Les Prétendus de Gimblette (Eugène LABICHE - Auguste LEFRANC - MARC-MICHEL - SENNEIF)

Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 24 novembre 1850.

 

Personnages

 

LAMBREQUIN, aubergiste

FÉLICIEN, son neveu

BARNABÉ, garçon d’auberge

GIMBLETTE, filleule de Lambrequin

 

Une salle d’auberge. Au fond, grande porte donnant sur la campagne. À gauche, deux portes latérales. À droite, une porte au-dessus de laquelle sont les numéros 7, 8, 9. Au fond, à droite, un buffet. Deuxième plan, à droite, un porte-manteau. Au fond, à gauche, un dressoir. Une table à droite et une autre à gauche, chaises.

 

 

Scène première

 

LAMBREQUIN, BARNABÉ

 

LAMBREQUIN.

Barnabé !

BARNABÉ, en dehors.

Bourgeois ?

LAMBREQUIN.

Fainéant ! Tu dors encore ?

BARNABÉ entre, tenant un habit sur le bras.

Pardi ! mon sommeil a été coupé cette nuit par un voyageur qui est arrivé.

LAMBREQUIN.

Un voyageur !... Comment est-il ?

BARNABÉ.

Ni beau, ni laid.

LAMBREQUIN.

Quel âge ?

BARNABÉ.

Dans sa fleur !

LAMBREQUIN.

Est-il cossu ?

BARNABÉ.

Il a une grosse malle.

LAMBREQUIN.

Il n’y a pas de mal.

BARNABÉ.

Si, une grosse malle.

LAMBREQUIN.

Eh bien ! il n’y a pas de mal qu’il ait une grosse malle, animal !... Sais-tu son nom ?

BARNABÉ.

Non.

LAMBREQUIN.

Où l’as-tu mis ?

BARNABÉ.

Au numéro 9.

LAMBREQUIN.

Tu l’as mis au 9 ?... Et qu’a-t-il demandé ?

BARNABÉ.

Il a demandé de vos nouvelles... et de celles de mamzelle Gimblette.

LAMBREQUIN.

De ma filleule ?... C’est un prétendu !

BARNABÉ.

Encore ?

LAMBREQUIN.

Toujours !... Gimblette ! Gimblette !

 

 

Scène II

 

LAMBREQUIN, BARNABÉ, GIMBLETTE

 

GIMBLETTE.

Vous m’appelez, mon parrain ?

LAMBREQUIN.

Il en est encore arrivé un !

GIMBLETTE.

Un quoi ?

LAMBREQUIN.

Le neuf.

GIMBLETTE.

Le neuf ?...

LAMBREQUIN.

Le neuf est un prétendu... un nouveau prétendu, ça marche, ça marche !...

Soupir de Barnabé.

GIMBLETTE.

Mais mon parrain, à quoi bon ? puisque vous les refusez tous ?

LAMBREQUIN.

Justement ! je les refuse... mais ils consomment... mais ils paient leur dépense...

À Barnabé.

A-t-il consommé ?

BARNABÉ.

Pas encore.

LAMBREQUIN.

Va lui faire une gibelotte.

BARNABÉ.

Mais il ne l’a pas commandée.

LAMBREQUIN.

Fais ce que je te dis.

BARNABÉ, à part.

Qué guignon !... faire des gibelottes pour mes rivals !...

 

 

Scène III

 

LAMBREQUIN, GIMBLETTE

 

GIMBLETTE.

Mais, mon parrain, si ce monsieur n’aime pas la gibelotte ?

LAMBREQUIN.

Tant mieux ! il la paiera, et il en restera pour d’autres qui la paieront aussi !...C’est là le nerf de la profession de restaurateur.

GIMBLETTE.

Je croyais que c’était de restaurer les pratiques.

LAMBREQUIN.

Du tout !... c’est de restaurer la caisse du restaurateur ; la mienne en avait grand besoin... Depuis qu’on nous a dotés du chemin de fer de Lyon ! mon auberge était ruinée !... Placée entre deux stations, personne ne s’y arrêtait... les consommateurs nous passaient devant le nez à toute vapeur ! pf ! pf ! pf !... Tu menaçais de n’avoir pas de dot ! Alors qu’ai-je fait ?... qu’a fait ton ingénieux parrain ?... J’ai chargé trois commis voyageurs, mes anciens clients, de voyager pour l’article Prétendus... de répandre dans tous les lieux circonvoisins que le père Lambrequin, riche aubergiste, possède une jolie pupille à marier, ornée d’une dot des plus confortables.

GIMBLETTE.

Mais je n’ai rien !

LAMBREQUIN.

Raison de plus pour dire que tu as ! Les prétendus arrivent, s’installent, cherchent... à plaire... consomment... font de la dépense... ça nous forme une clientèle... une clientèle de prétendus !... puis quand vient la demande formelle, crac ! je refuse !... je leur présente la note, ils paient, ils filent... et voilà comment j’entretiens mon auberge... Voilà comment les prétendus refusés te forment une dot pour celui qui t’aura.

GIMBLETTE.

Mais, mon parrain, moi, ça m’ennuie de les refuser tous.

LAMBREQUIN.

Sois encore future pendant deux ou trois ans, et tu feras un riche mariage... Plus longtemps tu seras future, plus tu feras un riche mariage.

GIMBLETTE.

C’est ça, quand je serai vieille !

LAMBREQUIN.

On n’est jamais vieille quand on est riche... et, comme plus tu attendras, plus tu seras riche... Suis bien mon raisonnement.

Air : Un homme pour faire un tableau.

En vieillissant tu t’enrichis ;

Ainsi donc, tu le vois, ma chère,

En vieillissant tu rajeunis...

La chose est évidente et claire.

GIMBLETTE.

Mais impossible comme ça

Que l’hymen pour moi s’accomplisse ;

Car à trente ans, de ce train-là,

Je serai bien sûr en nourrice. (bis)

LAMBREQUIN.

Tu exagères, mon enfant !... laisse-moi faire... D’ailleurs à qui la faute ?... si ton scélérat de cousin avait eu de la conduite...

GIMBLETTE.

Mon cousin Félicien !... ne m’en parlez pas, mon parrain... je le déteste !

LAMBREQUIN.

Moi aussi.

GIMBLETTE.

Après ce qu’il a fait, plutôt que de l’épouser, j’aimerais mieux mourir vieille fille !

LAMBREQUIN.

Moi aussi... à ta place ! —C’est un gueux !... je t’approuve.

 

 

Scène IV

 

LAMBREQUIN, GIMBLETTE, BARNABÉ

 

BARNABÉ.

Voilà la gibelotte !

LAMBREQUIN.

Très bien ! dresse le couvert, qu’il n’ait qu’à se mettre à table en s’éveillant... du linge blanc... soyons pétris d’attentions... Gimblette, cherche à lui plaire, souris-lui... rends-le joyeux... plus on est joyeux, moins on regarde à la dépense... Mets ton tablier jaune.

Il va le chercher sur une chaise.

GIMBLETTE.

Je l’ai déjà mis pour les dix-sept que vous avez renvoyés.

LAMBREQUIN, le lui donnant.

Mets-le pour le dix-huitième... quand il sera usé je t’en achèterai un autre.

À Barnabé en lui faisant reprendre la bouteille qu’il a placée sur la table.

Du vin cacheté, c’est le même... mais ça se paie le double... Soyons pétris d’attentions.

BARNABÉ, soupirant.

Heu !

LAMBREQUIN.

Qu’as-tu à souffler, animal ?

BARNABÉ.

Rien !... je rince les verres.

GIMBLETTE.

J’entends remuer dans la chambre.

LAMBREQUIN.

Il est levé... il va venir. Soyons aimables... le sourire sur les lèvres...

 

 

Scène V

 

LAMBREQUIN, GIMBLETTE, BARNABÉ, FÉLICIEN

 

FÉLICIEN, sortant de la chambre à droite, 1er plan.

Bonjour, mon cher oncle... Bonjour, ma cousine.

LAMBREQUIN.

Que vois-je ! Félicien !

GIMBLETTE.

Mon cousin !

FÉLICIEN, à Lambrequin.

Permettez que je vous embrasse...

LAMBREQUIN, le repoussant.

Je ne veux pas !

FÉLICIEN.

Et vous, ma cousine ?

GIMBLETTE.

Je vous le défends !

LAMBREQUIN, à Barnabé.

Emporte la gibelotte !

FÉLICIEN.

Un instant !... je n’ai pas déjeuné.

LAMBREQUIN.

Je refuse de t’alimenter.

GIMBLETTE.

Quelle audace !

FÉLICIEN.

Comment ! voilà l’accueil que vous faites à un artiste, à votre petit Félicien ?...

LAMBREQUIN.

