche à pas inégaux ;

Mais un seul lui suffit pour franchir la carrière,

Et pour laisser à la barrière,

Se trainer loin de lui, ses impuissants rivaux,

Toi qui viens d’usurper sa place,

Cède-là donc sur l’heure, ou crains que ton audace

N’arme enfin le bras d’Apollon.

LE FAUX-GOÛT.

C’est moi qui dois régner dans le sacré vallon.

Ce Trône m’appartient, je n’en veux point descendre,

Et contre tous les Dieux, je saurai me défendre,

Les Dieux à mes pareils cause ne peu de terreurs.

APOLLON.

Tu les blasphèmes ! eh bien ! meurs.

Apollon lui lance une flèche, et le tue.

Cette flèche à Python, jadis, ôta la vie :

Puisse-t-elle punir un vil séditieux !

On emporte le Faux-Goût dans la Coulisse, et sa suite disparaît avec lui.

THALIE.

Il tombe.

MELPOMÈNE.

Il est frappé.

LE FAUX GOÛT.

J’expire ! Il est des Dieux ![8]

APOLLON.

C’est ainsi qu’Apollon se venge d’un impie.

Le nuage descend sur le Théâtre. Apollon en sort, et conduit lui-même le Grand Corneille sur le Trône.

 

 

Scène XI

 

APOLLON, LE GRAND CORNEILLE, MELPOMÈNE, THALIE

 

APOLLON.

Muses, à ses talents, ainsi qu’à ses vertus,

Rendez les honneurs qui sont dus :

D’Apollon les Beaux-Arts suivent partout les traces,

Et pour fêter Corneille, ils vont s’unir aux Grâces.

Les Beaux-Arts entrent en foule, et forment un Ballet qui finit la Pièce.


[1] Allusion à un mot du Grand Corneille, fort connu.

[2] Voltaire a décidé à-peu-près ce qu’il fallait croire sur les Pièces de Corneille qui sont restées au Théâtre ; mais il n’a pas été juste envers les autres. Voyez son Commentaire.

[3] Ces six Vers sont de Corneille.

[4] Deux Vers de Dorat.

[5] Ce Vers est de Boileau.

[6] Vers du Cid.

[7] Vers d’Héraclius.

[8] Hémistiche de Dubelloy.

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