Le Véritable capitan Matamore (André MARESCHAL)

Comédie en cinq actes et en vers, imitée de Plaute.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Royal du Marais, en 1640.

 

Personnages

 

MATAMORE, Capitan Gascon

PHYLAZIE, sa captive, maîtresse de Placide

PLACIDE, amant de Phylazie

PÉRIMÈNE, bourgeois de Paris

ARTELESE, damoiselle, sa nièce

PHYDIPPE, sa suivante

PALESTRION, valet de Placide, qui sert le Capitan

SCÉLÈDRE, autre valet du Capitan

ARTOTROGUE, filou, suivant du Capitan

 

La Scène est en Paris.

 

 

À TRÈS GÉNÉREUX ET TRÈS ILLUSTRE SEIGNEUR HENRY LE BOUTILLIER DE SANLIS,

COMTE DE VINIEUL, BARON DE RANZIER, Seigneur de Moussy, Manier, Brin, Boulange, etc.

 

MONSEIGNEUR,

 

Puisqu’au lieu où vous êtes il ne vous peut arriver de divertissement qui vous soit inutile, et que pour chasser la mélancolie d’une prison de trois ans, l’esprit le plus réservé et le plus tendu à la considération de sa disgrâce se relâcherait, et se laisserait doucement tenter à des objets pour rire ; trouvez bon, s’il vous plaît, que Matamore vous aille chercher jusques dans la Bastille. Il vous entretiendra comiquement de ses imaginaires aventures, et si vous vous hasardez d’ouïr ses débites, il va perdre l’haleine plus de mille fois dans de nouveaux et agréables efforts de mémoire, pour vous montrer la gentillesse de son esprit et de son humeur. Pour peu que vous lui permettiez de se familiariser avec vous, vous aurez du plaisir de l’entendre exalter sa magnificence invisible, faire une pompe de sa Grandeur chimérique, et pour vous en donner des marques de plus près et plus sensibles, vous dire par rodomontades que l’Arsenal est son cabinet, et la Bastille son lit de repos. Je sais bien, MONSEIGNEUR, que vous n’y trouvez pas le vôtre, et pour vous parler sérieusement, que ce vous est un extrême regret, de voir enfermé dans de si étroites bornes un courage aussi grand que vous êtes malheureux, et qui n’aurait pas trop de l’Allemagne entière, et de tous les pays de nos ennemis pour son étendue. De vrai c’est où je trouve le plus à plaindre de perdre en des épreuves de patience et de fermeté, une jeunesse si noble et si généreuse, et tant de nobles qualités contraires à cet indigne exercice, qui auraient pu vous signaler dans nos Armées, et vous rendre par vos services recommandable auprès de sa Majesté. C’est un objet d’étonnement et de pitié ensemble, de voir cette douceur d’esprit que vous avez à souffrir vos disgrâces, cette déférence et parfaite résignation aux souveraines volontés, de qui le pouvoir absolu vous arrête en ce lieu pour vous punir plutôt que pour vous perdre ; et c’est une merveille de constance que j’ai cent fois admirée en vous, qui nous présente un Caton confirmé dans les premiers revers de la fortune, et dans une jeunesse de vingt et trois ans. Il n’est point de faute en cet âge, qui ne fût expiée à plein par une si rare vertu, qui n’est que l’héritage des plus vieux, et dont encore la pratique leur en est si difficile. Aussi j’espère, MONSEIGNEUR, qu’elle sera considérée et vous mettra dans peu en état d’en exercer d’autres ; sans faire languir plus longtemps vos bons desseins, et consommer en des obscurités l’honneur d’une Maison illustre, et presque aussi ancienne que la Monarchie. Ce sont les justes vœux que fait pour vous une personne qui ne vous est pas tout à fait inconnue, et que le Ciel confirmera par quelque heureux événement, s’il n’est contraire à tout ce qu’on doit espérer de sa Justice et de votre mérite. Cependant pour vous divertir, et pour détacher votre esprit des choses qui le peuvent ennuyer, écoutez ce Poltron insigne que je vous présente pour vous faire rire, et parmi tant de vanités et mensonges qui sont dans ce Livre, considérez au moins une soumission entière, et une vérité sans feinte lorsque je me dis,

 

MONSEIGNEUR,

 

Votre très humble et très véritable serviteur

 

A. MARESCHAL.

 

 

AVERTISSEMENT

 

Lecteur, sans me flatter d’une trop bonne et peut-être trop vaine opinion de cette Pièce, et sans t’entretenir de son mérite par des éclaircissements ou des éloges inutiles ; je te donne avis d’une chose que je n’ai pu taire sans m’offenser et te faire tort. C’est que je dois te déclarer à la décharge de ma conscience, que je renonce généreusement, et avecque raison, à tout ce qui m’aurait été donné de louange ou de blâme, sur l’impression d’une Comédie qui porte quasi le même nom que celle-ci, et qui fut exposée en vente il y a plus d’un an, sous le titre du Capitan, ou du Miles Gloriosus de Plaute. L’Auteur, que j’estime habile homme, et que toutefois je ne connais point, semble avoir eu dessein de n’être pas connu aussi, puisqu’il nous cache son nom. Je pense qu’il a des raisons ; où je ne prétends point d’entrer, non plus que dans ces vains soupçons qu’il ait voulu se servir d’un peu de bruit et de réputation, que mon Capitan a acquis sur le Théâtre ; ou essayer de faire passer l’un pour l’autre en supprimant son nom, que je veux croire lui avoir dû être plus glorieux que le mien, dont plusieurs ont baptisé cet enfant abandonné. Cette adoption présomptive favorable ou non, s’est faire au moins sans mon consentement, et ne se peut attribuer à mon avis qu’au rapport du titre et du sujet d’une telle Pièce avecque le VÉRITABLE CAPITAN MATAMORE. Je mets en œuvre cette distinction de Libraire, qui toute mauvaise qu’elle est, a été reçue en beaucoup d’autres Ouvrages, pour faire différence des pièces représentées d’avec celles qu’on appelle contrefaites, et qui n’ont jamais connu le Théâtre ni l’éclat des flambeaux en plein jour. Donques le VÉRITABLE CAPITAN, pour me servir des termes usités, Comédie de ma façon que je te donne ici, est celle qui depuis deux ans a été tant de fois représentée, et j’ose bien dire avec applaudissements, sur le THÉÂTRE ROYAL du Marais. J’avoue que je tiens de Plaute ce sujet, mais que je l’ai traité diversement et à ma mode ; que l’autre Auteur et moi avons puisé tous deux dans une même source, mais que nous en avons fait des ruisseaux bien différents. Je te laisse juger avecque liberté lesquelles de ces eaux sont les meilleurs à ton goût, si le Théâtre ancien de Plaute sec et décharné, comme l’autre Auteur l’a laissé, vaut mieux que l’embonpoint du nôtre, et s’il n’est pas plus difficile et agréable aussi, de donner la jeunesse et les traits de la mode à un visage de 18. cents ans, que de le peindre avec ses rides et ses cheveux gris. Nous avons tous deux suivi Plaute, mais l’un servilement et par des chaînes qui montrent encore la rouille du vieux temps ; l’autre avecque la liberté de notre siècle, et si je ne parlais pas de moi-même, je dirais peut-être avec quelques grâces et beauté de notre Poésie. Je n’ai point introduit sur le Théâtre un PYRGOPOLINICES plus badin que Fanfaron, mais j’ai tâché de peindre au naturel ce vivant MATAMORE du Théâtre du Marais, cet Original sans copie, et ce Personnage admirable qui ravit également et les Grands et le Peuple, les doctes et les ignorants. J’ai purgé ma scène au possible des personnages infâmes et honteux ; des vilenies les plus crues j’en ai fait un jeu d’esprit qui ne peut blesser ni les yeux ni les oreilles ; et j’ai si apparemment habillé ce vieil Auteur à la moderne, qu’à peine connaîtrait-on Plaute dans une pièce de Plaute. Je n’ai point corrompu la Scène, mais je l’ai adoucie, et approchée bien plus près de nous ; en un mot je l’ai changée en la nôtre. Au lieu d’Éphèse pour le lieu j’ai pris Paris, le sujet des rodomontades de notre histoire et de notre temps, afin qu’elles fussent mieux entendues plus sensibles et plus agréables : j’ai observé la liaison des Scènes, qui n’est point dans Plaute même ; j’ai revêtu son sujet de moyens et de raisons où il semblait les avoir oubliées, j’ai coloré de quelques apparences ce qui paraissait trop nu, et donné à des crudités une digestion plus douce et plus facile. Toute l’action ne s’étend point au-delà d’une heure, et ne demande qu’autant de temps qu’il en faut pour la représenter. Mais ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que la Comédie comme je l’ai ajustée à son sujet, est du jour même qu’on la joue, au moins tant que la guerre durera entre les deux couronnes de France et d’Espagne. Il me reste à t’exposer une de mes méditations sur Plaute, qui n’a jamais mieux réussi qu’en ces trois pièces des semblables, qu’il nomme l’Amphitryon les Ménechmes et le Capitan. Dedans les deux premières il y a des fautes si étranges et en telle quantité, qu’il faudrait faire un livre entier pour les spécifier. Mais on peut dire véritablement, pour ce qui concerne la ressemblance et les rapports, qu’en la dernière seule il a trouvé ce qu’il cherchait dans les deux autres. Là il se tue à donner un même visage à deux personnes différentes, jusqu’à y faire entrer de la Divinité en l’une ; ici seulement il a trouvé ses mesures, où une même Fille se présente soi-même, et contrefait sa sœur jumelle qu’on décrit lui ressembler en tout ; et où même j’ai plus travaillé à laisser quelques marques pour les discerner l’une de l’autre, que Plaute n’eut de peine à inventer leur ressemblance. En voilà plus LECTEUR, que je n’avais envie de te dire ; et si j’ai été plus long que je ne croyais, j’attends que tu me pardonneras cette faute que j’ai faite à bon dessein, et seulement pour servir à ma décharge et à ton instruction. Considère la volonté que j’ai de t’agréer, en me taisant où j’ai encore tant à dire, et supplée à mes fautes autant qu’à celles de l’Imprimeur, qui certes en a fait d’horribles, et dont tu pourras ici en remarquer quelques-unes.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MATAMORE, ARTOTROGUE, PHYLAZIE

 

On ouvre la toile qui couvre deux maisons,  représentées par deux chambres, qui paraîtront au fonds du Théâtre, divisées par une tapisserie qui les sépare.

MATAMORE.

Épargnez vos soupirs, et tant de belles larmes ;

Voilà, pour me dompter, voilà les seules armes ;

Invincible d’ailleurs, que les feux et les fers,

Cent mille hommes armés, les Cieux ni les Enfers,

Ce que le Monde entier a de plus redoutable

Ne saurait empêcher de paraître indomptable ;

Une larme le fait en sortant de vos yeux,

Et dompte ce dompteur des hommes et des Dieux :

J’ai vu des yeux pour moi transformés en fontaines,

J’ai lavé mes genoux des pleurs de mille Reines ;

J’ai vu même le Ciel par des canaux divers

Pleurer de tous ses yeux et noyer l’Univers,

Lorsque pour m’implorer il fit ce grand déluge

Où tout le genre humain sur mon dos eut refuge :

Mon cœur contre ces flots paraissait un rocher,

Pour vous il est sensible et se laisse toucher.

ARTOTROGUE.

Quel bonheur, Phylazie, et quel excès de gloire !

MATAMORE.

Vous reconnaissez mal cette insigne victoire ;

Quel regret peut troubler votre félicité ?

De quoi vous plaignez-vous ?

PHYLAZIE.

De ma captivité.

MATAMORE.

Captivité ? ma Reine ; ah ! Ce terme m’offense

Vous avez sur mes sens une entière puissance,

Vous disposez d’un cœur qui dispose des Rois.

Je vous puis commander, et je reçois vos lois :

Depuis que ma valeur et le droit de la guerre

M’acquirent ce trésor qui vaut plus que la terre,

Que je vous amenai de Flandre dans Paris

Comme mon vrai butin et légitime prix,

Est-il plaisir, espoir, ou bien dont je vous prive ?

Je vous traite en Princesse et non pas en Captive,

Hymen est le seul but de mon affection ;

Quel est donc le sujet de votre affliction ?

PHYLAZIE, parlant bas.

Il me le faut flatter, afin que je le chasse.

MATAMORE.

Ne vous contraignez point, répondez-moi de grâce,

Ai-je rien entrepris sur votre honnêteté ?

PHYLAZIE.

Non pas, vous avez trop de générosité ;

Mais je suis trop indigne et trop infortunée

Pour prétendre à l’honneur d’un si noble hyménée,

Qui rend mille Beautés jalouses de mon nom ;

Vous eussiez dans la fable eu Vénus, ou Junon :

L’Amérique pour vous, et l’Afrique et l’Asie

Font dispute à l’Europe, et sont en jalousie ;

Leurs Princesses, d’amour se sentent consommer ;

Et vous, à leur rebut, vous daigneriez m’aimer ?

MATAMORE.

Toi, qui pour me flatter profanes ma louange,

Étudie, Artotrogue, apprends-la de cet Ange.

PHYLAZIE.

Sont-ce des biens communs qu’on doive refuser ?

Peut-on impunément pour moi les mépriser ?

Il me vient des Cartels de l’une et l’autre Zone,

Tantôt d’une Sultane, après d’une Amazone,

L’infante du Pérou me fait craindre sa main,

Celle de Tartarie arrivera demain.

ARTOTROGUE.

N’en vient-il point encor de la Terre inconnue ?

PHYLAZIE.

La Reine de Suède en personne est venue,

Pour digne successeur de son vaillant Époux

Elle n’a point trouvé d’autre Héros que vous :

Pourrais-je résister à ce nombre de Reines,

Qui me disputeront la gloire de mes chaînes ?

Empêchez, grand Guerrier, tant d’amoureux duels,

Et ne me laissez plus ces soins continuels,

J’ai fort peu de courage, encore moins d’adresse ;

Vous rougiriez d’avoir une lâche Maîtresse.

MATAMORE.

Non non, ne tombez point dans cette humilité,

Ces Reines ont sur vous la seule qualité ;

Ne portez pas pourtant envie à leur Couronne,

Quand je veux j’en renverse, et quand je veux j’en donne,

Je porte à mon côté la Noblesse et l’honneur,

Montrant son épée.

C’est le Sceptre du Monde, et j’en suis le Seigneur,

C’est lui qui fait les Ducs, les Princes, les Monarques,

C’est la faux de Saturne, et les ciseaux des Parques :

Ces Reines dont en vain vous redoutez l’aspect,

Trembleront devant vous de crainte et de respect ;

Doncque de ce côté vivez en assurance ;

Je m’en vais leur ôter à toutes l’espérance ;

Ne songez qu’à m’aimer, et quitter cet effroi :

Adieu, ma Colombelle, Artotrogue, suis-moi.

PHYLAZIE.

Ô Dieux le vain esprit ! ô l’effroyable mine !

Il s’ébranle en marchant, et tout son corps chemine.

 

 

Scène II

 

PALESTRION, PHYLAZIE, MATAMORE, ARTOTROGUE

 

PALESTRION, après les avoir écoutés du coin de la chambre.

Phylazie ! il s’en va ; vous, passez promptement

Dans le logis voisin pour y voir votre Amant,

Vous n’avez qu’à lever cette tapisserie.

PHYLAZIE.

Le tour est des meilleurs, souffre avant que j’en rie.

PALESTRION.

J’ai, comme vous voyez, rompu cette cloison :

Passez, j’amuserai Scélèdre en la maison.

Palestrion rentre, et elle passe par la fente de la tapisserie d’une maison à l’autre.

MATAMORE.

Parbieu, cette Captive a d’agréables charmes :

Sa prise me plaît plus que l’honneur de mes armes ;

Quoi qu’on doive à mon bras mille divers exploits,

Je suis plus glorieux de l’avoir sous mes lois :

Tu sais de quelle ardeur ma valeur enflammée

Rompit les bataillons, défit toute une armée,

Lorsque seul contre un camp, qu’à la fin je soumis,

Je portai la frayeur parmi nos ennemis ;

Tout fit joug sous l’effort de mon bras homicide,

Et cette Iole enfin fut le prix d’un Alcide,

Elle fut mon laurier, elle fut mon butin ;

Je l’amène à Paris, content d’un tel destin.

ARTOTROGUE.

Quel mensonge ? Monsieur, la chose est approuvée,

Vous l’appelez butin, nous l’avons enlevée.

MATAMORE.

Tu me prêtas de vrai la main à ce bon tour :

Qu’elle soit un butin ou de guerre, ou d’Amour,

Qu’importe ?

ARTOTROGUE.

De beaucoup ; reprenez la mémoire ;

Elle ne fut jamais le prix d’une victoire ;

Nous l’avons enlevée à Maastricht en passant.

MATAMORE.

Et du temps des Sabins j’en eusse enlevé cent.

ARTOTROGUE.

C’est sur nos Alliés, il en faudra répondre ;

Et ce point seulement suffit à vous confondre.

MATAMORE.

Confondre ? Matamore ? Ô Dieux ! qu’ai-je entendu ?

ARTOTROGUE.

Si l’on poursuit ce rapt, que vous serez pendu.

MATAMORE.

Parbieu, ce bon avis est assez d’importance :

Mais regarde le temps, et des lieux la distance ;

Qui me pourrait troubler ? l’honneur que je lui rends,

La prenant pour ma femme, apaise ses parents,

Aucun d’eux jusqu’ici ne l’a point recherchée ;

Tu sais comme on la garde, et comme elle est cachée,

Le Sérail n’est pas sûr comme l’est ma Maison.

