Le Théâtre d'Alfred de Musset (Jules LEMAITRE)

Théâtre d’Alfred de Musset, Introduction par Jules Lemaitre. Librairie des Bibliophiles, Paris, 1889.

 

Il n’avait guère que vingt ans. Je ne sais si jamais adolescent était entré dans la vie de façon plus triomphante, avec plus de flamme aux yeux et de plus fiers espoirs au cœur. « Enfant sublime » (car c’est lui qui méritait ce nom), il avait, au sortir du collège, écrit des vers insolents et pleins de génie ; il était l’auteur des Contes d’Espagne et d’Italie, de Namouna et du Spectacle dans un fauteuil. Certes, il n’était pas né vaudevilliste il ignorait la scène à faire, les conventions nécessaires, l’optique du théâtre, le style du théâtre ; mais il avait une ardeur de vivre, l’amour de l’amour, une imagination charmante, une puissance d’illusion toujours renaissante (avec, au fond, une lassitude qui devait toujours grandir), une vision de la vie tour à tour délicieuse et profondément mélancolique, et le don d’exprimer tout cela. Et alors, pour son plaisir, selon sa guise et sans nul souci des planches, ne voulant rien que s’enchanter lui-même et soulager son cœur, librement et en dehors de toutes règles, il se mit à écrire des comédies.

Or, quand on eut l’idée de les jouer, il se trouva que, même sur les planches, même interprétées par de pauvres hommes et de pauvres femmes aux corps imparfaits et aux intonations de Conservatoire, elles étaient exquises. Mais, surtout, les lire est un charme. Elles sont un des plus purs joyaux, et des plus doucement brillants, de notre littérature dramatique. C’est quelque chose qui est à part, qui forme un tout de proportions modestes et parfaitement harmonieux, comme l’œuvre de Racine ou de Marivaux. Mais, en outre, ces comédies sont, dans tout notre théâtre, celles où la forme dramatique s’est montrée le plus souple, a su admettre la plus grande somme de poésie, poésie d’images et fantaisie lyrique.

Comment sont-elles nées ? Il est sûr que tout s’enchaîne dans l’histoire littéraire, que les œuvres les plus originales ont été préparées par des œuvres antérieures, et qu’il est possible de déterminer les conditions où elles ont été produites. Bref, il est sûr qu’on peut toujours expliquer leur éclosion ; mais il est également sûr que ces explications n’expliquent rien. Ainsi les comédies de Musset se rattachent, si vous voulez, à celles de Shakespeare par la liberté de composition, par la luxuriance de l’écriture, par une sorte de fougue et d’énergie gracieuse, et, peut-être, par la couleur générale. Et elles ressemblent aussi, quelquefois, à celles de Marivaux (où l’analyse est cependant beaucoup plus menue) par la finesse, par une certaine élégance maniérée, et, comment dire ? par le chimérique de la condition extérieure des personnages. Mais dire cela, ce n’est point expliquer que Musset ait écrit ces comédies, ce n’est pas rendre compte de cet extraordinaire phénomène. Par exemple, si le théâtre de Regnard n’existait point, nous serions capables de l’imaginer : car il est dans Molière ; si le théâtre de Scribe n’existait point, nous pourrions néanmoins le supposer, le concevoir : car il est déjà, sauf les développements et les variations in finies, ailleurs que chez Scribe. Mais ni le théâtre de Shakespeare ni celui de Marivaux ne sauraient nous donner l’idée, s’il n’existait pas, du théâtre de Musset : car il y a vraiment là quelque chose de plus, quelque chose d’absolument original et irréductible, un composé intellectuel, une certaine qualité de vision, de sentiment et d’expression, qui n’est qu’à lui, et qui est lui tout entier. Cette qualité d’esprit, très peu d’écrivains, même parmi les plus grands, l’ont eue aussi personnelle et aussi rare. Je dois dire, d’ailleurs, qu’elle est plus pure, plus dégagée, infiniment moins gâtée par les négligences, la désinvolture ou l’affectation romantique, dans le théâtre de Musset que dans tout le reste de son œuvre. Quand je prends un volume du cher poète auquel je suis resté fidèle malgré l’âge et mes changements de goût, c’est aux Caprices de Marianne ou au Chandelier que je vais d’emblée, bien plutôt qu’aux Nouvelles Poésies ou aux Contes et Nouvelles.

