Les Courses de Tempé (Alexis PIRON)

Pastorale en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 30 août 1734.

 

Personnages

 

THÉMIRE, bergère aimée de Sylvandre

DORIS, sœur de Thémire, aimée de Célémante

SYLVANDRE, ami

CÉLÉMANTE, ami

HYLAS, vieux berger ridicule

TROUPE DE BERGERS et DE BERGÈRES

 

La scène est dans le vallon de Tempé.

 

 

À MADAME LA COMTESSE DE ***

 

Aux traits de la censure en butte plus qu’un autre,

Et d’un nom respectable ayant à m’appuyer,

OLYMPE, avec raison j’avais choisi le vôtre ;

Mais votre modestie a paru s’effrayer.

Je défère humblement à sa délicatesse :

Sans ce nom révéré je publie une pièce

Dont, sous un tel abri, le triomphe était sûr.

Du moins, de vous à moi, recevez-en l’hommage :

Public, il m’eût plu davantage ;

Secret, il n’en est pas moins pur.

Le langage du cœur se fera seul entendre.

Ce serait à l’esprit à brocher sur le tout ;

Le mien en viendra mal à bout :

Mais est-ce à moi qu’il faut s’en prendre,

Si le ciel ne l’a pas formé selon mon goût ?

Ce n’est pas d’aujourd’hui que mon orgueil en gronde,

Et qu’il en gronde vainement ;

Il me vient même en ce moment

Une réflexion profonde

Que je veux rendre en peu de mots.

Entamons pourtant le propos

Par la création du monde,

Et prenons la matière au sortir du chaos.

 

La Nature, en faisant éclore le système

Du globe terrestre où je vis,

Devait bien, n’en déplaise à son vouloir suprême,

Elle à qui nous devons tant de donneurs d’avis,

S’en réserver quelqu’un pour elle-même :

Car je sais tels conseils, moi qui très peu les aime,

Qu’à sa place j’aurais suivis.

 

Ce serait, par exemple, un beau trait d’harmonie,

Lorsque d’un bel esprit sans vie

La dépouille mortelle est mise au monument,

Qu’un embryon formé dans ce fatal moment,

Servît de nouveau gîte à son heureux génie ;

Et que de successeurs une suite infinie,

Des grands hommes ainsi conservât les talents ;

Afin que, pour l’honneur de nos destins propices,

Ce qui fit ici-bas une fois nos délices,

Les fît jusqu’à la fin des temps.

Ah ! quand la Parque inhumaine

Eut fait payer le tribut

Au plus bel esprit qui fût

(Je crois nommer La Fontaine),

Que j’eusse été fortuné,

Si, dans le même instant, par hasard étant né,

J’eusse hérité de sa veine !

 

Qu’inspiré des neufs Sœurs dont je serais chéri,

Je ferais sur ses pas des courses agréables !

Car j’aime le pays des fables ;

C’est mon voyage favori.

Le ciel en est si pur ! le terrain si fleuri !

Le continent si vaste et si riche en spectacles !

Il s’en présente aux yeux de toutes les façons.

À chaque pas naissent quelques miracles.

Quadrupèdes, oiseaux, insectes et poissons,

Sujets que, de plein droit, sous nos pieds nous plaçons ;

Tous à l’homme orgueilleux prononcent des oracles,

Et donnent à leur roi d’excellentes leçons.

Que de Tempé la charmante vallée

Est surtout un canton du pays fabuleux,

Bien digne du pinceau de cet esprit fameux,

Dont pour jamais la flamme en haut s’est exhalée !

Que, doué de son feu divin,

Je ferais un tableau délicieux et rare

De ce lieu qui n’est plus, mais où l’esprit humain

Si volontiers encor se promène et s’égare !

 

Mes naïfs et tendres crayons

Peindraient un lieu champêtre, un asile, un bocage,

Quelquefois cultivé, d’ordinaire sauvage,

Toujours plus beau que n’est tout ce que nous voyons :

Le soleil n’y pourrait faire entrer ses rayons ;

Mais les jeux et les ris s’y feraient tous passage.

Les ruisseaux à flots d’argent,

Et bordés de marjolaine,

Tantôt ne roulant qu’à peine,

Tantôt, d’un pas diligent,

Serpenteraient dans la plaine.

Philomèle, à perte d’haleine,

Chanterait les beautés du vallon ravissant ;

Tandis que dans les airs où s’étend son domaine,

Le jeune enfant d’Éole, agile et caressant,

Déployant mollement ses ailes,

Se plairait à répandre une aimable fraîcheur,

Et le parfum de quelque fleur

Peinte de couleurs éternelles.

 

De ces agréables récits,

Ma muse élégante et légère

Passerait aux mœurs du pays,

Terre pour nous bien étrangère,

Où, sur un trône de fougère,

L’Amour, modestement assis,

Donnait ses lois sans artifice,

Et gouvernait les yeux ouverts,

Sans les avoir jamais couverts

Que du bandeau de la Justice.

 

Le plaisir coûtait peu, ne s’altérait jamais,

Et séjournait sur cette heureuse terre,

Entre l’indolence et la paix ;

Au lieu que parmi nous il erre,

Précédé de la peine, et suivi des regrets.

La candeur ingénue, honneur du premier âge,

Ainsi qu’aux mœurs, présidait au langage ;

Le double sens, et les tours ambigus,

Comme le masque et le double visage,

Étaient alors des monstres inconnus.

Chaque terme à l’esprit ne portait qu’une image

Un oiseau voulait dire un oiseau ; rien de plus ;

Et cage voulait dire cage.

La basse allusion, de son impureté,

N’avait rien encore infecté ;

Et, dans les jeux publics voués à l’innocence,

Jamais la sage honnêteté,

Au gré de l’infâme licence,

Sur un mot mal interprété,

N’eût vu, ni voulu voir, dans la simplicité

L’enveloppe de l’indécence.

 

De l’élève de Mentor

Figurez-vous la jeunesse ;

Imaginez la vieillesse

Du pacifique Nestor ;

De Phantaze et Phobétor

Réalisez la richesse,

Et les biens de toute espèce,

Qu’en prenant un libre essor,

L’idée avide et féconde

Puiserait dans son trésor

Où tout ce qui plaît abonde ;

En un mot le siècle d’or,

Tout pur et tout simple encor,

Dans un petit coin du monde,

Voilà ce que j’aurais peint,

Si j’eusse été La Fontaine ;

Mais ne l’étant pas, j’ai craint

Le sort du fils de Climène ;

Ou ce qui jadis advint

À la grenouille insensée,

Qui, grosse en tout comme un œuf,

Creva, pour s’être forcée

De se rendre égale au bœuf.

Je n’ai donc entrepris que selon mes ressources.

Des plaisirs différents dont était occupé

L’amoureux peuple de Tempé,

Je n’ai retracé que les courses.

 

Du moins, si de tous les talents

Du fabuliste inimitable,

J’avais celui de faire une esquisse durable

Des héroïnes de mon temps,

En leur dédiant une fable ;

Si, comme lui, j’avais le don

D’immortaliser un beau nom,

Dans une Épître liminaire ;

Je me consolerais ; et sur le même ton

Que prit sa muse épistolaire,

Quand elle célébra la divine Conti,

Bouillon, Sévigné, Silleri,

Et l’illustre La Sablière,

J’aurais pu célébrer V***.

Matière à ne jamais tarir sur la louange.

OLYMPE, c’est en vain qu’ici vous l’évitez.

De mille aimables qualités

J’aurais fait un si beau mélange,

Que personne n’eût pris le change,

Et que ce portrait sans défaut,

Déjà, dans plus d’un cœur, peint par la Renommée,

Vous eût fait connaître aussitôt,

Sans que je vous eusse nommée.

 

 

PRÉFACE

 

Voici un troisième genre de drame qui comporte également le gracieux et le frivole : deux avantages qui sembleraient lui devoir attirer la plus haute faveur sur le Théâtre Français, et qui néanmoins n’empêchent pas que ce n’y soit, au contraire, le plus discrédité de tous les genres.

Le seul titre de Pastorale, n’annonçant que des bergers et que de parfaits amants, s’éloigne trop de nos façons de vivre et d’aimer libres et cavalières. Il entraîne après soi je ne sais quelles idées fades et puériles, qui naturellement indisposent d’abord contre la pièce et même contre le poète, qu’elles travestissent en berger extravagant. Car je ne sais si je me trompe, et si ce n’est pas une disposition d’esprit particulière à moi seul ; mais un auteur est il anonyme ou bien inconnu, il me semble qu’on se figure un peu sa personne d’après le genre de son ouvrage. La tragédie, par exemple, nous fait envisager le poète sous un air fier et de grands traits à la romaine. L’auteur de la bonne comédie s’offre à l’esprit avec une physionomie vive et gaie. La comédie moderne suppose au sien un maintien sage et posé. De même aussi, celui de la pastorale se présente à nous sous la forme d’un doucereux Tircis, qui, vis-à-vis de son Iris en l’air, la houlette imaginaire à la main, l’œil mourant, et la tête nonchalamment penchée sur une épaule, se provoque au ton langoureux et passionné. Que sait-on même si tous ces messieurs ne sont pas assez peu sages pour se trop complaire à ces sortes d’idées qu’ils se flattent de susciter, et pour s’y façonner ; et si, de cet excès de complaisance, ne naissent pas l’enflure dans la tragédie, le batelage dans la comédie ancienne, la gravité froide et pédantesque dans la nouvelle, et la fadeur dans la pastorale ?

On sait bien que rien au fond n’est moins ressemblant, pour l’ordinaire, que ces portraits si légèrement imaginés. N’importe ; telle est, je pense, la première opération de nos esprits ; et de là, dis-je, sur la seule affiche d’une pastorale, c’est à qui s’écriera, secouant dédaigneusement la tête : Que va-t-on chanter ? des maximes de brunettes, de petits madrigaux d’opéra, de galantes fadaises, des niaiseries surannées.

Voilà de nos préventions et de nos hyperboles françaises ; mais ne voilà pas moins où en est précisément parmi nous la pauvre poésie bucolique. Elle est pourtant bien aimable en elle même, et bien conforme, de plus, à notre goût décidé pour la mollesse et l’oisiveté voluptueuse, tant arborées et si élégamment chantées par des poètes vivants, que ce ton seul a fait couronner.