Il est encore trop amical !... Barnabé, un balai !

BARNABÉ.

Bourgeois, il n’y a plus que le manche.

LAMBREQUIN.

Ça suffit !

FÉLICIEN.

Ah çà ! qu’est-ce que vous avez donc ?

LAMBREQUIN.

Ce que j’ai !...

À part.

Un drôle qui vient déranger ma spéculation.

GIMBLETTE.

Je voudrais bien savoir ce que vous venez faire ici ?

FÉLICIEN.

Ce que je viens faire ?... mais vous épouser, Gimblette.

LAMBREQUIN.

Par exemple ! Je refuse mon consentement.

FÉLICIEN, à Gimblette.

C’est convenu depuis notre plus bas âge, je vous aime, je suis pressé.

Tirant un papier de sa poche.

Signez, mon oncle.

LAMBREQUIN, prenant le papier.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

FÉLICIEN.

Un contrat de mariage.

LAMBREQUIN.

Tiens ! voilà ce que j’en fais de ton contrat.

Il fait mine de le déchirer.

FÉLICIEN, l’arrêtant.

Comment !

LAMBREQUIN.

Non ! tu as raison... je préfère l’utiliser.

Il met le contrat dans sa poche.

Un cabotin épouser ma filleule ! jamais !

FÉLICIEN.

C’est ce que nous verrons !

GIMBLETTE.

C’est votre faute ! il ne fallait pas refuser ma main, il y a deux ans.

LAMBREQUIN.

Avec mon auberge au bout.

FÉLICIEN.

Mais vous savez bien que je n’avais pas de vocation pour votre gargote !

LAMBREQUIN.

Gargote !

FÉLICIEN.

Mais vous savez bien, ma petite Gimblette, qu’avant de vous épouser, je voulais acquérir de la gloire... et que c’est pour ça que je me suis engagé dans la troupe...

LAMBREQUIN.

Une troupe de comédiens ambulants !...

FÉLICIEN.

C’était ma vocation.

GIMBLETTE.

Oui, pour suivre deux ou trois baladines dont vous étiez amoureux.

FÉLICIEN.

C’est faux ! je ne joue pas les amoureux, je joue les premiers rôles.

GIMBLETTE.

Vous m’avez trahi une fois... Tout est fini.

LAMBREQUIN.

Très bien !

FÉLICIEN.

Mais pourtant, Gimblette, vous m’aimez au fond.

GIMBLETTE.

Oh ! non ! certainement non !

FÉLICIEN.

C’est mon cuisinier d’oncle qui vous monte la tête !

LAMBREQUIN.

Monsieur !...

FÉLICIEN.

Et si vous l’écoutez, vous resterez vieille fille, vous resterez rivée au tournebroche de Lambrequin... vous serez toute votre vie une Vestale de gargote.

GIMBLETTE.

Ah ! mon Dieu !

LAMBREQUIN.

Ne l’écoute pas... J’attends un lot de prétendus aujourd’hui même.

FÉLICIEN.

Ils ne viendront pas, gargotier !

LAMBREQUIN.

Ils viendront !... J’ai une gibelotte pour ça !

BARNABÉ, venant du dehors.

Patron !... Patron !... une lettre pour vous.

LAMBREQUIN, prenant la lettre.

De mon ami Casmajou ?

FÉLICIEN.

Casmajou ?

LAMBREQUIN.

Un voyageur en cure-dents. Écoute ce qu’il m’écrit : « Mon cher Lambrequin, vous recevrez presque en même temps que la présente, trois nouveaux prétendus que j’ai levés dans ma dernière tournée. »

FÉLICIEN.

Trois prétendus !

LAMBREQUIN, lisant.

« Savoir : Primo, – milord Sembett, riche Anglais, qui mettra dans la corbeille de sa future cinq mines de charbon... »

FÉLICIEN.

Et la sienne ! ça fera six !

LAMBREQUIN, lisant.

« Secundo, – M. Brindezingue, vigneron très calé de la Bourgogne. »

FÉLICIEN.

Quelque pochard !

LAMBREQUIN, lisant.

« Tertio, – le nommé Modeste Nitouche, fils du plus riche fermier de la Beauce. »

FÉLICIEN.

De la bosse ! un bossu !

LAMBREQUIN.

Un Beauceron... plat farceur !... Eh bien ! en voilà des prétendus ! en voilà de la consommation !

FÉLICIEN, lui arrachant la lettre.

Mais ce n’est pas possible !... cette lettre est une plaisanterie... un poisson d’avril…

À part.

Un post-scriptum. « Ne comptez pas sur ces trois gaillards-là... je viens d’apprendre qu’ils sont mariés depuis six mois. » Est-il bête ! ce Casmajou !... Oh ! quelle idée ! je suis sauvé !

Il met la lettre dans sa poche.

LAMBREQUIN.

Eh bien ! es-tu convaincu ?

FÉLICIEN.

Oui, gargotier !

LAMBREQUIN.

Alors, file !... Tu ne consommes pas, et tu me gênes. Barnabé, la malle de mon neveu !

FÉLICIEN.

C’est-à-dire que vous me mettez à la porte.

LAMBREQUIN.

Avec ivresse !

GIMBLETTE, à part.

Le pauvre garçon !

FÉLICIEN.

Je vous préviens que je reviendrai par la fenêtre.

BARNABÉ.

Voici la malle !

LAMBREQUIN.

Fiche-moi le camp !

FÉLICIEN.

Voulez-vous me permettre de vous embrasser ?

LAMBREQUIN.

Va te coucher, cabotin !

Ensemble.

Air de L’Homme aux Souris.

LAMBREQUIN.

Je le jure ici sur mon âme,

Et je ne jure pas en vain !

Elle ne sera pas ta femme ;

Sors au plus vite, cabotin !

FÉLICIEN.

Je le jure ici sur mon âme,

Et je ne jure pas en vain !

Oui, Gimblette sera ma femme,

Sera ma femme avant demain !

BARNABÉ.

Ô Gimblette, objet de ma flamme !

Je n’puis aspirer à ta main ;

L’espoir se glisse en mon âme,

Puisqu’on chasse le cabotin !

GIMBLETTE.

Il m’attendrit au fond de l’âme ;

Mais n’écoutons que mon parrain,

Qui me défend d’être sa femme...

Non, jamais il n’aura ma main.

Félicien sort. Barnabé le suit portant sa malle.

 

 

Scène VI

 

LAMBREQUIN, GIMBLETTE

 

LAMBREQUIN.

Quel affreux chenapan !

GIMBLETTE.

Croyez-vous qu’il revienne, mon parrain ?

LAMBREQUIN.

Il n’osera pas !

GIMBLETTE.

Il est capable de tout. Eh bien ! mon parrain, s’il revient, il faut qu’il me trouve mariée.

LAMBREQUIN.

Gimblette, nous avons le temps.

GIMBLETTE.

Est-ce que vous allez recommencer à refuser tous mes prétendus ? Savez-vous ce qu’on dit ?

Air : Tiens, tiens, chacun son bien.

Eh bien ! on dit au village,

S’il survient un prétendant,

Quand il parle mariage,

Qu’vous répondez vol-au-vent.

Si l’on demand’la main de Gimblette,

Que donnez-vous ?... une omelette.

Bref ! s’agit-il de m’marier ?

Vous offrez la carte à payer.

Ça ne peut être ! Vous êtes l’maître

D’augmenter sans moi votre bien.

Tiens, tiens, tiens, ça m’ennuie bien

D’être ici comptée pour rien.

LAMBREQUIN.

Voyons, ne te fâche pas... Casmajou nous en expédie trois... tu me permettras bien d’en remercier au moins deux ?

GIMBLETTE.

Oui, mais pas plus, et c’est moi qui choisirai.

LAMBREQUIN.

Allons ! puisqu’il le faut... Mais sur les trois, il y en a deux qui m’appartiennent... comme pratiques... Poussons à la consommation, mon enfant, poussons-y, poussons-y.

GIMBLETTE.

Mais celui que je dois épouser ?...

LAMBREQUIN.

Je le ménagerai, mais écorchons les deux autres.

 

 

Scène VII

 

LAMBREQUIN, GIMBLETTE, BARNABÉ

 

BARNABÉ, pleurant.

Hé-é-é-é-é.

LAMBREQUIN.

Qu’as-tu, Barnabé ?

BARNABÉ.

Hé-é-é-é.

LAMBREQUIN.

Est-ce que mon gueux de neveu ne t’aurait rien donné pour le port de sa malle ?

BARNABÉ.

Au contraire, patron, il m’a donné...

LAMBREQUIN.

Cinq sous.

BARNABÉ.

Non ! son escarpin.

Il se tourne on voit l’empreinte d’un pied sur le fond de son pantalon.

LAMBREQUIN.

