Le Triple mariage (DESTOUCHES)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 7 juillet 1716.

 

Personnages

 

ORONTE, vieillard

ISABELLE, fille d’Oronte

VALÈRE, fils d’Oronte

CLÉON, mari d’Isabelle

NÉRINE, suivante d’Isabelle

LA COMTESSE DE LA RUFFARDIÈRE

JULIE, femme de Valère

CÉLIMÈNE, femme d’Oronte

PASQUIN, valet de Valère

L’ÉPINE, valet de Cléon

JAVOTTE, petite fille

MONSIEUR MICHAUT

TROUPES DE DANSEURS et DE DANSEUSES

 

La scène est à Paris, dans la maison d’Oronte.

 

 

Scène première

 

ORONTE

 

Non, je ne puis être parfaitement heureux. J’avais une femme, elle est morte. Je l’ai pleurée pour la forme, tandis que je me réjouissais en secret d’être délivré d’un tyran qui contrôlait toutes mes actions, et qui voulait disposer de mon cœur, après vingt-deux ans de mariage. Je croyais que sa mort me laisserait libre ; je suis esclave de mes enfants, qui m’obligent à me contraindre, et à garder des bienséances sur les quelles je n’oserais passer, sans me faire tympaniser par la ville. J’ai un fils plus grand que moi quelle mortification pour un père qui n’est pas dans le goût de renoncer au monde ! J’ai une fille aimable et bien faite, elle ne veut point se faire religieuse. Il faut donc la marier. La fâcheuse nécessité pour un père qui aime son bien plus que sa fille ! Quel parti dois-je prendre ? Il faut que je tâche de les amuser encore quelque temps, pour me donner celui d’arranger mes affaires à ma fantaisie.

 

 

Scène II

 

ORONTE, NÉRINE

 

NÉRINE.

Qu’est-ce que cela veut dire, Monsieur ? Je viens de voir là-bas je ne sais combien de gens qui s’enivrent. Quels gosiers ! ils ont déjà vidé plus de trente bouteilles, et ils se plaignent qu’on les laisse mourir de soif. Qui sont donc ces gens-là ?

ORONTE.

Ce sont des danseurs et des musiciens.

NÉRINE.

Ils boivent comme des templiers.

ORONTE.

Eh bien ! ne font-ils pas leur métier ?

NÉRINE.

Surtout quand ils boivent aux dépens d’autrui. J’aurais dû les reconnaître à cela. Mais, Monsieur, par quelle fantaisie, s’il vous plaît, faites-vous venir chez vous cette troupe bachique ? Est-ce que vous donnez le bal ce soir ?

ORONTE.

Oui, mon enfant, je veux donner une espèce de bal chez moi, ou plutôt un petit concert mêlé de danses. C’est pour cela que j’ai fait venir ces danseurs et ces musiciens.

NÉRINE.

Envoyez donc dire qu’on leur ôte le vin ; car s’ils continuent comme ils ont commencé, vous serez obligé de les faire emporter chez eux.

ORONTE.

Va, ne te mets pas en peine ; plus ils boivent, mieux ils s’accordent.

NÉRINE.

À la bonne heure. Et comment avez-vous pu vous résoudre à faire chez vous un semblable appareil, vous qui étiez ennemi juré de ces sortes de divertissements ?

ORONTE.

J’ai mes raisons pour cela ; et on les saura peut-être avant qu’il soit peu. D’ailleurs, comme ma fille sort d’une longue maladie, j’ai cru qu’un petit divertissement comme celui-là contribuerait beaucoup à sa convalescence.

NÉRINE.

Il est vrai que la musique et la danse ont quelque chose de récréatif ; mais je ne crois pas que ce soit là précisément ce qu’il faudrait à mademoiselle votre fille, pour rétablir entièrement sa santé.

ORONTE.

Oh ! je te vois venir. Tu veux dire qu’il lui faudrait un mari.

NÉRINE.

Sans doute. Un mari est un baume spécifique, qui rétablit les forces d’une fille languissante.

ORONTE.

Je connais la mienne ; elle est trop vertueuse...

NÉRINE.

Et, pour être vertueuse, est-ce qu’on souhaite moins un époux ? Au contraire, c’est la vertu d’une fille qui cause son empressement pour le mariage. Celles qui ne sont pas scrupuleuses, s’en passent bien plus aisément. Je vais vous prouver cela.

ORONTE.

Je n’ai que faire de tes preuves.

NÉRINE.

Supposez, par exemple, que vous ayez un long chemin à faire pendant les chaleurs de l’été...

ORONTE.

Eh bien ?

NÉRINE.

Et qu’il vous soit expressément défendu de boire, jusqu’à ce que vous soyez arrivé au gîte, où l’on vous attend avec d’agréables rafraîchissements...

ORONTE.

Belle supposition !

NÉRINE.

N’est-il pas vrai que, si, malgré ce qui vous est prescrit, vous entrez dans quelque cabaret sur la route, vous aurez moins d’empressement d’arriver, que si vous aviez scrupuleusement observé la défense ?

ORONTE.

J’en demeure d’accord.

NÉRINE.

Voilà justement le portrait d’une fille qui s’est émancipée. Isabelle, au contraire, est le voyageur qui observe-la loi qu’on lui a imposée, mais que son exactitude scrupuleuse réduit à la dernière extrémité. Songez-y bien, Monsieur ; on ne peut pas toujours soutenir la soif, et il ne faut pas mettre une fille dans la nécessité de se rafraîchir sur la route.

ORONTE.

Tu as beau dire ; je ne crois point que ce soit un pareil empressement qui ait causé la maladie d’Isabelle.

NÉRINE.

Cependant les médecins y ont perdu leur latin ; et c’est plutôt par miracle que par leurs remèdes, qu’elle est sortie d’un état si périlleux. Je ne l’ai point quittée. Elle soupirait jour et nuit : elle répandait souvent des larmes : elle tombait dans une langueur, dans un anéantissement qui faisaient craindre pour sa vie. Morbleu ! Monsieur, je m’y connais : ce sont là les symptômes d’une maladie dont l’amour est la cause.

ORONTE.

Tu crois qu’elle a quelqu’inclination dans le cœur ?

NÉRINE.

Je n’en doute point.

ORONTE.

Allons, allons, cela ne peut pas être. Je suis sûr qu’elle ne sait pas même ce que c’est qu’une inclination.

NÉRINE.

À vingt-cinq ans elle ignorerait cela, dans un siècle où les filles sont si prématurées ! Eh fi donc ! vous n’y pensez pas.

ORONTE.

Garde-toi de lui dire un mot sur ce sujet ; tu pourrais lui faire venir des idées qu’elle n’a point du tout.

NÉRINE.

Oh ! je gage qu’elle a l’imagination aussi vive que moi.

ORONTE.

Je vais songer à notre petit divertissement.

 

 

Scène III

 

NÉRINE, seule

 

Il a beau dissimuler, mes discours l’ont frappé ; mais je n’ose encore espérer...

 

 

Scène IV

 

ISABELLE, NÉRINE

 

ISABELLE.

Mon père sort d’ici. Que te disait-il ?

NÉRINE.

Nous avons parlé de votre maladie. Nous nous sommes réjouis de votre convalescence.

ISABELLE.

N’a-t-il été question que de cela seulement ?

NÉRINE.

Vous voulez savoir s’il ne parle point de vous marier ?

ISABELLE.

Ne devrait-il pas y penser ?

NÉRINE.

Il est vrai que vous êtes encore fille ; et quand on l’est si longtemps, on court risque de l’être toujours. J’ai fait faire à monsieur votre père de belles réflexions sur ce sujet.

ISABELLE.

T’a-t-il paru dans des dispositions plus favorables à mon égard ?

NÉRINE.

Point du tout. Il veut croire que vous n’êtes encore qu’un enfant, et que vous ne pensez non plus au mariage, que votre petite sœur Javotte.

ISABELLE.

Feu ma mère m’avait bien prédit que, si elle mourait la première, je courrais risque de n’être mariée de longtemps.

NÉRINE.

Nous ne voyons que trop l’accomplissement de sa prédiction. Mort de ma vie ! Mademoiselle, il faut faire un effort.

ISABELLE.

Quel effort veux-tu que je fasse ?

NÉRINE.

Déclarer vos sentiments à monsieur votre père. Lui dire tout net qu’il se trompe lourdement dans l’opinion qu’il a de vous, et que vous êtes trop honnête fille pour pouvoir l’être plus longtemps.

ISABELLE.

Je n’aurai jamais la force de lui faire une pareille déclaration.

