Le Violon de l’Opéra (Alexis DECOMBEROUSSE - Augustin-Théodore de LAUZANNE DE VAUROUSSEL)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 3 juillet 1835.

 

Personnages

 

COLAUDET, musicien

BARDOU, élève de Colaudet

JULIEN, autre élève de Colaudet

MONSIEUR DE BRINVILLE

MADAME DE BRESCIEUX

MARIE, sa filleule

 

La scène se passe chez Colaudet, à Paris, dans les premiers temps de la Restauration.

 

Le théâtre représente une chambre très simple. Porte au fond. Sur le premier plan, à gauche de l’acteur, la porte du cabinet de Colaudet. À droite et sur le même plan, une fenêtre ; sur le deuxième plan, une cheminée ; ensuite, la porte d’une autre chambre. Une table auprès de la fenêtre ; des instruments de musique, pupitre, papiers de musique, etc. etc. Une autre table près du cabinet de Colaudet. Plus loin, à gauche, une deuxième porte.

 

 

Scène première

 

BARDOU, seul, regardant à la fenêtre et tenant un violon à la main

 

C’est étonnant le plaisir que j’ai à cette fenêtre quand elle est à la sienne... Voilà huit jours que cette jeunesse est dans la maison d’à côté, et voilà huit grands jours que je soupire dans celle-ci... Ça m’incommodait, ça m’inquiétait... aussi, j’ai consulté un docteur qui traite les fraîcheurs ; et ce médecin m’a dit qu’il me donnerait une pommade qui ferait passer tout cela... Ils ont des moyens si extraordinaires, à présent !... En attendant, j’ai la tête et le cœur pris... et je viens ici, chez monsieur Colaudet, un fort violon de l’Opéra (charmant petit vieux, tout à fait), pour faire des gammes... et au lieu de ça, je me livre aux passions les plus tendres... et cependant, ce bon monsieur Colaudet, je devrais bien l’écouter, lui qui veut me sortir de ma position... « Mère Bardou, » qu’il a dit, un jour qu’elle faisait sa chambre, à celle qui m’a donné l’être, « ça vous fatigue, de venir comme ça faire ma besogne, à votre âge : envoyez-moi votre fils... il est gentil, ce petit. » Et alors, voilà comme quoi je la remplace... Oui !

Air d’Yelva.

Dans cett’ maison, je remplace ma mère,
Comm’ fils, c’est naturel, je crois ;
Musicien, je pense le contraire,
Et je l’avou’, c’est vexant quelquefois.
Mais bah ! ce n’est qu’une vétille ;
J’en ai la charge et j’en ai les profits,
Puisque nous somm’s, dans not’ famille,
Femm’s de ménag’ de mère en fils.

Il retourne à la fenêtre.

Tiens, elle a quitté sa fenêtre... Ah ! je la vois... il y a quelqu’un avec elle ! un jeune homme ! c’est Julien, qui est comme le propre enfant de monsieur Colaudet... Je le déteste, celui-là... Sous prétexte qu’il joue très bien du violon, monsieur Colaudet me répète tous les jours qu’il est plus fort que moi... il n’y a rien d’aussi humiliant que ça... Comme cette jeune fille lui parle... est-ce qu’elle l’aimerait ?... A-t-il du bonheur ! ça ne m’arriverait pas, à moi...

Il gesticule avec son violon ; Colaudet entre par le fond.

 

 

Scène II

 

COLAUDET, BARDOU

 

COLAUDET, lui arrêtant le bras.

Prends donc garde ! tu vas briser ton instrument.

BARDOU.

Tiens, c’est vous, monsieur Colaudet ? je...

COLAUDET.

Quand on a un violon dans les mains, mon ami, on ne doit se permettre que deux gestes : celuici...

Du bras gauche, il fait le geste de porter le violon à son cou.

et celui-ci...

Du bras droit, il fait celui de porter l’archet sur le violon.

voilà !... Mais, au lieu d’être à ton affaire, tu t’amuses à flâner.

BARDOU.

Je flâne, je flâne... j’allais épousseter dans votre cabinet, vous voyez bien...

COLAUDET.

Tu flânais, conviens-eu...

Avec feu.

Est-ce que c’est comme ça qu’on devient un artiste, un musicien ? Tu ne sais donc pas où peuvent mener les gammes ? c’est le premier degré de l’échelle musicale... et si tu devenais chef d’orchestre, hein ?

BARDOU.

Ah ! oui...

COLAUDET, avec exaltation.

La musique, ah ! Dieu !

Air : Au temps heureux de la chevalerie.

Son influence est vraiment sans seconde :
Incline-toi devant cet instrument ;
L’archet, mon cher, c’est le sceptre du monde,
Gage de paix, sublime talisman...
D’un chef d’orchestre, ô privilège unique !
Monarque heureux, qui, sans soins, sans effort,
Par le pouvoir de son sceptre magique,
En un clin d’œil met ses sujets d’accord.

Voyons ton violon...

Avec humeur

Bon ! ça commence bien, voilà que tu tiens ton archet comme un fouet pour faire danser les chiens...

BARDOU.

Comment ! je tiens mon archet...

Il va commencer à jouer, Colaudet l’arrête.

COLAUDET.

Oh ! oh ! la position, la position... ne touche pas les cordes... je finirai par les ôter !... qui est-ce qui t’a montré ça ? et le corps...

Il le met en position.

Déhanche, mon garçon, déhanche-toi.

BARDOU.

Oh ! là, oh ! là... vous me...

COLAUDET.

Je te déhanche... Et le poignet... allons donc... le poignet... où est-il ?...

BARDOU.

Eh bien ! le voilà, le poignet...

COLAUDET.

Casse-moi ça... ferme, casse... n’aie pas peur.

BARDOU.

Ah ! là... je suis rompu...

COLAUDET.

Pas trop mal... mais tes jambes... mais regarde donc tes jambes... est-ce que c’est comme ça qu’on les tient ?

BARDOU.

Est-ce qu’on a besoin de ces choses-là pour jouer du violon ?

COLAUDET.

Si on a besoin de ces choses-là ! les bases de l’édifice ! si tu les laisses errer au hasard, l’équilibre se perd, la force est nulle et la grâce disparaît... exemple... tu as à soulever un poids de cinq cents...

BARDOU.

Je ne pourrais pas...

COLAUDET, se penchant en avant.

Chut ! Exemple... si tu te mets comme ça... tu perds l’aplomb ; tu es mou, disgracieux... tu as l’air d’un scieur de bois... tu ne peux pas...

BARDOU.

C’est ce que je disais.

COLAUDET.

Silence donc je démontre... non !... alors place-moi, enseigne-moi à me tenir...

BARDOU.

Je suis dans mon tort.

COLAUDET.

À la bonne heure ! Voilà pourquoi, quand on se livre au violon, il faut prendre cette position...

Il se pose.

Regarde... on a de la solidité dans le jeu, pour le démanché...

Il fait le geste de démancher à chaque mot.

c’est fort, c’est gentil, c’est gracieux.

BARDOU.

C’est très gentil.

COLAUDET.

J’ai plu généralement beaucoup dans les concerts, par ma tenue... les dames surtout... sans fatuité... Voilà ce qu’il faut pour le violon... autrement, je te dirai : apprends la serinette... apprends l’orgue... ce n’est pas difficile... on moud un air comme on moud du café.

BARDOU.

Je n’ai pas de dispositions pour ces instruments.

COLAUDET.

Alors, étudie.

BARDOU.

Devant vous, e n’ose pas... mais quand je suis tout seul...

COLAUDET.

Alors, ça devient très gênant... car, s’il faut te mettre dans une boîte... Vois, moi... pour arriver où j’en suis, en ai-je fait de ces doubles croches !  ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! c’est effrayant ! aussi le gouvernement y a été sensible, et après mon grand prix de composition, il m’a envoyé à Rome... Quel beau pays ! je puis dire que je m’y suis amusé... De mon temps, c’était sous le Consulat, il y avait des émigrés français... deux, entre autres, le petit baron de Givet et Adolphe de Brinville... bons musiciens... nous étions inséparables ; oh ! les farceurs ! en avons-nous fait des parties ensemble ! nous avons passé deux années dans la bombance la plus complète.

BARDOU.

Je veux faire des efforts inouïs pour vous imiter.

COLAUDET.

Oh ! mais toujours avec accompagnement de violon.

BARDOU, sans l’écouter, regardant par la fenêtre.

Ah ! elle est revenue à la fenêtre avec Julien... bon la voilà qui pleure à présent... il la rend malheureuse, c’est sûr.

COLAUDET, qui est allé à droite du théâtre regarder de la musique sur une table.

Voilà que tu reflânes.

BARDOU.

Et vos démarches pour rentrer à la chapelle du roi ? vous ne m’en parlez pas... avez-vous réussi, enfin ?

COLAUDET.

De ce côté-là, mon pauvre enfant, je crois bien qu’il n’y a plus d’espoir.

BARDOU.

Comment donc ça ?

COLAUDET.

J’ai attendu pendant deux heures à l’aumônerie de l’empereur, c’est-à-dire du roi, puisque depuis trois mois c’est Louis XVIII... et l’on n’a pas voulu me laisser voir l’aumônier, un grand personnage, qui est chargé de choisir les artistes, tu sais ?

BARDOU.

Oui.

COLAUDET.