Que fait et que ne défait pas le cours des temps ! Quelle étrange révolution est donc celle-ci ! Quoi ! Théocrite, Virgile, le Tasse et Guarini, auront plu dans la Grèce, à Rome, et dans l’Italie : Durfé, Racan, Segrais et Deshoulières, en France ; tout ce qu’ils auront fait dire à leurs bergers se sera, de leur temps, appelé, et s’appelle encore du nôtre par habitude, les délices du cœur et de l’esprit ; et tout ce que produiraient leurs imitateurs (fussent-ils dignes de l’être), ne s’appellera plus qu’ennui, glace et rêveries de nos bons vieux pères ? D’où viendrait ce dégoût subit qui, tout à coup, fait voir les mêmes choses d’un œil si différent ? Car enfin la forme et le fond de ces sortes d’ouvrages n’ont pas plus changé que les lois de la nature, ni que les règles de l’art. N’aimerait-on plus ? l’amour, le plus bel être de la folie, ne serait-il plus pour nous qu’un être de raison ? et n’aurait-il laissé de lui que son ombre froide, errante encore ici-bas sous le nom barbare et national de galanterie ? Quoi ! nos Catules sophistiques l’emporteraient enfin sur les Quinault et les Racine ? Le Corrège et l’Albane seraient pour jamais éclipsés par Watteau ? Et le bon La Fontaine, tout en badinant, aurait dit la triste vérité, quand il a dit :

Amour est mort ; le pauvre compagnon
Fut enterré sur les bords du Lignon ;
Plus n’en avons ici ni vent ni voie.

Non, non, ces vers ne sont qu’une exagération poétique, et mes soupçons qu’une chimère. Du moins, me replaçant en idée, de l’âge où je suis, à l’âge des passions où je fus, je ne crois ni ne sens tout cela vrai, ni vraisemblable.

O mihi prœteritos referat si Jupiter annos.
Oh ! si jamais les destinées
Me rendaient mes jeunes années !

que je le prouverais bien ! ou, si ma façon de penser et de sentir là-dessus était effectivement devenue une espèce d’hérésie, je le déclare, je serais le dernier à l’abjurer. Mais, encore une fois, cela n’est ni ne saurait être. L’amour n’est point mort ; on aime toujours quelque part, et même fort tendrement ; à la bonne heure que le goût ait varié, et varie sans cesse sur toute autre chose : toute autre chose peut ressortir au tribunal du caprice humain. Mais quelque ridicule qu’on veuille jeter sur l’amour, et quoi qu’en ait dit La Fontaine, tant que sur terre il y aura des grâces et de la beauté, des cœurs et des yeux, il y aura tendresse, amour et sympathie ; et par conséquent il y aura toujours des âmes douces, qui se plairont à la peinture des plaisirs tranquilles de la campagne et des belles passions ; dernières et seules images de l’âge d’or.

Ce qui n’est que trop véritable et que trop avéré, c’est que, de temps immémorial, ce bel âge a disparu, et que nous sommes étrangement enfoncés aujourd’hui dans un siècle de fer : de fer poli, à la vérité ; d’acier même, si l’on veut ; mais, en ce cas, cinquième et dernière espèce de siècle, qui ne rend le grand nombre que plus sourd aux tendres sons de nos lyres amoureuses et champêtres. Ainsi, presque tout étant devenu pour nous pire que tigre, chêne et rocher, fussions-nous de notre côté devenus des Orphée, sur quel ton nous y prendre au théâtre, pour intéresser et pour remuer un pareil auditoire ?

On me dira qu’il n’y a qu’un seul ton pour la pastorale : le ton simple et tout naturel ; d’accord ; mais il y faut répandre des grâces ; et quelle espèce de grâces ? c’est là le point de la difficulté ; point sur lequel de part et d’autre on ne veut plus s’accorder.

Nues, comme autrefois, ces grâces ne sont pas du goût de nos beaux esprits moins délicats peut-être que raffinés : l’ingénu pour eux est peu touchant. Ornées de quelque draperie à la moderne, les scrupuleux amateurs de l’antique, peut-être aussi moins équitables qu’entêtés, les traitent de fausses, et de purement artificielles, de précieuses ridicules.

N’y aurait-il pas moyen d’accorder ces deux puissances irréconciliables ? Oserais-je élever entre elles ma faible voix, et daigneront-elles accepter mon humble médiation ? Tâchons de nous faire écouter des deux parties, en avançant que l’ancienne et la nouvelle bergerie ont toutes les deux, et chacune d’elles en particulier, leur portion d’agrément comme de vérité.

Pour le mieux faire sentir, comparons d’abord et l’une et l’autre ensemble, aux fleurs en général. Divisons ensuite les fleurs en deux principales espèces : en fleurs des champs, et en fleurs de parterre. Comparons maintenant les bergeries grecques et romaines, traitées par les uns d’insipides, à cause de leur trop de simplicité, aux fleurs des champs ; et les bergeries modernes, regardées par les autres comme fausses, à cause de leur trop de culture et d’éclat, aux fleurs de parterre. Les fleurs des champs, pour être simples, sont-elles dénuées de tout agrément ? réjouissent-elles moins la vue et même l’odorat dans le vaste sein d’une prairie, que les fleurs de parterre ne font dans leur enclos étroit ? Et celles-ci, d’autre côté, pour être plus brillantes et plus cultivées, en sont-elles moins vraies, moins naturelles ? Non, sans doute : Eh bien, les anciens ont formé de belles guirlandes avec les unes, et les modernes, avec les autres ; n’est-ce pas avoir des deux parts décoré la scène poétique d’orne mens également dignes qu’on emploie toutes ses forces à les perpétuer ?

J’essayai donc ici les miennes ; non que j’en présumasse rien de bien rare, ni d’égal à mes modèles ; mais enfin la faiblesse ne condamne pas totalement à l’inaction. Loin de là, l’action souvent est un remède de faiblesse ; et comme aussi l’on ne voit pas que l’intrépidité de bonne opinion soit toujours une fort bonne muse, de même il n’est pas dit que la défiance de soi-même soit toujours la marque assurée d’une impuissance absolue.

Quoi qu’il en soit, une nouvelle édition du beau roman de Tharsis et Zélie, qui venait d’être favorablement reçue du public, ayant réveillé vivement en moi les images délicieuses dont l’Astrée enchanta ma première jeunesse, j’entrepris cette pastorale. J’avais atteint l’âge où l’on veut déjà qu’il ne soit pas trop séant de se livrer encore à de si douces illusions, mais je ne les abandonnais qu’à regret.

Ainsi je composai, comme on voit, cette pastorale, plutôt par l’attrait de mon amusement particulier que dans aucune vue d’en faire parade ; encore moins dans aucune espérance de réussir aux yeux du public ; disposition naïve et désintéressée, qui peut-être n’est pas, à beaucoup près, la plus mauvaise qui se puisse apporter à la composition de ces petits ouvrages, où le sentiment seul doit agir et se montrer.

Un autre essor que prit aussi le goût libre qui m’entraînait, fut de se laisser aller à tous les tons indifféremment : tendresse, galanterie, enjouement, haut comique, terreur même et pitié, jusqu’à du burlesque ; il entra de tout dans ma pastorale ; espèce de cacophonie qui vraisemblablement n’eût guère dû s’attendre au favorable accueil qu’on lui fit ; mais qui, s’il en faut juger par l’événement, vaut apparemment encore mieux que l’ennuyeuse et froide monotonie presque inévitable en ces sortes de pièces. Du moins cette variété, légitime ou non, préserva, je crois, mon petit poème de la disgrâce commune. Qui nous donnerait l’art de violer à propos les règles, nous donnerait plus et mieux qu’un art poétique ; mais de même que j’ai cru ce dernier inutile, je crois l’autre impossible.

J’insinue en passant que j’eus l’agréable surprise d’un succès inespéré. Je me serais bien gardé d’en faire la moindre mention indirecte ou positive, si ce succès n’eût pas été mélangé, comme il le fut, de l’amertume d’une critique odieuse que j’avais bien moins dû prévoir assurément, et que je méritais trop peu, pour ne pas en porter ici ma plainte au lecteur équitable. J’espère que je n’aurai pas en vain protesté, devant lui, de mon innocence attaquée par cette critique injurieuse.

De quelque autre nature qu’elle eût été, je n’en aurais non plus parlé que du succès. Ne la pas savoir supporter patiemment quand elle est juste et qu’elle n’est que littéraire, tînt-elle un peu de la raillerie piquante, ce n’est pas seulement, selon moi, une petitesse d’esprit, ni un risible écart d’amour-propre ; c’est encore une véritable ingratitude. Tout ce qui nous est utile est de la nature du bienfait : or, il n’y a nulle part tant à profiter pour nous, qu’avec la critique. Si, par le jour qu’elle répand sur nos fautes, elle nous rabaisse, un peu, en revanche, elle nous éclaire, et nous éclaire même à ses dépens ; car elle nous arme généreusement contre elle-même, puisqu’en nous éclairant, elle nous met en état de la faire taire une autre fois. L’Académie Française ne l’a-t-elle pas dit si sagement dans ses sentiments sur le Cid ? « On ne nous coupe alors quelques branches de laurier, que pour les faire pousser davantage en une autre saison. »

Mais quelle différence entre les heureuses découvertes de la saine critique, et les hideux fantômes d’une imagination corrompue, ou mal intentionnée ! On verra que je ne puis guère autrement qualifier la censure dont je me plains. Elle ne fut, à la vérité, que verbale ; et, par cette raison, il semblerait qu’en ne la relevant pas, j’aurais dû la laisser retomber dans son néant. Mais le verba volant n’a d’application qu’aux propos indifférents ou avantageux ; dès qu’ils sont nuisibles et calomnieux, ils prennent du poids et de la racine. Cette censure donc, bien qu’elle n’ait été que verbale, n’eut peut-être que trop d’effet : d’ailleurs, elle fut débitée en plein théâtre, et devant telles personnes, qu’il ne pouvait manquer d’y en avoir dont la façon de penser sur mon compte ne m’intéresse infiniment. Il ne m’eût fallu, pour me justifier devant elles, qu’un seul mot, que la devise de l’ordre de la jarretière ; je me serais fait croire aisément ; mais je n’étais pas là pour m’en armer ; et l’on ne sait que trop le beau jeu que la calomnie eut toujours contre les absents.