NÉRINE.

Il faut donc que vous ayez la force de ne vous point marier, et d’attendre patiemment que le bon homme soit défunt.

ISABELLE.

J’ai pris ma résolution sur cela.

NÉRINE.

Il y aurait encore un autre parti à prendre ; mais vous n’aurez jamais ce courage-là.

ISABELLE.

Quel serait ce parti ?

NÉRINE.

De jeter les yeux sur quelqu’honnête homme, de convenir de vos faits avec lui, et de vous marier en votre petit particulier.

ISABELLE.

Tu me donnes un conseil comme celui-là !

NÉRINE.

Ma foi, Mademoiselle, il faut s’aider dans la vie. Lorsqu’un père a aussi peu d’attention que le vôtre, il est permis de pourvoir soi-même à ses petites nécessités, quand cela se fait en tout bien et en tout honneur. Vous avez beau faire la réservée, je suis sûre que vous aimez Cléon.

ISABELLE.

Que j’aurais de choses à te dire, si j’étais persuadée de ta discrétion !

NÉRINE.

Je suis fille, mais je sais garder un secret. Cependant, puisque vous en doutez, je ne veux rien savoir.

ISABELLE.

Après les preuves que tu m’as données de ton affection, je me flatte que tu ne voudras point me perdre ; car tu me perdrais en effet, si tu allais révéler ce que j’ai résolu de te confier.

NÉRINE.

Je vous jure que vos intérêts me sont plus chers que les miens.

ISABELLE.

Je t’avoue premièrement, que j’aime Cléon de tout mon cœur.

NÉRINE.

Je m’en étais bien doutée.

ISABELLE.

Que je lui ai promis de l’aimer toute ma vie.

NÉRINE.

Voilà ce qu’il ne faut jamais promettre ; une fille surtout ne doit point s’engager à cela.

ISABELLE.

Pourquoi ?

NÉRINE.

Parce qu’il y a cent contre un à parier, qu’elle ne tiendra pas sa parole.

ISABELLE.

Je tiendrai la mienne à Cléon.

NÉRINE.

Vous ne voulez donc pas l’épouser ?

ISABELLE.

Au contraire, je lui ai juré de n’épouser jamais que lui.

NÉRINE.

Ma foi, Mademoiselle, il y a longtemps que l’Amour et le Mariage ont fait divorce, et qu’ils ont juré de n’habiter plus ensemble. Je compte plus sur leurs serments, que sur les vôtres.

ISABELLE.

Cesse de plaisanter ; Cléon et moi nous trouverons moyen de les remettre en bonne intelligence.

NÉRINE.

Je le souhaite. Est-ce là tout ce que vous avez à me dire ?

ISABELLE.

Je tremble à t’avouer le reste.

NÉRINE.

Oui ! Oh ! j’ai bien peur que vous ne vous soyez désaltérée en chemin.

ISABELLE.

Qu’est-ce que cela signifie ?

NÉRINE.

Vous le saurez, poursuivez seulement.

ISABELLE.

Comme Cléon est d’une naissance égale à la mienne, et que d’ailleurs il a* du bien considérablement, nous convînmes qu’un de ses amis pressentirait mon père, sans lui nommer cependant la personne dont il était question, pour savoir s’il serait disposé à me donner en mariage à un homme qui me conviendrait parfaitement.

NÉRINE.

Bon ! Nescio vos.

ISABELLE.

Je ne saurais te dire avec quelle dureté il répondit à l’ami de Cléon. En un mot, il lui fit connaître qu’il refuserait absolument tous les partis qui se présenteraient.

NÉRINE.

Mort de ma vie ! voilà un père qui mériterait bien que sa fille se mariât toute seule !

ISABELLE.

Aurais-tu pris ce parti ?

NÉRINE.

Moi ! je me serais mariée dix fois pour une.

ISABELLE.

Hé bien ! ma pauvre Nérine, j’ai prévenu tes conseils. Je suis la femme de Cléon. Ce mariage s’est fait secrètement, mais de l’aveu de ma tante, chez qui je voyais Cléon tous les jours. Hélas ! mon bonheur ne dura pas longtemps. Mon père s’alarma des fréquentes visites que je faisais à ma tante. Il m’ordonna de les cesser ; il défendit à Cléon de paraître céans. J’en fus au désespoir, et mon chagrin me jeta dans une maladie qui m’a pensé faire mourir.

NÉRINE.

Je suis ravie de savoir tout cela, et je veux vous aider... Mais que vois-je ?

 

 

Scène V

 

ISABELLE, NÉRINE, CLÉON, L’ÉPINE, en habits de danseurs

 

L’Épine est ivre.

L’ÉPINE.

Allons, Monsieur, du courage : il faut faire main-basse sur ces deux filles-là.

CLÉON.

Tais-toi, maraud, et songe à demeurer dans le respect.

L’ÉPINE.

Ma foi, j’ai bien bu. Le respect et le vin ne vont guère de compagnie.

CLÉON.

Je crains que cet ivrogne-là ne dérange mes projets. Que je suis malheureux d’avoir besoin de toi !

ISABELLE.

Qui sont ces gens-là, Nérine ?

NÉRINE.

Ce sont deux de ces danseurs que monsieur votre père a fait venir. Ils se sont habillés pour vous divertir, apparemment.

L’ÉPINE.

Oui, mes princesses, nous allons vous donner un petit moment de récréation.

NÉRINE.

Je connais ce visage-là.

L’ÉPINE.

Visage ! Oh ! visage vous-même.

CLÉON, à l’Épine.

Te tairas-tu ?

ISABELLE.

Qu’entends-je ? C’est la voix de Cléon ; c’est lui que j’aperçois. Ah ciel !

CLÉON.

Ne vous effrayez point, ma chère Isabelle ; oui, c’est Cléon qui se présente devant vous, et qui a franchi des obstacles insurmontables, pour se procurer le plaisir de vous voir.

ISABELLE.

Vous ne pouviez me surprendre plus agréablement. Ma joie est si grande, que j’ai peine à parler ; mais elle est cruellement traversée par la peur que j’ai que mon père ne vous surprenne.

CLÉON.

Ne vous alarmez pas, je vous en conjure ; ce déguisement me cache si bien à ses yeux, qu’il ne soupçonnera point que je sois ici ; outre qu’il m’a vu trop rarement pour me reconnaître en cet état.

ISABELLE.

Et comment avez-vous fait pour vous introduire céans ?

CLÉON.

J’ai su qu’il faisait venir chez lui des danseurs et des musiciens, je les ai engagés par quelqu’argent à m’y introduire comme un de leurs camarades. J’ai cru qu’il était à propos que l’Épine fût de la partie pour figurer avec moi. Il ne danse pas mal : je m’en tire passablement bien, et nous devons paraître l’un et l’autre dans le petit divertissement qu’on a préparé.

NÉRINE.

Et comment l’Épine pourra-t-il vous seconder ? il est si ivre qu’il ne peut pas se soutenir.

L’ÉPINE.

Que cela ne vous embarrasse point. Je n’ai jamais l’esprit si présent que quand j’ai bien bu. Ma foi, j’étais né pour être musicien.

NÉRINE.

Il y paraît, tu t’es fort bien accommodé là-bas.

ISABELLE.

Cet homme-là vous découvrira infailliblement.

L’ÉPINE.

Eh fi donc ! Est-ce que je ne sais pas bien que monsieur votre père, sauf correction, est un brutal qui ne veut pas que vous voyiez mon maître, et que mon maître a une rage d’amour qui l’oblige à vous voir malgré monsieur votre père. Par conséquent, il faut que mon maître vous voie sans que monsieur votre père le voie ; et moi, comme un discret confident, il faut que je vous voie tous deux sans lien voir. Allons, mes enfants, profitons de l’occasion. Voilà la partie carrée. Faites tous deux la belle conversation, pendant que je m’amuserai avec cette friponne-là.

ISABELLE.

Votre valet me cause de terribles inquiétudes.

CLÉON.

Maraud ! si tu me fais découvrir, je te donnerai cent coups de bâton, quand nous serons dehors. Je ne pouvais plus vivre sans vous voir, ma chère Isabelle.

L’ÉPINE.

Ni moi sans t’embrasser, ma chère Nérine.

CLÉON.

Puisque le ciel me procure ce bonheur, il sera suivi de cette parfaite félicité après laquelle je soupire depuis si longtemps ; mais ne me faites plus appréhender pour votre vie, c’est la grâce que je vous demande à genoux.

ISABELLE.