 

Les personnages de ces petits drames tristes et fleuris sont plus beaux et plus élégants que nous. Ils sont vêtus de soie, et ils s’expriment souvent comme des poètes lyriques de beaucoup d’esprit. Et celles qu’ils aiment portent des robes de brocart et des colliers de perles dans les torsades de leurs cheveux, ou bien de fins corsages surgissant des larges paniers, de hautes coiffures poudrées et des mouches. Ce sont les personnages et les dames de quelque Venise idéale ou de quelque invraisemblable Trianon. Et l’on se dit d’abord : « Ils sont jolis, jolis ; mais ce ne sont, sans doute, que des ombres gracieuses qui ne sauraient penser, sentir et souffrir de la même manière que nous. » Or, ces fantômes légers qui habitent ce pays bleu et qui semblent si loin de nous, à peine ont-ils ouvert la bouche que nous connaissons clairement que c’est nous-mêmes. Oh ! que ce sont bien des hommes et que ce sont bien des femmes ! Ils sont agités de passions véhémentes et douloureuses ; ils ont des cris qui nous vont à l’âme. Ces ombres délicates, ces pupazzi du rêve, portent des cœurs saignants pareils aux nôtres. J’avais raison, tout à l’heure, de ne vouloir rattacher ce théâtre à rien, non pas même au romantisme, dont il fut contemporain. Car, dans le drame romantique, on pourrait presque dire que ce sont les détails de la vie extérieure qui sont vrais (ou qui ont la prétention de l’être), et que ce sont les personnages qui ne vivent point. Ici, au contraire, la vérité est dans les sentiments et dans les caractères, et la fantaisie dans le décor et dans toute la partie matérielle du drame. Vérité intérieure et caprice extérieur, cela veut dire poésie, et cela est tout le théâtre de Musset.

 

Cette vérité naïve et profonde, je l’ai, une fois, nettement sentie, ayant vu jouer, immédiatement après Le Marquis de Villemer, On ne badine pas avec l’amour.

C’est une comédie délicieusement romanesque, disais-je, que Le Marquis de Villemer. Une demi-douzaine de très belles et très rares exceptions morales s’y trouvent réunies pour notre plaisir. C’est comme la vision rapide d’une humanité meilleure et d’une destinée plus conforme à la justice. Nous songeons : « Mon Dieu, que les hommes sont bons ! Et les femmes, donc ! Et comme on sent bien qu’il existe une Providence »

Je passais alors en revue les acteurs du drame, je montrais leur consolante invraisemblance morale, et j’ajoutais :

Prenez maintenant On ne badine pas avec l’amour, vous trouverez là la poésie la plus gracieuse, la plus hardie, et pas l’ombre de romanesque. Il y a dix fois plus de vérité dans le drame poétique d’Alfred de Musset que dans la comédie bourgeoise de George Sand.

Et cependant les personnages du Marquis de Villemer ressemblent, par le costume et par le langage, à des personnages réels ; ce sont, en apparence, des gens d’aujourd’hui, et tous les détails de l’action où ils sont mêlés sont vrais ou vraisemblables. Au contraire, voyez les personnages et la fable de la comédie de Musset : nous sommes dans un vague et chimérique XVIIIe siècle. De quel couvent sort Camille ? de quelle université arrive Perdican ? de quelle province le baron est-il gouverneur ? Les paysans y parlent comme des poètes subtils, et les ivrognes y récitent de brillants couplets alternés comme dans une églogue savante. Tout ce qui est vie extérieure est embelli ou simplifié. Le jeune seigneur Perdican se décide, en un instant, à épouser une bergère : ce sont les mœurs de ce pays de rêve. Et la bergère meurt d’amour, tout à coup, en poussant un cri. Dame Pluche, Bridaine et Blazius ne sont que des fantoches aux gestes excessifs, et dont le poète tire ouvertement les ficelles a fin de se divertir. Pour le décor, les habits et la conduite de l’action, la fantaisie du poète s’est donné libre carrière. Il n’a voulu que se délecter d’une vision choisie.

