Les Adieux au comptoir (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 9 août 1824.

 

Personnages

 

MONSIEUR DUBREUIL, marchand d’étoffes

BERNARD, jeune tapissier

MONSIEUR COTING, tailleur

UN JOCKEY, costumé à l’anglaise

FRANÇOIS, domestique

MADAME DUBREUIL

ÉLISA, fille de monsieur et madame Dubreuil

 

À Paris, dans la maison de monsieur Dubreuil.

 

Un appartement assez élégant. Porte au fond. Deux portes latérales. À droite, sur le devant, une petite table couverte d’un tapis ; du côté opposé, une table ronde, sur laquelle on sert le déjeuner.

 

 

Scène première

 

MONSIEUR DUBREUIL et MADAME DUBREUIL, sortant ensemble de la chambre à gauche

 

MONSIEUR DUBREUIL.

Mais au moins, ma femme, écoule un peu la raison !

MADAME DUBREUIL.

Non, monsieur Dubreuil, je ne veux pas que nous restions plus longtemps dans le commerce. Voilà vingt ans que je suis assise dans ce maudit comptoir, il me tarde d’en sortir.

MONSIEUR DUBREUIL.

Songe donc, ma chère amie, que nous nous y sommes enrichis.

MADAME DUBREUIL.

Raison de plus pour nous retirer, pour faire les bourgeois, pour acheter une maison à Paris et une à la campagne.

MONSIEUR DUBREUIL.

Y penses-tu ?

MADAME DUBREUIL.

Air du Ménage de Garçon.

Et pourquoi pas ? qui vous arrête ?...
Surtout, monsieur, dans un moment
Où dans Paris chacun achète
Des maisons sans avoir d’argent !

MONSIEUR DUBREUIL.

Par les acheter on commence,
Et bien des gens en font métier ;
Mais il s’en vendrait moins, je pense,
Si l’on commençait par payer.

MADAME DUBREUIL.

Eh bien ! monsieur, rien ne vous empêche de commencer par là. Et quand je pense à ce bal où nous avons été hier avec ma fille... Dieu ! que je voudrais me voir dans un salon de la Chaussée-d’Antin, sur un canapé, ou un divan ! et recevant le beau monde ; n’est-ce pas plus agréable et plus honorifique que d’être demoiselle de comptoir ou dame de boutique, aux ordres de tout le monde, astreinte à la sonnette et attachée à la demi-aune !

MONSIEUR DUBREUIL.

Et moi, qui ne suis jamais sorti de la rue Saint-Denis ! qu’est-ce que je ferai dans ton beau salon de la Chaussée-d’Antin ?

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

Pour voir des sots gonflés de leur mérite,
De jeunes fats, des docteurs de boudoir,
De gros banquiers fiers d’avoir fait faillite.
J’aime bien mieux rester dans mon comptoir.
Franchise, honneur, vertus héréditaires,
Chez ces messieurs que feriez-vous ? hélas !
Vous seriez là des plantes étrangères ;
L’air n’y vaut rien... vous n’y prendriez pas.

MADAME DUBREUIL.

Restez donc dans votre quartier, puisque vous le voulez ! mais au moins vous ne pouvez point sacrifier vos enfants ; et puisque nous avons de la fortune, j’espère que votre intention n’est pas qu’ils soient des marchands comme nous.

MONSIEUR DUBREUIL.

Si fait, parbleu ! Mon fils Didier, qui a bientôt quatorze ans, sortira dans trois ans du collège, pour entrer, non pas, comme vous le disiez, dans une école militaire, mais dans mon magasin ; il ne portera ni l’épée ni l’épaulette, il y a assez de braves sans lui ; il portera comme moi la demi-aune et sera aide de camp de monsieur son père, jusqu’à ce qu’il plaise au ciel de le taire monter en grade et de le nommer général en chef...

MADAME DUBREUIL.

Mais notre fille Élisa, qui est en âge d’être mariée, une fille charmante, qui a été élevée par moi ?...

MONSIEUR DUBREUIL.

Notre fille épousera le fils de monsieur Bernard, mon ancien ami, un des premiers tapissiers de Paris.

MADAME DUBREUIL.

Moi ! la belle-mère d’un tapissier !

MONSIEUR DUBREUIL.

Où serait le mal ? Savez-vous qu’un tapissier comme celui-là, qui a vingt mille livres de rentes assurées, vaut mieux qu’un notaire ou un avoué qui doit sa charge.

MADAME DUBREUIL.

À la bonne heure ! mais si votre fille éprouve pour ce mariage une répugnance invincible ?

MONSIEUR DUBREUIL.

Une répugnance invincible !... elle ne connaît pas son prétendu, puisque voilà dix ans qu’il est à Lyon à la tête de ma fabrique. Élisa ne pense rien de tout cela, et c’est vous qui lui mettez de pareilles idées dans la tête.

MADAME DUBREUIL.

Voulez-vous vous en rapporter à elle ? je vous promets de rester neutre.

MONSIEUR DUBREUIL.

Eh bien ! j’y consens.

Air : On dit que je suis sans malice. (Le Bouffe et le Tailleur.)

Entre nous deux qu’elle prononce ;
Mais aussi, d’après sa réponse,
L’hymen se fera sur-le-champ.

MADAME DUBREUIL.

Eh quoi ! vous voulez ?...

MONSIEUR DUBREUIL.

Oui, vraiment,
Je veux la forcer d’être heureuse.

MADAME DUBREUIL.

Dieux ! quelle tyrannie affreuse !

MONSIEUR DUBREUIL.

Eh bien ! tâchez, dès aujourd’hui,
De me tyranniser ainsi.

Mais taisez-vous ; voici ma fille.

 

 

Scène II

 

MONSIEUR DUBREUIL, MADAME DUBREUIL, ÉLISA

 

MADAME DUBREUIL, s’asseyant sur un fauteuil.

Approchez, Élisa, approchez, nous avons à vous interroger sur une affaire importante.

MONSIEUR DUBREUIL.

Oui, ma fille, et surtout réponds-nous avec franchise, car nous ne voulons que ton bonheur.

MADAME DUBREUIL.

Levez la tête, Élisa. Auriez-vous envie d’être mariée ?

ÉLISA, vivement.

Oui, maman.

Se retournant vers monsieur Dubreuil, et lui faisant la révérence.

Oui, mon papa.

MONSIEUR DUBREUIL,

C’est bien, c’est bien, voilà un empressement qui est de bon augure.

