Les Agioteurs (DANCOURT)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 26 septembre 1710.

 

Personnages

 

ZACHARIE, Usurier

MONSIEUR TRAPOLIN, Filleul de Monsieur Zacharie, Agioteur

MONSIEUR DURILLON, Procureur

MADAME SARA

MADEMOISELLE SUZON, Nièce de Madame Sara

CRAQUINET, associé de Trapolin

MADEMOISELLE URBINE, jeune Coquette

DARGENTAC, fripon

LA BARONNE DE VA-PARTOUT, joueuse

DUBOIS, Cousin de Trapolin

CLAUDINE, Servante de Mademoiselle Suzon

LE MARQUIS DAUDINET

LUCAS, Cousin de Claudine, Paysan

MADAME DE MALPROFIT

GUILLAUME, Porteur d’Argent

CANGRÈNE, Agioteur

CHICANVILLE

UN FIACRE

UN LAQUAIS de Trapolin

 

La Scène est à Paris, chez Trapolin.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LUCAS, CLAUDINE

 

LUCAS.

Palsangué, couseine, c’est une terrible Ville que ce Paris, queu peine on a d’y trouver une fille. On ne t’y connaît non plus que s’il n’y avait pas six mois que tu y demeurisses. Je te charche morguoi tout depuis hier que je sis arrivé ; et si par cas fortuit je ne t’avais pas rencontrée, je crois, Dieu me pardonne, que je te chercherais encore, et je me chercherais peut-être itou moi-même, car j’ai pensé me pardre.

CLAUDINE.

C’est donc la première fois que tu es venu à Paris, cousin ?

LUCAS.

Oui, toute la première, et c’est tout exprès pour toi que j’y viens, afin que tu le saches.

CLAUDINE.

Tout exprès pour moi ?

LUCAS.

Oui voirement. Je sommes tous deux orphelins, je n’avions plus qu’une tante, comme tu sais, alle vient de mourir.

CLAUDINE.

Notre tante Simonne ?

LUCAS.

Justement, la pauvre femme vient de trépasser.

CLAUDINE.

J’en suis bien fâchée, Lucas.

LUCAS.

Et moi itou, Claudine : mais il faut que tout finisse, je sommes ses héritiers, si tu veux je partagerons, ou si tu veux, je ne partagerons pas.

CLAUDINE.

Qu’est-ce à dire, je ne partagerons pas ?

LUCAS.

Oui, je ne dépendons que de nous, je n’avons qu’à nous marier, ça évitera le partage, et j’aurons lignée à qui tout revanra, tu n’as qu’à voir.

CLAUDINE.

Je n’ai qu’à voir ? ça ne se voit pas en un clin d’œil, il faut un peu raisonner là-dessus.

LUCAS.

Qu’est-il besoin de raisonnement ? c’est un avis de Monsieur le Curé, qui ne veut pas que le Bailli ni le Tabellion fourriant leur nez dans nos affaires ; il me l’a baillé en conscience, je te le rends de même, t’en feras ce que tu voudras.

CLAUDINE.

Oui, mais écoute donc, Lucas, je suis ici dans une bonne maison, et avec une jeune Maîtresse, qui m’a promis de faire ma fortune.

LUCAS.

Hé ! bian, tant mieux, qu’alle fasse itou la mienne, me vela tout porté, il ne lui en coûtera pas davantage.

CLAUDINE.

Hé ! le moyen ? tu ne sais ni lire ni écrire.

LUCAS.

Pargué ni toi non plus, je sommes aussi savant l’un que l’autre, et si on fait la tienne, il m’est avis que la mienne ne sera pas plus malaisée.

CLAUDINE.

Oui, c’est bien tout un, mais ce n’est pas de même. On dit que ce n’est pas par l’esprit que les filles faisont fortune dans ce Paris : mais les hommes.

LUCAS.

Tatigué, je la ferai par où tu la feras, je sommes parents, du même village, je suivrons tous deux le même chemin.

CLAUDINE.

Tu es un ignorant, ça ne se fait pas comme ça : il faut savoir écrire, compter, faire des chiffres, il n’y a que ce moyen-là pour parvenir.

LUCAS.

Hé ! bian je parviendrai, il n’y a qu’à apprendre.

CLAUDINE.

Monsieur Trapolin n’était qu’un Paysan comme toi il y a cinq ou six ans, quand son Parrain le fit venir à Paris : mais il sait écrire, lui, aussi est-il devenu si riche.

LUCAS.

Qu’est-ce que c’est que ce Monsieur Trapolin ?

CLAUDINE.

Un bien habile homme, et si ça est tout jeune, c’est à qui l’aura. Il y a une vieille Madame Sara qui le veut pour elle ; et sa nièce qui est ma Maîtresse à moi, le veux avoir itou, et si je crois pourtant qu’elle s’est déjà un peu emparé de quelque autre.

LUCAS.

Mais en quoi donc est-ce qu’il est si habile ce Monsieur Trapolin, qu’il a tant la presse ?

CLAUDINE.

Il l’est en tout ; agà tiens, Lucas, il change le papier en de l’argent, et l’argent en papier, et il ne perd jamais là-dessus, il gagne toujours. Oh ! c’est un bon négoce.

LUCAS.

Il change le papier en de l’argent ?

CLAUDINE.

Oui, tout le papier qui est dans la maison, c’est autant d’argent, crois-tu ça ?

LUCAS.

Morgué ! c’est queuque sorcier que ce drôle-là : notre Barger l’est itou : mais il n’en sait pas tant, et il est bian raisonnable que les sorciers de Paris en sachiant plus que les sorciers de village.

CLAUDINE.

Non, non, il n’y a point de sortilège là-dedans.

LUCAS.

Il faut bian que l’y en ait ; faire de l’argent avec du papier ! es-tu bian sûre de ça ?

CLAUDINE.

Si j’en suis sûre ? il en baillit dernièrement une vingtaine de feuillets à une Dame, qui allit tout aussitôt en acheter une maison de campagne

LUCAS.

Acheter une maison avec des feuillets de papier ? Hé comment est-il fait ce papier-là : en as-tu vu de près ?

CLAUDINE.

Oui, encore hier, sans faire semblant de rian, je jettis la vue sur un feuillet qu’une vieille Madame venait troquer contre un sac d’argent, qu’alle prêtit d’abord à un jeune homme.

LUCAS.

Hé bian que vis-tu ?

CLAUDINE.

Hé ! bian je vis du noir et du blanc, des lettres comme on écrit, et pis d’autres lettres comme on compte, m’est avis qu’ils appellons ça des chiffres.

LUCAS.

Vela ce que c’est, des chiffres, ça ne vaut pas le diable.

CLAUDINE.

Et pis il y a encore de grandes raies avec des noms en pataraphes.

LUCAS.

Justement, des noms en pataraphes, c’est du grimoire ; si je pouvions attraper queuques petits feuillets de ce papier-là, Claudine.

CLAUDINE.

En attraper ? gardons-nous-en bian, le diable nous tordrait le cou peut-être.

LUCAS.

Bon, palsanguenne est-ce qu’il le tord aux autres ? ayons tant seulement du papier, et pis laisse faire, je nous accomoderons avec ly, ne te boute pas en peine. Mais voici queuqu’un, qui est cette personne-là.

CLAUDINE.

La Demoiselle que je sers.

LUCAS.

Tatigué qu’alle est gentille !

 

 

Scène II

 

SUZON, LUCAS, CLAUDINE

 

SUZON.

En vérité, Claudine, vous vous moquez de moi, pour aller à vingt pas d’ici, vous êtes deux heures à revenir, sans la femme de chambre de ma tante je ne serais pas encore habillée.

CLAUDINE.

Je vous demande bian pardon, Mademoiselle, je ne sis pas coutumière de ça, mais j’ai rencontré un de mes cousins.

LUCAS.

J’ai amusé un tantinet la couseine : mais ça n’arrive pas tous les jours, on ne viant pas à Paris huit fois la semaine.

SUZON.

Hé ! qu’es-tu venu faire à Paris ?

LUCAS.

Pargué, Mademoiselle, voir un peu le monde, tâcher de m’y fourrer et de faire comme les autres fortune, si je puis.

SUZON.

Tu cherches condition apparemment ?

LUCAS.

Je charche sans charcher, j’en voudrais bian trouver queuque bonne.

SUZON.

Mais tu es trop formé pour être Laquais.

LUCAS.

Ça est vrai, vous avez raison, aussi veux-je être maître.

SUZON.

Tu veux être maître ?

LUCAS.

Oui, Mademoiselle. Quand on a à entrer en condition, il faut toujours prendre la meilleure.

CLAUDINE.

Le cousin est comme moi. N’ai-je pas bian choisi la mienne, dis cousin ?

LUCAS.

Comment bian choisi ? oh ! tatigué si j’en avais une comme ça, je n’en démarrerais pas, et je la servirais...

SUZON.

Tu serais bien aise d’être à moi ?

LUCAS.

Oui, la peste m’étouffe.

SUZON.

Hé ! que sais-tu faire ? as-tu appris par exemple...

LUCAS.

Oh ! palsanguenne non, je ne sais rian par apprentissage... Mais pour en cas de ce qui ne s’apprend point, j’ai une routeine...

SUZON.

Mais te connais-tu en chevaux ? Pourrais-tu être cocher ?

LUCAS.

Si je serais cocher ? j’ai été quatre ans charretier d’un laboureur, ça est pargué bian plus difficile que de mener un carrosse ; il faut prendre garde à ce qu’on fait, aller droit en besogne : mais un carrosse, ce n’est pas de même. J’ai mené deux fois sti d’un Abbé, à sa campagne da : il n’y a rian de plus commode, on n’a affaire qu’aux chevaux, on met le carrosse et le maître et la maîtresse à son derrière, on ne les regarde pas tant seulement ; et drès qu’ils sont dedans, touche cocher, on va où ils voulont. Allez, allez, Mademoiselle, je ferai votre affaire, et je ne vous crois pas si malaisée à mener qu’une charrue.

CLAUDINE.

Est-ce que vous allez avoir un carrosse, Mademoiselle ?

SUZON.

Je vais avoir... J’ai à te parler Claudine, j’ai confiance en toi : mène ton cousin dans la cuisine, et le fais déjeuner ; tu viendras me retrouver ici... Voilà Madame Sara, la veuve de mon oncle, qui vient me persécuter : mais j’espère que ce sera pour la dernière fois.

 

 

Scène III

 

MADAME SARA, SUZON

 

MADAME SARA.

Avec qui étiez-vous là, Mademoiselle ma nièce ?

SUZON.

J’étais avec Claudine, Madame ma tante, et avec un de ses cousins, que je prends à mon service.

MADAME SARA.

Vous augmentez votre domestique, Mademoiselle Suzon ?

SUZON.

D’un cocher, de deux chevaux, et d’un mari, Madame Sara.

MADAME SARA.

D’un mari, ma nièce ! d’un mari ! Je suis ravie de vous voir raisonnable, et que vous rendiez enfin justice à la persévérance de Monsieur Zacharie, notre bon ami.

SUZON.

Il y a si longtemps que vous me persécutez l’un et l’autre pour me faire prendre un engagement, qu’il faudra bien à la fin s’y déterminer.

MADAME SARA.

Fallait-il vous persécuter pour cela... Oh, il faudra que Monsieur Trapolin prenne aussi sa résolution dès aujourd’hui, ou je prendrai la mienne, moi, d’une manière...

SUZON.

Son parti est pris, et le mien aussi, je vous en réponds.

MADAME SARA.

Son parti est pris ! qui vous l’a dit ? en êtes-vous bien sûre, il est si froid et si rétif, c’est l’intérêt seul qui le domine, et l’amour a si peu de part à tout ce qu’il fait.

SUZON.

Je ne pense pas aussi que l’amour s’intéresse fort à ce qui le regarde ; et pour peu de liaison qu’il prenne avec lui, il pourrait bien en devenir la dupe, lui qui fait métier de duper les autres.

MADAME SARA.

Écoutez c’est un jeune garçon qui entend bien ses affaires, et qui ira loin, je vous en réponds.

SUZON.

Oui-da, il pourrait bien faire quelque voyage de mer le long des côtes.

MADAME SARA.

Je lui ai prêté de l’argent qu’il fait bien valoir, et ce qui m’en fâche c’est qu’on le sait, et que je crains, en l’épousant, de paraître faire une emplette plutôt qu’un mariage.

SUZON.

Cela en a quelque air franchement, et d’autant mieux qu’il ne paraît pas lui fort empressé pour ce mariage.

MADAME SARA.

C’est ce qui me chagrine, et je le soupçonne un peu d’ingratitude.

SUZON.

Je vous aiderai à l’en punir moi, ne vous mettez pas en peine.

MADAME SARA.

Et malgré cela je ne saurais m’empêcher de l’aimer. Je vais de ce pas recevoir un petit remboursement que je veux lui remettre entre les mains pour présent de noces ; ne lui en dites rien, je vous prie, je serai bien aise d’avoir le plaisir de le surprendre.

SUZON, seule.

Il y aura dans toutes ces affaires bien plus de surprise qu’on ne s’imagine.

 

 

Scène IV

 

SUZON, CLAUDINE

 

CLAUDINE.

Je viens savoir ce que vous me voulez dire. J’ai laissé là-bas votre cocher : mais je sommes tous deux bian embarrassés où je mettrons les chevaux et le carrosse, il n’y a ni remise ni écurie.

SUZON.

Que cela ne vous embarrasse point, je ne logerai pas encore longtemps dans cette maison-ci, Claudine. Oh ! çà je donne aujourd’hui un grand repas, entendez-vous ?

CLAUDINE.

Un grand repas aujourd’hui ? on n’en sait encore rien dans la cuisine.

SUZON.

Ce n’est point à la cuisine qu’on le préparera. Prenez le petit laquais avec vous, et allez-vous-en tout à l’heure chez Bondal, auprès des Consuls, lui dire que le dîner que je lui ai commandé pour aujourd’hui soit à trois heures à l’adresse que je lui ai donnée, qu’on n’y manque pas.

CLAUDINE.

C’est à la maison où vous allez demeurer, je gage ?

SUZON.

Tu es pénétrante, Claudine. Vous irez de là chez Madame Darboulin, rue Coquillière, dire qu’on porte au même endroit, dès ce matin, les deux douzaines de bouteilles de vin de Bourgogne, et la douzaine de Champagne que je payai hier.

CLAUDINE.

Voilà des préparatifs qui sentent bien la noce, Mademoiselle. Mais pourquoi faut-il que vous ayez tout cet embarras-là, vous ? Monsieur Trapolin ne pouvait-il pas de son côté...

SUZON.

Monsieur Trapolin ? ces préparatifs-là ne le regardent point, ma pauvre Claudine ; et tu ne m’as vu de liaison avec lui : je ne l’ai flatté, que pour avoir occasion de venger le public, et quelque particulier de ma connaissance qu’il a vexé un peu trop durement.

CLAUDINE.

C’est ce jeune Monsieur qu’on appelle Clitandre, qui jure si fort quelquefois contre lui.

SUZON.

Paix, tais-toi, Claudine.

CLAUDINE.

J’ai mis le nez dessus, n’est-ce pas ?

SUZON.

Tu vous trop clair ; va vite, et reviens de même.

 

 

Scène V

 

SUZON, seule

 

Ce parti que je prends va faire du bruit dans le quartier. Monsieur Trapolin ne s’attend guères à l’incident que je lui prépare ; cet animal-là me crois amoureuse de lui, parce que je lui serre son argent, et que le produit de ses friponneries... Qu’ai-je fait de sa lettre... Quoique nous soyons dans le même logis, il m’écrit tous les jours, comme s’il avait parole de m’épouser... Aurais-je perdu celle de ce matin... Il n’y a pas grand inconvénient... Elle n’apprendra rien aux curieux, dont on ne soit prêt de les détromper.