Mais, – tout au rebours de ce que nous avons vu dans l’œuvre romanesque de George Sand, – le mensonge (combien charmant !) est ici dans la forme, et la vérité (combien poignante !) est du fond.

Ces personnages, d’aspect chimérique, sont plus près de nous que ceux du Marquis de Villemer. Ils ne sont ni meilleurs ni plus heureux que nous. Le drame qui se joue entre eux, ce n’est point une comédie d’un jour, une aventure ingénieusement combinée, c’est un drame éternel, où l’on sent un mystère, une fatalité et l’action des lois mêmes de la vie. Perdican est vrai, car Perdican c’est vous, c’est moi ; c’est un homme qui fait le mal sans être méchant, qui souffre, qui aime, qui ne comprend rien au monde, qui doute de la bonté de la vie, et qui persiste à vivre pour aimer. – Camille aussi est profondément vraie. Pourquoi a-t-on dit que son caractère était obscur et déconcertant ? Point : elle a connu trop tôt, ou a cru connaître, la vanité des choses. Elle a, avec une dévotion de fille ardente, – dévotion qui ne durera point, – un scepticisme et un désenchantement acquis, très déclamatoires, très farouches, et qui ne sauraient durer non plus. Et, en effet, dès qu’elle sort de l’ombre du cloître pour entrer dans le monde réel, elle redevient une femme, et tout ce qu’elle a appris est oublié. Elle qui ne croyait pas à l’amour, dès qu’elle se voit dédaignée elle aime, elle souffre, et la jalousie lui vient, et le dépit, et la coquetterie, et l’égoïsme féroce de la passion. Et nous nous reconnaissons en elle. L’expérience qu’elle a puisée dans la conversation des pâles religieuses est pour Camille ce qu’est pour nous l’orgueilleuse et inutile expérience des livres. Nous savons que tout est vain ; comme elle, nous nions l’amour ; nous nous croyons très forts et bien gardés par notre cuirasse de philosophie livresque et de littérature ; et, à la première épreuve, nous faisons comme elle, nous oublions tout, nous ne sommes plus que de misérables hommes, et nous tombons dans l’éternel piège que la nature tend aux êtres vivants. Et quant à la petite Rosette, la bergère en fleur, c’est la douceur et l’innocence avec très peu de conscience et de réflexion, – et cela aussi est vrai.

Je ne trouve pas moins de vérité, en y songeant, dans les pupazzi grotesques qui gesticulent à travers le drame d’amour. Camille et Perdican représentent, si vous voulez, l’humanité supérieure, les âmes qui vivent d’une vie propre et qui ont l’air d’inventer, même quand elles les reçoivent et les subissent, leurs idées et leurs sentiments. Mais tout autour de ces âmes s’agite l’innombrable troupeau des inconscients, de ceux qui sont des individus sans être des personnes, qui semblent uniquement gouvernés par des instincts, des habitudes et des préjugés, et qui sont tout entiers, si je puis dire, dans les gestes qu’on leur voit faire. – Le baron est un admirable polichinelle. Tout son être intellectuel et moral est dans deux habitudes, deux tics : le goût de la précision inutile et le respect du « convenable ». Il sait que son fils « a eu hier matin, à midi huit minutes, vingt ans accomplis » ; il sait qu’il est impossible que dame Pluche ait fait des sauts dans la luzerne ; il sait que, si son fils épouse une paysanne, il doit « s’abandonner à sa douleur » Rien de plus. Bridaine et Blazius ne sont que deux outres rivales. Dame Pluche est une haridelle qui ne fait que des gestes de dévotion et de pudeur mécaniques.