MADAME DUBREUIL.

Et voudriez-vous épouser le fils de monsieur Bernard le tapissier ?

Lui faisant signe de la tête de dire non.

ÉLISA, hésitant.

Non... non, maman.

MONSIEUR DUBREUIL.

Comment ! non ?

MADAME DUBREUIL.

Ah ! monsieur Dubreuil, permettez : vous ne devez pas l’intimider ; il faut qu’elle soit libre de répondre.

À sa fille.

Comment ! tu ne voudrais pas être la femme d’un tapissier ? te voir depuis le matin, jusqu’au soir dans une belle boutique, à mesurer des franges et à auner de la moquette ?

Lui faisant signe de la tête de dire non.

ÉLISA.

Non, maman, non, certainement.

MADAME DUBREUIL, à son mari.

Vous voyez que je ne lui fais pas dire...

À sa fille.

Est-ce que tu aimerais mieux, par hasard, un jeune homme comme il faut, qui n’aurait rien à faire toute la journée, qu’à mener promener sa femme au bois de Boulogne, en calèche ou en tilbury, qui lui donnerait des bijoux, des cachemires,

Regardant son mari avec attention.

et qui ne regarderait jamais le mémoire de la marchande de modes ?

ÉLISA, vivement.

Ah ! oui, maman ; voilà le mari qu’il me faut : et je n’en veux pas d’autre.

MONSIEUR DUBREUIL.

Et moi, morbleu ! j’entends, mademoiselle...

MADAME DUBREUIL.

Vous le voyez, malgré nos conventions, vous allez vous emporter.

MONSIEUR DUBREUIL.

Non pas ; mais qu’elle voie au moins celui que je propose. Voici trois jours que Bernard est arrivé de Lyon ; ses premiers moments ont été donnés à sa famille et à ses affaires ; mais maintenant il nous appartient ; et je vous préviens que tantôt nous l’avons à dîner, pour que vous fassiez connaissance.

MADAME DUBREUIL.

Eh ! mon Dieu ! nous le connaissons de reste, par tout le bien que vous nous en disiez.

Air du vaudeville Les Amazones.

C’est un garçon honnête et raisonnable,
Plein de bonté, d’esprit et de vertus.

ÉLISA.

D’un caractère aussi joyeux qu’aimable.

MONSIEUR DUBREUIL.

Eh bien, morbleu ! que vous faut-il de plus ?
Esprit, gaieté, prudence, bonté d’âme,
Que de vertus !... En voilà, Dieu merci !
C’est de quoi faire un héros... et madame
N’y trouve pas de quoi faire un mari !

MADAME DUBREUIL.

Oui, monsieur ; parce que je ne veux pas sacrifier ma fille, parce que nous ne sommes point faites pour subir continuellement l’humiliation du comptoir.

MONSIEUR DUBREUIL.

L’humiliation du comptoir !... Ah çà ! ma chère Jeannette...

MADAME DUBREUIL.

Ah ! Jeannette !...

MONSIEUR DUBREUIL.

Dame ! c’était votre nom, quand je vous ai épousée...

On sonne.

Et, tenez, tenez, vous qui n’êtes point faite... entendez-vous la sonnette ? voilà du monde qui arrive. Allons, ma fille, ma femme, à votre poste.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR DUBREUIL, MADAME DUBREUIL, ÉLISA, COTING

 

COTING.

Pardon d’entrer jusqu’ici, n’ayant trouve personne au magasin...

MONSIEUR DUBREUIL.

C’est nous, monsieur, qui vous faisons nos excuses... Ma femme, une chaise à monsieur.

MADAME DUBREUIL, à part.

Dieux ! être obligée d’être honnête avec tous ces gens-là !

COTING.

Ne vous donnez pas la peine, je viens acheter quelques pièces de velours... Sans me connaître, vous avez peut-être entendu parler de moi : je suis monsieur Coting, un des premiers tailleurs de Paris.

Air : Le briquet frappe la pierre. (Les Deux Chasseurs.)

Mais dans le siècle où nous sommes,
Souvent les tailleurs, hélas !
Ne trouvent que des ingrats !
C’est nous qui faisons les hommes...
Un tel... n’est qu’un ignorant,
Grâce au bel habit qu’il prend,
On l’écoute en l’admirant.
À qui doit-il cette gloire ?
À qui doit-il son esprit ?
Il le doit à son habit...
Et quand je vois son mémoire,
Cet habit... dieux ! quelle horreur !
Il le doit à son tailleur.

Vous savez que j’ai inventé l’étoffe qui porte mon nom, et qui a eu tant de vogue l’hiver dernier ; et je viens vous consulter sur une espèce de velours que je voudrais créer, et que vous auriez la bonté de faire fabriquer. J’ai là des échantillons.

Pendant qu’il ôte ses gants.

Vous avez ici un petit local charmant.

MONSIEUR DUBREUIL.

Oui, c’est notre arrière-boutique, que ma femme a voulu que je fisse arranger en salon,

Montrant la porte du fond.

Et qui a une sortie particulière sur la rue.

COTING.

C’est fort propre ; mais si vous venez chez moi, vous verrez, c’est tout en glace. De sorte que, quand un client essaie un habit, il le voit double.

MONSIEUR DUBREUIL, à part.

Et il le paie de même...

Haut.

Eh bien ! monsieur, vos échantillons ?...

COTING, prenant plusieurs papiers.

M’y voici ; non, c’est un billet de monsieur le comte de Saint-Edmond !

MADAME DUBREUIL.

Saint-Edmond ?

COTING.

Vous le connaissez ?...

MADAME DUBREUIL.

De réputation ; ce jeune homme si aimable, si brillant...

ÉLISA.

L’oracle du goût et de la mode.

MADAME DUBREUIL.

On nous en a beaucoup parlé dans toutes les sociétés où nous allons.

Bas à monsieur Dubreuil.

Voilà le gendre qu’il vous faudrait.

COTING.

Moi, je ne le connais pas, impossible de le joindre ; mais je connais son papier, et j’ai là une lettre de change passée à mon ordre, pour laquelle je me suis mis en règle...

Prenant d’autres papiers.

Ah ! tenez, vous voyez ces deux nuances, ce velours noir et ce velours blanc ; je voudrais... cela va vous étonner, mais moi, je suis un de ces génies créateurs qui visent à l’originalité... je voudrais combiner ensemble ces deux couleurs hétérogènes, et en faire jaillir une autre.

MONSIEUR DUBREUIL.