ARTOTROGUE.

Cette Médée est fine.

MATAMORE.

Et j’en suis le Jason.

Mais vois comme Paris est fatal aux grands hommes !

Je deviens casanier depuis que nous y sommes ;

Toutefois, quoique tard, je vais faire ma main,

Lever l’arrière ban du Faubourg Saint-Germain,

Soldats de la moustache, et de la courte épée,

Dont l’insigne valeur n’est qu’au meurtre occupée ;

Je t’établis déjà sur eux mon Lieutenant.

ARTOTROGUE.

Donc pour les enrôler allons-y maintenant.

MATAMORE.

Allons ; car aussi bien il n’est pas jour au Louvre.     

Quoique du Cabinet pour moi la porte s’ouvre,

Si j’allais chez le Roi, qu’on m’y vît si matin,

On craindrait pour l’État quelque mauvais destin ;

Comme je m’intéresse au salut de la France,

Je fais naître en la Cour la crainte ou l’espérance.

Artotrogue !

ARTOTROGUE.

Monsieur.

MATAMORE.

Je ne te voyais pas.

ARTOTROGUE.

C’est que vous faites ombre à plus de mille pas.

MATAMORE.

De mon ombre en effet je couvre un corps d’armée,

Sous elle je tiendrais cette ville enfermée,

Quand je veux je l’étends plus loin que tu ne vois,

Et la Tour de Babel fit moins d’ombre autrefois.

ARTOTROGUE.

Qu’à former ce grand corps sua donc la Nature !

MATAMORE.

Admire, Myrmidon, sa superbe structure :

Que n’étais-je du temps de la Rébellion !

L’un de mes bras est Osse, et l’autre est Pélion,

La troisième Montagne, Olympe, c’est ma tête ;

J’eusse attaqué le Ciel, il était ma conquête ;

Plus Géant qu’Encelade, afin de l’écheler,

Je n’eusse eu qu’à lever et tête et bras en l’air,

Ou, comme à coups de Monts il lui faisait la guerre,

J’eusse d’un coup de pied lancé toute la terre.

Ici il tombe en levant le pied.

ARTOTROGUE.

Le Colosse de Rhodes aurait moins fait de bruit,

Phaéton est tombé, Nature se détruit,

Le vent a renversé la Tour de Babylone,

Le Soleil a vu choir Matamore en personne ;

Ci-gît.

MATAMORE.

N’achève pas, homme d’ombre et de vent

Tu fais mon épitaphe, et me voilà vivant.

ARTOTROGUE.

Donc sous le Montgibel Encelade respire.

MATAMORE.

Maraud, relève-moi ; fallait-il te le dire ?

ARTOTROGUE.

Eussé-je d’autres bras encore un million,

Puis-je relever Osse, Olympe, et Pélion ?

MATAMORE, étant relevé.

Destins ne tremblez plus, j’ai quitté ma colère ;

Je ne suis pas tombé j’ai salué ma Mère :

Vois-tu comme la terre en cet endroit fleurit ?

C’est où je l’ai baisée.

ARTOTROGUE, bas.

Ô Dieux ! le vain esprit !

Il parle, il marche, il veille et ne fait que des songes,

Et même il me contraint d’avouer ses mensonges.

MATAMORE.

Parle haut, que dis-tu ? Ton discours m’est suspect.

ARTOTROGUE.

Que tous les Éléments ont pour vous du respect.

MATAMORE.

Aussi ne sont-ils faits qu’à dessein de me plaire,

Ce n’est qu’à mon sujet que le Soleil éclaire.

ARTOTROGUE.

Que vous êtes le Mars et l’honneur des Guerriers,

Et que même Gâlas vous cède ses lauriers.

MATAMORE.

Gâlas n’est qu’un galeux, tu veux dire Alexandre.

ARTOTROGUE.

C’est le rapport du nom qui m’avait fait méprendre.

MATAMORE.

Stupide quel rapport de nom ni de vertu ?

Parler d’un qu’à mes pieds j’ai cent fois abattu,

Défait devant Cazal, et chassé dans l’Alsace ;

Et qui ne tient le jour que de ma seule grâce ?

ARTOTROGUE, bas.

Il ne le vit jamais : tout fléchit sous vos lois,

Et je ne conte ici que vos moindres exploits ;

On vous vit foudroyant à la prise de Prague.

MATAMORE.

Tout cela n’est pour moi qu’une course de bague ;

Si tu veux raconter l’honneur de mes combats,

Parle de la Rochelle, ou bien ne parle pas.

ARTOTROGUE.

Vous en étiez bien loin ; manquez-vous de mémoire.

MATAMORE.

De vrai, je m’en souviens ; j’étais sur la mer Noire :

Chairbieux, qu’il en prit bien à tous les Parpaillots !

Sans forts, redoutes digue, et sans brider les flots,

Pour terminer ce siège...

ARTOTROGUE.

Invention nouvelle.

MATAMORE.

Parbieu, j’eusse avalé la mer et la Rochelle.

ARTOTROGUE.

Ainsi donc votre absence en a bien épargnés.

MATAMORE.

Mes plus grands coups se font aux pays éloignés,

J’ai terni des vaillants et la gloire et le lustre ?

Ne te souvient-il point de l’action illustre

Que je fis sur la mer contre les Mécréants !

Sans peine sans travail je défis ces Géants ;

Quatre cent mille Turc campés dans le Bosphore

Voulaient couper passage au vaillant Matamore ;

Rasant du Pont-Euxin les détroits les plus longs

Je venais de dompter les Scythes, les Gelons,

Quand je vis opposée une Forêt de voiles ;

D’un souffle j’en jetai plus haut que les étoiles,

D’autres que j’épargnai passèrent seulement,

Ainsi qu’un tourbillon sur l’humide élément,

Et plus vite qu’un trait, me quittant le Bosphore,

Volèrent en Afrique, et s’y cachent encore.

ARTOTROGUE.

Ils ne pouvaient fuir plus vite ni plus loin.

MATAMORE.

Quoi ? ne le crois-tu pas ?

ARTOTROGUE.

Bien plus ; j’en suis témoin.

MATAMORE.

De même à Pignerol, comme un monceau de paille,

Je renversai d’un souffle un grand pan de muraille ;

J’eusse encor fait sauter la Ville et le Rocher,

Mais on l’ouvrit si tôt qu’on me vit approcher.

ARTOTROGUE.

Ce Dom Quichot déjà passe pour une mine,

Je l’ai mis en beau train, suivons puisqu’il chemine :

Le siège de Breda signala votre nom,

Où l’un de vos regards fit plus que le Canon.

MATAMORE.

Tu dis bien, d’un regard j’extermine ; je brise.

ARTOTROGUE.

Poussons ses vanités, il en est à la crise ;

Je veux qu’il passe enfin pour un moulin à vent.

MATAMORE.

Que dis-tu ?

ARTOTROGUE.

Que j’oublie un trait d’auparavant,

Le passage de Suze.

MATAMORE.

Il est de mon histoire ;

Là des Alpes je fis le beau champ de ma gloire :

Voyant tant de Soldats qui bordaient ce détroit,

À la faveur des Monts je m’élevai tout droit,

J’étendis jusqu’au Ciel les ressorts de ma taille,

Et parus un Atlas au fort de la bataille ;

Ces Monts semblaient porter la tête dans les Cieux,

Et je les vis pourtant au-dessous de mes yeux ;

Ma voix tonnait sur eux comme un foudre en la nue,

D’un seul de mes regards leur neige fut fondue ;

Et tant de Savoyards, tapis dedans ces Monts,

Comme petits Serpents et visibles démons,

Dont les piques sous moi paraissaient des chevilles,

Furent tous écrasés ainsi que des chenilles.

ARTOTROGUE.

Vois-je ? un si grand Géant dans un si petit corps ?

MATAMORE.

Je décrois, quand je veux, par les mêmes ressorts ;

J’ai selon qu’il me plaît, mes démarches civiles,

Géant à la campagne, et petit dans les Villes ;

Autrement, il faudrait abattre les maisons.

ARTOTROGUE.

Ou demeurer aux champs à garder les Oisons ?

MATAMORE.

Que dis-tu ?

ARTOTROGUE.

Qu’à Paris, avec des cris de joie,

On abattrait les murs comme au Cheval de Troie ;

C’est comme on vous reçut à Cazal, à Nancy,

Et depuis à Breda.

MATAMORE.

Chairbieux, il en est ainsi,

Qui t’en a tant appris ? as-tu fait mon histoire ?

Qu’ainsi tous mes exploits te soient dans la mémoire ?

ARTOTROGUE.

Quoi ? ne saurais-je pas, ou pourrais-je oublier

Ce que tout l’Univers se plaît de publier ?

MATAMORE.

Tu les as donc écrits dedans quelque tablette ?

ARTOTROGUE.

J’ai, sans un tel secours, la mémoire assez nette ;

En voici quelque effet : cent Mores en Anjou,

Quatre mille Indiens dans le fonds de Poitou,

Six mille Polonais sur les bords de Champagne,

Douze mille Persans dans la basse Allemagne,

Dedans l’Île de France onze mille Chinois,

Dedans celle de Ré vingt mille Japonais,

Et trente mille Turcs dedans la Picardie

Sont morts en un seul jour de votre main hardie.

MATAMORE.

À combien montent-il ? Ce nombre bien compté.

ARTOTROGUE.

À trente millions.

MATAMORE.

Qu’il a bien supputé !

ARTOTROGUE.

Justement ; vrai calcul ! Mais à combien qu’il monte,

Il n’en vit jamais un de tous ceux que je compte.

MATAMORE.

À trente millions ? que dis-tu ? c’est beaucoup.

ARTOTROGUE.

Le même jour encor je vous vis d’un seul coup

Estropier le Sort, massacrer la Fortune,

Et tuer cent Dragons dans le Ciel de la Lune.

MATAMORE.

J’étais monté bien haut.

ARTOTROGUE.

Ne s’en souvenir pas ?

MATAMORE.

Non parbieu.

ARTOTROGUE.

Comment donc ? oublier ces combats ?

Ne vous point souvenir de ce jour mémorable

Qui par vos faits surpasse et l’histoire et la Fable ?

Je n’avais pas osé vous en entretenir.

MATAMORE.

Parmi d’autres si grands puis-je m’en souvenir ?

Ce fut le même jour que de force et d’adresse

J’étouffai d’un revers mille Éléphants en Grèce,

De Serpents en Sicile onze cents millions

J’étranglai dessus mer deux cents mille Lions,

J’écrasai presque autant de Baleines sur terre,

En France de Chameaux, de Loups en Angleterre

Je mis Caïn, Sanson hors de captivité ;

Aussi c’était le jour de ma nativité

J’ai tiré de ce temps mes lettres de Noblesse.

ARTOTROGUE.

Vivre encore en ce siècle ? ô l’extrême vieillesse !

Vous êtes beau pourtant.

MATAMORE.

Ainsi que le Soleil ;

Nous sommes d’un éclat et d’un âge pareil.

ARTOTROGUE.

Ô Dieux ! que son humeur en vanités abonde !

Combien peu s’en faut-il qu’il n’ait créé le monde ?

MATAMORE.

Dois-je envier aux Dieux l’honneur de l’Univers ?

Ils l’ont fait, et mon bras le peut mettre à l’envers ;

Cadejou.

ARTOTROGUE.

S’il se fâche, adieu l’humaine race.

MATAMORE.

Mais je vais trop avant, ce discours m’embarrasse ;

Suivons notre chemin pour aller au Faubourg.

ARTOTROGUE.

Il faut sur le Pont-neuf faire premier un tour ;

Nous verrons de nos gens vers la Samaritaine.

MATAMORE.

Allons-y ; c’est bien dit.

ARTOTROGUE.

Allons grand Capitaine.

MATAMORE, retournant.

Toutefois.

ARTOTROGUE.

Qu’est-ce encor ?

MATAMORE.

Holà, pendard ici,

À moi Palestrion.

 

 

Scène III

 

PALESTRION, ARTOTROGUE, MATAMORE

 

PALESTRION.

Quoi ? Monsieur, me voici.

ARTOTROGUE.

Son moindre ton de voix fait ainsi des alarmes.

MATAMORE.

Dresse mon équipage, et va polir mes armes :

Vois-tu bien ces rayons si brillants et si clairs ?

PALESTRION.

Il me prend pour aveugle.

MATAMORE.

As-tu vu des éclairs ?

Connais-tu le Soleil ?

PALESTRION.

Ô demandes plaisantes !

MATAMORE.

Que mes armes, Coquin, soit encore plus luisantes ;

Je veux que leur éclat brillant et sans pareil

Fasse blêmir l’Aurore, et pâlir le Soleil ;

Mets dans vingt chariots et mon lit et ma table,

Sur trois cents Éléphants le train d’un Connétable,

Tout l’attirail de camp d’un Empereur Romain :

Voilà mon ordre. Allons au Faubourg Saint-Germain.          

PALESTRION.

Je ne sais qu’il n’y met encor l’artillerie.

Mais c’est trop m’arrêter à cette brouillerie.

 

 

Scène IV

 

PHYLAZIE, PÉRIMÈNE, PALESTRION, PLACIDE

 

PHYLAZIE, dans le logis de Périandre.

Voyez s’il est encore où je l’avais laissé.

PÉRIMÈNE.

Oui.

Entrant au Théâtre.

Vois Palestrion, s’il passe.

PALESTRION.

Il est passé.

PÉRIMÈNE.

Il s’est mis aujourd’hui sur sa mine homicide,

Écoutons ; Phylazie est auprès de Placide.

Ils entrent dans la chambre.

PLACIDE.

Enfin après ta perte, après mon désespoir

Il m’est permis, mon Âme, encore de te voir,

Je puis flatter mes yeux d’une si chère vue,

Te montrer dans les miens mon âme toute nue,

Te conter mes soupirs, te dire mes douleurs,

Combien, tu m’as causé de plaintes et de pleurs,

Tous les vœux que j’ai faits depuis ton infortune ;

Et combien j’ai trouvé ton absence importune.

PHYLAZIE.

Juge aussi, cher Amant, au défaut de ma voix,

Par le plaisir que j’ai, du tourment que j’avais ;

Combien peu s’en faut-il qu’en tes bras je ne meure ?

PÉRIMÈNE.

Ils sont dans ce discours presque depuis une heure ;

J’ai tiré mon plaisir de leurs contentements,

Et croyais rajeunir dans leurs embrassements,

Écoutons-les encore devant que l’on te voie.

PALESTRION.

Mon abord en effet interromprait leur joie.

PHYLAZIE.

Mais parmi ces plaisirs tu ne te souviens point

D’achever un discours que je t’avais enjoint.

PLACIDE.

Bruxelles, ma patrie, était encore en armes,

Quand ton enlèvement redoubla nos alarmes ;

Je devins furieux après un tel malheur ;

Je recherche en tous lieux la proie et le voleur ;

Enfin je déplorais ta triste destinée,

Quand je sus qu’à Paris on t’avait amenée ;

Par tes propres ennuis juge de mon souci :

Je dépêche mon homme, et je l’envoie ici ;

Palestrion dans peu me retira de peine,

Il s’adresse au logis du vieillard Périmène.

PHYLAZIE.

C’est un homme de cœur un ami tout parfait.

PLACIDE.

On le peut dire tel par le bien qu’il nous fait.

PÉRIMÈNE.

Ô d’un bienfait léger ample reconnaissance !

Cher hôte, tous mes biens sont en votre puissance :

Entends, Palestrion, comme ils parlent de moi.

PLACIDE.

Il vit chez lui plus riche et content qu’un Roi,

Homme du siècle, au reste exempt de tous ses vices ;

Je l’avais pratiqué pendant mes exercices,

Tout le temps qu’à Paris j’avais fait du séjour

Dedans l’Académie, et depuis à la Cour :

Mon valet diligent autant qu’on le peut être,

En cherchant son logis, vous vit à la fenêtre ;

Rien ne peut retarder nos désirs curieux,

Il vous voit, il m’écrit, et j’arrive en ces lieux ;

Où pour faciliter notre entreprise encore

J’appris dès mon abord qu’il servait Matamore :

Admirons son dessein, comme il a réussi ;

C’est par lui seulement que je vous tiens ici,

Que je baise vos mains et que je vous embrasse ;

Pouvions-nous d’un tel sort attendre cette grâce ?

Que le bien est charmant qu’on n’a pas attendu ?

Je vous tiens, beau trésor, que je croyais perdu.

PÉRIMÈNE.

Faut-il les interrompre en ces pures délices ?

PHYLAZIE.

Que les plaisirs sont doux, après de longs supplices ?

PLACIDE.

Délicieux transports ! ô moment bienheureux !

Fus-tu jamais plus belle, ou moi plus amoureux ?

PALESTRION, se présentant.

Ou moi plus satisfait de vous revoir ensemble :

N’ai-je pas de l’esprit ? Et bien, que vous en semble ?

PLACIDE.

Que rien ne peut payer ton service et ta foi.

PHYLAZIE.

Que nous ne respirons aujourd’hui que par toi.

PLACIDE.

Que ne mérites-tu pour un si bon office ?

PALESTRION.

Après ce doux accueil qu’est-il que je ne fisse ?

Je vous promets entier votre contentement,

Une meilleure fin d’un bon commencement ;

J’en ai l’invention facile et toute prête.

PLACIDE.

Il nous faut l’enlever, qu’est-ce qui nous arrête ?

PALESTRION.