Quelque esprit crédule pourrait donc avoir emporté, contre certains endroits de cette pièce, des impressions fâcheuses, qui se réveilleraient à la lecture, si je ne prenais ici le soin de les effacer, en crayonnant seulement mon accusateur et sa façon de s’y prendre. C’en sera bien assez pour laisser à penser du fait ce qu’il en faut penser.

Ce troisième Caton tombé des nues était un de nos damerets des plus brillants alors et des plus courus ; bel esprit mondain, pensant, parlant, agissant selon son goût, son âge et son état ; de ces demi-lettrés qui possèdent à fond leurs théâtres et leurs conteurs ; assez bien leur Brantôme, et l’Histoire amoureuse des Gaules, tant soit peu leur Montaigne et leur Bayle ; mais qui savent à peine que Bossuet et Pascal ont écrit. Tout cela nous annonce et veut dire un personnage peu grave et de la meilleure composition du monde avec lui-même, en matière de morale.

D’un autre côté, c’était aussi de ces importants de coulisses, de ces jolis virtuoses, qui prennent sous leur bruyante protection le seul auteur en vogue ; qui lui dévouent leur suffrage et leur admiration ; qui veulent qu’on méprise comme eux, tous les autres sans exception ; qui ne daignent pas même les apprécier ni les connaître ; et qui, pour peu qu’un de ces malheureux proscrits ait le bonheur de percer, l’égorgeraient volontiers aux pieds de leur idole. Il y a trop de gens de ce caractère injuste, pour qu’on me puisse accuser de désigner ici nommément qui que ce soit.

Celui-ci donc, avec de si belles dispositions, se trouva, malheureusement pour moi, à la première représentation des Courses de Tempé. Dieu sait tout le mal qu’il en dit, avant qu’on eût levé la toile. L’ouvrage était d’un autre que de Voltaire ; ce grand nom ne décorait pas l’affiche ; la pièce pouvait-elle, devait-elle valoir quelque chose ? méritait-elle seulement qu’on y vînt ? Cependant l’indulgence du public n’eut point d’égard à cet arrêt. La faveur se déclara dès les premières scènes. Piqué au vif, il jura tout bas de n’en pas avoir jusqu’au bout le démenti, et de tirer raison de cette injure, en me faisant payer la peine qu’il allait se donner d’écouter. Ce n’est plus à l’honneur seulement de la pièce qu’il en veut ; ce n’est pas moins qu’à celui même de l’auteur. Il réussit ; qu’il soit flétri ! Voilà donc mon petit-maître à la torture, c’est-à-dire pour la première fois de sa vie, attentif. Il pèse, épie, sue, et fait enfin si bien jouer les ressorts de la malveillance, que, pour le coup, il se croit à son but, et saisi du beau secret de changer l’or pur en un plomb vil. À force de tordre et d’alambiquer les expressions les plus honnêtes, les plus simples et les plus univoques, il se flatte d’en avoir fait des mots à double entente, susceptibles des plus indécentes allusions.

Ce grand œuvre achevé, l’opérateur très satisfait de lui-même, s’écria, l’indignation sur le front : Oh ! c’en est trop ; je n’y tiens plus ! Ceux qui m’ont conté la chose, me le représentent là, se dressant en pieds au milieu des bancs du théâtre, publiant sa découverte aux échos d’alentour (car il y a bien des échos dans ce pays-là, quand il n’est pas désert), distribuant glose et paraphrase à la ronde, et s’échauffant dans son faux harnais, jusqu’à s’alarmer bien sérieusement pour la pudeur des premières loges.

Plein d’une si charitable inquiétude, il y vole, force les portes, fait retourner les dames, les avertit du scandale qui leur vient d’échapper, les exhorte à ne plus revenir voir cette pièce, ou du moins à lever une autre fois l’éventail à tels et tels endroits qu’il leur indique, et qu’il leur interprète à sa manière ; le tout, d’un air et d’un ton si pénétré du zèle de l’honnêteté publique et de leur intérêt particulier, que d’abord les plus simples, ou celles qui connaissaient peu le personnage, durent ne savoir trop bonnement qu’en penser ; tandis que les clairvoyantes admiraient la singularité d’un jeu pareil, et riaient sous cape, de voir ce vertueux et nouveau Bellérophon se gendarmer si gratuitement pour elles ; et, sur son hippogriffe en l’air, s’escrimer à toute outrance contre une chimère de son invention, invisible à tous les yeux, et de nature, en tout cas, à devoir moins blesser les siens que ceux de qui que ce fût. Une de ces dames, impatientée (et je le sais d’elle-même), ne put se tenir de lui dire : Mais taisez-vous donc, chevalier ! avez-vous perdu l’esprit avec vos idées ? Laissez nos innocences en paix ! je n’entends ni ne veux entendre aucune malice à tout cela ; et la seule que je crois entrevoir ici, c’est la vôtre. La mienne, madame ? quoi ! vous... Il allait la rembarrer de bonne sorte à mes dépens, quand le parterre lui ayant fait quelques remontrances sur la paix, l’obligea de remettre à d’autres temps, ou de porter ailleurs ses hostilités.

Est-il rien, tout à la fois, et de plus choquant et de plus risible que ces faux airs de délicatesse et de réserve subite, répandus sur une figure frivole et de la trempe de celle-ci ? On peut dire que c’est bien mal entendre à se masquer, pour quelqu’un du métier et qui cherche à plaire. Qu’un homme grave, un homme d’autorité, d’un certain âge, d’une certaine robe, et surtout de mœurs convenables à son caractère, tonne, éclate et fulmine contre une production cynique ; et l’attribuant malheureusement au premier qu’on lui nomme, élève aussitôt contre lui sa formidable voix ; et, sans autre formalité, le sacrifie à la passion qu’il a pour le maintien du bon ordre : il pourrait bien y avoir quelque chose à dire sur cette sévérité précipitée ; la victime égorgée peut-être était innocente, ou le cas graciable : laissons cela ; il n’est ici question que de la convenance des rôles. On ne verrait du moins dans celui ci rien que d’ordinaire, que d’assez naturel, et que d’à peu près dans sa place. Un beau zèle aurait, sans doute, animé le pieux persécuteur. À quelque point que ce zèle emporte, il naît d’un motif qui purifie l’action. Enfin celui qui frappe et le fer sont sacrés ; il est du devoir de les révérer : on les révère aussi. Mais qu’un jeune courtisan, des moins préservés du mauvais air qu’il respire, arbore effrontément la même austérité, s’effarouche, se hérisse ; et du ton du sage que je viens de peindre, fronde, improuve et réprouve, où ce sage lui-même n’aurait pas trouvé seulement de quoi sourciller : de bonne foi, pour en parler modérément, une forfanterie, une morgue si déplacées, ne forment-elles pas un vrai personnage de farce ? n’est-ce pas Armand qui se présenterait en scène sous celui de Joad ? Qui ne rirait d’un rôle si mal assorti ? et qui n’en rirait aux dépens du comédien qui le jouerait ? Mais ce rôle joué, de plus, dans la venimeuse intention que j’ai dite, n’est-il que ridicule, n’est-il que bouffon ?

Voilà pourtant de nos juges, et de ces grands brailleurs, comme dit le Misanthrope...

Qui, je ne sais comment,
Ont gagné dans la cour de parler hautement.

De là, souvent, nos réputations bonnes ou mauvaises en tout genre. Le dangereux, le dur métier que le nôtre ! Le feu de l’âge et de l’imagination nous égare assez, et le pied déjà ne nous glisse que trop. Qui le sait mieux, qui s’en repent plus que moi ? Eh ! qu’espérer en ce malheur, de l’indulgence de nos censeurs-nés, quand des gens si peu faits pour l’être sont nos plus vifs délateurs et les plus prêts à nous lapider, je ne dis pas sur les plus minces, mais, comme ici, sur les plus fausses apparences ?

Pour cette fois-ci, j’étais et je suis encore, par conséquent, dans la plus grande innocence. Ce pendant, comme les Muses valent bien la femme de César, et qu’il ne leur suffit pas de n’être point coupables, mais qu’elles ne doivent pas même être soupçonnées ; instruit des endroits de la pièce que ce galant homme avait si joliment travestis, je voulus d’abord les retoucher, et les retrancher même, s’il le fallait ; mais le fallait-il ? non ; et, réflexion faite, j’ai cru devoir m’en abstenir.

Ainsi que la vertu, le scrupule a ses bornes.

Me réformer, ce serait, en passant condamnation, compromettre l’aimable et pur simplicité ; ce serait la livrer à la merci de la malice et de la corruption qui en triompheraient. Je laisse donc tout, exactement comme tout était. Si le lecteur veut découvrir ces endroits, et ne le peut, sa peine perdue achèvera ma justification. Si, aidé du peu que j’en laisse voir dans mon Épître dédicatoire, il les aperçoit, il plaidera ma cause lui-même à son propre tribunal, et ne condamnera que la plate et malheureuse subtilité du bel esprit de travers à qui j’aurai donné prise, mais prise telle que les écrivains les plus irréprochables la donneront toujours à ses pareils. Je m’en repose sur le sage La Bruyère qui a dit (et que puis-je dire ici pour moi de mieux et de plus à propos ?) « Un auteur[1] n’est pas obligé de remplir son esprit de toutes les extravagances, de toutes les saletés, de tous les mauvais mots qu’on peut dire, et de toutes les ineptes applications que l’on peut faire au sujet de quelques endroits de son ouvrage, et encore moins de les supprimer. Il est convaincu que, quelque scrupuleuse exactitude que l’on ait dans sa manière d’écrire, la raillerie froide des mauvais plaisants est inévitable ; et que les meilleures choses ne leur servent souvent qu’à leur faire rencontrer une sottise. »

Je crains de m’être un peu trop étendu sur une apologie qu’on ne me demandait pas, et trop peu sur celle qu’on est en droit de me demander. Pourquoi, me dira-t-on, nous faire part d’un ouvrage dont vous parlez comme d’un simple amusement ? Vous fûtes souffert au théâtre, dites-vous ; mais est-ce un titre pour oser vous produire au grand jour, vous surtout, qui, pour la justesse, mettez la balance de l’auditeur debout, si fort au-dessous du trébuchet du lecteur assis ? Je conviens de tout ce que l’on peut me reprocher là-dessus : j’alléguerai, pour toute excuse, la répugnance naturelle qu’on a de sévir contre soi-même. Je suis auteur, après tout, et j’ai la singularité de ne me piquer aucunement d’être philosophe. Or, tous les jours ne nous voit-on pas oser, du spectateur qui nous condamne, appeler au lecteur plus prêt encore à nous condamner ? Bien reçu du premier, pourquoi n’oserai-je donc pas me présenter à l’autre ? Et puis mon lecteur me doit quelque chose en considération du petit sacrifice que je lui fais. Je lui épargne, en cet endroit de mon recueil, une comédie de quinze cents vers, qui se joua immédiatement avant la pastorale. Cette comédie fut, à la vérité, fort mal reçue, mais encore plus mal écoutée. Il ne tenait qu’à moi

D’appeler en auteur soumis, mais peu craintif,
Du parterre en tumulte au parterre attentif.