C’est déjà fait.

COTING.

Comment ?

MONSIEUR DUBREUIL.

Nous avons le gris, le gris de souris, le gris perle...

COTING.

C’est dommage ; mais c’est égal, gardez-moi le secret ; vous pouvez toujours dire que c’est moi qui l’ai inventé.

Air : J’ai vu le Parnasse des dames. (Rien de trop.)

Par l’invention, moi, je brille ;
Aussi, je ferai mon chemin.

DUBREUIL, lui montrant la boutique.

Par ici... ma femme et ma fille
Vont vous conduire au magasin.
J’ai plus d’une étoffe nouvelle
Dont on admire la couleur ;
Et là, vous pourrez choisir celle
Dont vous voulez être l’auteur.

COTING, sortant avec Élisa.

C’est on ne peut pas plus honnête.

MADAME DUBREUIL, à Coting.

Je vous suis, monsieur...

À monsieur Dubreuil.

Et quant à votre monsieur Bernard, ne nous en parlez plus ; car nous le détestons maintenant plus que jamais.

On sonne.

Allons, encore du monde. Voilà, voilà ; on y va !

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR DUBREUIL, seul

 

Dieux ! qu’un père de famille a de mal ! et qu’il y a une chose difficile au monde ! c’est de faire entendre raison à sa femme ; car ma fille, cette pauvre Élisa, n’a pas de volonté, et serait, j’en suis sûr, toute disposée à m’obéir, si on ne lui montait pas l’imagination... Hein ! qui vient là ? c’est ce pauvre Bernard, mou gendre en expectative.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR DUBREUIL, BERNARD

 

MONSIEUR DUBREUIL.

Bonjour, mon garçon ; qu’est-ce qui l’amène si matin ?

BERNARD.

Je n’ai pas ou la patience d’attendre jusqu’au dîner, parce que j’avais à vous raconter quelque chose de si étonnant... Mon père en a été dans l’enchantement, et il en sera de même devons, j’en suis sûr, parce que vous êtes un si brave homme, un si honnête homme...

MONSIEUR DUBREUIL.

Ce n’est pas de moi qu’il s’agit, mais de toi. Allons, vite, dis-moi ce qui t’arrivé.

BERNARD.

Voyez-vous, quand j’étais à Lyon, mon père m’écrivait toutes les semaines : « Sois bon sujet, et monsieur Dubreuil te donnera sa fille. » Vous-même, quand vous veniez, vous m’en disiez autant, et vous conviendrez que cela monte la tête d’un jeune commis-marchand, qui a dix-huit ans et de l’imagination... de sorte que, sans connaître mademoiselle Élisa, et sans l’avoir jamais vue, j’en étais déjà amoureux sur parole.

MONSIEUR DUBREUIL.

Il n’y a pas de mal, jusqu’à présent.

BERNARD.

Ah ! bien oui ! tout cela était bel et bon de loin : mais je n’ai pas été deux jours à Paris que ça n’était plus ça.

MONSIEUR DUBREUIL.

Qu’est-ce à dire ?

BERNARD.

Hier au soir, j’ai été au bal chez un riche banquier, avec qui mon père a des relations d’affaires. Dieux ! quel coup d’œil !

Air de Marianne. (Dalayrac.)

Chez nous au bal ou aime à rire,
C’est là que règne la gaieté :
Mais à Paris, sans se rien dire,
On s’amuse avec gravité.
Malgré l’orchestre aux sons joyeux,
Chacun dansait, et d’un air sérieux !
Et les messieurs ! il faut les voir !
Pour être gai, tout le monde est en noir ;
En voyant un pareil négoce,
Surtout leur sombre vêtement,
On dirait d’un enterrement
Qui se trouve à la noce.

Aussi, moi, qui n’y étais pas, j’allais me retirer, lorsque je vois entrer, avec sa mère, une jeune personne qui avait une physionomie si douce et si jolie, que, crac ! au premier coup d’œil, voilà la tête et le cœur qui sont partis.

MONSIEUR DUBREUIL.

Allons, il ne manquait plus que cela, le voilà amoureux !

BERNARD.

Oh ! amoureux en plein ! Et vous sentez bien que je pensais déjà à vous et à mon père, et que je me faisais de fameux reproches, sans compter les remords qui allaient leur train, lorsqu’au moment où ces dames venaient de partir, quelqu’un les a nommées devant moi, et jugez de ma surprise ! c’étaient madame Dubreuil et mademoiselle Élisa, votre femme et votre fille...

MONSIEUR DUBREUIL.

Il se pourrait !... Hier, en effet, elles ont été au bal.

BERNARD.

Hein ! quelle rencontre ! et quel bon hasard ! Tomber ainsi amoureux de sa femme ! car je l’aimais d’avance. Je l’adore maintenant... je l’aimerai toujours. Je n’en ai pas dormi de la nuit ; j’en ai la fièvre.

MONSIEUR DUBREUIL.

Air du vaudeville de La Somnambule.

Je ne sais pas s’il faut ou non te plaindre ;
Mais ça va mal, mon cher, pour tes amours.

BERNARD.

Que dites-vous ! quel malheur faut-il craindre ?
Ai-je un rival ?... parlez vite, j’y cours.
Si je n’ai pas, pour celle qui m’enchante,
Assez d’esprit pour la bien mériter,
J’aurai, du moins, si quelqu’un se présente.
Assez de cœur pour la lui disputer.

MONSIEUR DUBREUIL.

Voyez-vous, quelle bonne tête !... Eh ! non, ce n’est pas cela, c’est ma femme et ma fille qui détestent les commerçants et le commerce, et qui ne veulent pas entendre parler de ce mariage.

BERNARD.

Qu’est-ce que vous me dites là ! moi qui ne peux plus être heureux qu’avec mademoiselle Élisa !... D’ailleurs, est-ce que vous n’êtes pas le maître chez vous ? Est-ce que vous ne pouvez pas dire : « Je le veux ? »

MONSIEUR DUBREUIL.

Oui, sans doute ; mais qu’en arrivera-t-il ? ma femme criera à la tyrannie, au despotisme, et ma fille, qui est déjà mal disposée, t’en aimera encore moins.

BERNARD.

Vous avez raison ; mais alors quel parti prendre ?

MONSIEUR DUBREUIL.

Ce n’est pas facile ! sans les heurter de front, trouver quelque moyen d’arriver à notre but. Il faudrait tâcher de plaire à ma femme et à ma fille. Hier, comment as-tu été accueilli ?