Mille difficultés qui se peuvent trouver ;

Comme j’ai commencé qu’on me laisse achever ;

Divers ruisseaux naîtront d’une même fontaine ;

J’ai pratiqué l’esprit de notre Capitaine,

Je connais son humeur ; modérez-vous un peu,

Sans force vous l’aurez, par adresse et par jeu,

Je veux vous voir contents sans que rien l’on hasarde :

Vous, Madame, rentrez, de peur de votre garde ;

Pour vous donner ce temps, et l’occuper exprès,

J’ai lâché votre Singe, et ce Fou court après.

PÉRIMÈNE.

Ce temps sera mal pris, si on ne le ménage

Rentrez donc, Phylazie, en voilà le passage.

PALESTRION.

Moi, je vais par la rue, et de l’autre côté.

PLACIDE.

Faut-il nous séparer ? ô dure cruauté :

Un plaisir si léger me semble une fumée,

Une flamme mourante, aussitôt qu’allumée,

Un éclair qui se montre et dérobe à nos yeux ;

Dois-je si peu jouir d’un bien si précieux ?

PÉRIMÈNE.

Quel bruit là-haut ?

Il entend de sa Cour du bruit au-dessus du toit de son logis.

PHYLAZIE, rentrant par la fente dans le logis du Capitan.

Adieu ; tu prends trop de licence.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

PÉRIMÈNE, PLACIDE

 

PÉRIMÈNE, sur le pas de la porte.

Quoi ? ne serai-je pas libre dans ma maison ?

Je veux que sur le champ l’on m’en fasse raison ;

N’ai-je pas de valets une troupe assez grande ?

Volez dessus ces toits, faites, je le commande,

Et quiconque sera sur le mien rencontré

Qu’on le mette à la rue, ou je vous y mettrai,

Cassez jambes et bras, frappez, qu’on estropie ;

Regardez dans ma cour ? est-ce ainsi qu’on m’épie ?

Éclairer mon logis, et voir ce qu’on y fait ?

Ai-je, au lieu de voisins, des Maîtres en effet ?

Ce Gascon emplumé tient-il des gens à gages

Pour visiter nos toits et faire ces ravages ?

On court le long des monts, des plaines, et des bois ;

Eux, par un droit nouveau, chassent dessus nos toits,

C’est un Singe aujourd’hui, demain quelque autre excuse

Fera naître leur bruit.

PLACIDE.

Que mon âme est confuse !

Croirai-je ce malheur ? quoi que vous m’en disiez ;

Qu’il ait vu ma Maîtresse ?

PÉRIMÈNE.

Et vous qui la baisiez.

PLACIDE.

Ô destins ! ô malheur ! elle est doncque perdue,

Semblable liberté ne peut être attendue,

Non, je n’espère plus de la voir en ce lieu,

Et ce baiser d’amour fut celui d’un adieu ;

À peine étions-nous joints qu’un malheur nous sépare,

Le sort dans ses faveurs contre nous se déclare,

Et de tous les plaisirs qu’il m’a fait désirer

Je n’ai que le regret de n’en plus espérer :

Que tes faveurs, Amour, paraissent incertaines !

Doncque voilà pour moi le fruit de tant de peines,

Un moment a payé tous mes soins et mes pas,

Dans l’espoir du salut j’ai trouvé mon trépas ;

Tout mon bonheur s’enfuit à l’instant qu’il arrive,

Le jour qui me le donne est celui qui m’en prive,

À peine ai-je eu le temps de voir et d’espérer

Qu’il faut n’espérer plus et toujours soupirer.

PÉRIMÈNE.

Quelle raison vous met ce désespoir en l’âme ?

N’avez-vous pas de quoi contenter votre flamme ?

Parler à Phylazie, et la voir, et l’ouïr ?

Que désirez-vous plus ? peut-être d’en jouir ?

PLACIDE.

Que vous connaissez mal le point que je regrette !

Périmène, elle est sage, et ma flamme est discrète,

Hyménée est le but où tendent tous nos vœux,

Qui croirait autrement nous blesserait tous deux,

Et quelque privauté que vous m’ayez vu prendre,

L’honneur à cet abord ne l’aurait pu défendre :

Mais que j’ai sur ce point des regrets superflus !

C’est un bonheur pour moi qui ne reviendra plus.

PÉRIMÈNE.

N’a-t-elle pas toujours la faveur du passage ?

PLACIDE.

Ô faveur d’un moment, et d’un si court usage !

Non non, tout lui sera désormais interdit,

Ils l’auront découvert, et le cœur me le dit ;

Après cette action, à l’étroit enfermée

Elle aura pour prison la maison alarmée,

Elle sera veillée, et ses pas observés,

Ses regards recueillis, ses pleurs désapprouvés,

Et par un mauvais sort dont la rigueur me brave

D’une captive enfin j’aurai fait une esclave :

Ah ! Que n’ai-je suivi mon premier mouvement,

Évité ce malheur par un enlèvement !

J’avais en main la proie, et je l’ai relâchée ;

Quels bras d’entre les miens me l’eussent arrachée ?

Ce lâche Usurpateur d’un trésor qui m’est dû

Ne l’eût jamais repris qu’il ne lui fut vendu ;

J’aurais par ma valeur, en vengeant cet outrage,

Signalé mon amour et montré mon courage,

Pour elle surmonté tous les dangers offerts,

Passé même au travers des flammes et des fers,

Et de mon seul courage empruntant cet office

La force aurait plus fait que tout notre artifice ;

Quel besoin d’employer la fourbe en cet endroit,

Pour retirer un bien qui m’appartient de droit ?

J’aurais pris ma Maîtresse à qui me l’a volée,

Qui fait passer ce vol pour prise signalée ;

Mais jamais ce trésor ne me sera rendu,

De crainte de le perdre enfin je l’ai perdu ;

C’et toi Palestrion, qui m’a ces lois prescrites.

PÉRIMÈNE.

Vous savez les raisons, et je vous les ai dites ;

La guerre est déclarée, et vous deux étrangers,

Eussiez-vous pu fuir sans d’extrêmes dangers ?

Sans suite, sans support, et sans retraite encore

Contre mille Filous qui suivent Matamore ?

PLACIDE.

Ce n’est pas toutefois leur force que je crains.

PÉRIMÈNE.

Leurs efforts sont de vrai ridicules et vains ;

Le but est de jouer ce plaisant Capitaine ;

Vous aurez Phylazie avecque moins de peine,

Sans hasarder ce bien il vous sera remis,

Palestrion tiendra ce qu’il vous a promis,

Son esprit fera plus que votre violence.

Le voici ; parlons-lui.

 

 

Scène II

 

PÉRIMÈNE, PALESTRION, PLACIDE

 

PÉRIMÈNE.

Quelle est cette insolence ?

Un de votre logis.

PALESTRION.

Qu’est-il ? et qu’a-t-il fait ?

PLACIDE.

Ô Dieux ! tout est perdu.

PALESTRION.

J’en redoute l’effet.

PLACIDE.

Je meurs, Palestrion, je n’ai plus d’espérance ;

Nos desseins sont rompus, j’en ai trop d’assurance.

PÉRIMÈNE.

Un des vôtres a vu chez moi, dedans ma Cour,

Se baiser, s’embrasser, et parler d’amour...

PALESTRION.

Qui ? peut-être Placide et Phylazie ensemble ?

PÉRIMÈNE.

Oui, qui se caressaient.

PALESTRION.

Que dites-vous ? j’en tremble ;

C’est le pire malheur qui pouvait arriver.

PÉRIMÈNE.

J’ai crié de ma cour, le voyant s’esquiver ;

Que fais-tu sur nos toits, pendard ? je le menace ;

Un Singe est échappé, dit-il, je suis sa trace.

PALESTRION.

C’est le lourdaud Scélèdre ; il ne cèlera rien,

S’il a vu Phylazie, il est son gardien ;

Dans le logis encor ce Fou poursuit sa quête.

PLACIDE.

Puisse perdre le foudre et l’une et l’autre bête.

PALESTRION.

Mon esprit toutefois cherche remède à tout ;

Courage, il faut duper ce Niais jusqu’au bout.

PLACIDE.

Considérez sa mine, et voyez comme il rêve ;

Il bâtit son dessein, il le forme, il l’achève.

PÉRIMÈNE.

Il va plus vite encore ; il est tout achevé.

PLACIDE.

Il le tient en effet ; dis-nous, qu’as-tu trouvé ?

PALESTRION.

Merveille, qu’un Ésope à peine eût inventée ?

Remettons en sa force une mine éventée,

Faisons ce qui fut vu qu’il ne l’ait pas été,

Et que pour songe ainsi passe une vérité.

PLACIDE.

Sachons l’invention, comme il vient de l’éclore.

PALESTRION.

Mon Maître n’est qu’un sot.

PLACIDE.

Qui ? moi ?

PALESTRION.

Non, Matamore.

PLACIDE.

C’était là commencer par un beau compliment,

Et bâtir ton dessein sur un bon fondement.

PALESTRION.

Écoutez ; le voici. Ce plaisant Capitaine

N’a de cœur ni d’esprit que dans son humeur vaine,

De légère créance, et facile à duper ;

Or j’ai l’invention propre pour le tromper :

Je feindrai que la sœur, de notre Damoiselle,

Qui lui ressemble en tout, en un mot sa jumelle,

Pour retrouver sa sœur, dont elle est en souci,

Avecque son Amant est arrivée ici ;

Qu’elle est chez vous logée.

PÉRIMÈNE.

Ô la feinte subtile !

PLACIDE.

Je crois que son esprit l’a choisie entre mille.

PALESTRION.

Que si Scélèdre dit à mon Maître au retour

Qu’il a vu Phylazie et même en votre Cour,

Embrasser un jeune homme et lui faire caresse,

Je répondrai que c’est l’Amant et sa Maîtresse,

La sœur de Phylazie.

PLACIDE.

Ô belle invention !

PALESTRION.

Tous deux venus de Flandre à même intention.

PLACIDE.

Quelle ?

PALESTRION.

De la ravoir.

PLACIDE.

Il est aisé d’entendre

Que c’est pour obliger Matamore à la rendre.

PALESTRION.

Vous avez bien conçu.

PÉRIMÈNE.

C’est ce que je dirai,

Et, comme son voisin, je l’en avertirai.

PALESTRION.

Mais dépeignez-les-lui jumelles et semblables.

PLACIDE.

S’il veut les voir ensemble ?

PALESTRION.

On forge mille Fables ;

Elle est allée au cours, elle dîne elle dort,

Elle se trouve mal, le Médecin en sort ;

Que sais-je ? et cent raisons dessus l’heure inventées.

PLACIDE.

On dirait qu’il les tient sur sa langue apprêtées.

PALESTRION.

Il suffit de gagner sa créance en ce point,

Qu’il juge vrai d’abord, un fait qui ne l’est point.

PLACIDE.

Pour faire encore mieux réussir la partie,

Il faut que Phylazie en soit donc avertie,

Elle nous peut aider et servir au besoin.

PALESTRION.

C’est bien jugé ; rentrez, et prenez-en le soin,

Contez-lui cette fable étrange et non commune :

D’être sœur de soi-même ; et deux sans être qu’une.

PLACIDE.

Mais comment lui parler ? elle n’est plus ici.

PALESTRION.

J’amuserai Scélèdre. Allez donc ; le voici.

PÉRIMÈNE.

Nous la ferons sortir ; la muraille est ouverte.

 

 

Scène III

 

PALESTRION, SCÉLÈDRE

 

PALESTRION.

Attaquons ce lourdaud, lui qui l’a découverte.

Scélèdre, et bien le Singe ?

SCÉLÈDRE.

À la fin je l’ai pris.

Mais un malheur bien plus grand afflige mes esprits ;

Qu’ai-je vu ? cher Ami ; je tremble quand j’y pense.

PALESTRION.

Tout le corps lui frémit, il frissonne en cadence.

SCÉLÈDRE.

N’ai-je point quelque taie au-devant de mes yeux ?

Suis-je louche ? regarde.

PALESTRION, lui passant la main devant les yeux.

Un chat ne voit pas mieux.

SCÉLÈDRE.

Tant pis, Palestrion ; Allons-nous faire pendre.

PALESTRION.

Le glorieux dessein ? vas-y seul sans m’attendre.

SCÉLÈDRE.

Si ce crime est connu, tu peux suivre mes pas.

PALESTRION.

Quel crime ?

SCÉLÈDRE.

Il est d’amour.

PALESTRION.

Je ne l’apprends donc pas.

SCÉLÈDRE.

J’ai vu chez le voisin Phylazie embrassée,

Qu’un jeune homme baisait.

PALESTRION.

Ah ? perds cette pensée ;

Phylazie ?

SCÉLÈDRE.

Elle-même.

PALESTRION.

Ô le songe plaisant !

SCÉLÈDRE.

Je voyais, je veillais, si je veille à présent ;

Je sais que je l’ai vue ; et ce n’est pas un songe.

PALESTRION.

Va, cela ne peut-être, adieu c’est un mensonge :

Étouffe ce discours, il est trop dangereux,

Et te rendrait enfin doublement malheureux.

SCÉLÈDRE.

Doublement ?

PALESTRION.

Il te faut démêler la fusée ;

Tu meurs, si Phylazie est à tort accusée.

SCÉLÈDRE.

Mourrais-je sur un si ?

PALESTRION.

Sa haine te perdra.

SCÉLÈDRE.

Et si son crime est vrai ?

PALESTRION.

Mon Maître te pendra.

SCÉLÈDRE.

J’en appelle ; et pourquoi ?

PALESTRION.

Ce mot te peut te confondre ;

Ne la gardes-tu pas ? n’en dois-tu pas répondre ?

SCÉLÈDRE.

Répondre d’une femme ? eût-elle cent maris,

J’aimerais mieux garder tout le tour de Paris :

Je ne sais contre moi quel foudre est dans la nue,

Mais je sais que mes yeux mes yeux propres l’ont vue.

PALESTRION.

Tu l’oses dire encor ? vois le mal qui t’attend.

SCÉLÈDRE.

Je ne l’ose en effet ; mais il est vrai pourtant,

Et qu’à présent encore elle est chez Périmène.

PALESTRION.

N’est-elle pas céans ?

SCÉLÈDRE.

Non ; la chose est certaine ;

J’ai les clefs de sa Chambre, elle n’y peut rentrer.

PALESTRION.

Scélèdre, que dis-tu ?

SCÉLÈDRE.

Ce que je veux montrer ;

Il lui donne les clefs de la chambre de Phylazie.

Tiens ; va voir s’il est vrai ce que je te rapporte,

Tandis je l’épierai sur le pas de la porte.

PALESTRION.

Je reviens aussitôt.

SCÉLÈDRE, seul.

Je t’attends donc ici.

Quoi ? garder une femme ? ô le fâcheux souci !

Avez-vous vu, mes yeux, Phylazie échappée ?

Doncque ma diligence auprès d’elle est trompée ?

Qu’elle a bien pris son temps ! elle sort ; et j’étais

Attentif à poursuivre un Singe sur les toits :

Que ce coup est hardi, ce crime détestable !

Je vois des deux côtés ma perte inévitable ;

Le disant mon trépas à ma parole est joint,

Et je me perds encore en ne le disant point ;

Que doit-on craindre plus qu’une femme offensée ?

Que cette peur me presse et trouble ma pensée !

Le silence est plus sûr en ce fait hasardeux,

Où, pour n’obliger qu’un, j’offense tous les deux ;

Évitons ce malheur plutôt que de l’accroître,

La haine d’une femme, et la fureur d’un Maître.

 

 

Scène IV

 

PALESTRION, PHYLAZIE, SCÉLÈDRE

 

PALESTRION.

Souvenez-vous de tout.

PHYLAZIE.

Je saurai m’accorder

Marchons.

PALESTRION.

N’avancez pas ; il me faut l’aborder.

Combien as-tu vidé, Scélèdre, de bouteilles ?

Viens.

SCÉLÈDRE.

Je ne branle point, parle ; j’ai des oreilles.

PALESTRION.

Veux-tu là demeurer comme un terme planté ?

SCÉLÈDRE.

Parle, dis seulement ; tu seras écouté.

PALESTRION.

Que fais-tu ?

SCÉLÈDRE.

Mon devoir ; mes yeux font leur office.

PALESTRION.

Ils t’ont rendu pourtant un fort mauvais service.

Va les faire crever, ces yeux fallacieux,

Indigne de plus voir la lumière des Cieux ;

Qui pour de vrais objets t’ont fait voir des fantômes

Ce qui ne fut jamais, des corps formés d’atomes ;

Phylazie en sa Chambre.

SCÉLÈDRE.

Holà, n’achève pas ;

J’ai peur c’est quelque esprit.

PALESTRION, la voyant sortir.

La voici sur mes pas ;

Regarde, est-ce elle-même ? Elle n’est qu’en peinture :

Fais-toi couper la langue après cette imposture.

SCÉLÈDRE.

C’est elle la voilà.

PHYLAZIE.

Voyons ce bon valet.

PALESTRION.

Je mesure ta vie à celle d’un poulet.

SCÉLÈDRE.

Elle marche, elle parle ; ô Dieux ! c’est elle-même.

PHYLAZIE.

Qui ne serait sensible à cette injure extrême ?

Attaquer mon honneur, et blesser ma vertu ?

Imposteur, scélérat, de quoi m’accuses-tu ?

SCÉLÈDRE.

Je ne sais.

PALESTRION, bas.

Dans ses yeux c’est jeter la poussière.

SCÉLÈDRE.

D’être chez le voisin, ou bien d’être sorcière ;

J’ai vu.

PHYLAZIE.

Quoi ? qu’as-tu vu ?

SCÉLÈDRE.