Comment ! le drôle a osé battre mes gens... ma livrée !

BARNABÉ.

 Arrivés devant l’auberge du Pélican blanc à trente pas d’ici... il me fait comme ça : « Ho ! ho ! ho ! » comme quand on parle à une bête de somme – je comprends ce langage, – je m’arrête... je pose la malle à terre : « – Neveu du bourgeois que je lui dis, est-ce qu’il n’y a rien pour le port ? – Si fait, si fait, qui me répond, je vas te payer, tourne-toi... je ne veux pas que tu voies où je mets mes argents... » Moi, je me tourne de confiance... et paf ! en plein dans mon fond. « V’là pour le port », qu’il me dit.

LAMBREQUIN.

Et tu l’as reçu ?

BARNABÉ.

J’ons pas eu le temps de refuser.

LAMBREQUIN.

Tu as souffert qu’on déshonorât mon auberge de La Girafe devant celle du Pélican blanc !... Imbécile ! animal !... Tourne-toi !

Il lui donne un coup de pied.

Paf !

BARNABÉ.

Hé ! é-é-é hé !

GIMBLETTE.

Mon parrain !...

LAMBREQUIN.

C’est pour lui apprendre...

GIMBLETTE.

Ce pauvre Barnabé.

BARNABÉ, à part.

Elle me plaint !... mais la pitié n’est pas de l’amour !

Il soupire.

Heu !

LAMBREQUIN.

Qu’est-ce que tu as encore à souffler comme ça ?

BARNABÉ.

C’est la venette... votre neveu en me... soldant, m’a dit, ce n’est qu’un acompte, je te paierai le reste dans la journée.

GIMBLETTE.

Vous voyez, il compte revenir.

LAMBREQUIN.

Prenons nos mesures... Barnabé, arme-toi !

BARNABÉ, prenant le balai.

Oui, patron.

LAMBREQUIN.

Place-toi en faction sur cette porte... et du plus loin que tu l’apercevras.

BARNABÉ.

Je ferai feu.

LAMBREQUIN.

Oui.

BARNABÉ.

Ah ! patron !

LAMBREQUIN.

Quoi ?

GIMBLETTE.

Tu l’aperçois ?

BARNABÉ.

Pas lui ! un autre... des favoris garance… un binocle et une tête de cheval...

LAMBREQUIN.

Ah ! mon Dieu ! un de tes prétendus sans doute.

BARNABÉ.

Faut-il faire feu ?

LAMBREQUIN.

Présente-lui les armes, au contraire... Gimblette !... Ah ! tu as ton tablier jaune.

GIMBLETTE.

Eh ! oui, je l’ai.

LAMBREQUIN.

C’est que vois-tu, je trouve cette couleur engageante pour un prétendu... il nous faut un signal.

GIMBLETTE.

Pour quoi faire ?

LAMBREQUIN.

Pour nous comprendre... Quand un prétendu ne te plaira pas... crac ! tu ôteras ton tablier jaune... ça voudra dire écorchez-le et flanquez-le à la porte !... Est-ce convenu ?

GIMBLETTE.

Comme vous voudrez.

LAMBREQUIN, regardant à la porte.

Le voici, c’est notre Anglais, milord Sembett.

 

 

Scène VIII

 

LAMBREQUIN, GIMBLETTE, BARNABÉ, LORD SEMBETT

 

LORD SEMBETT.

Air du petit cochon de Barbarie.

Hao ! j’étais embêté !

Rien ne peut mettre moa dans le hilarité !

Aussi j’étais bien embêté,

Ah ! oui, j’étais fort embêté !

Quand je réveillais moi

J’embêtais moi,

Quand je promenais moi

J’embêtais moi !

Et quand j’endormais moi.

Vivre dans le ennuiement,

C’était mon seul amusement.

Du matin jusqu’au soir

Je voyais tout en noir !

La lune il était noir,

Le soleil il était noir,

Le petit il était noir,

Vous aussi vous étiez noir !

Parlé.

Je avais fait toutes sortes de folies pour distraire mon individu, je avais acheté des chiens, des chevaux, des danseuses... Je avais brûlé cinq maisons... le feu, il était une chose gaie... mais il avait ennuyé moâ. Je avais joué, je avais perdu... Je avais boxé, et je avais perdu... une dent... Alors je me étais amiousé à pendre moâ.

GIMBLETTE et LAMBREQUIN.

Comment ?

SEMBETT.

Mais toute seul, ce n’était pas amiousant. Alors je avais coupé le corde, et la vie il continuait à faire bâiller moâ...

Il bâille. Reprenant le couplet.

Haô ! j’étais bien embêté, etc.

LAMBREQUIN, le saluant.

C’est certainement à milord Sembett que j’ai l’honneur de parler ?

SEMBETT.

Yes !

LAMBREQUIN.

Donnez-vous la peine de vous asseoir.

SEMBETT.

No. Quand je voulais me assoyer, ça embêtait moâ.

LAMBREQUIN.

Vous préférez rester debout ?

SEMBETT.

No. Je embêtais moâ aussi debout.

LAMBREQUIN.

Si vous voulez vous coucher ?

SEMBETT.

No. Couché je embêtais moâ encore plus.

LAMBREQUIN.

Ah !

GIMBLETTE, bas à Lambrequin.

Il a l’air d’un fier original.

LAMBREQUIN.

Milord a peut-être faim...

Appelant.

Barnabé, la gibelotte !

SEMBETT.

No ! le gibelotte il embêtait moâ... Je volais un... comment appelez vos ?... un son de cloches... truffé.

BARNABÉ.

Il veut manger du son ?

SEMBETT.

No.

LAMBREQUIN.

Une cloche truffée !

SEMBETT.

No ! un son de cloche... Comment ils faisaient les cloches ?

LAMBREQUIN.

Dame ! ça tinte, ça tinte !

SEMBETT.

No pas ça tinte.

BARNABÉ.

Elles font derlin, der din, din din.

SEMBETT.

No pas derlin der din ; comment faisaient les cloches ?

BARNABÉ.

Dame ! elles font encore din !... don ! din ! don !

SEMBETT.

Yes ! yes ! yes ! din don... un dindon… truffé.

TOUS.

Ah !

GIMBLETTE, à part.

Quel baragouin !

LAMBREQUIN.

C’est facile !

BARNABÉ, bas.

Il n’y a pas de dindon.

LAMBREQUIN, bas.

Prends le vieux coq, oie !

BARNABÉ.

Il n’y a pas de truffes !

LAMBREQUIN.

Il y a des marrons, dinde !

SEMBETT.

Je volais aussi un plum pudding au rhum.

LAMBREQUIN.

Un plum pudding !... c’est la renommée !

BARNABÉ, bas.

J’en ai jamais fait de plum pudding.

LAMBREQUIN, bas.

Tu lui serviras la gibelotte avec du rhum, va !

SEMBETT.

Garçon, venez parler moâ, donnez moâ manger un tirbotte.

LAMBREQUIN.

Comment ! vous voulez manger un tire bottes.

À part.

Cet homme a unestomac d’autruche.

SEMBETT.

Yes ! Tirbotte sauce.

LAMBREQUIN.

Ah ! je comprends, vous voulez dire un turbot à la sauce.

BARNABÉ.

Ah ! bien ! bien ! un turbot à la sauce... avec plaisir.

SEMBETT.

No, pas avec plaisir... avec sauce.

BARNABÉ.

Oui, oui, avec sauce, avec plaisir...

Il entre à gauche.

SEMBETT.

Master Brodequin.

LAMBREQUIN.

Lambrequin.

SEMBETT.

Je aimais mieux Brodequin. – Savez-vous qu’est-ce qui a envoyé moâ dans le auberge de vos ?

LAMBREQUIN.

Je suppose que...

SEMBETT.

Ce était le petit Casmajou.

LAMBREQUIN.

Un de mes amis.

SEMBETT.

Yes !... Milord Sembett, qu’il avait dit à moâ —je me appelais Sembett – volez-vos marier vos ? – Hao ! que je dis, je volais bien. – Hao ! qu’il me dit, vous n’avez qu’à promener vos chez un brave aubergiste nommé Brodequin.

LAMBREQUIN.

Lambrequin...

SEMBETT.

Je aimais mieux Brodequin. Il avait une charmante petite miss, nommée miss Côtelette.

GIMBLETTE, avec impatience.

Gimblette !

SEMBETT.

Je aimais mieux Côtelette. Et vous présenterez vos en qualité de... de... pâturage... ah ! tendu.

LAMBREQUIN.

Comment ?

GIMBLETTE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

SEMBETT.

Yes ! pour faire manger les petits moutons... tendu...

LAMBREQUIN.

Les moutons tondus.

SEMBETT.

No ! tendu !... tendu !

LAMBREQUIN.