Je n’en fis rien ; j’aimai mieux la retirer sur-le-champ ; et, dans ce moment-ci, je la jette au feu[2]. S’exécuter si rigoureusement sur une première et légère condamnation, n’est-ce pas, quand on me fait grâce, avoir acquis le droit d’en profiter et de me la faire aussi ? Puis-je enfin ne pas traiter avec quelque complaisance paternelle une pièce, qui, s’étant montrée au moment fatal qu’on proscrivait sa devancière, coupa, pour ainsi dire, le sifflet au parterre, et nous renvoya paisiblement tous les deux, lui de bonne humeur, et moi sur mon gain ?

Pour achever de faire voir que la présomption n’entre en tout ceci pour quoi que ce soit au monde, je finis en reconnaissant que je dus peut être tout l’honneur d’une belle retraite à des talents tout-à-fait étrangers aux miens. Je n’entends pas seulement parler du jeu parfait des acteurs ; je me persuade encore, et j’aime à me persuader que je dus une partie du succès à l’illustre Rameau, mon cher compatriote, qui voulut bien embellir le Divertissement des sons brillants de sa musique.

 

 

Scène première

 

HYLAS, SYLVANDRE, THÉMIRE

 

HYLAS.

Oh ! le délicieux asile,

Qu’au gré d’un cœur passionné

Zéphyre y souffle un air amoureux et tranquille !

Et qu’un amant heureux y serait... fortuné !

SYLVANDRE, à part.

Le pesant personnage !

THÉMIRE, à Hylas.

À ce langage orné

Des grâces de l’églogue et des fleurs de l’idylle,

On reconnaît le tendre et le galant Hylas.

SYLVANDRE, bas, à Thémire.

Vous ne le congédierez pas ?

THÉMIRE, bas, à Sylvandre.

Trouvez-vous cela si facile ?

HYLAS, à part.

Maudit soit le fâcheux qui s’attache à nos pas !

SYLVANDRE, bas, à Thémire.

Pour éconduire un imbécile

Il y faut bien tant de façon !

THÉMIRE, bas, à Sylvandre.

Sans doute : et sur ce point chacun a sa méthode.

SYLVANDRE, bas, à Thémire.

Qu’il s’en aille pourtant, sinon...

HYLAS.

Vous vous parlez tout bas : serais je un incommode ?

SYLVANDRE, bas, à Thémire.

Eh ! dites franchement qu’oui.

THÉMIRE, à Hylas.

Non.

HYLAS.

À mon âge, en effet, je plais comme un jeune homme.

Que je me montre, ou qu’on me nomme,

D’abord on est tout réjoui.

N’est-il pas vrai, bergère ?

SYLVANDRE, bas, à Thémire.

Ici, dites non.

THÉMIRE, à Hylas.

Oui.

SYLVANDRE, bas, à Thémire.

Vous voulez donc qu’il nous assomme,

Et ne voir d’aujourd’hui finir cet entretien ?

HYLAS, à part.

La présence d’un tiers met l’Amour en déroute.

Mon esprit ne me fournit rien...

À Thémire, après avoir un peu rêvé.

Doris est votre sœur ?

THÉMIRE.

Hé bien ?

HYLAS.

Et Célémante est son amant ?

THÉMIRE.

Sans doute.

Célémante aime fort Doris : elle est ma sœur.

Après ?

SYLVANDRE.

Que voulez-vous en dire ?

HYLAS, embarrassé.

Que... que je suis leur serviteur.

SYLVANDRE.

J’aurai soin de les en instruire.

HYLAS, à part.

En m’éloignant un peu, voyons s’il se retire.

À Thémire.

Belle, jusqu’au revoir.

THÉMIRE.

Bonjour.

HYLAS, s’en allant.

De tout mon cœur.

SYLVANDRE.

Certes...

HYLAS, revenant.

À propos...

SYLVANDRE.

Encor !

THÉMIRE, à Sylvandre.

Quelle humeur pétulante !

HYLAS, à Sylvandre.

Que faites-vous ici ?

SYLVANDRE.

Comment ! ce que j’y fais ?

HYLAS.

Oui. Vous devriez être auprès de Célémante.

SYLVANDRE.

Et pourquoi donc ?

HYLAS.

Pour faire avec lui votre paix.

Je ne sais contre vous quelle raison l’irrite ;

Mais il vient de jurer qu’avant la fin du jour

Il voulait vous jouer un tour.

SYLVANDRE.

Hé bien, qu’il me le joue.

HYLAS.

Ah ! d’accord.

Bas, à Thémire.

Je vous quitte.

Mais je suis bientôt de retour.

 

 

Scène II

 

SYLVANDRE, THÉMIRE

 

SYLVANDRE.

Quoi ! lorsque du moment la fatalité presse,

Et qu’on ne peut trouver de remède assez prompt,

Je vous vois, sans égard à ce qui m’intéresse,

La sérénité sur le front,

Recevoir avec politesse

Le premier qui nous interrompt !

De vous-même à ce point vous êtes la maîtresse,

Dans le trouble où vous me trouvez !

Ah ! quand on aime, a-t-on l’humeur que vous avez ?

Non, vous ne savez point ce que c’est que tendresse.

THÉMIRE.

Vous savez quereller sans cesse,

Vous ; c’est tout ce que vous savez.

SYLVANDRE.

Rien ne vous impatiente.

THÉMIRE.

Et tout vous met en courroux.

SYLVANDRE.

C’est que je suis sensible.

THÉMIRE.

Et moi, très endurante ;

Témoin l’amour que j’ai pour vous.

SYLVANDRE.

Je ne songe en tout qu’à vous plaire ;

Ma faute, quand j’y manque, est bien involontaire.

Mais vous ne disconviendrez pas

Que, si vous m’aimiez bien, l’on vous eût vu tout faire

Pour nous débarrasser d’Hylas.

Votre père a parlé de se donner un gendre.

Étranger en ces lieux, je n’ai que peu d’espoir.

Nous consultions par où nous pourrions nous y prendre :

Hylas vient à travers un entretien si tendre,

Sans que le contretemps semble vous émouvoir !

Ma tristesse n’a pu suspendre

La vive attention que vous lui faisiez voir.

Que venait-il toutefois nous apprendre ?

Belles nouvelles à savoir,

Pour s’occuper à les entendre !

Le nombre de ses bœufs, celui de ses moutons ;

La nature des lieux qu’ici nous habitons ;

Qu’il fait une belle journée ;

Qu’une telle heure à l’horloge a frappé ;

Que de l’Olympe, aux dieux demeure abandonnée,

Voilà le sommet escarpé ;

Que c’est là le fleuve Pénée ;

Ici, le vallon de Tempé ;

Que pour Doris enfin Célémante soupire,

Et qu’elle est votre sœur. En vérité, j’admire

Qu’il n’ait pas dit aussi que Sylvandre est mon nom ;

Que vous vous appelez Thémire,

Et votre père, Polémon.

THÉMIRE.

De vous instruire il s’est fait une affaire,

Vous sachant depuis peu venu dans ce canton ;

Et pour moi, j’ignore le ton

Que l’on prend avec ceux dont on veut se défaire.

SYLVANDRE.

Nous battons froid à leurs civilités,

Nous affectons avec eux le silence,

Et leur faisons sentir, à notre contenance,

Qu’ils sont de trop à nos côtés.

THÉMIRE.

Et si vous prononciez ici votre sentence ?

Si je mettais la remontrance

Au rang des importunités ?

SYLVANDRE.

Ah ! vous serez plus équitable !

Et, puisque vous m’avez marqué quelque retour,

Vous ne nommerez pas de ce nom détestable

Les effets du plus tendre amour.

À mon entrée en ce fatal séjour,

La liberté par vous me fut ravie :

Pour jamais de la vôtre on dispose en ce jour ;

Et je m’étais flatté d’un sort digne d’envie.

Songez, quand il s’agit d’imaginer comment

Je puis de votre père obtenir l’agrément,

Qu’un seul instant perdu peut me coûter la vie ;

Et votre exemple me convie

À perdre cet instant, sans en être agité !

Ah, Thémire ! Thémire ! est-ce donc être amante ?

De votre sœur Doris, ainsi que la beauté,

Pour achever d’être toute charmante,

Que n’avez-vous la sensibilité !

THÉMIRE.

Et vous, la tranquillité

De votre ami Célémante !

SYLVANDRE.

Il n’est point inquiet, parce qu’il est heureux ;

Parce que Doris est telle,

Qu’en la prenant pour modèle,

D’un amant délicat vous combleriez les vœux.

Attentive à lui seul, à tout autre cruelle,

À lui seul unie et fidèle,

Elle croit que le jour ne luit que pour eux deux.

Pour elle tout est grave, et rien n’est bagatelle.

Tout devient matière entre eux

D’un redoublement de feux,

Ou d’une tendre querelle.

THÉMIRE.

Par une conduite si belle,

Et ce caractère épineux,

Doris, de l’empire amoureux,

Malheureusement pour elle,

Bannit les ris et les jeux,

Et de la plainte éternelle

En fait le séjour affreux.