Oui, je vous le promets. Levez-vous, Cléon ; si on vous surprenait en cet état, tout serait perdu.

CLÉON.

Non, je ne me relèverai point que vous ne me juriez...

NÉRINE.

Paix, j’entends quelqu’un.

 

 

Scène VI

 

ISABELLE, CLÉON, NÉRINE, L’ÉPINE, JAVOTTE

 

JAVOTTE.

Ah, ah ! ma sœur, je vous y attrape. Un homme à vos genoux ! Cela est fort joli, vraiment ! et là, là, patience.

ISABELLE.

Je suis au désespoir. Elle ira tout dire à mon père.

L’ÉPINE.

Peste soit de la petite carogne !

NÉRINE.

Que cherchez-vous ici, Mademoiselle ?

JAVOTTE.

Vous ne m’y attendiez pas. Vous avez chacune le vôtre, pendant qu’on me laisse toute seule, moi.

ISABELLE.

Que voulez-vous donc dire, petite écervelée ?

JAVOTTE.

Et oui, oui, petite écervelée ! Ce Monsieur-là ne vous disait pas des douceurs ? Celui-ci ne caressait pas Nérine ? Qu’ils sont rusés !

L’ÉPINE.

Parlez donc, petite fille... Si je vous prends, je vous donnerai le fouet.

JAVOTTE.

Le fouet ? Ah ! ah ! Voyez donc !

L’ÉPINE.

Oui, le fouet. Allons, qu’on m’apporte des verges tout à l’heure.

JAVOTTE.

Mais voyez donc cet ivrogne-là, qui veut me donner le fouet !

L’ÉPINE.

Ivrogne ! La petite masque connaît bien ses gens.

NÉRINE.

Écoutez, petite fille, n’allez pas vous aviser de dire quelques sottises ; c’est monsieur votre père qui a fait Tenir ces messieurs.

JAVOTTE.

Je sais bien qu’il les a fait venir ; mais c’est pour danser, et non pas pour vous faire l’amour.

ISABELLE.

Comment ! vous avez l’insolence ?...

JAVOTTE.

Allez, allez, je commence déjà à m’y connaître. Faire le langoureux, se jeter à genoux, baiser tendrement les mains, lancer des regards mourants, cela s’appelle faire l’amour, car je le sais bien.

CLÉON.

Voilà une petite personne bien dangereuse !

JAVOTTE.

J’ai surpris aussi ce matin mon papa qui faisait tout de même.

NÉRINE.

Votre papa ?

JAVOTTE.

Oui vraiment. Il fallait voir comme il faisait le jeune homme. Je ne lui en ai rien dit, mais je la lui garde bonne, et je lui reprocherai cela, quand je serai grande, et qu’il voudra m’empêcher d’avoir un amant.

NÉRINE.

Voilà la plus méchante petite peste que j’aie jamais connue.

JAVOTTE.

Vous êtes bien fâchés, vous autres, de ce que je vous ai découverts ; car il ne tient qu’à moi de vous faire endêver, et de me venger de ma sœur, qui me traite comme un enfant, et qui veut être mariée avant moi.

ISABELLE.

Et bien ! vous passerez la première, ne dites rien.

JAVOTTE.

Bon ! je passerai la première ! vous aurez bien cette patience-là ! Allons, allons, ma sœur, prenez vite ce Monsieur-là pour votre mari, afin qu’on me donné bientôt la permission d’en choisir un pour moi.

ISABELLE.

Ne vous ai-je pas dit que Monsieur est un danseur, et qu’il ne me convient pas...

JAVOTTE.

Eh oui ! un danseur ! Quel danseur !

NÉRINE.

Assurément.

JAVOTTE.

Il a beau se cacher avec son masque ; je sais qui il est.

ISABELLE.

Allez, vous êtes une folle.

JAVOTTE.

Eh ! non, je ne l’ai pas vu là-bas qui buvait avec les musiciens ; je ne l’ai pas écouté sans qu’il y prît garde. Il leur disait qu’il leur donnerait bien de l’argent, qu’il voulait passer pour un de leurs camarades, qu’il serait si fâché, si fâché, si mon papa le voyait. Oh ! puisqu’il craint tant mon papa, il faut que ce soit votre amant ; car mon papa ne veut pas que vous en ayez. Il a grand tort ; car je crois que cela est fort divertissant.

ISABELLE.

Que je suis malheureuse !

JAVOTTE.

Allez, allez, ne craignez rien, ma sœur ; faites vos petites affaires en repos. Je vais empêcher que mon papa ne vienne ici, quand il sera rentré : mais à condition que vous m’aiderez aussi, quand je serai grande.

ISABELLE.

Je vous en donne ma parole.

NÉRINE.

Et moi aussi.

 

 

Scène VII

 

ISABELLE, CLÉON, L’ÉPINE, NÉRINE

 

NÉRINE.

Cette petite fille promet beaucoup. Un enfant de dix ans débrouiller une intrigue aussi secrète !

ISABELLE.

Je vous avoue que je suis dans une véritable inquiétude, et je crois qu’après ce qui vous vient d’arriver, il est à propos que vous sortiez d’ici.

NÉRINE.

Et moi, je soutiens que cela n’est pas nécessaire. Comptez que Javotte ne dira rien. Ah ! qu’elle sera bonne à marier ! Que de talents elle aura pour dépayser un jaloux ! Ce sera du bien perdu ; car les maris dans ce pays-ci sont les meilleurs gens du monde, et il ne faut pas beaucoup de finesse pour les attraper.

ISABELLE.

En vérité, Nérine, tu ferais bien mieux de songer à nous secourir, que de faire des réflexions aussi ridicules.

NÉRINE.

Puisque vous le voulez, je vais éclairer la petite fille de si près, qu’elle ne parlera point à monsieur votre père.

ISABELLE.

Je t’en aurai beaucoup d’obligation.

NÉRINE.

Par ma foi, le voici lui-même.

ISABELLE.

Ah ! nous sommes découverts.

L’ÉPINE.

Gare les étrivières !

 

 

Scène VIII

 

ISABELLE, CLÉON, ORONTE, NÉRINE, L’ÉPINE

 

ORONTE.

Bonjour, ma fille, comment te portes-tu ?

ISABELLE.

Pas trop bien aujourd’hui, mon père.

NÉRINE.

Je gage que c’est mademoiselle Javotte qui vous envoie ici.

ORONTE.

Au contraire, elle ne voulait pas que j’y vinsse. Elle m’a dit qu’Isabelle était sortie avec toi, pour aller faire quelques emplettes au palais.

NÉRINE.

C’est que nous avons parlé de cela devant elle ; mais Mademoiselle a changé de résolution, parce qu’elle est un peu indisposée ; et comme elle a beaucoup de goût pour la danse, j’ai fait venir ici ces messieurs, pour la réjouir, en attendant votre petit divertissement.

ORONTE.

Tu as fort bien fait.

NÉRINE.

Ils se sont habillés pour rendre la chose plus touchante.

ORONTE.

Ils ont fort bon air l’un et l’autre.

L’ÉPINE.

Monsieur, sans vanité, nous sommes assez bien campés sur nos jambes.

Il tombe sur Oronte.

ORONTE.

Pas trop bien, à ce qu’il me paraît.

NÉRINE.

Ils sont si ivres tous deux, qu’ils n’ont pas la force de former un pas. Je vous avais bien prédit que cela arriverait.

ÉPINE.

Franchement, monsieur Oronte, vous avez bien le meilleur vin qui soit dans Paris ; et si je n’étais pas aussi sobre que je suis, je m’en serais donné jusqu’aux gardes.

ORONTE.

Il me semble que vous ne l’avez pas trop épargné.

L’ÉPINE.

C’est pour vous mieux divertir. Le vin me donne une force, une souplesse... Voulez-vous danser une petite entrée avec moi, monsieur Oronte ?

ORONTE.

Non, mon enfant, vous ferez mieux d’aller dormir, en attendant que la compagnie soit venue.

L’ÉPINE.

Vous êtes homme de bon conseil. Tope à dormir.

ORONTE.

Je crois que l’autre n’est pas si ivre que celui-ci, car il ne dit mot.

L’ÉPINE.

Il n’en pense pas moins. Mon maître a le vin triste.

ORONTE.

Comment donc, son maître !

L’ÉPINE.

Eh oui, parbleu ! je ne sui&que son prévôt, afin que vous le sachiez. C’est le premier homme du monde ; et, si vous voulez, il montrera à danser à mademoiselle votre fille.

ORONTE.

Serais-tu dans le goût d’apprendre de lui ?

ISABELLE.