Dans presque toutes ses comédies Musset a jeté des fantoches de ce genre[1]. Tous ensemble représentent ceux dont on ne sait pas pourquoi ils vivent, l’humanité superflue, c’est-à-dire les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millièmes de l’humanité. Le poète n’a fait qu’exagérer le caractère automatique de leur démarche et de leurs mouvements. Mais ils sont vrais, à le bien prendre.

Et ce qui ressort du drame, ce sont deux ou trois vérités, non pas neuves peut-être, mais qui ont été rarement exprimées avec une si pénétrante émotion.

Adieu, Camille, retourne à ton couvent ; et, lorsqu’on te fera de ces récits hideux qui t’ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : « Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées... mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et, quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière et on se dit : « J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. »
Quel songe avons-nous fait, Camille ? (dit encore Perdican). Quelles vaines paroles, quelles misérables folies ont passé comme un vent funeste entre nous deux ? Lequel de nous deux a voulu tromper l’autre ? Hélas ! cette vie est elle-même un si pénible rêve ! Pourquoi encore y mêler les nôtres ? Mais il a bien fallu que nous fissions du mal, car nous sommes des hommes.

Tant s’en faut, en fin, que la comédie de Musset soit romanesque, qu’elle est, en somme, triste à pleurer. Car la poésie ne voit pas nécessairement les hommes meilleurs ni la destinée plus équitable. Elle n’ignore pas le mal ni la souffrance, et même il lui arrive de s’y complaire, parce que les émotions tristes sont les plus fortes. Le romanesque est une déformation optimiste des choses. La poésie, plus large, a pour matière tout le monde réel, y compris ses laideurs et ses discordances ; elle fait résider la beauté moins dans les objets (spectacles de l’univers physique, êtres vivants, sentiments et passions) que dans une vision particulière de ces objets et dans leur expression. Le romanesque est surtout un rêve moral, et il se passe de l’expression plastique. La plupart des très grands poètes ne sont point romanesques. Corneille l’est sans doute ; mais Homère, Virgile ni Racine ne le sont. Le romanesque est la poésie des adolescents et des femmes. Je n’en dis point de mal.

 

Antiromanesque et poétique, le théâtre de Musset est le théâtre de l’amour, autant, pour le moins, que celui de Racine ou de Marivaux. Mais quel amour ? Le grand, le vrai, le tragique. Car cet attrait qui rapproche l’homme de la femme et qui lie les âmes et les corps peut être, comme vous savez, de deux sortes ou de deux degrés (je néglige les nuances). Souvent il admet chez les amoureux un désir de plaire plus violent encore que celui de posséder, une extrême complaisance pour soi, beaucoup de vanité, de coquetterie, d’affectation : et alors l’amour, tout en s’adressant à une créature en particulier, reste capable de concevoir qu’une autre puisse à la rigueur être substituée à celle-là, et de prendre son parti de cette substitution. Cela, c’est la galanterie, l’amour-goût, et, en somme, la forme la plus fréquente de la passion. Mais il y a un amour fatal, semblable à une maladie mortelle, qui, par un besoin mystérieux et avec une force insurmontable, s’attache uniquement à une créature, ne peut absolument pas se passer d’elle, veut lui appartenir et qu’elle lui appartienne, ne veut pas plaire pour plaire, mais seulement pour posséder, et qui n’a point de coquetterie et qui n’a point de vanité, car on n’en met point à poursuivre la satisfaction d’un besoin invincible.

Or, c’est surtout cet amour-là que Musset a connu et décrit ; et je ne pense pas que ni Euripide, ni Dante, ni Shakespeare, ni Racine, en offrent de plus véridiques et vivantes peintures.

Vous ne trouverez rien, chez lui, qui ressemble à l’Ingénue de Scribe et de tout notre théâtre courant. La pure et naïve Carmosine n’en est pas une, puisqu’elle meurt de son amour. Je vous ai déjà parlé de Camille. Et si Cécile de Mantes (dans Il ne faut jurer de rien) est une ingénue, c’est du moins à la façon d’Agnès. Oui, elle a quelque chose de la terrible innocence de la pupille d’Arnolphe. Elle a les tranquilles et déconcertantes audaces qui viennent aux jeunes filles quand les jeunes filles se mettent à être naturelles... Elle pense, comme Agnès :

Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?