Mais je vois ce que c’est... il paraît qu’il est très rigide, très dévot... une espèce de saint... il aura appris que je ne suis pas encore... canonisé... alors, tu comprends que la chapelle me passera devant le nez... Mets un peu de colophane à ton archet.

BARDOU, va pour prendre la colophane sur la table qui est auprès de la fenêtre et y trouve une lettre.

Ah ! j’oubliais... une lettre que le portier m’a dit être très pressée.

COLAUDET.

Donne donc...

Bardou met de la colophane à son archet. Colaudet lit.

« Monsieur Colaudet est prié de se rendre sans délai à la grande aumônerie. »

BARDOU.

Vous avez reçu hier une lettre semblable.

COLAUDET.

C’est une attrape ; j’en viens et je n’ai pas pu entrer...

Avec pitié.

Si on peut s’amuser à faire des farces pareilles !

Après avoir parcouru.

Je n’ai qu’à dire mon nom, on m’introduira à l’instant. Est-ce qu’on aurait lu ma pétition ? est-ce qu’on voudrait me rendre ma place ?

BARDOU.

Ça pourrait bien être... ils sont si originaux !

COLAUDET, continuant à parcourir la lettre.

Il m’attend aujourd’hui, jusqu’à midi... quel bonheur !... Je n’ai plus qu’un quart-d’heure... vite un coup de brosse à mon chapeau.

BARDOU.

Voilà, monsieur, voilà...

COLAUDET, allant et venait très préoccupé.

Donne, donne ! Je n’oublie rien... mon mouchoir... mon chapeau... ma canne ?... Mais fais donc l’appel, Bardou... tu vois bien que je suis hors de moi, mon ami.

BARDOU.

Vous avez tout ce qu’il vous faut.

COLAUDET.

Je suis sûr que j’oublie quelque chose.

BARDOU, comme se souvenant tout à coup.

Ah !

COLAUDET.

Tu vois... qu’est-ce que c’est ?

BARDOU

Non, rien...

COLAUDET.

Tu me fais des peurs... ne me fais pas des peurs comme ça, mon garçon... Allons, je m’en vas... Dis donc, Bardou, si quelqu’un venait en mon absence, tu dirais que je suis sorti.

BARDOU.

Oui, monsieur.

COLAUDET.

N’oublie pas d’étudier.

Il va pour sortir ; au même instant Julien ouvre vivement la porte, qui frappe sur Colaudet.

 

 

Scène III

 

COLAUDET, BARDOU, JULIEN

 

COLAUDET, qui porte la main à sa figure.

Ah ! c’est Julien... Je ne t’ai pas fait de mal ? bien fâché, mon bonhomme ; je n’ai pas le temps...

Avec reproche amical.

C’est gentil de n’être pas venu de toute la semaine !

Il va pour sortir.

JULIEN, avec émotion, l’arrêtant.

Monsieur Colaudet, il faut absolument que je vous parle.

COLAUDET.

Pour ta leçon ?... je te le répète, désolé, mon cher enfant... ce soir, demain, quand tu voudras ; pour le moment, il faut que je sorte.

Il fait un mouvement.

JULIEN, le retenant.

De grâce, écoutez-moi... mon repos, mon bonheur... ma vie, sont entre vos mains... je suis perdu, si vous ne venez à mon secours.

COLAUDET, redescendant.

Oh ! oh ! c’est bien différent... parle, mon ami, parle... Qu’est-ce qui t’est donc arrivé, bon Dieu !

Il pose son chapeau et sa canne sur la cheminée ; Julien indique, par un signe, Bardou qui s’est approché pour écouter aussi.

COLAUDET.

Je comprends...

Se retournant.

Bardou, mon ami, va te livrer aux beaux-arts... époussette mon cabinet... et fais des gammes... Va ! et ne t’avise pas de jouer un air comme l’autre jour, j’ai cru que c’était le chat de la portière...

BARDOU.

Et l’aumônerie ?

COLAUDET.

Elle attendra.

BARDOU.

Et votre place ?

COLAUDET.

Eh bien ! je l’attendrai...

BARDOU.

Air de l’Artiste.

Songez quelle disgrâce !
Si n’ vous voyant pas v’ nir,
On vous soufflait vot’ place !

COLAUDET.

Qu’importe l’avenir ?
Son état... c’est d’attendre ;
Moi, je songe au présent...

Pendant ce temps, Julien remonte et regarde avec intérêt par la porte du fond.

Un bon office à rendre,
C’est du bonheur comptant.

Va, va, va !

BARDOU, regardant Julien en s’en allant, et à part.

Elle est jolie, ta conduite... tu fais pleurer une femme, et tu vas ruiner ton professeur.

Avec pitié.

Tu es très fort sur le violon... mais je te méprise.

Il a pris son violon, son plumeau, et il entre dans le cabinet de Colaudet.

 

 

Scène IV

 

JULIEN, COLAUDET

 

COLAUDET.

Voyons, qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce qu’il y a ?

JULIEN.

Vous savez que, grâce à vous, mon ami, je suis en état d’enseigner la musique... Depuis quelques mois, je donne des leçons dans le faubourg Saint-Germain, chez la comtesse de Brescieux.

COLAUDET.

Tu me l’as dit... oui, une vieille dame issue d’une grande famille !... très prude, très sévère sur tout ce qui touche à la vertu, à l’honneur de son nom... qui a une filleule, jolie, à ce que tu m’as dit aussi... les jeunes gens trouvent toutes les femmes jolies.

JULIEN.

Voir Marie tous les jours, et ne pas en devenir amoureux, c’était impossible !... que vous dirai-je !... je n’eus pas la force de lui cacher ce que j’éprouvais... elle en fut touchée, et partagea... bientôt un sentiment qui ne finira qu’avec notre vie.

COLAUDET, ironiquement.

Toujours !... c’est connu !... ça prouve bien qu’il ne faut jamais donner à une demoiselle qu’un homme mûr pour lui enseigner la musique.

JULIEN.

Obtenir la main de Marie était l’objet de tous mes désirs, mais je n’osais y prétendre, lorsque j’appris que, comme moi, elle était sans parents, sans fortune.

COLAUDET.

Eh bien ! tu l’as demandée à sa marraine ?

JULIEN.

Oui, mais elle a rejeté ma demande avec hauteur... m’a défendu de continuer mes leçons, et m’a menacé de me faire jeter à la porte, si je me représentais chez elle.

COLAUDET, vivement et avec feu.

À la porte !... toi, Julien !... mon enfant d’affection !... elle ne sait donc pas, cette comtesse de Brescieux, que ton nom vaut mieux que le sien, parce que tu as du talent... parce que tu seras un artiste distingué... parce que tu seras célèbre.

Avec exaltation, en le caressant.

Oui, mon Julien, mon enfant... je n’avais pas encore voulu te le dire, mais tu deviendras célèbre.

À lui-même, montrant Julien avec enthousiasme.

Et c’est mon élève !... Ah ! madame la comtesse ! je suis d’une colère !... mais je suis content... tu faisais une sottise... c’est une affaire finie, je t’en félicite.

JULIEN.

Ah ! mon ami ! est-ce que je pourrais vivre sans Marie ?

COLAUDET.

Laisse-moi donc tranquille ! j’ai dit ça bien des fois... tu vois que je n’ai ici aucune espèce de Marie, et je vis très bien.

JULIEN.

C’est que vous n’aimiez pas... j’étais fou, désespéré, je voulus revoir Marie, je lui écrivis : j’obtins une entrevue... et bon gré, mal gré, car, en vérité, j’avais la tête perdue !... je l’enlevai de chez sa marraine.

COLAUDET.

Allons, bien... Mais je ne t’ai pas conseillé ça.

JULIEN.

Elle est, depuis ce temps, chez une de mes parentes, qui demeure ici près... Là, nous faisions tous nos préparatifs pour passer en Italie, où nous comptions nous marier en arrivant, lorsque ce matin j’ai appris que j’étais épié, qu’on soupçonnait la retraite de Marie ; et pour la soustraire aux recherches...

COLAUDET.

Tu viens me trouver... c’est bien, c’est gentil ! te voilà dans de jolis draps.

JULIEN.

J’ai pensé à vous, monsieur Colaudet, à vous, si obligeant, si bon... à qui mon père m’a recommandé en mourant... Oui, vous sauverez Marie, en la recevant ici, jusqu’à notre départ.

COLAUDET, hésitant.

Certainement, mon garçon, je te remercie de cette marque... de confiance... mais tu aurais dû penser que je suis célibataire, qu’on n’a pas été placé pendant quinze ans dans l’orchestre de l’Opéra, les yeux juste à la hauteur des jambes des plus jolies danseuses, sans avoir quelques... petites choses à se reprocher ; non pas que jamais... mais enfin... tout cela ne m’a pas fait une réputation à recevoir une jeune fille.

JULIEN.

Pour quelques jours, quelques instants... Oh ! par pitié, ne me refusez pas...

COLAUDET, avec effort.

Je ne refuse pas non plus... Tu viens à moi comme à un père, et tu me dis... je ne peux pas te refuser ça... seulement... c’est impossible.

JULIEN, avec émotion et d’un ton de reproche.

Ah ! monsieur Colaudet !... Allons... ils m’emprisonneront... Marie sera rendue à sa marraine, je serai condamné comme ravisseur, déshonoré !... Adieu tout espoir d’avenir, de bonheur... Je me tuerai.

COLAUDET, ému.

Eh bien... qu’est-ce que c’est donc que ça ? te tuer !... veux-tu bien ne pas parler ainsi ?