 

 

Scène VI

 

DURILLON, SUZON

 

DURILLON.

On ne vous accusera pas d’être trop grande dormeuse. Les plus jeunes filles sont les plus alertes.

SUZON.

J’ai des desseins et de grandes affaires dans la tête, Monsieur Durillon. Je vous avais fait prier de passer ici en allant au Châtelet.

DURILLON.

Je m’y rends aussi, comme vous voyez.

SUZON.

Oui : mais vous y deviez être à huit heures, il en est neuf ; il y a trois heures que je vous attends.

DURILLON.

Ah, ah, ah ! comme vous comptez, Mademoiselle Suzon.

SUZON.

Comme vous faites vos mémoires de frais, Monsieur le Procureur. Mais calculons juste. Quand je n’aurais attendu qu’un moment, ne m’avouerez-vous pas que vous avez tort : et trouvez-vous, de bonne foi, que je sois faite pour attendre ?

DURILLON.

Un amant, non : mais un Procureur, on n’a pas si grande envie de nous voir nous autres.

SUZON.

Je vous regarde d’un autre œil. Vous étiez ami de mon oncle, je vous crois le mien. Traitons ensemble sur ce pied-là, s’il vous plaît.

DURILLON.

C’est bien de la grâce que vous me faites.

SUZON.

Avez-vous songé sérieusement à la petite affaire que je vous ai prié d’examiner ?

DURILLON.

Soyez en repos là-dessus. La donation qui vous a été faite par votre oncle est d’autant meilleure, qu’elle a été insinuée deux mois avant sa mort, et pour les autres sommes qu’il vous a léguées par son testament, votre tante aurait absolument perdu l’esprit, si elle entreprenait de vous disputer une obole.

SUZON.

Cela est bien sûr ?

DURILLON.

Rien ne l’est davantage.

SUZON.

Vous m’en répondez ?

DURILLON.

Sur mon honneur.

SUZON.

Ah ! quelle caution ! vous me faites trembler, Monsieur Durillon.

DURILLON.

Vous ne me traitez pas en ami.

SUZON.

Pardonnez-moi, fort familièrement, comme vous voyez : mais je ne vous en estime pas moins, et je vous suis très redevable de l’attention que vous avez eue.

DURILLON.

Si j’osais espérer que pour reconnaissance...

SUZON.

Je n’en manquerai pas, je vous le promets.

DURILLON.

Vous ne dépendez que de vous-même, je suis veuf, sans enfants, vous pouvez disposer de votre cœur et de votre bien en faveur de qui il vous plaira.

SUZON.

Ces disposions-là sont déjà faites. Il y a quelque temps que je suis ma maîtresse, je n’ai pas tardé un moment à en profiter.

DURILLON.

Hé ! quel heureux mortel...

SUZON.

Vous le saurez, et tout des premiers. Je vous prie de la noce.

DURILLON.

Hé pour quand ?

SUZON.

Pour aujourd’hui. Je suis expéditive.

DURILLON.

Oui vraiment.

SUZON.

Entrez-vous chez Monsieur Trapolin ?

DURILLON.

Non ; mais je ne tarderai pas à revenir, j’ai quelques affaires à terminer, avant que de me livrer tout à fait aux siennes.

SUZON.

Allez donc les finir afin d’en être quitte, et ne parlez encore à personne de la petite confidence que je vous ai faite.

 

 

Scène VII

 

ZACHARIE, SUZON

 

ZACHARIE.

Ah ! vous voilà, charmante, que je suis heureux de vous rencontrer !

SUZON, à part.

Monsieur Zacharie ! quel amant transi ! le laid mâtin !

ZACHARIE.

Hem ? comment ? que dites-vous ?

SUZON.

Que vous descendez ici de bon matin.

ZACHARIE.

C’est ma bonne fortune qui m’y a déterminé. Que j’ai de plaisir à la regarder ! qu’elle est aimable !

SUZON, à part.

Qu’il est ennuyeux ! je ne le saurais voir qu’en enrageant.

ZACHARIE.

Quoi ? plaît-il ? qu’est-ce ?

SUZON.

Je dis que vous êtes si gracieux... l’homme du monde le plus obligeant.

ZACHARIE.

Mais est-il bien possible que vous me trouviez comme cela, et que vous ayez la cruauté de différer si longtemps à me tenir la parole que Madame Sara votre tante m’a donnée ?

SUZON.

Tenez, Monsieur Zacharie, voulez-vous que je vous parle franchement ?

ZACHARIE.

Vous me ferez plaisir.

SUZON.

Depuis que je suis ma maîtresse, il me semble que ce serait relâcher de mes droits, que de déterminer mes volontés par celles de ma tante ; c’est à présent de moi qu’il faut m’obtenir, ce n’est pas d’elle, et je vous avoue que je me révolte de voir qu’on s’adresse à d’autres qu’à moi pour ces affaires-là.

ZACHARIE.

Hé bien voilà qui est fait, vous n’avez qu’à parler, je vous demande à vous-même, et je veux que ce soit vous seule qui rendiez justice à mon amour.

SUZON.

Vous trouverez un Juge bien prévenu.

ZACHARIE.

Je ne vous parlerai point de mon mérite.

SUZON.

Ni de votre âge, n’est-ce pas ?

ZACHARIE.

Ni de mon coffre-fort, où il pleut pourtant tous les jours presque autant d’argent que je le souhaite.

SUZON.

Voilà un article bien engageant.

ZACHARIE.

J’ai fait cette semaine à moi tout seul pour plus de quarante mille francs de conversions, et si nous ne sommes encore qu’au Jeudi.

SUZON.

Quarante mille francs ? voilà bien de l’argent.

ZACHARIE.

N’est-il pas vrai ? et il y a le tiers de profit pour le moins.

SUZON.

Le tiers de profit ? Mais parmi toutes ces conversions-là, Monsieur Zacharie, ne feriez-vous pas bien de songer à la vôtre ?

ZACHARIE.

Cela viendra, ma chère enfant, cela viendra ; et tout aussitôt que nous serons mariés, je renonce absolument à tout négoce, et je veux que nous n’ayons, vous et moi, d’autre occupation que de nous aimer.

SUZON.

De nous aimer ? vous auriez trop d’occupation ; Monsieur Zacharie, et de mon côté, moi, je n’en aurais guères.

ZACHARIE.

Vous me promettez donc ?

SUZON.

Je ne vous promets rien ; mais je fais à trois heures une assemblée d’amis et d’amies, que j’ai fait inviter à dîner chez une personne de ma connaissance, j’ai compté que vous en seriez ; je viendrai vous prendre avec ma tante, nous y parlerons de cette affaire, et la pluralité des voix me déterminera sur-le-champ : je ne vous demande pas un plus long terme.

ZACHARIE.

Oh ! la pluralité des voix sera pour moi : je ne me sens pas de joie.

SUZON.

On ouvre chez Monsieur Trapolin, j’ai quelques affaires en Ville, et je dois trouver là-bas un carrosse de remise ; je vous laisse.

ZACHARIE.

J’entre un moment, j’ai à parler à mon filleul pour notre arrangement d’aujourd’hui.

 

 

Scène VIII

 

TRAPOLIN, ZACHARIE

 

TRAPOLIN, en sortant de son cabinet.

Oh ! parbleu vous n’y entendez rien en comparaison de moi, monsieur Craquinet, il faut connaître son monde, et savoir à propos serrer le bouton aux emprunteurs que leurs affaires pressent.

ZACHARIE.

À qui en avez-vous, mon filleul, vous me paraissez bien ému.

TRAPOLIN.

J’achevais de donner des instructions à cet ignorant de Monsieur Craquinet, qui n’entend non plus le fin des affaires.

ZACHARIE.

Il a pourtant été pendant plus de quinze ans Maître Clerc, tant chez les Procureurs que chez les Notaires.

TRAPOLIN.

Hé bien, avec ce grand fond d’étude et cette heureuse éducation-là, c’est le moins déterminé personnage... Savez-vous bien ce qu’a fait cet animal-là ?

ZACHARIE.

Comment le saurais-je ? il faudrait deviner.

TRAPOLIN.

Il a prêté treize mille francs de papier, à rendre dans six mois, tout en espèce, et il n’a fait faire le billet que de quinze.

ZACHARIE.

Ah, ah ! il prend quelquefois des caprices de scrupule, dont les grands hommes ne sont pas les maîtres.

TRAPOLIN.

Parbleu, nous sommes ruinés, si cela continue ; quinze mille francs pour treize, au bout de six mois ! il n’y a pas de l’eau à boire.

ZACHARIE.

Il faut lui dire de ne pas tant lâcher la main.

TRAPOLIN.

Et avec qui fait-il cette affaire-là : car c’est ce qui me chagrine.

ZACHARIE.

Hé bien, avec qui ?

TRAPOLIN.

Avec un nouveau Traitant, qui est obligé de payer aujourd’hui partie de ses avances, pour n’être pas exclus d’un traité... Fi, fi, fi ; cela crie vengeance.

ZACHARIE.

Assurément, c’est un imbécile que Monsieur Craquinet, et qui ne sait pas profiter de l’occasion, il faut être plus ferme. Comment va le courant aujourd’hui ?

TRAPOLIN.

Je ne sais, je n’ai point vu le Thermomètre, je ne suis pas encore sorti : mais il ira comme nous voudrons, quand on est trois ou quatre forts bureaux de bonne intelligence.

ZACHARIE.

Quels fonds avons-nous ? cela nous réglera.

TRAPOLIN.

Quantité de papier, et fort peu d’argent ; et pour ne pas manquer quelque bonne affaire, il faut incessamment faire de l’espèce.

ZACHARIE.

Madame Sara reçoit aujourd’hui un petit remboursement de huit mille livres, qu’elle doit vous remettre.

TRAPOLIN.

Huit mille livres ? voilà une plaisante ressource.

ZACHARIE.

Il ne tient qu’à vous de disposer de davantage. Vous avez un engagement avec elle, que n’en sortez-vous avec honneur ? il faut finir, une fois.

TRAPOLIN.

Il faut finir, il faut finir, vous ne me dites rien de nouveau, je sais bien cela : mais si Madame Sara est prête à finir elle ; je ne fais que de commencer moi, trouvez-vous que nous devions finir ensemble ? cela serait ridicule.

ZACHARIE.

Vous y ferez vos réflexions. Cependant puisque le papier nous gagne, et que l’espèce est rare, il est bon de baisser aujourd’hui le papier de huit pour cent : quand nous nous serons défaits du nôtre, on le remettra sur le même pied, ou on le rehaussera, s’il est possible.

TRAPOLIN.

Cela sera bon comme cela. Holà hé, Guillaume.

 

 

Scène IX

 

TRAPOLIN, ZACHARIE, GUILLAUME

 

GUILLAUME.

Que vous plaît-il, Monsieur ?

TRAPOLIN.

Le papier est baissé de huit pour cent. Faites-vous écrire de petits billets d’avis, que vous porterez : savoir, Chez Monsieur Villain, rue Trousse-vache, à la Dame Gigogne ; Monsieur Saint Denis, rue Saint Bonnet, à l’image Saint Claude ; Monsieur Laîné, rue Julien-Rebec, à la Casaque retournée ; et Madame Bersabée, au Cheval qui siffle, rue Geoffroi-Lânier. Ce sera assez d’avertir ces quatre endroits-là, les petits bureaux s’y conformeront.

ZACHARIE.

Notre Huissier n’est pas venu aujourd’hui ?

TRAPOLIN.

Il y a deux jours que je ne l’ai vu.

ZACHARIE.

Mais tant pis, vraiment, cet homme-là devient négligent. Il y a en ces jours quantité de Sentences aux Consuls, il se mitonne nombre de banqueroutes, et il ne devrait pas passer un soir sans vous apporter le mémoire du fort et du faible.

TRAPOLIN.

Il me l’a envoyé, je suis au fait de tout.

ZACHARIE.

Nous avons encore Monsieur Durillon le Procureur, qui est excellent pour discuter un emprunteur, cet homme-là connaît à fonds les affaires de tout Paris.

TRAPOLIN.

Je n’en fais guères sans les lui communiquer.

ZACHARIE.

Et vous faites bien ; on ne saurait prendre trop de précaution dans le temps où nous sommes. Sans adieu, je vais battre l’estrade dans les Cafés, et je vous adresserai les dupes qui tomberont sous ma coupe.

 

 

Scène X

 

TRAPOLIN, seul

 

Je les attends, et je vous en rendrai bon compte. Il est encore de bonne heure, arrangeons un peu le portefeuille, et calculons le produit d’hier, en attendant que la foule vienne.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

TRAPOLIN, DUBOIS

 

TRAPOLIN.

Ah ! te voilà, cousin ; car je ne fais pas mystère de t’avouer pour tel, quand nous ne sommes que nous deux.

DUBOIS.

Je garde là-dessus autant de mesures que toi ; je ne te suis jamais venu voir avec les livrées de Monsieur le Président : j’ai toujours bien compris que tu avais des raisons pour faire l’homme de conséquence.

TRAPOLIN.

Malepeste, c’est un des grands moyens de le devenir. Je ne serai pas longtemps sans l’être : je suis à la veille de faire ta fortune, et je ne puis pas mieux commencer ton établissement, qu’en t’associant à notre commerce.

DUBOIS.

Tu m’as fait sortir de condition, et tu crois pouvoir faire ma fortune ? mais je crois moi que tu as manqué la tienne, en sortant de chez ton parrain Monsieur Zacharie.

TRAPOLIN.

Oh ! bien, mon ami, voilà ce qui te trompe : c’est pour la faire que j’en suis sorti. J’ai été pendant quatre ans le premier Commis de ce vieux usurier-là.

DUBOIS.

Premier Commis d’un usurier ! et tu quittes un poste comme celui-là dans le temps qui court ?

TRAPOLIN.

Je ne l’ai quitté que pour devenir son associé : je n’ai jamais eu d’autre profit avec lui, que la moitié de sa mauvaise réputation ; et déshonoré pour déshonoré, il vaut mieux l’être pour son compte, que pour celui de son parrain.

DUBOIS.

Mais il aurait fait quelque chose pour toi ; il est riche et vieux garçon.

TRAPOLIN.

Il a fait tout ce qu’un vieux avare est capable de faire. Il est plus ladre que jamais, il songe à se marier.

DUBOIS.

Il songe à se marier ! et avec qui ?

TRAPOLIN.

Avec une jeune personne que l’on appelle Mademoiselle Suzon.

DUBOIS.

La Nièce d’une certaine Madame Sara ?

TRAPOLIN.

Justement, la veuve de ce riche Fripier de meubles, qui était camarade d’usure de Monsieur Zacharie.

DUBOIS.

Et qui a laissé en mourant tant d’argent comptant ?

TRAPOLIN.

Que Madame Sara fait travailler à merveilles depuis son veuvage.

DUBOIS.

Si ces gens-là s’unissent une fois, ils feront une bonne maison.

TRAPOLIN.

Je suis plus sûr que lui d’être de la famille.

DUBOIS.

Hé ! comment cela ?

TRAPOLIN.

Je suis déjà associé avec Madame Sara moi.

DUBOIS.

Ah ! je comprends, tu deviendras l’oncle de Monsieur Zacharie ; il aura la nièce pour rien, et toi, le bien avec la tante ?

TRAPOLIN.

Avec la tante ? non, je prends des mesures plus justes, je ne m’associe qu’avec l’argent.

DUBOIS.

Il est difficile d’avoir l’un sans l’autre.

TRAPOLIN.

Je me suis arrangé de manière à n’en avoir pas le démenti.

DUBOIS.

Tant mieux.

TRAPOLIN.

