Le Vindicatif (DESTOUCHES)

Comédie en vers.

 

Personnages

 

MADAME TRISTAN

JAVOTTE

 

La scène est à Paris.

 

 

QUATRIÈME LETTRE À MONSIEUR LE CHEVALIER DE B***

 

Après la sévère critique que j’ai faite de vos deux premiers ouvrages, et les peines incroyables que vous vous êtes données pour les corriger, je vous croyais guéri pour jamais, mon cher Chevalier, de cette fureur dramatique dont vous étiez possédé ; mais je vois bien que vous êtes aussi Français que moi, et qu’un jour de bon temps vous fait oublier une année de fatigue. À peine êtes-vous délivré de votre première tâche, que vous voilà prêt à recommencer. Eh bien ! recommençons donc, puisque vous le désirez. Quoi ! vous avez le plan de notre nouvel ouvrage depuis plus de quinze jours, et vous n’avez pas encore fait une scène ! Vous voulez que ce soit moi qui débute ; et comme si vous ne saviez pas bien écrire, il faut encore que je vous tienne la main ! Allons, tout coup vaille : j’ai fait les deux premières scènes ; elles sont en vers, comme nous en sommes convenus : mais je vous avertis que je n’irai pas plus loin. Il faut que j’achève le Faux Misanthrope, dont le cinquième acte me désole : voilà deux fois que je le recommence, et je ne sais si je serai plus heureux à la troisième. Ô le pénible ouvrage qu’un cinquième acte !

Nature, quelles couleurs
Il faut trouver pour t’atteindre !
Apprenez, jeunes auteurs,
À recommencer sans vous plaindre.

Mais revenons à votre pièce nouvelle : je ne veux point du tout que vous la nommiez l’Italien marié à Paris : car j’ai ouï dire que les Italiens avoient traité ce sujet ; et il serait très honteux pour nous, que nous leur dérobassions un titre. Laissons-les en possession de leurs richesses fragiles, de leur oripeau, de leurs pierreries du Temple, et n’étalons rien qui ne soit puisé dans une source pure.

Je conviens que votre héros est un Vénitien marié à Paris pour la seconde fois ; mais, comme parmi bien des qualités odieuses dont nous prenons soin de le parer ; savoir, la défiance, la jalousie, la fausseté, nous faisons prédominer en lui l’esprit de vengeance, qui influe manifestement sur toutes ses actions, il faut, s’il vous plaît, que nous le nommions le Vindicatif : c’est un caractère neuf, qui ne laissera pas d’avoir son ridicule, parce que les autres défauts dont il est assorti, en sont extrêmement susceptibles, et qu’au surplus il sera toujours la dupe de tous ceux dont il prétendra se venger ; ce qui rendra son personnage tout au moins aussi plaisant qu’il est haïssable. Plût à Thalie que j’eusse fait cette réflexion, lorsque j’ai entrepris le caractère de l’Ingrat ! Je ne me serais pas avisé de traiter un caractère si odieux, que les comédiens même ont de la répugnance à se charger de ce rôle, quoiqu’il soit très vif, et que le célèbre Beaubourg se fit un plaisir de le représenter. Sans ce défaut, qu’il faut toujours éviter dans le caractère dominant d’une comédie, celle de l’Ingrat serait peut-être la meilleure de mes pièces, et la plus aimée du public ; car elle est fortement versifiée, assez bien conduite, et très intéressante, surtout au quatrième acte, qui est ce que j’ai jamais imaginé de plus adroit et de plus théâtral. Prenons cette occasion pour établir une règle de théâtre, établie déjà depuis longtemps par la pratique ; c’est que toute comédie de caractère doit présenter un caractère ridicule, et que, s’il est odieux et haïssable, ou trop raisonnable et trop sérieux, il ne peut jamais atteindre au vrai but de la comédie, qui est de plaire et d’amuser en instruisant. Mon Ambitieux, par exemple, n’était pas un caractère propre à la comédie ; aussi ne prétendis-je pas en faire une, lorsque j’entrepris un sujet si grave : je l’ai offert au public comme une tragi-comédie, d’un goût, à la vérité, bien nouveau, puisqu’il alliait les traits les plus sublimes du tragique aux traits les plus naïfs et les plus plaisants du comique. Ce sont les deux genres assez heureusement assortis, qui forment une espèce de poème dramatique, dont je n’avais point vu de modèle ; car, bien que dans l’Amphitryon les deux principaux personnages soient sérieux, l’erreur continuelle qui résulte de leur ressemblance, forme des incidents proprement comiques : au lieu que toutes les démarches de l’Ambitieux n’ont rien que de sublime et de tragique, et ne lui préparent qu’une triste catastrophe, tandis qu’un personnage des plus ridicules, c’est-à-dire, Dona Béatrix, forme des incidents très risibles, et que sa nièce y jette une autre sorte de comique par sa candeur et ses naïvetés. Mais laissons cette espèce nouvelle à des génies plus capables que moi de la porter à sa perfection. Quoique je ne me repente point de l’avoir traitée, je ne voudrais pas y retourner.