SYLVANDRE.

Le séjour voluptueux

De la félicité même.

THÉMIRE.

Dites, dites un enfer.

Quoi ! la plainte ennuyeuse et le reproche amer

Dans l’empire amoureux sont donc le bien suprême ?

SYLVANDRE.

On sait de votre sœur l’inquiétude extrême ;

Elle fait du reproche un usage fréquent.

Mais d’une bouche qu’on aime,

Le reproche est-il choquant ?

De l’amitié véritable,

C’est le signe convainquant ;

C’est le langage éloquent

Du sentiment respectable.

Plus il est, par conséquent,

Continuel et piquant,

Plus l’amant est redevable.

THÉMIRE.

Et moi, je ne sais rien de plus insupportable !

L’amour et l’amitié veulent un ton plus doux.

Célémante n’a pu retenir son courroux,

Lui, dont la patience était inaltérable.

A-t-il si grand tort, entre nous ?

Et vous croyez-vous excusable

De vous être montré jaloux

D’un ami qui pour vous près de moi s’intéresse ?

Qui ne me parle que de vous ?

Qui même me veut mal, et me blâme sans cesse

De ne pas ménager assez votre faiblesse ?

Franchement, après cela,

Je ne m’étonnerais guère...

SYLVANDRE.

Eh ! de grâce, laissons là

Célémante et sa colère.

THÉMIRE.

D’une humeur douce enfin vous faites peu de cas :

Vous la voulez rebelle et haute ;

Une grondeuse aurait, selon vous, plus d’appas ;

Et ce n’est pas votre faute

Si je ne la deviens pas.

Hé bien, je la suis donc, et j’ai sujet de l’être.

Oui, justifiez-vous ; oui, vous qui vous plaignez,

Quoi ! berger, on vous aime, on vous le fait paraître,

On est tranquille, et vous craignez ?

SYLVANDRE.

Comment d’un juste effroi puis-je encor me défendre ?

THÉMIRE.

Depuis qu’Hylas est retiré,

Si vous aviez daigné m’entendre,

Vous seriez déjà rassuré.

Jusqu’à présent, mon cher Sylvandre,

Étranger parmi nous, vous avez ignoré

Que... Mais Hylas revient.

SYLVANDRE, bas et vivement.

Si mon repos vous touche,

De grâce, point d’accueil qui flatte son ardeur ;

Du silence et de la froideur.

Songez, au premier mot qui vous sort de la bouche,

Que vous me percerez le cœur !

 

 

Scène III

 

HYLAS, SYLVANDRE, THÉMIRE

 

HYLAS, à Thémire.

J’avais quitté la place, espérant que Sylvandre,

La voulant bien quitter aussi,

Vous laisserait seulette ici :

Mais je risquerais tout, à vouloir plus attendre.

Votre père aujourd’hui songe à vous marier.

Ne devinez-vous rien à mon air humble et tendre ?

Bergère, je vous aime, et je viens vous l’apprendre.

Cela vous fâche-t-il ? Non. Je vais parier,

Au plaisir que toujours vous a fait ma présence,

Que si j’ai pour moi Polémon,

Il n’aura pas besoin d’un rigoureux sermon

Pour vous insinuer un peu de complaisance.

Vous ne me répondez rien ? Bon !

Comme un aveu je prends votre silence ;

Et vais chez lui marchander, de ce pas,

Une brebis si douce, et si pleine d’appas.

L’or, en de tels marchés, emporte la balance,

Et le bon homme en fait cas.

Comptez sur mon opulence.

SYLVANDRE, l’arrêtant.

Mais votre procédé tient de la violence.

Ne voyez-vous pas bien, Hylas,

Que Thémire a l’esprit occupé d’autre chose,

Qu’elle n’est point à ce qu’on lui propose,

Et qu’elle ne vous entend pas ?

Pour cette affaire, ou pour quelque autre,

Prenez mieux votre temps ; c’est moi qui vous le dis.

HYLAS.

Mon petit pastoureau, pour donner des avis,

Vous-même, prenez mieux le vôtre.

Thémire est-elle sourde, aveugle, hors de sens ?

Ou moi-même suis-je en délire ?

Thémire me connaît, je connais bien Thémire ;

Elle m’écoute, et je l’entends.

Tenez même, elle vient de rire.

On a du revenu peut-être en sens commun ;

Sur un bon titre je me fonde :

Dans toutes les langues du monde,

Se taire et consentir n’est qu’un.

Que l’heureux succès confonde

Quiconque me le niera.

Aujourd’hui l’envie en gronde,

Demain elle en crèvera.

 

 

Scène IV

 

SYLVANDRE, THÉMIRE

 

SYLVANDRE.

Mais aussi le silence, au lieu d’être farouche,

À l’air, en certain cas, d’une tendre faveur.

THÉMIRE.

Un mot sorti de ma bouche,

Vous aurait percé le cœur.

SYLVANDRE.

Quittez cet affreux badinage.

Un jeu pareil, en vérité,

Sied mal en cette extrémité.

Ménagez mon faible courage,

Et n’affectez pas davantage

Un excès de malignité,

Qui tiendrait enfin de l’outrage.

THÉMIRE.

Ferez-vous encor des lois ?

Ou, libre d’un soin frivole,

Et plus sage une autre fois,

Laisserez-vous à mon choix

Le silence et la parole ?

SYLVANDRE.

Ah ! je n’ai pas deviné

L’offre qu’on allait vous faire.

THÉMIRE.

Encor moins imaginé

Les raisons qui m’ont fait taire.

SYLVANDRE.

De ce silence obstiné

Serait-il une autre cause

Que le plaisir malin de m’avoir chagriné ?

THÉMIRE.

Je l’y comptais pour quelque chose.

Mais, je veux bien en convenir,

À l’amusant j’ai joint le nécessaire.

Le dessein d’engager Hylas à m’obtenir

Est mon vrai but en cette affaire.

SYLVANDRE.

Vous lui souhaiteriez l’aveu de votre père ?

THÉMIRE.

Oui : je désire fort qu’il puisse y parvenir.

SYLVANDRE.

Vous dont l’amitié sincère

Ne devait jamais finir ?

THÉMIRE.

Moi-même.

SYLVANDRE.

Infidèle bergère !

Vous perdez donc le souvenir

D’une promesse à mon amour si chère !

THÉMIRE.

Loin de là, je la réitère,

Et ne songe qu’à la tenir.

SYLVANDRE.

Et sera-ce en faisant qu’un autre vous obtienne ?

THÉMIRE.

C’est l’unique moyen d’unir

Votre destinée à la mienne.

SYLVANDRE.

Ô dieu ! quel étrange moyen !

THÉMIRE.

Hylas passe la soixantaine ;

Et l’inégalité de son âge et du mien

Rompra bientôt l’alliance.

Ne désespérez de rien.

De la patience,

Et tout ira bien.

SYLVANDRE.

L’abominable prévoyance !

Établir mon bonheur sur la mort d’un époux !

THÉMIRE.

Gardez cette honnête croyance.

Par leurs propres erreurs on punit les jaloux :

Vous en ferez l’expérience ;

Car vous n’êtes pas digne, excitant mon courroux

Par une injurieuse et sotte défiance,

Qu’on s’explique mieux avec vous.

Elle veut sortir.

SYLVANDRE, la retenant.

Ah ! de grâce, calmez cette injuste colère...

 

 

Scène V

 

SYLVANDRE, THÉMIRE, DORIS

 

DORIS.

Félicitez-moi tous deux.

Célémante est chez mon père ;

On l’aime, on le considère :

Bientôt nous serons heureux.

Alors, en sœur qui vous aime,

Je servirai vos amours ;

Et je veux, dans peu de jours,

Vous féliciter de même.

SYLVANDRE.

Près d’elle employez donc vos obligeants discours,

Doris, au nom de Célémante,

Au nom des nœuds qui vont vous unir pour toujours !

Un amant glacé d’épouvante,

Implore ici votre secours.

En disant qu’elle m’aime, elle en épouse un autre !

DORIS.

Thémire ?

SYLVANDRE.

Oui. Pour aller s’offrir en ce moment,

Hylas, l’indigne Hylas a son consentement,

Comme Célémante a le vôtre.

THÉMIRE.

Tar son indignité le choix vous déplaît-il ?

Qui voulez-vous que je préfère ?

Le jeune Acis ? le beau Myrtil ?

Je n’ai qu’à dire un mot, ils volent chez mon père.

SYLVANDRE.

De quel sang-froid elle me désespère !

THÉMIRE.

Oh ! laissez-moi donc mon Hylas.

DORIS, à Thémire.

Votre consentement serait-il donc sincère ?

THÉMIRE.

Hylas s’est déclaré. Des raisons m’ont fait taire,

Et je ne le flattais qu’en ne répondant pas.

SYLVANDRE.

L’ingrate, à ce silence a trouvé des appas :

Elle vient même de se plaire

À m’en faire l’aveu moqueur.

DORIS.

Serait-il possible ?

THÉMIRE.

Oui, ma sœur.

Hylas plaira d’abord. À Sylvandre, au contraire,

Puisqu’il faut vous ouvrir mon cœur,

Beaucoup de temps est nécessaire

Pour faire approuver son ardeur.

Mon père cependant me presse avec rigueur,

Et je crains le choix qu’il peut faire.

Vous, qui savez nos lois, n’imaginez-vous pas,

Pour mieux me tirer d’affaire,

Ce qui me fait, dans Hylas,

Choisir un sexagénaire ?

DORIS.

Ah ! j’entends. Eh ! pourquoi d’abord

N’avoir pas expliqué le mystère à Sylvandre ?

Le passe-temps est un peu fort ;

Cela n’est pas d’une âme tendre,

Et franchement vous avez tort.

THÉMIRE.

Je hais sa folle inquiétude,

Et l’en punis, en l’y plongeant.

DORIS.

Mais sa crainte, après tout, n’a rien que d’obligeant,

Et ne méritait pas un châtiment si rude.

THÉMIRE.

Douter de notre foi n’est donc pas outrageant ?

Et vous ne traitez pas cela d’ingratitude ?

Les serments que leur fait notre honneur indulgent

Ne sont donc que de faibles gages

Qui ne nous rendront pas exemptes de soupçon ?