BERNARD.

Fort bien. Mademoiselle Élisa avait un air si aimable ! Et pour madame sa mère...

Air : Du partage de la richesse. (Fanchon la vielleuse.)

Elle observait mon genre et ma méthode,
Car pour ce bal mon père avait voulu
Que l’on me fil un costume à la mode :
Ainsi, jugez comme j’étais vêtu.
Dans ce salon ils étaient tous si drôles :
Mais un surtout que de loin j’aperçois ;
Je m’en approche en haussant les épaules,
Et le miroir m’apprend que c’était moi.

Il est vrai qu’il n’y avait pas là un cavalier qui fût plus ridicule. Aussi tout le monde m’admirait.

MONSIEUR DUBREUIL.

À merveille. Voilà un commencement. Pour continuer, il faut t’en aller sur-le-champ, car ma femme aime les élégants, les gens à la mode ; et tout serait perdu si elle le voyait accoutré de la sorte.

BERNARD.

Dame ! c’est pour le malin, mon costume de travail.

MONSIEUR DUBREUIL.

Va mettre ion bel habit, ta chaîne d’or, le lorgnon, et reviens sur-le-champ.

BERNARD.

À quoi bon ?

MONSIEUR DUBREUIL.

À quoi bon ? Nous verrons après. Cela ne te regarde pas ; et quoi qu’il arrive, aie soin de ne me contrarier en rien, de me laisser l’aire, et de toujours dire comme moi.

BERNARD.

C’est dit.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR DUBREUIL, seul

 

Diable ! moi, qui n’ai jamais été bien fort, me trouver ainsi, à mon âge, et pour la première fois de ma vie, à la tête d’une intrigue ! Je ne sais pas trop comment je m’en tirerai ; d’autant que d’ordinaire ce ne sont pas les pères qui se mêlent de ces choses-là. Mais c’est pour le bonheur de ma fille ; et puis, avec ma femme, ça m’épargne une querelle ; et, en ménage, c’est une économie qu’on n’est pas fâché de faire. Il y a tant d’autres occasions de dépenses... Hein ! qui vient là ? un jockey anglais...

 

 

Scène VII

 

MONSIEUR DUBREUIL, UN JOCKEY

 

LE JOCKEY.

Est-ce ici monsieur Dubreuil, un marchand d’étoffes ?

MONSIEUR DUBREUIL.

Oui, mon ami.

LE JOCKEY.

Je viens de la part de mon maître, monsieur le comte de Saint-Edmond.

MONSIEUR DUBREUIL.

Ah ! monsieur de Saint-Edmond, rue de la Chaussée-d’Antin ?

LE JOCKEY.

Oui, monsieur.

MONSIEUR DUBREUIL, à part.

C’est celui dont ma femme me parlait tout à l’heure...

Haut.

Qu’y a-t-il pour son service ?

LE JOCKEY.

Il vous prie de passer demain matin chez lui ; c’est pour un nouvel ameublement dans son petit salon.

MONSIEUR DUBREUIL.

C’est bien ; mais encore faudrait-il savoir... est-il là avec toi, dans sa voiture ?

LE JOCKEY.

Non, monsieur ; mon maître déjeune en ville ; Je viens de le conduire, et je ne dois aller le reprendre que dans trois heures avec la voiture.

MONSIEUR DUBREUIL.

Dans trois heures...

À part.

Ah ! mon Dieu, quelle idée ! voilà mon plan qui m’arrive...

Haut.

Dis-moi, mon garçon, tu m’as l’air d’un garçon intelligent ?

LE JOCKEY.

Dame ! monsieur, je fais mon étal de jockey anglais du mieux que je peux.

MONSIEUR DUBREUIL.

Et tu es bien attaché à ton maître ?

LE JOCKEY.

Monsieur sait ce que c’est : un jeune homme à la mode, qui a une très grande fortune... on a toujours un attachement proportionné.

MONSIEUR DUBREUIL.

C’est juste ; et si, malgré ta fidélité, on te proposait de le quitter ce matin ?

LE JOCKEY.

Comment ! monsieur ?

MONSIEUR DUBREUIL.

Pour trois heures seulement,

Lui donnant de l’argent.

Et moyennant vingt francs par heure...

LE JOCKEY.

À ce prix-là, monsieur, je servirais vingt maîtres à la fois ; voyons, que faut-il faire ?

MONSIEUR DUBREUIL, le tire à l’écart et lui parle bas.

Tais-toi ! c’est ma femme.

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR DUBREUIL, LE JOCKEY, MADAME DUBREUIL

 

MADAME DUBREUIL, à part.

L’ennuyeux personnage ! j’ai cru qu’il ne s’en irait jamais. Et cet autre, un petit bourgeois qui me fait déployer vingt pièces d’étoffe sans rien acheter ! Il est bien dur, quand on a vingt-cinq mille livres de rente, d’obéir à des gens qui n’ont peut-être pas un écu dans leur poche, et qui se donnent encore les airs de marchander.

LE JOCKEY, à monsieur Dubreuil.

Il suffit, monsieur, je comprends.

Il sort.

MADAME DUBREUIL.

Eh bien ! mon mari, en finirez-vous aujourd’hui ? et quand comptez-vous déjeuner ?

MONSIEUR DUBREUIL.

M’y voici, ma chère amie ; c’est que je terminais ici un article important.

MADAME DUBREUIL.

Vraiment ! quel était ce jockey ?

MONSIEUR DUBREUIL.

Celui de monsieur le comte de Saint-Edmond, dont tu me parlais tout à l’heure ; il m’annonçait que son maître allait venir ce matin choisir des étoffes.

MADAME DUBREUIL.

Il se pourrait ! moi qui avais tant d’envie de le connaître !... Ah ! mon Dieu ! dans quel état est ce salon !...

Appelant.

François ! François ! holà ! quelqu’un. Ma fille, ma chère Élisa !...

 

 

Scène IX

 

MONSIEUR DUBREUIL, MADAME DUBREUIL, FRANÇOIS, puis ÉLISA

 

MADAME DUBREUIL.

Accours donc, ma chère amie... Tu ne sais pas une nouvelle... Monsieur de Saint-Edmond qui va venir... Eh ! vite, François, rangez ce salon.

FRANÇOIS.

Et le déjeuner qui était prêt ?

MADAME DUBREUIL.

Vous le servirez tout à l’heure... nous attendons auparavant une visite.

FRANÇOIS.