Ah ! milord veut dire un pré... un prétendu !

SEMBETT.

Yes ! yes ! prétendu.

Tirant un carnet.

Je écrivais tout de suite ce mot.

À Lambrequin.

Fesez-moi voir le petite...

LAMBREQUIN.

Ma filleule ? la voici...

Bas à Gimblette.

Cinq mines !... Tiens-toi droite.

SEMBETT, lorgnant Gimblette.

Hao ! je avais vu de plus vilaines !

GIMBLETTE.

Hein ?

SEMBETT.

Tournez vos.

GIMBLETTE, à part.

Ah ! il m’ennuie !

SEMBETT.

Hao ! Je épousais tout de suite.

LAMBREQUIN.

Un instant !... comme vous prenez feu !

SEMBETT.

Moâ ! Je prenais pas feu... jamais. Je étais triste... tout il embêtait moâ, c’était un maladie.

GIMBLETTE.

Et c’est pour ça que vous vous mariez ?

SEMBETT.

Yes ! – Je étais lasse de m’ennuyer toute seul, et je volais ennuyer moâ avec mon femme.

GIMBLETTE, à part.

Merci bien !

LAMBREQUIN.

Son femme ! Qu’il est donc gai ! mon Dieu qu’il est donc gai !

SEMBETT.

Les médecins ils m’avaient conseillé de prendre une femme pour chasser les humeurs noires.

GIMBLETTE.

Comme une médecine !

SEMBETT, riant.

Yes !... un médecine !

Sérieux.

Oh ! je avais manqué de rire.

LAMBREQUIN, à part.

Millionnaire !... il n’y a pas à hésiter !

Haut.

Milord...

SEMBETT.

Maester ?

LAMBREQUIN.

Votre demande nous honore...

GIMBLETTE, à part.

Par exemple !

Elle ôte son tablier.

LAMBREQUIN.

Et c’est avec une joie bien vive...

À part.

Ah ! mon Dieu ! elle ôte son tablier !

Haut et très troublé.

C’est avec une joie bien vive... que je vous refuse la main de Gimblette.

SEMBETT, froidement.

Hao ! pourquoi ?

LAMBREQUIN.

Parce que... parce que... Gimblette aime quelqu’un !

GIMBLETTE.

Oui... quelqu’un que je dois épouser aujourd’hui même.

SEMBETT.

No !

LAMBREQUIN.

Si ! à deux heures.

SEMBETT.

No.

LAMBREQUIN.

Si.

SEMBETT.

Je pariais !

LAMBREQUIN.

Quoi ?

SEMBETT, vivement.

Je pariais que le petite il n’épousera pas aujourd’hui à deux heures...

LAMBREQUIN, à part.

Voilà un Anglais bien têtu.

Haut.

Qu’est-ce que vous pariez ?

SEMBETT.

Je pariais vingt mille francs !

LAMBREQUIN.

Que Gimblette ne sera pas mariée aujourd’hui à deux heures ?

SEMBETT.

Yes !

LAMBREQUIN.

Mais si vous perdez ?

SEMBETT.

Je paierai ; mais j’aurai peut-être amiousé moâ.

LAMBREQUIN, bas.

Pristi ! si je pouvais lui gagner...

GIMBLETTE.

Mon oncle, c’est une folie !

LAMBREQUIN, bas à Gimblette.

Casmajou m’annonce encore deux prétendus... Tu es pressée, et c’est bien le diable si tu n’en trouves pas un à ton goût.

SEMBETT.

Eh bien !

LAMBREQUIN.

Eh bien ! ça va ! je parie mon auberge contre vingt mille francs.

À part.

On m’en a refusé cinq cents francs... il y a des hypothèques.

SEMBETT.

Donnez le patte.

LAMBREQUIN.

Comment la patte ?... Ah ! la main ?

SEMBETT.

Yes, la main...

LAMBREQUIN.

Je tape !

SEMBETT.

Very well... À présent fesez servir le dîner à moâ !

LAMBREQUIN.

Vous avez faim ?

SEMBETT.

No !... ce était pour occuper moâ !... Donnez-moi une chambre à part.

LAMBREQUIN.

Entrez là, au numéro 7, on va vous servir.

SEMBETT.

Très bien ! je allais manger, moâ, jusqu’à deux heures dans le numéro 7.

Tirant sa montre.

Oh ! voici l’heure de mon exercice.

LAMBREQUIN.

Est-ce que milord fait partie de la garde nationale ?

SEMBETT.

No. Le médecin avait ordonné toujours cinq minutes avant le repas de danser, moâ.

LAMBREQUIN.

Danser, vous ?

SEMBETT.

Yes ! la gigue !

LAMBREQUIN.

La gigue !

SEMBETT.

Yes !

Il danse la gigue anglaise, sans que son visage quitte un seul instant son expression sérieuse et ennuyée. Vers la fin de la danse, il tire sa montre et s’arrête.

Oh ! les cinq minutes, ils étaient finies et le gigue aussi. Miss, mister, fare well, fare well ! Oh ! je ennuyais, moâ.

Il entre au numéro 7.

 

 

Scène IX

 

LAMBREQUIN, GIMBLETTE

 

LAMBREQUIN.

Vingt mille francs !... ma fortune est faite !... Marie-toi, Gimblette, tout de suite ; il n’y a pas un moment à perdre.

GIMBLETTE.

Je ne suis pas si pressée que ça.

LAMBREQUIN.

Comment ! pas pressée.

Air du Charlatanisme,

Hélas ! tu veux donc mon malheur ?

Prends un époux, je t’en conjure !

GIMBLETTE.

Je ne veux pas de mon bonheur

Faire l’enjeu d’une gageure.

D’un mari, mêm’ en l’ choisissant,

Rarement on est satisfaite.

LAMBREQUIN.

C’est comm’ les melons, mon enfant,

Faut pas choisir, l’ meilleur souvent

Est c’lui qu’on prend à l’aveuglette ;

L’ meilleur se prend à l’aveuglette.

Tirant sa montre.

Onze heures !... Ah ! mon Dieu ! tu n’as plus que trois heures... Gimblette, tu ne voudrais pas me mettre sur la paille, moi qui t’ai tenu sur les fonts...

GIMBLETTE.

Tout ce que je puis vous dire, c’est que je n’épouserai qu’un homme à mon goût !

 

 

Scène X

 

LAMBREQUIN, seul

 

Un homme à son goût ! mais elle perd la tête !... Que faire ? Et les prétendus de Casmajou qui n’arrivent pas ! Ah ! mon Dieu ! s’ils allaient ne pas venir !... Et puis ils peuvent ne pas plaire... où en trouver d’autres ?... Si je faisais poser des affiches ?... Et j’ai parié mon auberge ! quelle imprudence !... D’un autre côté, si je gagne !... Personne ne vient.

Tirant sa montre.

Tiens voilà un quart d’heure de passé.

 

 

Scène XI

 

LAMBREQUIN, BARNABÉ, une casserole à la main

 

BARNABÉ.

Bourgeois, faut-il mettre des oignons dans le plum pudding ?

LAMBREQUIN.

Mais non, imbécile !

Regardant le ragoût.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

BARNABÉ.

C’est des petits morceaux de lard.

LAMBREQUIN.

Cornichon !

BARNABÉ.

Je vas en mettre.

LAMBREQUIN.

Mais non !... c’est toi... cornichon.

BARNABÉ.

Ah ! voyez-vous, bourgeois, dans ce moment je n’ai pas le cœur à la cuisine.

LAMBREQUIN.

Pourquoi ça ?

BARNABÉ.

Je suis amoureux comme un veau.

LAMBREQUIN.

Ah bah !... Et de qui ?

BARNABÉ.

J’ose pas le dire, vous me donneriez des gifles !

LAMBREQUIN, à part.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que ?... ça ferait un de plus... En temps de famine, on mange les ânes.

Haut.

Voyons, parle, je le veux !

BARNABÉ.

Eh bien ! c’est...

Mettant son coude pour se protéger des gifles.

c’est de mademoiselle Gimblette... Aïe !

LAMBREQUIN, à part.

Bravo !

BARNABÉ, à part.

Tiens ! il ne me gifle pas.

LAMBREQUIN.

Barnabé, embrasse-moi !

BARNABÉ.

Ah ! bah ! vous me permettez d’aspirer ?...

LAMBREQUIN.

Pourquoi pas ? tu es jeune... tu es laid... tu es stupide...

BARNABÉ, flatté.

Oh ! oh ! bourgeois...

LAMBREQUIN.

Quant à la fortune...

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.

BARNABÉ.

Ça j’en ai pas, mais j’on un’ tante

Qui possède six bons arpents.

LAMBREQUIN.

Combien ça lui fait-il de rente ?

BARNABÉ.