Je pense d’une autre façon.

Après de pareils témoignages,

Quelque tort apparent qu’avec eux nous ayons,

Qui nous ose croire volages

Mérite que nous le soyons.

Et puis il s’ennuyait d’un bonheur trop paisible.

Si l’on ne gronde, il croit que l’on est peu sensible.

Mais il me fait compassion,

Et je redeviens bienfaisante.

Donnez-lui quelque instruction.

À votre humeur complaisante,

J’en laisse la fonction.

Je n’y puis être présente.

La recherche d’Hylas est une nouveauté

Qu’aux bergères je dois apprendre.

Adieu pour un moment. Une autre fois, Sylvandre,

Un peu de confiance et de sécurité.

 

 

Scène VI

 

SYLVANDRE, DORIS

 

SYLVANDRE.

Moi, jusque-là pousser la déférence !

Elle consent qu’Hylas parvienne à l’obtenir,

Et veut que je l’entende avec indifférence !

Que je vive en pleine assurance !

DORIS.

Belle leçon à retenir,

Pour ne jamais à l’avenir

Prendre feu sur une apparence.

Tout vous doit remplir d’espérance,

Et vous allez en convenir.

Prêtez-moi seulement une oreille attentive.

Chacun sait que ce fut sur ce bord fortuné,

Qu’épris de l’ardeur la plus vive,

Apollon poursuivit Daphné...

SYLVANDRE.

Apollon n’est-il pas ici bien amené !

DORIS.

On sait aussi que, sur la même rive,

Dans son attente il demeura frustré ;

Et qu’atteignant en vain la belle fugitive,

Cet amant n’embrassa que l’écorce plaintive

De l’arbre qui depuis lui resta consacré.

SYLVANDRE.

Puisqu’on sait tout cela, pourquoi donc nous le dire ?

DORIS.

Je vous ai prié d’écouter.

SYLVANDRE.

Vous m’aviez promis de m’instruire...

DORIS.

Et ce récit va m’acquitter.

SYLVANDRE.

Mais que peut-il en résulter,

Qui me rassure sur Thémire ?

DORIS.

Plus que vous n’osez souhaiter.

Votre impatience extrême,

Interrompant mon discours,

Et me retardant toujours,

Se persécute elle-même.

SYLVANDRE.

Venez donc au fait !

DORIS.

J’y cours.

En mémoire de la fuite,

Où, pour unique recours,

Daphné fut ici réduite,

Parmi nous est une loi

Qui permet à nos bergères,

Quand d’impitoyables pères

Tyrannisent notre foi,

D’éluder, en fuyant, leurs volontés sévères.

Reste à l’objet de nos mépris,

De conquérir, s’il peut, autrement la rebelle.

D’une course, en un mot, nous devenons le prix ;

Et pour la course solennelle,

Au gré de la bergère, un bel espace est pris.

Si le berger triomphe, il a tout droit sur elle ;

Nous perdons notre liberté.

Mais si nous avons la victoire,

Notre loi, sur un choix un peu mieux consulté,

Des parents pour un an suspend l’autorité.

Dès son enfance donc, ainsi que l’on peut croire,

Une fille s’exerce à la légèreté.

Aussi dirai-je, à notre gloire,

Qu’instruites à l’agilité,

Nous primons dans cet exercice,

Et que plus d’un bon coureur

Entre tous les jours en lice,

Sans que pas un réussisse,

Ni s’en tire à son honneur.

SYLVANDRE.

Ah ! je vois les bontés de votre aimable sœur !

DORIS.

Hylas n’est pas d’un âge à demeurer vainqueur.

Le temps gagné pourrait vous rendre un bon office ;

Et par quelque soin flatteur,

Polémon rendu propice,

Avant que l’an s’accomplisse,

Approuverait votre ardeur.

SYLVANDRE.

Quoi ! pour m’être fidèle employer l’artifice ?

Ah ! c’est le comble du bonheur !

DORIS.

Ruse pour vous d’autant plus obligeante,

Que préférer Hylas, c’est avoir quelque peur,

Et que Thémire en doit bien être exempte.

Car, à moins qu’un berger

Ne soit assez léger,

Ce qui ne se peut sans prestige,

Pour franchir, pendant les hivers,

Les champs que la neige a couverts,

Sans laisser le moindre vestige ;

Ou, lorsque le printemps les peint de ses couleurs,

Pour pouvoir courir sur les fleurs,

Sans en faire plier la tige,

Soyez sûr qu’à la course on ne la vaincra point.

SYLVANDRE.

Que tout ce que j’entends me rassure et m’enchante !

DORIS.

En un mot, de Tempé Thémire est l’Atalante.

D’Atalante pourtant différente en ce point,

Que l’or n’est pas ce qui la tente.

Ainsi n’ayez pas peur qu’un appât présenté

Suspende son agilité.

Son tardif Hippomène, en cette concurrence,

Des jardins d’Hespérie épuisant le trésor,

Lui jetterait cent pommes d’or,

Sans y gagner un pas d’avance.

 

 

Scène VII

 

THÉMIRE, SYLVANDRE, DORIS

 

THÉMIRE, à Doris.

Hé bien, étais-je un monstre ? et s’écrie-t-il encor :

« L’abominable prévoyance ! »

SYLVANDRE.

Ah, Thémire ! à votre bonté

Mesurez ma reconnaissance !

Mais ayez un peu d’équité.

Convenez de mon innocence

Et de votre sévérité.

L’amour vous a sur moi donné pleine puissance :

Mais l’amour permet-il que, faute de parler...

THÉMIRE.

L’amour encor va quereller !

J’épuiserai notre unique ressource.

Je m’enfuirai ; ne me fatiguez pas.

De tous côtés déjà fuyant Hylas,

Tantôt, quand il faudra vous servir à la course,

Je ne pourrai plus faire un pas.

DORIS.

Oh ! je prends son parti. C’est une barbarie ;

Et vous poussez aussi trop loin la raillerie.

Par votre cœur jugez du sien.

Qui vous alarmerait de même ?

Je ne le voudrais pas, parce que je vous aime ;

Mais vous le mériteriez bien.

 

 

Scène VIII

 

HYLAS, SYLVANDRE, THÉMIRE, DORIS

 

HYLAS, à Thémire.

Je viens vous combler d’allégresse.

Je disais bien que ma richesse...

THÉMIRE.

Paix ! je ne m’informe de rien.

 

 

Scène IX

 

CÉLÉMANTE, SYLVANDRE, HYLAS, THÉMIRE, DORIS

 

THÉMIRE, à Célémante qui entre.

Venez, joyeux Célémante,

Venez, des sombres humeurs,

Et d’à travers les grandeurs,

Sauver ma gaîté mourante.

CÉLÉMANTE.

Adorable Thémire, à parler franchement,

Ma belle humeur n’est pas inutile à la vôtre.

Je devais être votre amant.

Oui, dites votre sentiment,

N’étions-nous pas fait l’un pour l’autre ?

THÉMIRE.

On dirait en effet que l’amour, ayant peur

De ne pas signaler un pouvoir assez vaste,

Affecte d’attacher un cœur

Presque toujours à son contraste.

C’est ainsi que l’on voit unis

Le vif et le fougueux Éraste

À l’indolente et froide Iris ;

La belle Galatée au difforme Nicandre ;

L’enjoué Célémante à la triste Doris ;

Et moi, qui suis si gaie, au sérieux Sylvandre.

DORIS.

Notre humeur est le sceau des plus tendres amours.

Laissons la badinerie

Et tous vos mauvais discours.

Si j’étais de vous deux bien tendrement chérie,

Tous deux eussiez paru bien plus intéressés

À ce qu’un père vient de dire :

Et vous vous seriez plus pressés,

Vous, ma sœur, de l’apprendre ; et lui, de m’en instruire.

CÉLÉMANTE.

Mon air satisfait dit assez

Qu’apparemment j’ai ce que je désire.

HYLAS, à Célémante.

Tant mieux ! Touche là, mon garçon.

Grâce à l’hymen, nous voilà frères :

Du moins nous ne tarderons guères.

Tu m’as vu demander Thémire à Polémon.

L’apparence pour moi peut-elle être meilleure ?

Le bon papa n’a pas dit non ;

Et, pour se consulter, ne demande qu’une heure.

CÉLÉMANTE.

Mais à peine étiez-vous sorti,

Qu’à mon tour je l’ai demandée.

HYLAS.

Qui ? Thémire ?

CÉLÉMANTE.

Oui.

HYLAS.

Bon ! quelle idée !

CÉLÉMANTE.

Son père accepte le parti,

Et me l’a d’abord accordée.

THÉMIRE.

Moi !

SYLVANDRE.

Thémire !

DORIS.

Ma sœur !

HYLAS.

À vous !

CÉLÉMANTE.

À moi, mon pauvre Hylas. C’est une affaire faite.

Consolez-vous. Adieu ; songez à la retraite.

Et vous, belle Thémire, embrassez votre époux.

HYLAS.

Non pas, non pas, l’ami ; tout doux !

À Thémire.

Ne vous chagrinez point, mon aimable bergère ;

On a ce qu’on veut pour de l’or.

Ce coup mal à propos, Doris, vous désespère.

On ne l’a pas livrée encor ;

Et je vais y mettre l’enchère.

 

 

Scène X

 

CÉLÉMANTE, SYLVANDRE, THÉMIRE, DORIS

 

DORIS.

Ma sœur a commencé. C’est aujourd’hui le jour

Des mauvaises plaisanteries.

SYLVANDRE.

Je suis ravi qu’elle ait son tour ;

Et voilà de ses railleries.

THÉMIRE.

Je n’ai pas la faiblesse au moins de m’effrayer,

Ni de quereller Célémante.

J’ai l’esprit de voir qu’il plaisante,

Et qu’aux dépens d’Hylas il voulait s’égayer.

CÉLÉMANTE.

Voici quelque chose d’étrange !

Désabusez-vous tous. Je ne plaisante pas.

J’ai voulu supplanter, et je supplante Hylas.

Thémire, à votre avis, perd-elle donc au change ?

THÉMIRE, à Sylvandre.

Voilà le tour qu’Hylas vous avait annoncé.