JULIEN.

Je n’ai plus que ce moyen.

COLAUDET, vivement et avec âme.

Il est joli ! et tu as cru que je te laisserais faire ? Est-ce que quelqu’un m’a jamais demandé un service sans que je l’aie rendu, si cela a dépendu de moi ? et ce serait par Julien, par mon enfant, que je commencerais !... allons donc !... car, si je ne me suis pas marié... c’est un peu à cause de toi... pour ne pas diviser ma tendresse.

JULIEN, lui pressant la main.

Mon ami !

COLAUDET.

Non, mon garçon, non... je suis peut-être aussi fou que toi ; mais, quoi qu’il puisse arriver... va chercher ta Marie, qu’elle vienne ici, dans mes bras, sur mon cœur... et honni soit qui mal y pense ! comme dit la Jarretière... Va vite...

Julien disparaît un instant par le fond.

Ah ! madame de Brescieux, je me venge... je sens que je l’aime, la pauvre enfant, comme si elle était déjà ta femme... Prends un fiacre, entends-tu ?

JULIEN, qui est allé à la porte, a amené Marie ; la présentant à Colaudet.

Monsieur Colaudet, la voilà... je l’ai amenée.

COLAUDET, à part, étonné.

Ah !... il n’y avait pas besoin de voiture... Il paraît que mon gaillard était bien sûr de son fait... C’est égal, je suis content de lui... il m’avait bien jugé.

 

 

Scène V

 

JULIEN, COLAUDET, MARIE

 

MARIE, avançant timidement.

Ah ! monsieur, que de bonté !...

COLAUDET.

Pourquoi craindre alors de vous approcher... vous ne voulez donc pas m’embrasser ?

MARIE, avec gentillesse.

Oh ! si...

Elle passe auprès de Colaudet qui l’embrasse.

COLAUDET, à lui-même, regardant Marie.

Il a bon goût, ce luron-là... il tient de moi.

JULIEN, à Marie.

Marie, il faut que je vous laisse... je vais réunir mes économies ; elles me seront nécessaires pour quitter la France.

MARIE.

Je vais être bien inquiète jusqu’à votre retour.

JULIEN.

Marie, je vous confie au meilleur des hommes, à mon second père... vous me reverrez bientôt.

Ensemble.

MARIE.

Air : Cachons-nous et sachons nous taire (de Jacquemin).

Ah ! grand Dieu ! malgré moi je tremble,
Ah ! se peut-il ? ainsi, tous deux ;
Il va donc nous laisser ensemble ?
Comment oser lever les yeux ?

COLAUDET.

Mais je crois vraiment qu’elle tremble,
C’est le défaut des amoureux ;
Quand nous allons rester ensemble,
Pourquoi n’oser lever les yeux ?

JULIEN.

Mais je crois vraiment qu’elle tremble...
N’êtes-vous pas prés de nous deux ?
Et lorsque je vous laisse ensemble,
Pourquoi n’oser lever les yeux ?

Julien sort par le fond. Marie l’accompagne jusqu’à la porte, puis elle s’avance un peu, et reste pensive, l’œil fixé sur la porte.

 

 

Scène VI

 

COLAUDET, MARIE

 

COLAUDET, sur le devant de la scène.

Pauvres enfants ! ils viennent de faire revivre ma jeunesse... avec cette différence cependant, qu’alors un tête-à-tête pour mon propre compte ne me causait pas le moindre embarras... tandis qu’aujourd’hui... même pour le compte d’un autre...

Apercevant Marie restée pensive et les yeux fixés sur la porte par laquelle Julien est sorti.

Pauvre petite !... la voilà toute triste... je ne sais comment m’y prendre pour la consoler... Satanée comtesse, va !

Allant à Marie.

Voyons, mon enfant, nous allons être bien raisonnable, n’est-ce pas ?... D’abord, je ne veux plus voir sur votre joli visage cet air rêveur et chagrin... ça ne vous va pas trop mal... mais je suis sûr que nous sommes encore mieux quand nous rions.

MARIE sourit à demi, puis avec inquiétude.

Êtes-vous bien sûr qu’il n’arrivera rien à Julien, monsieur ?... qu’il reviendra ?

COLAUDET.

Est-ce que le temps vous paraît déjà long ?... attendez au moins qu’il soit parti... il n’est pas encore au bas de l’escalier.

MARIE.

Loin de Julien, je me sens bien plus coupable d’avoir quitté celle qui m’a élevée.

COLAUDET.

Vous vous repentez donc de l’avoir suivi ?

MARIE.

Pouvais-je hésiter ?... j’allais être jetée au couvent, et bientôt mariée à un autre... il fallait accompagner Julien, ou consentir à ne le revoir jamais... il fallait choisir entre lui et madame de Brescieux... J’aime bien madame la comtesse, mais elle n’est que ma marraine, et Julien... sera mon mari.

COLAUDET.

C’est juste.

MARIE.

Cependant, lorsque cette porte s’est refermée sur lui, j’ai senti mon cœur se serrer, et il m’a semblé que je ne devais plus revoir Julien.

Air : Comment, sans lui, retourner au pays (de Salvoisy).

Premier couplet.

COLAUDET.

Mais votre cœur n’a pas le sens commun,
Ma chère enfant, quelle erreur déplorable !
Car tous les jours on voit partir quelqu’un
Qui reviendra... rien n’est plus vraisemblable.
Auriez-vous peur ?

MARIE.

Oh ! non... malgré cela
J’aimerais mieux que mon Julien fût là.

Deuxième couplet.

MARIE.

N’importe, allons au-devant de Julien.

COLAUDET, la retenant.

Et la marraine ?... Ah ! c’est pour vous distraire.
Vous trouvez donc le vieux musicien
Bien ennuyeux ?

MARIE.

Près de vous, au contraire,
J’ai du plaisir...

COLAUDET, à part.

Pas trop !...

MARIE.

Malgré cela
J’aimerais mieux que mon Julien fût là.

COLAUDET.

Oh ! alors, s’il était là... je serais un homme accompli, n’est-ce pas ?... Par exemple, je crois bien que vous ne me parleriez pas plus qu’à... cette chaise... mais c’est égal... Eh bien ! moi, puisqu’il en est ainsi, je veux absolument vous le faire oublier... vous ne pensez pas que cela soit possible... hein ?

MARIE, embarrassée.

Mais, monsieur...

COLAUDET.

Dites vite que non... allez, ça ne me fâchera pas, au contraire...

À part.

Pauvre enfant ! elle l’aime bien !

 

 

Scène VII

 

COLAUDET, MARIE, BARDOU

 

BARDOU, paraissant à la porte du cabinet de Colaudet, un violon à la main.

Monsieur Colaudet... je voulais vous demander une chose.

COLAUDET.

Qu’est-ce que c’est ?

BARDOU.

En voilà-t-il assez de gammes ?... j’en ai déjà fait cent quatre-vingt-treize.

COLAUDET.

C’est bon... et laisse-moi tranquille.

BARDOU.

Oui, monsieur Colaudet.

Il pose le violon sur la table à gauche.

COLAUDET, à Marie, qui fait un mouvement pour se dérober aux regards de Bardou.

Ne craignez rien ; c’est un garçon qui m’est tout dévoué... un peu simple, mais honnête.

BARDOU, à part, reconnaissant Marie.

Oh ! ciel de Dieu !... c’est la jeunesse d’en face... Quelle anecdote !

COLAUDET, à Bardou.

Pas un mot de ce que tu vois.

BARDOU.

Oui, monsieur Colaudet.

COLAUDET.

Tu m’entends ?

BARDOU.

Oui, monsieur Colaudet.

On sonne à la porte du fond.

MARIE, se rapprochant avec effroi de Colaudet.

Ah ! mon Dieu !

COLAUDET, avec impatience.

Allons, quelqu’un... On ne peut pas avoir un moment de tranquillité...

À Marie.

N’ayez pas peur...

Lui montrant la chambre à droite auprès de la fenêtre.

Entrez vite ici avec moi... c’est la chambre que je vous destine... Toi, Bardou, vois qui c’est... tu viendras me prévenir.

Marie entre dans la chambre.

BARDOU.

Oui, monsieur Colaudet.

COLAUDET, d’une voix étouffée.

Ne dis donc pas monsieur Colaudet... si on t’entend, comment veux-tu dire que je n’y suis pas ?

Il entre dans la chambre.

BARDOU, seul.

La petite d’à côté, ici... et moi qui faisais ut, , mi, fa, sol pendant ce temps-là... Quelle faute !...

On sonne encore. Sans bouger.

Il paraît que c’est quelqu’un qui est pressé... Ah ! elle est ici !... eh bien ! il faut que j’en profite !... que je lui parle, et que je lui offre ma protection contre ce Julien qui la fait gémir, qui est très fort sur le violon, et que je ne peux pas sentir.

On sonne plus fort.

On y va... on y va...

Avec humeur.

Qui est-ce qui sonne comme ça, donc ?

Il ouvre.

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR DE BRINVILLE, BARDOU

 

DE BRINVILLE, entrant.

N’est-ce pas ici la demeure de monsieur Colaudet ?

BARDOU.

Au cinquième, la porte au fond du couloir ; oui, monsieur.

DE BRINVILLE.

Je voudrais lui parler.

BARDOU.

Ça n’est pas quelque chose qu’on puisse lui dire ?

DE BRINVILLE.