J’ai vu, je le sais bien.

PHYLAZIE.

Quoi donc ?

SCÉLÈDRE.

Mais à présent je n’en assure rien :

Palestrion ; un mot d’où vient cette Médée ?

PALESTRION.

As-tu les yeux troublés ? as-tu l’âme obsédée ?

Elle vient de sa chambre, elle sort du logis ;

As-tu bu ? qu’as-tu fait ? parle, en vain tu rougis.

SCÉLÈDRE, se frottant les yeux.

J’examine mes yeux.

PALESTRION.

Ils sont faux ; tu vois double.

SCÉLÈDRE.

Je vois double en effet, et c’est ce qui me trouble ;

J’en ai vu l’une ici, l’autre chez le voisin :

Rien n’y donne pourtant, ni porte, ni jardin,

Ni fenêtre, du moins qui ne soit bien grillée ;

Par où donc, et comment y serait-elle allée ?

PHYLAZIE.

Ton propre jugement sert à te condamner.

SCÉLÈDRE.

Mais j’ai vu néanmoins.

PALESTRION.

De nouveau t’obstiner ?

Quoi ? Tu reprends toujours tes visions premières ?

PHYLAZIE.

Et qui te coûteront mille coups d’étrivières.

SCÉLÈDRE.

Encore le gibet ; c’est mon sort le plus beau ;

Je sais que Montfaucon doit être mon tombeau,

Il sert de monument à toute notre race,

Père, aïeul, frère y sont, j’aurai la même grâce.

PHYLAZIE.

Mais avant que d’aller visiter les Aïeux

Je veux que l’on t’arrache et la langue et les yeux.

PALESTRION.

Regarde en quels malheurs ta sottise te plonge.         

PHYLAZIE.

Moi, baiser un Amant ? tu l’as vu ? c’est mon songe ;

Que notre esprit est clair alors que nous dormons !

Il voit dans l’avenir les traits que nous formons,

Et d’un rayon divin l’âme du Ciel guidée

Figure le futur et le peint en idée.

SCÉLÈDRE.

Idée ! est-ce un Démon ? qu’est-ce qu’elle nous peint ?

PALESTRION, bas.

Elle l’a pris bien haut ; suivons ; comme elle feint.

PHYLAZIE.

J’ai songé cette nuit toute cette aventure,

Qu’un valet contre moi dressait une imposture.

PALESTRION.

N’a-t-elle point songé que tu serais pendu ?

C’est toi-même.

SCÉLÈDRE.

Quel songe !

PHYLAZIE.

Il doit être entendu :

J’ai cru voir arriver en ce lieu ma germaine,

Et qu’elle et son Amant logeait chez Périmène.

PALESTRION.

Avez-vous une sœur ?

SCÉLÈDRE.

Elle t’en va conter.

PHYLAZIE.

Oui, belle ; je le dis pourtant sans me vanter,

Puisque nous sommes deux sous un même visage,

Jumelles, et dont l’une est de l’autre l’image ;

Il me semblait la voir avecque son Amant.

Au logis du voisin se baiser librement,

Qu’un des vôtres trompé par cette ressemblance

M’accusait de ce crime avecque violence.

PALESTRION.

Là-dessus ?

SCÉLÈDRE.

Il la croit ? es-tu de sens pourvu ?

Elle s’est éveillée, et moi je n’ai rien vu.

PALESTRION.

Rentrez ; la vérité se fera reconnaître ;

Et je serai d’avis qu’on en parle à mon Maître.

PHYLAZIE.

J’attendrai son retour ; et c’est bien mon dessein.

SCÉLÈDRE, la voyant rentrer.

Dieux ! qu’ai-je fait ? le cœur me bat dedans le sein,

Tout le dos me démange ; et les os me frémissent.

PALESTRION.

De ton proche malheur c’est comme ils t’avertissent ;

Considère, Scélèdre, et d’un esprit changé,

Comme tout se rapporte à ce qu’elle a songé ;

Elle n’a la maison, ni la chambre quittée.

SCÉLÈDRE, tout ému.

J’avais l’esprit au coude, et la vue enchantée,

Je n’ai rien d’assuré dans ce penser profond,

Sans la voir je l’ai vue, et cela me confond.

PALESTRION.

Cependant tu mettais la maison toute en peine.

Sur une vision folle autant qu’incertaine.

Voyant sortir Phylazie de chez Périmène.

SCÉLÈDRE.

Mais que vois-je sortir du logis du voisin ?

PALESTRION.

Voici pour l’achever et tromper le plus fin ;

Qu’elle est subtile à feindre, et qu’ils l’ont bien instruite !

 

 

Scène V

 

PHYLAZIE, PALESTRION, SCÉLÈDRE

 

PHYLAZIE, contrefaisant sa sœur.

Étrangère, et qui manque en ces lieux de conduite,

Ne saurais-je trouver qui me prête la main,

Ou me puisse adresser dans le Temple prochain ?

SCÉLÈDRE.

Palestrion !

PALESTRION.

Scélèdre.

SCÉLÈDRE.

Ô Dieux ! n’est-ce pas elle ?

PALESTRION.

Phylazie elle-même.

SCÉLÈDRE.

Ô surprise nouvelle !

PHYLAZIE, continuant.

Là je vais rendre grâce aux pieds des saints Autels

À celui dont le soin conserve les Mortels,

Et qui rend de tous points heureux notre voyage.

SCÉLÈDRE.

Voilà sa même voix, sa taille son visage ;

C’est elle : appelons-la. Phylazie, arrêtez.

Elle ne répond rien ; je marche à ses côtés :

C’est à vous que je parle, impudente, effrontée.

PALESTRION.

C’est à toi seul plutôt que ta voix est portée,

Tu n’as qu’à retenir ces injures pour toi.

PHYLAZIE.

Quel est cet importun ? qu’a-t-il à faire à moi ?

SCÉLÈDRE.

Qui je suis ? elle feint de ne pas me connaître.

PALESTRION.

Et moi ?

PHYLAZIE.

Fâcheux tous deux, qui que vous puissiez être ;

Que me veulent ces Fous que je ne vis jamais ?

PALESTRION.

Que demandons-nous plus ? nous voilà satisfaits.

SCÉLÈDRE.

Je crains, Palestrion.

PALESTRION.

Et quoi ?

SCÉLÈDRE.

Dis-moi, de grâce ;

Ne nous serions-nous point perdus en quelque place ?

Ne nous connaître pas ? où nous sommes logés ?

Il faut que nous soyons ou perdus, ou changés ;

Tâtons-nous : qu’en dis-tu ? je pense être des nôtres.

PALESTRION.

Moi des nôtres aussi.

SCÉLÈDRE.

Comment ? serions-nous d’autres ?

Phylazie, ah ! c’est trop je me connais, c’est nous.

PHYLAZIE.

Quel nom ? de quel Roman, d’où l’ont tiré ces Fous ?

Je suis de Flandre.

SCÉLÈDRE.

Et bien, c’est son pays c’est elle.

PHYLAZIE.

Trop curieux, apprends qu’on me nomme Isabelle,

Que je ne suis ici que d’hier seulement

Arrivée à Paris avecque mon Amant.

SCÉLÈDRE.

L’y voilà. Mais encor quel dessein vous y mène ?

PHYLAZIE.

Le charitable soin que j’ai de ma Germaine ;

On l’a prit vers Maastricht.

SCÉLÈDRE.

Qui ?

PHYLAZIE.

Deux soldats François.

Je l’ai depuis cherchée en mille et mille endroits ;

Enfin j’ai dans Paris terminé mon voyage,

Où j’ai su qu’elle était, même en ce voisinage,

Qu’on la tient comme esclave, en chambre, et sans sortir.

SCÉLÈDRE.

Qui de tout de la sorte aurait pu l’avertir ?

Mais quel nom donne-t-on à cette sœur Jumelle ?

PHYLAZIE, rêvant.

Comme à moi.

SCÉLÈDRE.

Je la tiens : vous mentez Isabelle ;

Son nom est Phylazie.

PHYLAZIE.

Elle a nom comme moi ;

En cela pour le moins je suis digne de foi.

PALESTRION.

Scélèdre, approche, un mot.

PHYLAZIE, bas.

Il est sot à l’extrême ;

Son nom est bien le mien, si je suis elle-même.

PALESTRION.

Apprends qu’on la nommait pour lors de la façon,

De peur d’être connue on lui changea son nom :

Le songe est arrivé ; voilà cette Jumelle.

SCÉLÈDRE.

Phylazie est sa sœur ? et s’appelait comme elle ?

PHYLAZIE.

Le nom à part, en tout je lui ressemble mieux,

J’ai sa taille, son teint, sa parole, et ses yeux.

SCÉLÈDRE.

N’as-tu point l’âme encore ?

PHYLAZIE.

En même temps formées

Une seule paraît nous avoir animées,

On le juge à nous voir d’une humeur, d’un désir ;

L’auteur qui les forma ne pourrait les choisir.

SCÉLÈDRE.

C’est tenir trop longtemps ma créance abusée ;

Vous êtes, Phylazie, une fausse rusée ;

Rentrez.

PALESTRION.

C’est Isabelle ; où la veux-tu mener ?

SCÉLÈDRE, la voulant entraîner.

C’est la nôtre : on ne sait laquelle discerner.

PALESTRION.

L’autre est dans le logis.

PHYLAZIE.

À la force ! on m’entraîne.   

SCÉLÈDRE, en tombant.

Elle s’est échappée ; où donc ?

PALESTRION.

Chez Périmène :

Qu’as-tu fait ? malheureux ; tu vas avoir au dos

Tout le logis voisin pour te rompre les os ;

Entraîner une fille ? ô Dieux ! quelle insolence ?

Les croirais-tu souffrir semblable violence ?

SCÉLÈDRE.

On ne peut m’accuser que de trop de douceur ;

Je veille Phylazie.

PALESTRION.

Et tu prenais sa sœur.

SCÉLÈDRE.

Sa sœur c’est elle-même.

PALESTRION.

As-tu juré ta perte ?

Phylazie est chez nous ; quelle injure soufferte ?

Rentre, va la trouver.

SCÉLÈDRE.

J’y vais sans repartir.

PALESTRION.

Et moi chez le voisin l’empêcher de sortir.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

SCÉLÈDRE

 

Phylazie est chez nous ; après cette merveille

Je doute si je dors, je doute si je veille ;

Je l’ai vue en sa chambre, elle est dans la maison :

Ah ! que ces visions confondent ma raison !

Ma mort était conclue, et ma perte certaine,

Si j’eusse rapporté ce fait au Capitaine,

Jamais homme ne fut si proche du trépas,

Ce que j’ai vu c’est elle, et si ce ne l’est pas ;

Si bien à Phylazie Isabelle ressemble,

Qu’on les prendrait pour une, une pour deux ensemble

Le lait certes au lait ne ressemble pas mieux.

Mais je vois Périmène ; il sort tout furieux ;

Sa menace m’effraie avant que de l’entendre,

Je ne tremble pas moins que si l’on m’allait pendre :

Que ferai-je ? ils sont deux ; je me tiens assommé.

 

 

Scène II

 

PÉRIMÈNE, SCÉLÈDRE, PLACIDE

 

PÉRIMÈNE.

Quoi ? pendard.

SCÉLÈDRE.

Quel abord ! me voilà bien nommé.

PLACIDE.

Est-ce là l’insolent, dont la main téméraire

A fait sur ma Maîtresse un effort de Corsaire ?

Qui sans respect du sexe et de tant de beauté

A sur une étrangère usé de cruauté,

Violé sa franchise, et cette loi connue

Qui permet libre à tous le passage et la rue ?

Quoi ? souffrir cet affront d’un batteur de pavé ?

Frappons, que de son sang sur l’heure il soit lavé.     

PÉRIMÈNE.

Holà.

PLACIDE.

Je n’attends rien.

PÉRIMÈNE, bas.

Voyez comme il est blême.

PLACIDE.

Qu’à savoir seulement de lui si c’est lui-même,

Parle.

SCÉLÈDRE.

Voyez mon teint, il en peut faire foi ;

Je ne suis plus moi-même, étant trop hors de moi.

PÉRIMÈNE.

Sois toi-même, ou quelque autre, il faut que tu l’avoues,     

Ne mérites-tu pas des cordes et des roues ?

SCÉLÈDRE.

Il est vrai ; mais pourtant écoutez mes raisons.

PLACIDE.

Il le confesse ; il vit ? qu’est-ce que nous faisons.

PÉRIMÈNE.

D’avoir effrontément pris de force une fille ?

PLACIDE.

Innocente, étrangère, et de noble famille ?

SCÉLÈDRE.

Je m’en purgerais trop, si j’étais écouté.

PLACIDE.

Une, de qui l’amour tient mon cœur arrêté,

Honnête, vertueuse, et qu’un chaste Hyménée

A dedans peu de jours en mon lit destinée ?

SCÉLÈDRE.

Je croyais.

PÉRIMÈNE.

Quoi ? Méchant.

PLACIDE.

Enfin que croyais-tu ?

Peut-être impunément d’offenser sa vertu ?

PÉRIMÈNE.

De la traîner chez vous ?

PLACIDE.

Et la rendre asservie

De même que sa Sœur que vous avez ravie ?

Mais.

SCÉLÈDRE.

Puis-je dire un mot ?

PÉRIMÈNE.

Épier mes Amis ?

Regarder dans ma cour ?

SCÉLÈDRE.

Me sera-t-il permis ?

PLACIDE.

Et commettre en plein jour semblable violence ?

SCÉLÈDRE.

Faut-il que malgré moi je garde le silence ?

PÉRIMÈNE.

Violer mon logis par des traits impudents ?

PLACIDE.

N’avoir de liberté ni dehors ni dedans ?

PÉRIMÈNE.

Ici les épier, et là les entreprendre ?

SCÉLÈDRE.

M’ayant bien accusé, laissé-moi me défendre.

PÉRIMÈNE.

L’arrêter, lui donner des noms injurieux ?

PLACIDE.

L’embrasser, l’emporter d’un dessein furieux ?

Et je vois l’insolent qui lui fit cet outrage ?

Et je tiens suspendue auprès de lui ma rage ?

Et mon bras ?

SCÉLÈDRE.

Ah ! je brûle, et je me sens geler ;

Oui, battez-moi plutôt, et me laisser parler.

PÉRIMÈNE.

Parle, quelle raison, quelle excuse assez forte

Peut couvrir l’attentat commis devant ma porte ?

SCÉLÈDRE.

Dois-je vous accuser, ou mon aveuglement ?

Ma plaindre de moi-même ou de vous seulement ?

De vous, si Phylazie est celle que j’ai vue

Et sortir de chez vous et paraître en la rue ?

De moi-même encor plus, si ce n’est que sa Sœur ?

PLACIDE.

Dont tu voulus pourtant être le Ravisseur,

Insolent.

SCÉLÈDRE.

De ce fait je n’ai point d’assurance.

PÉRIMÈNE.

C’est trop ; je lui pardonne, et vois son ignorance.

SCÉLÈDRE.

Leur ressemblance a fait que je doute en cela

Si celle-ci diffère, et n’et point celle-là,

Je ne sais qui des deux est la nôtre, et j’ignore

Tout ce que j’avais vu dans votre cour encore.

PLACIDE.

Qu’avez-vous vu ?

SCÉLÈDRE.

Vous-même.

PLACIDE.

Avec qui ?

PÉRIMÈNE.

C’est le point ;

Je pense l’avoir su, mais je ne le sais point.

PLACIDE.

C’est sans doute Isabelle, à qui j’ai fait caresse.

PÉRIMÈNE.

Allez, faites-lui voir cette belle Maîtresse.

PLACIDE.

Cet objet en effet lui peut rendre les sens :

Suis-moi.

SCÉLÈDRE.

M’est-il permis ?

PÉRIMÈNE.

Entre, va, j’y consens.

Jamais fourbe ne fut plus finement conduite ;

J’ai laissé là-dedans celui qui l’a produite ;

À la faveur d’un trou fait dans notre paroi

Il aura fait rentrer cette fille chez moi,

Et ce Niais complet la prends pour Isabelle

Que nous lui faisons croire être sa Sœur Jumelle ;

Qu’il nous apprête à rire ! et qu’un si plaisant tour.

Mais feignons je l’entends ; le voici de retour.

 

 

Scène III

 

SCÉLÈDRE, PÉRIMÈNE

 

SCÉLÈDRE, sortant du logis de Périmène.

Non, je ne pense pas que le Ciel soit capable.

PÉRIMÈNE.

De quoi ? Scélèdre ; est-ce elle ?

SCÉLÈDRE.

Au moins une semblable :

Non, je ne pense pas que Nature, ou les Dieux,

Dont partout nous voyons l’ouvrage industrieux,

Puissent faire une chose ; ô rencontre ! ô merveille !

Qui sans être la même enfin soit si pareille.

PÉRIMÈNE.

Est-ce la vôtre ?

SCÉLÈDRE.

Non ; et c’est elle pourtant.

PÉRIMÈNE.

As-tu vu celle-ci ; ton œil est-il content ?

SCÉLÈDRE.

Trop, s’il était d’accord avecque ma créance.

PÉRIMÈNE.

Qu’en crois-tu ?

SCÉLÈDRE.

Je ne sais.

PÉRIMÈNE.

Prends certaine science :

Isabelle est chez moi ?

SCÉLÈDRE.

Qui baise son Amant ;

Je l’ai vue, il est vrai.

PÉRIMÈNE.

Retourne promptement.

SCÉLÈDRE.

Où ?

PÉRIMÈNE.