Six mille bott’s de foin tous les ans.

LAMBREQUIN.

Mais c’est très gentil.

BARNABÉ.

Tiens ! pardine,

Si j’hérite ! je suis sûr au moins

D’n’être jamais pris par la famine,

Avec six mill’ bottes de foin.

Si j’étais pris par la famine,

Je mangerais mes bottes de foin.

Parlé.

Ainsi, bourgeois, vous m’autorisez à parler d’amour à mademoiselle Gimblette ?

LAMBREQUIN.

Comment si je t’y autorise... mais je te l’ordonne, je te le commande ! Elle est dans sa chambre, dépêche-toi.

BARNABÉ.

J’y cours, bourgeois.

LAMBREQUIN.

Un instant !

À part.

Il est affreux !

Haut.

Viens ici que je t’embellisse un peu.

BARNABÉ.

Moi !

LAMBREQUIN.

Tiens, prends mes gants.

BARNABÉ, mettant les gants.

Oh ! bon bourgeois !

LAMBREQUIN.

Quels cheveux ! Des baguettes de tambour !... assieds-toi là !

BARNABÉ, assis.

Aïe !

LAMBREQUIN.

Ne bouge pas, je vais te friser.

BARNABÉ.

Vous-même ? Je vas t’y être faraud ! Oh ! bon bourgeois ! Aïe ! vous me les tirez... Qué brave homme !... Aïe ! vous me les retirez !

LAMBREQUIN.

Malheureux ! Tu n’as pas fait ta barbe, je vais te la faire !

BARNABÉ, effrayé, se levant.

Oh ! non ! vous ne savez pas !...

LAMBREQUIN.

Qu’est-ce que ça fait... Je sais ratisser des salsifis !

BARNABÉ.

Oui, mais je ne suis pas un salsifis, moi.

À part.

Pristi ! il m’enlèverait une joue !

LAMBREQUIN, lui présentant un petit miroir.

Tiens !... tu es déjà mieux comme ça !

BARNABÉ.

C’est vrai ! j’ai l’air d’un caniche.

LAMBREQUIN.

À présent prends mon habit.

BARNABÉ.

Et moi qui m’attendais à des gifles.

LAMBREQUIN.

Et ce bouquet à la boutonnière.

BARNABÉ.

Comment ! vous m’aimiez à ce point, et vous ne me le disiez pas.

LAMBREQUIN.

Va donc, animal ! et sois brûlant, bouillant, entraînant.

BARNABÉ.

Oui, bon bourgeois. Ah ! mon Dieu ! Je l’entends !

LAMBREQUIN.

Elle vient ici, je te laisse avec elle, et fais-toi aimer, fais-toi adorer avant deux heures, ou je te flanque à la porte !

Il sort.

 

 

Scène XII

 

BARNABÉ, GIMBLETTE

 

BARNABÉ, seul.

Ah ! je suis t’ému. Je suis t’ému

Il reprend machinalement sa casserole.

GIMBLETTE, entrant. À elle-même.

Ce pauvre Félicien ! j’ai beau chercher à l’oublier, c’est lui que j’aime.

BARNABÉ, à part.

Allons, du courage !

Haut et tournant la sauce dans sa casserole.

Mademoiselle.

GIMBLETTE.

Hein ?...

Riant.

Qu’est-ce que c’est que cette mascarade ?

BARNABÉ.

Je vas vous dire... c’est que...

À part.

Soyons bouillant.

Haut.

Ça va bien, mademoiselle ?

À part.

C’est étonnant comme cette jeune fille me paralyse...

GIMBLETTE.

Qu’avez-vous donc, Barnabé ?

BARNABÉ, avec passion.

Ce que j’ai ! vous me le demandez !... vous...

GIMBLETTE.

Quoi donc ?

BARNABÉ, intimidé.

Heu ! faut-y mettre des oignons dans le plum pudding ?

GIMBLETTE.

Je ne sais pas... vous m’ennuyez !

BARNABÉ, à part, tournant sa casserole.

Est-elle gentille ! Elle a une manière de dire : Vous m’ennuyez ! Avec sa petite voix, il me semble qu’elle me dit : Barnabé, t’es t’un ange ! Tiens ! sirène ! enchanteresse !

Il envoie des baisers à Gimblette, qui tourne le dos.

GIMBLETTE, se retournant.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc ?

BARNABÉ, se remet vivement à tourner sa casserole.

Je tourne, mademoiselle, je tourne.

GIMBLETTE.

Vous tournez !... vous tournez !...

BARNABÉ, à part.

C’est étonnant comme cette jeune fille me paralyse.

GIMBLETTE.

Oui, mais tout à l’heure vous ne tourniez pas, vous faisiez des signes à quelqu’un.

BARNABÉ.

Moi ! Je vous jure...

GIMBLETTE.

Ah ! si vous mentez, je ne vous aimerai plus.

BARNABÉ.

Oh ! oui ! plutôt la mort ! Vous saurez tout ! Je vous dirai tout ! mademoiselle !...

Il se jette à ses genoux, sa casserole à la main.

GIMBLETTE, sévèrement.

Qu’est-ce que cela veut dire, monsieur Barnabé ?

BARNABÉ, toujours à genoux.

Ne vous fâchez pas... je tourne, mademoiselle, je tourne...

 

 

Scène XIII

 

BARNABÉ, GIMBLETTE, BRINDEZINGUES

 

BRINDEZINGUES, entrant par le fond.

Garçon ! j’ai soif ! à la boutique !

Il relève Barnabé d’un coup de pied.

BARNABÉ.

Ah !

GIMBLETTE, à part.

Par où est-il entré celui-là ?

BARNABÉ.

Dites donc, vous, faites donc attention !

BRINDEZINGUES.

Silence, vermisseau, ou je t’éclipse !

BARNABÉ, à part.

Soyons crâne devant Gimblette.

Haut.

Vous ! Je vous défie de recommencer !

BRINDEZINGUES.

Tourne-toi !

BARNABÉ, se retournant.

Voilà !

BRINDEZINGUES, lui donnant un coup de pied.

Et voici !

BARNABÉ.

Ah ! c’est comme ça !...

Appelant.

M. Lambrequin ! M. Lambrequin ! M. Lambrequin !

 

 

Scène XIV

 

BARNABÉ, GIMBLETTE, BRINDEZINGUES, LAMBREQUIN

 

LAMBREQUIN.

Eh bien ! quoi ?... qu’est-ce qu’il y a ?

BARNABÉ.

On m’assassine par-derrière !

BRINDEZINGUES.

Annonce-moi donc, Tartempion !

S’annonçant.

Jean-Nicolas Brindezingues, dit La soif !

BARNABÉ, à part.

Le patron va taper dessus !

LAMBREQUIN.

Ah ! mon ami !... mon cher ami, je vous attendais.

BARNABÉ.

V’là tout !... eh ben ! et moi ?

LAMBREQUIN.

Va te coucher, animal !

BARNABÉ.

Hein ?

BRINDEZINGUES.

À c’te niche, caniche !... c’est-y vous l’ancien qu’êtes monsieur Baldaquin ?

LAMBREQUIN.

Lambrequin.

BRINDEZINGUES.

Ça ne fait rien, papa... il y a toujours du quin ; pas vrai, donc ?

Il lui donne une rude tape sur le ventre.

LAMBREQUIN, se frottant.

En voilà un qui est aimable au moins... Voulez-vous prendre quelque chose ?

BRINDEZINGUES.

Toujours.

LAMBREQUIN.

Barnabé, la gibelotte.

BRINDEZINGUES.

Je ne crois pas au lapin, c’est du chat ! Gâte-sauce, avance à l’ordre... Rognons au Champagne, filet au madère, matelote au chablis ! Va ! et décolle le billard.

BARNABÉ.

On y va ! Ne me touchez pas, Monsieur !

LAMBREQUIN.

À la bonne heure... il consomme, celui-là... Voulez-vous une bouteille de bordeaux ?

BRINDEZINGUES.

Du bordeaux ! jamais ! c’est du coco à la violette... Garçon ! un litre de trois-six et des verres à bière.

LAMBREQUIN.

Hein ?

À Gimblette.

C’est un luron !

GIMBLETTE, à part.

Qui m’a tout l’air d’un ivrogne.

LAMBREQUIN, apportant une bouteille et un verre.

Voici !

BRINDEZINGUES.

Eh bien ! et vous ?

LAMBREQUIN.

Non, merci. Je suis à l’orangeade.

BRINDEZINGUES.

J’entends pas ça !... Si je prends un beau-père, c’est pour boire avec moi.

LAMBREQUIN.

C’est que...

BRINDEZINGUES.

Un second verre ou je me couche !...

LAMBREQUIN, allant chercher son second verre.

Voilà ! voilà !