Et c’est sans doute par son innocence et son ingénuité qu’elle prend Valentin ; mais c’est plus encore, croyez-le bien, par sa hardiesse sereine, par ce qu’il sent en elle de spontané, de primitif et d’intact, par la folle et paisible imprudence de son amour.

Il y a dans cette pièce une secrète ironie, et qu’on découvre mieux à mesure qu’on la revoit. Vous vous rappelez le point de départ, et ce que Valentin dit à son oncle dans la première scène : « Si vous voulez que j’épouse Mlle de Mantes, il n’y a pour cela qu’un moyen c’est de me donner la certitude qu’elle ne-me mettra jamais aux mains la paire de gants dont nous parlions. » Et plus loin : « Convenez-vous que, si j’avais l’assurance qu’on peut la séduire en huit jours, j’aurais grand tort de l’épouser ? »

 Or, rappelez-vous maintenant ce qui arrive. Mlle Cécile trouve moyen de rencontrer trois ou quatre fois de suite Valentin,– pour rien, pour le plaisir de lui parler. Elle passe et repasse dans le jardin en faisant semblant de lire, – pour le voir et pour être vue de lui, car elle sait qu’il est aux aguets. Lorsqu’il est remonté dans sa chambre, elle se met en embuscade pour voir, par sa fenêtre, ce qu’il y fait. (Et tout cela, elle le lui raconte elle-même au troisième acte.) Cette jeune personne si bien élevée reçoit la lettre que Valentin lui fait remettre par sa femme de chambre, et elle la cache à sa mère. Vous me direz que c’est à cause d’une phrase imprudente sur la bonne dame... mais en fin elle la lui cache, voilà le fait. Enfermée à clef par la baronne, elle joue la comédie pour que l’abbé lui ouvre la porte, et elle se sauve... Quelques heures après, Valentin lui fait tenir une nouvelle lettre, où il lui donne rendez-vous la nuit, dans un bois. Elle répond ce seul mot : « Oui », et elle vient. Tout de suite, Valentin la tutoie, et elle se laisse tutoyer. Il lui passe le bras autour de la taille, et elle le laisse faire. Il la prie d’ôter son châle (elle est en toilette de bal, et décolletée), elle ôte son châle. Il est vrai qu’elle lui dit à un moment : « Pourquoi ne serais-je pas venue, puisque je sais que vous m’épouserez ? » Mais elle ne peut pourtant pas lui dire : « Voulez-vous, Monsieur, que je sois votre maîtresse ? » Et il est clair comme le jour que, dans l’état où elle est, si Valentin « insistait » comme dit l’autre... il n’aurait pas besoin de l’épouser...

Je vous remets ici sous les yeux la phrase de Valentin : « Convenez-vous que, si j’avais l’assurance qu’on peut la séduire en huit jours, j’aurais grand tort de l’épouser ? »

Eh bien ! il l’a séduite en cinq ou six heures. En moins d’une demi-journée, elle s’est compromise autant qu’elle le pouvait, et elle a entassé plus d’imprudences que n’aurait pu faire la plus coquette et la plus allumée des jeunes filles. Et il l’épouse !

Il l’épouse, d’abord, parce que c’est lui qui l’a séduite, et que cela trouble un peu sa logique.

Il l’épouse aussi parce qu’il l’aime.

Et il épouse surtout parce que, avec tout cela, il se sent absolument aimé.

Mais enfin il est certain qu’il fait justement le contraire de ce qu’il s’était juré, et qu’il épouse Cécile quoiqu’il soit possible de la séduire en huit jours, et – même en beaucoup moins !