C’est donc cela qu’il y a là un beau jeune homme qui vous demande ?

MADAME DUBREUIL.

Et vous l’avez fait attendre !... qu’il entre vite, François... et n’oubliez pas de l’annoncer, comme cela se fait toujours.

FRANÇOIS.

Comment ! madame ?

MADAME DUBREUIL.

Eh oui... vous entrerez le premier en disant : « Monsieur de Saint-Edmond. »

MONSIEUR DUBREUIL, à part.

Elle fait bien d’y songer... j’avais oublié le plus essentiel.

François sort.

MADAME DUBREUIL.

Mais, j’y pense maintenant... dans quel négligé me voilà !

ÉLISA.

Que je suis contente !... que j’ai bien fait de mettre ce matin cette robe !...

MONSIEUR DUBREUIL, à part.

C’est ça... la tête est partie... voilà toutes les girouettes en mouvement.

Les deux dames arrangent leur toilette devant la glace.

 

 

Scène X

 

MONSIEUR DUBREUIL, MADAME DUBREUIL, ÉLISA, FRANÇOIS, puis BERNARD

 

FRANÇOIS, entrant et annonçant à haute voix.

Monsieur de Saint-Edmond.

BERNARD, regardant monsieur Dubreuil.

Qu’est-ce qu’il dit donc ?

MONSIEUR DUBREUIL, allant à lui.

Salut à monsieur de Saint-Edmond.

BERNARD, bas.

Il paraît que c’est mon nom.

MONSIEUR DUBREUIL, de même.

Oui, sans doute.

Haut.

Je suis trop heureux de recevoir l’homme le plus à la mode de Paris...

Bas.

Tu es un élégant, entends-tu ? et tiens-toi droit...

BERNARD, de même.

Soyez tranquille... vous allez voir, rien que le salut...

S’avançant près des dames, et les saluant, la tête entre les deux épaules.

Belles dames, j’ai l’honneur d’être le vôtre, autant que possible.

MADAME DUBREUIL et ÉLISA, faisant la révérence.

Monsieur...

ÉLISA, levant les yeux, bas à sa mère.

Ah ! mon Dieu ! maman... c’est ce monsieur d’hier avec qui j’ai dansé, et qui ne nous a pas quittées de tout le souper.

MADAME DUBREUIL.

Comment ! il se pourrait !... il était donc au bal incognito ?

BERNARD, les lorgnant.

Il me semble, autant que le bon ton me permet d’y voir... que j’ai déjà eu le plaisir de rencontrer ces dames ?

MADAME DUBREUIL.

Mais, oui, monsieur... nous avons passé hier la soirée ensemble.

BERNARD.

Est-ce hier ?... eh ! oui, rue Lepelletier... un bal de banquier ; une cohue... moi, je n’y vais jamais... aussi, je n’étais pas invité... je n’y connais personne... c’est un ami qui m’y a amené.

MADAME DUBREUIL.

Il me semble cependant que le bal...

BERNARD.

Ah ! laissez donc...

Air : Sans mentir. (Les Habitants des Landes.)

Oui, le luxe et l’opulence
Éblouissent tous les yeux ;
Mais chez les gens de finance,
Tous les bals sont ennuyeux.
Terpsichore craint l’approche
Des Crésus prompts à glisser,
Et dit, en voyant leur poche,
Où tant d’or vient s’entasser :
« C’est trop lourd (Bis.) pour bien danser. »

Et puis, quelle société !... je n’y ai rencontré que deux personnes véritablement dignes de mes hommages... aussi, je ne les ai pas quittées... et j’étais loin de m’attendre aujourd’hui au plaisir de les revoir.

ÉLISA, bas à sa mère.

Qu’il est aimable et galant !

MADAME DUBREUIL.

Eh bien ! monsieur Dubreuil, vous l’entendez... vous voyez que les gens comme il faut se reconnaissent partout.

BERNARD.

Du premier coup d’œil... Je vous défie d’entrer dans un salon, sans être remarquée...

MADAME DUBREUIL, à part.

Comme tout ce qu’il dit est de bon ton !

François apporte le déjeuner.

BERNARD.

Comment !... vous n’avez point encore déjeuné ? à onze heures !... mais c’est comme moi... c’est tout à fait bon genre.

MADAME DUBREUIL.

Oui, monsieur, c’est notre habitude.

MONSIEUR DUBREUIL.

Excepté qu’aujourd’hui nous avons deux heures de retard... mais si vous voulez sans façon être des nôtres ?

BERNARD.

Comment donc !... mais très volontiers.

MADAME DUBREUIL, bas à son mari.

Qu’est-ce que vous faites ?... nous n’avons personne... François est si maladroit pour servir !

MONSIEUR DUBREUIL.

Eh bien ! monsieur n’a-t-il pas ses gens ?

BERNARD, à part.

Mes gens !... qu’est-ce qu’il dit donc ?

MONSIEUR DUBREUIL, à Bernard.

Tenez, justement, voici votre jockey.

 

 

Scène XI

 

MONSIEUR DUBREUIL, MADAME DUBREUIL, ÉLISA, FRANÇOIS, BERNARD, LE JOCKEY, en grande livrée

 

LE JOCKEY, s’adressant à Bernard.

Je viens savoir les ordres de monsieur.

BERNARD, bas à Dubreuil.

Dites donc... il se trompe de maître.

MONSIEUR DUBREUIL, de même.

Va toujours, c’est convenu.

BERNARD, au jockey.

Mais, mon cher, comme vous voudrez... je crois que vous pouvez attendre.

ÉLISA, à la fenêtre.

Dieux ! quel joli tilbury !

LE JOCKEY.

C’est la voiture de mon maître.

BERNARD, bas à Dubreuil.

Ma voiture !... c’est encore convenu ?

MONSIEUR DUBREUIL, de même.

Eh ! oui, oui...

Haut.

Allons, asseyez-vous.

BERNARD, après avoir pris place à la table, et cherchant un nom.

Monsieur... John... Williams, mon jockey... servez-nous à table.

MONSIEUR DUBREUIL.

Monsieur, nous sommes flattés de voir que vous ayez bien voulu partager le déjeuner de famille.

BERNARD.

Je suis trop heureux d’y être admis, et tout mon bonheur serait à mon tour de pouvoir vous recevoir chez moi.

MADAME DUBREUIL.

Monsieur, ma fille et moi... sommes infiniment flattées...

Bas à son mari.

Je vous le demande, monsieur, est-il possible d’être plus honnête ?