BRINDEZINGUES.

Eh bien ! et la petite ?

GIMBLETTE.

Merci, Monsieur... La petite ne boit pas de trois-six.

BRINDEZINGUES.

Respect aux volontés du beau sexe.

Trinquant avec Lambrequin.

À la vôtre, papa.

Élevant son verre.

Et aux dames !

LAMBREQUIN, hésitant de boire et à part.

Sapristi ! je ne pourrai jamais boire tout ça !

BRINDEZINGUES, qui a feint de boire.

Brave homme, vous flânez !

LAMBREQUIN, avalant.

Allons !

Faisant une grimace horrible.

Pouah !

BRINDEZINGUES, remplissant le verre de Lambrequin.

Seconde tournée !

LAMBREQUIN.

Non, merci... je suis à l’orangeade.

BRINDEZINGUES.

Quand on n’en boit qu’un verre, le trois-six fait boiter.

LAMBREQUIN.

Oui, mais deux verres font tomber.

BRINDEZINGUES.

Je vous soutiendrai !... À la vôtre, papa !

Élevant son verre.

Et aux dames !

LAMBREQUIN, à part.

Ce mâtin-là va me mettre le feu dans le corps... Oh ! si je n’avais pas parié avec l’Anglais...

BRINDEZINGUES.

Eh bien ?

LAMBREQUIN.

Voilà !... Et aux dames !

Il boit. À part.

Cré non !

Il jette le reste.

BRINDEZINGUES, feignant d’achever de boire.

Là !... Maintenant ma toilette est faite, présentez-moi à l’infante !

LAMBREQUIN.

L’infante ?

BRINDEZINGUES.

Oui, la mariée.

LAMBREQUIN.

Ah ! ma filleule !...

À part.

Il vous a des expressions.

Haut.

Approche, Gimblette.

BRINDEZINGUES.

C’est ça ?

GIMBLETTE, à part.

Ça !

BRINDEZINGUES, à Lambrequin.

Mon compliment... C’est un joli petit carafon !

LAMBREQUIN, à part.

Il appelle ma pupille un carafon !

BRINDEZINGUES.

Mademoiselle, quand on s’épouse, il faut se connaître. Je suis rond comme une pièce de vin ! Mon ventre est une cave... Que dis-je, une cave !... un entrepôt !

GIMBLETTE.

Épousez donc un entrepôt !

BRINDEZINGUES.

Voulez-vous connaître mes opinions politiques ?... Voilà en deux mots... L’homme... Je dis l’homme en général, et vous en particulier, père Villebrequin... L’homme n’est rien autre chose qu’une grande cruche...

LAMBREQUIN, à part.

Merci bien !

BRINDEZINGUES.

Oui, une grande cruche qui n’a de valeur que lorsqu’elle est remplie, comme dit la chanson...

Air : Aussitôt que la lumière.

Si, pour embellir le monde,

Le bon Dieu m’eût consulté,

Dans les lieux où coule l’onde,

Le vin seul eût existé.

La terre eût été sa treille,

Et la mer son réservoir,

Et pour le mettre en bouteille,

J’aurais servi d’entonnoir.

LAMBREQUIN.

Ah ! il est spirituel...

À Gimblette.

Remarques-tu comme il est...

GIMBLETTE, à part.

Oui, spiritueux !

BRINDEZINGUES, jouant l’ivresse.

Mais, crédié ! le trois-six me tape sur la coloquinte !... J’en ai pas bu assez !... Garçon, une bouteille !

LAMBREQUIN.

Non ! vous vous ferez mal.

BRINDEZINGUES.

Alors, je vas embrasser la petite.

GIMBLETTE.

La petite ne le permet pas, Monsieur !

BRINDEZINGUES.

C’est juste !... Les jeunes filles, c’est comme la vendange, faut pas y toucher sans la permission de M. le maire... Alors, garçon, une bouteille !

LAMBREQUIN.

Non !

BRINDEZINGUES.

Alors, je vas embrasser la petite.

LAMBREQUIN.

Non !

BRINDEZINGUES.

Ne me touchez pas, ne m’échauffez pas, vieux ! J’ai le vin mauvais, je tape !

GIMBLETTE, à part.

Il ne lui manquait plus que ça !

BRINDEZINGUES.

Mais le dos tourné, je n’y pense plus.

LAMBREQUIN.

À quoi ?

BRINDEZINGUES.

Aux raclées que j’administre... Voyons, à quand la noce ?

LAMBREQUIN.

Mais c’est que...

BRINDEZINGUES.

Est-ce que vous ne me trouvez pas à votre goût ? mon de nom !

LAMBREQUIN.

Je ne dis pas ça...

À part.

Il devient furieux !

BRINDEZINGUES.

Essayez donc de me refuser un peu !

LAMBREQUIN.

Moi ! au contraire !... j’ai vingt mille raisons pour vous accepter... mais c’est Gimblette...

BRINDEZINGUES, brusquement.

La petite !... Mamzelle, je suis un galant homme... délicat et français, mais faut pas m’exciter... Sur ce répondez franchement, m’aimez-vous ?

GIMBLETTE, à part.

Il me fait peur !

BRINDEZINGUES, brusquement.

Hein !

GIMBLETTE, tremblante.

Oui, Monsieur, certainement... beaucoup...

À part.

Dieu le vilain homme !

BRINDEZINGUES, à Lambrequin.

Elle m’idole !

LAMBREQUIN, à part, stupéfait.

Ah ! bah ! je suis sauvé !... les vingt mille francs sont à moi !

BRINDEZINGUES.

Pour lors, à quand la noce ?

GIMBLETTE, remonte la scène et auprès de la porte elle ôte son tablier qu’elle dépose sur un siège.

Mon parrain connaît mes sentiments, c’est lui qui se chargera de vous transmettre ma réponse... permettez-moi de vous quitter.

LAMBREQUIN.

Ah ! mon Dieu ! elle l’ôte !

 

 

Scène XV

 

LAMBREQUIN, BRINDEZINGUES, puis BARNABÉ

 

BRINDEZINGUES.

Vite, la réponse, vieux marasquin !

LAMBREQUIN.

La réponse... c’est que...

À part.

Jolie commission qu’elle me donne-là !

BRINDEZINGUES.

Faut pas m’exciter !

LAMBREQUIN, avec douceur.

Ce n’est pas mon intention. Voilà, mon cher Brindezingues... vous êtes un galant homme !

BRINDEZINGUES.

Galant homme et frrrançais. Pour lors ne flânons pas... pas accéléré chez M. le Maire, ou sinon, nom de nom !...

Il fait le moulinet avec son bâton.

LAMBREQUIN, effrayé.

Ah ! mon Dieu ! Barnabé ! Barnabé !

BARNABÉ.

Quoi qu’y a, patron...

Il se heurte contre Brindezingues qui lui écrase le pied.

Oh ! la ! la ! mon cor !

BRINDEZINGUES, les prenant tous deux sous le bras.

Bravo ! j’emmène aussi le marmiton, il sera mon témoin !

BARNABÉ.

Son témoin !

LAMBREQUIN, se débattant.

Mais, mon cher Brindezingues...

BRINDEZINGUES, les entraînant un sous chaque bras.

En avant chez le Maire, nom d’un tonneau ! Allons-y gaiement ou je tape !

Air : Oui, je suis Lisette.

J’aime la bouteille

Et son jus divin !

Et vive la treille !

Vive le bon vin !

J’serai de Gimblette

L’époux amoureux.

LAMBREQUIN, à part.

Épouse un’ feuillette ;

Ça t’ convient bien mieux.

Reprise ensemble.

BRINDEZINGUES.

J’aime la bouteille, etc.

LES DEUX AUTRES.

Au diabl’ la bouteille, etc.

Brindezingues en les entraînant les cogne tous deux contre les deux côtés de la porte ; il les lâche et trébuche en sortant.

UNE VOIX, en dehors.

Faites donc attention, animal !

BRINDEZINGUES, en dehors.

Animal ! de quoi, animal !

 

 

Scène XVI

 

LAMBREQUIN, puis NITOUCHE

 

LAMBREQUIN, seul.

Je voudrais que le diable puisse emporter ce maudit ivrogne ! Allons, bon ! le voilà qui se poche avec un roulier, je donnerais dix sous pour qu’il passât un gendarme.

Descendant la scène.

Ah ! je n’ai pas de chance avec mes prétendus... Je suis bien inquiet pour mes vingt mille francs !

Air : Ma belle est la belle des belles.

Ne dirait-on pas que le diable

Conspire contre mon pari !

Quoi ! pas un seul futur aimable,

Et digne d’être son mari !

Je tremble de voir de la sorte

Toujours ses cordons s’ délier...

Et ma fortune qu’elle y porte,

Tomber avec son tablier.