« Cela a été possible une fois, direz-vous, parce qu’elle aimait. » Mais, précisément, rien ne nous garantit que, dans quelques années, elle n’aimera pas un autre homme. Et alors, avec cette franchise, ce naturel parfait, cette adorable spontanéité que nous lui connaissons... vous prévoyez où cela peut aller...

Valentin ne pressent plus cette conséquence, puisqu’il aime. Mais soyez sûr que le poète la pressent pour lui, et que cela ne l’effraye point, qu’il trouve quand même que Valentin a raison, et que, s’il le raille un peu, il l’envie en même temps. Les idées de Musset sur l’amour sont des plus simples. Elles rejoignent, à travers les siècles, celles des poètes primitifs. L’amour est pour lui, comme pour Hésiode, le premier-né des dieux. Il est la Force qui meut l’univers. Dans une page qu’on retranche à la représentation, Valentin demande à Cécile :

Pourquoi ce ciel immense n’est-il pas immobile ? Dis-moi, s’il y a jamais eu un moment où tout fut créé, en vertu de quelle force ont-ils commencé à se mouvoir, ces mondes qui ne s’arrêteront jamais ?
CÉCILE. – Par l’éternelle pensée.
VALENTIN. – Par l’éternel amour... Ils vivent parce qu’ils se cherchent, et les soleils tomberaient en poussière si l’un d’entre eux cessait d’aimer.
CÉCILE. – Ah ! toute la vie est là !
VALENTIN. – Oui, toute la vie...

Nul n’a plus aimé l’amour ni moins raffiné sur l’amour qu’Alfred de Musset. C’est pour lui la meilleure chose, la plus divine et la plus mystérieuse, et, par suite, la plus involontaire. De cela, il prend tout à fait son parti. Il écrit avec candeur, dans La Confession d’un enfant du siècle :

Je ne concevais pas qu’on pût mentir en amour ; j’étais un enfant alors, et j’avoue qu’à présent je ne le comprends pas encore. Toutes les fois que je suis devenu amoureux d’une femme, je le lui ai dit, et, toutes les fois que j’ai cessé d’aimer une femme, je le lui ai dit de même, avec la même sincérité, ayant toujours pensé que sur ces sortes de choses nous ne pouvons rien par notre volonté, et qu’il n’y a de crime qu’au mensonge.

Pour en revenir à Cécile, nous aimons cependant mieux croire que, mariée, elle continuera d’aimer comme elle aime, et alors ce sera Barberine. Nulle part ailleurs, sinon peut-être dans le César de Shakespeare, l’amour conjugal n’a été peint avec cette douceur puissante. Point tragique ni emphatique, Barberine : elle enferme ce sot de Rosemberg qui lui a fait une cour de lourdaud, et, par jeu, elle l’oblige à filer. Elle fait cela avec une gaieté paisible ; mais son enjouement lui vient de son absolue sécurité morale et de la profondeur de son amour. Non seulement elle n’est pas tentée, mais il n’entre pas dans son esprit qu’elle puisse l’être jamais. Et c’est pourquoi elle agit avec cette franchise, cette simplicité, cette certitude, cette indulgence, cette sorte de sérénité divine. C’est une âme qui s’est donnée une fois et qui se repose pour toujours dans ce don qu’elle a fait d’elle-même.

 

L’amour est roi du monde. Rien n’est plus grand ni plus vénérable que l’amour. Il est si beau et il est si bon que, pourvu qu’il soit sincère, il crée son propre droit. La petite Carmosine, fille d’un marchand de Palerme, aime le roi, tout simplement. Or, comme elle aime à en mourir, il n’est au pouvoir de personne de l’humilier à cause de cet amour. Le bon roi de Sicile ne le lui reproche point, car il n’est pas une âme, même de roi, qui puisse être offensée d’avoir inspiré un pareil sentiment : et même Carmosine reste, en un sens, la fiancée innocente du roi, parce qu’elle a voulu l’être, et que le roi, en consentant à son amour, lui a rendu lui-même un instant dans le secret de son cœur, un peu d’amour. – L’amour est un si grand bien que mieux vaut une guerre et tout ce qui s’ensuit (surtout si ce fâcheux événement demeure hypothétique) qu’un cœur de jeune fille et de princesse violenté et contraint à mentir. C’est du moins la pensée de Fantasio. – Et l’amour est chose si sacrée que, rien que parce qu’ils en ont conversé ensemble et qu’il l’a empêchée d’offenser l’amour, il s’établit entre la petite princesse et l’étudiant bohème, en dépit de l’inégalité des conditions, un lien mystérieux et doux, non pas amour, mais autre chose qu’amitié.