Madame Sara m’a déjà prêté dix mille écus.

DUBOIS.

Sur ton billet ?

TRAPOLIN.

Sur une promesse de mariage pure et simple, payable à vue dans quatre mois.

DUBOIS.

Le terme est court, il faudra payer à l’échéance.

TRAPOLIN.

Cela est échu ; mais j’ai encore les dix jours de grâce.

DUBOIS.

Hé ! ne te presse-t-on point pour le paiement ?

TRAPOLIN.

Comme tous les diables. Y a-t-il animal plus pressant qu’une vieille amoureuse ? Mais, je laisserai protester cette lettre de change-là.

DUBOIS.

Tu te feras des affaires.

TRAPOLIN.

Monsieur Zacharie m’en tirera, il a endossé la promesse.

DUBOIS.

C’est donc de son aveu que la chose se fait apparemment ?

TRAPOLIN.

Tu l’as deviné, il est convenu de ses faits avec Madame Sara, pour épouser sa nièce, et ils ont cru faire de moi le pot de vin du marché.

DUBOIS.

Mais le pot de vin manquant, marché nul.

TRAPOLIN.

Le marché tiendra, avec quelque arrangement dans les articles.

 

 

Scène II

 

TRAPOLIN, DUBOIS, UN LAQUAIS

 

TRAPOLIN.

Qu’est-ce qu’il y a, laquais ?

DUBOIS.

Est-ce là un de tes gens ? tu as là de belles livrées.

TRAPOLIN.

Elles ne sont pas si belles que celles que tu quittes : mais elles sont meilleures ; et le parrain et moi nous avons passé par là.

UN LAQUAIS.

Monsieur Durillon vient de venir là-bas avec un jeune Monsieur, qui est allé l’attendre quelque part ; il demande s’il peut monter, et si vous n’avez point d’affaires.

TRAPOLIN.

Ne sait-il pas bien qu’on n’en a point de secrètes pour lui ? Il est le maître, qu’il vienne.

DUBOIS.

N’est-ce pas un Procureur que ce Monsieur Durillon ?

TRAPOLIN.

Oui. Un des honnêtes hommes de la profession, s’il en fut jamais, plein d’honneur et de probité. Il a été Commissaire des pauvres, et il est le Marguillier de sa petite Paroisse.

DUBOIS.

Oh ! bien le Président de chez qui je sors ne fait pas si grand cas que toi de Monsieur le Marguillier, et il le traita hier devant trente personnes d’une manière...

TRAPOLIN.

Paix, tais-toi, le voici.

 

 

Scène III

 

DURILLON, TRAPOLIN, DUBOIS

 

DURILLON.

Je prends les devants, Monsieur Trapolin, pour vous mettre au fait d’une affaire qui va vous passer par les mains, pour un jeune sot, avec qui l’on peut traiter sûrement... moyennant... Qui est cet homme-là ?

TRAPOLIN.

Un garçon de famille de ma Province, qui vient ici chercher de l’emploi.

DURILLON.

J’ai quelque idée récente de l’avoir vu quelque part.

DUBOIS.

Cela est vrai, Monsieur, je demeurais encore hier chez votre voisin Monsieur le Président : mais l’avanie qu’il avisa de vous faire dans sa cour, m’a fait craindre qu’il n’eût pas plus d’égard pour ses valets que pour ceux de la Justice, j’ai pris le parti de le quitter.

DURILLON.

Vous faites fort bien. Fi, c’est un brutal, je m’aperçus bien que ses vilaines manières vous scandalisaient ; cela me donna de l’estime pour vous, de ne vous point voir rire comme les autres.

DUBOIS.

Je fus trop sensible à l’embarras où vous étiez.

DURILLON.

Cela démonte d’abord : mais cela n’embarrasse qu’autant que dans le fond on est sensible à de certaines choses. Au bout du compte, je soutins assez bien cela, n’est-ce pas ?

TRAPOLIN.

Oh ! pour cela oui, avec une fierté.

DURILLON.

Il en faut avoir dans de certaines occasions... mais avec une certaine modestie pourtant... Ces Messieurs-là sont les maîtres, à bien prendre la chose ; et après tout, ils ont beau dire, c’est à la robe qu’ils parlent, ce n’est pas à la personne.

DUBOIS.

Assurément.

DURILLON.

Le plus honnête homme du monde est exposé à cela à cause de la housse.

TRAPOLIN.

Sans doute.

DURILLON.

La housse ôtée, il n’y a qu’à la secouer, autant en emporte le vent, cela s’en va comme de la poussière.

TRAPOLIN.

Et la robe en est moins gâtée même.

DURILLON.

Sans comparaison avec des impolis comme cela, il faut leur dire tout bas, ce qu’ils vous disent tout haut, il n’y a pas d’autre consolation.

DUBOIS.

C’est la bonne manière, vous avez raison. Oh ! bien, Monsieur, vous avez secoué la housse, et moi je l’ai quittée, et voilà Monsieur Trapolin, mon compatriote, qui me fait la grâce...

TRAPOLIN.

Je le prends pour mon Commis, Monsieur Durillon, qu’on ne sache point où vous l’avez vu, entendez-vous ?

DURILLON.

Non, non, non, je n’ai garde : qu’il ne parle point de l’aventure du Président, cela n’est bon à rien.

DUBOIS.

Le Ciel m’en préserve, je suis discret pour toutes choses.

TRAPOLIN.

Puisque vous avez tant de discrétion, on peut vous confier les affaires secrètes.

DUBOIS.

Oh ! pour cela oui, je vous assure.

TRAPOLIN.

Passez dans mon cabinet, Monsieur Dubois.

DUBOIS.

Oui, Monsieur.

TRAPOLIN.

Voilà la clef d’une armoire ferrée, que vous trouverez à gauche en entrant.

DUBOIS.

Fort bien, Monsieur, je vous apporterai...

TRAPOLIN.

Vous ne m’apporterez rien ; il n’y a dans cette armoire-là qu’une porte de chêne dans le fond, où vous aurez soin de frapper un peu ferme.

DUBOIS.

J’entends, Monsieur.

TRAPOLIN.

Un petit homme noir et sec viendra vous l’ouvrir.

DUBOIS.

Je suis au fait.

TRAPOLIN.

Vous lui donnerez ces papiers-là, il y en a pour vingt-deux mille livres : on ira les lui demander de ma part, il les prêtera obligeamment au porteur d’une lettre que j’ai donnée, et se fera faire un billet de vingt-cinq, en espèces sonnantes, dans trois mois, il me remettra le billet quand l’affaire sera consommée, retiendrez-vous bien tout cela, Monsieur Dubois ?

DUBOIS.

Je n’en oublierai pas une syllabe.

 

 

Scène IV

 

DURILLON, TRAPOLIN

 

DURILLON.

Le profit est fort, Monsieur Trapolin ; en trois mois mille écus, sur vingt-deux mille livres.

TRAPOLIN.

Cela vaut cela, ou cela ne vaut rien, Monsieur Durillon, je sais bien ce que je fais ; il faut s’accommoder aux circonstances, et connaître à qui on a affaire : savez-vous bien que ce sont des gens, qui sans ce secours-là feraient dès demain banqueroute ; et qu’ils sont bienheureux que j’aie assez de charité pour leur faire plaisir dans l’occasion ?

DURILLON.

Vous les empêchez de faire banqueroute demain, ils la feront dans quinze jours, peut-être, et vous y serez pour votre compte ; je ne m’étonne pas que vous preniez si gros, cela est un peu risqué.

TRAPOLIN.

Il faut bien faire quelque chose pour ses amis, et puis je vous dirai que j’ai ici en nantissement toute leur vaisselle d’argent, les meilleurs effets de leur magasin, dont ils n’ont point de reconnaissance, je leur prête mon papier sous le nom d’un autre, afin d’être en droit d’avoir mes sûretés. Vous imaginez-vous, Monsieur Durillon, que ce soit moi qui hasarde le plus dans cette affaire ?

DURILLON.

Oh ! pour cela non, sans contredit : mais dites-moi un peu, qu’est-ce que c’est que cette armoire ferrée, qui mène à une grosse porte de chêne, que vient ouvrir un homme sec et noir, lorsque l’on frappe un peu ferme ; cela a tout l’air d’un trésor gardé par les Fées.

TRAPOLIN.

Le petit homme sec et noir est Monsieur Craquinet : ne le reconnaissez-vous pas à la physionomie ?

DURILLON.

Cela m’a frappé d’abord : mais Monsieur Craquinet...

TRAPOLIN.

On murmurait, comme vous savez, de la grande liaison qui était entre lui et moi, et les discours que tenait le public sur notre étroite intelligence jetaient une certaine lueur dans nos affaires qui les éclairait un peu trop ; nous avons trouvé moyen de déranger cela.

DURILLON.

Vous avez fort bien fait : mais comment, encore ?

TRAPOLIN.

Nous logeons, Monsieur Craquinet et moi, dans deux rues différentes : mais les maisons se trouvent si favorablement disposées, qu’un angle de mur en est mitoyen, et nous avons par-là pratiqué une ouverture secrète, qui forme l’armoire en question, de sorte qu’on ne nous voit point aller l’un chez l’autre, on nous croit brouillés même, et nous soupons tous les soirs ensemble, pour nous rendre compte de nos affaires.

DURILLON.

Cela est bien commode, et bien imaginé.

 

 

Scène V

 

TRAPOLIN, DURILLON, UN LAQUAIS, URBINE

 

LE LAQUAIS.

Une Demoiselle, qui vient quelquefois ici demande à vous parler.

TRAPOLIN.

Faites entrer.

DURILLON.

Hé ! c’est ma meilleure amie, Mademoiselle Urbine, mon ancienne voisine.

URBINE.

Je me trouve en pays de connaissance : je vous donne le bonjour, Monsieur Durillon ; votre servante, Monsieur Trapolin.

TRAPOLIN.

Je vous baise bien les mains, Mademoiselle Urbine.

DURILLON.

Quel air ! quelle parure ! quelle magnificence ? vous vous faites porter la queue, ma chère enfant ?

URBINE.

Cela vous étonne ? feu Madame Durillon avait bien un sac de velours avec des galons.

DURILLON.

C’est un droit qu’on ne peut disputer à nos femmes, et nous sommes gens de sac nous autres : mais porter la queue.

TRAPOLIN.

C’est un privilège que j’ai acquis en changeant de quartier, on s’en serait moqué dans le vôtre comme on faisait de la défunte : mais dans le Faubourg comme dans le Marais les rangs sont si heureusement confondus, que l’on y fait telle figure que l’on veut, sans appréhender la médisance.

TRAPOLIN.

Celle que vous faites est autorisée, et la passion de ce jeune Président de Province, qui n’attend que la mort de sa tante pour vous épouser.

URBINE.

Cette bonne Dame-là tient furieusement à la vie, Monsieur Trapolin, et le conseil de Monsieur le Président, qui est composé de ma mère et de moi, de lui, de son valet de chambre et de son homme d’affaires, nous a déterminés à précipiter la noce ; et à faire le mariage sous seing privé, à la campagne et c’est dans cette vue-là que je viens aujourd’hui vous rendre visite.

DURILLON.

Hé pourquoi la tante de Monsieur le Président s’oppose-t-elle si fort à ce mariage ? vous avez toujours été si raisonnable, d’une des bonnes familles du quartier...

À Trapolin.

Feu Monsieur son père était un de mes confrères au moins, il est vrai qu’il se défit de sa Charge un peu malgré lui : mais il était si plein d’honneur qu’il en mourut de chagrin six semaines après son mariage, la veuve demeura grosse, et la pauvre femme eut tant d’affliction de la mort de son mari, qu’elle en accoucha trois mois après. Oh ! il y avait bien du bon dans cette famille-là, Monsieur Trapolin.

TRAPOLIN.

Mademoiselle Urbine est donc un enfant précoce, sur ce pied-là ?

DURILLON.

Oui vraiment précoce, et très précoce même.

URBINE.

C’est ce qui a un peu dérangé les affaires de la famille.

DURILLON.

Un bon mariage réparera tout cela.

TRAPOLIN.

Oui : mais vous l’allez faire sous seing privé, ne vous avisez pas d’anticiper la noce. Les filles précoces sont sujettes à porter des fruits de même espèce quelquefois.

URBINE.

Que vous êtes badin, Monsieur Trapolin ! que vous êtes badin ! je vous assure que sur le chapitre du mariage je suis d’une insensibilité, d’une indolence.

TRAPOLIN.

C’est à peu près comme moi, quand j’ai déjeuné, j’attends le dîner d’une tranquillité, d’une tranquillité...

URBINE.

Oh ! finissez donc, j’entends raillerie : mais vous devenez trop impertinent au moins.

DURILLON.

Ce sont des plaisanteries sans conséquence.

TRAPOLIN.

Je me garderais bien de les faire si elles avaient quelque fondement : mais expliquez-vous ; qui vous amène ? quel service puis-je vous rendre pour votre mariage ?

URBINE.

Faire prêter à mon amant pour douze mille francs de papier, et nous l’escompter en argent comptant, au moins de perte que vous le pourrez, car vous prîtes un peu trop la dernière fois.

TRAPOLIN.

Un peu trop, dites-vous ? oh ! bien, cette fois-ci je prendrai davantage : les affaires chez nous ne vont jamais du plus au moins, c’est toujours du moins au plus, entendez-vous cela, c’est la règle.

URBINE.

Vous ferez les choses en conscience. Nous aurons besoin de six ou sept mille francs d’espèces, pour des habits, un équipage et quelques meubles : notre homme d’affaires endossera le billet, et cela sera rendu dans trois ou quatre mois, à la mort de la tante.

TRAPOLIN.

Douze mille francs de papier ? la somme est forte, car il faudra que le billet soit de quinze.

URBINE.

Ah, ah, ah ! de quinze, Monsieur Trapolin.

TRAPOLIN.

Ils prendront cela, car ce n’est pas moi qui prête, je n’en ai point moi de papier ; ce sont des Turcs, des usuriers, des fripons.

DURILLON.

Oui, Monsieur Craquinet, par exemple.

URBINE.

Nous le connaissons : le grand scélérat !

TRAPOLIN.

Vous avez raison : mais qu’est-ce que je fais là-dedans moi ? l’office d’ami, je cherche à faire plaisir, j’avance mon argent, si vous saviez combien je risque dans toutes ces affaires, demandez, demandez à Monsieur Durillon.

DURILLON.

Cela n’est pas concevable, surtout quand il oublie par hasard à prendre des nantissements.

URBINE.

On fera tout ce que vous voudrez, Monsieur Trapolin, nous avons une confiance en vous qui ne peut s’exprimer.

TRAPOLIN.

Je la mérite bien, je vous en réponds.

URBINE.

Pourvu que nous trouvions de l’argent, Monsieur le Président signera tout aveuglément.

TRAPOLIN.

Hé bien, puisqu’il est si raisonnable, qu’il passe dans une heure ou deux chez ce Monsieur Craquinet.

URBINE.

On lui doit déjà huit cent pistoles.

TRAPOLIN.

Cela ne fait rien, c’est un Juif, un altéré qui sait bien que cela est bon, pourvu qu’il trouve à gagner gros avec sûreté, il ne refuse point de bonnes affaires ce fripon-là.

URBINE.

Adieu Monsieur Trapolin. Si j’épouse Monsieur le Président, vous aurez en nous une bonne pratique. Je veux lui faire changer tout son bien de nature premièrement.

TRAPOLIN.

Je vous aiderai à cela, laissez-moi faire.

DURILLON.

Je vous offre aussi mes soins moi, ne vous mettez pas en peine. Adieu, ma belle voisine.

URBINE.

Je suis votre très humble servante, Messieurs.

 

 

Scène VI

 

DURILLON, TRAPOLIN

 

DURILLON.