MONSIEUR DUBREUIL.

Vous le trouvez donc...

MADAME DUBREUIL.

Charmant !...

Au jockey.

Je vous demanderai une tasse.

MONSIEUR DUBREUIL, souriant.

Vraiment...

À part.

Allons, allons, je suis enchanté de ma ruse ; et pour la première fois que je m’en mêle, ça ne va pas mal.

 

 

Scène XII

 

MONSIEUR DUBREUIL, MADAME DUBREUIL, ÉLISA, BERNARD, autour de la table, et déjeunant, LE JOCKEY, debout, occupé à les servir COTING, entrant par la porte du magasin

 

COTING.

Je suis désolé... de vous déranger encore... je ne vous dis qu’un mot, et je m’esquive.

Monsieur Dubreuil se lève de table, et va causer avec lui à l’autre bout du théâtre.

MADAME DUBREUIL, à Bernard.

Ne faites pas attention, c’est un chaland... ça n’en vaut pas la peine.

COTING, à monsieur Dubreuil.

Ce velours gris perle me paraît bien... j’en prendrai quatre pièces pour commencer... pour le surplus...

MADAME DUBREUIL, à qui Bernard a parlé bas pendant ce temps.

C’est charmant ! Dieux ! qu’il a d’esprit !... On avait bien raison de nous vanter monsieur de Saint-Edmond.

COTING, haut.

Hein !... qu’est-ce que c’est ?... quel nom ai-je entendu ? Comment !... monsieur serait ?...

ÉLISA.

Monsieur de Saint-Edmond lui-même.

COTING.

En effet... je reconnais son jockey... celui qui me renvoyait toujours.

Haut à Bernard.

Plusieurs fois, monsieur, je me suis présenté à votre hôtel, sans vous rencontrer.

BERNARD.

À mon hôtel !...

À part.

C’est encore quelque incident arrangé par le beau-père.

COTING.

Votre domestique, ici présent, m’a toujours dit que vous n’étiez pas visible.

BERNARD, à part.

Ce gaillard-là joue bien son rôle...

LE JOCKEY, à Coting.

C’est vrai, monsieur... mais j’avais des ordres...

COTING.

Que j’ai toujours respectés... je suis Coting... Coting, tailleur... Et, puisque je vous trouve, voici une petite lettre de change, acceptée par vous, et passée à mon ordre.

MONSIEUR DUBREUIL, à part.

Eh ! mon Dieu !... je n’avais pas pensé à celui-là... ce que c’est, quand on commence !

BERNARD, à part.

C’est bien cela... Tous les jeunes gens à la mode ont des créanciers... et le beau-père m’en a trouvé un.

Haut à Coting.

Eh bien ! mon cher, qu’est-ce que cela ?... une lettre de change !... est-ce que cela me regarde ? est-ce que je peux me mêler de tout ?... c’est moi qui les fais, c’est déjà bien assez... mais ce n’est pas moi qui les paie... Voyez mon homme d’affaires... Est-ce que vous me prenez pour un bourgeois ?

COTING.

Non, monsieur ; je sais bien la différence... Les bourgeois paient eux-mêmes... mais c’est que je me suis mis en règle... Il y a contrainte par corps ; et je serais désolé, pour si peu de chose, de causer du désagrément à monsieur...

MONSIEUR DUBREUIL, à part.

Ah ! mon Dieu !... tout va se découvrir.

COTING.

Et de le faire mettre en prison.

MADAME DUBREUIL et ÉLISA.

En prison !...

BERNARD, aux dames.

Taisez-vous donc... ça n’est pas possible... je ne découche jamais.

À Coting.

De quoi est-il question ?... de mille écus ?

COTING.

Du tout, monsieur... d’une misère de cinq cents francs.

BERNARD, toujours à table.

Et c’est pour cela que vous me rompez la tête ?... Tenez, entendez-vous là-dessus avec monsieur Dubreuil, nous sommes en compte courant... et il va vous solder.

À madame Dubreuil.

Je vous demanderai un peu de crème.

MONSIEUR DUBREUIL.

Comment ! morbleu !... y pensez-vous... payer cinq cents francs !

MADAME DUBREUIL, versant de la crème à Bernard.

Sans doute, mon ami, vous ne pouvez refuser à monsieur de Saint-Edmond.

BERNARD.

Certainement ; qu’est-ce que cela vous coûte ?

MONSIEUR DUBREUIL.

Ce que ça me coûte ?... c’est que vous croyez plaisanter... mais je suis dans ce moment-ci dans une position...

À part.

Mais renoncer à une ruse qui va si bien...

On entend sonner. Haut à sa femme.

Allez donc vite...

Bas.

Et puis d’ailleurs le véritable Saint-Edmond paiera peut-être.

On sonne encore. Haut.

Mais allez donc, madame !

MADAME DUBREUIL, se levant de table.

Excusez, monsieur...

BERNARD.

Faites, madame... je sais bien ce que c’est que le commerce.

MADAME DUBREUIL, à part.

Ah ! si celui-là s’avise de marchander, il sera bien venu.

Elle sort.

MONSIEUR DUBREUIL, à Coting.

Monsieur, passons dans mon cabinet... nous allons régler cela.

Bas à Bernard.

Je te laisse quelques minutes avec ta prétendue... profile des moments, car ils sont chers.

Il entre avec Coting dans le cabinet à droite.

 

 

Scène XIII

 

BERNARD, ÉLISA, LE JOCKEY

 

ÉLISA, à part.

Et mon papa qui me laisse avec lui !... Qu’est-ce que je vais lui dire ?

BERNARD, à part.

Le beau-père a raison... c’est l’instant ou jamais de me déclarer.

ÉLISA.

Vous disiez, monsieur, que vous étiez venu pour voir des étoffes ?... Je vais, si vous le voulez, vous conduire au magasin.

BERNARD.

Tout à l’heure...

Au jockey qui sort.

Williams, allez à votre cheval.

À Élisa.

Dans ce moment, j’ai le temps d’attendre.

ÉLISA.

C’est que j’ai peur que vous ne vous ennuyiez avec moi... Je ne vais pas souvent dans le monde, et je ne suis pas au fait de ses usages.

BERNARD.

Tant mieux... Vous ignorez combien le grand monde est ennuyeux !... Je ne dirais pas cela devant votre mère, qui s’en est fait des idées magnifiques ; mais il n’y a pas encore bien longtemps que j’y suis... et j’en ai déjà assez.

ÉLISA.