Dans votre logis ; pour voir d’un soin fidèle

Si la vôtre y sera, comme au mien Isabelle.

SCÉLÈDRE.

Je suivrai votre avis, c’est le plus assuré ;

Je reviens sur mes pas.

PÉRIMÈNE, seul.

Le voilà bien leurré,

De quel aveuglement est son âme saisie ?

Et que deviendra-t-il, en voyant Phylazie ?

Elle est dans le logis ; ils l’auront fait rentrer ;

Sérieuse en sa chambre il la va rencontrer ;

Vit-on jamais jouer un homme de la sorte ?

Sa raison est vaincue ; attendrai-je qu’il sorte ?

Oui, je le vois venir.

 

 

Scène IV

 

SCÉLÈDRE, PÉRIMÈNE

 

SCÉLÈDRE.

Périmène, à genoux

J’accuse mon erreur ; Phylazie est chez nous.

PÉRIMÈNE.

Imposteur, est-ce à tort qu’elle fut accusée ?

SCÉLÈDRE.

Oui ; mais leur ressemblance à ma vue abusée ;

Je fus sot, insolent, aveugle, et sans esprit.

PÉRIMÈNE.

Croyons-le sur sa foi, lui-même nous le dit.

SCÉLÈDRE.

Par moi fut sans raison Isabelle offensée.

PÉRIMÈNE.

C’est Isabelle enfin ? ton erreur et passée :

Va, je te la pardonne ; et pour tout châtiment,

Scélèdre, apprends de moi ce bon enseignement

De tenir en servant, mains, vue, et bouche closes,

D’ouïr sans écouter, voir sans voir toutes choses,

Ce qu’on sait l’ignorer, et se taire à propos ;

Voilà ce qui peut mettre un valet en repos.

SCÉLÈDRE.

Et c’est une leçon que je promets de suivre :

Que me commandez-vous ?

PÉRIMÈNE.

Adieu ; d’apprendre à vivre.

SCÉLÈDRE.

Rentrerai-je au logis il n’y fait pas trop bon ;

Cachons-nous dans la cave avecque le jambon.

 

 

Scène V

 

PÉRIMÈNE, PALESTRION, PLACIDE

 

PÉRIMÈNE.

Le voilà retiré, comme je le demande,

Son esprit est gagné, que sa sottise est grande !

Sortez.

PALESTRION.

Est-il rentré ? la rue est-elle à nous ?

PÉRIMÈNE.

Avancez hardiment.

PLACIDE.

J’ai vu berner des Fous,

Mis je n’en vis jamais jouer un de la sorte ;

Quel plaisir de le voir planté contre la porte,

Faire la sentinelle, ajuster les verrous,

Visiter la serrure, et compter tous les clous ?

Phylazie a ravi, souffrez que je le die ;

Je pensais la voyant être à la Comédie ;

Elle a dessus nous tous cet honneur emporté,

Et gouverné la feinte avec subtilité.

PÉRIMÈNE.

Je pense avoir du moins joué mon personnage.

PLACIDE.

Vous avez fait merveille.

PALESTRION.

Et des mieux pour son âge.

PLACIDE.

C’est ma confusion, c’est de quoi je me plains,

D’employer un vieillard parmi des songes vains ;

Vous donner ce travail ? j’en suis honteux, cher Hôte,

Je regrette vos soins, et rougis de ma faute.

PÉRIMÈNE.

Vieillard ? à votre avis semblé-je si passé ?

J’ai de la vie encore, et ne suis point cassé ;

On ne trouvera pas sur mon front une ride ;

À cinquante ans je fais ce qu’à trente un Alcide,

Je ris, je vois, je marche, et fais ce que je veux.

PALESTRION.

Il n’a rien en effet de vieil que les cheveux.

PÉRIMÈNE.

Ma vieillesse, qui suit les plaisirs de la vie,

Ne souffre aucun des maux dont elle est poursuivie ;

On ne me vit jamais ni chagrin ni rêveur ;

Veut-on rire ? je chante, et voilà mon humeur ;

J’aime la compagnie et suis peu solitaire ;

Je sais parler à temps, comme je sais me taire ;

Dans mon plus sérieux mon discours est gaillard.

PLACIDE.

Trouvez-moi dans Paris, encor un tel Vieillard ;

Son humeur passe tout, et n’est point convenable :

Mais tant de frais perdus dont je suis redevable.

PÉRIMÈNE.

Non non, vers un Ami le bien n’est pas perdu,

Aussitôt que donné je l’estime rendu,

Traiter nos ennemis, ou parer une femme

C’est la folle dépense, et qu’à bon droit je blâme ?

Tout le reste en bon lieu je le juge remis,

Et je prends à faveur d’obliger mes Amis,

Je leur tiens coffre, esprit, table et Maison ouverte ;

Je répute un bon gain ce qu’on croit une perte ;

Et de peur qu’autre objet trouble ma gaîté,

Je suis veuf sans enfants, sans soins, en liberté.

PLACIDE.

Une si belle humeur mérite qu’on l’adore,

Notre siècle est de fer, et voilà qui le dore ;

C’est goûter les plaisirs dedans leur pureté,

Et tenir dans vos mains le bonheur arrêté :

Mais parmi les objets qui troubleraient votre aise

Vous comptez les enfants ; et qu’est donc Artelèse ?

PÉRIMÈNE.

Artelèse est ma Nièce, et je la tiens ici,

Plus pour me contenter que pour autre souci ;

Je suis riche, on m’adore ; et tandis qu’elle espère

J’en ai tous les devoirs sans en être le Père.

Mais c’est trop discourir.

PLACIDE.

Cet homme est sans pareil.

PÉRIMÈNE.

Songeons à notre affaire, et tenons le conseil.

PALESTRION.

Le conseil est tenu, l’invention nouvelle.

PLACIDE.

Aurai-je Phylazie ; ah ! ta promesse est telle,

Juge, Palestrion, que je puis l’enlever,

Que tu l’empêches seul.

PALESTRION.

Afin de la sauver :

Vous l’aurez ; mais bien plus, je veux que Matamore

Vous la donne lui-même, et qu’on le frotte encore.

PLACIDE.

C’est ce qu’on attendrait que de ton seul esprit.

PÉRIMÈNE.

L’invention lui plaît ; courage, il en sourit.

PALESTRION.

Il faut que je me serve encor de votre peine.

PÉRIMÈNE.

En quoi ? dis seulement.

PLACIDE.

Excusez, Périmène.

PALESTRION.

Donnez ce diamant, tirez-le de vos doigts.

PÉRIMÈNE.

J’ignore à quel dessein ; le voilà toutefois.

PALESTRION.

Vous le saurez bientôt. Notre vain Capitaine

Lance à chaque regard une fièvre quartaine ;

Il le pense du moins, et que tel aujourd’hui

Tout le sexe le court et meurt d’amour pour lui,

Qu’il n’est cœur endurci qu’il ne réduise en cendre,

Que sa moustache encore est celle d’Alexandre.

PÉRIMÈNE.

Ce Narcisse plaisant est tel que tu le peins.

PALESTRION.

Et sur ce fondement je bâtis mes desseins.

Ne saurions-nous trouver quelque femme jolie,

Jeune de bonne humeur, et subtile et polie ?

PÉRIMÈNE.

Sans battre du pays, sans en chercher ailleurs,

J’ai chez nous un visage, il sera des meilleurs.

PALESTRION.

Qui ?

PÉRIMÈNE.

Ma Nièce Artelèse ; elle n’aime qu’à rire :

Poursuis donc ; que peut-elle ? on n’a qu’à lui prescrire.

PALESTRION.

Se feindre votre femme, et bien dissimuler,

Et que pour lui d’amour elle se sent brûler.

PLACIDE.

Elle est certes d’esprit et de grâce remplie ;

Mais quoi ? la faire entrer dedans notre folie ?

PÉRIMÈNE.

Passons ; cela vaut fait.

PALESTRION.

Une servante aussi.

PÉRIMÈNE.

La faut-il jeune et belle ? on la peut prendre ici :

Phydippe est-elle propre ?

PALESTRION.

Ô la rare servante ?

Voilà tout notre fait, elle sera suivante.

PÉRIMÈNE.

On ne pouvait choisir deux esprits plus rusés.

PALESTRION.

Écoutez cette fourbe, et les en instruisez :

Je donnerai la bague au Roland Matamore

Comme gage d’amour d’un objet qu’il adore,

D’une que je feindrai mise sous son pouvoir,

Qui ne peut plus durer ni vivre sans le voir,

Et qui pour acheter cette faveur insigne

M’a fait tomber en main ce gage quoiqu’indigne :

Lui, qui croit que son nom suffit pour les tenter,

Qui se plaît dans le jeu, s’en laissera conter ;

Le succès sera tel qu’il est dans ma pensée.

PLACIDE.

J’en voudrais déjà voir une fin avancée.

PÉRIMÈNE.

Ces préceptes par toi leur seraient mieux donnés.

PALESTRION.

Rentrez donc au logis, et me les amenez.

Quels desseins j’entreprends, quels troubles je suscite !

Plus nous allons avant, plus la chose m’excite ;

Que je vois devant moi de terre à remuer !

Mais j’aime ce travail, il faut continuer :

Parlant à son Maître.

Je veux faire éclater aujourd’hui mon adresse,

Et que vous emportiez par jeu votre Maîtresse,

Quoi ? je parle à moi seul ; il ne m’écoute pas :

Où portez-vous les yeux ?

PLACIDE.

J’admire ses appas ;

Vois vois, Palestrion, ce Soleil de mon âme,

Vois luire ses rayons, n’en sens-tu pas la flamme ?

PALESTRION.

Dites que d’eux encor ces lieux sont éclairés,

Ma foi, tous les Amants ont les sens égarés.

 

 

Scène VI

 

PHYLAZIE, PALESTRION, PLACIDE

 

PHYLAZIE, l’ayant entendu.

Tu dis vrai ; leur folie est pourtant pardonnable ;

C’est un vice sans faute, une erreur raisonnable,

Un poison sans venin, un beau dérèglement,

Un Soleil sans lumière, un doux aveuglement.

PLACIDE.

Qu’elle est en de beaux mots subtile et délicate !

Je lui remets ma cause elle est mon Avocate.

PALESTRION.

Sans Juges, sans témoins, tous deux au moindre accès

Vous videriez ensemble un amoureux procès.

Mais vous gâtez ce teint, retirez-vous du hâle,

Allez parler d’amour ailleurs dans une salle,

Car si Scélèdre.

PHYLAZIE.

Il dort, dans la cave enivré.

PLACIDE.

Rentrons ; qu’il ait l’esprit de ce soin délivré ;

Aussi bien son travail est pour une autre pièce,

Puisque je vois sortir Périmène et sa Nièce

Je vous dirai la fourbe et pourquoi tout ceci.

PHYLAZIE.

Rentrons doncques, mon cœur, et laissons-les ici.

 

 

Scène VII

 

PÉRIMÈNE, PALESTRION, ARTELESE, PHYDIPPE

 

PÉRIMÈNE.

Et bien, Palestrion, a-t-elle assez de charmes ?

PALESTRION.

Il n’est cœur devant eux qui ne rendit les armes.

PÉRIMÈNE.

Elle n’est pas en ordre.

PALESTRION.

Ah ! peut-elle être mieux,

Quand on l’aurait tirée et fait tomber des Cieux ?

ARTELESE.

C’est un grand saut déjà de première volée,

Avec peu de rebonds jusqu’où serais-je allée ?

PALESTRION.

Cette autre aussi me plaît.

PHYDIPPE.

Il serait dégoûté.

PÉRIMÈNE.

Elles ont de l’esprit autant que de beauté.

PALESTRION.

Venons à notre fait, les avez-vous instruites ?

PÉRIMÈNE.

Épreuve ; à ce sujet je te les ai conduites.

ARTELESE.

Il n’est pas de besoin de tant d’enseignements ;

Je veux joindre à la fourbe encor mille ornements,

Pour donner de l’amour à ce vain Matamore,

Lui présenter mon cœur, feindre que je l’implore,

Faire les yeux mourants, puis les noyer de pleurs,

Soupirer un hélas ; ajuster un je meurs,

L’appeler mon espoir, le Dieu de ma pensée,

Montrer ouvertement une ardeur insensée ;

Lui faire offre de tout, lui présenter mon cœur

Attirer sa pitié par le nom de Vainqueur,

L’appeler foudroyant, raseur de Citadelles,

Le Mignon de la Cour, le favori des Belles,

Le conjurer encor par des noms bien plus doux,

Gémir, baiser ses pas, embrasser ses genoux,

Pleurer dedans ses mains, en faire l’idolâtre,

Les dire par extase ou d’ivoire ou d’albâtre,

Ses yeux deux vrais Soleils, des rayons ses cheveux ;

Est-ce assez pour gagner et son cœur et ses vœux ?

PALESTRION.

Qu’à feindre de l’amour cette fille est savante !

ARTELESE.

Ce sont les moindres traits dont mon esprit se vante ;

Laisse-le-moi jouer, et crois qu’à ses dépens

Nous rirons jusqu’au bout, puisque je l’entreprends.

PÉRIMÈNE.

Voilà notre projet, et tout n’est que pour rire.

PALESTRION.

Tout ira bien ; un point reste seul à vous dire,

Feignez d’être sa femme.

ARTELESE.

À d’autres ; je le sais.

PALESTRION.

Phydippe la suivante.

PHYDIPPE.

Écoute mon essai ;

Je la dirai mourir pour ce grand Capitaine,

Maîtresse du logis, femme de Périmène :

Qui pour lui témoigner qu’elle l’aime ardemment

Offre, avecque son cœur, par moi ce diamant ;

Qu’en tes mains j’ai remis son espoir et ce gage,

Que par nous deux enfin cette amour se ménage.

PALESTRION.

Traitez-le de respect.

ARTELESE.

Trembler en l’abordant,

Feindre de m’éblouir, tomber le regardant,

Parler à demi-mots de crainte et de surprise ;

N’est-ce pas feindre assez.

PALESTRION.

Ah ! qu’elle est bien apprise !

ARTELESE.

Tu n’auras seulement qu’à seconder nos coups,

Livre-le dans nos mains.

PALESTRION.

J’y vais retirez-vous.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

MATAMORE, PALESTRION

 

MATAMORE.

Courage, tour va bien ; en moins d’un tour de ville

Au seul bruit de mon nom j’en ai levé dix mille,

Hommes faits, gens de cœur, et de bonne façon,

Qu’un foudre ne pourrait ébranler de l’arçon ;

Artotrogue laissé vers la Samaritaine,

Sous mon nom les assemble et les tient en haleine :

Avec eux j’ai couru cent fois tout l’Orient,

Et je les mène aux coups d’un visage riant,

Ils vivent dans Paris, l’un sur sa bonne mine,

L’autre sur Durantal qui massacre, extermine,

Ces Filous panachés, ces batteurs de pavé,

Ces tireurs de manteaux ont le cœur relevé ;

Au premier mandement, et selon mes coutumes,

On me voit au milieu d’une forêt de plumes.

PALESTRION.

Êtes-vous le Phœnix, et le Roi des Oiseaux ?

Faites-vous pour voler, des Régiments nouveaux ?

MATAMORE.

Je veux qu’au moindre mot de moi l’on voie

Plus de Mestres de Camp qu’on n’en vit devant Troie.

PALESTRION.

Sans compter les goujats.

MATAMORE.

Crois qu’ils sont tous exquis,

En ai-je qui ne soient Barons, Comtes, Marquis ?

PALESTRION.

Que sont donc vos valets ?

MATAMORE.

Des Princes, des Monarques.

PALESTRION.

Nous voilà glorieux sous de si belles marques.

MATAMORE.

Vous différez pourtant dans un semblable soin ;

Vous me servez de près, eux me servent de loin,

Vous dedans mon logis, où le devoir vous range,

Et les Rois seulement dans un pays étrange :

Rois, Sofis, Empereurs sont titres empruntés,

Et leur pouvoir n’agit que sous mes volontés ;

Je leur souffre le nom, combien qu’il me convienne ;

Seul on me dût nommer Archiduc dedans Vienne,

Aux Indes grand Mogor, au Catay le grand Chan,

Et chez les Africains l’Abyssin Prête Jean,

Chez les Turcs grand Seigneur, grand Duc en Moscovie,

Empereur Marcoman dedans la Moravie,

Satrape grand Vizir, Bacha, Moufty, Sultan,

Sofi dedans la Perse, en Égypte Soudan.

PALESTRION.

Vous êtes donc ainsi Souverain des Princes ?

MATAMORE.

Je les laisse sous moi gouverner mes Provinces :

Il n’est point de pays où je sois étranger,

Turc à Constantinople, et More dans Alger,

Vrai Grec en la Morée, Indien dans la Chine.

PALESTRION.

Naturel en tous lieux de mœurs, et d’origine.

MATAMORE.

Persan dedans Tauris, dedans Barne Abyssin,

Tartare à Cambala, dans Lahor Mogorin

Naire dans Calicut, Mexicain dans Paname.

PALESTRION.

Il a des corps partout, et partout autant d’âmes.

MATAMORE.

Suédois dans Stockholm, et dans Prague Allemand,

Comme dans Londres Anglais, et dans Ostende Flamand,

Croate Bossenois, Slavon dans l’Illyrie.

PALESTRION.

Hongre encore, ou plutôt roussin dans la Hongrie.

MATAMORE.

Dans Musco Russien, et dans Dôle Comtois.

PALESTRION.

Vous verrez à la fin qu’il sera chien d’Artois.

MATAMORE.

Polacre à Cracovie, et Toscan dans Florence.

PALESTRION.