Voilà une aimable enfant qui va faire une jolie fortune.

TRAPOLIN.

Et un jeune Magistrat qui fait de bonnes affaires.

DURILLON.

Il me paraît que cela va bon train.

TRAPOLIN.

Si par bonheur la bonne femme de tante dure six mois encore, elle n’aura point d’héritier que moi, sur ma parole. Mais il faut avertir Monsieur Craquinet, et lui lâcher les douze mille livres de papier. Dubois ne revient point.

 

 

Scène VII

 

CRAQUINET, DUBOIS, TRAPOLIN, DURILLON

 

DUBOIS.

Pardonnez-moi, Monsieur, me voilà, et voici Monsieur Craquinet, qui vient lui-même vous rendre réponse de l’affaire qu’il a faite.

CRAQUINET.

Je vous apporte votre billet de vingt-cinq livres, les deux associés n’ont fait nulle difficulté de le signer. Je les crois un peu véreux, l’affaire n’est pas bonne.

TRAPOLIN.

Je connais mieux ces gens-là que vous, Monsieur Craquinet.

CRAQUINET.

Ce sont Messieurs Bluet et Duraiseau.

TRAPOLIN.

Justement.

CRAQUINET.

De la rue de la vieille Douane.

TRAPOLIN.

Hé bien oui, vous les connaissez comme moi, qui vous dit le contraire ?

CRAQUINET.

Hé bien, Monsieur Trapolin, cela ne vaut rien, ces gens-là manqueront incessamment, et ils n’ n’ont pas encore huit jours dans le ventre.

TRAPOLIN.

Huit jours, hé bien huit jours soit. Puisqu’ils ont si peu à durer, pourquoi n’en pas profiter ? il faut qu’ils crèvent, il n’y a pas grand inconvénient de les achever.

CRAQUINET.

Mais...

TRAPOLIN.

Mais, mais, mais, vous êtes fort imprudent de vous trouver en plein jour ici, et à l’heure qu’il y vient le plus de monde : je serais fort fâché qu’on me vît chez vous moi, et comme vous savez nous nous faisons tort l’un à l’autre.

CRAQUINET.

J’ai cru devoir...

TRAPOLIN.

Vous devez, vous devez rentrer chez vous tout au plus vite.

DURILLON.

Et repasser par l’armoire ferrée.

TRAPOLIN.

Oui, dépêchez. Ce jeune Président que vous savez vous y attend peut-être à l’heure qu’il est.

CRAQUINET.

Cet article-là est bon, ce n’est pas comme l’autre.

TRAPOLIN.

Voilà douze mille francs de papier que vous lui prêterez, après quelques difficulté pourtant, car il faut faire valoir la chose.

CRAQUINET.

C’est mon affaire, et grâces au Ciel, je sais mon métier.

TRAPOLIN.

Il n’y a pas d’excès. Il vous fera son billet de quinze, et son homme d’affaire l’endossera. Ce n’est qu’une façon de valet, espèce de fripon que cet homme d’affaires : mais il a une Charge sur le Charbon, et une de Metteur à Port, c’est toujours un surcroît d’hypothèque.

CRAQUINET.

Vous avez raison, cela ne gâte rien.

TRAPOLIN.

Allez refermer l’armoire, Monsieur Dubois. Ce Monsieur Craquinet-là passe pour entendu, c’est un bœuf en comparaison de moi, croiriez-vous cela ?

DURILLON.

La grande merveille ! vous êtes un aigle vous, quelle différence !

TRAPOLIN.

Pendant que vous ne faites rien ici, Monsieur Dubois, allez-vous en recevoir ces deux lettres de change à leur adresse. Si on fait la moindre difficulté, allez trouver mon Huissier, dites-lui qu’il date le protêt d’hier, et qu’il donne assignation à deux heures de relevée.

CRAQUINET.

Cela sera exécuté à la rigueur.

TRAPOLIN.

Voilà un jeune garçon qui ira loin, Monsieur Durillon, il est dur, sec, impitoyable.

CRAQUINET.

Ce sont là de grands talents.

 

 

Scène VIII

 

TRAPOLIN, CANGRÈNE, DURILLON

 

CANGRÈNE.

Je vous donne le bonjour, Messieurs, je suis bien aise de vous rencontrer ensemble, et je ne pouvais trouver une meilleure occasion.

TRAPOLIN.

Hé ! c’est vous mon cher ami, mon cher Cangrène, il y a un siècle qu’on ne vous a vu.

DURILLON.

Votre serviteur, Monsieur Cangrène.

CANGRÈNE.

Je vous baise bien les mains, Monsieur Durillon.

TRAPOLIN.

Vous avez abandonné le commerce, et vous ne vous mêlez plus d’aucunes affaires ?

CANGRÈNE.

Au contraire, mon ami, plus que jamais : mais comme je vois un certain arrangement dans les miennes, et que je suis bien aise de me faire des amis et des protections, je suis un peu moins dur qu’il n’a fallu l’être pour commencer un établissement.

DURILLON.

La modération est louable.

CANGRÈNE.

Il est bon de mettre un frein à ses passions, et de ne pas passer de certaines bornes.

TRAPOLIN.

Vous avez raison. Quand j’aurai attrapé celles où vous êtes, je ne me soucierai pas d’aller plus loin, je vous en réponds.

CANGRÈNE.

Aussi ne me mêlai-je plus de rien qui puisse charger ma conscience.

TRAPOLIN.

Je crois qu’elle a tout au moins la charge qu’il lui faut.

DURILLON.

Je l’ai pourtant toujours connue pour une des plus robustes du temps présent, et je n’en sache point d’aussi forte parmi tous ces Messieurs, c’est beaucoup dire.

CANGRÈNE.

Cela se pourrait bien : mais il y a de grands héros chez vous autres, sans vous compter, Monsieur Durillon.

TRAPOLIN.

Laissons les compliments, Messieurs. Qui vous amène ici aujourd’hui chez moi, mon cher ami ?

CANGRÈNE.

Un petit scrupule que mon beau-père Monsieur de la Forêt m’a mis dans la tête, il dit que j’ai trop gagné dans une petite affaire.

DURILLON.

Peut-on trop gagner dans des bagatelles ? la plaisante idée !

TRAPOLIN.

Votre beau-père scrupuleux sur le profit ? vous me surprenez. Je le croyais Caissier ?

CANGRÈNE.

Aussi l’est-il : mais cela n’empêche pas qu’il ne soit honnête homme.

TRAPOLIN.

Je le crois bien.

CANGRÈNE.

Ses remontrances me chagrinent, cela m’empêche de jouir avec tranquillité de la petite fortune que je me suis faite, et les réflexions me dégoutent de la continuer.

TRAPOLIN.

Je me marierai peut-être bientôt : mais je n’aurai point de beau-père, Dieu merci.

CANGRÈNE.

Et c’est pour me remettre un peu l’esprit que je suis bien aise de savoir votre sentiment sur cette affaire.

DURILLON.

Très volontiers.

CANGRÈNE.

Je me déterminerai par vos conseils.

TRAPOLIN.

Nous ne vous en donnerons que de sincères et d’utiles.

CANGRÈNE.

Quand on a des difficultés, on ne saurait mieux faire que de consulter les maîtres de l’art.

TRAPOLIN.

Vous nous faites honneur.

DURILLON.

Et vous avez raison, expliquez-nous le fait.

CANGRÈNE.

Un de mes intimes amis, fort galant homme, et que je me suis fait un plaisir d’obliger, a eu besoin de six cents francs de papier pour une affaire pressante, je les lui au prêtés sans intérêt.

TRAPOLIN.

Ce n’est pas là la source du scrupule.

DURILLON.

Sans nantissement et sans billet peut-être ; et c’est cela qui chagrine le beau-père ?

CANGRÈNE.

Point du tout, il m’a fait une lettre de change de place en place, payable en espèces à trois usances.

TRAPOLIN.

Cela est bon.

CANGRÈNE.

Il m’a remis entre mes mains un contrat de constitution sur un particulier, au principal de deux mille livres, que j’ai eu la complaisance de prendre, comme pour plus grande sûreté.

DURILLON.

Voilà une conduite régulière.

TRAPOLIN.

Et une dette bien assurée, il n’y a point de risque là-dedans.

CANGRÈNE.

Les trois mois passent, j’envoie chercher de l’argent, il ne s’en trouve point.

DURILLON.

Assignation pour en avoir ? Sentences des Consuls ?

CANGRÈNE.

Non. Ce ne sont point mes allures, assignation à un ami ! à un honnête homme ! je vais le trouver : vous n’avez point d’argent, je ne veux point de procès, accommodons-nous, si vous m’aviez payé six cent livres, j’en aurais fait pour mille francs de papier, vous en auriez besoin, je vous les prêterais, vous me feriez un billet de pareille somme en espèce encore, dans trois mois comme l’autre.

TRAPOLIN.

Cela est clair et net, cela ne souffre point de difficulté.

CANGRÈNE.

Aussi mon homme n’en fait-il point, tout se passe en douceur, je rends le premier billet, on en fait un autre, le temps s’écoule, l’échéance arrive, point d’argent encore.

TRAPOLIN.

Oh ! voilà qui est impatientant, ce débiteur-là abuse de vos bonnes manières.

DURILLON.

Poursuites alors, Sergents en campagne ?

CANGRÈNE.

Voilà ce qui vous trompe ? autre facilité de ma part, nouvel accommodement : peut-on avoir de mauvais procédés avec un ami ?

TRAPOLIN.

En vérité cela est trop honnête.

CANGRÈNE.

Je ne hais tant que de faire de la peine, et à des personnes qui en usent bien surtout ; je n’ai jamais été processif. Il m’est dû mille francs, j’ai entre mes mains un contrat du double, compensons la chose, faites-m’en un transport, je rends le billet.

DURILLON.

Cela est fort accommodant, vous donnez le surplus ?

CANGRÈNE.

Qu’est-ce à dire le surplus ? je demande du retour, et on m’en donne, je prends le contrat pour huit cent livres, sur le pied de l’estimation qui en est faite par d’honnêtes gens de la profession.

TRAPOLIN.

C’est tout ce que cela vaut, c’est estimer juste.

CANGRÈNE.

Mon ami qui est honnête homme, et qui n’aime pas non plus le bruit que moi, donne deux cents livres sans barguigner : me contrat me reste, et nous demeurons quittes.

DURILLON.

Comme cela gagne ! Monsieur Cangrène, comme cela gagne !

TRAPOLIN.

Et le beau-père le Caissier trouve à redire à cela ? voilà un grand imbécile.

CANGRÈNE.

Il y a un petit article secret qui lui fait peine : la rente du contrat a couru pendant les six mois que je l’ai gardé, le beau-père veut que j’en tienne compte à mon ami, cela est-il juste ?

TRAPOLIN.

Eh, fi, fi, le contrat était chez vous, la rente a couru entre vos mains, vous en avez eu la peine, il faut que le profit vous demeure ; il n’y a pas un de nos confrères qui fît la chose autrement.

DURILLON.

Les meilleurs Jurisconsultes du Métier ne décideraient pas d’autre manière.

CANGRÈNE.

Vous me mettez l’esprit en repos, cela me rassure.

TRAPOLIN.

Avoir été inquiet de cela, pauvre homme ! on voit bien que la Cour vous gâte, et que vous vous éloignez du commerce.

CANGRÈNE.

Ce n’est pas faute de trouver de bonnes dupes dans ce pays-là : mais je m’y remettrai, laissez-moi faire.

TRAPOLIN.

En attendant, adressez-moi vos pratiques, je négocierai les contrats sur le même pied que vous, pour achever de guérir vos scrupules.

CANGRÈNE.

Vous m’avez tranquillisé, je n’en ai plus : en vous remerciant, Messieurs, je vous baise les mains.

DURILLON.

Il est bon d’avoir des amis fermes et entendus, monsieur Trapolin ; voilà un homme qui se serait gâté si nous avions adhéré à ses faiblesses.

 

 

Scène IX

 

DARGENTAC, TRAPOLIN, DURILLON

 

DARGENTAC.

Très humble serviteur à celui des deux qui est Monsieur Trapolin, je baise les mains à l’autre.

TRAPOLIN.

Monsieur, je suis votre humble valet.

DARGENTAC.

Vous êtes donc le Trapolin, vous ?

TRAPOLIN.

Oui, Monsieur, fort à votre service.

DARGENTAC.

Je m’en réjouis, et vous en félicite ; je suis Dargentac moi.

TRAPOLIN, à part.

Dargentac ! Je connais de drôle-là de réputation.

DARGENTAC.

Noble famille, s’il en est au monde ; mais le malheur du temps m’a pourtant réduit à mé faire Intendant d’une maison, dont le bisaïeul était Intendant de la mienne.

DURILLON.

Voilà une grande révolution.

DARGENTAC.

Patience, patience, je venge imperceptiblement mes aïeux, et je me rapproprie mon patrimoine.

TRAPOLIN.

Je vous entends.

DARGENTAC.

Je ruine qui m’avait ruiné, et je me sers des mêmes voies : c’est jouer aux barres, comme vous voyez.

DURILLON.

Il n’y a pas de mal à cela.

DARGENTAC.

Hé non sandis ; et faut avoir le même titre, combien de mes confrères se croient-ils en droit d’en faire autant ?

TRAPOLIN.

Ils ne sont pas excusables comme vous.

DARGENTAC.

Excusables, Monsieur ? Tout le monde l’est. La fortune porte son excuse avec elle. Par quelque route qu’on la fasse, quand elle est faite on n’a jamais tort. Comme je suis avancé dans la mienne, et que vous marchez à pas de Géant dans la vôtre, c’est ce qui fait que je parle ici confidemment devant vous autres.

DURILLON.

Vous le pouvez en sûreté, vous êtes avec d’honnêtes gens.

DARGENTAC.

Vous voyez comme je m’y livre.

TRAPOLIN.

Qui vous amène, Monsieur ? de quoi s’agit-il ?

DARGENTAC.

Voici le fait, monsieur Trapolin. J’ai quarante mille livres à payer pour le compte de la maison que je gouverne, s’entend, le paiement se devait faire en argent comptant, tout entier : mais j’ai eu l’esprit de composer ; et sous divers prétextes j’ai tant reculé, fatigué, vexé le créancier depuis quinze mois, qu’il sé contente aujourd’hui de recevoir moitié papier, moitié d’espèces, c’est un profit clair, comme vous voyez. On m’a adressé à vous pour mé le faciliter : fournissez-moi pour vingt mille livres de bon papier, et je vous en fournis la valeur en beaux et bons louis d’or, ou monnaie blanche.

TRAPOLIN.

Très volontiers, Monsieur, je suis ravi d’avoir occasion de vous faire ce petit plaisir-là.

DURILLON.

Monsieur Trapolin est le plus obligeant homme qu’il y ait au monde.

TRAPOLIN.

Vous n’avez qu’à me faire compter les vingt mille livres, et je vais vous livrer pour la même somme du meilleur papier qu’il y ait à Paris.

DARGENTAC.

Hem, plaît-il ? quoi ? comment dites-vous cela, Monsieur Trapolin ?

TRAPOLIN.

Que je suis prêt à faire l’échange que vous me proposez.

DURILLON.

Et sans vous connaître, cela n’est-il pas bien honnête ?

DARGENTAC.

Vous ne manquez pas de bonne volonté, je le vois : mais entendons-nous, s’il vous plaît. Vous mettez le papier au niveau de l’argent, sans doute ?

TRAPOLIN.

Oui le mien, Monsieur.

DARGENTAC.

Le vôtre ou le premier venu, j’y mets moitié de différence.

TRAPOLIN.

Moi, Monsieur, je n’y en mets point du tout.

DURILLON.

Le papier de Monsieur lui tient lieu d’argent.