Prends (dit-elle) la clef de mon jardin : le jour où tu t’ennuieras d’être poursuivi par tes créanciers, viens te cacher dans les bluets où je t’ai trouvé ce matin... tu redeviendras mon bouffon pour le temps qu’il te plaira de l’être, et puis tu iras à tes affaires...

Mais, comme rien n’est meilleur, ainsi rien n’est plus cruel que l’amour. Ses méprises sont douloureuses et quelquefois mortelles. Ce monde est si mal fait qu’il arrive qu’on aime sans être aimé, et rien n’est aussi triste. Cela est encore plus triste, quoi qu’en disent les mauvais plaisants, que d’être aimé sans aimer.

Nous aimons, et de là les douleurs infinies :
Car Dieu, qui fit la grâce avec des harmonies,
Fit l’amour d’un soupir qui n’est pas mutuel[2].

Et ceux qui n’aiment pas sont si méchants, si injustes, font tant de mal sans le savoir ! Ainsi Perdican tue la pauvre Rosette qui se croyait aimée. – Ainsi Marianne, étourdiment, cause la mort de Cœlio. Ah ! qu’elle est femme celle-là, avec ses déconcertantes froideurs, son humeur contredisante, ses résolutions soudaines et imprévues, ses caprices indéchiffrables ! Comme elle est bien de celles qui sont nées pour faire souffrir, qu’on adore et qu’on a envie de battre, et dont on voudrait fendre le petit front uni et pur et la poitrine charmante pour voir l’énigme qu’elles y cachent ! Femme de chair et délicieuse créature de joie avec des airs pudiques, qui n’aime pas Cœlio parce que Cœlio est triste, et qui n’a d’autre raison d’aimer Octave sinon qu’Octave est un débauché ! – Il semble d’abord que Jacqueline soit de la même race ; qu’elle soit une Marianne de trente-cinq ans, moins inquiète, et qui ne cherche plus, car elle a trouvé. Elle a trouvé un officier de dragons, lequel offre cet avantage, de changer de temps à autre (avec la garnison) en restant au fond toujours le même officier de dragons. Le plaisir est féroce : Jacqueline est d’abord prête à sacrifier au sien l’âme et la vie d’un enfant de seize ans. Mais, tout à coup, voilà qu’une flamme inattendue jaillit d’elle au contact de cet amour plus fort que la mort. C’est comme si Marianne, mûrie, retrouvait un Cœlio plus jeune, et comme si son cœur s’ouvrait pour la première fois. Et déjà on entrevoit dans cette première et tardive passion vraie le caractère si doucement équivoque de l’amour des femmes qui ne sont presque plus jeunes pour les Chérubins, de cet amour où se mêlent des sentiments indéfinissables et inavoués, un peu de maternité sensuelle, un peu de reconnaissance, beaucoup de jalousie aussi, et la terreur de perdre, l’ayant rencontré trop tard, un bien si précieux et si fragile.

 

Ces femmes exquises, Camille, Cécile, Marianne, Jacqueline, comme elles sont aimées ! Pour elles, Perdican se parjure ; Valentin, plus courageux encore, oublie les gants verts ; Cœlio meurt ; Fortunio va mourir. Mais, sous ces noms différents, c’est le poète lui-même qui les aime. C’est lui qui a joué au naturel, dans la vie, tous les rôles d’amoureux de son théâtre. Il fut, nous le savons, Fortunio, Cœlio, Perdican ; puis, de bonne heure, il se dédoubla, et l’âme ennuyée de Fantasio, l’âme ironique et vide d’Octave, l’âme tragique et désespérée de Lorenzaccio, c’est encore son âme.