Mulet dedans l’Auvergne.

MATAMORE.

Et vrai Gaulois en France.

PALESTRION.

Âne dans l’Arcadie.

MATAMORE.

Angevin dans Durtal,

Normand dedans Rouen.

PALESTRION.

Coquin dans l’Hôpital.

MATAMORE.

Gascon dedans Bordeaux, Romain dans l’Italie.

PALESTRION.

Reste d’être Espagnol.

MATAMORE.

À propos, je l’oublie ;

Je suis Diable en Espagne, et comme dans l’Enfer

J’y veux être connu seulement par le fer,

Ce fer qui les poursuit sur la terre et sur l’onde,

Qui détruit l’Univers et peuple l’autre monde :

Ce discours généreux recueille ma valeur ;

Brisons, brûlons, tuons, puisque j’entre en chaleur.

PALESTRION.

Voilà cent légions sur le champ foudroyées.

MATAMORE.

Çà, mes armes, pendard ; sont-elles nettoyées ?

PALESTRION.

Quelles armes ?

MATAMORE.

Comment ? quelles armes ? Coquin ;

Je vais grainer ton dos en peau de maroquin :

Quelles armes ? dix mille.

PALESTRION.

Où sont-elles ? où prises ?

MATAMORE.

Plus que n’en fourniraient vingt Paris, cent Venises :

Quelles armes ? maraud ; ah ! ventre. Toutefois

C’est que le pauvre fat n’en a su faire choix ;

Leur nombre est infini : sais-tu ce qu’il faut faire ?

Va dans mon Arsenal en dresser l’inventaire ;

Tu trouveras mousquets, javelots, piques, dards,

Lances, cercles à feu, pots, grenades, pétards,

Arquebuse, fusils, mousquetons, carabine,

Breteuils, berches, coursiers, fauconneaux, couleuvrines,

Hallebardes, estocs, coutelas, pistolets,

Sacres, bombes pierriers, orgues, mèche, boulets,

Balles, clous, fourniments, bandoulières, fourchettes,

Chaînes, carreaux d’acier, dés de cuivre, baguettes,

Haches, pelles, hoyaux, anicroches, épieux,

Charges, bèches, mortiers, crochets, échelles, pieux,

Catulpes, distillets, escopettes, massues,

Rasoirs, poinçons, poignards, baïonnettes, tortues,

Scorpions, brindestocs, dagues, brettes couteaux,

Espadons, brandaciers, masses-d’armes, marteaux ;

Quoi plus ?

PALESTRION.

Des dents de Loups, et des mâchoires d’Ânes.

MATAMORE.

Fléaux, bâtons à deux bouts, arcs, flèches, pertuisanes,

Bourguignotes, brassards, salades, halecrets,

Casques, plastrons, cuissots, morions solerets,

Cottes de maille, armets, corselets, épaulettes,

Écus, targues, pavois, boucliers, moignons, tassettes,

Cuirasses, gorgerins, manoples, gantelets,

Rudelles, haubergeons, rudaches, mantelets ;

Et mille autres encor, dont je perds la mémoire ;

Monuments glorieux d’une insigne victoire.

PALESTRION.

Qu’il se donne beau jeu ! tout cela n’est que vent.

MATAMORE.

Il faut ranger à part six flèches du Levant.

Dix lames de Damas, d’Afrique une Sagaie,

Cent canons de Forêts, vingt piques de Biscaye,

Deux Cimeterres Turcs, les armes d’un Soudan,

Des mousquetons Liégeois, des rouets de Sedan,

Un Pistolet de Reître, un autre à la Valonne,

Le coutelas de Mars, la hache de Bellone,

Le Sabre de Galas, celui de Jean de Verth.

PALESTRION.

J’y vais : Mais l’Arsenal n’est pas encore ouvert.

MATAMORE.

Ouvre-le.

PALESTRION.

L’on ne peut, et les clefs sont perdues

Qu’il bâtit plaisamment des châteaux dans les nues,

Tout ce grand Arsenal si faux et si nouveau,

Est en petit volume, il le porte au cerveau.

MATAMORE.

Va, fais sans consulter ce que je te commande.

PALESTRION, lui montrant le diamant.

Un service d’amour près de vous me demande

D’un sujet d’où déjà ces arrhes sont venus.

MATAMORE.

Laissons Mars quelque temps, et songeons à Vénus.

PALESTRION.

Celle qui vous adore est encore plus belle ;

Recevez ce témoin de sa flamme immortelle.

MATAMORE, prenant le Diamant.

Ô Dieux ! le vif éclat ! ce diamant est beau.

PALESTRION.

Ni pâle, ni céleste.

MATAMORE.

Il est de fort belle eau :

Tu dis qu’il est venu ?

PALESTRION.

De la plus belle Dame

Qui jamais de l’amour ait ressenti la flamme,

Le teint vif, l’œil riant, seule digne de vous.

MATAMORE.

C’est la décrire belle.

PALESTRION.

Et qui ressent vos coups.

MATAMORE.

C’est dont Lucrèce à peine aurait pu se défendre.

Est-elle Damoiselle ?

PALESTRION.

Ah ! que viens-je d’entendre,

Oserais-je autrement vous parler de ses feux,

À vous, qui méprisez les Reines et leurs vœux ?

MATAMORE.

Riche ?

PALESTRION.

Avecque Carrosse, et des mieux alliée.

MATAMORE.

Femme ? ou veuve.

PALESTRION.

Les deux, et veuve, et mariée.

MATAMORE.

Quoi ? cela ne se peut.

PALESTRION.

Comment nommera-t-on

Une Aurore si jeune auprès d’un vieil Tython ?

C’est la femme, en un mot, du vieillard Périmène,

Et qui vous aime autant qu’elle a pour lui de haine.

MATAMORE.

Je ne l’ai jamais vue ; a-t-elle tant d’attraits ?

PALESTRION.

Plus que l’on n’en remarque aux plus divins portraits.

MATAMORE.

Sa beauté, sans la voir, est dans mon cœur empreinte :

Mais j’ai de ce vieillard quelque sorte de crainte.

PALESTRION.

Elle est démariée, et lui s’est retiré.

MATAMORE.

Bon ; voilà le moyen le meilleur à mon gré :

Dis-moi, que ferons-nous de notre Phylazie ?

Si je suis ce dessein, je crains sa jalousie.

PALESTRION.

Un cœur est-il jaloux alors qu’il n’aime rien ?

MATAMORE.

Elle ne m’aime point, non, je le connais bien ;

Je ne la résoudrai jamais à l’hyménée.

PALESTRION.

Le soin de la ravoir à sa sœur amenée.

MATAMORE.

Sa sœur ?

PALESTRION.

Sa mère encore, elles sont dans Paris.

MATAMORE.

Pour se plaindre de moi ? dis-tu vrai ? tu souris ;

D’où pourrais-tu savoir qu’elles y sont venues ?

PALESTRION.

Scélèdre encor le sait.

MATAMORE.

Quoi ? les avez-vous vues ?

PALESTRION.

Oui, sa sœur pour le moins qui la redemandait,

Et sa mère malade au logis l’attendait ;

Puisqu’ailleurs on vous aime, et qu’on la vient reprendre,

À quoi plus la tenir ? il faudrait la leur rendre.

MATAMORE.

L’occasion est belle, et pour moi j’y consens,

J’ai pour l’autre déjà des feux bien plus puissants :

Mais prends garde surtout en cette amour nouvelle

Que quittant celle-ci, l’autre me soit fidèle.

PALESTRION.

Fidèle ? qui vous aime à l’égal de ses yeux,

Qui languit... Mais voici qui vous le dira mieux.

Phydippe paraît.

MATAMORE, voyant Phydippe.

Est-ce elle ?

PALESTRION.

Une suivante ? elle est bien autre encore.

MATAMORE.

Quel sera le Soleil, si telle est son Aurore ?

PALESTRION.

J’ai tantôt de ses mains reçu ce Diamant ;

Elle vient demander s’il vous plaît.

MATAMORE.

Grandement :

Lui parlerai-je ?

PALESTRION.

Non ; la voici qui chemine ;

Faites le sérieux, et tenez bonne mine.

 

 

Scène II

 

PHYDIPPE, PALESTRION, MATAMORE

 

PHYDIPPE, bas à Palestrion.

Voilà doncque ce veau que nous voulons berner ;

Et bien, Palestrion, est-il temps de donner ?

PALESTRION.

Oui ; mais n’oubliez pas de la feindre enflammée.

PHYDIPPE.

Mourante, si tu veux, et d’amour consommée ;

J’en dirai plus encor que tu ne m’as prescrit ;

Je louerai sa valeur, sa beauté, son esprit,

Ses éperons, son buste, et sa moustache encore,

Ne dirai qu’à genoux le nom de Matamore ;

Je draperai ce Fou d’agréable façon.

PALESTRION.

Elle passe son maître, et lui ferait leçon ;

Vous avez pris le fait, vous êtes dans le style.

PHYDIPPE.

Va, plus d’instruction me serait inutile.

MATAMORE.

Son entretien est long avecque mon Valet ;

Me voilà donc réduit à garder le mulet :

Que dit-elle ? es-tu sourd ?

PALESTRION.

Que sa maîtresse pleure,

Et que vous pouvez seul empêcher qu’elle meure.

MATAMORE.

Dis-lui qu’elle s’avance ; Ah ! Dépêche ; autrement...

PALESTRION.

Quoi ? vous ferez le sot ? que ce soit gravement ;

Faites le dédaigneux, rehaussez votre taille.

Il s’élève ; le fou ne voit pas que je raille :

Criez-moi, plaignez-vous que je produise ainsi

Un qui ne prendrait pas des Reines à merci.

MATAMORE.

M’enseigner mon métier ? as-tu l’âme si vaine ?

PALESTRION.

Belle fille approchez ; Considérez sa peine.

MATAMORE.

Rendons moins effroyable et mon front, et mon port.

PHYDIPPE.

Paladin, grand Héros, des Princes le support.

MATAMORE, lui tenant la main.

Bien parlé ; levez-vous.

PHYDIPPE, la lui baisant.

Ah ! Seigneur, quelle grâce !

Telle fut autrefois la main du Dieu de Thrace,

Et j’ose bien, profane, aujourd’hui la toucher ?

PALESTRION.

Importune, arrêtez, gardez de le fâcher.

MATAMORE.

Que me demande-t-on ? Vois comme elle est ravie.

PHYDIPPE.

De passer avec vous le reste de la vie.

MATAMORE.

Ce désir est trop haut.

PHYDIPPE.

Oui, si c’était le mien ;

À peine ma Maîtresse ose espérer ce bien,

Elle qui vous chérit, elle qui vous implore.

MATAMORE.

Mille en font bien autant qu’un même soin dévore ;

Ma beauté m’est à chargez, ô l’importun fardeau !

Que le ciel me déplaît, de m’avoir fait si beau !

PALESTRION.

Cette Iris vient à vous de la part d’une Amante.

MATAMORE.

Laquelle ? elles sont trop ; leur nombre me tourmente.

PHYDIPPE.

C’est une, dont l’amour s’honore infiniment

De ce que vous portez au doigt ce Diamant ;

C’est moi qui l’ai donné de sa part à votre homme,

Pour marquer d’un désir dont l’ardeur la consomme ;

En vous est son espoir, en vous est son secours.

MATAMORE.

Ne serai-je battu que de pareils discours ?

Tu m’exposes ainsi ? Puis-je répondre à mille ?

Que t’ai défendu ?

PHYDIPPE.

Beau Paris, son Achille,

Écoutez ses soupirs ne m’éconduisez pas,

Sauvez qui vous chérit, tirez-la du trépas,

Cupidon de la Cour, des Dames l’espérance.

MATAMORE.

Leurs importunités me banniront de France.

PALESTRION.

Mais souffrez celle-ci pour la dernière fois.

MATAMORE.

Et bien donc, qu’elle vienne.

PHYDIPPE.

Ô grâce ! ô douce voix !

Que je baise vos pas.

MATAMORE.

Vois, de joie elle est folle.

PHYDIPPE, s’en allant.

Je m’en vais la guérir d’une seule parole.

MATAMORE.

Tout succède à mes vœux ; il me reste un souci.

PALESTRION.

Quel ?

MATAMORE.

D’ôter Phylazie, et l’envoyer d’ici ;

L’autre n’y peut entrer qu’elle n’en soit sortie.

PALESTRION.

Sa présence en effet troublerait la partie ;

Pour s’en défaire il faut la rendre à ses parents ;

Vous étouffez leurs cris et tous vos différents ;

Dites-lui qu’on vous offre un parti plus sortable,

Sinon plus beau, du mois plus riche et profitable ;

Qu’aujourd’hui vos parents l’emportent dessus vous :

Ne lui faites enfin qu’un traitement fort doux.

MATAMORE.

On ne saurait trouver occasion meilleure ;

Je suivrai tes avis : j’entre donc ; toi, demeure,

Afin de recevoir cette Amante en ce lieu ;

Moi, je vais dire à l’autre un éternel adieu.

 

 

Scène III

 

PLACIDE, PALESTRION, ARTELESE, PHYDIPPE

 

PLACIDE.

Qu’as-tu fait ? les voici ; la proie est échappée.

PALESTRION.

Cette bête sera sur sa piste attrapée.

ARTELESE.

Je composais déjà mes gestes, mes regards ;

Et je l’allais nommer Hercule, Achille, Mars.

PLACIDE.

Quelques subtilités où vous puissiez atteindre,

Phydippe aura ma voix, vous ne sauriez mieux feindre.

PHYDIPPE.

Je l’ai joué de vrai, mais assez plaisamment ;

Vous devez à mes pleurs ce glorieux Amant.

ARTELESE.

J’étudiais cent traits derrière cette porte ;

Je le veux achever.

PALESTRION.

Attendez donc qu’il sorte ;

Il est allé dedans employer ses efforts

Pour vaincre Phylazie et la mettre dehors,

Il la presse de suivre et sa sœur et sa mère.

PLACIDE.

Quoi ? lui-même l’en prie ? à cette heure j’espère.

PALESTRION.

Il lui laisse emporter joyaux, nippes, habits.

PLACIDE.

Dois-je donner créance à ce que tu me dis ?

PALESTRION.

Tant ce nouveau désir le transporte, et le presse !

PLACIDE.

Que je te dois de vœux, si j’obtiens ma maîtresse !

ARTELESE.

Je vois la chose aisée ; elle est dedans vos mains.

PLACIDE.

Puis-je attendre un vrai bien parmi des songes vains ?

ARTELESE.

Qu’importe, en l’acquérant, qu’un songe vous le donne ?

PALESTRION.

Pour le reste, écoutez ce que je vous ordonne.

ARTELESE.

Commande seulement ; nous voulons t’obéir.

PALESTRION.

Votre mari chassé, feignez de le haïr.

ARTELESE.

Tu me redis en vain ce que je voulais faire.

PALESTRION.

Dites-vous du logis Dame et propriétaire,

Afin de l’attirer chez vous plus sûrement.

ARTELESE.

Je l’entends, et suivrai ce bon enseignement.

PALESTRION, à Placide.

Et vous, pour retirer le bien qu’il vous dérobe,

Feignez-vous Commissaire et prenez en la robe ;

Que s’il en est refus, menacez ce mulet

D’une étable sous terre au petit Châtelet.

PLACIDE.

Je veux faire des mieux ce plaisant personnage,

Sérieux, grave, rude en tout ce badinage ;

Ce jeu me plaira trop, je n’épargnerai rien,

C’est mon propre intérêt, il s’agit de mon bien :

Mais je ne juge pas qu’il soit fort nécessaire

D’employer en ceci ma main d’un Commissaire,

Puisqu’il la rend de gré, qu’on lui voit consentir,

Et qu’il la presse encor lui-même de sortir.

PALESTRION.

L’invention n’est pas d’importance légère,

Pour la rendre il faut voir ou sa sœur, ou sa mère ;

On feindrait celle-ci, mais l’autre ne se peut.

PLACIDE.

Il a raison ; il faut vouloir tout ce qu’il veut,

Puisque c’est pour donner couleur à notre feinte,

Jouer mieux ce brutal et le tenir en crainte.

PALESTRION.

Justement ; et le but n’est que de le jouer.

PLACIDE.

Jouons-le, ton esprit ne se peut trop louer.

PALESTRION.

Ce n’est que pour le faire avec plus d’apparence,

En tirer du plaisir comme de l’assurance.

PLACIDE.

Bien doncque, je dirai que sa mère et sa sœur

Demandent cet objet dont il fut ravisseur ;

Par là semblera vrai, si le fait se révèle,

Ce que nous avons feint de cette sœur jumelle :

S’il faut rire, rions : hurlons avec les Loups.

PALESTRION.

Voilà tout le dessein ; il sort ; retirez-vous.

 

 

Scène IV

 

MATAMORE, PALESTRION, ARTELESE, PHYDIPPE

 

MATAMORE, à Palestrion.

C’en est fait, grâce à Mars, l’y voilà disposée ;

J’emporte une victoire et grande et malaisée :

Phylazie est entrée enfin dans la raison,

Va suivre ses parents, et quitte ma maison.

PALESTRION.

Elle a donc bien pleuré.

MATAMORE.

Comment ? à chaudes larmes,

Son cœur s’est mille fois perdu dans ces alarmes ;

Mais après mille vœux, soupirs, plaintes, et cris,

Comme invincible ailleurs j’ai gagné ses esprits :

J’ignorais ses transports, et combien elle m’aime ;

Tout lui demeure en don, ses hardes, et toi-même.

PALESTRION.

Quoi ? vous m’avez donné ?