Le caractère du Vindicatif n’a pas besoin de tant de secours pour être de lui-même un personnage très comique ; je viens de vous en marquer les raisons : soyez donc tranquille à cet égard. Il ne s’agit plus que de mettre la main à l’œuvre ; et je commence. Or, écoutez.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MADAME TRISTAN, JAVOTTE

 

JAVOTTE.

Madame, vous suivrai-je ?

MADAME TRISTAN.

Il n’est pas nécessaire.

JAVOTTE.

Que dirai-je à Monsieur ?

MADAME TRISTAN.

Rien.

JAVOTTE.

Mais, sans vous déplaire,

Puis-je vous dire ici que monsieur votre époux,

Tout ouvert qu’il paraît, n’est pas connu de vous ?

Sitôt que vous sortez, il s’alarme, il s’agite,

Il gronde, il peste, il jure. Il faut que je l’évite,

Ou que j’essuie alors cent mots injurieux :

Hier il me menaça de m’arracher les yeux,

Si je ne l’informais où vous étiez allée ;

Il me traita de fourbe et de dissimulée,

Et d’autres vilains noms que vous devinez bien,

Parce que j’assurai que je n’en savais rien.

En effet, j’ignorais que vous fussiez sortie ;

Mais il vous taxait, lui, d’être à quelque partie,

Que vous vouliez cacher pour de bonnes raisons :

Et je vous avertis qu’il n’est point de soupçons

Qu’il ne prenne de vous, dès qu’il vous perd de vue.

Vous écoutez ceci sans en paroître émue,

Et vous y répondez d’un souris dédaigneux.

Mais il faut vous attendre à quelque éclat fâcheux,

Si vous ne réglez pas votre humeur sur la sienne

Oubliez-vous qu’il est de race italienne,

Jaloux par conséquent, jour et nuit attentif,

Fin, rusé, défiant, surtout vindicatif ?

Ne pardonnant jamais la plus légère offense,

Il feint de l’oublier pour en tirer vengeance ;

C’est son plus doux penchant, son péché favori,

Et vous devez tout craindre avec un tel mari.

MADAME TRISTAN.

Une femme d’honneur n’a jamais rien à craindre.

Loin qu’un injuste époux me force à me contraindre,

J’ai le cœur ulcéré de ses soupçons jaloux,

Et me fais un plaisir de braver son courroux.

Je connais mes devoirs, je les suis à la lettre ;

Mais, ce qui m’est permis, j’ose me le permettre,

Et me le permettrai, malgré tout le fracas

D’un mari défiant qui ne me connaît pas.

Enfin, je suis Françoise, et je hais l’esclavage.

Ce n’est point malgré moi que je veux être sage,

Je le suis par principe. Un cœur ultramontain

Outrage tout mon sexe, et ne se croit certain

D’être exempt du malheur qu’il redoute sans cesse,

Qu’autant qu’il trouve l’art d’enchaîner la sagesse :

Mais qu’il est abusé ! La sagesse, enchaînée,

Par l’occasion seule est souvent entraînée ;

Elle ne se soutient que par la liberté,

Et dégénère enfin dans la captivité.

JAVOTTE.

Vous dites vrai, Madame ; et vivent nos maximes !