Non.

BARDOU.

Alors, vous voulez que je le dérange ?

DE BRINVILLE.

Oui.

BARDOU.

Bien, monsieur, bien...

Il fait un mouvement pour sortir et revient sur ses pas.

Si vous voulez me dire votre nom, monsieur ?

DE BRINVILLE.

C’est inutile.

BARDOU.

Bien, monsieur, bien...

Après un temps, et revenant sur ses pas.

Alors, il est inutile de dire votre nom à M. Colaudet ?

DE BRINVILLE.

Précisément.

BARDOU, revenant encore sur ses pas.

Dites-moi, monsieur... il faudra donc que je lui dise que c’est un monsieur que e ne connais pas ?

DE BRINVILLE.

C’est cela même.

BARDOU, à part, en s’en allant.

On ne dira pas qu’il est bavard, celui-là.

Il entre dans la chambre où sont Colaudet et Marie.

 

 

Scène IX

 

MONSIEUR DE BRINVILLE, seul

 

Je vais donc enfin voir ce Colaudet, petit violon de l’ancienne chapelle, qui a besoin de moi, et qui m’oblige à venir chez lui (parce que j’ai peut-être encore plus besoin de lui, il est vrai). Quel singulier hasard !... Au moment où j’apprends que le baron de Givet, mon ancien concurrent au poste éminent que j’occupe auprès de Son Altesse, est à la recherche d’une certaine correspondance qui aurait pour résultat infaillible de me faire perdre ma place, en la lui faisant obtenir... il faut qu’au bas d’une pétition qui m’est adressée, le nom du dépositaire de cette correspondance... le nom de Colaudet vienne frapper mes yeux !... Pourvu qu’il n’ait pas égaré ces dangereuses lettres... pourvu qu’il veuille me les rendre... Oh ! il le faudra... l’emploi qu’il sollicite à la chapelle dépend de moi, et je saurai bien...

 

 

Scène X

 

BARDOU, COLAUDET, MONSIEUR DE BRINVILLE

 

COLAUDET, sortant de la chambre, à lui-même.

Je suis enfin parvenu à tranquilliser la pauvre enfant.

DE BRINVILLE.

C’est lui !

COLAUDET, à Bardou.

Toi, va faire des gammes... et prends garde à tes jambes.

BARDOU.

J’en ai déjà fait cent quatre-v...

COLAUDET.

Fais des gammes, ça rend très fort... et ça donne de la grâce... Va, mon garçon.

BARDOU.

Il est inouï, cet homme, avec ses gammes.  

Il prend son violon et sort par le second plan à gauche.

 

 

Scène XI

 

COLAUDET, MONSIEUR DE BRINVILLE

 

COLAUDET.

Pardon monsieur ; maintenant je suis à vous.

DE BRINVILLE.

Eh quoi ! mon cher Colaudet, vous ne me reconnaissez pas ?

COLAUDET.

Comment cela ? Attendez donc... est-ce que vous seriez ?... Non, cela ne se peut pas... mais si... c’est Adolphe de Brinville.

DE BRINVILLE.

Lui-même.

COLAUDET.

Est-il possible !... Ah ! que je suis content de vous revoir, mon bon ami... depuis vingt ans que nous ne nous sommes vus... Je parlais encore de vous ce matin, car je n’ai pas oublié notre vieille amitié.

DE BRINVILLE.

Vous voyez que j’en ai aussi gardé le souvenir.

COLAUDET.

C’est bien gentil à vous... Ah ! mon cher ami, comme vous êtes ratatiné ! mon Dieu, mon Dieu !... mais donnez-moi donc des nouvelles de nos anciens camarades de plaisir... du baron de Givet, notre inséparable... Qu’est-il devenu ?

DE BRINVILLE.

Depuis longtemps, je ne le vois plus.

COLAUDET.

Vous êtes brouillés... Ah ! tant pis... un si bon vivant... Et vous, farceur... en avez-vous fait, hein ?

DE BRINVILLE, avec contrainte.

Oh ! ne parlons pas de cela.

COLAUDET.

Pourquoi donc ?... ça rajeunit, ça ragaillardit... Je n’allais pas trop mal non plus, dans ce temps-là, quoique je fusse le moins mauvais sujet... le moins sacripant des trois... Que je suis content de vous revoir !... Quels gaillards nous faisions !... vous, surtout !... Oh ! d’une hardiesse qui allait jusqu’à l’effronterie... En avez-vous fait !... Vous rappelez-vous ce jour où vous nous fîtes entrer dans un couvent de religieuses ?... de béguines, je crois ?... et votre aventure avec cette jeune Française... elle se nommait... attendez donc... elle se nommait...

DE BRINVILLE, embarrassé.

Qu’importe ?

COLAUDET, se rappelant.

J’y suis... Éléonore de Rouval !... c’est à l’église que vous avez glissé votre premier billet doux... et puis après vinrent les réponses, les rendez-vous... c’est à moi que ces lettres étaient remises.

DE BRINVILLE.

Effectivement...

À part.

Il y vient de lui-même.

COLAUDET, gaiment.

Ça faisait bien rire ce diable de Givet... qui, comme moi, était dans la confidence.

DE BRINVILLE.

Oui, et je venais...

COLAUDET, l’interrompant.

Mais, dites-moi donc comment cette histoire a fini ?... j’ai quitté Rome avant le dénouement... je sais seulement qu’à cette époque la jeune personne était compromise.

DE BRINVILLE.

J’ai dû oublier ces folies de jeunesse... et...

COLAUDET.

À propos, vous ne m’avez pas encore demandé si j’avais continué la musique ?

DE BRINVILLE.

Je le sais.

COLAUDET.

Vrai !... ma petite réputation musicale est parvenue jusqu’à vous ?... eh bien, j’en suis enchanté... Mais vous, mon bon ami, qu’avez-vous fait ?... quel état avez-vous embrassé ?... car vous avez dû embrasser un état...

Gaiment.

On n’embrasse pas toujours... Qu’êtes-vous, maintenant ?

DE BRINVILLE.

Je suis chevalier d’honneur de Son Altesse.

COLAUDET.

Vous !... mais c’est magnifique, c’est superbe !...

Appuyant davantage avec stupéfaction.

Mais c’est magnifique, c’est superbe !... et qui donc a pu vous faire obtenir, bon Dieu ?...

DE BRINVILLE.

Mon oncle, le grand aumônier.

COLAUDET.

Comment ? vrai !... vous seriez le neveu de votre oncle, le grand aumônier ?... je n’en reviens pas... ce cher Adolphe... Mais, dites-moi... ça doit diablement vous gêner, vous, farceur, de vous trouver ainsi, entre deux personnages si graves et si sévères... ça ne va guère avec l’aventure de Rome que je vous rappelais tout à l’heure... mais contez-m’en donc la fin... c’est peut-être à elle que vous devez...

DE BRINVILLE.

Bien des chagrins et bien des ennuis !... le père fut instruit de cette malheureuse affaire... je lui proposai d’épouser sa fille : il avait un grand nom, une grande fortune... moi, je n’avais rien... il refusa.

COLAUDET.

Et le déshonneur de son enfant ?

DE BRINVILLE.

Était pour lui dans une mésalliance... la nuit même, Éléonore avait quitté Rome.

COLAUDET.

Voyez-vous ça !

DE BRINVILLE.

Et je ne l’ai jamais revue... Moi, j’étais proscrit... j’aimais la musique... je restai en Italie... nos princes rentrant en France, j’y revins avec eux... On a su disposer le roi en ma faveur ; il vient déjà de me faire épouser une riche héritière... et pour aplanir les difficultés, Sa Majesté m’a nommé comte et chevalier d’honneur de la princesse.

COLAUDET.

Mais tout ça ne m’explique pas comment vous avez pu me retrouver.

DE BRINVILLE.

Chargé par mon oncle d’organiser le service de la chapelle, j’ai reçu votre pétition.

COLAUDET, avec reconnaissance.

Et dispensateur des grâces et des faveurs... c’est vous qui venez trouver l’humble suppliant.

DE BRINVILLE.

Il l’a bien fallu, puisque vous n’avez point paru à l’hôtel où je vous avais fait prier de passer... et si votre désir est toujours le même ?...

COLAUDET.

Ah ! monsieur le comte, je n’en ai pas d’autre dans le cœur.

DE BRINVILLE.

Eh bien, je viens exprès vous annoncer qu’il est accompli.

COLAUDET.

Il serait possible !... j’exécuterais encore mes messes chéries dans ce bijou de chapelle ? Ah ! mon cher Adolphe ! monsieur le comte, veux-je dire...  

À part.

Est-il devenu obligeant !... si c’est ainsi que les grandeurs vous changent, il n’y a, ma foi ! pas grand mal.

DE BRINVILLE, lui mettant la main sur l’épaule.

Vous voyez que je vous traite en vieille connaissance.

COLAUDET, à part.

Il est vraiment bien bon garçon.

DE BRINVILLE.

Et pour nous mettre tout à fait sur le pied d’égalité d’autrefois, je vous demanderai un petit service à mon tour.

COLAUDET.

Un service !... dix, vingt... tant que vous voudrez... Ah ! parlez... car, voyez-vous, mon bon Adolphe, sans que ça paraisse, j’ai des torts à réparer. J’ai toujours été injuste à votre égard... je vous croyais un peu égoïste... un peu sec, quand vous êtes le plus obligeant des hommes !... aussi, maintenant, parlez, demandez... pour vous, je suis prêt à me jeter dans le feu, s’il le faut.