MATAMORE.

Toi-même, sans mentir ;

Ses prières m’ont mis au point d’y consentir.

PALESTRION.

Puis-je quitter mon maître, un si grand Capitaine ?

MATAMORE.

Ma parole est en gage.

PALESTRION.

Ah ! fortune incertaine !

Ô malheur ! quelle perte ai-je faite aujourd’hui ?

MATAMORE.

Cette plainte me touche ; il en mourra d’ennui.

ARTELESE.

Qu’il feint subtilement !

PALESTRION.

Puisque c’est pour vous plaire ;

N’importe, mon malheur me tient lieu de salaire,

Trop satisfait du bien que je vous ai causé :

Lui montrant ces filles.

Le voilà : je le rends à vos yeux exposé.

MATAMORE.

L’Amérique est à toi, va, c’est ta récompense.

PALESTRION.

Trêve de ces présents ; l’heure vous en dispense.

MATAMORE, la regardant.

Quel éclat de beauté ! Dieux ! que viens-je de voir ?

Dois-je pas m’avancer, pour la mieux recevoir ?

PALESTRION.

Voudriez-vous de la sorte abaisser votre Altesse ?

MATAMORE.

Sans doute elle est Baronne, ou Marquise, ou Comtesse.

PALESTRION.

Souffrez qu’on vous recherche, et ne profanez pas

Pour un si bas sujet vos grandeurs et vos pas.

ARTELESE, à Phydippe.

Commençons ; il m’a vue, et semble nous attendre.

PHYDIPPE.

Élevez votre voix, pour mieux vous faire entendre.

ARTELESE.

Clair Soleil de mes yeux, te puis-je regarder ?

Ah ! Phydippe, je tremble, et ne l’ose aborder ;

Mon cœur est froid de crainte, et d’amour tout de flamme.

MATAMORE.

Écoute : Que d’amour, que de peur en son âme !

PHYDIPPE.

Madame, de vos vœux, espérez bon succès ;

Il est courtois, affable, et de facile accès ;

Il s’est laissé fléchir à ma seule prière.

ARTELESE.

Aurait-il mis pour toi son orgueil en arrière ?

On aborde, dit-on son trône et ses grandeurs

Par requêtes, placets, pages, Ambassadeurs.

PALESTRION.

Que vous avez gagné d’estime auprès des femmes !

MATAMORE.

Puisque mon sort le veut, il faut souffrir leurs flammes.

ARTELESE.

Me serait-il permis de lui dire (je meurs !)

Voudrait-il écouter mes soupirs, mes clameurs,

Lui qui se sent chargé des vœux de tant de Reines ?

Non, tu ne m’entretiens que d’espérances vaines.

PHYDIPPE.

Il méprise pour vous leurs titres, leurs appas.

ARTELESE.

Tant de rares beautés pour un sujet si bas ?

MATAMORE.

Qu’elle est humble !

PALESTRION.

Ou plutôt qu’elle est subtile à feindre !

ARTELESE.

Phydippe, c’est mon mal, hélas ! que je dois craindre !

Lui, de qui la beauté fait leur souverain bien,

Trouvera mon visage horrible auprès du sien.

MATAMORE.

Afin de m’exalter comme elle se méprise !

ARTELESE.

Sa créance est par toi prévenue et surprise ;

Tu m’auras trop louée, et par ce mauvais trait,

Ne trouvant rien en moi d’égal à mon portrait :

Ce Narcisse à l’abord froid, sans cœur, et sans zèle,

En me tournant le dos dira, (ce n’est pas elle.)

PHYDIPPE.

Croyez que ce Paris, en voyant votre teint,

Le trouvera plus beau que je ne l’ai dépeint :

Avancez hardiment.

ARTELESE.

Vois ce que je hasarde.

PHYDIPPE.

J’espère bien pour vous ; courage, il vous regarde.

ARTELESE.

Irai-je à ses genoux ? irai-je l’embrasser ?

PHYDIPPE.

Non, gardez le respect.

ARTELESE.

Je me sens trop presser ;

S’il a le cœur d’Amant, et l’âme généreuse,

Il me pardonnera cette faute amoureuse.

MATAMORE.

Elle est folle d’amour ; je n’en suis guère mieux.

PALESTRION.

N’en dites mot, montrez un front plus sérieux.

ARTELESE.

Phydippe soutiens-moi ; quels traits, quels coups de foudre !

Je sens en un glaçon tout mon sang se résoudre.

PHYDIPPE.

D’où vous vient cette peur ?

ARTELESE.

D’un seul de ses regards,

Ce sont des traits de feu, des lances, et des dards ;

Qui pourrait regarder ce Soleil sans nuages ?

Ah ! soutiens-moi ; je tombe ; et n’ai plus de courage.

PHYDIPPE.

Comment l’auriez-vous vu, puisqu’il n’est pas ici ?

ARTELESE.

Crois que si tu l’aimais tu le verrais aussi.

PHYDIPPE.

Si je l’aimais ? J’en meurs, si j’ose vous le dire.

PALESTRION.

Tout le sexe pour vous souffre un commun martyre.

MATAMORE.

T’ai-je dis le sujet de ces feux inconnus ?

Je suis cousin d’Amour ; et neveu de Vénus.

ARTELESE.

Le vois-tu pas ? Phydippe ; avance la première ;

Je ne saurais souffrir l’éclat de sa lumière.

PHYDIPPE.

Je vois ce demi Dieu.

ARTELESE.

Va donc le requérir,

Dis-lui qu’il ait pitié d’un cœur qu’il fait mourir.

PHYDIPPE, bas à Palestrion.

L’avons-nous bien joué ?

PALESTRION.

Des mieux.

PHYDIPPE.

Laisse m’en rire.

MATAMORE.

Que dit-elle ?

PALESTRION.

En pleurant que sa maîtresse expire.

MATAMORE.

Et bien, je l’ai promis, je veux la soulager ;

Qu’elle approche.

PHYDIPPE.

Elle n’ose.

MATAMORE.

Il faut l’encourager.

PHYDIPPE.

Voyez comme elle tremble, et que son front est blême.

MATAMORE.

Mille soldats armés devant moi font le même.

PALESTRION.

Madame, avancez-vous ; César le veut ainsi.

ARTELESE, à genoux.

Tu me vois, grand Héros, soumise à ta merci ;

Prends pitié d’une Amante, et reçois ton Esclave,

Par ces pas que je baise et ces pieds que je lave :

Et vous, Ciel, permettez que j’adore à genoux

Le plus grand des mortels, le plus aimé de tous,

Matamore le beau.

MATAMORE.

Dieu me damne, elle tremble ;

Qu’elle a bien joint mon nom et mon surnom ensemble !

Levez-vous, je vous souffre, et ne vous puis haïr.

ARTELESE.

Ô Dieux ! quels mots charmants me faites-vous ouïr ?

MATAMORE.

Que me demandez-vous ? et quelle est votre envie ?

ARTELESE.

De vous voir, vous aimer tout le temps de ma vie,

De vous rendre en un mot Seigneur de tous mes biens,

Engagés par Hymen sous de mêmes liens :

Je sais que je suis vaine, et mon amour confesse

Que pour un tel honneur il faut être Princesse ;

Mais qu’est auprès de vous sceptre, ni qualité ?

J’y prétends par amour et par fidélité ;

Mon ardeur vous promet des voluptés certaines,

Que ne pourraient donner ni Princesse ni Reines.

MATAMORE.

Chairbieux, elle a l’esprit égal à sa beauté :

Ah ! je n’ai plus de cœur, vous me l’avez ôté ;

Vantez-vous aujourd’hui d’avoir fait par vos charmes

Plus que tous les efforts des foudres et des armes ;

Prenez, possédez-moi, je m’accorde à vos vœux.

ARTELESE.

Venez dans mon logis en arrêter les nœuds.

MATAMORE.

Ventre ; cette maison me semble un peu suspecte.

ARTELESE.

Elle est mienne, en mon propre, et l’on vous y respecte.

MATAMORE.

Je n’eus jamais de peur, mais je crains votre époux.

ARTELESE.

Je suis démariée, et n’en ai point que vous,

Seule dans ce logis on me connaît maîtresse :

Venez en liberté, que je vous y caresse.

MATAMORE.

Je ne puis résister à de si doux appas,

J’y consens.

ARTELESE.

Quelle grâce !

MATAMORE.

Entrez ; je suis vos pas ;

Je vais chez moi donner un instant d’audience.

ARTELESE.

Quoi ? me laisserez-vous languir d’impatience ?

MATAMORE.

Non ; trente Ambassadeurs attendent ce moment ;

Mes ordres seront courts, j’aurai fait promptement.

ARTELESE.

J’espère cette grâce ; ô l’heureuse journée !

Quel fruit n’attends-je pas d’un si noble hyménée ?

PHYDIPPE.

Vous aurez à milliers des Héros pour enfants.

PALESTRION.

Ils naissent tous armés, et vivent huit cents ans.

MATAMORE.

Huit cent ans ? dis vingt mille.

PHYDIPPE.

Oyez comme il allonge.

PALESTRION.

J’en ai dit moins, de peur qu’on le tînt à mensonge.

ARTELESE.

Que le père vivra de ces enfants si vieux !

Combien à ses neveux donnera-t-il d’Aïeux ?

Il doit être immortel.

MATAMORE.

Souffrez que je réponde ;

Je naquis deux mille ans, et plus, devant le monde.

ARTELESE.

Je suis morte, arrêtez, n’allons pas plus avant.

PALESTRION.

Il connaît bien son âge, il en parle savant.

ARTELESE.

Sortons d’entre leurs mains, sortons, s’il est possible.

PHYDIPPE, lui faisant la révérence.

Faites-la peu languir, Dieu des cœurs, l’invincible.

MATAMORE.

Quelle Dame eut jamais de semblables transports !

Mais avant que d’entrer mettons l’autre dehors.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

PLACIDE, habillé en Commissaire

 

Qu’Amour met un Amant en des formes étranges !

Puissant Démon de feu, vois comme tu nous changes ;

Tu montres qu’il n’est rien d’impossible aux Amants

Pour aspirer au but de leurs contentements,

Tu fais, comme il te plaît, de ces métamorphoses,

Sous ces formes on voit tes merveilles encloses ;

Et sans remplir le Ciel de l’erreur des mortels,

Ni transformer des Dieux, qui ne furent pas tels,

Quoiqu’ils se soient rendus indignes de leurs Temples

Je ne rougirai pas d’imiter leurs exemples :

Donc comme on craint partout cette sorte de gens

Que l’on appelle Archers, Commissaires, Sergents ;

Me voilà Commissaire, au moins par artifice,

J’en ai déjà la robe, et j’en ferai l’office ;

Réduit à ce métier que déteste un Amant,

Puisqu’Amour l’a voulu, faisons-le plaisamment ;

Par un même moyen il faut avec adresse

Jouer le Capitaine, et tirer ma Maîtresse :

Tout me vient à propos ; ils sortent, les voici :

Choisissons notre temps, écoutons-les d’ici.

 

 

Scène II

 

MATAMORE, PHYLAZIE, PLACIDE, PALESTRION

 

MATAMORE, la mettant dehors.

Arrêtez vos soupirs, vos larmes, et vos plaintes,

Vous me navrez le cœur, j’y ressens mille atteintes ;

Chairbieux, je suis réduit à pleurer comme un veau ;

Je ne l’ai jamais fait, et cela m’est nouveau.

PHYLAZIE, contrefaisant la pleureuse.

Votre absence me tue, et le sort me convie

À pleurer ce malheur tout le temps de ma vie ;

Mes yeux sont des torrents que rien ne peut sécher ;

Perdrai-je pour jamais ce qui me fut si cher ?

Terre, Astres, hommes, Dieux !

MATAMORE.

Que sa douleur est forte !

PHYLAZIE.

Quel siècle me rendra ce qu’un instant m’emporte ?

Des Princes le Phœnix, et le Dieu d’ici-bas ?

Je le perds, je le quitte, et ne pleurerais pas ?

Pleurez, pleurez, mes yeux, lâchez toutes vos bondes,

Le perdant perdez tout, et noyez mille mondes ;

Plombons cet estomac, arrachons ces cheveux,

Pour lier ce grand cœur vains et trop faibles nœuds ;

Impuissante beauté, dont jadis orgueilleuse

Par son choix seulement je semblais merveilleuse,

À quoi ce teint de rose, et ces traits superflus,

Qui charmèrent son cœur, et ne le touchent plus ?

Puis-je encore garder mes mains à d’autre usage

Qu’à déchirer ce front, et gâter ce visage ?

MATAMORE.

Elle me fait mourir.

PHYLAZIE.

Et vous, superbes yeux,

Qui voyez à dédain et la terre, et les Cieux,

Privés de ce Soleil, dont la flamme est si claire,

Quels objets verrez-vous qui puissent plus vous plaire ?

Feux éteints, feux coulants, yeux, humides flambeaux,

Sortez, suivez mes pleurs, perdez-vous dans ces eaux,

Qu’une éternelle nuit me couvre la paupière,

Crevons, arrachons-les, éteignons leur lumière.

MATAMORE.

Retiens, arrête-là ; sa main dans sa langueur

En offensant ses yeux m’arracherait le cœur :

C’en est fait, il me quitte, et j’expire à cette heure ;

Quelle honte à mes jours que tout pleurant je meure !

Ma valeur, mes exploits mes triomphes passés

Par une lâche fin seront-ils effacés ?

Mon ennemi caché dedans moi me surmonte,

J’ai dompté l’univers, et la pitié me dompte :

Non non, s’il faut pleurer ne pleurons que du sang ;

Ne pleurons point du tout, c’est sortir de mon rang :

Ah, ventre ! qu’ai-je fait ? ce point me déshonore ;

Il tire l’épée.

Parques, retirez-vous, connaissez Matamore,

Vite, ou ce fer tout prêt de vous anéantir

Si l’on ne me connaît me fera bien sentir.

PALESTRION.

Dieux ! que voulez-vous faire ? et pourquoi cette épée ?

MATAMORE.

Déjà Cloton s’enfuit, L’achesis est frappée.

PHYLAZIE.

Qu’a-t-il ? Palestrion ; je tremble à ce propos.

MATAMORE.

Un seul de mes regards suffit pour Atropos.

PLACIDE.

Il est temps d’avancer. Quel Démon le possède ?

MATAMORE, voyant Placide.

Tout l’enfer est ému, Pluton vient à leur aide.

PLACIDE.

Ah ! quelle extravagance ? ô l’agréable jeu !

Il souffle, il sue, il fume, il s’est mis tout en feu ;

Il escrime dans l’air, combat contre son ombre,

Et croit en être aux mains sur le rivage sombre :

Arrêtons-le, tout doux, Capitan, rengainez.

MATAMORE.

Ah ! chairbieux !

PLACIDE.

J’ai souvent de tels fous enchaînés.

MATAMORE.

Me tenir ces propos ? quel est ce téméraire ?

PLACIDE.

Un pilier de Justice, en un mot Commissaire.

MATAMORE.

Des guerres volontiers ?

PLACIDE.

Non non, du Châtelet.

MATAMORE.

Il me prend pour un fat, parlez à mon valet.

PLACIDE.

Je dois parler à vous, n’échauffez pas ma bile,

Ou je vous montrerai que ma robe est habile,

Qu’une plume en ma main fera bien plus d’effet

Qu’une estocade au poing d’un maraud si parfait.

MATAMORE.

Voyez ce vermisseau, dont l’orgueil est sans bornes,

Il vante sa coquille et veut montrer les cornes ;

Mais ventre, ma fureur va mettre d’un revers

Commissaires, Sergents, et Diables à l’envers.

PLACIDE.

Je sais quelle est ma charge ; après ma procédure

J’ai de quoi me venger des propos que j’endure :

Je vous commande donc, et de la part du Roi.

MATAMORE.

Que me vaut ce grand Prince ? a-t-il besoin de moi ?

PLACIDE.

De remettre en mes mains une fille étrangère

Enlevée à Maastricht, et que cherche sa mère ;

Autrement.

MATAMORE.

La voilà, je la rends librement

Sans arrêt, sans exploit, et sans commandement.

PLACIDE.

Qu’il se hâte à ce coup lui-même d’en faire offre !

Il prévient la menace, il a peur qu’on l’encoffre,

Il craint le Châtelet ; changeons-lui cette peur,

Battons-le d’autres coups, voyons s’il a du cœur.

MATAMORE.

Épargnez désormais les hommes de ma sorte.

PLACIDE.

Or sus, mettrai-je bas la robe que je porte ?

MATAMORE.

Non, il n’est pas besoin ; j’ai quitté mon courroux.

PLACIDE.

Non pas moi, qui connais comme on punit les fous,

Et qui sait quand l’honneur dans mon âme l’allume,

Manier une épée aussi bien qu’une plume.

MATAMORE.

Chairbieux, il a du cœur.

PLACIDE.

Si toi-même a du sang,

Ce fer l’ira chercher jusque dedans ton flanc.

MATAMORE.

Mon seul aspect à tous inspire ce courage.

PLACIDE.

Voyons doncque le tien.

MATAMORE.

Il veut faire carnage.

PLACIDE.

Un moment suffira pour vider nos discords.

MATAMORE.

Ces diables ont pour queue et Sergents et Records ;

Je ne veux pas sur eux déshonorer mes armes ;

Je me sens faible aussi, j’ai trop versé de larmes.

PLACIDE.

Ton courage te manque, et te laisse perclus ?

MATAMORE.

Je l’ai tant inspiré qu’il ne m’en reste plus.

PLACIDE.

Ma générosité n’était donc qu’empruntée.