TRAPOLIN.

Mille écus en espèces, mille écus en papier, c’est presque pour moi la même chose.

DARGENTAC.

La même chose ? hé donc tout devient os entre vos mains, Monsieur Trapolin ?

TRAPOLIN.

Comme la moitié des paiements devient papier entre les vôtres, Monsieur Dargentac.

DARGENTAC.

Nous parlons consciencieusement de grâce.

TRAPOLIN.

Oui, de bonne foi ; car on doit en avoir dans les affaires.

DARGENTAC.

Il faut suivre l’intention des gens une fois, la mienne est de tirer du profit de mon argent.

TRAPOLIN.

Et la mienne est de faire valoir mon papier.

DARGENTAC.

Hé oui, je comprends, nos intentions sont les mêmes ; et cependant si différentes, qu’elles auront peine à s’accorder.

TRAPOLIN.

Point du tout, soyez raisonnable.

DARGENTAC.

Hé ! cadédis, soyez-le vous-même. Ne nous disputons que de politesse.

TRAPOLIN.

Je n’ai qu’un mot. Seize mille francs d’espèces, vingt mille francs de papier. Si cela vous convient, à la bonne heure : si cela ne vous accommode pas, je vous baise les mains, il n’y a rien à faire.

DARGENTAC.

Mais savez-vous bien que vous êtes un homme dur, et très dur au moins ?

TRAPOLIN.

Qu’est-ce à dire ; voilà quatre cents pistoles dont je vous fais profit.

DARGENTAC.

Quatre cents pistoles ? j’ai compté sur mille.

DURILLON.

Vous avez compté en Intendant, et Monsieur Trapolin compte en caissier lui.

DARGENTAC.

Oui : mais je mets le profit sur le pied de huit, moitié pour vous, moitié pour moi, encore faudrait-il quelque chose à Monsieur pour son droit de présence.

DURILLON.

Assurément, il règne une certaine droiture parmi ces Messieurs, le profit se partage d’une régularité...

DARGENTAC.

Mais, mais encore un coup, Messieurs.

TRAPOLIN.

On ne vous contraint point, vous êtes le maître ; mais je vous connais, Monsieur, ce sont Messieurs de Trouffignac dont vous faites les affaires. Je vois bien que nous ne conclurons rien ensemble, j’ai une petite affaire avec Monsieur dans mon cabinet.

DARGENTAC.

Arrêtez, arrêtez.

DURILLON.

Dépêchez-vous donc, notre affaire presse.

DARGENTAC.

Ah ! Monsieur Trapolin, Monsieur Trapolin, vous me saisissez par mon faible, je ne veux pas qu’on se plaigne de moi : j’aime à me louer des autres. Allons, vingt de papier, quinze d’espèces, et motus aux Trouffignac surtout, le secret vous importera comme à moi, ce n’est pas la seule occasion que nous avons de commercer ensemble.

DURILLON.

Oh ! que non, quand d’honnêtes gens se connaissent une fois sur un certain pied... voyez, à quoi rêvez-vous ? pouvez-vous faire cela sans y perdre, Monsieur Trapolin ?

DARGENTAC.

Dépêchez, déterminons-nous : le Trapolin tope-t-il ? prenons-nous la parole ?

TRAPOLIN.

On fait de moi ce qu’on veut : mais pour commencer à faire connaissance.

DARGENTAC.

Elle aura des suites heureuses. À deux heures je me rends ici, muni d’espèces.

TRAPOLIN.

Je vous y attends, cantonné de papier.

DARGENTAC.

Et tous trois ensemble, le verre à la main, nous ratifierons l’échange.

TRAPOLIN.

Volontiers, nous dînerons ensemble.

 

 

Scène X

 

TRAPOLIN, DURILLON

 

TRAPOLIN.

Si Monsieur Dargentac me manque de parole, les Trouffignacs entendront parler de lui, je lui en donne bien la mienne.

DURILLON.

Il n’en manquera pas, cela lui est de trop de conséquence.

TRAPOLIN.

Il fera sagement. J’entre un moment là-dedans pour serrer le billet de vingt-cinq mille livres, et pour regarnir mon portefeuille ; s’il venait quelqu’un par hasard, je vous rejoins dans l’instant même.

 

 

Scène XI

 

DURILLON, seul

 

Le bon négoce que celui de Monsieur Trapolin ! s’il s’avisait de faire banqueroute, elle serait diablement frauduleuse.

 

 

Scène XII

 

LA BARONNE, DURILLON

 

LA BARONNE.

Ah ! Mon cher Monsieur, vous votez une femme outrée, vexée, transportée, excédée, possédée.

DURILLON.

Possédée, Madame ? voilà un mauvais mal.

LA BARONNE.

Oui, possédée, Monsieur ; car il faut l’être, et c’est le diable qui se mêle de me faire jouer si malheureusement.

DURILLON.

J’en suis bien fâché, Madame.

LA BARONNE.

Et je suis au désespoir, moi, Monsieur, oui au désespoir, ce qui s’appelle au désespoir, cent lieues par-delà même, je vous assure.

DURILLON.

Cent lieues par-delà ; voilà un furieux voyage.

LA BARONNE.

Oui, c’est rage, c’est fureur, vous avez raison, gardez-vous de moi, mon cher Monsieur, gardez-vous de moi.

DURILLON.

Monsieur Trapolin.

LA BARONNE.

Je suis en état de tout faire, de tout oser, de tout entreprendre.

DURILLON.

Monsieur Trapolin.

LA BARONNE.

Je vous poignarderai, je vous assassinerai, je vous étranglerai, si vous ne me prêtez de l’argent.

DURILLON.

Monsieur Trapolin... Madame... Monsieur Trapolin.

LA BARONNE.

Monsieur Trapolin ! est-ce que ce n’est pas lui à qui je parle ?

DURILLON.

Non, c’est à moi, de par tous les diables, quelle chienne de méprise ?

LA BARONNE.

Ah ! je m’égare, je deviens folle.

DURILLON.

Cela me paraît ainsi. Mais tenez, le voilà, Monsieur Trapolin, achevez avec lui la conversation que nous avions commencée.

 

 

Scène XIII

 

TRAPOLIN, LA BARONNE, DURILLON

 

TRAPOLIN.

Qu’est-ce donc, Madame de va partout, à qui en avez-vous ? quel vacarme vous faites ?

LA BARONNE.

Ah ! mon pauvre Monsieur Trapolin, j’ai tout perdu, je suis sans un sol, sans une obole, et prête à vous égorger, si vous ne me prêtez de quoi faire ressource.

TRAPOLIN.

Ma foi, Madame je n’en ai point, et toutes les mines du Pérou ne pourraient suffire aux pertes que vous faites.

LA BARONNE.

Les mines du Pérou, Monsieur Trapolin ! les mines du Pérou ! dites les mines d’Auvergne, je ne vous demande que du papier ; vous ne m’avez jamais donné autre chose, et le plus mauvais est le meilleur pour l’usage que j’en fais, je vous l’avoue.

DURILLON.

Voilà une folle qui a des intervalles de bon sens.

LA BARONNE.

Quand je l’ai une fois perdu, je voudrais qu’il devînt feuille de chêne entre les mains de ceux qui me le gagnent.

TRAPOLIN.

Comme il devient entre les vôtres.

LA BARONNE.

Cela est vrai au moins. Maudit Pharaon, maudit Lansquenet, maudite fortune ! tu changeras à la fin, oui, tu changeras, il faut bien que tu changes, car tu es changeante.

TRAPOLIN.

Hé ! morbleu vous ne sauriez changer vous, comment espérez-vous que la fortune change ?

LA BARONNE.

Je ne saurais changer ? oh ! je suis bien changée, je vous en réponds, je n’ai pas toujours aimé le jeu comme je fais, mes premières passions étaient tout autre chose ? mais je les ai toujours eu vives et onéreuses, et si mon bien n’était pas substitué, je serais tout è fait ruinée à l’heure que je vous parle.

TRAPOLIN.

Hé ! ne l’êtes-vous pas ? vous consommez tous vos revenus d’avance, et vous ne devez déjà plus de quatre mille francs de délégation sur mille sept cent onze.

LA BARONNE.

Hé bien, allons jusqu’à huit, mon petit Trapolin, allons jusqu’à huit ; j’ai plus de seize mille livres de rente, comme tu sais, ce sera la première demie année que tu toucheras.

TRAPOLIN.

Oui, la première demie année, il y a deux ans à attendre.

LA BARONNE.

Oh ! jour de Dieu, tu me les donneras, ou nous verrons beau jeu.

DURILLON.

Mais l’affaire n’est pas mauvaise, il faut se débarrassée de cette femme-là.

TRAPOLIN.

Cela est bien aisé à dire : mais j’avance du comptant, et cela ne rentre qu’au bout d’un siècle.

LA BARONNE.

On ne demande que du papier, et cela te rentrera incessamment, bon homme.

TRAPOLIN.

Mais vous mettez ma caisse à sec, si cela continue.

LA BARONNE.

Hé non, non, va, je ne la tarirai point, je t’en réponds.

TRAPOLIN.

Mais, Madame, si...

LA BARONNE.

Mais si, car... tu m’impatientes au moins, mon petit ami, prends-y garde.

DURILLON.

Renvoyons cette femme-là, Monsieur Trapolin.

TRAPOLIN.

Hé bien, Madame, je n’ai point d’effets : mais j’en emprunterai, je passerai demain chez vous, et je tâcherai de finir votre affaire.

LA BARONNE.

Comment demain ? eh ! que deviendrai-je aujourd’hui ? il y a gros jeu chez la Comtesse ; faute de mille livres de papier que tu pourrais me donner dès à présent, je manquerai peut-être un retour de cette capricieuse fortune, qui me guette dans cet instant-là, pour me faire faveur : j’ai cela dans l’esprit, donne-moi tout à l’heure mille francs, tu m’en apporteras demain deux autres, et je te ferai une délégation de quatre, parce qu’il faut attendre.

TRAPOLIN.

Vous me persuadez, je suis trop facile.

DURILLON.

Mais il faut l’être avec les Dames.

TRAPOLIN.

Vous me volez, Madame, vous me coupez la bourse ; voilà un billet de mille livres, c’est tout ce que j’ai chez moi de plus solide, et vous me réduisez à l’emprunt.

LA BARONNE.

Ah ! que tu n’en manques pas, petit fripon. Adieu, mon cher Trapolinet : mille excuses, Monsieur, de mon petit égarement, quand je suis outrée, et qu’on se trouve sous ma coupe...

DURILLON.

Cela n’est rien, Madame, et je suis trop heureux que cela vous ait passé.

LA BARONNE.

Vous me le pardonnez, je m’en réjouis, et je m’en vais mettre à la réjouissance.

 

 

Scène XIV

 

TRAPOLIN, DURILLON

 

TRAPOLIN.

Voilà une belle folle, au moins.

DURILLON.

Avec tout cela, ces femmes de condition ont des manières, un certain air de supériorité qui détermine à faire tout ce qu’elles veulent, malgré qu’on en ait.

TRAPOLIN.

Celle-là est peut-être une des plus extravagantes, et des plus dérangées : mais cela a plus de droiture, plus de probité. On dira ce qu’on voudra, j’aime mieux le dérangement de certaines femmes du monde, que la régularité de certaines prudes.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

SUZON, CLITANDRE

 

SUZON.

Vous ne manquerez point d’argent, qui vous presse d’en demander à Trapolin.

CLITANDRE.

L’impatience où me met ce coquin-là, qui me doit des lettres échues, et qui diffère à me les payer.

SUZON.

Je vous les payerai, moi, et de son argent je suis nantie. Dans la vue de m’engager à l’épouser, il m’a confié le produit secret des friponneries qu’il a faites à ses associés, sur celles qu’ils font ensemble au public ; cela est en or dans une cassette que je me charge de vous remettre.

CLITANDRE.

Quoique Trapolin soit un fripon, qui m’a déjà fait tort de plus de vingt mille livres, je ferais scrupule d’accepter la chose avant d’avoir mis le maroufle dans son dernier tort ? c’est ce que je vais faire. J’entre pour cela dans son cabinet, et me rends dans l’instant au rendez-vous que vous m’avez donné.

SUZON.

Je vais vous y attendre.

 

 

Scène II

 

SUZON, CLAUDINE

 

CLAUDINE.

Vos commissions sont faites, Mademoiselle, ça sera comme vous l’avez dit.

SUZON.

Voilà qui est bien, Claudine, où est votre cousin ?

CLAUDINE.

Là-bas, Mademoiselle, dans la cuisine, je crois qu’il déjeune encore.

SUZON.

Qu’il ne sorte pas ; le Tailleur doit venir prendre sa mesure pour une casaque de livrée. Vous m’attendez ici l’un et l’autre.

CLAUDINE.

Oui, Mademoiselle.

 

 

Scène III

 

CLAUDINE, seule

 

Si le papier que le cousin a trouvé est aussi bon que je me l’imagine, il n’aura que faire de la casaque, et nous pourrons bian tous deux nous en retourner au Village. Mais j’entends Monsieur Trapolin qui querelle avec quelqu’un, il est coutumier de ça, il faut laisser faire.

 

 

Scène IV

 

CLITANDRE, TRAPOLIN

 

CLITANDRE.

Mais, monsieur Trapolin, je suis donc fait pour être l’objet de vos vexations ?

TRAPOLIN.

Et moi celui de vos persécutions, Monsieur Clitandre ?

CLITANDRE.

Vous m’avez escompté depuis six mois pour plus de dix mille écus de papier, dont je n’ai touché que neuf mille livres d’espèces.

TRAPOLIN.

J’ai perdu là-dessus plus de trois cent pistoles de mon argent, moi. Oh ! j’ai fait avec vous de belles affaires !

CLITANDRE.

Voilà pour huit mille livres de lettres de change à prendre sur vous.

TRAPOLIN.

D’accord.

CLITANDRE.

Payables en espèces.

TRAPOLIN.

Cela est vrai.

CLITANDRE.

Il y a deux mois qu’elles sont échues.

TRAPOLIN.

J’en conviens.

CLITANDRE.

Je suis pressé d’argent.

TRAPOLIN.

Je n’en doute point.

CLITANDRE.

Il faut que vous m’en donniez, ou que le diable vous emporte, Monsieur Trapolin.

TRAPOLIN.

Je n’ai pas un sol.

CLITANDRE.

Je vous en ferai bien trouver.

TRAPOLIN.

Je vous en défie.

CLITANDRE.

Vous me paierez.

TRAPOLIN.

Quand je pourrai.

CLITANDRE.

Et tout en entier, je vous en réponds.

TRAPOLIN.

C’est ce qu’il faudra voir.

CLITANDRE.

Je ne prendrais pas pour cent francs de papier.

TRAPOLIN.

Vous n’êtes pas si pressé que vous le dites.

CLITANDRE.

Ni vous si fort dénué d’argent que vous le voulez paraître.

TRAPOLIN.

Vous serez trop heureux dans quinze jours de prendre un sac de mille livres, et le reste en billets.

CLITANDRE.

Je serai payé, et dès aujourd’hui, et tout en espèces.

TRAPOLIN.

Vous serez bien habile.

CLITANDRE.

Je le suis devenu, au moins, Monsieur Trapolin. À force d’être dupe, on apprend à ne plus l’être. Je vous assure que vous avez fait de moi un bon écolier.

TRAPOLIN.

Je voudrais, par ma foi, que ce fût tout de bon que vous vous missiez dans le négoce.

CLITANDRE.

Il faut bien faire quelque chose dans la vie. J’ai été cassé il y a trois mois, parce que vous m’aviez manqué de parole, et que je ne pus, faute d’argent, ni remettre ma troupe, ni me mettre en campagne.

TRAPOLIN.