Je n’osais vous le proposer, mon père : mais si vous y consentiez, cela me ferait le plus grand plaisir du monde.

ORONTE.

J’y consens volontiers. Je vous retiens pour montrer à ma fille, elle a déjà de bons principes.

L’ÉPINE.

Tant pis. Mon maître veut toujours commencer ses écolières.

CLÉON, faisant l’ivrogne.

Ne vous mettez pas en peine ; je lui donnerai toute ma science.

ORONTE.

Et le plutôt que vous pourrez, je vous en prie. Je viens de prendre la résolution de la marier, et je veux qu’elle danse à sa noce.

NÉRINE.

Et à qui la donnez-vous, s’il vous plaît ?

ORONTE.

À un de mes meilleurs amis, avec qui j’ai étudié autrefois.

NÉRINE.

Avec qui vous avez étudié ? Fi donc ! vous vous moquez.

ORONTE.

Comment ! Ne me disais-tu pas tantôt qu’elle serait bien aise d’être mariée ?

NÉRINE.

Oui, Monsieur ; mais croyez-vous de bonne foi, qu’un homme qui a étudié avec vous, soit capable de lui rendre la santé ?

ORONTE.

Monsieur Michaut s’offre de la prendre, sans que je lui donne rien. Sa proposition me convient. Il doit venir ici tout à l’heure, et je m’en vais le recevoir.

 

 

Scène IX

 

ISABELLE, CLÉON, L’ÉPINE, NÉRINE

 

L’ÉPINE, à Isabelle.

Madame Michaut, je suis votre très humble serviteur.

CLÉON.

Traître ! est-il temps de plaisanter ?

ISABELLE.

Ah ! Cléon, qu’allons-nous devenir ?

CLÉON.

Quel parti prendre dans une si terrible conjoncture ?

ISABELLE.

Nérine, aide-nous de tes conseils.

NÉRINE.

Je suis aussi embarrassée que vous, et ce que vous m’avez déclaré tantôt, augmente encore mes inquiétudes.

ISABELLE.

Ah ! si mon frère était à Paris ! Il m’aime ; mon père a beaucoup d’égards pour lui ; nous lui confierions notre secret, et il pourrait nous secourir. Mais il est à la campagne depuis huit jours, et nous ne savons quand il sera de retour.

L’ÉPINE.

Parbleu ! vous voilà bien embarrassé ! J’ai trouvé un moyen pour vous tirer d’affaire.

CLÉON.

Quels conseils peux-tu nous donner dans l’état où te voilà ?

L’ÉPINE.

Le vin me donne de l’esprit, à moi... Silence... Je vais parler.

CLÉOS.

Voyons.

L’ÉPINE.

Premièrement, il faut que Mademoiselle s’explique avec monsieur Oronte, et qu’elle lui dise avec beaucoup de politesse et de douceur : Monsieur mon père, vous ne savez plus ni ce que vous dites, ni ce que vous faites.

NÉRINE.

Beau début !

L’ÉPINE, à Cléon.

En second lieu vous parlerez, vous, à ce vieux Roquentin qu’on veut faire épouser à Mademoiselle.

CLÉON.

Eh bien, que lui dirai-je ?

L’ÉPINE.

Vous le prierez très-honnêtement (car je veux de l’honnêteté partout, moi) de sortir d’ici tout le plutôt qu’il pourra ; mais à condition qu’il n’y rentrera jamais.

CLÉON.

Le beau compliment !

L’ÉPINE.

Il pourra fort bien arriver qu’il n’en voudra rien faire ; tant mieux.

CLÉON.

Comment, tant mieux ?

L’ÉPINE.

Oui, vraiment, nous en serons plutôt défaits ; car sur le refus qu’il fera de passer la porte, nous le ferons sortir par les fenêtres.

CLÉON.

Et tais-toi, maraud ! et laisse-nous en repos consulter...

Pasquin crie derrière le théâtre, Tayaut ! Briffaut ! et on donne du cor.

NÉRINE.

J’entends quelqu’un. C’est la voix de Pasquin.

ISABELLE.

Ah ! si c’est lui, mon frère n’est pas loin.

NÉRINE, à Isabelle.

Retournez à votre appartement, Mademoiselle ; vous, Messieurs, allez joindre vos prétendus camarades. Je veux sonder Pasquin, et savoir de lui si Valère n’a point quelque inclination. En ce cas, vos intérêts sont communs, et je veux vous unir tous ensemble, pour déranger les projets de monsieur votre père.

ISABELLE.

C’est bien dit ; il faut la laisser agir ; ses soins peuvent, nous être utiles.

CLÉON.

Tu peux compter sur une récompense proportion née aux services que tu nous rendras.

 

 

Scène X

 

NÉRINE, PASQUIN, en habit de chasseur, avec un cor de chasse

 

PASQUIN crie en entrant.

Tayaut ! tayaut ! briffaut !

NÉRINE.

À te voir dans cet équipage, il n’est pas difficile de deviner d’où tu viens. Que je suis aise de te revoir, mon cher Pasquin ! T’es-tu bien diverti ? Parle donc.

PASQUIN crie encore.

Tayaut, tayaut ! briffaut !

NÉRINE.

Ah ! à quoi bon tout ce bruit de chasse ? As-tu perdu l’esprit, mon enfant ?

PASQUIN.

Non, ma chère ; je suis aussi sage que de coutume. Monsieur Oronte n’est-il pas ici ?

NÉRINE.

Oui.

PASQUIN.

Assurément ?

NÉRINE.

Assurément. Il trouvera fort mauvais que tu fasses un pareil vacarme.

PASQUIN, courant autour du théâtre.

Tayaut ! tayaut !

NÉRINE.

Eh, mort de ma vie ! finis donc, et ne m’étourdis pas davantage. Quelle diable de musique est-ce là ?

PASQUIN.

Crois-tu que monsieur Oronte m’ait entendu ?

NÉRINE.

Sans doute, et tous les voisins aussi.

On donne du cor.

Mais qu’entends-je ? Autre bruit de chasse. Est-ce que nous sommes au temps des fées, et m’aurait-on tout d’un coup transportée dans un bois ?

PASQUIN.

Ah ! ma chère ! je voudrais te tenir en fin fond de forêt.

NÉRINE.

Pourquoi ? Pour me couper la gorge ?

PASQUIN.

Non, mon enfant ; tu n’en mourrais pas.

On donne encore du cor.

NÉRINE.

On redouble. Que veut dire tout ceci ?

PASQUIN.

C’est mon maître qui chasse dans l’antichambre de monsieur son père.

NÉRINE.

Explique-moi donc ce que cela signifie ?

PASQUIN.

Cela signifie que nous voulons faire du bruit.

NÉRINE.

Est-ce que ton maître veut insulter son père ? Rêvez-vous ? Êtes-vous possédés ?

PASQUIN.

Oh ! donne-toi patience, et tu sauras tout.

NÉRINE.

Dépêche-toi donc. De quoi s’agit-il ?

PASQUIN.

De faire croire à monsieur Oronte que nous sommes allés à la campagne pour une grande partie de chasse. Nous venons de faire entrer au logis deux mulets tout chargés de gibier.

NÉRINE.

Deux mulets ? Quels braconniers ! Vous avez donc dépeuplé tout le pays ?

PASQUIN.

Vraiment oui ; nous n’avons rien laissé à la vallée, ni chez les rôtisseurs.

NÉRINE.

Que diantre veux-tu dire ?

PASQUIN.

Que nous ne venons point du château de Clitandre, comme nous voulons le persuader au père de mon maître. Nous n’avons été qu’à un village à demi-lieue de Paris, et nous n’y avons pas seulement tué un moineau.

NÉRINE.

Qu’avez-vous donc fait là pendant huit jours ?

PASQUIN.

La peste ! Nous avons fait de bonne besogne ; mais c’est un. secret qu’il ne m’est pas permis de te révéler.

NÉRINE.

Pourquoi ?

PASQUIN.

Parce que mon maître m’a défendu d’en parler ; et c’est pour cela que je meurs d’envie de te le dire. Oh ! le pesant fardeau qu’un secret ! Voici ce que c’est. Mon maître... Halte-là, monsieur Pasquin, vous allez faire une sottise.

NÉRINE.

Tu aurais quelque chose de réservé pour moi, pour ta maîtresse ?

PASQUIN.

Je demeure d’accord que cela n’est pas dans les règles ; mais je songe en même temps que ma maîtresse est fille. Qui dit fille, suppose une personne incapable de se taire, et forcée à révéler le plus grand secret, ou à crever dans les vingt-quatre heures.