Il se pourrait !

BERNARD.

Au premier coup d’œil, ça paraît agréable de briller, de se promener, de n’avoir rien à faire... mais si vous saviez, au bout de quelque temps, comme la journée est longue !

Air : Il me faudra quitter l’empire. (Les Filles à marier.)

Au boulevard, voyez sur une chaise

Plus d’un confrère, hélas ! tout endormi !
Pour échapper à l’ennui qui lui pèse,
Il monte en vain sur un léger whisky,
L’ennui s’élance et galope avec lui ;
Puis à la Bourse en revenant il passe,
Ou bien au jeu se livre avec ardeur,
Implorant comme une faveur
Quelque chagrin qui le délasse
De la fatigue du bonheur.

Ah ! si j’avais suivi mes premiers projets, je n’en serais pas là... j’avais de l’argent, des capitaux assez considérables, je me serais mis dans le commerce.

ÉLISA.

Vous ?... dans le commerce !

BERNARD.

Et pourquoi pas ? moi, je me fais une idée charmante d’une vie utile et occupée ; je me vois avec ma femme, au milieu de mes vastes magasins.

ÉLISA.

Votre femme ! vous vous seriez donc marié ?

BERNARD.

Sans doute ; ne fût-ce que pour partager mou bonheur ! Dans l’état que j’aurais pris, tous les moments n’auraient pas été donnés au travail. Après une matinée utilement employée, cinq heures arrivent, la caisse et le registre sont fermés ; libre de tous soins, content de soi-même et des autres, quelle douce gaieté anime le repas ! Le soir, on va chercher avec sa femme un spectacle amusant ; ou bien l’on va dans quelques sociétés, chez de bons amis, qui sont enchantés de vous voir ; et, dans la belle saison, on a, près de Paris, une maison de campagne charmante, où l’on va passer les fêtes et les dimanches. On a même la demi-fortune ou le char-à-bancs qui vous transporte gaiement et en famille ; ajoutez à cela l’amour qui embellit tout, et vous verrez qu’un brave et honnête marchand qui a de la considération, une bonne femme et de la fortune, est encore, de tous les bourgeois de Paris, celui qui a l’état le plus heureux.

ÉLISA.

C’est pourtant vrai ; je n’avais jamais pensé à tout cela.

BERNARD.

Mais, pour ce beau projet, il faut d’abord une femme qu’on aime, et dont on est aimé.

Air du vaudeville de La Volière de frère Philippe.

Premier couplet.

Trouver une femme que j’aime,
N’est pas difficile, je crois.

ÉLISA.

Vous avez fait un choix ?

BERNARD.

Je veux vous le dire à vous-même.

Faisant un geste.

Mais écoutez... n’entends-je pas
Vers nous revenir votre père ?
Je crois, hélas !
Qu’il faut me taire.

ÉLISA.

Non, non, monsieur, l’on ne vient pas.

Deuxième couplet.

BERNARD.

C’est pour vous que mon cœur soupire.

ÉLISA, parlant.

Ô ciel !

BERNARD.

Et je ne dois plus vous revoir,
À moins pourtant qu’un mot d’espoir...

ÉLISA, baissant les yeux.

Quoi !... faut-il donc ici vous dire...
Mais écoutez... n’entends-je pas
De ce côté venir ma mère ?
Je crois, hélas !
Qu’il faut me taire.

BERNARD.

Non, non, vraiment, l’on ne vient pas.

On entend sonner.

MADAME DUBREUIL, appelant.

Élisa, Élisa...

ÉLISA.

Vous voyez bien, monsieur.

BERNARD.

Encore un instant, je ne vous demande qu’un seul mot...

On entend sonner.

ÉLISA.

Impossible, puisque maman m’appelle.

Elle sort.

 

 

Scène XIV

 

BERNARD, seul

 

Elle me quitte ; mais c’est égal, je crois maintenant que mes affaires sont bien avancées.

 

 

Scène XV

 

BERNARD, COTING, puis MONSIEUR DUBREUIL

 

COTING, sortant du cabinet de monsieur Dubreuil et saluant.

C’est très bien, voilà qui est arrangé.

À Bernard.

Je suis payé, monsieur, je vous salue et je m’esquive, car on m’attend.

Il sort par le fond.

BERNARD, regardant autour de lui.

Qu’est-ce qu’il dit donc, qu’il est payé ? c’est inutile, puisqu’il n’y a là personne.

MONSIEUR DUBREUIL, sortant du cabinet.

Eh bien ! mon garçon, comment cela va-t-il ?

BERNARD.

À merveille ; mais il faut convenir aussi que vous vous y entendez joliment ; tous les incidents ont été disposés avec un art, surtout une progression !... ce jockey d’abord, puis le tilbury, et enfin ce créancier que vous avez inventé, c’était le coup de maître.

MONSIEUR DUBREUIL.

Comment ! que j’ai inventé ? C’est charmant. Il croit toujours que c’est pour rire. Apprenez, monsieur, que cette invention-là m’a coûté cinq cents francs, et qu’à la rigueur je devrais rabattre sur la dot... Mais ne parlons pas de cela. Tu es donc content de ton entretien ?

BERNARD.

Je suis dans l’enchantement ; j’ai fait ma déclaration, et, à moins que l’habit que je porte ne me donne déjà de la fatuité, il me semble que je suis payé de retour.

MONSIEUR DUBREUIL.

Vraiment ? Eh bien ! il ne faut pas perdre de temps, et porter les derniers coups. Tu aimes ma fille, tu en es aimé, c’est très bien, je vais déranger tout cela.

BERNARD.

Comment ! monsieur ?

MONSIEUR DUBREUIL.

Eh ! oui, je vais tout rompre.

BERNARD.

Mais, monsieur Dubreuil, je ne souffrirai pas...

MONSIEUR DUBREUIL.

Et si tu me contraries, tu ne l’auras pas... Voici ma femme et ma fille, entre dans ce cabinet, écoute, ne dis mot, et laisse-moi faire.

Bernard veut insister, Dubreuil le pousse dans le cabinet à droite et revient.

 

 

Scène XVI

 

MONSIEUR DUBREUIL, MADAME DUBREUIL, ÉLISA, BERNARD, dans le cabinet

 

MADAME DUBREUIL, à Élisa.

Comment ! ma fille, il serait amoureux de toi !... que me dis-tu là ?

ÉLISA.

Oui, maman, je vous assure...

À monsieur Dubreuil.