Vous aviez perdu deux mille écus à la Foire saint Germain, pourquoi jouez-vous ?

CLITANDRE.

Il y eut un peu de votre faute et de la mienne ; j’en ai été puni, il faut que vous le soyez à votre tour, Monsieur Trapolin.

TRAPOLIN.

Moi, Monsieur Clitandre ? parbleu je ne vous crains point.

CLITANDRE.

Je vous châtierai, je vous en réponds.

TRAPOLIN.

Je vous mets à pis faire.

CLITANDRE.

Je vous enlèverai de vos pratiques.

TRAPOLIN.

Vous me ferez plaisir, je n’en ai que trop.

CLITANDRE.

Vous regretterez celle que je vous ôterai, je connais votre faiblesse.

TRAPOLIN.

Je n’ai point de faible, je suis au-dessus de tout.

CLITANDRE.

Je vous tiens par votre endroit sensible.

TRAPOLIN.

Vous n’avez pourtant point de mon argent.

CLITANDRE.

Je remettrai dès aujourd’hui votre papier à gens qui m’en donneront tout ce qu’il vaut, pour le moins.

TRAPOLIN.

Vous ferez une bonne affaire, ne la manquez pas.

CLITANDRE.

Je suivrai votre avis, comptez là-dessus.

TRAPOLIN.

Vous aurez raison, je n’en donne que de bons.

CLITANDRE.

Je vous en remercierai. Votre valet, Monsieur Trapolin.

TRAPOLIN.

Je vous baise les mains, Monsieur Clitandre.

 

 

Scène V

 

TRAPOLIN, seul

 

Il ne sera payé de plus de quatre mois, j’en sais plus que lui ; et mon papier, quelque bon qu’il soit, ne se négocie pas aisément, à moins que je ne m’en mêle.

 

 

Scène VI

 

MADAME MALPROFIT, TRAPOLIN, UN LAQUAIS

 

MADAME MALPROFIT.

Sortez, laquais. Bonjour, mon pauvre Trapolin.

TRAPOLIN.

Votre très humble valet, Madame.

MADAME MALPROFIT.

Je viens de rencontrer un jeune homme qui sort d’ici de bien bonne humeur.

TRAPOLIN.

Il n’a pourtant pas trop sujet d’être content de moi.

MADAME MALPROFIT.

Vous me surprenez, Monsieur Trapolin et je vous ai toujours vu de si bonnes manières...

TRAPOLIN.

On n’en a pas avec tout le monde, Madame, il y a des procédés qui dérangent et qui forcent malgré qu’on en ait, à sortir de son bon naturel.

MADAME MALPROFIT.

Le vôtre vous porte furieusement au bien, Monsieur Trapolin. Savez-vous que vous êtes plus connu dans Paris, que tout ce qu’il y a de plus illustre ?

TRAPOLIN.

Oh, Madame !

MADAME MALPROFIT.

Si j’étais homme, moi, je ne voudrais point d’autres talents, ni d’autres réputation que la vôtre.

TRAPOLIN.

Je suis bienheureux, Madame.

MADAME MALPROFIT.

Il n’a pas tenu à moi que mon imbécile de mari n’ait achevé sa fortune par la même route.

TRAPOLIN.

Je crois que sa fortune et la vôtre sont toujours faites, et son papier a sur la place un crédit...

MADAME MALPROFIT.

Cela n’est qu’ébauché, Monsieur Trapolin, cela n’est qu’ébauché ; et Monsieur Malprofit est un homme si fort borné, si fort borné, qu’il est incapable de rien conduire à la dernière perfection.

TRAPOLIN.

Vous en parlez comme il vous plaît ; mais...

MADAME MALPROFIT.

Pardonnez-moi vraiment, depuis que je l’ai mis dans les affaires, ou pour mieux dire, depuis qu’il me prête son nom, car c’est moi qui y suis au moins.

TRAPOLIN.

On le sait bien, Madame.

MADAME MALPROFIT.

On ne saurait savoir tout ce que j’ai fait pour lui : je l’ai tiré de petit Commis où il était à Romorentin : je l’ai poussé dans le monde, presque sans savoir ni pourquoi ni comment, en aveugle, là, comme la fortune : je l’ai fait connaître ; je l’ai mis en place : il y est, je l’y soutiens. Nous vivons bien ensemble, il est toujours à table, et moi toujours au jeu ou aux spectacles, cela fait que nous ne nous voyons guères : nous partageons le produit des affaires ; il garde l’argent, me laisse le papier. J’y suis un peu lésée ; mais je m’en accommode, et le secours de mon bon ami Monsieur Trapolin, m’est asse souvent nécessaire.

TRAPOLIN.

Je vois bien, Madame, que je puis vous être utile aujourd’hui, apparemment ?

MADAME MALPROFIT.

En quelque temps, et à qui ne l’êtes-vous pas ?

TRAPOLIN.

Le besoin est-il fort, est-il pressant, Madame ?

MADAME MALPROFIT.

Ni l’un ni l’autre.

TRAPOLIN.

Tant pis vraiment ; j’en suis fâché, j’en aurai moins de mérite.

MADAME MALPROFIT.

Il ne me faut que quatre mille francs ; mais j’en ai le fonds en papier, Monsieur Trapolin.

TRAPOLIN.

L’argent sera cher aujourd’hui ; Madame.

MADAME MALPROFIT.

Il m’en faut, Monsieur Trapolin, quelque prix qu’il coûte.

TRAPOLIN.

Je vous en trouverai, n’en fut-il point.

MADAME MALPROFIT.

Il m’arrive des choses aussi singulières.

TRAPOLIN.

Je le sais, Madame, un Marchand de dentelles vous a attrapée d’une garniture.

MADAME MALPROFIT.

J’en suis pour deux mille livres, qu’il faut que je paie aujourd’hui, pour éviter que Monsieur Malprofit en entende parler.

TRAPOLIN.

Deux mille livres ? cela est fort ; et une petite guenon que vous aimez, vous a cassé pour treize cents francs de porcelaines.

MADAME MALPROFIT.

Je les dois encore. Ma bonne amie Madame Aubry me les avait envoyées pour un petit entresol que j’ajuste. Je les voulais placer sur des consoles, le singe les plaça sur le parquet, et les mit toutes en cannelle.

TRAPOLIN.

Je me déferais de cet animal-là.

MADAME MALPROFIT.

Je l’ai donnée à mon époux, elle lui a mangé deux promesses des Gabelles, et renversé une écritoire sur un billet de Compagnie : cela est fort plaisant.

TRAPOLIN.

Voilà une guenon qui lui coûte chère.

MADAME MALPROFIT.

Il en a qui lui coûte davantage. Les animaux ruinent, Monsieur Trapolin :mais quand on les aime...

TRAPOLIN.

On fait fort bien de se contenter.

MADAME MALPROFIT.

C’est ma maxime. Quelque bonne affaire paiera tout cela. Voilà pour huit mille francs de papier, convertissez-le sur le pied courant, et envoyez-moi l’espèce.

TRAPOLIN.

Laissez-moi faire, Madame, je connais votre Marchand de dentelles, je m’accommoderai avec lui ; je paierai les porcelaines, et nous compterons du reste : je vous ferai du profit, je vous en réponds.

MADAME MALPROFIT.

Je m’en fie bien à vous, vous avez de l’honneur et de la probité. Adieu, mon bonhomme.

 

 

Scène VII

 

TRAPOLIN, seul

 

Voilà ce qu’on appelle une femme de confiance ; je me ferais un scrupule de manquer à cela. Son Marchand est un fripon, elle a raison. Il est prêt à manquer, ses affaires pressent : il n’a fourni que du fil, il sera trop heureux d’être payé en papier, et autant de profit pour la Caisse. Ce ne sera pas ici le plus mauvais article de la journée.

 

 

Scène VIII

 

TRAPOLIN, DURILLON

 

DURILLON.

J’ai perdu mes pas et ma peine, je ne trouve point mon jeune sot, dont nous avons concerté l’affaire.

TRAPOLIN.

Tant pis, cela est bon, et il ne faudrait point que cela nous échappât.

DURILLON.

Je l’ai cherché au jeu, au cabaret, chez sa maîtresse, on ne l’a vu nulle part.

TRAPOLIN.

Mais tant pis, vraiment.

 

 

Scène IX

 

DAUDINET, TRAPOLIN, DURILLON

 

DAUDINET.

Ah, ah, voici une drôle de maison, on ne trouve personne à qui parler : oh dame, je suis un drôle de corps aussi, moi, je vais toujours en avant quand rien ne m’arrête, et si je trouvais la caisse ouverte....

TRAPOLIN.

Ne serait-ce point ici notre jeune sot, Monsieur Durillon ?

DURILLON.

Oui, tout justement, c’est lui-même.

DAUDINET.

Bonjour, Messieurs ; je vous rencontre, à la fin, Monsieur Durillon ; c’est là Monsieur Trapolin, n’est-ce pas ?

TRAPOLIN.

Oui, Monsieur, fort à votre service.

DAUDINET.

Je n’en doute pas, vous êtes un fort honnête homme, fort serviable, et que dans les occasions... moyennant de certaines conventions... Oh ! vous ne dites mot... Mais vous savez bien de quoi il est question, et Monsieur Durillon vous a parlé de moi je gage ?

DURILLON.

Non, je n’ai pas eu le loisir d’expliquer à Monsieur Trapolin...

DAUDINET.

Pourquoi donc ne me pas faire avertir qu’il n’y a encore rien de prêt, Monsieur Durillon ? vous prenez les devants pour disposer les choses afin que je n’aie qu’à signer et prendre de l’argent, car j’entends que ces deux choses-là moi dans toutes les affaires de la vie, et je ne vois pas, quand on est ce que je suis qu’il faille en savoir davantage.

DURILLON.

Non, assurément. Monsieur le Marquis Daudinet est le fils d’un riche Financier, il a encore père et mère, et on lui tient la bride un peu trop serrée, et il a dessein de prendre le mors aux dents, pour galoper un peu sans contrainte dans les terres de la belle galanterie.

TRAPOLIN.

Voilà un projet bien noble, et bien digne de Monsieur le Marquis Daudinet.

DAUDINET.

Il faut vous mettre au fait, Monsieur Trapolin, je suis fort embarrassé, voyez-vous ; car j’ai un drôle de père ; et une fort drôle de mère au moins.

DURILLON.

Et vous êtes un fort drôle de fils vous, à ce qu’il me semble.

DAUDINET.

Cela est vrai, vous l’avez deviné.

TRAPOLIN.

C’est le meilleur enfant, le plus honnête garçon ; sa seule physionomie gagne les cœurs.

DAUDINET.

Oui, je l’ai fort réjouissante, n’est-ce pas... des manières... il n’y a que mon père et ma mère qui s’en plaignent : mais je sais bien pourquoi.

TRAPOLIN.

Elles ne conviennent pas aux leurs apparemment ?

DAUDINET.

Ni les leurs aux miennes, vous y voilà ; je ne saurais rien faire de ce qu’ils veulent, je ne puis m’y résoudre.

DURILLON.

Ce sont des gens bien bizarres au moins, Monsieur Trapolin.

DAUDINET.

Cela passe l’imagination. Tenez, Monsieur, le père veut que je prenne une Charge à la Cour, parce qu’ils m’ont toujours fait appeler Monsieur le Marquis à la maison et au Collège, où j’ai bien payé ce peste de nom-là. Que de coups de poings il a fallu faire, aussi bien à l’Académie, car je n’ai jamais voulu me battre à l’épée non, cela fait que je ne veux pas être de la Cour, voyez-vous.

TRAPOLIN.

Il y a quelque chose à dire à cela.

DAUDINET.

N’est-il pas vrai ? et la mère elle veut que je sois de robe, parce que j’ai étudié ; voilà une chienne de raison, j’ai étudié mais je n’ai rien appris, je serais un plaisant Juge.

DURILLON.

Pourquoi non ? avec un habile Secrétaire, et de la protection, quelque bonne alliance...

TRAPOLIN.

Mais à quoi votre penchant vous porte-t-il vous, Monsieur le Marquis ?

DAUDINET.

À ne rien faire, Monsieur Trapolin.

TRAPOLIN.

Voilà un bon métier.

DURILLON.

Ce sont les plus heureuses inclinations.

DAUDINET.

Quel parti prendre ? la mère me déshérite si je suis de Cour, le père me déshérite si je suis de robe, à quoi se déterminer, dites ?

TRAPOLIN.

Et si vous vous sentiez du goût pour la guerre ?

DAUDINET.

Oui da, pour la guerre ! quelque boulet de canon me déshériterait, je ne veux point être déshérité.

DURILLON.

Vous avez raison.

DAUDINET.

Mon père et mère me disent que, quoi qu’il puisse arriver, j’aurai huit cent mille francs de bien après leur mort.

TRAPOLIN.

Huit cent mille francs ! c’est un beau denier.

DAUDINET.

N’est-il pas vrai ? et ils ne m’avanceraient pas quatre pistoles là-dessus, voyez un peu le ridicule.

DURILLON.

Cela ne vous embarrasse point, et vous n’en manquez pas d’ailleurs.

DAUDINET.

Vraiment, Monsieur Clapied, mon Précepteur, qui étudie encore pour achever d’être Docteur, prête sur gages, comme vous savez, Monsieur Durillon, il serait beau qu’il me laissât manquer de quelque chose.

TRAPOLIN.

Voilà une grande commodité.

DAUDINET.

Oh ! mais il n’a pas de fonds, je lui dois déjà plus de deux mille écus, dont je n’ai touché que deux cents pistoles, et si il a à moi pour plus de dix mille francs de bagues et de tabatières, que j’avais prises à crédit : il ne me donne que cent francs à cent francs ; il me fait languir, cela ne me fait, ni profit, ni honneur : je suis las de tout cela, et Monsieur Durillon m’a dit que nous ferions ensemble tout d’un coup quelque bonne affaire, que je n’aurai à songer qu’à me divertir pendant deux ou trois mois ; tant que l’argent durera, je ne vous importunerai point.

TRAPOLIN.

Monsieur Durillon me croit plus en fonds que je ne suis, les espèces sont rares, et je n’ai que du papier, Monsieur le Marquis Daudinet.

DAUDINET.

Hé bien, du papier soit, qu’est-ce que cela fait quand le papier est bon ? je n’ai que du papier aussi à vous donner, moi ; papier pour papier, troc pour troc, voilà comme on négocie.

TRAPOLIN.

Vous croyez peut-être ayant père et mère, que sans donner de nantissement...

DURILLON.

Le Précepteur est nanti de tous les effets : mais Monsieur le Marquis vous hypothèquera.

TRAPOLIN.

Quoi ?

DAUDINET.

Palsambleu, mon père et ma mère, il n’y a pas de meilleure hypothèque : ils ont des maisons à Paris, de riches meubles, des rentes, des terres, des maisons à la campagne, et du papier aussi bien que vous : allez, allez, si je pouvais mettre la main sur le portefeuille, je me passerais bien du secours du vôtre.

TRAPOLIN.

Tout cela est beau et bon : mais en faisant affaires avec vous, je n’en veux point avoir avec votre famille.

DAUDINET.

Cela est fort honnête : Mais comment ferons-nous donc ?

DURILLON.

Vous ne sauriez croire comme cet homme-là respecte les familles.

DAUDINET.

Je vois que Monsieur a beaucoup de probité.

TRAPOLIN.

C’est la seule bonne qualité dont je me pique, et d’être bon ami surtout.

DURILLON.

Et moi donc, croyez-vous que je sois le vôtre ou non, Monsieur Daudinet.

DAUDINET.

Si je le crois !

DURILLON.

Je veux vous en convaincre : je viens de faire bâtir dans le Faubourg une grande maison, qui me reviens à plus de quarante-cinq mille livres vous n’avez qu’à l’hypothéquer, je vous la prête.