NÉRINE.

N’appréhende rien. Je suis plus forte qu’un homme, moi, sur la discrétion. Parle, ou je romps avec toi.

PASQUIN.

Tu me prends par mon endroit sensible. Allons, il faut parler. Les plus grands hommes font des folies pour ces animaux-là. Personne ne peut-il nous entendre ?

NÉRINE.

Non, si tu ne cries bien fort.

PASQUIN.

Diable ! ce ne sont pas ici des jeux d’enfant

NÉRINE.

Comment donc ?

PASQUIN.

Si on découvrait le mystère, mon maître pourrait être déshérité ; cela va là, tout au moins.

NÉRINE.

Diantre !

PASQUIN.

Et moi, tout au contraire, je pourrais hériter d’une centaine de coups de bâton. Je n’aime point ces aubaines-là.

NÉRINE.

Tu ne fais qu’irriter ma curiosité. D’où venez-vous ?

PASQUIN.

Nous venons... Malepeste ! voici le bon homme. Il faut que je le dépayse adroitement sur ce sujet. Laisse-nous ; j’irai te joindre tout à l’heure.

 

 

Scène XI

 

ORONTE, PASQUIN

 

ORONTE, sans voir Pasquin.

Me jouer de la sorte !

PASQUIN, à part.

Il paraît en colère.

ORONTE, sans le voir.

Me débiter avec effronterie une pareille histoire !

PASQUIN, à part.

Serions-nous découverts ?

ORONTE, toujours sans le voir.

Avoir l’audace de soutenir qu’il vient du château de Clitandre !

PASQUIN, à part.

La mine est éventée.

ORONTE, à part.

Je voudrais bien savoir si ce maraud de Pasquin aura aussi l’insolence de me soutenir cette imposture.

PASQUIN, à part.

Il n’y manquera pas.

ORONTE.

Plaît-il ?

Apercevant Pasquin.

Ah ! vous voilà, je suis bien aise de vous trouver ici, monsieur le coquin.

PASQUIN.

Bonjour, Monsieur : comment vous portez-vous ?

ORONTE.

Ce ne sont pas là tes affaires.

PASQUIN.

Pardonnez-moi, Monsieur. L’intérêt que je prends à votre chère santé, fait que dans le moment que je suis éloigné de vous, mon cœur, prévenu des sentiments de la plus vive tendresse... se livre à des inquiétudes dont l’excès tendre et passionné... Enfin, vous vous portez bien, et je m’en réjouis.

ORONTE.

Traître ! il n’est pas question de tout ce galimatias, et il faut que tu me dises...

PASQUIN.

Tout ce qu’il vous plaira. De quoi s’agit-il ?

ORONTE.

De me faire savoir où mon fils a passé toute la semaine.

PASQUIN.

Est-ce qu’il ne vous l’a pas dit ?

ORONTE.

Il m’a dit que ce toit au château de Clitandre.

PASQUIN.

Eh bien ! c’est la vérité.

ORONTE.

Ne l’avais-je pas prévu, qu’il me soutiendrait cela ?

PASQUIN.

Oui, je le soutiens, et je le soutiendrai. Quand je dis la vérité, je ne crains personne.

ORONTE.

J’admire l’effronterie de ce pendard.

PASQUIN, voulant s’esquiver.

Oh ! puisque vous vous fâchez...

ORONTE.

Demeure, où je t’assomme.

PASQUIN.

Y a-t-il quelque chose pour votre service ? Vous n’avez qu’à parler.

ORONTE.

Et toi, tu n’as qu’à choisir de deux choses que je vais te proposer.

PASQUIN.

Voyons.

ORONTE.

Deux pistoles, ou vingt coups de bâton.

PASQUIN.

Le choix n’est pas difficile. Je prends les deux pistoles.

ORONTE.

Les voici.

PASQUIN.

Grand merci, Monsieur. Je vous donne le bonjour.

ORONTE.

Tu t’en vas ?

PASQUIN.

Oui vraiment. N’ai-je pas choisi ?

ORONTE.

Et m’as-tu dit ce que je voulais savoir ?

PASQUIN.

Quoi ! Monsieur ?

ORONTE.

Où avez-vous passé toute la semaine ? Je sais que ce n’est point au château de Clitandre. Sa tante la Comtesse de la Ruffardière en arrive ; elle y a demeuré pendant quinze jours, et elle vient de me dire que mon fils n’y avait point paru.

PASQUIN.

Elle n’oserait soutenir cela devant moi.

ORONTE.

C’est ce qu’il faut voir, elle est encore ici.

PASQUIN.

Oh ! puisqu’elle est encore ici, je n’ai rien à dire. Je n’irai pas démentir en face une personne de sa condition.

ORONTE.

Tu veux me faire prendre le change : mais tu n’y réussiras pas ; je suis sur mes gardes. Allons, parle-moi naturellement.

PASQUIN.

Oh ! volontiers : c’est mon caractère, à moi, que de parler naturellement.

ORONTE,

Le bon apôtre !

PASQUIN.

Or donc, pour vous dire la vérité...

ORONTE.

Le traître va mentir : mais compte que cela ne servira de rien ; je sais d’où vous venez.

PASQUIN.

Si vous le savez, pourquoi me le demandez-vous ?

ORONTE.

C’est que j’ai intérêt de savoir les choses de ta propre bouche.

PASQUIN.

Eh ! fi, Monsieur, où est l’honneur, où est la probité ? Je veux de la bonne-foi dans le commerce. Avouez-moi que vous ne savez rien, sinon je ne dirai mot.

ORONTE.

Tu ne diras mot ? Je te rosserai.

PASQUIN.

Ce seront des coups perdus. J’ai des épaules à l’épreuve de tout. Je suis de race de sergent, et jamais les coups de bâton n’ont fait peur aux illustres de ma famille.

ORONTE.

Voilà un insigne maraud !

PASQUIN.

C’est moi qui ai intérêt de vous faire avouer que vous ignorez pleinement où nous avons été.

ORONTE.

Pourquoi ?

PASQUIN.

C’est que je suis sensible à l’honneur. Je veux pouvoir me vanter de vous avoir mis au fait, et d’avoir bien gagné votre argent.

ORONTE.

Eh bien ! je demeure d’accord que tout ce que je sais, c’est que vous ne venez point d’où vous dites.

PASQUIN.

Vous ne savez que cela ?

ORONTE.

Non, en vérité.

PASQUIN.

Tant mieux. Je veux que la peste m’étouffe si je vous en dis davantage.

ORONTE.

Tu ne parleras pas ?

PASQUIN.

Voilà votre argent. Je suis en droit de me taire.

ORONTE, levant la canne.

Et moi, en droit de t’assommer.

PASQUIN, tendant le dos.

Frappez. Je vous ferai voir que je ne dégénère point de l’intrépidité de mes ancêtres.

ORONTE.

Son imprudence me rend immobile, et je ne sais plus où j’en suis. Je t’ordonne de sortir de ma maison, et de ne paraître jamais devant mes yeux.

 

 

Scène XII

 

PASQUIN, seul

 

Ma foi, j’ai soutenu là un rude assaut : mais je m’en suis tiré galamment. Allons chercher mon maître ; il est nécessaire de l’instruire... Le voici justement.

 

 

Scène XIII

 

VALÈRE, PASQUIN

 

VALÈRE.

Qu’as-tu, Pasquin ?

PASQUIN.

Rien ; ce n’est qu’une volée de coups de bâton que j’ai pensé recevoir pour l’amour de vous.

VALÈRE.

Pour l’amour de moi ? Et qui est le maraud qui a voulu te traiter de la sorte ?

PASQUIN.

C’est monsieur votre père.

VALÈRE.

Je ne comprends rien à ce discours. Est-ce que tu plaisantes ?

PASQUIN.

Non, vraiment. La tante de Clitandre vient d’assurer monsieur Oronte, que nous n’avons pas approché du château de son neveu.

VALÈRE.

Ah ! la vieille folle ! Elle a juré de me désespérer. Ce n’est pas encore là tout le mal qu’elle me fait.

PASQUIN.

Je sais qu’elle a le diable au corps.

VALÈRE.

Tu n’ignores pas qu’elle m’aime depuis deux ans, et qu’elle veut absolument que je soupire pour elle.

PASQUIN.

Cela est vrai. Je vous ai un peu aidé à la tromper, et vous en avez tiré d’assez bonnes nippes.

VALÈRE.

La voici qui va me persécuter encore.

PASQUIN.

Laissez-moi faire ; je vais lui donner son congé.