Mais j’aurai trop longtemps cette fille arrêtée :

Madame, suivez-moi.

PHYLAZIE.

Comment puis-je partir ?

Que je l’embrasse donc avant que de sortir :

Délices de mes yeux, ô ma vie ! ô mon Âme !

Vous puis-je dire adieu. Soutenez-moi je pâme.

MATAMORE.

Elle tombe en effet ! secourons-la ; de l’eau.

PLACIDE, la tenant et la mettant à terre.

D’une parfaite amour ô prodige nouveau !

Madame, efforcez-vous ; on dirait qu’elle expire,

Et dans cette faiblesse encore elle soupire.

PALESTRION, à Matamore.

Laissez-la revenir ; écartez-vous un peu,

Ils s’embrassent ; leurs cœurs se plaisent à ce jeu.

MATAMORE.

Que je plains son départ, que sa douleur me touche !

Mais ce consolateur est bien près de sa bouche.

PALESTRION.

Ils pourront tout gâter.

MATAMORE.

Laissez-la, levez-vous.

PLACIDE.

Elle n’a battement de poumon ni de pouls,

Et cherchant de sa vie apparence certaine

J’essayais si sa bouche aurait encore haleine :

Mais courage, à ce coup la voilà qui revient.

PHYLAZIE.

Qui m’a rendu le jour ? où suis-je ? et qui me tient ?

Un homme m’embrasser ? suis-je en moi-même encore ?

Voyant le Capitan tourné de l’autre côté.

C’est donc toi ? mon Soleil !

PLACIDE.

C’est donc toi ? mon Aurore !

PHYLAZIE.

Sais-je bien feindre ?

PLACIDE.

Et moi sais-je bien m’excuser ?

PALESTRION.

De crainte qu’il les voie il le faut amuser.

MATAMORE.

Que dis-tu ? parle à moi.

PALESTRION.

Que par cette faiblesse

Phylazie a montré combien l’amour la blesse.

Qu’il va faire le vain ! Mais ce n’est pas pour lui.

MATAMORE.

Ma beauté prend son temps, j’en triomphe aujourd’hui.

PHYLAZIE.

Ménageons ces plaisirs, il vaut mieux se contraindre.

PLACIDE.

Quoi ? si proches du port qu’avons-nous plus à craindre ?

Palestrion, mon cœur, nous cache et l’entretient.

PHYLAZIE.

Écoutons leurs discours, ce doux jeu me retient.

MATAMORE.

Son amour semble naître alors qu’elle me quitte ;

On ressent tôt ou tard mes traits que rien n’évite :

Parbieu, je m’étonnais de sa grand froideur ;

Elle brûlait pourtant d’une secrète ardeur.

As-tu pris du logis tout ce que je lui donne ?

PALESTRION.

Le voilà. Mais faut-il que je vous abandonne ?

Quel adieu puis-je dire, et de quelle façon ?

MATAMORE.

Il pleure, Dieu me damne ; il était bon garçon ;

Je connais sa bonté que j’avais soupçonnée.

PALESTRION.

Vous la connaîtrez mieux après cette journée ;

Bas.

Mais bien d’autre façon que le fou ne l’entend.

Vous rêvez.

MATAMORE.

Sur un point qui me semble important ;

Et c’est à ton sujet, et pour ton avantage.

PALESTRION.

Vous perdant, quel bonheur peut flatter mon courage ?

La liberté, les biens ne peuvent m’assouvir ;

Régner partout ailleurs c’est moins que vous servir.

MATAMORE.

Combien peu s’en faut-il que je ne le contente !

Qu’il est à mon humeur ! retenons-le, il me tente,

Faisons-lui cette grâce.

PALESTRION.

Ah ! gardez-vous en bien ;

Je considère plus votre honneur que mon bien :

Que dirait-on de vous ? quoi ? manquer de parole ?

Un dont la voix tient ferme et l’un et l’autre pôle,

Sur qui les Empereurs font la guerre, ou la paix ?

MATAMORE.

Bien jugé je ne puis : Va-t’en donc désormais.

PALESTRION.

Adieu, dompteur des Rois.

MATAMORE.

Songe à la bien conduire.

PALESTRION, bas.

Faisant le bon valet j’ai failli de me nuire.

MATAMORE.

Commissaire, tout doux.

PALESTRION, bas.

Arrêtez vos transports.

MATAMORE.

Sans doute il pense faire une prise de corps ;

Vous la serrez de près.

PHYLAZIE.

Je tombe, s’il me laisse.

PLACIDE.

C’est que je la soutiens dedans cette faiblesse.

MATAMORE.

Allez donc, Phylazie ; adieu ; consolez-vous.

Entrons où l’on m’attend.

PHYLAZIE, le voyant entrer.

Adieu Prince des fous.

PLACIDE.

Vous deviez demander au Roi des Capitaines

Pour essuyer vos pleurs des mouchoirs par douzaines ;

Vos yeux ont devant lui fait un si grand ruisseau

Qu’il croit que vous irez jusqu’en Flandre par eau.

PALESTRION.

Vous n’irez pas si loin ; retirons-nous ensemble.

PHYLAZIE.

À peine eût-on mieux le berner, ce me semble.

PALESTRION.

Vous faites votre charge, et tout ce qui s’ensuit.

PLACIDE.

Entrez donc par derrière ; on sort ; j’entends du bruit.

 

 

Scène III

 

MATAMORE, PÉRIMÈNE, PLACIDE

 

MATAMORE.

Sur l’enclume du dos on me bat la cuirasse,

Me voilà tout froissé ; mon Seigneur, hé de grâce.

PÉRIMÈNE.

Grâce ? n’en attend point ; tu mourras.

MATAMORE.

Je le crois ;

Mais devant mon trépas de grâce écoutez-moi.

PÉRIMÈNE.

Quoi ? que me diras-tu ? Que ma femme est jolie,

Sa beauté ravissante, et sa grâce accomplie ;

Qu’elle porte en ses yeux d’inévitables traits ;

Qu’elle a gagné ton cœur par ses moindres attraits,

Que sa possession vaut un sceptre, un Empire,

Que c’est l’honnête but où ton amour aspire,

Que je te devrais mettre auprès d’elle en mon lit :

Suborneur, impudent, infâme, est-ce assez dit ?

Quelles autres raisons, quels discours, quelle excuse ?

Dis que je suis aveugle, et dis que je m’abuse,

Que je ne t’ai point vu près du lit caresser,

Tenter chez moi ma femme, et d’amour la presser ;

Dis que tu lui montrais à gagner des batailles,

À donner des assauts et forcer des murailles ;

Cherche un autre prétexte encore si tu veux :

Mais le fait parle seul et découvre tes vœux ;

Tout mon logis connaît tes appétits infâmes :

Quoi ? doncque suborneur, tu cours après nos femmes ?

MATAMORE.

On m’est venu chercher et prier instamment.

PÉRIMÈNE.

Oui, de baiser ma femme ? ô Dieux ! frappez ; il ment.

MATAMORE.

Laissez-moi donc parler, donnez-moi quelque trêve.

PÉRIMÈNE.

Ma femme t’a prié ? menteur, dis, parle, achève.

MATAMORE.

Elle et sa Damoiselle ici m’ont attiré,

Pour conclure un hymen qui semblait assuré.

PÉRIMÈNE.

Hymen ? avec ma femme ?

MATAMORE.

Elle se disait veuve.

PÉRIMÈNE, à ses Valets.

Redoublez : Quel mensonge et quelle excuse il trouve !

MATAMORE.

Je ne trouve en effet que malheur et des coups ;

On me roue ; ah ! pardon ! je l’implore à genoux.

PÉRIMÈNE.

Cessez.

PLACIDE.

Le voilà mis en mauvaise posture :

Allons ; c’est trop laisser un homme à la torture.

PÉRIMÈNE.

Voici le Commissaire, arrivé tout à temps.

MATAMORE.

Ma mort est assez assurée, à ce coup je l’attends.

PLACIDE.

Quel tumulte nouveau dans ce lieu me rappelle ?

Châtions ce sujet d’une plainte éternelle ;

Ce fanfaron mutin, à se perdre obstiné,

N’aura point de repos qu’il ne soit enchaîné :

Quel désordre ? Ah ! voici le corrupteur des belles.

MATAMORE.

C’est le même Corbeau ; qu’il a de longues ailes !

Ce diable va partout.

PÉRIMÈNE.

Il se juge perdu.

MATAMORE.

Je tremble, je frissonne ; ah ! me voilà pendu ;

Il vengera sur moi mille injures données ;

Je ne vois que disgrâce et misère enchaînées ;

Il me va condamner, et prévôtablement.

PLACIDE.

Non non, ne tremble point ; tu mourras noblement.

MATAMORE.

Par les armes ?

PÉRIMÈNE.

Je ris de voir comme on le joue.

PLACIDE.

Oui, sur un grand bouclier qui servira de roue.

PÉRIMÈNE.

J’en ai quelque pitié ; Révoquez cet arrêt.

PLACIDE.

Tu reconnais assez que ton supplice est prêt ;

Une chose pourtant te peut sauver la vie.

MATAMORE.

Quelle ? j’accomplirai de tous points votre envie.

PLACIDE.

D’oublier le passé, de n’y songer jamais.

MATAMORE.

Je le tiens oublié.

PLACIDE.

Jure encore, et promets.

MATAMORE.

Quoi ? Mais sans le savoir, je promets, je le jure.

PLACIDE.

De ne te ressentir sur aucun de l’injure.

MATAMORE.

J’en jure par le Styx ; c’est un serment trop bas,

Pour jurer dignement ; j’en jure par ce bras.

PLACIDE.

De n’entreprendre rien jamais sur Phylazie.

MATAMORE.

Elle est mise déjà hors de ma fantaisie.

PLACIDE.

Ni sur Palestrion, ni contre ce vieillard.

MATAMORE.

Oui, je vous le proteste et sans feinte et sans fard ;

Je suis trop généreux, j’aime mon adversaire,

Je lui pardonne tout.

PLACIDE.

Encore au Commissaire.

MATAMORE.

Au Diable, à ces Bourreaux, qui m’ont mis en ce point,

Qui m’ont si rudement chamarré mon pourpoint.

PÉRIMÈNE.

À ces conditions ta faute t’est remise ;

Et sans certain respect on t’eût mis en chemise.

PLACIDE.

Vous voilà maltraité ; songez dans vos travaux

Que ce n’est qu’aux grands cœurs à souffrir les grands maux.

MATAMORE.

Chairbieux, vous dites vrai, ce point seul me console.

PÉRIMÈNE.

Voyez, voici de quoi tenir votre parole.

 

 

Scène IV

 

PALESTRION, PÉRIMÈNE, ARTELESE, MATAMORE, SCÉLÈDRE, PLACIDE, PHYLAZIE, PHYDIPPE

 

PALESTRION, à Périmène.

Bien battu ?

PÉRIMÈNE.

D’importance.

PALESTRION.

Il est bien embrouillé.

ARTELESE, saluant Matador.

Voyons. Humble salut à vous, Roi dépouillé.

MATAMORE.

Tout nu, battu, réduit à faire ici la grue,

Sous quel nom glorieux encore on me salue !

C’est comme ma vertu reluit de toutes parts ;

Que ce serait-ce, ajoutant ma mine et mes regards ?

SCÉLÈDRE, jure au bout du Théâtre.

J’ai bien filé j’en tiens, j’en ai dans la caboche ;

J’ai failli de tomber ; ma foi, c’est que je cloche ;

J’ai bien dormi, ronflé pour le moins pour huit jours,

Oublié dans le vin mon maître et ses amours,

Le nom de Phylazie et celui d’Isabelle ;

Que mon maître, s’il veut, les change et les démêle :

Mon esprit est sans peur, et mon corps sans soutien,

Et si l’on me pendait ; je n’en sentirais rien.

PALESTRION.

Il a haussé le coude et s’est peint le visage ;

Il tombe ivre à vos pieds.

MATAMORE.

C’est qu’il me rend hommage,

Mais un hommage grand et qui n’est pas commun.

PLACIDE.

Il prendra son haleine encor pour du parfum.

MATAMORE, donnant du pied à Scélèdre.

Lève-toi.

SCÉLÈDRE.

Qu’ai-je ouï ? que vois-je ? c’est mon Maître.

MATAMORE.

Merveille ! En cet état me peut-on reconnaître ?

PHYLAZIE.

Pour être connu mieux, il vous faut, maître fou,

Bonnet vert, et marotte, et sonnettes au cou.

MATAMORE.

N’est-ce pas Phylazie ? ô Dieux ! et d’où vient-elle ?

SCÉLÈDRE.

Phylazie ? il est ivre ; Ah ! non c’est Isabelle.

MATAMORE.

Isabelle ? quel nom ? de quoi me parles-tu ?

SCÉLÈDRE.

D’une sœur, sa jumelle : Ah ! que vous avez bu !

Plus je la vois pourtant, plus mon âme est saisie ;

Il tourne et la regarde d’un et d’autre côté.

De là c’est Isabelle, et d’ici Phylazie ;

Sont-ce deux ? n’est-ce qu’une ?

PÉRIMÈNE.

Ô le niais plaisant !

PHYLAZIE.

Tantôt nous étions deux, ce n’est qu’une à présent.

SCÉLÈDRE.

Qu’est-ce que tout ceci ? que faut-il que je die ?

Je pense que l’on joue ci la Comédie.

PLACIDE.

Oui, dont ton personnage est des plus beaux de tous ;

Je m’en vais l’achever.

Il met bas sa robe et caresse sa maîtresse.

Mon cœur, embrassons-nous,

Finissons à ce coup cette agréable feinte,

Et montrons notre amour sans peur et sans contrainte,

Le ciel rit à nos vœux, tout obstacle est ôté.

PHYLAZIE, la baisant.

Commençons donc l’hymen par cette privauté.

MATAMORE.

Comment ? il la caresse ; arrêtez Commissaire ;

Encor devant mes yeux ?

SCÉLÈDRE.

Et bien ? laissez les faire ;

C’est sa sœur Isabelle avecque son Amant ;

Je les ai vus tantôt se baiser autrement.

MATAMORE.

Comment ? tu les as vus ?

SCÉLÈDRE.

Oui, vous le pouvez croire ;

Je les ai vus ; le vin remet tout en mémoire.

PÉRIMÈNE.

Tout s’est passé chez moi, vous le pouvez savoir ;

Capitaine, on vous joue, il est temps de le voir :

Après ce jeu plaisant Placide a sa maîtresse.

MATAMORE.

Comment ?

PÉRIMÈNE.

Ne dites mot ; quelle est votre promesse ?

PALESTRION.

Le tour est des meilleurs, et c’est moi qui l’ai fait.

MATAMORE.

Ah ! pendard. Mais je crains ces Bourreaux en effet.

PLACIDE.

Crains plutôt que ce bras ne t’arrache la vie,

D’avoir, comme un voleur, cette fille ravie ;

Et que pour te punir de cet acte effronté

On n’amène celui que j’ai représenté :

Tu la disais captive, et tu l’as enlevée.

MATAMORE.

Telle, ou non ; je la rends comme je l’ai trouvée,

Aussi belle, aussi chaste, en aussi bon état.

PLACIDE.

C’est excuser fort bien un pareil attentat.

Crois-tu que ce discours apaise ma colère ?

J’ai conduit en ces lieux et sa sœur et sa mère ;

C’est moi qui la demande, et qui suit son Amant,

Qui te la veux ôter, mais généreusement.

MATAMORE.

Plus généreux encor de gré je vous la quitte.

PLACIDE.

Un coup d’épée au moins, pour voir qui la mérite ;

Je ne veux l’obtenir que de cette façon.

MATAMORE.

Je ressens de nouveau dans mon cœur un glaçon.

PLACIDE.

Reprends donc ton épée ; il faut que je l’obtienne.

MATAMORE.

Je n’en veux point d’emprunt, celle-ci n’est plus mienne ;

Et d’ailleurs je la tiens profanée en leurs mains.

PLACIDE.

C’est payer à ta mode ; et tes discours sont vains.

MATAMORE.

Ce Diable me poursuit d’une étrange manière :

Pour éviter les coups de sa fureur dernière,

Il reste un beau moyen qui ne manquera point ;

Fuyons, je suis léger, et de plus en pourpoint.

PÉRIMÈNE, le voyant prêt de fuir.

Laissez-le, achevez mieux cette heureuse journée ;

Venez dans mon logis accomplir l’hyménée.

PLACIDE.

Allons.

PHYLAZIE.

Entrons, mon cœur.

Placide, Phylazie, Périmène, Palestrion, et les valets rentrent.

ARTELESE.

Qu’il demeure étonné !

Jamais nouveau mari ne fut mieux étrenné :

Adieu donc, cher Époux, adieu, mon espérance.

MATAMORE.

Que ce respect me plaît, et cette révérence.

PHYDIPPE.

Permettez-moi l’honneur, pour mes derniers emplois,

D’ôter vos éperons.

MATAMORE.

Il n’appartient qu’aux Rois.

ARTELESE.

Quoiqu’il ait ressenti sa vanité punie,

Il rentre en son humeur, laissons-le en sa manie.

MATAMORE, les voyant tous sortir.

Le champ m’est demeuré, je suis victorieux ;

Quels lauriers ne sont dus à mon front glorieux ?

L’ennemi qui s’enfuit m’abandonne la place.

SCÉLÈDRE.

Laissé battu, tout nu, voilà comme il les chasse :

Ô la rare valeur !

MATAMORE.

Suivez-moi donc, Soldats ;

Retirons-nous en troupe, allons au petit pas.

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