DAUDINET.

Vous me rendez confus, Monsieur Durillon, et je ne prétends pas...

DURILLON.

Vous moquez-vous ? je suis votre ami, et votre serviteur, et si Monsieur Trapolin veut se contenter de l’hypothèque que vous lui donnerez sur ma maison, que je vous prête, et que je prétends même que vous déclariez être à vous dans l’obligation...

DAUDINET.

Mais en vérité, Monsieur Durillon, voilà des honnêtetés, des politesses qui me confondent.

DURILLON.

En peut-on trop avoir pour ses amis ? je vous prierai pour toute reconnaissance, de me prêter seulement un millier d’écus, pour achever de payer quelques ouvriers, et je ne vous en ferai point de billet même, car je vous les rendrai huit jours après.

DAUDINET.

Un billet ! fi donc, vous moquez-vous ? vous me prêtez votre maison sans reconnaissance, et je prendrais un billet de vous de mille écus ? mais vous me prenez pour un faquin, Monsieur Durillon.

DURILLON.

Monsieur Trapolin s’accommodera-t-il de ce qu’on propose ?

TRAPOLIN.

Si je m’en accommoderai ? est-ce que je suis un Juif, un Arabe ? De combien Monsieur le Marquis Daudinet aura-t-il affaire ?

DAUDINET.

Hé, mais je ne sais, combien prendrons-nous Monsieur Durillon ?

DURILLON.

Ce qu’il vous plaira, vous savez vos affaires.

TRAPOLIN.

On ne peut vous fournir que du papier au moins.

DURILLON.

J’en ferai de l’espèce moi ; je battrai monnaie, je m’en charge. Prenez vingt mille francs, cela vous rendra quelque plus de moitié, et avec cela de plus de trois mois d’ici vous n’aurez pas besoin de nouveaux expédients.

DAUDINET.

Oui cela sera bien comme cela, vingt mille francs, allons, vingt mille francs, vingt mille francs, Monsieur Trapolin.

TRAPOLIN.

On fera l’obligation de vingt-deux, à cause des intérêts pour six mois.

DAUDINET.

Oui, oui, de vingt-deux soit, il n’y a rien de plus juste.

DURILLON, à Daudinet.

Ce Monsieur Trapolin-là fait les choses pour rien, c’est une franche dupe.

DAUDINET.

Cela est vrai au moins. Vous m’avez donné là une bonne connaissance, Monsieur Durillon.

TRAPOLIN.

Allez-vous-en passer l’acte ; que Monsieur le signe, et je passerai moi chez le Notaire, ce sera une affaire faite.

DAUDINET.

Oui, oui, nous allons revenir, Monsieur Trapolin, et je vous mènerai dîner chez une belle Dame de mes amies, où vous verrez que je suis le maître, sans vanité.

TRAPOLIN.

Non, Monsieur Daudinet, c’est à moi de vous régaler, nous dînerons ensemble.

DAUDINET.

Mais, Monsieur Trapolin...

DURILLON.

Vingt mille francs et un bon dîner, il n’y a rien de plus honnête.

DAUDINET.

Non, assurément : mais j’aurai ma revanche.

TRAPOLIN, à Durillon.

Toute la somme à rendre en espèces, et que le Stellionat soit bien dans les formes au moins, cela est de conséquence.

DURILLON.

Laissez-moi faire... Monsieur Trapolin dit qu’il est charmé de vous, Monsieur le Marquis Daudinet.

DAUDINET.

Et moi de lui, Monsieur Durillon. Oh ! par ma foi, voilà un bien honnête homme.

 

 

Scène X

 

TRAPOLIN, seul

 

Ce ne sera pas la plus mauvaise pièce de notre sac, que Monsieur le Marquis Daudinet : il faudra que la famille paie, et de jeunes badauds comme celui-là sont merveilleux, pour avancer en très peu de temps un nouvel établissement.

 

 

Scène XI

 

DARGENTAC, TRAPOLIN

 

Un Fiacre et un Laquais portent une manne pleine de sacs d’argent.

DARGENTAC.

Allons donc, enfants. Quoi sandis, vous vous essoufflez, pour si peu de charge ? et vous vous appesantissez sous treize mille francs d’espèces.

TRAPOLIN.

Monsieur Dargentac est de parole, c’est un galant homme.

DARGENTAC.

Mé voilà de retour, monsieur Trapolin, ne vous ai-je point fait attendre ?

TRAPOLIN.

J’attends toujours tranquillement, je suis occupé de tant d’affaires...

DARGENTAC.

Hâtons donc d’achever la nôtre. Où est le papier ? voilà treize mille livres de monnaie blanche, et deux mille francs en or dans cette bourse.

TRAPOLIN.

Le papier est tout prêt, je l’ai mis exprès dans mon portefeuille ; le voilà, voyez, examinez si le compte est juste.

DARGENTAC, en examinant les papiers.

Ah ! je m’en rapporte bien à vous, vous êtes homme d’ordre, il n’est rien de mieux, comptons l’espèce.

TRAPOLIN, après avoir compté l’or.

Celle de la petite bourse est juste, pesons les sacs de mille francs, ce sera plutôt fait.

DARGENTAC.

Non, non, Monsieur Trapolin, les poids ne sont pas toujours justes, je n’ai pas fait les sacs, moi, je ne réponds de rien, je ne voudrais pas que l’on vous abusât d’un quart d’écu, je vais de pair avec vous pour la bonne foi, Monsieur Trapolin.

TRAPOLIN.

J’en suis persuadé, Monsieur Dargentac.

DARGENTAC.

Or sus, comptez, avez-vous quelqu’un de vos gens ?

TRAPOLIN.

Nous n’en manquerons pas. Holà, hé, laquais, Dubois est-il revenu ?

UN LAQUAIS.

Le voilà qui rentre, Monsieur.

 

 

Scène XII

 

DUBOIS, DARGENTAC, TRAPOLIN

 

DUBOIS.

Il n’y a rien de payé, Monsieur Trapolin, tout est protesté, les lettres de change...

TRAPOLIN.

Vous me rendrez compte de cela une autre fois, aidez-moi à compter cet argent.

Dargentac tire un sac, et le met sur le bureau, dans le temps que Trapolin commence à le compter, il entre un Fiacre.

Tenez.

 

 

Scène XIII

 

TRAPOLIN, DARGENTAC, DUBOIS, UN FIACRE

 

LE FIACRE, ivre.

Holà ho, Monsieur que j’ai amené, vous appelez-vous Monsieur Dargentac, par parenthèse ?

DARGENTAC.

Eh ! que lui veux-tu à Monsieur Dargentac, dis ivrogne ?

LE FIACRE.

C’est que votre laquais est au cabaret, sauf correction, je n’ai pas voulu y aller, moi qui suis sobre. Il y a là-bas un Monsieur qui s’appelle Monsieur Trouffignac, qui m’a dit de vous dire qu’il avait un mot à vous dire.

DARGENTAC.

Monsieur de Trouffignac ? hé sandis qu’il monte, je ne puis quitter, je suis en affaires.

LE FIACRE.

Qu’il monte, qu’il monte, cela est bien aisé à dire, il ne saurait monter, il a des béquilles, et il est emballé dans une chaise de poste.

DARGENTAC.

Diantre soit fait de l’homme de mé venir, relancer jusqu’ici ; les Trouffignac sont incommodes. Continuez toujours, Monsieur Trapolin, mes espèces sont en bonnes mains, l’audience sera courte, je descends, et fais diligence.

TRAPOLIN.

Ne vous pressez point, cela sera du temps à compter.

DARGENTAC.

Oh ! j’aurai bientôt expédié mon homme, je suis alerte, je suis alerte.

 

 

Scène XIV

 

TRAPOLIN, DUBOIS

 

TRAPOLIN.

Voilà un Gascon qui n’est pal dupe ; cousin Dubois, il y a longtemps que je n’ai fait d’affaires à si bon compte. Combien disons-nous ?

DUBOIS.

Ma foi je ne sais, Monsieur Dargentac et le Fiacre m’ont étourdi, je songeais à toute autre chose, je vous l’avoue ; recommençons pour plus de sûreté.

TRAPOLIN.

Non, non, c’est quatre-vingt-cinq, je m’en ressouviens, quatre-vingt-dix, quatre-vingt-quinze, un deux, trois, quatre, quatre-vingt-dix-neuf, avec la monnaie, cela est bon, voyons le reste.

DUBOIS, prenant un autre sac.

En voici un qui est diablement léger...

Il le défait, et le jette sur la table.

Quelle chienne d’espèce.

TRAPOLIN.

Comment ? quoi ? qu’est-ce que cela signifie ?

DUBOIS.

Ma foi cela ne signifie rien de bon ; vous êtes trompé, si je ne me trompe, et le Gascon n’est pas si dupe.

TRAPOLIN.

Ah je suis perdu ; il ne peut être loin, courons après.

 

 

Scène XV

 

TRAPOLIN, DUBOIS, LE FIACRE

 

LE FIACRE.

Oh ! ma foi je vous défie de le rattraper, mais il dit que vous ne vous impatientiez pas ; qu’il ne va qu’ici près jusqu’à Gennes seulement, et qu’il reviendra le plutôt qu’il pourra pour achever vos comptes.

TRAPOLIN.

Ah c’est un scélérat qui me vole, tu étais de complot ?

LE FIACRE.

De complot, moi ? Parbleu il m’a bien payé, je n’ai rien à lui dire.

TRAPOLIN.

Mais où l’as-tu pris ? dans quel quartier ?

LE FIACRE.

Dans une petite auberge à la Grève. Voulez-vous que je vous y mène, Monsieur ?

TRAPOLIN.

Ah ! ce n’est point le véritable Argentac, à coup sûr, je suis perdu.

LE FIACRE.

Écoutez, il pourrait y avoir là-dedans quelque manigance au moins ; il parlait Parisien quand je l’ai pris, et il me semble qu’il est devenu tout d’un coup Gascon dans cette maison-ci.

TRAPOLIN.

Ah le pendard ! le traître ! Il ne faut point ébruiter cela, Monsieur Dubois, cela me donnerait un ridicule qui me ferait perdre mon crédit.

DUBOIS.

Malepeste, j’en vois la conséquence.

TRAPOLIN.

Allez vous-même me chercher mon chapeau, ma canne, ma perruque, Monsieur Dubois. Descends toi cocher, et attends-moi là-bas, tu me mèneras à la petite Auberge.

 

 

Scène XVI

 

TRAPOLIN, seul

 

Je ne sais où j’en suis, je ne sais ce que je vais faire. Où ai-je mis ces deux mille francs en or, ah ! je les portais sur moi : on me les a volés, il ne me manquerait plus que cela. Mettons-les dans le sac. Ah ! la cruelle aventure, la maudite journée !

 

 

Scène XVII

 

TRAPOLIN, DUBOIS

 

DUBOIS.

Voilà tout ce qu’il vous faut, Monsieur Trapolin : ne me donnez-vous point d’ordre pendant votre absence ?

TRAPOLIN.

Cache cette maudite manne, cache-là vite, et serre le sac dans ton bureau, je n’ai pas le loisir d’ouvrir ma caisse. Si quelqu’un vient, je serai bientôt de retour, on n’a qu’à m’attendre.

 

 

Scène XVIII

 

DUBOIS, seul

 

Il n’y a point de fortune à faire avec ces Messieurs de la Gascogne ; et si jamais je travaille pour mon compte, je n’aurai point d’affaire avec ces gens-là. Ce n’est pourtant point un vrai Gascon que ce drôle-ci, et le Fiacre dit qu’il est de Paris : je crois par ma foi que les bords de la Seine produisent quelquefois d’aussi mauvais plants que ceux de la Garonne.

 

 

Scène XIX

 

CHICANENVILLE, DUBOIS

 

CHICANENVILLE.

Est-ce vous qui êtes Monsieur Trapolin ?

DUBOIS.

Non, Monsieur, je ne suis que son Commis.

CHICANENVILLE.

Eh faites-moi parler à lui, je vous en prie.

DUBOIS.

Il n’y est pas, Monsieur : mais si vous avez quelque affaire pressée...

CHICANENVILLE.

Hé oui, de par tous les diables, elle est pressée. J’ai été volé, Monsieur, en arrivant dans cette chienne de Ville, on a pris ma malle que mon sot de valet avait derrière lui, sur son cheval.

DUBOIS.

Vous n’êtes pas le seul à qui cela arrive.

CHICANENVILLE.

Il n’y avait heureusement dedans que mes habits, mon argent et mon linge, et les papiers du procès qui m’amène ici étaient à l’arrière de ma selle, dans une petite valise : nous ne perdons guère ces effets-là de vue nous autres.

DUBOIS.

Vous êtes de Normandie apparemment, Monsieur ?

CHICANENVILLE.

Fort à votre service ; bon Gentilhomme de très ancienne race, je m’appelle Monsieur de Chicanenville ; et j’ai tant de parents dans le pays, qu’on évoque ici mes affaires.

DUBOIS.

C’est-à-dire que vous venez plaider à Paris ?

CHICANENVILLE.

Hélas oui, mon cher Monsieur, et pour plaider il faut de l’argent : on m’a volé, je ne sais comment faire.

DUBOIS.

Le cas est embarrassant.

CHICANENVILLE.

J’en dépense pourtant moins qu’un autre, et je fais mes écritures moi-même da.

DUBOIS.

C’est une grande épargne.

CHICANENVILLE.

Mais comme il faut que je fasse une consignation de six cents livres, mon Avocat, qui m’attend au Café avec un de ses amis, m’a adressé à Monsieur Trapolin, pour escompter quelques billets dont je suis porteur ; il m’a dit que c’était son négoce.

DUBOIS.

Il vous a dit vrai, Monsieur : mais il n’y est pas Monsieur Trapolin.

CHICANENVILLE.

Tant pis vraiment, je suis fort pressé.

DUBOIS.

Je pourrais bien faire votre affaire en son absence. Pour combien voulez-vous escompter de papier ?

CHICANENVILLE.

Pour deux mille livres.

DUBOIS.

Il perd moitié, je ne sais si vous le savez.

CHICANENVILLE.

Ah, ah ! moitié.

DUBOIS.

Nous le prenons à cinquante, nous vous en donnerons à quarante-neuf, tant qu’il vous plaira.

CHICANENVILLE.

J’ai mandé qu’on m’envoyât de l’argent. Sitôt que j’en aurai, je retire mon papier, je vous en avertis.

DUBOIS.

On vous le rendra à un de perte.

CHICANENVILLE.

Donnez-moi une petite reconnaissance, Monsieur le Commis, s’il vous plaît.

DUBOIS.

Une reconnaissance ! vous moquez-vous ? nous n’écrivons jamais, nous autres, nous ne prenons jamais d’autre engagement que la bonne foi.

CHICANENVILLE.

Il faut faire tout ce que vous voulez, la consignation presse.

DUBOIS.

Où sont vos billets ?

CHICANENVILLE.

Les voilà.

DUBOIS.

Je vais vous donner un sac de mille livres, que j’ai bien fait de ne pas serrer.

CHICANENVILLE.

La somme est-elle juste ?

DUBOIS.

Je viens de le compter avec Monsieur Trapolin, il n’y manque pas une obole.

CHICANENVILLE.

Adieu, Monsieur le Commis, je ne veux pas faire attendre mon Avocat, je vous remercie.

 

 

Scène XX

 

DUBOIS, seul

 

Je ne débute pas mal, à ce qu’il me semble. Monsieur Trapolin ne fait les affaires qu’à trente-neuf, et je les fais à cinquante, moi, et avec un Gentilhomme de Normandie encore, je prévois que j’irai loin. Cet excédent de profit ne devrait-il pas être pour le Commis ?