Célémante veut rendre alarme pour injure.

CÉLÉMANTE.

Je ne sais ce qu’Hylas aura dit ; mais je sais

Que ce que je vous dis est la vérité pure.

THÉMIRE.

Célémante, c’est par bonté

Que l’on hésite de vous croire.

DORIS.

Vous n’avez pas été tenté

D’une infidélité si noire.

SYLVANDRE.

Une marque évidente, ami, que sur ce point

Je ne vous crois pas plus qu’un autre,

C’est que je ne vous offre point

Un combat qui termine ou ma vie ou la vôtre.

CÉLÉMANTE.

Eh ! point d’inutile courroux.

Vous me faites rire, Sylvandre.

Quel intérêt, de grâce, encore y prenez-vous ?

SYLVANDRE.

Quel intérêt j’y prends ? L’intérêt le plus tendre,

Et le plus sensible de tous ;

Tout celui qu’un rival, furieux et jaloux,

Contre un ami perfide est capable d’y prendre.

CÉLÉMANTE.

Bon, si vous pouviez vous attendre

À vous voir jamais son époux ;

Mais vous n’y devez plus prétendre :

Le débat n’est plus entre nous.

Même plus que jamais votre amitié m’est due ;

Car je veux vous venger, et, de plus, vous servir.

SYLVANDRE.

Qui vous dit que pour moi Thémire était perdue ?

CÉLÉMANTE.

Hylas allait vous la ravir.

SYLVANDRE.

Vous connaissez les lois qui l’auraient défendue.

Elle eût paré ce coup fatal,

En courant contre mon rival ;

Et son agilité me l’eût bientôt rendue.

CÉLÉMANTE.

S’en prévaut-on contre un amant qui plaît ?

C’est de son propre aveu qu’Hylas l’a demandée.

Il l’obtient d’elle-même ; et, riche comme il est,

J’ai conçu le noble intérêt

Qui dans ce choix l’aura guidée.

Voyant donc Polémon tout prêt

De former ce nœud ridicule,

Sur le marché d’Hylas j’ai couru sans scrupule,

Et j’ai fait prononcer l’arrêt.

Ce procédé ne désoblige

Que Thémire et celui qui vous l’allait ravir ;

Et je n’ai prétendu, vous dis-je,

Que vous venger et vous servir.

SYLVANDRE, à Thémire.

Voilà ce qu’a produit le malheureux silence

Qu’avec Hylas à tort vous avez affecté.

THÉMIRE.

Vous eûtes part à l’imprudence.

Mais votre ami, de son côté,

Affecte sur mon compte une crédulité

Qui choque toute vraisemblance.

Adressez le reproche à qui l’a mérité.

DORIS.

Thémire, vous seriez l’épouse d’un perfide

Qui nous met à tous trois le poignard dans le cœur ?

SYLVANDRE.

Non, Doris ; croyez-en la fureur qui me guide :

Ne réclamez pas votre sœur ;

Il faut que le fer en décide,

Et donne à tous trois un vengeur.

À Célémante.

Viens, suis-moi, traître.

CÉLÉMANTE.

Qui te presse ?

Pourquoi d’abord ne se prévaloir pas

Du secours qui pouvait débarrasser d’Hylas ?

La course peut encor m’enlever ta maîtresse.

Jusque-là suspendons le soin prématuré

Que ta mauvaise humeur se forge.

Si mon bonheur alors devient plus assuré,

Nous aurons tout le temps de nous couper la gorge.

THÉMIRE.

Oui, Sylvandre, je vous défends

De me fermer une carrière aisée,

Où je vais, à pas triomphants,

Le rendre de Tempé l’opprobre et la risée.

À Célémante.

Lâche ! viens recevoir ce premier châtiment

Du volontaire aveuglement

Qui m’ose imputer les faiblesses

D’un cœur où l’amour des richesses

Étouffe tout beau sentiment.

Viens ; viens voir échouer tes ruses criminelles.

La honte et les remords courront à tes côtés.

Je veux qu’à leur voix tu chancelles ;

Viens ; l’horreur que me font tes infidélités,

Pour fuir un scélérat, va me donner des ailes.

 

 

Scène XI

 

SYLVANDRE, CÉLÉMANTE, DORIS

 

SYLVANDRE.

Et moi, perfide ! et moi, je vais la secourir

De mes vœux et de ma présence.

Tu pourrais, par hasard, tromper son espérance ;

Mais, quelque heureux que tu sois à courir,

Tu ne fuiras pas ma vengeance.

 

 

Scène XII

 

CÉLÉMANTE, DORIS

 

CÉLÉMANTE.

Les tendres protestations !

Et vous, belle Doris, vous êtes la dernière

À charger d’imprécations

Mes honnêtes intentions ?

Vous qui deviez vous plaindre la première !

DORIS.

Vous êtes trop paisible. Oui, j’ouvre enfin les yeux.

N’être pas plus ému, c’est n’être point coupable.

Oui, tandis qu’on vous prend pour un monstre effroyable,

Vous êtes un ami fidèle, officieux,

Dont, malgré ses discours, on devait juger mieux.

Mais la crainte rend tout croyable

Quand l’intérêt est précieux.

Elle a produit sur vous un effet tout semblable ;

Elle vous a rendu capable

De croire, non pas que ma sœur

De l’or ait eu la soif honteuse,

Mais qu’à la course, entre elle et son persécuteur,

La victoire serait douteuse ;

Et, vous laissant vaincre à propos,

Vous prétendez, sans en rien dire,

Et de Sylvandre et de Thémire

Vous-même assurer le repos.

Ici Célémante, qui a écouté de l’air d’un homme qui convient d’une vérité, baise la main de Doris avec un transport de tendresse et de joie qui achève de la rassurer. Elle continue.

Un coup d’œil obligeant devait donc m’en instruire.

L’espérance en mon cœur facilement s’éteint ;

Vous savez qu’un rien le déchire,

Berger, et vous n’avez pas craint

La profondeur du coup dont vous l’avez atteint !

Souvent la vérité, se faisant trop attendre,

Arrache en vain le trait dont l’erreur a blessé.

CÉLÉMANTE.

Vous voilà comme Sylvandre.

Les alarmes ont cessé ;

La querelle va reprendre.

Épargnez-vous, Doris, ce chagrin peu sensé.

Ayez sur le présent l’esprit un peu fixé.

Goûtez en paix ses douceurs passagères,

Sans l’empoisonner des chimères

De l’avenir et du passé.

Quand vous me croyiez un volage,

C’était à moi de m’offenser :

Oubliez les terreurs, ainsi que moi l’outrage.

Doris sourit.

La paix est-elle faite ? Oui ; ce sera, je gage,

Tout à l’heure à recommencer.

 

 

Scène XIII

 

HYLAS, CÉLÉMANTE, DORIS

 

HYLAS.

Alerte, Célémante ! on ouvre la barrière.

Pour donner le signal, on n’attend plus que vous ;

Et Thémire, déjà vêtue à la légère,

Impatiente en son courroux,

Adresse à Daphné sa prière.

CÉLÉMANTE, à Doris.

Quoi qu’il arrive, au moins modérez vos esprits.

Montrez-vous raisonnable amante ;

Et croyez, sans songer à qui sera le prix,

Que le sort peut livrer Thémire à Célémante,

Sans ôter pour cela Célémante à Doris.

 

 

Scène XIV

 

HYLAS, DORIS

 

Tout le commencement de cette scène, jusqu’au vingt-septième vers, se passe sans que Doris, occupé uniquement de ses profondes réflexions et de ses inquiétudes, s’aperçoive des réponses ni de la présence d’Hylas, qui, de son côté, applique à ses intérêts particuliers tous les a-parte de Doris, et croit qu’elle parle de Polémon, tandis qu’elle ne parle que de Sylvandre.

DORIS, bas et à part.

« Que le sort peut livrer Thémire à Célémante,

« Sans ôter pour cela Célémante à Doris. »

Haut.

Ceci, tout de nouveau, commence à m’interdire.

HYLAS.

Votre père jamais n’a voulu s’en dédire.

DORIS, à part.

Et je ne sais plus qu’en penser.

HYLAS.

Ni moi, sinon qu’au jeu l’on veut m’intéresser ;

Mais je prends le parti d’en rire.

DORIS, à part.

Ma flamme, ingénieuse à prendre de l’espoir,

S’est laissée, à coup sûr, follement décevoir

Sur une apparence frivole.

HYLAS.

L’espérance n’était point folle :

Il était permis d’en avoir.

Un homme est honnête homme, et n’a que sa parole.

DORIS, à part.

Dans le peu qu’il a dit, ce n’est qu’ambiguïté...

HYLAS.

Il joue un assez vilain rôle.

DORIS, à part.

Que mystère et subtilité.

HYLAS.

Oui, vous voyez comme on me leurre.

Pour en choisir un autre, il me demande une heure.

Belle finesse, en vérité !

DORIS, à part.

Mais, toutefois, quelle apparence

Qu’il songe à me tromper, en s’offrant à courir !

Quelle serait son espérance ?

Et, quand il en aurait, quelle est ma défiance ?

Suffit-il d’aspirer ici pour conquérir ?

D’une victoire impossible

Dois-je avoir la moindre peur ?

Ai-je oublié que ma sœur

À la course est invincible ?

HYLAS.

Invincible ! Oh ! que non ; ne vous en flattez point.

Le berger n’est pas sot au point

D’accepter le défi, sans en savoir plus qu’elle.

DORIS, l’écoutant enfin.

Que dites-vous ?

HYLAS.

Que l’infidèle

N’est pas une tête à l’évent ;

Qu’à la course, où l’on croit que votre sœur excelle,

Dès longtemps en secret il s’est rendu savant ;

Et que dans l’erreur il vous laisse,

Par malice ou par politesse.

Mais, moi qui l’ai surpris à s’éprouver souvent,

Je vous l’avouerai sans finesse :

La flèche vole avec moins de vitesse,

Et j’oserais pour lui gager contre le vent.

DORIS.

Ah ! que vous redoublez ma crainte !

Ciel ! quel est le projet qu’il aura médité ?

Sa démarche est-elle une feinte ?

Est-elle une infidélité ?

HYLAS.

Si peu de chose vous tourmente !