DE BRINVILLE.

Eh bien !...

Après un temps.

Ces lettres qu’à Rome vous receviez pour moi...

COLAUDET.

Ah ! diable ! vOus en avez besoin ?

DE BRINVILLE.

Ne les auriez-vous plus ?

COLAUDET, avec bonhomie.

Je pense que si... dans quelque coin de mon cabinet, avec certaines chansons grivoises de ce diable de Givet... je ne sais où... et vous désirez que je vous les rende ?

DE BRINVILLE.

J’avoue que je serais charmé...

 

 

Scène XII

 

COLAUDET, MONSIEUR DE BRINVILLE, BARDOU

 

BARDOU, entrant par la porte du fond.

M. Colaudet...

DE BRINVILLE, avec impatience.

Quel ennui !

COLAUDET.

Que veux-tu ?

BARDOU.

C’est une lettre très pressée pour vous...

Il la lui donne, en lui disant bas.

Monsieur, j’en ai encore fait cent cinquante-six.

COLAUDET.

C’est bon... continue, et va-t’en.

BARDOU, à part, avec humeur, pendant que Colaudet ouvre la lettre.

C’est bon !... continue... continue... cent cinquante-six et cent quatre-vingt-treize... ça fait trois cent quarante-neuf, avec tout ça... j’ai fait l’addition, et amoureux comme je le suis, c’est bien gênant de faire tant de gammes que ça !

Il sort par le fond.

 

 

Scène XIII

 

COLAUDET, DE BRINVILLE

 

COLAUDET, lisant.

« Signé, baron de Givet. »

DE BRINVILLE, à part.

Ciel !

COLAUDET.

Eh ! mais... c’est de notre ancien ami.

DE BRINVILLE, embarrassé.

Probablement.

COLAUDET.

Vous ne me disiez pas qu’il était à Paris... c’est bizarre, de vous retrouver tous les deux le même jour !

DE BRINVILLE.

Que... vous dit-il ?

COLAUDET.

Qu’il peut me faire conserver ma place à la chapelle...

Il continue.

et que si je veux lui remettre la correspondance que vous me réclamiez tout à l’heure, une personne que cela intéresse beaucoup

Avec étonnement.

m’assure mille écus de rente viagère.

DE BRINVILLE, vivement.

Je vous les offre, si vous me donnez ces lettres.

COLAUDET.

Mille écus de rente ! grand Dieu !

À part.

Ah ! je vois ce que c’est... il y a concurrence, l’autre cherche à avoir les lettres, pour perdre celui-ci... et celui-ci les paierait au poids de l’or, pour souffler le place à l’autre... deux bien bons amis ! voilà de bien braves gens ! et moi qui m’imaginais que c’était pour mes beaux yeux !

DE BRINVILLE.

Rejetteriez-vous ma proposition ?

COLAUDET.

Permettez que j’achève...

À part.

Il était aussi trop aimable... ça n’avait pas le sens commun...

Continuant de lire.

« Je voulais vous aller voir, mon cher ami, mais je suis retenu par la goutte... »

À lui-même.

Il ne l’a pas volée, celui-là...

Lisant.

« Si le prix proposé pour obtenir cette correspondance vous semble trop modique, dites-le... mais, surtout, ne vous en dessaisissez pas avant de m’avoir parlé. »

À de Brinville.

Eh bien, monsieur le comte ?

DE BRINVILLE, très ému et vivement.

Ce Givet !... le misérable ! il veut me perdre... mais vous ne ferez pas ce qu’il désire.

 

 

Scène XIV

 

COLAUDET, DE BRINVILLE, MARIE

 

MARIE, entrant vivement par la porte à droite.

Ah ! monsieur... monsieur... Julien...

COLAUDET.

Qu’est-ce que c’est ?

MARIE, entre Colaudet et de Brinville, vivement.

J’étais à la fenêtre, épiant son retour... enfin, je le vois accourir... il allait atteindre cette maison, lorsque plusieurs hommes se précipitent au-devant de lui, l’entourent, lui montrent un papier, le forcent à monter en fiacre, et disparaissent avec lui.

COLAUDET.

Il est arrêté !

MARIE, pleurant.

Pauvre Julien ! et c’est moi qui suis cause...

COLAUDET.

Mais non ; c’est votre diable de comtesse !... monsieur le comte Pardon, c’est qu’on vient d’arrêter Julien.

DE BRINVILLE, allant à Colaudet.

Qu’est-ce, Julien ?

COLAUDET.

Un de mes élèves... il allait épouser cette jeune fille... tout était sur le point d’être conclu.

DE BRINVILLE, regardant Marie.

Je comprends ses larmes...

À Colaudet.

Ils vous intéressent ?

COLAUDET.

S’ils m’intéressent ?... Julien est presque mon fils ; c’est moi qui l’ai élevé.

DE BRINVILLE, à Marie.

Eh bien, mon enfant, il y a peut-être moyen d’arranger cela.

MARIE.

Ah ! monsieur, que vous seriez bon !

COLAUDET.

Comment ?

DE BRINVILLE.

J’ai du crédit... des amis influents...

À Marie.

et je veux être agréable à Colaudet.

MARIE.

Ah ! monsieur !

DE BRINVILLE.

Ce ne doit pas être bien difficile... un artiste !... je devine, il s’agit d’un embarras d’argent ; je me charge de tout...

COLAUDET.

Vous, monsieur ?...

À part.

Voilà qui me raccommode presque avec lui.

Haut.

Mais ce n’est pas de l’argent qu’il nous faut ; il s’agirait de faciliter à Julien, en le rendant libre, les moyens de quitter la France avec cette enfant.

DE BRINVILLE.

Quitter la France !... pourquoi donc ?

COLAUDET.

Pour l’épouser... c’est que vous ne savez pas... cette pauvre enfant a quitté sa marraine pour suivre Julien... et voilà pourquoi on l’a arrêté.

DE BRINVILLE.

Un rapt !... alors, je ne puis... songez donc... les fonctions que je remplis...

COLAUDET.

Oui, oui ; vous ne pouvez pas... seulement, vous allez faire mettre Julien en liberté, tout de suite, n’est-ce pas ?

DE BRINVILLE.

C’est impossible... j’aurais l’air d’approuver sa conduite coupable... toute autre chose, tout ce qui dépendra de moi ; mais cela, vous ne pouvez l’exiger... ce serait abuser des droits que vous avez à mon amitié.

COLAUDET, avec ironie.

Votre amitié !

Air : Vous avez tous vu Taconnet.

Il ne faut pas obliger à moitié,
Pour avoir droit à la reconnaissance.
Vous m’assurez que j’ai votre amitié,
Quand je croyais n’avoir que la correspondance :
Double dépôt ! j’en suis heureux et fier...
Ma courtoisie est égale à la vôtre ;
Car, si je vous rends l’un, mon cher,
Je vous prierai de reprendre aussi l’autre.

DE BRINVILLE.

Comment ?

COLAUDET, brusquement.

Sans façons entre amis.

MARIE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Julien ne sortira donc pas de prison !

Elle va s’asseoir auprès de la table à droite. Elle reste absorbée.

 

 

Scène XV

 

COLAUDET, DE BRINVILLE, MARIE, BARDOU

 

BARDOU, entrant et restant un peu au fond.

On attend la réponse à la lettre de tout à l’heure... c’est très pressé.

Colaudet regarde M. de Brinville.

DE BRINVILLE, à part.

Ciel !

COLAUDET, à part.

Il est ému !...

Haut à Bardou, avec intention.

Ce sont des papiers, une correspondance qu’on demande, n’est-ce pas ?

Il examine M. de Brinville.

BARDOU.

Oui, monsieur Colaudet.

COLAUDET, même jeu.

Attends un peu... ça mérite réflexion.

DE BRINVILLE, à lui-même.

Ah ! mon Dieu ! je viens de lui refuser mon appui pour son protégé... si, à son tour, il allait...

BARDOU, à Colaudet.

Que dirai-je ?

COLAUDET.

Ma foi ! tu diras...

DE BRINVILLE, allant à Colaudet, lui dit bas, et vivement.

Puisque vous m’assurez que ces jeunes gens s’aiment, je vais écrire en leur faveur... dans une heure, votre protégé sera libre.

COLAUDET, à part.

Allons donc...

Avec empressement à M. de Brinville.

Passez donc dans mon cabinet... je vais vous remettre les lettres que vous me demandez.

M. de Brinville entre dans le cabinet. Colaudet se retourne vers Bardou.

Il n’y a pas de réponse.

Il entre dans son cabinet.

BARDOU.

Bien, monsieur Colaudet...

Regardant Marie qui s’est assise auprès de la fenêtre et qui est triste.

Je ne sais pas, mais elle n’a pas l’air d’être très amoureuse de moi... j’ai envie de repasser chez le médecin, prendre de cette pommade qui rend la paix du cœur... en se frottant ferme... c’est une idée, ça... allons...

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

MARIE, seule

 

Julien en prison, souffrant... pour moi ! cette affreuse pensée me poursuit sans cesse... il faut qu’il ait sa liberté absolument...

Elle se lève.

Dussé-je sacrifier tout espoir de bonheur à venir... je n’ai qu’un moyen... je vais écrire à ma marraine que je suis prête à retourner auprès d’elle... on n’aura plus de motif pour retenir Julien en prison... Je ne le verrai plus, oh ! non, sans doute... mais du moins il sera libre.