 

 

Scène XXI

 

TRAPOLIN, DUBOIS

 

TRAPOLIN.

Ah ! je n’en puis plus, j’en mourrai, mon voleur n’est point le véritable Argentac, c’est le fils d’un Cabaretier, qui depuis quinze jours s’est fait Dragon.

DUBOIS.

Ce jeune drôle-là promet beaucoup.

TRAPOLIN.

Je ne désespère pas pourtant de rattraper partie de mon affaire ; j’ai donné de l’argent à trois ou quatre de ses camarades qui le cherchent, ils le trouveront peut-être.

DUBOIS.

Oui : mais s’ils le trouvent, ce ne sera pas pour la restitution, ce sera pour le partage. Où diantre ce coquin a-t-il pris un sac de mille livres ?

TRAPOLIN.

C’est ce qu’il m’étonne, et deux mille francs en or qu’il m’a donnés.

DUBOIS.

N’est-ce point tout le Régiment qui s’est associé pour vous faire pièce ? vous avez rançonné quantité de ces Messieurs-là.

TRAPOLIN.

Voilà une aventure chagrinante. On ne peut pas beaucoup gagner sans perdre quelquefois ; et tel qui ne s’y attend pas, me remboursera de la perte.

DUBOIS.

Je viens déjà de faire une petite affaire qui commencera de vous dédommager.

TRAPOLIN.

Comment quelle affaire ?

DUBOIS.

Voilà deux mille francs de papier que je viens de troquer contre un sac de mille livres.

TRAPOLIN.

Deux mille francs de papier, c’est moitié de profit, cela n’est pas mauvais.

DUBOIS.

Je suis fort entendu : mais je suis pour le moins aussi heureux.

TRAPOLIN.

Et comment as-tu fait ? où as-tu pris de l’argent ?

DUBOIS.

Hé, morbleu, j’ai donné ce sac que vous m’aviez dit de serrer le plus heureusement du monde.

TRAPOLIN.

Tu as donné ce sac que je t’ai dit de serrer ?

DUBOIS.

Oui, Monsieur, vous n’auriez jamais deviné que j’en ferais un si bon usage.

TRAPOLIN.

Un si bon usage ? que m’as-tu fait là, traître que tu es, que m’as-tu fait là ? voilà une bonne chienne d’affaires.

DUBOIS.

Vous n’en êtes pas content ? la cervelle vous tourne au moins, cousin Trapolin.

TRAPOLIN.

Hé comment ne me tournerait-elle pas ? il y avait trois mille francs dans le sac, bourreau, il y avait trois mille francs, de quoi diantre te mêles-tu ?

DUBOIS.

Trois mille francs ! non, non, nous l’avons compté ensemble. Que diable.

TRAPOLIN.

Et j’y ai mis les deux mille francs en or, que ce coquin de Gascon m’avait donnés.

DUBOIS.

Vous y aviez mis deux mille francs en or ?

TRAPOLIN.

Hé oui, misérable, deux mille francs.

DUBOIS.

Parbleu, allez, il faut que vous ayez fait cela bien adroitement, car je ne m’en suis point aperçu.

TRAPOLIN.

Et avec qui as-tu fait ce malheureux coup-là, encore, ne le connais-tu point ?

DUBOIS.

Je sais son nom du moins, Monsieur de Chicanenville, un Gentilhomme de Normandie.

TRAPOLIN.

Chicanenville de Normandie ? mon argent est perdu, il n’y a plus de ressource.

DUBOIS.

Pardonnez-moi, il est allé au Café ici-près rejoindre son Avocat, ne perdons point de temps, nous les trouverons.

TRAPOLIN.

Nous les trouverons ? Que je suis malheureux ! toutes sortes d’accidents m’arrivent, et ce ne sera peut-être pas là le dernier de la journée.

DUBOIS.

Ne faites point de bruit de l’aventure au moins, cela nuirait à votre crédit, et au mien peut-être.

TRAPOLIN.

Demeurez ici, Jasmin, et prenez bien garde à tous ceux qui viendront me demander, qu’ils m’attendent, ou venez m’avertir au Café, chez Mustapha.

JASMIN.

Oui, Monsieur.

 

 

Scène XXII

 

JASMIN, ZACHARIE

 

ZACHARIE.

Qu’est-ce que c’est donc que ceci, il n’y a personne, la pratique ne donne pas aujourd’hui, où est monsieur Trapolin ?

JASMIN.

Le voilà qui sort avec son Commis.

ZACHARIE.

Savez-vous où il va ?

JASMIN.

Au Café, monsieur.

ZACHARIE.

Allez-vous-en lui dire de venir ici, j’ai à lui parler, et je l’attends.

 

 

Scène XXIII

 

ZACHARIE, CLAUDINE, LUCAS

 

Claudine et Lucas sont dans le fond du Théâtre.

CLAUDINE, à Lucas.

Le vela tout seul, par bonheur, j’en ferons plus aisément notre affaire ; et il vaut mieux s’adresser à stici qu’à l’autre.

LUCAS, à Claudine.

Ne va pas dire que je l’avons trouvé dans la maison, queuqu’un dirait que c’est à ly, peut-être.

CLAUDINE.

Va, va, laisse-moi faire, je ne sis pas une bête.

ZACHARIE.

Hem, plaît-il ? ah ! c’est toi, Claudine ? Avec qui es-tu là ?

CLAUDINE.

Avec un de mes cousins, Monsieur.

ZACHARIE.

Avec un de tes cousins ? hé ! qu’est-il venu faire à Paris ton cousin ?

LUCAS.

Pargué voir la couseine, Monsieur, et tarminer queuques petites affaires.

ZACHARIE.

Hé quelles affaires as-tu en ce pays-ci ?

LUCAS.

La couseine vous le dira. C’est une nature d’affaire où l’on dit que, si vous le vouliais, vous pourriais bian me rendre queuque sarvice.

ZACHARIE.

Moi ?

CLAUDINE.

Oui, Monsieur, vous-même.

ZACHARIE.

Et de quelle manière ?

LUCAS.

On me devait queuque argent, je sis allé pour le recevoir, et on ne m’a baillé que du papier.

ZACHARIE.

Tu n’es pas malheureux encore.

CLAUDINE.

À combien est-il aujourd’hui, le papier, Monsieur ? dites.

ZACHARIE.

Mais c’est selon Claudine. Est-ce pour en donner, ou pour en prendre ?

CLAUDINE.

Non, Monsieur, c’est sti du cousin, que je voudrions bian que vous ly troquissiais.

ZACHARIE.

Oh ! pour celui-là je n’en veux rien, je le prendrai au pair, pour te faire plaisir, ma chère Claudine, à condition...

CLAUDINE.

Oh ! Monsieur, ne mettez point de condition à ça, s’il vous plaît.

ZACHARIE.

Donne-moi ton papier, est-il fort ? voyons.

LUCAS.

Oh ! parguenne oui, c’est tout du plus fort, et du meilleur, il n’y a aucune déchirure.

ZACHARIE, cherchant ses lunettes.

Je te demande si la somme est grosse, la somme.

LUCAS.

La somme ? alle sera comme il vous plaira, je ne vous taxons point, vous êtres un brave homme.

ZACHARIE lit.

Les assurances que votre belle bouche m’a données de notre mariage augmentent mon amour, et ma félicité serait parfaite... Ha, ha, ha, cela est trop plaisant, par ma foi, cela vaut de l’or.

LUCAS.

De l’or, Claudine... Oh Monsieur !

CLAUDINE.

Lucas ?

ZACHARIE.

Ha, ha, ha, ha.

LUCAS.

Comme il rit ! est-ce là la sarimonie qu’il faut faire pour changer le papier en de l’argent ? dis.

ZACHARIE.

Sa simplicité me charme.

CLAUDINE.

Non, m’est avis que ça ne se fait pas comme ça.

ZACHARIE.

Ha, ha, ha, ha.

 

 

Scène XXIV

 

ZACHARIE, MADAME SARA, LUCAS, CLAUDINE

 

MADAME SARA.

Vous voilà de bien bonne humeur, de quoi riez-vous donc si fort, Monsieur Zacharie ?

ZACHARIE.

De l’ingénuité d’un cousin de Claudine ; c’est un bon paysan, comme vous voyez, qui m’apporte à escompter un billet doux.

MADAME SARA.

Un billet doux ?

ZACHARIE.

Oui, le voilà.

LUCAS.

Un billet doux, Claudeine ? C’est tout du meilleur papier, n’est-ce pas ?

MADAME SARA.

Hé qu’est-ce que c’est, que ce billet doux ? où a-t-il pris ça ?

ZACHARIE.

Je n’en ai lu encore que les premiers mots, lisons le reste.

MADAME SARA.

Mais vraiment, c’est de l’écriture de votre filleul, Monsieur Zacharie.

ZACHARIE.

Je pense que vous avez raison, je n’y prenais pas garde.

LUCAS.

Mais morgué, Monsieur, dépêchez-moi donc, qu’est-ce que ça vaut ? pour me bailler de l’argent il ne faut point tant de préambule.

ZACHARIE.

Donne-toi patience, mon ami, donne-toi patience...

Il lit.

Augmentent mon amour, et ma félicité serait parfaite, mon adorable Suzon.

MADAME SARA.

Suzon, dites-vous ? serait-ce ma nièce ?

ZACHARIE.

Votre nièce ? fi donc : il nous ferait cette perfidie ?

LUCAS.

Ça ne vient point au fait, il n’y a encore rian là qui parle d’argent, Claudeine.

ZACHARIE, lit.

Mon adorable Suzon, sans les persécutions de votre vieille extravagante de Madame Sara.

MADAME SARA.

Madame Sara ! c’est moi vraiment, je n’en saurais douter, ah le coquin !

ZACHARIE.

Et les fatigantes sollicitations de mon imbécile de parrain... Son imbécile de parrain ! ah le pendard ! comme il parle de moi.

MADAME SARA.

C’est une insulte que ces canailles-là nous font faire, je vous en avertis.

ZACHARIE.

Mademoiselle Claudine, Mademoiselle Claudine, votre cousin le paysan pourrait bien avoir cent coups de bâton, je vous en avertis.

CLAUDINE.

Je ne savons tous deux ce que c’est, je vous demandons bian excuse.

LUCAS.

Cent coups de bâton, da ! Hé parles donc, Claudeine, est-ce comme ça qu’on fait de l’argent avec du papier ? quelle peste de monnaie !

ZACHARIE.

C’est de la monnaie comme il te la faut, coquin. Voilà un plaisant billet à escompter !

LUCAS.

Lisez, lisez plus loin, Monsieur, la somme se trouvera à la fin peut-être.

ZACHARIE, lit.

Les vingt mille écus de la succession de votre oncle ne nous peuvent manquer.

LUCAS.

Je vous le disais bian, que vous trouveriais la somme.

ZACHARIE.

L’impudent sang-froid de ce coquin-là m’impatiente....

Il lit.

Il y a presque autant en or dans la petite cassette que vous me gardez. Il faut que ce coquin-là nous ait bien volés, Madame Sara ?

MADAME SARA.

Ah ! je vous en réponds.

ZACHARIE, lit.

Ne craignons point de nous déclarer, et hâtons-nous de nous délivrer de l’impunité de nos deux amants surannés.

MADAME SARA.

Amants surannés ! amants surannés ! je ne me troquerais pas pour elle assurément.

ZACHARIE.

Et vous n’avez pas tort, je ne voudrais pas changer contre lui ni de tempérament ni de figure moi.

MADAME SARA.

Vous avez bien raison.

 

 

Scène XXV

 

TRAPOLIN, ZACHARIE, MADAME SARA, CLAUDINE, LUCAS

 

TRAPOLIN.

On vient de m’avertir que vous aviez quelque chose à me dire, Monsieur.

ZACHARIE.

Oui, j’ai à vous dire, Monsieur Trapolin, que vous êtes un maître fripon, un pendard, un coquin à pendre.

TRAPOLIN.

Je n’ai jamais appris que sous vous, Monsieur mon parrain.

MADAME SARA.

Un fourbe, un traître, un scélérat, dont je ne veux plus entendre parler de ma vie.

TRAPOLIN.

J’ai bien de l’obligation à mes mauvaises qualités : mais qui peut m’attirer toutes ces invectives ? ne le sais-tu point ? dis Claudine.

CLAUDINE.

Si fait, Monsieur, c’est un billet que le cousin a trouvé ; et comme je ne savons lire ni l’un ni l’autre, j’avons prié Monsieur de le vouloir troquer contre de l’argent comme vous faites, vous.

ZACHARIE.

Encore sont-ils dans la bonne foi eux autres.

TRAPOLIN.

Hé bien ?

LUCAS.

Hé bian, votre papier ne vaut rian, Monsieur Trapolin, on ne trouve dessus que des coups de bâton et des injures, et si on appelle ça des billets doux encore.

 

 

Scène XXVI

 

SUZON, ZACHARIE, TRAPOLIN, MADAME SARA, DUBOIS, CLAUDINE, LUCAS

 

SUZON.

Je viens vous prendre pour le dîner, Monsieur Zacharie, je vous ai promis de me déterminer aujourd’hui, je vous tiendrai parole en bonne compagnie.

ZACHARIE.

Je vous en quitte, mon parti est pris, je sais à quoi m’en tenir, Madame Trapolin.

SUZON.

Qu’est-ce à dire Madame Trapolin ?

TRAPOLIN.

On sait tout, Mademoiselle Suzon.

SUZON.

Comment, on sait tout, et que sait-on, encore ?

TRAPOLIN.

Que vous m’aimez, que je vous adore, et que nous allons nous marier ensemble.

SUZON.

On sait mal, Monsieur Trapolin, et vous êtes un ignorant vous-même, je n’ai jamais été dans ce goût-là, je vous assure.

ZACHARIE.

Serait-il bien possible, charmante personne ?

SUZON.

La pluralité des voix n’est ni pour l’un ni pour l’autre, Monsieur Zacharie, voici pour qui elle se déclare, aussi bien que mon cœur. Approchez Clitandre.

 

 

Scène XXVII

 

CLITANDRE, SUZON, ZACHARIE, TRAPOLIN, CLAUDINE, MADAME SARA, LUCAS, DUBOIS

 

TRAPOLIN.

Clitandre ! que vois-je ? ah ! je suis perdu !

CLITANDRE.

Je vous l’avais bien dit, Monsieur Trapolin, que je vous enlèverais quelqu’une de vos pratiques, et que je serais payé.

TRAPOLIN, à Suzon.

Ma cassette, au moins, Mademoiselle Suzon.

SUZON.

Elle est entre les mains de Monsieur, vous lui devez de l’argent, il a des comptes à faire avec vous, il comptera les mains garnies.

TRAPOLIN.

Je suis ruiné, je suis assassiné.

CLITANDRE.

On ne vous fera point de tort : mais je me ferai justice.

MADAME SARA.

Qu’est-ce donc que tout ceci : il y a une heure que j’écoute, et je ne comprends rien...

TRAPOLIN.

C’est une tracasserie qu’on me fait, Madame Sara, mais je suis honnête homme moi, la promesse est échue, je vous tiendrai parole.

MADAME SARA.

Non, Monsieur Trapolin, vous êtes un fripon, vous me rendrez mes dix mille écus, je ne veux point de vous, et pour la promesse de mariage...

ZACHARIE.

Je l’ai endossée, Madame Sara, voulez-vous que je l’acquitte ?

MADAME SARA.

Volontiers, Monsieur : mais faisons rendre compte à votre coquin de filleul, et qu’il rentre dans le néant, d’où nous l’avons tiré.

TRAPOLIN.

Me voilà bien.

DUBOIS.

Tu voulais faire ma fortune, cousin, voilà la tienne bien dérangée : je m’en vais reprendre les livrées du Président.

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