 

 

Scène XIV

 

LA COMTESSE, VALÈRE, PASQUIN

 

LA COMTESSE.

Eh bien ! Monsieur, vous avez donc résolu de me désespérer ?

VALÈRE.

Moi, Madame ? je n’ai nulle intention de vous faire de la peine.

PASQUIN.

Il ne songe pas seulement que vous soyez au monde.

LA COMTESSE.

Je ne le sais que trop. Qu’est-ce donc que cette partie de chasse que vous venez de faire ?

VALÈRE.

Madame, avec votre permission, je n’ai point de compte à vous rendre.

LA COMTESSE.

Tu n’as point de compte à me rendre, petit scélérat ! Je te ferai bien parler. Il faut que tu me dises tout à l’heure où tu as été pendant huit jours. Oseras-tu me soutenir que c’est au château de Clitandre ? Je t’y attendais, infidèle ! et je me flattais que l’Amour t’y ferait voler.

PASQUIN.

Madame, il avait prié l’Amour de l’y conduire, mais par malheur ils ont manqué le chemin, et ils se sont égarés tous deux.

LA COMTESSE.

Et deviez-vous le suivre, ingrat ! puisqu’il vous conduisait en des lieux où je n’étais pas ?

PASQUIN.

Il ne savait pas les chemins, Madame, ni moi non plus. L’Amour est aveugle, à ce que j’entends dire ; quand on le prend pour guide, on est sujet à s’égarer.

LA COMTESSE.

Tout ce galimatias est inutile ; je veux qu’il réponde lui-même à mes questions.

VALÈRE.

Il vous sied bien, Madame, de me faire des reproches, après avoir fait tout ce qu’il fallait pour me brouiller avec mon père ! Si mon absence vous avait causé de l’inquiétude, il fallait vous expliquer avec moi. Je vous aurais éclaircie de tout ; mais après le tour que vous venez de me faire, je vous déclare que vous ne saurez rien.

LA COMTESSE.

Je ne saurai rien ? Tu t’expliqueras, ou je t’étranglerai.

PASQUIN.

Laissez-le là, Madame : c’est un petit opiniâtre qui ne parlera point, je vous en réponds. Je vais vous dire naïvement ses pensées, moi.

LA COMTESSE.

Eh bien ! parle, et je te récompenserai de ta sincérité.

PASQUIN.

Vous avez beaucoup de tendresse pour lui.

LA COMTESSE.

Cela ne peut pas s’imaginer. J’en perds l’esprit, mon pauvre Pasquin.

PASQUIN.

Cela est visible. Vous voudriez qu’il y répondît par une tendresse égale à la vôtre.

LA COMTESSE.

N’ai-je pas lieu d’y prétendre ?

PASQUIN.

Il y a du pour et du contre dans cette affaire-là. Il connaît vos sentiments pour lui : il en est pénétré de reconnaissance. Avec cela, Madame, je gage cent louis contre vous qu’il ne pourra jamais vous aimer.

LA COMTESSE.

Il ne pourra jamais m’aimer, monsieur le coquin ! Je ne sais qui me tient que je ne t’arrache les yeux.

PASQUIN.

Doucement, s’il vous plaît. Ce n’est pas moi qui suis insensible à vos charmes ; au contraire, je les trouve tout-à-fait piquants, quoi qu’ils ne soient pas de la dernière édition.

LA COMTESSE.

Il ne pourra jamais m’aimer ! Me dit-il vrai, perfide ?

VALÈRE.

Madame... en vérité... je suis dans la confusion ; et si mon cœur était... Pasquin, explique tout cela à madame la Comtesse.

LA COMTESSE.

Il ne pourra jamais m’aimer !

PASQUIN.

Non, Madame ; mais c’est votre faute, et ce n’est pas la sienne.

LA COMTESSE.

C’est ma faute ? Après tout ce que j’ai fait ?

PASQUIN.

Cela est vrai ; nous n’en disconvenons pas. Mais il dit que vous avez dans la physionomie tant de noblesse, tant de majesté, je ne sais quoi de si grave et de si imposant, qu’elle ne peut lui inspirer que de l’estime et du respect. L’amour ne se frotte point à des personnes si vénérables.

LA COMTESSE.

Si ma physionomie lui inspire du respect, mes regards ont dû lui inspirer de l’amour.

PASQUIN.

Voilà de quoi nous ne convenons pas.

LA COMTESSE.

Vous n’en convenez pas ?

VALÈRE.

Tenez, Madame, je vous ai trop d’obligation, et je suis trop galant-homme pour ne vous pas parler sincèrement. Souffrez donc que je vous désabuse, et que je vous dise, avec tout le respect que je vous dois...

LA COMTESSE.

N’achève pas, perfide ! je vois où tend ce discours.

PASQUIN.

Mais aussi vous avez tort, Madame.

LA COMTESSE.

J’ai tort ! moi, j’ai tort ! Et en quoi, s’il vous plaît ?

PASQUIN.

Vous avez tort d’être venue au monde une vingtaine d’années avant lui. Pourquoi diable vous pressiez-vous si fort ? Puisque vous deviez l’aimer avec tant de tendresse, il fallait prendre si bien vos mesures, qu’il vînt au monde cinq ou six ans avant vous.

LA COMTESSE.

Cela dépendait-il de moi ?

VALÈRE.

Non, Madame ; mais il ne dépend pas plus de moi de vous aimer.

LA COMTESSE.

Il ne fallait donc point me tromper par de fausses protestations.

PASQUIN.

Ce n’est pas à lui qu’il faut vous en prendre.

LA COMTESSE.

Et à qui donc ?

PASQUIN.

C’est à monsieur son père qui le laisse manquer de tout. Vous vous êtes offerte à le secourir dans ses besoins. L’occasion était pressante. Il s’est vu contraint à profiter de votre générosité. Pour récompense, vous avez voulu des marques d’amour. Le pauvre garçon a fait auprès de vous une dépense incroyable en soupirs et en protestations. Vous traitez cela de bagatelle, et il n’a point d’autre monnaie à vous donner.

LA COMTESSE, à Valère.

Vous ne dites mot à tout cela, Monsieur ?

VALÈRE.

Ma foi, Madame, qui ne dit mot consent.

PASQUIN, à la Comtesse.

Voulez-vous que je vous donne un moyen de vous venger de lui ?

LA COMTESSE.

Tu me feras plaisir, car je suis outrée.

PASQUIN.

Et moi, qui vous parle, je suis en fureur contre lui. Éloignons-nous un peu.

VALÈRE, à part.

Que diable va-t-il lui dire ?

PASQUIN.

Ce n’est pas tout-à-fait la qualité que vous cherchez dans un mari ?

LA COMTESSE.

Je ne veux qu’un mari qui m’aime et qui m’adore.

PASQUIN.

Et bien ! je suis votre homme ; je vous épouserai, si vous voulez.

LA COMTESSE.

Retire-toi, malheureux !

PASQUIN.

Je vous vengerai mieux qu’un autre.

LA COMTESSE.

Retire-toi, te dis-je ; je sais un moyen plus sûr pour punir cet infidèle.

PASQUIN.

C’est de quoi je doute bien fort.

VALÈRE.

Et qu’ai-je lieu d’appréhender ?

LA COMTESSE.

Tout. Je vais t’épouser malgré toi.

VALÈRE.

M’épouser ! Ah ! Madame, serez-vous assez cruelle pour cela ?

LA COMTESSE.

Oui, perfide ! je viens de te demander à ton père. Je lui ai offert de te prendre sans un sou. Ma proposition lui convient, il l’accepte : et cela me suffit. Adieu, Monsieur, faites vos petites réflexions ; mais mettez-vous en tête que je serai votre femme : je l’ai juré ; cela sera ; c’est moi qui vous le dis, et qui suis votre très humble, servante.

 

 

Scène XV

 

VALÈRE, PASQUIN

 

PASQUIN.

Elle est femme à le faire comme elle le dit, au moins.

VALÈRE.

Dans quel embarras me jette cette vieille folle !

 

 

Scène XVI

 

VALÈRE, ISABELLE, NÉRINE, PASQUIN

 

ISABELLE.

Ah ! mon frère, que j’ai besoin de votre secours !

VALÈRE.

Ah ! ma sœur, que j’ai besoin de vos conseils !

ISABELLE.

Mon père-me met au désespoir.

VALÈRE.

Mon père me veut faire mourir de douleur.

ISABELLE.

Il prétend que j’épouse monsieur Michaut.

VALÈRE.

Il veut que je me marie avec la vieille Comtesse.