Eh bien ! mon papa, est-ce que monsieur le comte de Saint-Edmond est parti ?

MONSIEUR DUBREUIL.

Oui ; je suis d’une colère... nous venons d’avoir une scène ensemble.

ÉLISA.

Comment ?

MONSIEUR DUBREUIL, à madame Dubreuil.

Vous ne vous douteriez jamais qu’il est amoureux de ma fille. 

À Élisa.

Tu ne le savais pas ?

ÉLISA.

Si, mon papa, puisqu’il me l’a dit.

MONSIEUR DUBREUIL.

Eh bien ! vois l’indignité ; je lui ai offert la main, et il l’a refusée.

ÉLISA et MADAME DUBREUIL.

Il l’a refusée !

MONSIEUR DUBREUIL.

Très positivement. Qu’est-ce que tu dis de cela ?

ÉLISA.

Ah ! mon papa ! je suis bien malheureuse ; mais je vous le demande, qui s’y serait attendu ? Un air si bon, si aimable ! et si vous saviez ce qu’il me disait ce matin !

MONSIEUR DUBREUIL.

C’est ma faute, j’aurais dû le prévoir, mais ta mère m’avait tant répété qu’elle voulait pour gendre quelqu’un qui fût hors de notre profession, qui tînt dans le monde un rang plus élevé... c’était là ce qu’il nous fallait. Mais il arrive, par un fâcheux retour, que nous voulons bien de ces personnes-là, mais qu’elles ne veulent pas de nous.

ÉLISA.

Dieux ! quelle humiliation !

MONSIEUR DUBREUIL.

Oh ! sans doute, ça n’est pas flatteur ; aussi, dans le premier moment, j’en ai été indigné comme vous ; mais maintenant que je réfléchis, je n’ai pas trop le courage de lui en vouloir.

Air : Le choix que fait tout le village. (Les Deux Edmond.)

Braves marchands qu’enrichit le commerce,
Pourquoi jeter les yeux plus haut que soi ?
Moi qui suis fier de l’état que j’exerce,
Je vois chacun le respecter en moi.
Mais vous, qu’un fol orgueil anime,
De votre état vous cherchez à sortir ;
Comment alors voulez-vous qu’on l’estime...
Lorsque vous-même avez l’air d’en rougir ?

ÉLISA.

Pourquoi alors vous a-t-il dit qu’il m’aimait ? Pourquoi tantôt me l’a-t-il dit à moi-même ?

MONSIEUR DUBREUIL.

Ça n’empêche pas... Mets-toi à sa place. Si tu étais une grande dame et qu’il fût un simple marchand, consentirais-tu à l’abaisser jusqu’à lui ?

ÉLISA.

Oui, certainement.

Pleurant.

Et plût au ciel qu’au lieu d’être un jeune homme à la mode, d’être lancé dans le grand monde et dans les hautes sociétés, il fût tout simplement, comme nous, dans le commerce !

MONSIEUR DUBREUIL.

S’il en était ainsi, tu ne le dédaignerais pas ?

ÉLISA.

Ah ! mon Dieu non ! vous verriez plutôt...

MONSIEUR DUBREUIL.

Et tu l’épouserais ?

ÉLISA.

Sur-le-champ.

BERNARD, qui est sorti du cabinet, se jetant à ses pieds.

Dieux ! que je suis heureux !

MADAME DUBREUIL.

Que vois-je ! Monsieur de Saint-Edmond aux genoux de ma fille !

À monsieur Dubreuil.

Que nous disiez-vous donc ? et qu’est-ce que cela signifie ?

MONSIEUR DUBREUIL.

Que mes vœux sont exaucés, et que tu vois, non monsieur de Saint-Edmond, mais le fils de mon ami Bernard, qui est plus amoureux à lui seul que toute la Chaussée-d’Antin.

MADAME DUBREUIL.

Monsieur Bernard ! il serait possible ! Je serais jouée à ce point, et vous voudriez me faire consentir...

MONSIEUR DUBREUIL.

Moi ! ce n’est pas là mon intention ; je ne veux contraindre personne. Comme tu le disais ce matin, ma chère amie, qu’elle parle, je ne prétends l’influencer en rien. Voyons, Élisa,

S’asseyant sur le fauteuil où était madame Dubreuil à la deuxième scène.

veux-tu te marier pour avoir le plaisir d’avoir une corbeille de noce, et d’aller en tilbury ou en calèche ?

ÉLISA.

Non, mon papa.

MADAME DUBREUIL.

Comment, ma fille ! vous pourriez...

MONSIEUR DUBREUIL.

Permettez, madame, vous devez rester neutre.

À Élisa.

Est-ce que par hasard tu préférerais à un élégant de la Chaussée-d’Antin le fils de mon ancien ami Bernard ?

ÉLISA.

Oui, mon père.

MONSIEUR DUBREUIL, à sa femme.

Vous le voyez, je ne lui fais pas dire, et vous êtes trop bonne mère, ma chère amie, pour vouloir contraindre les inclinations de votre fille.

MADAME DUBREUIL.

Alors, tant pis pour elle, faites comme vous voudrez.

MONSIEUR DUBREUIL.

Voilà ce que je demandais, et grâce à ce mariage, nous restons tous au comptoir.

Air des Rendez-vous bourgeois.

De crainte de disgrâce.
Sachons borner nos vœux ;
Restons à notre place,
Et tout en ira mieux.

TOUS.

De crainte de disgrâce, etc.

MONSIEUR DUBREUIL[1].

Air du vaudeville de La Somnambule.

Dans cette maison de commerce,
Je suis au nombre des commis ;
Mais il me faut, dans l’état que j’exerce,
Et des clients et des amis.
Pour vous, messieurs, nous doublerons de zèle :
À nos bureaux, où l’on aime à vous voir,
Venez toujours... et, pratique fidèle,
Ne faites pas vos adieux au comptoir.


[1] Couplet final chanté aux premières représentations, pendant qu’une partie des artistes du Gymnase étaient à Dieppe. À leur retour, on y substitua le couplet ci-dessus, qui a toujours été chanté depuis.

MONSIEUR DUBREUIL.

Le Gymnase, doublant de zèle,
En deux moitiés voit partager son camp ;
À ses foyers l’une reste fidèle,
L’autre voyage au bord de l’Océan...
Qu’ici du moins, nous reste l’indulgence ;
À nos bureaux, où l’on aime à vous voir,
Venez toujours ; et pendant cette absence,
Ne faites pas vos adieux au comptoir.

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