Elle se dirige vers la table pour écrire.

 

 

Scène XVII

 

COLAUDET, MARIE

 

COLAUDET, sortant de son cabinet, à la cantonade.

Comptez bien, monsieur de Brinville... elles doivent être toutes là-dedans... du reste, je reviens... c’est à deux pas... mais je ne puis m’en rapporter qu’à moi, quand il s’agit de la délivrance de Julien.

MARIE, se retournant et allant à lui.

Julien !...

COLAUDET.

Réjouissez-vous, réjouissez-vous, ma chère Marie... il va faire mettre Julien en liberté... il se rend sa caution, et demande son élargissement... ainsi plus de chagrins... voilà une provision de joie et de bonheur.

MARIE, qui a changé de contenance à chaque mot de Colaudet.

Ô mon Dieu ! il serait possible !

Elle tombe sur une chaise à moitié évanouie.

COLAUDET.

Allons, la voilà qui tombe en syncope !...

Il lui frappe dans la main.

Voyons, voyons, mon enfant, nous n’avons pas le temps de nous amuser à ces choses-là...

Appelant.

Bardou ! les femmes sont terribles... la joie, le chagrin, crac ! le même effet !... Marie ! Marie ! pas d’enfantillage !... j’ai besoin de sortir... dites donc, ma bonne, il faut que je fasse mettre Julien en liberté... elle ne m’entend pas... c’est comme si je chantais. Bardou... Bardou !...

 

 

Scène XVIII

 

COLAUDET, MARIE, BARDOU, un bocal sous le bras

 

BARDOU, accourant.

Voilà ! monsieur, voilà !

COLAUDET.

Que faisais-tu donc depuis une heure que je t’appelle ?

BARDOU.

J’en ai fait quatre cent soixante-trois.

COLAUDET.

Je sors... je te recommande cette jeune fille... tu ne sais pas... ces chers enfants... tout va bien... je vais ravoir ma place... c’est mon ami, qui est là, le comte Adolphe de Brinville.

BARDOU.

Celui-là ? c’est un comte ?

COLAUDET.

Aie bien soin de Marie... surtout ne lui laisse voir personne, et qu’elle ne sorte pas.

BARDOU.

Ah ! oui... vous voulez qu’elle attende votre retour.

COLAUDET.

Fais ce que je te dis... il y va de son bonheur.

Il sort.

MARIE, se levant.

Mais on a arrêté Julien à la porte de cette maison... ma marraine, madame de Brescieux, va découvrir ma retraite.

BARDOU.

Madame de Brévieux...

MARIE.

Madame de Brescieux.

BARDOU.

C’est la même chose ; mais soyez tranquille, entrez dans cette chambre... M. Colaudet ne veut pas qu’on vous emmène, et personne ne vous emmènera.

Il la conduit à la chambre à droite, où il la fait entrer, puis d’un ton solennel.

Vous êtes sous ma garde... vous pouvez dire : Le petit Bardou me garde, il suffit... je vas fermer la porte...

Redescendant.

Je vois ce que c’est... c’est pour Julien qu’il fait tout ça... j’ai eu une bonne idée d’aller chez le docteur...

Indiquant le bocal.

Voilà l’affaire... je m’en suis flanqué pour cinq francs quatre-vingts !

 

 

Scène XIX

 

MONSIEUR DE BRINVILLE, BARDOU

 

DE BRINVILLE, sortant du cabinet de Colaudet, une liasse de lettres à la main ; à lui-même.

Enfin, je les ai toutes retrouvées... Colaudet est un digne garçon... je ne me repens pas de ce que j’ai fait... je ne pouvais pas me montrer moins généreux que lui.

BARDOU, à lui-même.

Ah ! mon Dieu ! si madame machin, la princesse, la baronne, la marquise, je ne sais quoi... allait venir avec les gendarmes... je serais joli garçon... comment me tirer de là ?

Il se promène en gesticulant.

DE BRINVILLE, l’arrêtant.

Mon ami.

BARDOU.

Ah ! l’étranger !

DE BRINVILLE.

Vous direz à Colaudet que je le recevrai demain avec plaisir.

Il va pour sortir, madame de Brescieux entre vivement par le fond, en s’adressant à M. de Brinville.

 

 

Scène XX

 

MONSIEUR DE BRINVILLE, BARDOU, MADAME DE BRESCIEUX

 

MADAME DE BRESCIEUX.

Arrêtez, monsieur ! Marie, ma filleule, ma fille d’adoption... elle est ici, je le sais, et vous allez me la rendre.

DE BRINVILLE.

Madame...

MADAME DE BRESCIEUX.

Vous nieriez en vain, monsieur...

BARDOU.

Dieu ! la vieille de Brévieux ! elle vient faire le siège de mademoiselle Marie.

DE BRINVILLE, à part.

Sortons au plus vite... je ne me soucie pas d’être mêlé dans cette affaire.

MADAME DE BRESCIEUX, l’arrêtant.

Ah ! ne croyez pas m’échapper ! je sais tout, monsieur... c’est vous qui avez osé donner asile à Marie... c’est vous qui avez entraîné une jeune fille sans expérience dans une odieuse intrigue.

BARDOU, à part.

Est-elle insolente !

DE BRINVILLE, avec dignité.

Je vous le répète, madame... je suis étranger dans cette maison... je me permettrai seulement de vous faire remarquer que l’honneur de mademoiselle Marie souffrira moins de son mariage avec Julien que du scandale que vous voulez faire.

MADAME DE BRESCIEUX, l’interrompant avec dignité.

Monsieur, vous ignorez donc à quelle famille appartient Marie, pour proposer... sachez que vous avez devant vous la comtesse de Brescieux, née Éléonore de Rouval.

DE BRINVILLE, stupéfait, à part.

Comment, Éléonore ! mariée !

BARDOU, avec une dignité comique.

Et vous, sachez que vous avez devant vous le comte Adolphe de Brinville, et Nicolas Bardou, fils de femme de ménage !

MADAME DE BRESCIEUX.

Adolphe de Brinville !

DE BRINVILLE, bas, à madame de Brescieux.

Oui... silence !...

À part.

Imbécile !

Ensemble.

Air : Éternelle amitié.

MADAME DE BRESCIEUX.

En croirai-je mes yeux ?
Comment, lui dans ces lieux !
Après plus de vingt ans,
Singulier contretemps !
Quel fâcheux souvenir !
Mon cœur se sent frémir...
S’il était indiscret,
Lui qui sait mon secret !

DE BRINVILLE.

En croirai-je mes yeux ?
Comment, elle en ces lieux !
Après plus de vingt ans,
Singulier contretemps !
Quel fâcheux souvenir !
Mon cœur se sent frémir...
Sachons être discret,
Et garder mon secret.

BARDOU.

Qu’ont-ils donc tous les deux,
Et la vieille et le vieux ?
Mais sont-ils étonnants,
Vraiment, les braves gens !
Quel est donc le souv’nir
Qui vient là les saisir ?
J’voudrais, si ça s’pouvait,
Deviner leur secret.

DE BRINVILLE, à Bardou.

Laissez-nous un instant.

BARDOU.

Je m’en vais, c’est vexant !
Je voudrais bien guetter,
Je voudrais écouter,
Pour savoir un p’tit peu
Ce qui r’tourne du jeu.

MADAME DE BRESCIEUX.

Point de doute... c’est lui,
Que fait-il donc ici ?

Reprise de l’ensemble.

MADAME DE BRESCIEUX.

En croirai-je mes yeux ? etc.

DE BRINVILLE.

En croirai-je mes yeux ? etc.

BARDOU.

Qu’ont-ils donc tous les deux ? etc.

Bardou entre dans la chambre à droite, où il a conduit Marie.

 

 

Scène XXI

 

DE BRINVILLE, MADAME DE BRESCIEUX

 

MADAME DE BRESCIEUX.

Et c’est vous, monsieur, qui prenez la défense du ravisseur de Marie, de cette jeune fille à laquelle je tiens lieu de famille, et que vous, plus que personne, devriez protéger.

DE BRINVILLE, vivement.

Eh quoi ! Marie, cette enfant que vous réclamiez, serait ?...

MADAME DE BRESCIEUX, avec agitation.

Oui, monsieur.

DE BRINVILLE.

Est-il bien vrai ? cette aimable enfant que j’ai vue... dans cette maison... ici... tout à l’heure...

MADAME DE BRESCIEUX.

Est celle qui m’a été ravie... enlevée...

DE BRINVILLE, vivement.

Par ce Julien !

MADAME DE BRESCIEUX.

Heureusement... il est arrêté.

DE BRINVILLE, désappointé.

Dites qu’il l’était... il ne l’est plus... je viens d’écrire en sa faveur, et je me suis rendu sa caution.

MADAME DE BRESCIEUX.

Vous ! est-il possible ?

DE BRINVILLE.

Mais la position est tout à fait changée... il faut qu’on nous rende Marie ! il le faut absolument, et je vais...

Il se dirige vers la chambre de Marie, qui est au fond à droite, et frappe à la porte.

 

 

Scène XXII

 

DE BRINVILLE, MADAME DE BRESCIEUX, BARDOU, sortant de la chambre, et refermant la porte

 

BARDOU, à Brinville.

Monsieur...

DE BRINVILLE,

Ouvrez.

BARDOU, tranquillement.

Non, monsieur, non.