Nos bons Parisiens les trouvent légitimes ;

Ce sont d’honnêtes gens qui se font une loi

De nous abandonner à notre bonne foi ;

Aussi de les tromper ferais-je conscience.

On ne gagne un bon cœur que par la confiance :

Sitôt qu’on s’en défie, on l’offense, on l’aigrit ;

Et la plus sotte alors se trouve assez d’esprit

Pour duper tôt ou tard l’homme le plus habile.

Qui nous met dans les fers pour se rendre tranquille,

Cherche à forcer le cœur, et s’en fait détester ;

Et ce cœur révolté cherche à se contenter.

À monsieur votre époux j’ai fait ces remontrances,

Mais en vain : rien ne peut vaincre ses défiances ;

Le titre de tyran ne lui fait point de peur ;

Et, bien loin d’en rougir, il veut s’en faire honneur.

Quelque accès furieux pourrait enfin le prendre.

Il est, vous le savez, homme à tout entreprendre

Pour se venger de vous, s’il se croit offensé ;

Et c’est peut-être à quoi vous n’avez pas pensé.

MADAME TRISTAN.

Tu te trompes, Javotte ; à toute heure j’y pense.

Mais il m’aime et me craint ; et l’esprit de vengeance,

Qui souvent contre moi tâche de l’exciter,

À ces deux passions ne saurait résister.

J’ai su sur son esprit prendre un si fort empire,

Qu’en face il n’a jamais osé nie contredire.

Je connais son génie ; il veut être bravé,

Ou bientôt par lui-même on se voit captivé.

De sa défunte femme on m’a conté l’histoire :

À lui complaire en tout elle mettait sa gloire.

Cette soumission, loin de gagner son cœur,

Ne produisit en lui qu’un excès de rigueur.

Elle n’y put tenir ; et, justement outrée,

Par arrêt de la cour elle fut séparée.

Pour ne pas m’exposer à cette extrémité,

Je l’ai soumis d’abord à mon autorité.

De son faible pour moi j’ai su prendre avantage,

Et me suis soutenue avec tant de courage,

Qu’au puissant ascendant que j’ai gagné sur lui,

Il n’ose ouvertement se soustraire aujourd’hui.

Au surplus, mes parents, dont il craint la puissance,

Le tiennent en respect. Une illustre naissance,

Mes amis, ma conduite, enfin, mille raisons

Me mettent à couvert de ses lâches soupçons,

Et me donnent le droit de prétendre à l’empire,

Et de vivre à mon gré, quoi qu’il en puisse dire.

JAVOTTE.

C’est très bien raisonner ; mais je crains à la fin

Quelque trait imprévu de son esprit malin.

Ce qu’il ne peut de force, il le peut par adresse.

Il est plus dangereux au moment qu’il caresse,

Que lorsqu’il se gendarme et paraît en fureur.

Je hais les songe-creux, ils me font toujours peur.

J’aime bien mieux un fou qui dit tout ce qu’il pense,

Que ces gens rembrunis obstinés au silence,

Ou qui ne disent rien qui ne soit compassé,

Et, brûlant au dedans, ont le dehors glacé.

Enfin, défiez-vous de tout visage étique,

Sous un front renfrogné, sombre et mélancolique ;

Ce sont signes certains d’un méchant animal.

Gens qui pensent toujours, pensent toujours à mal.

MADAME TRISTAN.

Cela peut être vrai ; mais, quoi qu’il en arrive,

Je prétends être libre, et ne suis point craintive.

Il faut que mon mari se prête à mes façons :

Et le plus sûr moyen de guérir ses soupçons,

C’est de n’en témoigner aucune inquiétude.

Je veux, bon gré, mal gré, qu’il prenne l’habitude

De se fier à moi. Je me suis fait aimer ;

Je parviendrai peut-être à me faire estimer.

JAVOTTE.

Ma foi, j’en doute fort. Soyez sûre, Madame,

Qu’il ne pourra jamais estimer une femme,

Quelque bien qu’en tous lieux on lui dise de vous...

MADAME TRISTAN, d’un air fier.

Eh ! pourquoi, s’il vous plaît ?