 

Car, après la vie et le triomphe de l’amour, voici la mort de l’amour, qui a nom la débauche. Oui, l’amour est sacré, et, à cause de cela, il faut aimer quand on en a envie, et ne pas mentir quand on n’aime pas ou quand on n’aime plus, – et ne pas craindre de multiplier les expériences. Mais il advient qu’à force de recommencer (oh ! sincèrement chaque fois, et chaque fois pour jamais) la puissance d’aimer se tarit, et le désir reste seul, d’autant plus incurable et inassouvissable qu’il n’est plus que le désir. Plus rien ne subsiste que le besoin éternellement déçu de la secousse égoïste, à laquelle succède chaque fois un désespoir plus morne, d’où renaîtra, pour une déception toujours plus profonde, un besoin toujours plus furieux... Et cela est la fin de tout.

Nul mieux que ce poète de l’amour jeune et vivant n’a peint les terribles effets sur l’âme de l’abus et de la profanation de l’amour. Le débauché est voué au nihilisme final par l’affreuse monomanie de ne voir partout dans le monde, sous des formes diverses, que d’innombrables manifestations de l’instinct égoïste et stérile dont il est lui-même possédé. Son vice lui décolore la vie et lui souille la création.

« On ne joue pas avec la débauche », tel pourrait être le sous-titre de Lorenzaccio, l’œuvre la plus profonde peut-être de Musset, et, par l’extraordinaire luxuriance de l’expression en même temps que par l’intensité du sentiment, le drame le plus réellement shakespearien de notre théâtre. Lorenzo était à vingt ans une âme héroïque et étrangement croyante : car il ne faut pas croire médiocrement à la bonté d’une cause pour oser y sacrifier ce que Lorenzo immole à la sienne. Pour tuer plus sûrement le tyran, il s’est fait, Brutus orgiaque, le pourvoyeur de ses vices et le complice de ses crimes, estimant que la liberté de Florence ne sera pas payée trop cher par quelques centaines de viols, d’enlèvements et de meurtres... Or, il arrive ceci, qu’il est victime de sa feinte ; qu’ayant cru à la sainteté de son but au point d’y tendre par le pire artifice, cet artifice a tué sa foi et n’a laissé debout, en lui, qu’une volonté stérile et désespérée. Écoutez-le, la veille du jour où il doit frapper Alexandre de Médicis :

...Il est trop tard. Je me suis fait à mon métier. Le vice a été pour moi un vêtement ; maintenant il est collé à ma peau. Je suis vraiment un ruffian, et, quand je plaisante sur mes pareils, je me sens sérieux comme la mort au milieu de ma gaieté. Brutus a fait le fou pour tuer Tarquin ; et ce qui m’étonne en lui, c’est qu’il n’y ait pas laissé sa raison. Profite de moi, Philippe, voilà ce que j’ai à te dire ; ne travaille pas pour ta patrie.

Telle est dans ses traits essentiels (trop pauvrement résumée, hélas !) cette histoire éternelle des voluptés et des gloires, des supplices et des hontes de l’amour. Musset nous l’a contée à son tour, avec une énergie et une vérité qu’on n’avait pas revues depuis Racine, – et, de plus, avec une fantaisie d’imagination qui mêle à la peinture des sentiments et des forces invisibles par où le monde est mené une vision de sa grâce extérieure et des apparences les plus élégantes que le rêve puisse prêter à la vie humaine. Le poète, nous déroulant le drame de l’amour, nous montre surtout notre grande misère, et il n’y sait point de remède, car il n’y en a pas ; mais la façon dont il l’exprime nous donne à un degré rare cette impression de beauté, pour la production de laquelle il est possible que le monde ait été uniquement créé.


[1] Cf. Claudio (Caprices de Marianne), le prince de Mantoue (Fantasio), Rosemberg (Barberine), etc.

[2] Sully Prudhomme, les Épreuves.

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