MADAME DE BRESCIEUX.

Que Marie vienne à l’instant.

BARDOU.

C’est impossible, madame la baronne.

MADAME DE BRESCIEUX.

Faut-il que j’aille moi-même la chercher ?

BARDOU.

Ça ne se peut pas, madame la marquise.

DE BRINVILLE.

Qui donc pourrait l’empêcher ?

BARDOU.

Moi !

MADAME DE BRESCIEUX.

Et par quel moyen ?

BARDOU, retirant la clef, qu’il met dans sa poche.

Voilà... madame la duchesse.

MADAME DE BRESCIEUX.

Nous saurons bientôt vous contraindre.

BARDOU.

Comme vous voudrez... mame la princesse.

MADAME DE BRESCIEUX.

Nous allons voir, monsieur.

COLAUDET, en dehors.

Victoire !... victoire !

BARDOU.

Ah ! enfin.

MADAME DE BRESCIEUX.

Qu’est-ce que j’entends ?

DE BRINVILLE, à madame de Brescieux.

Colaudet, auquel il sera sans doute plus facile de faire entendre raison qu’à ce petit bonhomme.

BARDOU, piqué.

Petit bonhomme vous-même.

Il va ouvrir.

 

 

Scène XXIII

 

DE BRINVILLE, MADAME DE BRESCIEUX, BARDOU, COLAUDET

 

COLAUDET, entrant tout essoufflé et allant déposer sa canne et son chapeau sur un fauteuil.

Ah ! monsieur le comte, votre lettre a produit un effet magique... mais j’ai voulu la remettre moi-même.

BARDOU, le tirant par son habit.

M. Colaudet.

COLAUDET, sans l’écouter, reprenant haleine à chaque mot, en ôtant ses gants.

Julien... est sorti... de prison... et dans ce moment...

BARDOU, même jeu.

M. Colaudet...

COLAUDET, toujours à de Brinville.

Ah ! mon ami... dire que tout à l’heure... tout était désespéré... et que grâce à vous...

BARDOU, le tirant toujours.

M. Colaudet, voilà des gens qui veulent violer votre domicile... et emmener mademoiselle Marie.

COLAUDET, stupéfait.

Hein ?

BARDOU, à part.

Je vois bien qu’elle me passera devant le nez... et je n’en peux plus d’amour... en avant... le grand moyen...

Il prend le bocal et sort.

 

 

Scène XXIV

 

DE BRINVILLE, MADAME DE BRESCIEUX, COLAUDET

 

DE BRINVILLE, s’avançant vers Colaudet.

Monsieur, vous m’avez indignement trompé.

COLAUDET.

Moi !

Vivement.

Je vous ai remis fidèlement toutes vos lettres.

DE BRINVILLE.

Il ne s’agit plus de mes lettres, monsieur, mais du rôle que vous m’avez fait jouer dans une intrigue coupable.

COLAUDET.

Une intrigue coupable !

À part.

C’est cela, maintenant qu’il a les lettres, il va faire de la morale.

Haut.

Mais qui donc a pu, pendant mon absence, changer ainsi votre opinion ?

MADAME DE BRESCIEUX, s’avançant.

La protectrice de Marie, monsieur, celle qui lui a servi de mère, et qui vient la réclamer.

COLAUDET, à part.

La marraine ! aie, aie ! pour le coup, c’est le diable qui s’en mêle.

MADAME DE BRESCIEUX.

J’attends, monsieur.

COLAUDET.

Oui, oui, c’est juste, vous attendez que je vous rende Marie... bien désespéré, madame ; c’est qu’il y a une petite difficulté.

MADAME DE BRESCIEUX.

Laquelle ?

COLAUDET.

Voici... J’ai promis à Julien de lui faire épouser Marie... et pour cela, vous sentez bien qu’il faut qu’il la retrouve ici... ensuite, ce serait désobliger monsieur le comte, qui s’intéresse à ce mariage.

MADAME DE BRESCIEUX.

Brisons là... Monsieur n’a pas pu disposer d’une enfant... avant de savoir... et certes, s’il avait su... enfin, il ne s’agit pas de Monsieur ici, mais de moi, qui seule réclame Marie, et qui seule ai le droit de la réclamer, puisque je suis... sa m...

DE BRINVILLE, l’arrêtant vivement par le bras.

Éléonore !...

MADAME DE BRESCIEUX, un peu troublée, et d’une voix faible.

Sa marraine.

COLAUDET, à part.

Éléonore, la belle Française de Rome ! Est-ce que c’est possible, bon Dieu ! oui, oui, cet accord entre elle et mon ancien camarade, je comprends tout... Ah ! ah ! mes grands amis, voilà le beau jeu qui revient au petit violon de l’Opéra.

MADAME DE BRESCIEUX, qui s’est remise.

Eh bien, monsieur, persistez-vous à méconnaître mes droits ?

COLAUDET, avec intention, et d’un ton goguenard.

Si vous n’en avez pas d’autres à faire valoir...

MADAME DE BRESCIEUX.

Mais, monsieur.

COLAUDET, même jeu, appuyant.

Que ceux d’une marraine, ils sont bien fragiles, madame...

MADAME DE BRESCIEUX.

Oser lutter contre nous, un petit musicien !...

COLAUDET.

Un petit musicien !... le petit musicien est un artiste honorable, qui a su se faire remarquer de tout Paris, à l’orchestre de l’Opéra, dans certains solos un peu... et exécutés d’une manière un peu... j’ose le dire encore ! et de plus, le petit musicien... tout vieux qu’il est... n’a pas le caractère moins ferme que la main, entendez-vous, madame... D’ailleurs, tout est changé maintenant... Julien est libre, elle aussi, il va venir pour l’épouser, et il l’épousera.

MADAME DE BRESCIEUX, furieuse.

Je voulais éviter le bruit, le scandale, mais puisque vous m’y forcez...

Elle fait un mouvement pour sortir.

 

 

Scène XXV

 

DE BRINVILLE, MADAME DE BRESCIEUX, COLAUDET, MARIE

 

MARIE, paraissant tout à coup, et allant au-devant de madame de Brescieux avec soumission.

Ah ! madame, j’ai tout entendu ; voyez mon repentir, ma confusion... épargnez M. Colaudet... faites tomber sur moi toute votre colère... que Julien sorte de prison, et je suis prête à vous suivre.

COLAUDET.

Mais il est libre, mon enfant.

MARIE.

Libre !

COLAUDET.

Eh, certainement, quand je disais qu’on l’avait trompée.

MARIE.

Libre !

COLAUDET.

Et bientôt votre époux, si vous y consentez.

MARIE.

Si je le veux... oh ! monsieur !

COLAUDET.

Vous voyez bien que je ne le lui fais pas dire... c’est bien Julien qu’elle aime.

MADAME DE BRESCIEUX.

Marie, préparez-vous à me suivre.

Mouvement de Marie.

COLAUDET, à part.

Ô mon Dieu ! elle cède. Pauvre petite ! je l’aimais déjà comme ma fille...

Vivement et comme par inspiration.

Quelle idée ! eh bien, non... il ne sera pas dit...

MADAME DE BRESCIEUX, à Marie.

Eh bien, êtes-vous prête ?

Madame de Brescieux et Marie font un mouvement pour sortir ; Colaudet se place devant la porte.

COLAUDET.

Marie, je vous ordonne de ne pas sortir d’ici.

DE BRINVILLE, remontant la scène, et allant à Colaudet.

Finissons ce débat à l’instant, ou tremblez.

COLAUDET, avec résolution.

Ta, ta, ta, ta, monsieur le comte... si quelqu’un doit trembler, comme vous dites, ce n’est pas moi... car j’ai à faire valoir ici une autorité supérieure à toutes celles que vous pourriez invoquer.

MADAME DE BRESCIEUX.

Comment ?

DE BRINVILLE.

Expliquez-vous.

COLAUDET.

Il le faut bien...

À part.

Je n’ai plus que ce moyen pour assurer le bonheur de ces chers enfants... allons, un bon mensonge.

DE BRINVILLE.

Achevez, achevez, monsieur.

COLAUDET.

Oui, certes, j’achèverai...

Appuyant et sans se presser.

Cette enfant n’a ici qu’une volonté à reconnaître, et cette volonté, c’est la mienne... car je suis... je suis...

DE BRINVILLE et MADAME DE BRESCIEUX.

Eh bien ?

COLAUDET.

Je suis son père.

À part.

Arrangez ça !

MADAME DE BRESCIEUX, stupéfaite.

Son père !

COLAUDET.

Oui, son père !

MARIE.

Mon père !

DE BRINVILLE, bas à Colaudet.

Vous avez là une prétention bien extraordinaire, monsieur.

COLAUDET, bas à de Brinville.

Je n’en connais qu’une que vous pourriez m’opposer...

Appuyant.

et qui, aux yeux de votre femme, et aux Tuileries, paraîtrait peut-être plus extraordinaire encore.

Gaiment, en regardant de Brinville et madame de Brescieux.

Je ne m’attendais pas à être jamais forcé de faire une pareille déclaration, par exemple.

MARIE.

Comment, vous, monsieur, vous seriez mon père ?

COLAUDET.

En êtes-vous fâchée !

MADAME DE BRESCIEUX, l’arrêtant.

Marie, je te le jure... cet homme n’est pas ton père...

COLAUDET, gaiment.

Prouvez-le.

MADAME DE BRESCIEUX.