JAVOTTE.

C’est qu’il est né jaloux,

Ergò très défiant. Estime et jalousie

Ne peuvent, à mon sens, marcher de compagnie.

Aussi n’espérez pas...

MADAME TRISTAN.

Eh bien donc ! nous verrons.

Il faut qu’il se refonde, ou nous nous quitterons ;

M’y voilà résolue, et je le dis sans crainte.

Je sors, et vais dîner chez ma tante Araminte ;

Ensuite nous devons aller à l’Opéra :

C’est ce que tu diras quand on me cherchera.

 

 

Scène II

 

JAVOTTE, seule

 

Voilà, sur ma parole, une maîtresse femme ;

Et Dieu nous la de voit. Dans le fond de mon âme,

J’approuve de bon cœur la route qu’elle prend

Pour venger la défunte et mater le tyran.

Moi, pour contribuer à le mettre au supplice,

D’un si pieux dessein je veux être complice.

En feignant de le plaindre et d’entrer dans son sens,

Je m’en vais lui lancer les traits les plus perçants.

Tout ce qui le chagrine, il est prompt à le croire ;

Et vexer un tel homme est œuvre méritoire.

 

 

SUITE DE LA LETTRE IV

 

Voilà, ce me semble, mon cher ami, vos deux principaux caractères assez bien établis : vous n’aurez pas de peine à les pousser jusqu’au cinquième acte ; car ils vous donnent beau jeu l’un et l’autre. Vous sentez bien que Javotte doit être adroite et maligne, et, d’un air de souplesse et de dévouement, gagner une partie de la confiance de notre Vindicatif, afin de le tourmenter, de le mettre au désespoir à tout moment, et de pénétrer en même temps ses desseins les plus secrets et les plus noirs, pour en avertir promptement sa maîtresse, et lui fournir le moyen de les parer.

Vous aurez soin de bien dessiner le personnage qui doit être le contraste de notre héros, c’est-à-dire, homme franc, débonnaire, sans fiel, incapable de haïr et de se défier ; et prenant si peu garde aux actions de sa femme, qui est la sœur de madame Tristan, qu’à peine se souvient-il qu’il est marié. Ce contraste doit former, dans le cours de la pièce, des conversations fort plaisantes entre Tristan et ce bon mari, qui se moquera de lui perpétuellement, et le mettra même en fureur, sans en avoir le dessein : car il faut le peindre d’un caractère si bénin, que jamais l’idée d’offenser quelqu’un, ou de se venger d’une offense, n’ait pu lui monter la tête. En un mot, ce doit être un de ces hommes qui sont bons par tempérament, et nullement par réflexion, par système, ou par vertu. Nous connaissons de ces bonnes gens-là, qui ne sont capables ni d’aimer, ni de haïr, et qui par conséquent ne sont bons à rien, ne faisant aucune figure réelle dans le monde, puisqu’on n’a rien à craindre ni à espérer de leur part.

Les autres personnages de votre pièce sont assez bien dessinés dans mon plan ; c’est pour quoi je ne vous en dis rien : suivez-le, je vous prie, le plus exactement que vous pourrez ; mais, comme il peut fort bien arriver qu’en traitant votre sujet, il vous vienne des idées bien supérieures aux miennes, ne balancez pas un instant à les mettre en œuvre ; car tout génie qui sent qu’on lui donne des bornes, et à qui l’on ne permet jamais de les franchir, tombe infailliblement dans la sécheresse, et ne produit rien qui paraisse couler de source ; c’est ce qui fait que les servîtes imitateurs sont si froids, et qu’Horace les traite de franches pécores. Donnez-vous donc l’essor, mon cher Chevalier, et mettez-vous bien dans l’esprit pour toujours, que si, dans les commencements, le disciple doit être docile, et marcher avec circonspection, il doit, dès qu’il se sent un peu de force, essayer de marcher tout seul, tenter même de devancer son maître : c’est à quoi je vous prédis que vous parviendrez ; et, bien loin d’en être jaloux, vos succès seront mes triomphes. Comptez sur la sincérité de ce discours, et sur la solidité de mon attachement pour vous.

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