ISABELLE.

Il faut que je périsse, si je lui obéis.

VALÈRE.

Il faut que j’expire, si je ne lui résiste pas.

NÉRINE.

Voilà qui débute bien. Jusqu’ici vos fortunes sont pareilles : ne se ressemblent-elles point encore par d’autres circonstances ?

VALÈRE.

Ah ! Nérine ! ma sœur est moins à plaindre que moi. Si elle n’a pas la force de résister, elle en sera quitte pour vivre quelque temps malheureuse avec un mari qu’elle sera en droit de haïr ; mais mon sort est si cruel, que je ne saurais suivre les ordres de mon père, ni lui déclarer les raisons qui m’en empêchent.

NÉRINE.

Nous sommes dans le même cas.

VALÈRE.

Comment donc ?

NÉRINE.

Expliquez-vous un peu plus clairement, et nous nous rendrons plus intelligibles.

ISABELLE.

Mon frère, ne me déguisez rien, je vous en conjure.

VALÈRE.

Ah ! ma sœur ! je n’oserais parler ; la moindre indiscrétion me perdrait.

NÉRINE.

C’est tout de même ici ; un mot lâché mal à propos est capable, de gâter toutes nos affaires.

ISABELLE.

Croyez-vous, mon frère, que je sois capable de vous trahir ?

VALÈRE.

Puisqu’il faut ne vous rien celer, ma sœur... Pasquin, dis-lui ce qui s’est passé, je n’ai pas la force de l’avouer moi-même.

PASQUIN.

Moi, Monsieur, révéler un secret ! Vous me prenez pour un autre.

VALÈRE.

Tout ce que je vous avouerai en général, c’est que je ne puis plus me marier désormais.

ISABELLE.

Hélas ! mon frère ! il ne m’est pas plus permis qu’à vous de consentir au mariage qu’on me propose.

VALÈRE.

La dureté de mon père m’a contraint à prendre de certaines résolutions dont je ne puis ni ne veux me dédire.

ISABELLE.

La même raison m’a mise dans la nécessité de consentir à des engagements que rien ne peut rompre désormais.

VALÈRE.

Je suis marié, ma sœur.

ISABELLE.

Je suis mariée, mon frère.

VALÈRE.

Ah ciel ! Quel est votre époux ?

ISABELLE.

C’est Cléon.

VALÈRE.

Cléon ! je le connais ; il est de mes amis.

ISABELLE.

Et quelle est la femme que vous avez prise ?

VALÈRE.

C’est Julie.

ISABELLE.

Je la connais aussi ; c’est une fort aimable personne.

NÉRINE.

Voilà la confidence achevée.

ISABELLE.

Quel parti prenez-vous, mon frère ?

VALÈRE.

De m’exposer à tout plutôt que de rompre mes engagements. Et vous, ma sœur ?

ISABELLE.

De mourir, plutôt que de manquer à ma foi.

NÉRINE.

Voilà monsieur votre père, avec la Comtesse et monsieur Michaut.

VALÈRE.

Je tremble.

ISABELLE.

Je n’en puis plus.

 

 

Scène XVII

 

ORONTE, LA COMTESSE, MONSIEUR MICHAUT, ISABELLE, NÉRINE, VALÈRE, PASQUIN

 

ORONTE, à la Comtesse.

Les voici l’un et l’autre ; je vais les faire consentir aux projets que nous avons formés.

LA COMTESSE.

C’est ici qu’il faut vous servir de toute votre autorité.

MONSIEUR MICHAUT.

Pour moi, je ne prétends point à la main d’Isabelle, si elle ne me la donne pas de bon cœur.

ORONTE.

Ah ! c’est donc vous, Monsieur le chasseur ! Quand retournerez-vous au château de Clitandre ?

VALÈRE.

Mon père, si vous voulez m’écouter...

ORONTE.

Je n’ai rien à écouter. Pour réparer la faute que vous avez faite, il faut que vous vous disposiez à m’obéir.

VALÈRE.

Si ce que vous m’ordonnerez m’est possible, il n’y a rien que je ne fasse...

 

 

Scène XVIII

 

ORONTE, LA COMTESSE, MONSIEUR MICHAUT, ISABELLE, VALÈRE, NÉRINE, PASQUIN, JAVOTTE

 

JAVOTTE.

Mon papa, il y a ici je ne sais combien de Masques qui viennent d’entrer, parce qu’ils ont entendu les violons ; ils sont tout-à-fait plaisants, voulez-vous qu’on les fasse venir ici ?

ORONTE.

Ils seront les bienvenus. Dans un jour comme celui-ci, il ne faut songer qu’à ce qui peut donner de la joie.

 

 

Scène XIX

 

ORONTE, LA COMTESSE, MONSIEUR MICHAUT, ISABELLE, VALÈRE, NÉRINE, PASQUIN, JAVOTTE ; JULIE, CLÉON et L’ÉPINE, masqués

 

Marche de personnes masquées.

LA COMTESSE, après que la marche est finie.

L’assemblée n’est pas nombreuse, mais elle est tout à fait agréable. Approchez-vous de moi, Valère ; voici un jour bienheureux pour vous.

ORONTE.

Assurément ; plus qu’il ne mérite.

LA COMTESSE.

Vous êtes instruit de mes intentions ?

VALÈRE.

Madame...

LA COMTESSE.

Enfin, je vous épouse. Tous vos rivaux vont crever de jalousie ; mais vous méritez bien d’en triompher. Au reste, monsieur votre père m’a donné sa parole sur notre mariage.

MONSIEUR MICHAUT, à Isabelle.

Et il m’a promis aussi, Mademoiselle, que j’aurais le bonheur de vous épouser.

ORONTE, à Valère.

Répondez donc.

LA COMTESSE.

Il est si transporté de joie, qu’il n’a pas la force de me remercier.

MONSIEUR MICHAUT.

Mademoiselle ne me paraît pas si joyeuse de la nouvelle que je lui apprends.

ORONTE.

Nous parlerons de cela tantôt. Madame, songeons à notre divertissement.

LA COMTESSE.

Non pas, s’il vous plaît ; je veux finir, et on ne dansera que quand on m’aura mise en train de danser, moi.

VALÈRE.

Puisque vous êtes si pressée de finir, Madame, je prendrai la liberté de vous dire, avec la permission de mon père, que’ je ne veux point du tout me marier.

LA COMTESSE.

Tout cela est inutile.

VALÈRE.

J’ai beaucoup de respect pour vous, Madame : mais c’est tout ce que votre personne peut m’inspirer.

ORONTE.

Il n’est pas question ici ni d’amour, ni de respect. Les propositions que me fait Madame, sont si avantageuses pour vous et pour moi, que vous ne sauriez mieux faire que de l’épouser.

VALÈRE.

Quoi ! Faut-il que l’intérêt vous oblige à me rendre malheureux ? Jetez sur moi des yeux de père, et ne désespérez pas un fils qui se jette à vos genoux, et qui est résolu de mourir plutôt mille fois, que de se laisser sacrifier impitoyablement.

ORONTE.

Lève-toi, fripon ; tu m’attendris...

VALÈRE.

Je ne me lèverai point que vous n’écoutiez les raisons...

ORONTE.

Je crois qu’elles ne sont pas mauvaises ; mais j’ai donné ma parole à Madame. Oh ! ça, je ne veux point te contraindre à l’épouser, mais je te prie de t’y résoudre pour l’amour de moi. Pourrais-tu refuser à ton père une grâce qu’il te demande, lorsqu’il est en droit de te faire obéir ?

VALÈRE.

Je prends le ciel à témoin que je vaincrais tout à l’heure ma répugnance, pour répondre à un procédé si doux et si obligeant, s’il dépendait encore de moi de vous complaire en ceci ; mais vous me forcez à vous dire, et même devant tout le monde, que je ne suis plus libre, et que ma foi est engagée pour jamais.

ORONTE.

Pour jamais ? Sans mon consentement ?

VALÈRE.

Ne vous prenez qua vous-même de la démarche hardie que je viens de faire. Vous n’avez jamais voulu me marier. J’ai pris une femme sans votre aveu. Mon oncle et tous mes parents me l’ont conseillé, et c’est en leur présence que j’épousai Julie il y a huit jours.

ORONTE.

Je suis bien aise de savoir cela, Monsieur le coquin ; je sais les mesures que je dois prendre.

VALÈRE.