Oh ! je suffoque de honte et d’indignation.

COLAUDET, gaiment, avec ironie.

Pourquoi ça ? est-ce parce qu’en qualité de marraine de

Appuyant.

mon enfant, vous voilà ma commère ?

MADAME DE BRESCIEUX.

Marie, ne le croyez pas, il ment effrontément.

COLAUDET, de même.

Doucement, s’il vous plaît, ne cherchez pas à diminuer le respect que me doit

Appuyant.

Mon enfant... D’ailleurs, la mère seule pourrait me donner un démenti,

Appuyant.

et vous n’êtes pas la mère...

À de Brinville.

Il me semble, mon cher ami, qu’il n’y a rien à répondre à cela...

Gaiment.

Elle n’est pas la mère, qu’en dites-vous ?

DE BRINVILLE, à part.

Je suis stupéfait de tant de hardiesse !

MADAME DE BRESCIEUX.

Air : Connaissez-vous le grand Eugène ?

Vit-on jamais une telle impudence !
Si je voulais, monsieur, dans ce moment,
Je pourrais bien vous imposer silence.

COLAUDET, avec ironie.

Cela se peut ! je voudrais voir comment...
Et ce n’est pas facile en ce moment.

MADAME DE BRESCIEUX.

Si je disais : L’enfant que je réclame,
C’est moi qui suis sa mère.

COLAUDET, de même.

En vérité !

MADAME DE BRESCIEUX.

Que diriez-vous ?

COLAUDET, de même.

Rien... je serais, madame,
D’autant plus fier de ma paternité.

Il veut lui baiser la main.

MADAME DE BRESCIEUX.

Ne m’approchez pas... sa paternité !... fi, l’horreur ! mais il est des gens qui peuvent certifier le contraire... et monsieur le comte, au besoin.

Elle se retourne vivement, M. de Brinville garde le silence.

COLAUDET, après avoir examiné M. de Brinville.

Oh ! je ne crains pas que Monsieur me démente.

MADAME DE BRESCIEUX, à de Brinville.

Eh quoi ! vous vous taisez... vous me laissez injurier... vous ne vous déclarez pas...

DE BRINVILLE, bas.

Éléonore, vous oubliez que vous n’êtes plus libre, ni moi non plus.

COLAUDET, gaiment, à Marie.

Ma fille, mon enfant, viens m’embrasser...

MADAME DE BRESCIEUX.

Comment ! vous osez...

COLAUDET.

C’est bien le moins...

Appuyant.

Mon enfant !

DE BRINVILLE, à lui-même.

Allons ! il faut céder... Colaudet est trop honnête homme pour abuser...

Passant entre eux deux. À Colaudet.

Signeriez-vous que Marie est votre fille ?

COLAUDET.

Si je le signerais !...

À part.

Ma foi ! je ne m’en dédirai pas...

Haut.

De mon sang, M. le comte.

DE BRINVILLE.

Et quelles seraient vos intentions à l’égard de cette enfant ?

COLAUDET.

Oh ! mon Dieu ! de lui laisser faire tout ce qui lui fera le plus de plaisir ; épouser Julien, par exemple.

MADAME DE BRESCIEUX, avec force.

Je m’y oppose.

DE BRINVILLE, à Colaudet.

Et vous répondez de la moralité de ce jeune homme ?

COLAUDET.

Comme de la mienne.

MADAME DE BRESCIEUX.

Que m’importe ?

DE BRINVILLE, bas à madame de Brescieux.

Soumettez-vous, cet homme est instruit de tous nos secrets.

MADAME DE BRESCIEUX, avec effroi.

Oh ! mon Dieu !

 

 

Scène XXVI

 

DE BRINVILLE, MADAME DE BRESCIEUX, COLAUDET, MARIE, BARDOU, entrant par la gauche, puis JULIEN

 

BARDOU.

Je me suis enduit généralement, notamment dans la région du cœur.

JULIEN, entrant par la porte du fond.

Marie... Marie !...

COLAUDET.

Julien... eh ! arrive donc, mon ami.

JULIEN, s’arrêtant.

Madame de Brescieux !

COLAUDET.

Oh ! que la vue de madame la comtesse ne t’effarouche pas... Tout est arrangé... tu épouses Marie.

JULIEN.

Il serait vrai !

COLAUDET.

Personne ne s’y oppose.

JULIEN.

Ô M. Colaudet !... Ô Marie !

BARDOU.

Il épouse Marie... Ah ! grand Dieu ! je bisque.

COLAUDET.

Embrasse ton beau-père.

JULIEN.

Mon beau-père ! c’est donc Monsieur ?

Allant droit à de Brinville.

COLAUDET.

Eh ! certainem...

Se reprenant et l’étreignant de ses bras au moment où Julien se dirige vers de Brinville.

Non, non, c’est moi...

Gaiment.

C’est moi... que que je suis bête ! j’ai encore si peu l’habitude !

JULIEN, étonné.

Vous !

COLAUDET.

À ce qu’il paraît... oui, mon enfant.

BARDOU.

Il est possible !... M. Colaudet papa ! C’est une demoiselle Colaudet, alors !

Il se tient raide et se palpe comme s’il suivait l’effet du médicament qu’il a pris.

JULIEN.

Comment se fait-il ?...

COLAUDET.

Par exemple, ceci ne te regarde pas... contente-toi de saluer M. le comte de Brinville

Il le présente.

qui t’a fait sortir de prison.

DE BRINVILLE.

Et qui vous dote de cinquante mille francs.

JULIEN.

Ah ! monsieur le comte.

COLAUDET.

C’est gentil, ça...

Bas à de Brinville.

Je suis content de vous.

BARDOU, à part.

Ça commence à opérer... mais c’est bien gênant...

COLAUDET, à Julien.

Maintenant, remercié madame de Brescieux qui t’a fait enfermer.

MADAME DE BRESCIEUX.

Et qui se charge du trousseau de la mariée.

MARIE, s’avançant vers madame de Brescieux qui fait un pas pour la recevoir.

Ma bonne marraine !

MADAME DE BRESCIEUX, émue.

À une condition... c’est que Marie considérera toujours ma maison comme la sienne, qu’elle y viendra souvent.

MARIE.

Ah ! bien volontiers... je suis sûre que mon bon père ne s’y opposera pas.

Elle caresse Colaudet.

COLAUDET.

Moi, par exemple... je commence à trouver que le métier de père a bien ses charmes.

Regardant Bardou.

Qu’est-ce que tu as donc à te tenir raide comme ça ? Quitte ta position... il ne faut pas toujours travailler.

BARDOU.

Rien, rien... c’est un philtre que je me permets, ça me coûte cent seize sous, ça, voyez-vous.

MARIE, à Colaudet.

Il me semble que quelque chose m’attirait vers vous... et que mon cœur vous avait deviné... la première fois que je vous ai vu.

COLAUDET.

Parbleu ! rien de plus simple... c’est la voix du sang, ma fille.

BARDOU, à part.

Ah ! c’est étonnant, cet effet-là !... je ne l’aime plus du tout, du tout, je suis guéri ! ma parole sacrée... les médecins, à présent, sont adroits comme des singes. Je peux maintenant vaquer à mes affaires.

COLAUDET, prenant Julien et Marie sous son bras.

Un mot, mes enfants... nous venons de contracter les uns envers les autres de petits engagements qui seraient fort drôles, s’ils n’étaient pas diablement sérieux...

À Marie.

Car il n’y a pas à dire, je suis ton père.

Regardant madame de Brescieux.

Un peu malgré madame la comtesse, mais ça ne fait rien ; pourtant, il ne faut pas croire que si, jusqu’à présent, je n’ai pas eu l’air de m’occuper beaucoup de toi, il y ait eu de ma part quelque... du tout... j’avais des motifs... tant qu’on se regarde comme garçon, parbleu ! la musique, les dominos au café de l’Opéra, c’est terrible !... on oublie... on ne pense pas assez à ses enfants généralement !... on n’y songe même quelquefois pas du tout.

À M. de Brinville.

N’est-ce pas, monsieur le comte ?... Mais quand on les retrouve, ah ! diable ! diable !... alors, on sent qu’on a un cœur.

À madame de Brescieux.

N’est-ce pas, madame la comtesse ?... une fille... un fils... c’est-à-dire une bru... non... un gendre... ce n’est pas encore ça... je ne sais plus où j’en suis... et enfin, tout ce que j’ai... tout ce que je possède... mon travail, mon papier de musique... mon violon, ma vie... tout ça est pour vous... Voilà, mes amis, ce que je voulais vous dire... je suis tout ému.

MADAME DE BRESCIEUX, à Colaudet.

C’est bien.

COLAUDET, à madame de Brescieux.

Tant mieux ! je suis content que vous soyez bien aise.

Au public.

Et vous, messieurs, n’oubliez pas que nous sommes tous musiciens, plus ou moins.

Air : Amis, voici la riante semaine.

Par vos accords fêtez leur mariage...
Mais, quand un homme organise un concert,
Il a le droit de choisir, c’est l’usage,
Les instruments dont l’orchestre se sert.
Depuis l’ canon jusqu’à la cornemuse,
J’ les admets tous, mais par un vœu formel,
Il en est un... un seul que je récuse,
C’est... eh ! messieurs, vous devinez lequel,
Sans le nommer vous savez bien lequel.

TOUS en chœur.

Il en est un seul que l’auteur récuse,
Sans le nommer vous devinez lequel.

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