Parlé.

Et le troisième qui n’arrive pas !...

Tirant sa montre.

Ah ! sacrebleu ! je n’ai plus qu’une heure !

On frappe à la porte.

Entrez !

NITOUCHE, passant timidement sa tête.

M. Lambrequin, s’il vous plaît ?

LAMBREQUIN.

C’est moi !

NITOUCHE, timidement.

Je peux-t’y-entrer ?

LAMBREQUIN.

Certainement.

Nitouche entre en baissant les yeux, il porte un petit paquet sous son bras.

Qu’y a-t-il pour votre service, mon petit ami ?

NITOUCHE.

Rien, Monsieur... c’est moi qui suis Modeste Nitouche.

LAMBREQUIN

Nitouche !

NITOUCHE.

C’est papa qui m’a dit de venir.

LAMBREQUIN.

Oui, je sais... Ah ! mon ami... vous me sauvez la vie.

À part.

À la bonne heure... il est gentil, celui-là !

Haut.

Débarrassez-vous donc de votre paquet.

NITOUCHE.

Oh ! prenez garde.

LAMBREQUIN.

C’est fragile ?

NITOUCHE.

Oh ! oui, M’sieur.

Air : Tout le long de la rivière.

En voyageant depuis cheux nous

Pour arriver jusque cheux vous,

J’ai pris la plus courte des voies...

J’ai pris par la route des oies.

Et comme je pensais en chemin

À celle dont j’aurai la main,

J’ons ramassé des coquilles pour lui plaire,

Tout le long, le long, le long de la rivière.

LAMBREQUIN, à part.

Il a ramassé des coquillages… pauvre agneau !...

Haut.

Et pour quoi faire ?

NITOUCHE.

Tiens, c’est pour jouer, monsieur Lambrequin !

LAMBREQUIN.

Quelle innocence !... Eh bien ! j’aime ça, sacrebleu !

NITOUCHE, en reculant.

Ah ! vous jurez !... je m’en vais.

LAMBREQUIN.

Non, non ; ça m’a échappé... je ne jure pas habituellement.

À part.

Pristi ! avec celui-là faut mettre de l’eau dans son vin... c’est pas comme avec Brindezingues.

Haut.

Restez, je vais vous présenter à ma pupille.

NITOUCHE.

Jure-t-elle, votre pupille ?

LAMBREQUIN.

Non. Elle est douce, timide, comme une demoiselle qu’elle est.

NITOUCHE.

Oh ! parce que, quand on jure, ça me fait peur !

 

 

Scène XVII

 

LAMBREQUIN, NITOUCHE, GIMBLETTE

 

LAMBREQUIN, appelant.

Gimblette ! Gimblette !

GIMBLETTE.

Me voici ! qu’y a-t-il ?

LAMBREQUIN.

Nitouche est arrivé... le numéro trois. Mets vite ton tablier.

Il le prend sur la chaise où elle l’a laissé en sortant.

GIMBLETTE.

Mais mon parrain...

LAMBREQUIN.

Je vais te l’attacher... là...

Haut, cherchant Nitouche

Eh bien ! où est-il donc ?

Apercevant Nitouche qui s’est assis au fond et fait des cocottes.

Qu’est-ce que tu fais-la ?

NITOUCHE.

Je fais des cocottes.

LAMBREQUIN.

Des cocottes ?... Pour quoi faire ?

NITOUCHE.

Tiens, c’est pour jouer !

LAMBREQUIN, à Gimblette.

L’aimable enfant !...

À Nitouche.

Voyons, approche... plus près...

À Gimblette.

Tu peux le regarder, ne te gêne pas, il est apprivoisé.

À Nitouche.

Assieds-toi là !

NITOUCHE, s’asseyant.

Oui, monsieur Lamberquin.

LAMBREQUIN.

Eh bien ! comment le trouves-tu ?

GIMBLETTE.

Il n’est pas mal. Je trouve qu’il ressemble à mon cousin Félicien !

LAMBREQUIN.

Par exemple !... Félicien est un saltimbanque et Nitouche est une fleur... une rose !... Attends, je vais le faire parler...

Appelant.

Nitouche !

NITOUCHE, assis.

Monsieur ?

LAMBREQUIN.

Lève-toi !

Nitouche se lève.

Avance.

Nitouche avance ; bas à Gimblette.

Hein ! comme tu le feras marcher ; il est tout dressé.

À Nitouche.

Très bien !... maintenant parle !... voilà Gimblette, ta prétendue. Dis-lui quelque chose.

NITOUCHE, tournant vivement le dos à Gimblette.

Mademoiselle, je suis le fils de papa qui est fermier à Cocarneau, en Beauce.

LAMBREQUIN.

Eh bien ! qu’est-ce que tu fais ?

NITOUCHE.

Je fais ma déclaration.

LAMBREQUIN.

En tournant le dos.

NITOUCHE.

Papa m’a dit qu’il ne fallait jamais regarder les demoiselles en face.

LAMBREQUIN.

Celles qu’on n’épouse pas, mais les autres... Voyons, retourne-toi.

NITOUCHE.

Alors on peut...

LAMBREQUIN.

Parbleu !

GIMBLETTE, à part.

Le pauvre garçon !

LAMBREQUIN.

Allons, va... pars du pied gauche !

NITOUCHE.

Du pied gauche... ça y est !

Il marche en partant du pied gauche.

LAMBREQUIN.

Mais non... où vas-tu ?

NITOUCHE.

Vous m’avez dit du pied gauche.

LAMBREQUIN.

Voyons, recommence ta déclaration... pas de dos, de face.

NITOUCHE,
se place devant Gimblette et parle en baissant les yeux.

Mademoiselle, je suis le fils de papa qui est fermier à Cocarneau en Beauce, département...

LAMBREQUIN.

Le département n’y fait rien.

NITOUCHE.

Ne m’interrompez pas... vous me faites tromper !

Reprenant et manquant de mémoire.

En Beauce... heu... département... heu...

Reprenant.

Mademoiselle, je suis le fils de papa qui est fermier à Cocarneau en Beauce, département d’Eure-et...

Tirant un papier de sa poche et le donnant à Lambrequin.

Tenez, soufflez-moi.

Reprenant.

D’Eure-et-Loir. Je suis fils unique, j’ai une sœur et deux frères, sans compter le courant, ce qui fait que je suis un joli parti.

LAMBREQUIN.

Bien !

NITOUCHE.

Votre fille est jolie, je l’aime, à ce que dit papa.

LAMBREQUIN.

Très bien !

NITOUCHE.

Voulez-vous me la donner pour femme, que je l’emmène tout de suite à la ferme, avec laquelle j’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissant serviteur, Modeste Nitouche, de Cocarneau en Beauce, département d’Eure...

LAMBREQUIN.

Et-Loir. Il a une mémoire d’ange !... Pauvre chérubin !

Il embrasse Nitouche sur le front.

NITOUCHE, offrant son front à Gimblette.

Et Mademoiselle aussi.

LAMBREQUIN.

Pas encore, c’est trop tôt.

NITOUCHE.

Tiens !... quand je récite bien, maman m’embrasse.

LAMBREQUIN, à Gimblette.

Il est charmant !

NITOUCHE.

Qu’est-ce qu’il faudra répondre à papa ?

LAMBREQUIN, regardant Gimblette.

Mais, dam !... attends... va t’asseoir là-bas.

NITOUCHE.

Oui, monsieur Lambrequin.

À part.

Quel bonheur ! je vais pouvoir achever ma cocotte.

Il va s’asseoir.

LAMBREQUIN.

Voyons, Gimblette, tu ne voudrais pas ruiner ton pauvre parrain.

GIMBLETTE.

Écoutez donc !... c’est qu’une fois mariée, c’est pour toujours !

LAMBREQUIN.

Au moins celui-là ne te battra pas... il ne te bâillera pas au nez.

GIMBLETTE.

C’est que je le trouve un peu...

LAMBREQUIN.

Quoi ?

GIMBLETTE.

Bête.

LAMBREQUIN.

Chez un mari, c’est une qualité.

GIMBLETTE.

Et puis je ne sais pas si je serais heureuse avec lui ?...

LAMBREQUIN.

Petit... écoute-moi.

NITOUCHE.

Quoi ?

LAMBREQUIN.

Air connu (vieux air).

Une femm’ qu’on épouse.

NITOUCHE attentif.

Oui da !

LAMBREQUIN.

D’ son bonheur est jalouse...

NITOUCHE.

Ah bah !

LAMBREQUIN.

Sauras-tu bien t’y prendre

Pour ça ?

NITOUCHE, après un moment d’hésitation.

J’ questionn’rai pour m’apprendre (ter)

Papa !

LAMBREQUIN, parlé.

Tu vois, il demandera à papa.