Toutes vos mesures seront inutiles. Je prie le ciel de me confondre, si je prends jamais une autre femme que Julie. Il n’y a rien à redire à cette alliance. Tout le monde connaît Julie pour une personne sage et vertueuse ; elle a de la naissance, et plus de bien qu’il n’en faut pour nous faire subsister l’un et l’autre sans vous être à charge. Toute la terre sera pour nous.

ORONTE.

J’enrage d’être contraint d’avouer qu’il a raison, et que je ne puis, sans injustice, désapprouver ce mariage.

LA COMTESSE.

Oh bien ! je le ferai casser, moi, puisque vous êtes assez fou pour le confirmer.

VALÈRE.

Et de quel droit, Madame, s’il vous plaît ?

LA COMTESSE.

De quel droit, scélérat ? Ah ! tu ne le sais que trop.

MONSIEUR MICHAUT.

Croyez-moi, madame la Comtesse, avalez doucement la pilule.

LA COMTESSE.

Patience, il m’épousera, ou je le ferai enlever.

 

 

Scène XX

 

ORONTE, MONSIEUR MICHAUT, ISABELLE, VALÈRE, NÉRINE, PASQUIN, JAVOTTE ; JULIE, CLÉON et L’ÉPINE, masqués

 

ORONTE.

Laissons-la dire. C’est une femme qui parle. Nérine, allez chercher Julie. Il faut faire les choses de bonne grâce, quand il n’y a pas moyen de s’en dispenser. Je vais lui dire moi-même, que je la reconnais pour ma belle-fille.

JULIE, se démasquant.

Me voici, Monsieur ; souffrez que je reçoive ce titré précieux, et que je vous proteste que je ferai tout mon possible pour le mériter.

ORONTE.

Ah, ah ! ma belle-fille était de la mascarade ! Soyez la bienvenue, Madame. Il n’est pas nécessaire que je vous dise rien de plus, et vous avez entendu tous nos discours.

JULIE.

Je suis pénétrée de vos bontés, Monsieur, et vous ne vous repentirez point...

VALÈRE.

Quelles actions de grâces ne vous dois-je point, mon père !

ORONTE.

Laissons là les compliments. Divertissons-nous pour célébrer ce mariage, et celui de ma fille avec monsieur Michaut.

NÉRINE, à Isabelle.

Allons, à vous, Mademoiselle. Il faut sauter le fossé.

ISABELLE.

Puisque vous êtes en train de pardonner, mon père, et que vous avez tant d’indulgence pour mon frère et pour Julie, souffrez que je vous demande pour moi la même grâce.

ORONTE.

Comment donc ?...

ISABELLE.

Je n’aime point Monsieur. Ne me contraignez pas à l’épouser, si ma vie vous est chère. J’ai pensé la perdre dans une longue maladie, qui n’a été causée que par le refus que vous avez fait de me donner à Cléon. Mais comptez que je vais mourir à vos genoux, si vous ne confirmez pas aussi notre mariage.

ORONTE.

Si je ne confirme pas votre mariage ! Est-ce que vous l’auriez aussi épousé secrètement ?

ISABELLE.

C’est avec une extrême confusion que je vous l’avoue. Oui, mon père, Cléon est mon époux ; il y a plus de six mois que je suis sa femme ; et ma tante, qui a bien voulu nous unir ensemble...

ORONTE.

Mon oncle, ma tante ! Parbleu ! je suis bien redevable à mon frère et à ma sœur, du soin qu’ils prennent de marier mes enfants ! Voilà une affaire où il y a encore moins de remède qu’à l’autre, monsieur Michaut, et je ne puis faire rompre ce mariage, sans déshonorer ma fille.

MONSIEUR MICHAUT.

Je n’ai donc qu’à prendre congé de l’honorable compagnie.

 

 

Scène XXI

 

ORONTE, ISABELLE, VALÈRE, NÉRINE, PASQUIN, JAVOTTE, JULIE, CLÉON, L’ÉPINE

 

ORONTE.

Allons, allons, je vois bien qu’il en faut passer par-là. Qu’on avertisse Cléon que je le reçois pour mon gendre, mais à condition qu’il n’aura mon bien qu’après ma mort.

CLÉON, se démasquant.

J’accepte cette condition du meilleur de mon cœur, et je suis trop heureux que vous daigniez m’accorder Isabelle, qui m’est cent fois plus précieuse que tous les biens du monde.

ORONTE.

Ah ! Monsieur le maitre à danser, vous montriez donc à ma fille, sans ma permission ? Oh çà, mes enfants, je vous pardonne vos fautes et vos folies, mais à condition que vous me pardonnerez les miennes.

VALÈRE.

Comment donc, mon père ?

ORONTE.

Je me suis marié secrètement aussi, moi, qui vous parle.

PASQUIN.

Sans notre consentement ?

ORONTE.

Je ne voulais point déclarer cette affaire, de peur de vous chagriner ; mais voici l’occasion de nous excuser tous mutuellement.

VALÈRE.

Faites-nous voir notre belle-mère, et nous la recevrons avec tout le respect et toute la tendresse que nous vous devons.

ORONTE.

Elle est aussi de la mascarade, et c’est pour elle que j’avais fait la fête. Daignez vous montrer, Madame, et recevoir ces jeunes époux pour vos enfants.

CÉLIMÈNE.

Je suis trop heureuse d’entrer dans une si aimable famille. J’espère qu’ils seront aussi contents de moi, que si j’étais leur propre mère.

PASQUIN.

Nérine, donnerons-nous notre consentement à ce dernier mariage-là ?

NÉRINE.

On pourrait le critiquer. Mais allons, il faut publier une amnistie générale.

JAVOTTE.

Mon papa, j’ai encore une grâce à vous demander.

ORONTE.

Comment, morbleu ! petite friponne ! vous êtes-vous aussi mariée secrètement ?

JAVOTTE.

Non, mon papa. Je ne veux l’être que de votre main ; mais, je vous prie, que ce soit bientôt.

ORONTE.

Nous verrons. Parbleu ! c’est une rage qui a gagné toute ma famille.

PASQUIN.

L’assemblée s’impatiente. Commençons le divertissement.

 

 

Divertissement

 

PASQUIN chante.

Chantons, chantons des nœuds secrets,
Formés par l’enfant de Cythère.

CHŒUR.

Chantons, chantons des nœuds secrets,
Formés par l’enfant de Cythère.

NÉRINE.

Quand on veut des plaisirs parfaits,
Il faut les goûter et se taire.

CHŒUR.

Chantons, etc.

ISABELLE.

Vivez heureux, amans discrets.
Les amants d’aujourd’hui ne vous ressemblent guère.

CHŒUR.

Chantons, etc.

Première entrée.

MADEMOISELLE SALLE chante.

Vous qui, sans rien aimer, cherchez toujours à plaire,
Vous croyez vivre en liberté :
Apprenez que ce bien si vanté
N’est qu’un bonheur imaginaire.
Mille tyrans nous bravent tour à tour,
La Fortune, l’Amour, le Dieu du mariage :
Mais de quelque côté que notre cœur s’engage
Vivons toujours sous les lois de l’Amour ;
Il adoucit le plus rude esclavage.

Seconde entrée.

ORONTE chante.

J’ai goûté les douceurs d’un assez long veuvage :
Ma femme était un vrai dragon ;
Et, quand elle partit, j’écoutai la raison,
Qui voulut me défendre un second mariage :
J’avais juré de fuir : cet écueil dangereux ;
Malgré tous mes serments, l’hymen encor m’engage
Et, près de deux beaux yeux,
À soixante ans j’ai fait naufrage.

BRANLE.

Premier couplet.

Profitez du temps des amours,
Tendre et brillante jeunesse :
Livrez-vous à la tendresse,
Songez que les moments sont courts ;
Bientôt la froide vieillesse
Succède au printemps de nos jours.

II.

Voulez-vous d’aimables instants,
Même après le mariage,
Fuyez l’ordinaire usage,
Suivez la mode du vieux temps ;
L’Amour se plaît en ménage,
Tant que les maris sont amants.

III.

Où sont-ils ces tendres époux ?
Ils ne sont plus à la mode.
Jamais la vieille méthode
Ne pourra revivre chez nous.
La nouvelle est plus commode,
On n’est ni tendre ni jaloux.

IV.

Autrefois, après leur printemps,
Les belles faisaient retraite :
Mais aujourd’hui la coquette
Veut toujours avoir des amants :
Quand elle est vieille, elle achète
Ce qu’elle vendait à vingt ans.

V.

Empressés à vous divertir,
Nous cherchons l’art de vous plaire.
Toujours la critique amère
Craint de nous y voir réussir ;
Pour la forcer à se taire,
Messieurs, daignez nous applaudir.

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