C’est faire injure à vos appas.

Mettons la chose au pis : là, serez-vous contente,

Si je vous présente Hylas

En place de Célémante ?

Oh ! que nous saurons bien vous le faire oublier !

Comme un jeune et sot écolier,

Je ne m’en tiendrai pas à la simple fleurette.

Tous les matins, au chant de l’alouette,

Mon amour, vif et régulier,

Vous promet une chansonnette,

Quelqu’air de vielle ou de musette,

Des fleurs plein le petit panier,

De beaux rubans à la houlette,

Dedans la cage une fauvette,

Nouvelle devise au collier

Du levron et de la levrette...

Le petit cœur fût-il plus dur que les cailloux,

Je lui peindrai si bien l’amour et tous ses charmes,

Vous me verrez si tendre à vos genoux,

Et j’y serai si doux, si doux,

Qu’il faudra bien rendre les armes...

DORIS.

Ah ! je vois revenir Thémire tout en larmes !

Mon infidèle est son époux !

 

 

Scène XV

 

HYLAS, THÉMIRE, DORIS

 

DORIS, continue.

Justes dieux ! qui l’aurait pu croire ?

Que vous nous eussiez dû favoriser si peu

Contre une trahison si noire ?

THÉMIRE.

À leur honte, j’en fais l’aveu.

Tous mes efforts n’ont pu balancer la victoire.

HYLAS.

Il n’est que les fripons pour être heureux au jeu.

 

 

Scène XVI

 

SYLVANDRE, HYLAS, THÉMIRE, DORIS

 

SYLVANDRE, à Thémire.

J’étais vengé, sans votre père ;

Sans Polémon, c’en était fait.

Du lâche qui triomphe au bout de la carrière,

Mon javelot lancé punissait le forfait.

Mais en ces lieux il doit se rendre :

Il n’a, tant que je vis, que de vains droits sur vous.

Qu’il vienne ! je l’attends : rien ne peut le défendre ;

J’en jure par les pleurs que vous daignez répandre :

Le perfide à vos pieds va tomber sous mes coups.

THÉMIRE.

Ah ! modérez cette fureur extrême.

SYLVANDRE.

Thémire exhorterait Sylvandre à la céder ?

THÉMIRE.

Je vous ai dit que je vous aime.

HYLAS, à part.

Oui-dà ? j’étais bien dupe !

SYLVANDRE.

Eh ! c’est pour cela même

Que nul autre que moi ne doit vous posséder.

THÉMIRE.

J’ai dit aussi que rien ne pourrait me résoudre

À couronner d’autres amours ;

Que l’on verrait plutôt les rochers se dissoudre ;

Pénée interrompre son cours ;

Nos monts sacrés, réduits en poudre,

Dans ce délicieux vallon

Livrer passage à l’aquilon ;

Et le laurier frappé du foudre

Sur le front même d’Apollon.

C’était vous dire assez au point où nous en sommes.

Quand j’aurais contre moi mes parents et le sort,

Je saurais faire un noble effort,

Et contre les dieux et les hommes,

Trouver le secours de la mort.

SYLVANDRE.

Ah ! ce discours ne fait que redoubler ma rage.

C’est mon sang, c’est le sien qui doit vous être offert.

La mort doit n’être le partage

Que du malheureux qui vous perd,

Ou du cruel qui vous outrage.

DORIS.

Suspendez les effets de ce juste courroux,

Sylvandre. Auparavant laissez agir nos larmes.

Ma sœur et moi, par de si tendres armes,

Peut-être le fléchirons-nous.

HYLAS.

Pour des bagatelles pareilles,

Faut-il en effet...

Apercevant Célémante.

Paix ! ne lui témoignez rien.

À part.

Voyons ce qu’il va dire. Ils feraient pourtant bien

De se donner un peu tous deux sur les oreilles.

 

 

Scène XVII

 

CÉLÉMANTE, SYLVANDRE, HYLAS, THÉMIRE, DORIS

 

CÉLÉMANTE.

Hé bien, Thémire, les remords

N’ont pas du scélérat empêché la victoire !

À Doris.

Pour vous, je gagerais le prix de mes efforts,

Que déjà du traité vous perdez la mémoire ;

À Sylvandre.

Et toi, si Polémon n’eût retenu ton bras,

Tu donnais au vainqueur une belle couronne !

En vérité, tous trois, vous êtes bien ingrats,

Et vous ne mériteriez pas...

Mais je suis bon ; je vous pardonne.

THÉMIRE.

Âme sans pudeur et sans foi !

Tu joins l’insulte aux perfidies.

Mais ne te flatte point. Plutôt que d’être à toi,

Je m’arracherais mille vies.

Je ne reçois ta main qu’après le coup mortel.

J’en atteste les dieux ; je le jure à Sylvandre.

Pour ne pas en douter, cruel,

Achève ton forfait ; viens ; et, sans plus attendre,

Ose me conduire à l’autel.

Elle veut sortir.

CÉLÉMANTE, la retenant.

Écoutez...

SYLVANDRE.

Monstre !...

CÉLÉMANTE, à Sylvandre.

Et toi, tâche aussi de m’entendre.

Tu vois comme elle t’aime ; et tes soupçons jaloux,

Que souvent on a vu jusque sur moi s’étendre,

Doivent être guéris par un si beau courroux.

C’est la moindre vengeance, ami, que j’ai dû prendre

D’un travers qui rompait tout commerce entre nous.

Thémire a, pour sa part, payé de quelque larme

Le plaisir malin qu’elle a pris

De te donner souvent l’alarme,

Comme à regret j’ai dû la donner à Doris.

Enfin, admire ici le zèle

D’un ami prudent et fidèle :

Sans être de Thémire aujourd’hui le vainqueur,

Je ne pouvais en ta faveur,

Comme je fais, disposer d’elle,

Ni d’un fâcheux délai t’épargner la rigueur.

À Thémire.

Je viens à Polémon d’en porter la nouvelle,

En lui demandant votre sœur.

À Sylvandre.

Au double mariage il souscrit de bon cœur,

Et son impatience égale au moins la nôtre.

Ainsi j’ai dû courir, et j’ai vaincu pour vous.

Qu’on se fasse justice à présent l’un à l’autre.

À Thémire, lui présentant Sylvandre.

Thémire, de ma main recevez cet époux.

Vous, Doris, pardonnez au vôtre.

À Sylvandre.

Et toi, si tu le veux, maintenant battons-nous.

SYLVANDRE.

Quelle était mon erreur ! et qu’ai-je pensé faire !

HYLAS.

Mais je ne trouve pas mon compte en cette affaire.

Et moi donc, qui m’épousera ?

CÉLÉMANTE.

Un autre contretemps qu’Hylas excusera,

C’est la danse et les chants qu’exige ici l’usage.

On entend un bruit d’instrument.

HYLAS.

La, la, je ne perds pas courage.

Il faut voir comme tout ira.

L’un des deux peut n’être pas sage,

Et dès demain faire mauvais ménage ;

L’un des deux alors le paiera.

 

 

Divertissement

 

CHŒUR DE BERGÈRES

 

Une troupe de Bergers et de Bergères, au son des hautbois et des musettes, arrivent en dansant sur une marche, dans les chants de laquelle ils mêlent les paroles suivantes.

UNE BERGÈRE, alternativement avec le chœur.

Bergères, bergères, la légèreté

Conserve notre liberté :

Ne subissons de lois ni de choix que les nôtres ;

Que les bergers l’éprouvent tous :

Pour un qui, par hasard, l’emportera sur nous,

Nous l’emporterons sur mille autres.

Bergères, etc.

Pour une beauté rigoureuse,

Que sert de courir comme on fait ?

Quelque avantage que l’on ait,

Jamais la course n’est heureuse.
Bergères, etc.

UN BERGER.

Sévères bergères,

À la course légères

Comme les zéphirs,

Laissez une fuite

Qui traîne à sa suite

Mille repentirs.

Une vaine gloire

Vous en fait accroire.

Comblez nos désirs :

De notre victoire,

Naîtront vos plaisirs :

De notre victoire,

Naîtront vos plaisirs.

UNE BERGÈRE.

La colombe

Sur qui tombe

Le vautour,

Ne prend pas la fuite plus vite

Qu’une belle, quand elle évite

La poursuite

D’un importun amour.

Mais que cette vitesse extrême

Se ralentit,

Lorsque l’on fuit

Ce que l’on aime !

Pour fuir un doux lien,

Nous n’épargnons rien :

Soin frivole !

Nous courons bien ;

Mais l’amour vole,

Mais l’amour vole, l’amour vole.

 

 

Vaudeville

 

Peu de chose arrête le cours

De la fortune et des amours.

Dans l’une et dans l’autre carrière,

Après mille et mille embarras,

Souvent l’on n’a qu’un pas à faire ;

Par malheur, on fait un faux pas.

 

Un berger qui courait gaîment,

Du triomphe vit le moment.

Tout prêt d’atteindre sa bergère,

Il étendait déjà les bras ;

Il n’avait plus qu’un pas à faire ;

Par malheur, il fit un faux pas.

 

Une simple et jeune beauté

Ne fuyait que par vanité.

Son berger n’y comptait plus guère :

De la poursuivre il était las.

Elle n’avait qu’un pas à faire ;

Exprès elle fit un faux pas.

 

Une prude approchait du temps

Qui fait taire les médisants ;

Son honneur, antique et sévère,

Nous regardait du haut en bas.

Il n’avait plus qu’un pas à faire ;

Par malheur, il fit un faux pas.

 

Un trafiquant, dans son état,

Sur l’honneur était délicat ;

Les autres faisaient leurs affaires,

Lui seul ne s’enrichissait pas.

À l’exemple de ses confrères,

Par bonheur, il fit un faux pas.

 

Dans le cirque des beaux esprits,

Plus d’un coureur manque le prix.

Du Parterre en vain on l’espère,

Même après bien des brouhahas,

Si, n’ayant plus qu’un pas à faire,

Par malheur, on fait un faux pas.


[1] Des Ouvrages de l’Esprit, tome 1, chap. 1, page 147, édition de Coste, 1731.

[2] Il s’agit ici de l’Amant mystérieux, comédie, qui fut jouée immédiatement avant les Courses de Tempé.

PDF