GIMBLETTE.

C’est étonnant comme il ressemble à mon cousin Félicien.

LAMBREQUIN.

Allons donc ! un monstre qui t’a trahie. Eh bien ! oui, là !... il lui ressemble... c’est Félicien, moins son crime... Mais épouse-le. Je n’ai plus que trois quarts d’heure !

GIMBLETTE.

Non ! c’est plus fort que moi !...

Faisant mine de dénouer son tablier.

Et décidément...

LAMBREQUIN.

Arrête, malheureuse enfant !

GIMBLETTE.

Eh bien ! il y a un nœud !

LAMBREQUIN.

Tu vois ! c’est la Providence qui l’a fait ! Nitouche, avance, tu plais, tu es accepté.

GIMBLETTE.

Mais, mon parrain...

LAMBREQUIN.

C’est fini !... c’est noué.

À Nitouche.

Embrasse-la, embrasse-moi, embrasse-nous ! Je suis sauvé !

GIMBLETTE, à part.

Pauvre homme ! il est si heureux !

LAMBREQUIN, à Nitouche.

Veux-tu prendre quelque chose ?...

À part et tout à coup.

Non... il épouse !... ne l’écorchons pas !

NITOUCHE.

Au revoir, mamzelle Gimblette ! au revoir, monsieur Lamberquin.

LAMBREQUIN.

Où vas-tu donc ?

NITOUCHE.

Moi ! j’vais voir passer l’ chemin de fer.

LAMBREQUIN.

Tu ne connais pas ça ?

NITOUCHE.

Si... j’ai vu passer celui de Chartres, mais jamais celui de Lyon... Ah ! v’là une lettre que papa m’a donnée pour vous.

LAMBREQUIN.

Une lettre !... Tu me donnes une cocotte.

NITOUCHE.

Ah ! mamzelle, c’est pour vous !

GIMBLETTE, prenant la cocotte.

Merci.

LAMBREQUIN.

Une lettre ?

NITOUCHE.

Oui, c’est pour les arrangements du mariage... Dites-donc, mamzelle, quand nous serons mariés...

GIMBLETTE.

Eh bien ?

NITOUCHE.

J’irons le voir passer ensemble le chemin de fer.

GIMBLETTE, à part.

Ah ! il abuse de la permission.

LAMBREQUIN, à part.

Il va se couler !...

Haut.

Pars, et reviens vite.

Air : Pour étourdir le chagrin.

NITOUCHE.

Voulez-vous un homme d’esprit ?

Prenez-moi, mamzelle Gimblette.

Oh ! je n’ suis pas une bête,

C’est papa qui me l’a dit.

Ensemble.

NITOUCHE.

Voulez-vous un homme d’esprit, etc.

LAMBREQUIN.

Vraiment, il est plein d’esprit,

Prends-le, ma petite Gimblette,

Nitouch’ n’est pas une bête,

C’est son papa qui l’a dit.

GIMBLETTE, avec ironie.

Mon Dieu ! qu’il a donc d’esprit !

Oh ! c’est une forte tête.

M’sieu Nitouch’ n’est pas une bête,

C’est son papa qui l’a dit.

 

 

Scène XVIII

 

LAMBREQUIN, GIMBLETTE, puis BARNABÉ

 

LAMBREQUIN.

Enfin, tu es mariée ! J’ai gagné mon pari. Vingt mille francs ! Aussi, je ne t’oublierai pas, je mettrai quelque chose dans ta corbeille, le repas de noce. Barnabé ! Barnabé !

BARNABÉ.

Bourgeois.

LAMBREQUIN.

Va me chercher l’Anglais, milord Sembett... dis-lui que je l’attends... tout de suite.

BARNABÉ.

J’y cours.

Il sort.

LAMBREQUIN, tirant sa montre.

Une heure et demie... Je suis en avance.

Apercevant la lettre qu’il tient à la main.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... Ah ! la lettre que le petit vient de me remettre.

GIMBLETTE.

Voyons !

LAMBREQUIN.

C’est du père.

Lisant.

« Mon cher Lambrequin, quand on se marie, il ne faut rien se cacher, malgré son air naïf, Nitouche a un vice... »

GIMBLETTE.

Comment ?

LAMBREQUIN, lisant.

« Il aime les femmes. »

Parlé.

Oh ! si ce n’est que cela... moi, qui te parle, on m’appelait Lambrequin le fougueux... autrefois... car maintenant...

GIMBLETTE.

C’est bien ! je ne vous demande pas...

LAMBREQUIN.

C’est juste...

Lisant.

« Il aime les femmes et je dois vous prévenir qu’il est déjà à la tête de deux enfants.»

GIMBLETTE.

Deux enfants ! par exemple !

LAMBREQUIN, à part.

Pristi ! quelle tuile !

GIMBLETTE.

Et vous croyez que je vais épouser un homme qui est à la tête de deux enfants ?

LAMBREQUIN.

Voyons, voyons, ne te monte pas la tête.

GIMBLETTE.

Deux enfants !

LAMBREQUIN.

Comme il faut toujours en venir là, c’est autant de fait !

GIMBLETTE.

C’est possible ! mais je vous déclare, moi, que je ne serai jamais la femme de M. Nitouche ! un hypocrite... un sournois ! jamais ! jamais !

LAMBREQUIN, à part.

C’est fini ! je suis ruiné !

BARNABÉ, sortant du n° 7.

Patron ! patron ! l’Anglais !

LAMBREQUIN.

L’anglais !... Ah ! une idée... le contrat de Félicien... je suis sauvé !

Il tire le contrat de sa poche, le signe et la fait signer à Gimblette.

Vous avez perdu, milord, ma pupille épousera son cousin.

Lui présentant le contrat.

C’est signé !

 

 

Scène XIX

 

LAMBREQUIN, GIMBLETTE, BARNABÉ, FÉLICIEN

 

FÉLICIEN, prenant le contrat.

Merci, mon oncle !

LAMBREQUIN.

Comment ! toi, cabotin.

GIMBLETTE, avec joie.

Mon cousin !

FÉLICIEN, accent anglais.

C’était moâ qui étais le Anglais.

LAMBREQUIN.

Et mon pari... mes vingt mille francs ?

FÉLICIEN.

Ce était milord Sembett qui vous les paiera... Courez après lui.

LAMBREQUIN.

Mais je ne comprends pas...

FÉLICIEN, imitant Brindezingues.

À la vôtre, papa... et aux dames.

LAMBREQUIN, étonné.

Ah bah ! Brindezingues...

FÉLICIEN, imitant Nitouche.

Mademoiselle... je suis le fils de papa... qui est fermier à Cocarneau en Beauce.

LAMBREQUIN.

Sacrebleu !

FÉLICIEN, imitant toujours Nitouche.

Ah ! vous jurez !... je m’en vais...

LAMBREQUIN.

Tous les trois, c’était lui !... Mais comment as-tu ?... Et tu crois que je vais te donner Gimblette ?

FÉLICIEN.

C’est signé... vous ne voudriez pas renier votre signature.

LAMBREQUIN.

Parfaitement ! Dans la haute banque ça se fait !

FÉLICIEN.

Mais ma cousine...

GIMBLETTE.

Oh ! moi, je ne suis pas dans la haute banque... et quand j’ai signé...

Donnant la main à Félicien.

je paie.

LAMBREQUIN.

Ah ! le gredin !

BARNABÉ, à part.

Ah ! le filou ! il me la prend.

Haut.

Patron, qu’est-ce qu’il faut faire de la dinde truffée aux marrons.

FÉLICIEN.

Nous la mangerons ! J’ai commandé, chemin faisant, mon repas de noce, et vous le paierez, mon oncle.

LAMBREQUIN.

Oui, gredin ! mais à une condition.

FÉLICIEN.

Laquelle ?

LAMBREQUIN.

La première fois que tu joueras, tu me donneras un billet.

FÉLICIEN.

Pour quoi faire ?

LAMBREQUIN.

Pour te siffler !

GIMBLETTE.

Oh ! parrain ! ne parlons pas de ça aujourd’hui.

LAMBREQUIN.

Allons soit !

Au public.

Nous le repincerons demain.

FÉLICIEN, au public.

Air : On dit que je suis sans malice.

Pour jouer cette œuvre folâtre,

Voyez, messieurs, nous sommes quatre.

Imitant Sembett.

Moi-même en quatre je me suis mis ;

Quatre fois je me suis compromis !

Imitant Brindezingues.

L’auteur ferait le diable à quatre

Si vous mettiez sa pièce en quatre...

Imitant Nitouche.

Vous nous feriez quatre fois plaisir

D’vous mettre en quatre pour applaudir !

TOUS.

Vous nous feriez quatre fois plaisir

D’vous mettre en quatr’ pour applaudir !

PDF